ReindustrialisationF.. - Fédération Française de la Couture du Prêt

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ReindustrialisationF.. - Fédération Française de la Couture du Prêt
13e RENCONTRES INTERNATIONALES
DU TEXTILE ET DE LA MODE
FÉDÉRATION FRANÇAISE DE LA COUTURE
RÉINDUSTRIALISATION : UTOPIE OU RÉALITE ?
samedi 27 avril 2013 / 11h00
Modérateur
Laurent Raoul, Professeur permanent - Supply Chain et systèmes d'information, Institut Français de la
Mode, Consultant associé, XL Conseil
Intervenants
Corinne Fénéon, Directrice du Métier Prêt à Porter Femme, Hermès ;
Daniel Juvin, Président, Grandis
Philippe Pasquet, Président du Directoire, Première Vision SA ;
Patrick Pergament, Directeur Général, Petit Bateau ;
Ralph Toledano, Président de la Division Mode, Groupe Puig
Laurent Raoul
Bonjour à tous.
« Réindustrialisation : utopie ou réalité » : thème difficile s'il en est. La conjoncture et les informations véhiculées par les
médias au sujet de l'industrie et de l'emploi amènent à une certaine forme de morosité. Cet élément va ce matin nous
préoccuper, nous animer, et nous allons ensemble nous questionner sur la place de l’industrie dans les métiers de la mode et
de la création.
Que ce soit clair : nous ne parlons pas du mass market, nous ne sommes pas sur le terrain d'H&M ou Zara mais bien sur celui
des marques créatives, qu’il s'agisse de jeunes designers comme on les trouve ici à Hyères, ou des grandes maisons du luxe et
du prêt-à-porter des créateurs.
La réindustrialisation, sous-entendu la relocalisation, est empreinte dans l’actualité d’une connotation politique, parfois
polémique, avec des tensions qui s’exercent autour de ce sujet. Quelle est la vision d'une relocalisation de l’emploi avec un
effet social fort pour la France et pour l'Europe ? J’insiste d’ailleurs pour que ce sujet ne soit pas vu à l’aune seule de la
France ; on va beaucoup parler de l'Italie, ce partenaire extrêmement important des industries créatives françaises et
européennes. Ce n’est pas le champ politique que nous allons aborder ; derrière celui-ci se trouve la question primordiale du
coût du travail en Europe et en France particulièrement, avec le débat sur les horaires de travail, les charges sociales et la
fiscalité du travail. Je veux vous proposer de rester sur le terrain de l’entreprise et sur celui de la compétitivité intrinsèque
d'une entreprise industrielle.
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Le prix ne sera pas non plus le champ central du questionnement puisque nous partirons du principe que la fabrication en
France ou en Italie coute cher. Donc la question d’aujourd’hui n'est pas « comment être moins cher » mais « pourquoi payer
cher ? ».
Si le prix était le seul facteur de compétitivité, on serait – pour prendre une analogie dans le domaine de l'automobile – tous
venus ici en Tata Nano, la voiture la moins chère du monde. Je n’en ai pas vu à l’entrée, c’est donc bien que la question du
prix n’est pas la seule variable d’ajustement du commerce mondial, qu’il s’agisse de BtoB, du commerce inter-entreprise ou
de celui avec les consommateurs. Cet axe du prix n’est pas nécessairement le bon, donc pourquoi payer plus cher ?
Qu’apporte t’on de plus dans une industrie créative qui justifie un prix plus élevé ?
Ces variables de compétitivité sont la qualité incomparable, la créativité, l'innovation technique. C'est cela qui nous « drive
», cela que nous devons apporter en compensation d’un prix élevé que nous allons retrouver sur les industries françaises et
ouest européennes. La créativité, on la connaît tous puisque celles et ceux qui sont ici travaillent pour la plupart dans le
domaine de la mode. Etre en retard, vivre le rush des défilés, sortir ses collections à temps, renouveler ses gammes, c’est le
quotidien. C’est également le champ de la réactivité et de la proximité de nos industries créatives que nous allons regarder en
filigrane.
Si vous le voulez bien, nous allons commencer en examinant deux tableaux. D’abord un tableau industriel morose,
inquiétant, avec quelques chiffres pour ne pas oublier certaines réalités tangibles : le coût de la main-d’œuvre pour le textile
ou l’habillement en France (source Werner) d’après une étude de 2008 que j’ai réactualisée :
> France et Japon, 30 dollars de l'heure ;
> Italie du nord : 26/27 dollars coût horaire, on est à 10 % près, et ceux qui produisent et achètent de la minute
en France ou en Italie savent que le coût facial du travail n'est pas si différent que cela ;
> Italie du sud : 21/22 dollars ;
> Espagne : 18 dollars ;
> Maroc : 3 dollars ;
> Chine côtière : 2,30 dollars ;
> je finis sur le Bangladesh à 0,30 dollar.
Vous voyez que nous sommes partis de 30 dollars pour arriver à 0,30 dollar ! Le coût est, de toute évidence, une
problématique mais je vais faire l’effort avec vous quelques instants de l'écarter pour regarder ce qu’il y a derrière ces
questions de compétitivité.
Puis une deuxième série de chiffres (UNEDIC) qui croise le secteur de l'entreprise et le type d’emploi occupé :
> 1977 – 650 000 emplois dans le textile et l'habillement français en cumul ;
> 1997 – 250 000 emplois ;
2010 – 90 000 emplois.
Comme je suis scientifique, j'ai prolongé la courbe jusqu’en 2019 = zéro. C'est une hypothèse violente, pour vous comme
pour moi, mais qui existe : 2019 = zéro ! Voilà pour le paysage français.
D'autres signaux faibles viennent de l'Italie, qui a été l’un des poumons compensatoires de nos problèmes industriels, et qui
reste l’un des fournisseurs privilégié des marques françaises, des marques de luxe européennes et des marques créatives,
montrant que le pays met un genou à terre. On sait que là où l’on avait 5 entreprises pour une qualité, on n'en a plus que 2,
parfois 1, parfois plus du tout.
Un dernier paysage, qui revient à la force régalienne de l'Etat, c’est celui des formations : nous avons du mal à recruter. Le
contexte social de la France est très étrange où l'on a des emplois d'un côté, des chômeurs de l’autre et cette impression qu’ils
ne se rencontrent jamais.
Dans le textile, dans la mode, on sent une espèce de disette des jeunes professionnels qui pourraient rentrer avec envie, avec
talent, avec passion dans nos métiers, en particulier évidemment dans le métier industriel qui souffre d'une image de marque
désastreuse dans les yeux des jeunes générations, qu’elles soient techniciennes ou ingénieurs, mais aussi bien créatives
qu’issues des écoles de commerce. On le voit notamment à l’IFM. C'est le côté obscur de la force qui est terriblement
menaçant, terriblement inquiétant et je ne veux pas que ce matin nous le sous-estimions. Nous parlons d'une chose qui peut
devenir grave et l'ignorer, c'est au fond la politique de l’autruche.
Heureusement pour nous, il y a le côté clair du tableau, Les marques de luxe françaises, européennes, les grands groupes et
des marques créatives de moins grande dimension ont occupé et occupent aujourd'hui une place dominante dans le monde
de la mode. Elles ont, notamment par rapport à leurs concurrents anglo-saxons, démontré la pertinence de leurs modèles
économiques, que ce soit Chanel, Hermès, LVMH, Kering aujourd'hui, qui sont des marques ou des groupes extrêmement
forts et importants, qui nous rassurent d'une certaine manière, apportent de l'emploi et provoquent un effet d’entraînement
industriel qui ne peut être négligé.
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Les chiffres que l'on peut avoir à l’IFM et dans la profession indiquent, si on exclut bien sûr les modèles atypiques mais
honorables d’Hermès et Chanel aux chiffres beaucoup plus importants, que la moyenne dans le prêt-à-porter chaîne et trame
féminin est de l’ordre de 10 à 50 % en valeur de productions encore françaises. On voit que l'effet d'entraînement est
pertinent, qu’il est réel.
Ce gros gâteau du marché du luxe et des marques créatives, si l’on n’en prenait que 10 à 30 %, représente quelques dizaines
de milliers d'emplois et peut en entraîner d'autres. C’est le côté également positif, il ne faut pas le négliger d’autant que des
jeunes marques sont en phase de montée, je pense à celles de la chaussure. Nous ne limiteront pas ce matin au textile et au
prêt-à-porter ; on pensera aux accessoires, à la maroquinerie, aux bijoux - pas la joaillerie - à la chaussure et donc à des
marques comme Louboutin, Pierre Hardy qui sont extrêmement vives et pertinentes, qui exportent à l’international et qui
entraînent de la production, pas toujours française mais plutôt italienne.
On voit qu’il y a une pertinence et, toujours du côté clair, que ces marques ont compris qu'elles devaient adosser à leurs
activités des activités de fabrication et d'artisanat ; le groupe Hermès comme le groupe Chanel l’ont démontré, LVMH
également et Kering (France Croco, Richard Ginori dans la porcelaine que Gucci est en train de racheter), tout prouve que
les grands groupes ont pris conscience de cela et cherchent à sécuriser, fiabiliser leurs sources d'approvisionnement.
Autre remarque, et Patrick Pergament qui est avec nous ici pour Petit Bateau représentera ce fait : des marques moyen de
gamme produisent encore en France. Donc si l’on arrive à le faire sur le moyen de gamme, cela doit être d’autant plus facile
dans le luxe ! Il existe aussi dans le domaine textile, dans un secteur qui est massacré, quelqu’un que l’on connaît bien dans le
milieu de gamme et le mass market de la mode féminine, qui est Lucien Deveaux. Dans ce secteur où l’on devrait tous être
morts, des groupes comme Lucien Devaux existent et continuent d'avoir des entreprises avec des bilans positifs, profitables,
et démontrent que même dans des schémas soi-disant écrasés, on peut continuer de produire en France et/ou en Italie ou en
zone proche avec des structures de coûts élevés. Cela prouve qu’il y a autre chose que le coût facial et que si le moyen de
gamme y arrive – par exception plutôt, les chiffres de l’emploi le montrent –cela devrait être facile pour le luxe.
Souvenez-vous de l'industrie de la montre en Suisse dans les années 1980, donnée pour morte. J’ai entendu des discours de
corbeaux que l’on pourrait tenir aujourd’hui : c'est foutu, la main-d'œuvre et l’industrie suisses ne résisteront pas au
mécanisme électronique, à la montre atomique. Aujourd'hui, le Jura suisse déborde d’emplois, jusqu’à 20 à 25 000 dans le
Jura français d’après Les Echos. Bien sûr, ce sont des personnes qui vont travailler en Suisse, ce ne sont pas des entreprises
françaises, mais avec une structure de coût (étude Werner) de 40 dollars de l'heure !
C'est la France en pire, et pourtant l'industrie de la montre, de l’horlogerie suisse a remonté quelque chose qui fait sens et a
prouvé qu’avec une créativité, une technicité exceptionnelle, la question du coût, finalement est considérée de manière
moins importante.
Je parlais également de la formation et des difficultés à trouver du personnel ; il y a pourtant des initiatives auxquelles il faut
rendre hommage; je parlais hier soir avec Dominique Barbiery, qui sera avec nous cet après-midi, des visites d’écoles
organisées par le groupe Chanel dans les entreprises artisanales : on voit que cela suscite des envies d’aller vers les métiers
d’art. Aujourd'hui ces métiers, dans les écoles de style notamment, sont regardés de manière beaucoup plus enviable. Pour
l’industrie, c’est différent, le chemin est encore long mais on commence aussi à voir des initiatives dont on pourrait
largement s’inspirer.
Pour démarrer mon tour de table, j’aimerais que nous ayons une vision exigeante, réaliste mais aussi passionnée de
l’industrie. J'adore l'industrie ; je suis né dedans et ce n'est pas parce qu'on a les pieds dans le cambouis qu'on y a aussi la
tête. Je connais ici personnellement certaines personnes qui savent ce que c'est que d’aller voir des modélistes, des
couturières, de regarder un roulottage, un point fait main, etc. Cela peut être génial de voir ce qui sort de nos industries,
qu’elles soient artisanales ou plus industrielles. C'est cette envie et cette passion que je voudrais partager, d'une manière
réaliste et sévère parce que je vous rappelle que ma courbe tombe à zéro en 2019 et cela, je ne veux pas que vous l’ignoriez.
Cela peut faire froid dans le dos, mais vous allez voir que nos témoins ont beaucoup plus de chaleur à vous apporter ce matin.
Nous allons nous affranchir du prix pour raconter une belle histoire… il existe une maison merveilleuse, marque référence
en France, qui fabrique en France, c’est la maison Hermès. Elle personnifie une espèce d'évidence que nous devrions tous
avoir ; « Hermès, c'est le fer de lance, c’est là que cela va se passer ». On pourrait se dire que finalement, quand on s’appelle
Hermès, cela doit être super-facile de produire en France.
Alors juste avant de passer la parole à Corinne Fénéon pour qu'elle me propose son éclairage, je voudrais rappeler son
parcours : après des études académiques dans le domaine du commerce et un passage par le MBA de l’INSEAD, Corinne a
passé quelques années dans le groupe Chanel, à des fonctions financières, puis a pris la direction financière d’Eres en 2003,
jusqu'à en prendre la direction générale et apporter des merveilleuses années de croissance et de profit. En 2007, Corinne
rejoint le groupe Hermès, d'abord à la direction du développement du prêt-à-porter femme sous la direction de Vincent
Huguenin puis accède à la direction générale du prêt-à-porter femme, fonction pour laquelle tu nous rejoins aujourd’hui.
Je repose ma question : est-ce si facile que cela de fabriquer en France ?
Corinne Fénéon
Bonjour à tous. Je suis très fière de pouvoir commencer avec une note positive. Effectivement, le made in France pour
Hermès est une réalité qui est vécue tout d'abord comme un postulat incontournable pour tous les métiers d’Hermès. C'est
aussi la préservation des savoir-faire, toute l'attention portée aux artisans et aux gestes. On en a beaucoup parlé dans le cadre
de « L'année de l'artisan contemporain » chez Hermès, c’est très important dans notre stratégie. C’est aussi notre
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contribution à la préservation des emplois en France puisqu’Hermès emploie plus de 3 000 personnes dans ses ateliers de
maroquinerie et autour de son pôle textile en France.
J'ai un bel exemple du vécu du made in France chez Hermès qui positionne l’un des points clés dont on a tous parlé en
préparant cet atelier, c'est l'envie d'oser, l’envie de prendre des risques, l'envie de dire oui qui est attendue de la part des
façonniers et de tous les acteurs de la filière, et qui est absolument indispensable pour développer le made in France. Je vais
vous raconter l’histoire d'une ligne que l’on vient de lancer autour du sport d’hiver. Hermès n'est pas une marque de mode ;
l'origine du prêt-à-porter chez Hermès n'est pas du tout la couture puisque c'est l'histoire d’un sellier et d'un maroquinier.
Le début du textile chez Hermès date des activités sportives en vogue dans les années 1920 /1930, c’est-à-dire des vêtements
de sports nautiques, de sports d’hiver, de golf.
L'allure sport chic chez Hermès est la naissance de notre histoire dans le prêt-à-porter. L'idée était de relancer ces activités,
de les remettre au cœur de notre développement. Nous avons commencé avec le maillot de bain l'année passée. Cette année,
nous sommes allés sur le terrain des sports d’hiver et des vêtements de ski. L'idée était de faire des vêtements techniques pour
pouvoir résolument skier tout en préservant l'élégance propre à la marque. Nous avons cherché des partenaires extérieurs
d'abord pour le développement puisque dans nos ateliers nous n’avions pas ces compétences ; lors de cette recherche de
partenaires, il y a eu ceux qui nous ont dit : « On est débordé, on n’est vraiment pas sûr de pouvoir vous aider » et d'autres: «
Ce n'est pas notre métier, on n’a pas du tout cela en interne, on n'a pas vocation à travailler pour des marques extérieures
mais cela nous séduit quand même parce que c'est un challenge, un échange de savoir-faire, de visions et on va essayer de le
faire avec vous ».
Nous avons trouvé un partenaire, spécialiste dans le monde du sport que je citerai à la fin pour lui rendre hommage, avec qui
nous avons fait toute la partie développement. Ce sont des heures de recherche de matières et de finitions qui ont conduit au
développement d’un vêtement technique avec lequel on peut skier par moins 20°C, adapté à l’exigence de qualité et
d'élégance d’Hermès.
L’idée était évidemment de pouvoir fabriquer en France mais les choses se sont compliquées car il n'y a plus de fabriquant de
vêtements techniques en France ! Notre pays a eu des fleurons de marques de ski dont on a été très fier. Puis il y a eu une
lente délocalisation et maintenant tout le monde fabrique en Chine ou dans les pays de l'Est parce qu’il n’y a pas d’autres
choix ; il n'y a pas tellement de positionnement luxe et haut de gamme dans cet univers. Nous étions quasiment à deux doigts
d'abandonner le projet parce que, chez Hermès, faire une nouvelle ligne made in Roumanie était compliqué à assumer. A
force d’en parler à nos façonniers, à ceux qui nous sont proches dans la fabrication de nos collections de prêt-à-porter, l'un
d'eux s’est lancé avec nous. Il était sur le point de racheter un atelier qui fabriquait des vêtements techniques et il pensait
pouvoir y trouver ces compétences. Nous avons dit « C'est à une toute petite échelle, c'est pour Hermès, cela ne fera pas
forcément des milliers de pièces, néanmoins on espère bien développer cette ligne qui va être fabriquée en France et nous
serons très fiers d’apposer le made in France sur des vêtements très techniques ».
Le projet a abouti parce que c'est une histoire de co-développement. C'est ce qui en a fait le succès. Hermès seul ne pouvait
rien faire, c'est ce prolongement naturel des façonniers, celui-ci en l’occurrence, qui a su nous dire oui, qui a osé parce que
le résultat n'était pas garanti, encore moins en volume. Il y contribue, autant que nous à l'intérieur qui avions porté le projet,
cela mérite que nous le citions : Avance Diffusion, plus particulièrement avec la marque Degré 7 qui est le partenaire
technique et qui nous a apporté la légitimité, et FIM (France Inter Mode) à Fougères, un façonnier travaillant pour plusieurs
marques de prêt-à-porter ; c’est lui qui va développer l'activité technique du sport d’hiver.
C'est une note positive pour démarrer et qui répond à la question : oui, le made in France est possible, difficile mais
possible.
Laurent Raoul
Je retiens de ce témoignage un fait important, c'est la capacité à dire oui. Finalement, on voit bien que ce n’est pas qu’une
histoire de prix, puisque tu as aussi essuyé des non de la part d'acteurs importants qui n'ont pas compris l'intérêt d’une
visibilité que leur offrait une marque assez exclusive. C’est une opportunité qui, dans d'autres pays, aurait probablement été
saisie comme une aubaine mais ce n’est pas nécessairement une évidence.
Autre angle de vue, celui des marques moyen de gamme avec Patrick Pergament, directeur général de la société Petit Bateau.
Je ne savais pas que vous aviez un seul site de production de 1 100 personnes. Quand vous imaginez toutes ces personnes qui
vont travailler tous les matins, vous vous remémorez les images des années 1960 d’ouvriers qui arrivent en vélo dans les usines
Renault, ce sont des choses que l’on n'a pas vues depuis longtemps. Avec un site industriel et un prix moyen de vente des
articles Petit Bateau de 20 euros, prix moyen TTC rendu aux consommateurs, on voit que la question du « je peux payer 30
dollars facilement » n'est pas du tout une évidence.
Ce cas est intéressant car lorsqu’on entend dans le luxe que cela ne va pas être possible, on y arrive sur des créneaux plus
challengés, plus concurrentiels. Prenons deux sujets sur ces secteurs du moyen et haut de gamme : d’une part, cette capacité
qu’offre la disposition d'un outil industriel proche, un mono site où le développement et la production se font ensemble.
Est-ce important d'avoir ces deux pôles ensemble ? On pourrait se dire, parce qu’on sait que l’industrie créative appelle le
développement « la production, on s’en fiche un peu, ce n’est pas grave, une fois le produit développé, on fait du made in
ailleurs à 0,30 dollar ». Ce n’est pas le choix que vous avez fait.
D’autre part, même sur ces gammes de produits où l’on pourrait dire que le made in devient moins important, est-ce que le
made in France a encore du sens pour cette marque. Avez-vous cette préoccupation aujourd’hui de le maintenir ? Est-ce que
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cela apporte une contribution et un éclairage particuliers qui renforcent la crédibilité de cette très belle marque qu'est Petit
Bateau qui nous inspire depuis notre plus tendre enfance ?
Patrick Pergament
Bonjour. En introduction, je voudrais dire que cela ne peut marcher que s'il y a derrière une réalité économique et une
réelle volonté. Sans la volonté de certaines personnes, je parle des actionnaires de Petit Bateau, bien sûr qu’il n'y aurait plus
1100 personnes aujourd’hui en France. On a fait ce choix à un moment donné, on s'y est tenu et on a réussi à le rendre
rentable. C’est vraiment le point essentiel.
Deux mots sur Petit Bateau. Vous l'avez dit, nous sommes une très vieille maison puisque nous sommes nés en 1893. Nous
avons 120 ans cette année. Nous possédons effectivement une usine située à Troyes où nous employons 1100 personnes : nous
sommes l’un des tout premiers employeurs industriels textiles en France. Comme vous le rappeliez, je suis dans un univers
totalement différent du monde du luxe ; nous sommes une marque populaire puisque nous distribuons également dans les
hypermarchés. Il ne faut pas oublier que c'est une partie de notre chiffre d'affaires avec un niveau de qualité dans la
fabrication qui est extrêmement importante.
Nous avons donc une base industrielle conséquente. Comment avons-nous réussi à faire cela ? Par une sorte de péréquation
économique entre des usines en France et des usines au Maroc et en Tunisie. Ces usines qui ont été créées il y a 30 ans
maintenant pour la Tunisie, 20 ans pour le Maroc, nous appartiennent. Elles sont totalement gérées par Petit Bateau et nous
sommes sur toute la chaîne de valeur du produit : de l'achat du fil jusqu’au tricotage, à la teinture et à la confection. Il faut
savoir que pour 85 % des volumes que nous produisons, nous achetons le fil ; c’est un modèle d’intégration extrêmement
fort.
Encore une fois, si nous n’avions pas fait ce choix industriel à un moment donné d'avoir des usines aussi en dehors de la
France, nous n’aurions pas 1100 personnes aujourd’hui mais 0. Il a fallu trouver une péréquation économique. Une grosse
partie aujourd'hui des opérations est fabriquée en France, une autre partie l’est en dehors de France. J’insiste vraiment sur la
dimension de la volonté parce que ce ne sont pas uniquement les choix rationnels qui priment. On a trouvé un modèle
tenable et pérenne, mais il faut aussi des actionnaires qui ont une vision à long terme et qui s’inscrivent dans la durée pour
perpétuer une industrie en France.
Le made in France a-t-il un sens à l'export ? Je ne me situe pas dans le monde du luxe mais si je regarde des marques comme
Ralph Lauren, Burberry, Calvin Klein, ce sont des marques qui capitalisent à fond sur leurs origines nationales mais qui ne
produisent absolument pas ni aux Etats-Unis ni en Angleterre ; cela fait très longtemps qu’elles ont déménagé leurs
productions très loin et ce n'est pas pour autant qu'elles ne vendent pas. Dans certains pays comme au Japon, en Russie ou en
Chine, vous êtes obligés de mettre le made in d’origine, ce n’est pas pour autant qu'elles ne vendent pas dans ces pays-là. Je
pense que le made in d’origine est une condition qui peut être importante, mais ce n'est pas un pré requis absolu. Avoir la
créativité et la qualité en dehors est quelque chose qui peut très bien fonctionner.
Ce que l’on voit dans le monde aujourd’hui, ce sont des évolutions par rapport à ces notations de qualité, d'origine, etc. Il est
très frappant de voir qu’en Chine par exemple, où tout le monde se méfie de tout, notamment des origines des produits
depuis le scandale du lait, les Chinois commencent vraiment à s’intéresser au made in. Ces changements sont importants et
l'origine européenne, même pour des produits populaires, peut être un facteur déterminant. Au Japon, on voit beaucoup de
magasins qui ajoutent l'origine du tissu : beaucoup de produits sont fabriquées de façon mixte et apparaissent avec ces
doubles notions d'origine. J’ai envie de dire que le made in est évidemment un facteur qui apporte de la valeur au produit
mais ce n'est pas le seul point.
Nous avons un établissement à Troyes où nous faisons à la fois le développement et l’industrialisation. Quels sont les
avantages ? Il y en a beaucoup. Quand vous savez comment est fait et de quoi est composé le produit que vous fabriquez, vous
n'êtes pas du tout dans la même situation que lorsque vous demandez à d'autres personnes de le fabriquer. Il y a là un vrai
savoir-faire technique. Vous avez une connaissance du prix, comment il se compose...
Enfin, le point fondamental, c'est l’innovation. A partir du moment où vous avez un développement et une industrie l’un à
côté de l'autre - on pourrait parler de cette dimension hyper créative des entreprises italiennes - cela fonctionne et ce sont de
réels avantages.
En revanche, lorsque vous êtes commerçant et industriel, les désavantages sont que cela représente beaucoup d'argent. Il faut
investir de façon massive, ne serait-ce que pour maintenir ou remplacer les équipements industriels et c'est autant
d'investissements que vous ne ferez pas ailleurs. On sait bien qu’aujourd’hui, il faut se développer à l’international, il faut
être sur le digital, il faut ouvrir des magasins : cela demande beaucoup d’argent. C'est un vrai sujet d'arbitrage entre « dois-je
investir dans des technologies très modernes pour être plus innovant » ou « dois-je développer mon business ? » A un
moment donné, les arbitrages sont assez vite faits et c'est un point important.
Je voulais mentionner notre expérience Petit Bateau depuis deux ans: nous venons d’un monde industriel, nous avons des
magasins mais nous sommes d'abord une marque qui a été créée par des ingénieurs et par des industriels. Lorsque vous
injectez de la créativité dans une usine en France, il se passe beaucoup de choses intéressantes. Dans le monde du luxe et de la
mode, le développement est primordial, il n’est pas sans limites puisqu’on parlait tout à l’heure de l’importance des coûts,
mais la créativité en est absolument la clé et l'industrie doit s’adapter. Quand vous venez d'un monde qui est né de
l’industrie, vous n'êtes pas dans la même situation : le développement pense à l’industrialisation, il est déjà contraint par
rapport à sa productivité, à ses prix, à son organisation, à sa surconsommation de matières, etc. Une production trop
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marquée par l’industrialisation ne développera pas suffisamment sa créativité et à l’inverse, une créativité qui ne prend pas
suffisamment en compte l’industrie peut être fatale. Pour prendre l’exemple d’une PME comme Petit Bateau où l’on doit
gagner de l'argent à la fin de l’année, il faut faire extrêmement attention à ne pas développer des produits non
industrialisables qui au final perdent de l’argent.
Nous sommes dans une équation très complexe qui représente un vrai défi : comment peut-on mettre de la créativité tout en
respectant nos contraintes industrielles ? Il faut à la fois avoir dans le monde industriel des personnes qui comprennent la
création et des personnes dans la création qui comprennent le savoir-faire industriel pour pouvoir l’utiliser au mieux, faire
de l’innovation mais également utiliser les bases de l'industrie qui a besoin aussi de visibilité. Le fait d'avoir les deux réunis
représente un véritable challenge, pas simple honnêtement, passionnant, que nous vivons tous les jours avec nos équipes chez
Petit Bateau, ce sont de grands changements vraiment importants.
Laurent Raoul
Je retiens deux messages : le made in France peut apporter une valeur symbolique mais ce n'est pas la motivation principale,
ce n'est pas suffisant pour justifier d’un surcoût vers les marchés export ; c’est juste un petit plus.
Ensuite, l’intérêt est d’avoir le développement et la production pas trop lointains l'un de l'autre. Vous mettez en avant les
métiers spécifiques du développement : quand on parle industrie, souvent on voit l’usine mais on ne voit pas ceux qui
amènent le produit. Entre le créatif et l'usine il y a les gens du développement, population mal connue, mal représentée, qui
n’est pas dans l’univers intellectuel des jeunes générations.
Pour reprendre la courbe de tout à l’heure, que j’ai beaucoup dramatisée, je ne crois pas qu'on ait eu cette phase de
désindustrialisation sur une période de 30 ans sans raisons : c'est moins cher ailleurs, les Italiens sont plus sympas, etc.
Comment voit-on cette évolution aujourd’hui lorsqu’on est un témoin de ces industries, du côté des acteurs, pas de la force
publique, ni du côté des analystes ou de la presse ?
Je pense au regard que peut porter sur ce sujet Ralph Toledano, qui est dans ce métier depuis plus de 25 ans, aux commandes
de marques comme Laroche, Lagerfeld, Chloé qui produisaient principalement en France ; aujourd'hui, tu représentes le
groupe Puig avec une corbeille de marques tout à fait intéressantes dont certaines pourront contribuer à éclairer la façon
dont elles opèrent sur la problématique de développement et de fabrication. Tu as une position au sein du comité exécutif de
la Fédération française de la couture du prêt à porter de couturiers et des créateurs de mode, ce qui fait de toi un acteur qui
doit aussi regarder la profession dans son ensemble.
Comment as-tu vu, à titre personnel, ces 25 dernières années et quel regard portes-tu sur cet amoindrissement progressif de
la contribution des fabrications françaises dans le portefeuille des marques créatives que tu connais ou que tu vois opérer à
travers la Chambre syndicale.
Ralph Toledano
Bonjour. Première observation. Le regard que je porte sur l’évolution de la production en France dans le dernier de siècle
est bien plus sombre que ce que nous venons d’entendre. Si l’on remonte 20 ans en arrière, qu’est-il advenu des Boussac,
Bidermann, Gaston Jaunet ... On ne produit pratiquement plus de chaussures en France. Que reste-t-il en matière
d’habillement masculin ? Rappelons-nous notre puissante industrie maroquinière !
La réalité est que les tendances très lourdes à la désindustrialisation sont à l’œuvre depuis une quarantaine d’années et que,
pour les produits qui nous intéressent, le tissu industriel français est un véritable champ de ruines.
Seconde observation. Si un nombre considérable d’emplois a été perdu dans l’industrie, c’est bien plus qui a été créé par les
entreprises de création Haut de Gamme : dans les ateliers, dans les studios, dans le marketing, dans la communication, dans
le digital, dans le détail. Notre profession est l’une des grandes fiertés de la France, nos chefs d’entreprises sont reçus comme
des chefs d’états lorsqu’ils vont dans les pays émergents. S’il y a une activité qui dégage un excédent commercial considérable
c’est bien celle que représente la Fédération française de la Couture, du Prêt à Porter des Couturiers et des Créateurs de
Mode.
Nous avons écrit de très belles « success stories ». Il y a 20 ans la Mode c’était les artisans, aujourd’hui nous sommes des
leaders mondiaux qui contribuons considérablement à la création de richesses dans ce pays.
Dans les années 80/90 la désindustrialisation était déjà largement entamée, la vague déferlait mais nous pensions qu’elle ne
toucherait pas les produits de luxe. Et puis il y a eu un véritable retournement. Il y a 10 ou 20 ans les femmes s’habillaient de
pied en cap dans une marque de créateur. Aujourd’hui elles achètent du Zara, H&M et autres Mango. Les modes de vie, la
répartition dans les dépenses ont changé. Le facteur Prix a maintenant une importance considérable. Si l’on étudiait
l’évolution de nos prix dans le temps, je suis sûr que l’on s’apercevrait qu’ils ont augmenté bien moins que la moyenne des
prix dans d’autres secteurs d’activité. Et pourtant, ce n’est pas la perception qu’en ont les détaillants ou le consommateur.
Vous l’avez dit à propos d’Hermès : le made in France était une fierté, un postulat de base, un axiome. Nous savions
parfaitement que l’Italie était, pour le chaîne et trame, 10 à 15% moins cher qu’en France, mais, appelez cela « patriotisme
économique », nous sommes restés en France ! Et puis il y a eu une rupture en 2004/2005.
Que s’est-il passé ? D’une part nous nous sommes aperçus que certains de nos concurrents de l’Avenue Montaigne, du
Faubourg Saint-Honoré, présentaient, sur certains modèles, des prix très largement inférieurs aux nôtres - ils avaient osé la
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délocalisation. Et ces produits se revendaient remarquablement. Je ne parle pas de nos amis italiens qui pratiquaient les
mêmes prix tout en garantissant le « made in Italy » sur l’étiquette !
J’ai demandé alors à mes équipes : « Organisez des focus group, allez voir vos clients, vos distributeurs et demandez-leur
l’importance du made in France. » A ma très grande surprise, ils ont conclu que le made in France n’avait pas une
importance fondamentale. La créativité, la qualité, les prix étaient les facteurs clés du succès. Nous étions en 2004/2005.
Puis la crise de 2008 est intervenue. Je ne citerai pas les noms des magasins les plus prestigieux au monde qui ne faisaient
plus leurs commandes qu’en fonction des prix ! Il a fallu réagir vite et nous avons commencé à étudier de près la
délocalisation. Nous avons commencé par le pantalon et avons trouvé à l’étranger des produits d’excellente qualité à des prix
très largement en dessous de ceux pratiqués en France. Puis il y a eu les pièces à manches, puis les chemisiers.
Je me souviens d’une réunion où, quand nous avons calculé le prix de revient d’une cape Made in France, elle s’avérait tout
simplement invendable ! Mon Directeur de Production m’a dit :
« nous allons la faire à l’ile Maurice ». J’ai refusé ! Les commerciaux ont insisté. J’ai donc accepté à condition que la tête de
série me soit soumise pour approbation. Lorsque la cape est arrivée elle était vraiment bien confectionnée. On l’a livrée et
elle s’est remarquablement vendue !
Puis nous avons mis en place de vrais process et des règles de façon à gérer au mieux la répartition entre le Made in France et
la délocalisation. Certes le citoyen se navre de contribuer à créer du chômage, mais le métier de manager c’est d’abord
d’augmenter les 2 lignes du bas et du haut ! Quand, à qualité égale, un produit peut coûter sensiblement moins cher à
l’étranger, son devoir est de le fabriquer à cet endroit. Du reste les résultats ne se sont pas fait attendre. Nos ventes sont
reparties à la hausse là où elles avaient tendance à baisser par manque de compétitivité.
In fine, ce que nous cherchons avant tout chez nos partenaires, c’est la qualité, des prix compétitifs, la sensibilité au produit
et des capacités de production suffisamment importantes. Un autre phénomène est intervenu qui a considérablement changé
la donne. Ces nouvelles usines implantées dans les pays émergents ne se contentaient plus de disposer d’une main d’œuvre
payée moins cher, elles avaient aussi eu l’intelligence d’embaucher nos personnels, ceux que nous avions formés en France ou
en Italie, et ces techniciens leur ont apporté la sensibilité au produit qui leur manquait jusque-là.
La question à se poser est de savoir pourquoi les industriels français n’ont pas pris eux même l’initiative de délocaliser une
partie de la production - comme dans l’industrie automobile - pourquoi ce ne sont pas eux qui ont organisé cette soustraitance ! C’est clairement un manque de vison et une erreur stratégique. Très peu d’entreprises ont procédé comme vous
l’avez fait, Monsieur Pergament.
Il reste pourtant certains avantages à travailler en France : de meilleurs délais, la possibilité de fabriquer des petites séries, le
développement produit, la qualité supérieure de certaines productions.
Chacun sait que dans de nombreuses entreprises de mode, certaines créations sont faites très tardivement et il est donc très
important de disposer de partenaires français qui aident à les développer, à les étudier dans les meilleurs délais. De même
pour certaines familles de produits : le grand soir, le cocktail, les pièces très sophistiquées, il me paraît tout à fait naturel
d’encore en conserver la fabrication en France.
Pour autant que la profession soit en mesure d’assurer la relève des effectifs qui partent en retraite, on trouve très peu de
jeunes disposés à remplacer les ouvriers dans les usines : la profession de piqueur ne motive pas ! C’est assurément un gros
défi qu’il convient de gérer au plus vite.
Jusqu’où donc ira le voyage ? Comment fait-on pour que cela ne s’arrête pas en 2019 ? Je crois tout d’abord qu’il faut
consolider les opportunités et les forces de l’industrie française sur les points que j’ai évoqués plus haut. Si l’on veut vraiment
conserver l’emploi en France, il faut prendre pour acquis que la délocalisation est indispensable aux industries de création
pour rester compétitif à l’échelle mondiale. De même s’il y avait une collaboration transparente entre donneurs d’ordre et
façonniers, il est certain que ce serait profitable aux 2 parties. Mais il faut encore une fois tenir compte du principe de réalité
: nous ne pouvons pas payer un produit 2 fois plus cher à qualité équivalente !
Enfin, et pour reprendre mon introduction au niveau global, il est évident que notre profession de créateur de mode a créé
en aval un nombre considérable d’emplois, et que nous ne pouvons qu’être fiers de la réussite des industries du Luxe et de la
Mode au cours des 20 dernières années.
Laurent Raoul
Je ferais une remarque sur cette péréquation des coûts et cette possibilité de garder une part de la valeur ajoutée ; quelle est la
taille du gâteau de la production et quelle part de ce gâteau peut-on garder pour éviter cette courbe qui tomberait à zéro ?
Daniel Juvin, vous êtes un des mohicans du champ de ruines. Quand je regarde votre parcours et votre partenariat avec les
marques, la société Grandis est un top of mind ! Aujourd’hui, vous représentez à peu près 500 emplois sur 9 sites, vous avez
fait la démonstration depuis 1993 (ouverture et reprise de la Spap, 63 emplois) jusqu'à aujourd'hui d'une possibilité de tenir
un terrain, souvent en reprenant des forces extérieures. Vous n’étiez pas globalement sur une courbe qui montait mais qui se
maintenait. Avec des prises de risques, des « oui » qui ont été dits, vous avez ouvert les lignes sur le cuir qui n’était pas votre
métier, vous avez démarré l’homme, ce qui n'était pas naturel pour vous qui veniez du secteur de la femme, en gardant en
tête le questionnement de Ralph qui dit « pourquoi les industriels français n’ont-ils pas essayé de trouver le bon réglage pour
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garder dans leur giron le développement, clef de contact avec la marque et la créativité, tout en organisant cette péréquation
des coûts qui était un phénomène inévitable ? Je suis absolument d’accord avec cette vision qu’il est des eaux qu'on n'arrête
pas même avec des grandes digues ; il fallait donc une résistance exceptionnelle pour le faire. Nous allons évidemment
reparler de l’Italie qui a trouvé une résistance plus forte à cela, mais on sait qu’il doit y avoir péréquation entre ce qu’il est
légitime de faire pour être plus cher, plus près, plus vite, plus créatif et ce que l’on doit avoir sur des gammes de produits
mass market. On a entendu l’opinion du donneur d’ordre ; quel est celui du preneur d’ordre ?
Daniel Juvin
Bonjour. Le tableau qui vient de nous être dressé est un peu noir, alors je voudrai apporter une note d’optimisme. Je pense
qu’il y a encore des choses à faire en France, sur un marché où on peut être amené à collaborer. Quand on a repris
l'entreprise en 1993 juste après la crise du Golfe, certains disaient qu’il était suicidaire de s'intéresser au marché de la
confection où les mouvements de délocalisation étaient déjà bien avancés.
Nous étions fabricants de vêtements féminins et, de suite, nous nous sommes positionnés sur le secteur du luxe, non pas par
snobisme, mais parce que très vite nous avons compris que si on se limitait à rester uniquement façonnier, la poursuite de
nos activités allait être compromise.
On nous demandait de plus en plus de services ; il fallait pouvoir accompagner les marques dans leur développement, dans
les bureaux d'étude notamment. L'autre problème que l'on vivait et que l’on vit toujours, c'est l'absence de fiabilité dans les
livraisons de matières premières : nous sommes sur des matières très créatives, avec des délais compliqués parce que la
matière est difficile à mettre au point, et ce qui devait vous arriver en semaine 20 vous arrive gentiment en semaine 24 ; il
faut toutefois maintenir les délais de livraison ! Il fallait garder notre métier de base de fabricant mais il fallait aussi évoluer
dans nos têtes et dans nos mentalités pour être des prestataires de services et se positionner en tant que tels pour l’industrie
du luxe.
Nous avons été amenés à faire de la croissance externe avec des entreprises en difficulté ou avec des gens qui passaient la
main, pour avoir le trépied sur lequel repose l’équilibre de l'entreprise, être source de proposition, faire un produit de
qualité tout en étant extrêmement réactif.
J’ai eu l’exemple la saison dernière où l’on avait 2000 pièces à fabriquer pour un client dans un même tissu, matière que
nous avons reçue avec 7 semaines de retard. Il a fallu beaucoup d’imagination pour ventiler toute la fabrication et livrer dans
des délais raisonnables. Voilà la recette que l’on a mise en place pour pouvoir résister en France. Bien entendu, nos prix de
main-d’œuvre sont de 30 dollars de l'heure et si le prix du marché ne peut accepter que 10 dollars, nous ne pourrons pas
suivre, nous ne sommes pas des magiciens.
Je pense néanmoins que si l’on arrive à être extrêmement réactif, si l’on est capable d'accompagner les marques dans leur
développement, d'avoir une complicité forte entre les donneurs d'ordre et les prestataires que nous sommes, nous
gagnerons. Nous n'allons pas résister seuls, c'est ensemble que l'on va être amené à pouvoir faire des choses. Je reste
convaincu que de belles histoires restent encore à écrire. Il faut se retrousser les manches, que l’on soit imaginatif, que l’on
ait envie de travailler ensemble, de respecter le travail qui est fait par les uns et par les autres.
Nous avons eu une expérience récemment avec la maison Hermès qui avait une problématique dans la fabrication d’un
vêtement tout ou partie cuir. Ce n’était pas notre métier, nous avons pourtant réussi à trouver une solution et aujourd’hui,
même si l’on ne fait pas des centaines de milliers de pièces, cela fonctionne avec des personnes qui travaillent, qui
s’épanouissent…
L’industrie est extraordinaire, c'est un métier fabuleux. Que ce soit le tricotage ou la confection, partir du fil ou partir de
l'étoffe pour arriver à un produit fini, c’est magique, on fabrique quelque chose ! On n'est pas derrière un ordinateur avec
un tableau, des chiffres, des marges et des courbes ! On a un produit ! Nous n’en parlons pas assez pour pouvoir attirer les
jeunes dans nos métiers, or l’une des prochaines problématiques va être notre capacité à transmettre les savoir-faire. Il faudra
que nous soyons débordants d’imagination pour y arriver.
Il est important de conserver une proximité entre les maisons et les ateliers de fabrication. On ne pourra pas conserver que
des bureaux d'étude, il faut se confronter à la fabrication, quelles sont les méthodes, comment on organise, peut-être en
allant chercher des péréquations avec des délocalisations. Mais il ne faut pas perdre notre savoir-faire, ce qui est le cœur du
métier, tant dans le développement et la création que dans la fabrication. Je suis convaincu qu'on doit pouvoir y arriver.
Laurent Raoul
Nous avons parlé des champs de ruines industriels, on a parlé de confection, on a un peu parlé de textile. On voit toujours le
métier à travers son expression industrielle de l'aval qui est la confection, la broderie … ; dans cette genèse du vêtement, on
voit plutôt la partie finale, mais il y a tout ce qui s’est passé avant dont il ne faut pas oublier le poids en termes de valeur
ajoutée. Le vrai textile, le lourd, le sale, le beau, l'industriel avec des belles machines comme on les aime, la fabrication des
étoffes, l'ennoblissement, la filature, les moulinages, tout ce qui y participe : je rappelle juste comme ordre de grandeur que
la matière première dans la décomposition de la valeur ajoutée dans le luxe participe de 35 à 50 %. C’est un maillon essentiel
de la créativité, de l’innovation, qui traîne cependant un poids capitalistique, technique, exceptionnellement lourd. Il est
plus facile, si on parle réindustrialisation ou relocalisation, de remonter des ateliers de confection que des usines de teinture,
tout le monde le sait.
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Historiquement, on a beaucoup travaillé avec l'Italie ; pour certains clients du luxe, les textiles italiens représentent 60 à 80
% de leurs approvisionnements. C’est un partenaire essentiel pour parler de relocalisation et de réindustrialisation. Les
marques sont restées relativement indemnes face au problème industriel, elles ont transféré leur savoir faire comme le disait
Ralph et ont compensées la courbe descendante par des courbes progressives.
Je voudrais profiter de la présence de Philippe Pasquet qui représente Première Vision, terrain de jeux et terrain
d’observation de l’offre mondiale des tissus créatifs. L'activité de Première Vision et du groupe Première Vision Pluriel, de la
fourniture des matières premières avec le cuir, le Salon du cuir, etc., Indigo, apporte cette partie moins visible mais tout à
fait essentielle de la créativité.
Sur le cas italien, je suis témoin d'un abaissement de la diversité qui paraît préoccupant ; est-ce juste une névrose par
anticipation mais qui est infondée parce c’est l’Italie et qu’ils ont des capacités de réaction plus fortes, ou y a-t-il un risque
réel que quelque chose se passe à nos frontières transalpines qui nous déstabilise, nous marques créatives de petites ou
grandes dimensions, de luxe, de créateurs ? Quelque chose qui nous menace de manière sourde et non visible ? Quel est le
paysage aujourd'hui vu de Première Vision ?
Philippe Pasquet
J’ai la lourde tâche de représenter ceux qui livrent avec 7 semaines de retard…
C'est un grand honneur pour Première Vision que d’être sollicité aujourd’hui et je souhaite le partager avec Philippe de
Montgrand, brillant industriel français du textile puisqu’il dirige la société de soierie Sfate et Combier et le spécialiste du
tissu-maille Guigou, fournisseurs de nombre de maisons créatives.
Pour revenir au thème de cette table ronde, « la réindustrialisation », il n'y a pas de problème d'industrie dans le textile à
l'échelle mondiale ; elle a très bien suivi le développement de la consommation de l'habillement; il y a même ici ou là des
surcapacités industrielles dans certains domaines ou dans certaines régions du monde. La vraie question, me semble-t-il,
c'est l'adéquation entre les capacités industrielles et les besoins de son marché ; on parle ici des industries créatives. On est
sur un angle de vue tout à fait spécifique qu'il faut traiter en tant que tel.
Je vais raisonner en termes de risques ; quels sont les risques, les chances ou les besoins des industries créatives françaises,
italiennes, européennes disons, par rapport à la bonne adéquation ou pas de l'offre industrielle à l'instant T ? Ce sont des
risques de perte de qualité ou de service, de perte de choix, de perte de créativité, de perte d'indépendance, de rupture
d'approvisionnement. Il me semble que le véritable enjeu est celui de la proximité.
Si on se place du point de vue des industries créatives, on ne peut pas dire aujourd'hui qu'il y ait eu des ruptures
fondamentales d'approvisionnement ; d'ailleurs le raisonnement de beaucoup d'entreprises est de dire que si tel fournisseur
textile meurt, on va trouver chez le voisin un produit équivalent. Il y a eu ici ou là des pertes de choix : quand on avait 5
fournisseurs pour une qualité spécifique, il n'en reste plus que 2, parfois 1 - cela commence à devenir limite. Mais
globalement, les sources ne se sont pas taries, elles ont même pu s'élargir parce qu’il y a eu un accès facilité à une offre
technologique intéressante des Japonais et la montée en compétences d’un certain nombre d'autres destinations.
Pour autant, on peut avoir un certain nombre d'inquiétudes aujourd’hui ; on parle de France, d'Italie, d’Europe
globalement, de ces sources de textiles créatifs de proximité. Il reste des entreprises d’excellence en France, nous en avons
une parmi nous ce matin, mais des pans entiers de métiers y ont disparu. Aujourd'hui, il n'y a plus de tissage de laine pour
faire du costume homme. Même histoire en Grande-Bretagne où des métiers entiers ont disparu, même histoire en Espagne,
etc. En Europe, il reste un pays aujourd’hui qui a un écosystème global qui permet de couvrir l’ensemble des besoins des
marques de mode, peu ou prou. On peut même voir en Italie ce qui est devenu à peu près inexistant dans d'autres pays
européens, des nouvelles entreprises textiles se créer. Ce sont généralement des entreprises sans outil industriel qui peuvent
participer au choix en matière de créativité, de services, au dynamisme du secteur, mais des entreprises qui ne fonctionnent
que parce qu’elles s'appuient sur un système économique de travail à façon.
Deux exemples : à Biella, grande destination de laine peignée haut de gamme, il n'y a quasiment plus de filatures aujourd’hui
; donc les tisseurs biellai dépendent d'approvisionnements souvent lointains pour un élément essentiel de leur valeur ajoutée
et de leur qualité. Plus dangereux encore : Prato, à côté de Florence, qui reste aujourd'hui le bassin textile n°1 en Europe ; ce
sont 110 tisseurs de la zone de Prato qui participent à notre salon Première Vision. On sait qu'il y a deux entreprises, deux
teinturiers finisseurs qui sont à même d'apporter une valeur ajoutée réelle à des produits haut de gamme, sophistiqués,
créatifs ; l’une des deux entreprises est dirigée par quelqu'un de plus de 80 ans, la famille n'étant pas sûre de vouloir ou
pouvoir prendre la suite, si ces deux entreprises disparaissent, ce sont sans doute 50 fournisseurs des industries créatives qui
sont en jeu.
Quel est l'enjeu pour les marques de mode ? Vont-elles se dire que ce n'est pas grave et vont-elles aller chercher plus loin les
tissus dont elles ont besoin ? Selon nos enquêtes, nous savons qu’en ce qui concerne les exposants de Première Vision - et on
va dire que c'est un panel significatif ! -, plus de 50 % de l'activité est faite sur des exclusifs ; ce sont des produits ayant subi
une modification que ce soit de couleurs, de toucher, de traitement… mais sur des propositions faites par des entreprises
textiles. Les marques ont des idées mais elles n’ont généralement pas le savoir-faire technique pour faire les propositions.
Donc on parle de dialogue qui fonctionne sur la proximité. Ce n'est pas impossible d'avoir un dialogue entre une marque de
mode française, italienne et un tisseur japonais ou éventuellement chinois, mais c'est beaucoup plus difficile.
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Cette notion d'exclusifs s'est beaucoup développée au cours de la dernière décennie, - je parle sous le contrôle de Philippe de
Montgrand -, mais on voit que cela prend de l’ampleur et c’est bien naturel puisqu’en fonction de leur positionnement, de
leur propre créativité, les marques de mode sont demandeuses de produits qui leur sont propres. Ce travail sur l'exclusivité
part des propositions de textiliens et deviennent des produits exclusifs sur la base d'un dialogue qui implique cette proximité.
Dire que finalement ce qu’on trouvait là, ce n'est pas très grave, on pourra le trouver plus loin, pose un réel problème sur cet
élément de dialogue absolument fondamental pour la créativité et le développement des marques de mode. Je voulais
raisonner sous cet angle-là.
Laurent Raoul
Je suis le modérateur, donc je suis là pour mettre en valeur vos points de vue mais aussi pour en faire la synthèse, et j'ai une
préoccupation que je voudrais pousser à son terme, celle de mon histoire de courbe zéro. Je vais faire appel à deux
métaphores : soit c’est le trou de la couche d'ozone et on termine asphyxiés et brûlés par les vapeurs, soit, comme chez
Chanel, c'est la théorie des braises : quand il n'y a plus assez de braises, vous pouvez souffler tant que vous voulez, cela ne
redémarrera pas.
Partons de cette hypothèse où l’on va avoir une industrie créative sans industrie proche, avec un développement éloigné, car
on a bien entendu qu'industrie et développement avaient vocation à ne pas trop s'isoler l’une de l'autre pour que cela garde
du sens. Je voudrais faire avec vous le jeu d’un scénario catastrophe : malgré quelques acteurs toujours en lice, certains
adossés à des grands groupes, nos marques auront essayé de sécuriser les points les plus critiques de leur chaîne
d’approvisionnement et de fabrication. Mais le paysage serait déserté avec des fabrications plutôt asiatiques ou euroméditerranéennes, avec une Chine qui ambitionne de participer au jeu mondial et qui a les moyens économiques de le faire.
D’un côté, on a les Etats-Unis avec des marques sans fabricant - le luxe accessible - avec Carolina Herrera, Ralph Lauren,
Calvin Klein, Oscar de la Renta qui vont chercher la qualité au meilleur endroit même si c’est made in ailleurs, peu importe,
on veut la meilleure qualité, c'est légitime et on peut l'entendre. D'un autre côté, on a des marques européennes fabriquées
en Asie, avec une Asie qui va très vite revendiquer sa part, en payant des designers de valeur comme on l'a vu dans l'art
contemporain avec des artistes chinois de très bon niveau à de très bonnes cotations. Le jeu peut donc changer
fondamentalement dans la donne stratégique.
Un écosystème des marques européennes de luxe et de créateurs, sans parler (on est à Hyères) des petits créateurs qui sont
comme des pions dans un système dont ils n'ont pas la maîtrise, est-il viable ? Ce jeu est-il réaliste et ne va-t-on pas se
retrouver avec des marques qui font beaucoup plus de marketing que nous et des fabricants qui développeront leur marque
beaucoup mieux que nous ? Scénario absurde ? N’est-on pas en train de dire que la marque par elle-même est le grand
succès des années d’or dans lesquelles nous sommes, que les grands groupes créatifs qui ont prouvé que leurs modèles étaient
pertinents se retrouveraient finalement sur le long terme plus en danger ? Questions posées à la salle comme à mes invités.
Ralph Toledano
Après l’époque du « même produit de luxe pour tout le monde », on sent le besoin de davantage d’individualisation, le
besoin de beaucoup plus de créativité ; je n’ai jamais rencontré autant de jeunes designers qui ne m’aient dit : « mon rêve ?
Azzedine Alaïa ! ». C’est très significatif !
Je pense qu’une bipolarisation va s’installer dans les industries de Mode. D’un côté les très grandes entreprises où les valeurs
clés de succès seront le marketing, le process, l’optimisation de la supply chain, de l’autre la résurgence et le développement
de petites marques, de marques niche à création forte et à distribution ultra sélective.
Laurent Raoul
Est-ce un risque ou saura-t-on faire des créations européennes ?
Ralph Toledano
Mais évidemment ! Je rappelle que Paris est la capitale mondiale de la mode, tout le monde rêve de défiler à Paris ! Oui la
créativité est essentielle, même les grosses machines en ont besoin pour se différencier. Il y a 5 ou 10 ans, chacun se targuait
d’avoir la même boutique partout dans le monde avec les mêmes couleurs, les mêmes matériaux, etc. Nous sommes
maintenant dans une situation inverse ! On a besoin d’être surpris, de se distinguer.
Alors que certaines marques ont vendu avec succès les mêmes lignes de produits au japon pendant des décennies, en Chine il
a suffi de quelques années pour que le consommateur s’en lasse et recherche la différence et la sophistication.
De la salle, Dominique Jacomet, Directeur Général, Institut Français de la Mode
Bravo pour cette table ronde ! Qui eut dit il y a quelques années que l'on mettrait la production au cœur du sujet ?
Deux remarques. La première, quand on est leader mondial de la mode et du luxe, ce qui est le cas de la France, on a besoin
d'une industrie de proximité. On se souvient de Monsieur Tchuruk, patron d'Alcatel, disant : « Mon modèle, c'est
l'entreprise sans usine » et ce qu’il est advenu d'Alcatel. Nous avons parlé du textile et de l’habillement, mais si vous prenez
l’industrie de la maroquinerie, il y a plus d'emplois industriels en France dans la maroquinerie en 2013 qu’il n’y en avait en
2012.
La seconde, j’ai été à Troyes voisin de Petit Bateau pendant longtemps et il s’y trouvait une autre affaire, DD, qui a eu des
problèmes. Qui a été le concurrent de DD ? Ce n'est pas un chinois ni un turc, c'est une entreprise allemande qui s’appelle
Falke. Nous avons eu en France trois géants du prêt-à-porter masculin : Vestra, Weil Besançon, Bigman ; qui est aujourd'hui
en Europe l'un des leaders du prêt-à-porter masculin ? Hugo Boss. Il n'y a donc pas de fatalité. On aurait pu dire que les
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Allemands sont des champions de la mode, heureusement ils ne le sont pas dans tous les créneaux et on les surpasse, mais on
croit rêver quand même !
Il y a les choix des actionnaires mais aussi les choix des pays. Ceux qui réussissent dans le commerce mondial sont
l'Allemagne, la Corée du Sud, la Chine, ce sont des pays colbertistes. On a inventé le colbertisme, aujourd’hui il y a le
Comité Colbert, mais quand on dit qu’on est colbertistes c’est presque un gros mot, et je ne parle pas du mercantilisme qui
est le nom scientifique du colbertisme. Redevenons un peu mercantilistes.
Enfin, pour ceux qui veulent poursuivre la réflexion, l’IFM a sorti : « Mode de recherche n° 18 : L'artisanat, la main et
l’industrialisation » téléchargeable en ligne sur le site IFM et c'est gratuit.
Laurent Raoul
Le sujet que nous n’avons pas encore abordé est celui de la formation. Nous nous entendons tous sur ce point, avec une
inquiétude a minima : qu'il reste 2, 5, 10 ou 30 % de nos industries, qui va être aux commandes des jeunes générations ?
Nous sommes un peu des vieux mammouths, je parle en mon nom, mais des jeunes entrepreneurs reviennent dans le textile
avec des projets made in France. Que fait-on pour leur offrir des places dans nos systèmes éducatifs et dans nos entreprises ?
Se pose la question de l’apprentissage, des fermetures des filières techniques, des BAP, des CEP ? L'industrie c'est la main,
ce n'est pas Bac +60, je le dis d’autant plus que j’interviens à l’IFM depuis très longtemps : ce sont des formations très
pratiques et très techniques. Nous partageons tous la même préoccupation : comment faire avec un système éducatif qui est
en train de fermer les filières techniques, surtout textiles, au prétexte, peut-être justifié, que les courbes sont inquiétantes et
qu’après tout il faut les amener là où cela va bien ? On a l’impression qu’on coupe le robinet en s'étonnant que la baignoire
soit vide à la fin.
Comment abordez-vous la question de l’éducation ? Je me place du côté de l'entreprise et des acteurs qui tous les jours
essaient d’avoir des bilans profitables. Que peut-on faire ? Doit-on entraîner l'Etat français à voir les choses différemment,
ou devons nous prendre en charge ce que la France régalienne ne peut plus faire ?
Patrick Pergament
Avant même de parler de formation, il faut créer l'envie, que les jeunes croient possible de travailler dans le monde de la
production. Chez nous à Troyes par exemple, nous n’arrivons pas aujourd’hui à trouver des personnes pour venir travailler à
l’usine, qui croient à son futur. Il faut simplement leur dire qu’elle existe, qu’elle ne va pas fermer. Il y a eu beaucoup de
licenciements sur la région de Troyes, et je ne parle même pas des jeunes, je parle de ceux à qui il faut dire : « Revenez
travailler dans l'usine ». Ce n'est pas d’une évidence absolue.
Il existe des formations mais le message général est qu'on a intérêt d’abord à trouver des solutions par nous-mêmes.
Lorsqu’on a des personnes qui viennent travailler dans l'usine, on les forme nous-mêmes : on a créé un atelier avec des chefs
d'atelier, des personnes de plus de 40 ans qui viennent apprendre le métier industriel. Pour les jeunes qui sont à Paris dans
les écoles de mode, combien sont prêts à venir à Troyes ou en Normandie ? Pas tant que cela. Il faut redonner envie de
travailler en étant prêt à s'installer ailleurs qu'à Paris parce que la réalité industrielle, même si elle n'est pas très importante,
ne se trouve pas nécessairement à Paris.
Corinne Fénéon
En ce qui concerne la formation, le problème vient aussi de l'image du secteur. Aujourd'hui, la pénurie de main-d'œuvre
signalée par 100 % des façonniers est liée au fait qu'on paye trente années de « Ma fille, on ne sait pas quoi faire de toi, donc
tu vas faire de la couture ». C’était une punition. Ce métier n’est pas valorisé alors que ce sont des métiers de gestes,
artistiques au même titre que les métiers de maroquiniers ou d'autres métiers d’art qui sont extrêmement valorisés.
Certains exemples sont flagrants : les magazines font régulièrement des « Spécial Mode » ; le dernier en date Télérama.
Quand on parle des métiers d’art, des artisans qui travaillent avec leurs mains, quand on parle de la maroquinerie, on cite les
maroquiniers, ceux qui fabriquent (Hermès est très souvent cité et c’est super). Quand on passe au textile on parle des
créateurs. Evidemment il faut les valoriser, il faut continuer à les porter pour l’avenir de notre métier, mais il faut
reconnaître autant la qualité du geste que la qualité de l'esprit et cela, aujourd’hui n'est pas porté. Les jeunes n'ont pas envie
d’être mécanicien modèle alors que c'est un métier aussi important que celui des modélistes dans nos ateliers de création. On
ne trouve pas à remplacer ceux qui partent en retraite et quand on passe du côté industriel, cela continue. Il faut vraiment
revaloriser ce secteur pour que les jeunes aient envie d’y venir parce que c’est aussi louable et valorisant que d'aller dans la
maroquinerie ou dans un autre métier d’art.
Daniel Juvin
Je voudrais compléter vos propos : la formation, la transmission et le savoir-faire représentent vraiment le défi auquel nous
sommes confrontés. A partir du moment où l'on a répondu par l’affirmative à la question : « Y a-t-il besoin d’avoir une
industrie de proximité auprès des marques ? » il faut très vite se mettre autour de la table pour savoir comment on va mettre
en œuvre ensemble cette transmission de savoir-faire. Ce ne seront pas les façonniers tout seuls qui pourront le faire, ni les
pouvoirs publics, ni les marques, ce sera l’association de toutes ces personnes et leurs bonnes énergies qui feront qu'on
redorera le blason terni de notre métier, qu'on fera redécouvrir le monde de l'industrie qui, je le souligne, n'est pas habité
que par « des buveurs de sang » mais par des gens qui peuvent être passionnés et auprès desquels on peut totalement
s’épanouir.
Le monde de l’entreprise est un monde où les gens peuvent vivre très bien, où l’on peut concilier la vie de famille avec la vie
professionnelle, dans des métiers qui sont extrêmement propres, valorisants, où l'on peut progresser, où l'avenir de la
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profession ne se limite pas au pupitre de la machine à coudre, où il peut y avoir de très belles ascensions. Aujourd’hui, tous
les chefs d’ateliers ou les responsables de fabrication ont une réelle autorité grâce à leur savoir-faire, ce qui s’acquière par
l’expérience : une couturière, il faut 3 ans pour la former, un modéliste entre 5 et 10 ans, un chef d'atelier entre 10 et 15 ans.
Il faut apporter des perspectives aux jeunes que l’on va intégrer dans les entreprises et on ne pourra le faire que de concert
avec les pouvoirs publics, l'Education nationale, les donneurs d'ordre et les fabricants. C'est cette équation qu'il faut
résoudre et il faut vite se mettre autour de la table, sinon on risque d'avoir des difficultés à relever ce qui semble être le
véritable défi posé devant nous.
Laurent Raoul
Nous avons parlé de l'Allemagne ; l’Allemagne et l’industrie, cela a du sens, je rappelle le poids extrêmement intéressant de
l'apprentissage que la France a découvert relativement tard et qui est une très bonne formule pour les métiers de l’industrie.
Ce qui est inscrit dans la réussite du modèle industriel allemand, c'est l'apprentissage industriel, c’est la formation par
alternance et il faut s’en inspirer parce que l’industrie s’y prête particulièrement. Cet amour de l’industrie, on ne peut le
comprendre que les pieds dans l'usine ; de loin, et comme vous le disiez derrière un ordinateur, cela ne s'explique pas. Cela
se vit par l'apprentissage. Des virages ont été pris en France mais pas suffisamment et l’industrie a besoin de ce type de
formation.
Nous avons été très bavards, je voudrais vous laisser vous exprimer. Avez-vous des questions ?
De la salle, Yann Rivoallan, co-fondateur de The Other Store
On voit sur le web l’apparition de demandes de produits personnalisés - je pense aux trenchs de Burberry. On voit aussi
l'arrivée dans des chaînes de cabines qui scannent les personnes pour faire des produits sur mesure et l’on voit, même sans
ces inventions, Celio qui propose du sur-mesure sur son site ; pensez-vous que ce désir de produits personnalisés va
entraîner des fabrications de proximité ou, comme Nike le fait, des lignes de productions en Asie pour fabriquer là aussi du
personnalisé mais en fin de compte toujours à quelques milliers de kilomètres ?
Laurent Raoul
Je suis dans mon domaine de compétences : c’est vraiment la réponse B. Le premier pays producteur de customisation est la
Chine. La dématérialisation accroît les phénomènes de délocalisation, elle les rend merveilleusement efficaces. Ils ont un
savoir-faire, et beaucoup sont allés en Chine se faire faire un beau costume sur mesure, avec de très beaux tissus, parce que
cela ne coûte rien. On sait que les temps de fabrication étant beaucoup plus longs dans la personnalisation que sur la série
industrielle, la légitimité des 3 dollars est encore plus forte ; donc, hélas pour nous, c’est l’option B.
De la salle, Yann Rivoallan, co-fondateur de The Other Store
Pour vous rassurer, on fabrique des sites internet encore très souvent en France parce que dans ce domaine le off-shore ne
marche pas si bien que cela.
De la salle, Jean-Paul Leroy, Rédacteur en Chef, Fashionmag
Je vais paraître un peu provocateur en reprenant les propos de Ralph Toledano et Dominique Jacomet sur le fait que les
industriels français historiques auraient failli quelque part puisqu’il a été dit qu’ils n'avaient pas délocalisé eux-mêmes, et
l’on a cité des exemples tout à l’heure dans l'habillement masculin, mais le problème n'est-il pas aussi un problème de marge
globale ? Quand on regarde les résultats des groupes de luxe, à partir du moment où ils n'avaient pas d’unité de production,
ils n'ont pas suffisamment partagé cette marge avec leurs façonniers ou leurs sous-traitants. La situation est très différente
pour Petit Bateau qui est propriétaire de son unité de production ; si Petit Bateau avait traité à Troyes avec un sous-traitant, y
aurait-il encore 1100 personnes dans son usine ? C’est une question.
De la salle, Dominique Jacomet, Directeur Général, Institut Français de la M ode
Un point important du débat, c'est justement la préférence allemande pour la délocalisation de proximité. Je pense qu’ils ont
admis, y compris dans le cadre de la cogestion avec leurs syndicats, l'intérêt des délocalisations de proximité. Les deux firmes
dont je parlais en ont fait et ont augmenté leurs effectifs en Allemagne. Aujourd'hui, ce pays a plus d’effectifs dans
l'assemblage, dans l'industrie en général que nous en France.
Ensuite, effectivement il faut noter la grande révolution du luxe qui est devenu une industrie verticalisée, la première partie a
été l’intégration du retail, la deuxième a été la remontée en amont.
Ralph Toledano
Je rappelle que la maison précurseur de la conservation du savoir-faire, c’est Chanel qui a racheté plusieurs entreprises,
suivie maintenant par Dior, et à une moindre échelle une entreprise beaucoup plus petite, comme celle de Jean Paul
Gaultier. On a dans la maison des personnes qui sont salariées et qui perpétuent ce savoir-faire ; nous l’avons pris en charge.
Je sais que c'est commode de taper sur les groupes de luxe, mais on fait quand même des choses intéressantes.
Laurent Raoul
Ce que l'on vient de dire créera quand même une ligne de partage des eaux entre ceux qui peuvent verticaliser et ceux qui ne
le peuvent pas, en particulier les marques de taille moyenne et les jeunes créateurs. Je crois aussi beaucoup dans la capacité
humaine à rétablir quelque chose quand une autre disparaît. Il faudra pourtant que les jeunes créateurs et les entreprises
créatives de 10 à 20 ou 30 millions d'euros trouvent des substitutions à leurs productions et une manière de continuer à
fabriquer parce que cette verticalisation, par définition, s'adresse à des groupes qui ont les reins solides et qui ont su
travailler leurs marges et leur capital ainsi que l'attrait de leur bilan pour continuer à opérer sur ces questions d’intégration
industrielle.
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De la salle, Peter Ackroyd, Président, W oolmark
Oserais-je en tant que britannique dire un mot sur ce qui se passe en Grande-Bretagne ? Je représente les textiles
britanniques qui, il y a 50 ans, étaient bien plus important qu'ils ne le sont aujourd'hui. La quarantaine d'entreprises qui
existe en Angleterre maintenant a su devenir des « marques ingrédients ». Cela peut être valable pour des marques de luxe
comme Chanel ou Hermès et aussi pour Marks & Spencer. Vous parliez tout à l’heure du monsieur chinois qui va chez le
tailleur ; s'il veut un costume, il demande toujours que ce soit dans un tissu britannique ou italien, donc la survivance de
l'industrie britannique a été de savoir devenir des « ingrédients ».
Laurent Raoul
Merci.
Philippe Pasquet
Le débat sur la verticalisation, je n’y crois absolument pas pour ce qui concerne l'habillement ; la diversification des produits,
les effets de mode saisonniers sont trop importants pour que les groupes de luxe, quelle que soit leur puissance financière,
s'amusent à tenter une intégration verticale ; de plus, il y a un savoir-faire, une maîtrise dans ce type d'entreprise qui pose
problème. On parle beaucoup en ce moment dans le cuir des rachats de tanneries, etc., mais la problématique est vraiment
très différente. Cette verticalisation ne peut s’envisager que sur des domaines de produits beaucoup plus stables, très
identifiés et pas du tout sur le produit mode typique des métiers de l’habillement ; cela pose le problème de la relation entre
les marques créatives et les industries textiles qui les fournissent, tout comme avec la question de la rémunération de la
création. Certaines entreprises textiles sortent très bien leur épingle du jeu mais globalement, si l’on regarde les statistiques,
le taux de rentabilité des entreprises textiles est trop bas et surtout trop volatile.
On a beaucoup parlé de l'Italie ; c’est un enjeu majeur au niveau européen. Les entreprises textiles italiennes ont des fonds
propres qui sont anémiques pour la plupart d'entre elles. Cela marchait très bien tant que le système bancaire italien
considérait que le textile était un bon risque et que ce système bancaire était très éclaté. Aujourd'hui, je ne vous fais pas de
dessin mais ce n'est plus du tout la même situation. De la même manière qu'ici à Hyères on pose la question en permanence
et de façon très positive du renouvellement de la création de la mode, se posera certainement dans les années à venir la
question du renouvellement de l’industrie textile. Des entreprises continuent le plus souvent parce qu’elles s’articulent
autour d’un caractère familial ou d’une passion d’individus, mais le financement et donc le prix de la rémunération de la
création est une véritable question à poser même si, évidemment, elle peut représenter une ligne de partage des eaux au sein
de la filière… et d'une assemblée comme la nôtre.
De la salle, Philippe de Montgrand, Sfate et Combier
Bonjour. Nous sommes tisseurs, soyeux à Lyon, soyeux étant le terme générique pour l'emploi des fils fins, en soie en
particulier, et fournisseurs de toutes ces belles maisons. C'est une aventure qui date de 1992 avec une histoire beaucoup plus
ancienne qui remonte au 19e siècle. En 1992, je reprends une entreprise qui est en dépôt de bilan. Pour information, il n'y
avait qu'une seule offre de reprise au tribunal, c'est dire qu’en 1992 déjà l'attractivité du textile n'était pas très forte. En
1993, on en reprend une 2e et ainsi de suite, l’histoire avance et aujourd'hui nous sommes un petit groupe qui marche assez
bien, spécialisé dans la soie, le textile très haut de gamme.
Les points communs avec tout ce qui vient de se dire sont évidents : notre règle de vie, notre philosophie, c’est la fameuse
règle des trois T que sont la qualité, la réactivité et la créativité.
La créativité, c’est évident car il est tellement simple d'aller acheter toujours moins cher ailleurs. La qualité, la question ne se
pose même pas. La réactivité en revanche est en train de devenir le pôle le plus important des trois T. Le monde va dans un
sens de plus en plus rapide et si nous ne nous adaptons pas à vous qui changez d'avis beaucoup, nous allons mourir ; il n'y a
donc pas de choix. La seule solution, c'est de nous adapter et pour cela nous nous sommes industrialisés, nous avons fait des
investissements défensifs, nous avons été en amont et en aval de ce que l’on sait faire, nous avons racheté des fournisseurs qui
sont des fabricants de fils, nous sommes aujourd’hui industriels dans le moulinage, nous avons investi dans des teintures, en
partenariat pour contrôler la qualité justement.
Et la proximité, qui n’est pas dans la règle des trois T, est une évidence parce que pour contrôler nos tissus, nous avons
besoin d’être proche, on ne peut pas faire autrement. Les tentations de le faire n’ont jamais été sérieuses, mais les offres ont
été multiples et le sont encore aujourd’hui « Pourquoi ne vas-tu pas en Chine ou en Roumanie ? » Certains Italiens le font.
Notre philosophie a été de taper sur le même clou depuis 1992, c'est-à-dire que nous faisons un produit de qualité en étant
au plus proche de nos clients et en faisant évoluer notre offre en permanence. Bien sûr, nous avons un métier de base qui
sont nos grands classiques, nous sommes spécialisés dans le tissu léger en soie, en l’occurrence la mousseline, mais autour de
cela notre offre évolue constamment.
Lorsqu’on est industriel du textile, le combat est exactement le même, les règles sont identiques, la petite différence est que
l'aspect capitalistique est très lourd. Pour un jeune qui voudrait se lancer, c’est très difficile. Peut-être le Gouvernement
pourrait-il réfléchir à des aides, non pas pour donner de l'argent mais pour être un facilitateur. Nous avons les mêmes
problèmes évidemment pour la formation mais chez nous ce sont des machines qui font ; il y a aussi des ordinateurs, aussi de
la création, mais ce sont des machines de teinture et une teinture ne s'invente pas, un tissage ne s'invente pas.
Evidemment c'est un beau métier, un vrai, un métier magnifique puisqu’on est à la frontière de l’industrie et d'une
démarche artistique, à la frontière de l'artisanat et du volume. Ceux qui rentrent - on emploie 120, 130 personnes en tout ne partent plus une fois qu'ils ont compris, encore faut-il qu’ils apprennent.
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Laurent Raoul
Merci. Je vais prendre une dernière question.
De la salle, Laurent Pierrugues, étudiant en MBA, Institut Français de la Mode
En parallèle de mes études, je travaille pour un joailler français. J’ai une question sur l'éducation ; comme le disait Corinne
Fénéon, je fais partie d’une génération où les métiers de la main ne sont pas très valorisés, ce n’est pas un métier sérieux et
pourtant aujourd'hui, j'ai la conviction que la réindustrialisation de la France passe par la rééducation des jeunes
générations. Vous avez commencé à aborder le sujet mais j’aimerais bien, Daniel Juvin, avoir votre avis sur ce qu'il faut faire
concrètement. On parle de travailler de concert avec les services publics, avec l’Education Nationale, mais que faut-il faire
pour séduire à nouveau les nouvelles générations ? Merci.
Laurent Raoul
Daniel, que faut-il faire ?
Daniel Juvin
Il faut se prendre par la main, il faut former, il ne faut pas évidemment attendre que les choses viennent. A titre d'exemple,
dans l’entreprise on sait que les compétences techniques sont chez nous, elles ne sont pas dans les lycées, notamment en ce
qui concerne la formation des couturières puisque c'est le métier sur lequel on doit avancer. Il faut démarcher dans les lycées
pour expliquer ce qu’est l’industrie, ce que sont nos métiers, il faut travailler en partenariat avec nos clients pour être sûrs
qu'on va pouvoir faire du chemin ensemble et il faut mobiliser toutes les bonnes énergies pour pouvoir financer ou
accompagner les entreprises dans la démarche de formation.
J'ai une formule assez simple dans ce schéma-là : je vais voir les différents organismes ; nous avons monté récemment une
formation avec le GRETA, l’AFPA, l’Education Nationale, l’ANPE, le Conseil régional, le Conseil général ; nous avons mis
tout le monde ensemble et on leur a dit : « On va faire la formation. Peu importe si vous nous accompagnez ou pas, mais
nous allons la faire. Soyez assurés d’une seule chose, c’est que si vous ne nous accompagnez pas, on saura le dire ». Ils nous
ont répondu : « Arrêtez d’être méchant » et on a réussi à monter la formation rapidement. Il faut mettre tout le monde dans
la bonne dynamique, avoir beaucoup de volonté, considérer les gens, c’est un élément fondamental. Je le dis souvent mais on
ne le répétera jamais assez : la richesse de l'entreprise repose sur le capital humain !
Laurent Raoul
Je vais me faire le porte-parole de Dominique Barbiery qui nous a décrit hier soir ce qu’a fait la maison Lesage dans la partie
des métiers d’art du groupe Chanel en accueillant systématiquement, en y passant beaucoup de temps, les jeunes diplômés des
écoles de style afin de leur montrer les métiers de la broderie très concrètement. Cela fait partie des actions modestes et
efficaces qui ont été menées. Le fait de parler de ce qu’on aime auprès des jeunes générations fonctionne ; c'est un des leviers
pour les métiers d’art.
De la salle, Dominique Jacomet, directeur général, institut français de la mode
Je voudrais juste rebondir sur cette question clé : on a parlé de l'attraction en demandant « les jeunes ont-ils envie ? » Je
crois qu’il faut d'abord les informer. Quand on voit les lycéens et qu'on leur dit qu'il y a des jobs dans l'industrie, le retour
de la main, etc., ils répondent : « Monsieur, soit c'est mon père qui raconte des bêtises, soit c'est vous » parce que les parents
leur disent que l’industrie est finie. Donc il faut déjà les informer et après les vocations viendront, vous verrez.
Laurent Raoul
Au-delà de cela, même s’il n’y a pas d’emploi derrière, dire qu'on aime ce que l’on fait a un impact. J'ai vu des jeunes sur des
métiers que l'on disait perdus, mais qui ont eu juste une envie, une émotion sur un geste, c'est aussi simple que cela ; c’est de
la passion qu'il faut aussi transmettre.
Informer, être passionné, aimer son métier, le montrer dans l’industrie avec toute l'envie de re-matérialiser ce que l’on fait parce qu’on a sans doute trop dématérialisé - les jeunes générations peuvent le comprendre; ce que disait Dominique
Barbiery hier, c'est que de toute évidence, cela est compris et cela fonctionne. Il voit maintenant des jeunes filles qui ont des
looks pas du tout cohérents avec les couturières ou les brodeuses comme on les connaissait dans le temps, avec des iPhone,
des iPod, etc., très fashion, qui reviennent comme ouvrières ! C'est donc possible et c'est très bien parce que l’industrie
souffre de cette image ringarde alors que, même en province, on peut faire des choses formidables. Avec les jeunes
générations, cela comptera de le faire de cette manière.
En conclusion, pour garder cette passion, il est essentiel que l'industrie puisse montrer qu'elle n'en a pas terminé avec la
philosophie d'un syndicat des ceintures et bretelles ! Merci.
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