Un juif a-t-il le droit de critiquer Israël

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Un juif a-t-il le droit de critiquer Israël
Un juif a-t-il le droit de critiquer Israël ?
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Un juif a-t-il le droit
de critiquer Israël ?
Gaby Wood
vendredi 9 mars 2007
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Un juif a-t-il le droit de critiquer Israël ?
Un débat violent fait rage dans la communauté juive internationale sur la validité de la critique
dIsraël. Au coeur,un historien britannique qui accuse les juifs aux USA dempêcher tout
débat sur Israël et que ses opposants accusent dalimenter lanti-sémitisme.
Le 3 octobre dernier, léminent historien britannique Tony Judt sapprête à donner une conférence
sur le thème Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine au consulat de Pologne à
New York lorsque son téléphone sonne. A lautre bout du fil, on lui annonce de but en blanc que son
intervention est annulée. Son interlocuteur lui précise quAbraham Foxman, directeur national de la
Ligue antidiffamation [ADL, association de lutte contre lantisémitisme], a appelé le consul polonais.
Cet appel de lADL est-il à lorigine de lannulation ?
La question va soulever un débat houleux dans les jours et les mois suivants. Pour Foxman, ces
accusations sont absurdes et relèvent de la théorie du complot. Le consul de Pologne, Krzysztof
Kasprzyk, va pourtant admettre un peu plus tard quil a été contacté par plusieurs organisations
juives - parmi lesquelles lADL et le Comité juif américain (AJC) - qui se disaient préoccupées par le
caractère anti-israélien des propos de M. Judt [voir CI n° 844, du 4 janvier 2007]. Ces appels
téléphoniques étaient très élégants, mais peuvent être interprétés comme une façon dexercer une
pression subtile, a reconnu M. Kasprzyk. Il ne lui a pas fallu longtemps pour réaliser que la Pologne,
au vu de son histoire, nétait peut-être pas très bien placée pour offrir une tribune à des arguments
qui, dans certains milieux intellectuels américains, sont assimilés à de lantisémitisme.
Dans la presse juive de New York, lincident a été surnommé avec un humour contestable laffaire
Judt. Bien sûr, tout le monde ne voyait pas en Judt un Dreyfus de notre temps. The New York
Review of Books a publié une lettre ouverte à Abraham Foxman, signée par 114 intellectuels dont
beaucoup ne partageaient pas les vues de Judt sur le Proche-Orient mais qui estimaient que son
droit à la liberté dexpression avait été entravé. Depuis la fin janvier, laffaire Judt est passée à la
vitesse supérieure. Dans un article publié par le Comité juif américain, luniversitaire spécialiste de la
Shoah Alvin Rosenfeld assimilait les positions de lhistorien et dautres juifs progressistes - tels le
dramaturge américain Tony Kushner et luniversitaire britannique Jacqueline Rose - à de
lantisémitisme. La polémique a été relayée par The New York Times, ce qui lui a donné une
ampleur sans précédent et a permis douvrir le débat sur un sujet jusque-là tabou. Un tabou qui
paralyse depuis longtemps les Américains et que Judt résume ainsi : Tout le monde est réduit au
silence - les Juifs, parce quils ont lobligation de soutenir Israël, et les non-Juifs, parce quils ont
peur de passer pour des antisémites. Résultat, personne naborde le sujet.
Philip Weiss, un hardi chroniqueur de lhebdomadaire The New York Observer, dont le blog
MondoWeiss a été assailli de messages depuis quil a parlé du sujet début février, est même allé
jusquà proclamer lavènement dun nouveau mouvement. Il en veut pour preuve le nouvel espace
de débat Independent Jewish Voices [Voix juives indépendantes], lancé le 5 février au Royaume-Uni
par un groupe de personnalités éminentes, parmi lesquelles lhistorien Eric Hobsbawm et le
dramaturge Harold Pinter. Independent Jewish Voices a vu dans le 40e anniversaire de loccupation
de la Cisjordanie et de la bande de Gaza une occasion pour créer un climat et un espace où les
Juifs de différentes sensibilités et obédiences puissent dire ce quils pensent de la politique menée
par le gouvernement israélien sans se voir accuser dêtre déloyaux ou mus par la haine de soi. On
peut lire parmi ses principes fondateurs : Le combat contre lantisémitisme est indispensable, mais
perd de sa crédibilité dès lors que lopposition à la politique du gouvernement israélien est
systématiquement qualifiée dantisémite. Beaucoup de gens comme Tony Judt font un travail
courageux ici, aux Etats-Unis, depuis quelque temps, confie Weiss. La nouveauté, cest quà présent
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le grand public sy intéresse.
Il fait remonter ce phénomène à mars 2006, date à laquelle la London Review of Books a publié un
article explosif (qui avait été refusé par The Atlantic Monthly) concernant linfluence du lobby
pro-israélien sur la politique étrangère des Etats-Unis, signé de deux universitaires américains,
Stephen Walt et John Mearsheimer. Cet article a suscité une telle quantité de réactions - le plus
souvent empreintes daccusations dantisémitisme - que la London Review of Books a décidé
danimer un débat sur le sujet à New York en septembre dernier. La salle était comble. Tony Judt,
qui était lun des intervenants, a souligné quil était révélateur quune publication londonienne soit à
lorigine de lévénement. Le débat public sur cette question brille depuis tellement longtemps par son
absence aux Etats-Unis quil ne pouvait être ouvert que de lextérieur, a-t-il laissé entendre.
Quand Walt et Mearsheimer ont été publiés à Londres, poursuit Philip Weiss, je me suis dit que
quelque chose était en train de changer. Depuis, la parution du livre de lancien président Jimmy
Carter Palestine : Peace, not Apartheid [Palestine : la paix, pas lapartheid] et lattention accordée
aux accusations portées par Alvin Rosenfeld dans son article pour le Comité juif américain ont
conforté Weiss dans son sentiment. Ce quil y a dintéressant dans ce qui se passe en ce moment,
cest que des gens qui avaient des choses à dire sur le sujet et ne les avaient jamais exprimées sont
en train de se manifester un peu partout. Je trouve cela très stimulant. Jai du mal à y croire. De fait,
le sujet est tellement dactualité que le magazine en ligne Slate a proposé récemment à ses lecteurs
un test intitulé : Etes-vous un antisémite de gauche ?.
Tony Judt est, pour reprendre lexpression de lun de ses confrères historiens, lun de nos
intellectuels publics les plus éblouissants. En tant que professeur de lUniversité de New York (NYU)
et chroniqueur régulier de The New York Review of Books, du New York Times et de The Nation,
cest une voix très écoutée. Judt, qui na pas son pareil pour tisser des liens entre des penseurs du
monde entier, sest inlassablement employé après 1989 à rapprocher des intellectuels dEurope de
lEst et des Etats-Unis. Il a consolidé ces liens en fondant en 1995, à lUniversité de New York,
lInstitut Erich Maria Remarque détudes européennes, qui a pour but de promouvoir létude du Vieux
Continent aux Etats-Unis. Polémiste-né, il a apporté avec lui à New York une pugnacité plus typique
dOxford et de Cambridge que de la vie universitaire américaine et, après avoir travaillé pendant des
années sur lhistoire européenne, il a renoué avec le Proche-Orient.
En 2003, Judt avait publié dans The New York Review of Books un article provocateur intitulé
Israel : The Alternative, dans lequel il soutenait, entre autres choses, que lEtat dIsraël était un
anachronisme mauvais pour les Juifs et quil devrait devenir un Etat binational [voir CI n° 692, du 5
février 2004]. Cela avait valu à The New York Review of Books une avalanche de courrier des
lecteurs. Lannée dernière, Judt affirmait dans une tribune parue dans The New York Times que la
peur quont les Américains dêtre taxés dantisémitisme dès quils abordent la question dIsraël avait
fait de terribles ravages. Au moment denvoyer la page à limprimerie, le rédacteur en chef lui passa
un coup de fil : Juste une question : vous êtes bien juif, nest-ce pas ?
Judt est né à Londres en 1948. Pour avoir été un enfant juif dans le Royaume-Uni des années 1950,
dit-il, il sait ce quest lantisémitisme. Sa mère était londonienne. Son père, né en Belgique, était
arrivé en Royaume-Uni avec le statut dapatride. Judt a été élevé dans ce quil décrit comme un
milieu juif laïque de gauche plutôt banal, mais avec des liens étroits avec ses grands-parents, tous
des Juifs dEurope de lEst yiddishophones. Adolescent, il a milité dans une organisation sioniste de
gauche et sest activement engagé dans le mouvement des kibboutz, effectuant des séjours
réguliers en Israël pendant une bonne partie du début des années 1960.
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Ce qui a changé, pour moi, dit-il aujourdhui, cest quen 1967 je suis parti comme volontaire à
lépoque de la guerre des Six-Jours. A la fin de la guerre, je me suis porté volontaire comme
réserviste et jai fini par devenir une sorte de traducteur officieux pour dautres volontaires sur le
plateau du Golan. Et là, pour la première fois, jai commencé à découvrir un visage dIsraël que je
navais pas vu auparavant, tant jétais enthousiasmé par lidéalisme du mouvement des kibboutz. A
partir de là, il a rapidement pris ses distances avec Israël. A tel point que, quand jétais étudiant à
Paris, en 1970, j'ai fréquenté des Palestiniens et de jeunes Israéliens qui tentaient dorganiser des
groupes pour discuter daccords de paix et mettre un terme au conflit.
Début février, en parcourant la liste des signataires du manifeste du groupe Independent Jewish
Voices, Judt a été frappé, dit-il, par le fait que beaucoup dentre eux ne sétaient jamais auparavant
identifiés comme juifs. Ils le sont, bien sûr. Mais ce nest pas cela quils mettaient en avant. Et voilà
que maintenant ils éprouvent le besoin - et je partage ce sentiment - de dire : si cela peut aider à
comprendre pourquoi les choses ont mal tourné au Proche-Orient, je suis prêt à intervenir non pas
en tant quhistorien indépendant, mais en qualité de juif. En temps normal, je naime pas agir comme
si mon identité se résumait à ma judaïté, mais cest une sorte de chantage moral inverse qui my
oblige.
Alvin Rosenfeld, qui dirige le programme détudes juives de luniversité de lIndiana à Bloomington,
constate que son article semble bel et bien avoir touché un point sensible. On ma accusé de
vouloir étouffer le débat et la liberté dexpression, dit-il. Mais rien de tout cela nest vrai. Ce quon
disait tout bas et aux marges de la société est entré aujourdhui dans le discours dominant,
ajoute-t-il. Rosenfeld prend soin de ne pas écrire quantisionisme et antisémitisme sont équivalents,
mais il affirme que lantisionisme est la forme que prend une bonne partie de lantisémitisme actuel,
à tel point que certains voient désormais un parallèle entre les tentatives passées de débarrasser le
monde des Juifs et les désirs actuels de se débarrasser de lEtat hébreu. A propos des travaux de
Tony Judt, de Jacqueline Rose, de Tony Kushner et autres, il parle de guerre juive contre lEtat juif.
Je lui demande si, à son sens, la montée du sentiment antisioniste peut être une conséquence de la
politique israélienne. Jen doute, répond-il. Ces gens-là sen prennent moins à une politique en
particulier quà lidée dun Etat juif souverain au Proche-Orient. Je pense que cela touche à la
question des origines et de lessence dIsraël.
Cest fou, riposte Judt. Je nai jamais dit quIsraël navait pas le droit dexister. Dailleurs, je doute
que qui que ce soit parmi ce que nous appellerions les grands courants politiques respectables ait
jamais dit une chose pareille.
Cest ce quil dit, réplique Rosenfeld, mais ce nest pas vrai. Dans ses écrits, il appelle non pas à
une solution avec deux Etats, mais à la dissolution dIsraël dans un seul Etat binational, et chacun
sait que, si un tel scénario devait se réaliser, les Juifs se retrouveraient du jour au lendemain en
minorité au sein de cet Etat reconfiguré et seraient à la merci dune population qui nest pas encline
à les traiter avec beaucoup de ménagements.
La question nest pas de savoir si Israël a le droit dexister ou pas, tranche Judt. Israël existe, cest
un fait. Au même titre que la Belgique, que le Koweït ou que nimporte quel autre pays qui a été
inventé à un moment donné et qui est maintenant inscrit sur la carte. La question est de savoir quel
type dEtat Israël devrait être. Cest tout.
Lantisionisme a, comme le sionisme lui-même, une histoire longue et tortueuse. On a tendance à
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oublier, souligne Judt, que jusquà la Seconde Guerre mondiale le sionisme était un courant
minoritaire, y compris dans les organisations politiques juives. La grande majorité des Juifs
européens étaient soit apolitiques, soit intégrés et votaient dans les pays où ils vivaient. De sorte
que, au moins jusquà la fin des années 1930, être antisioniste revenait à être aligné sur la majorité
des Juifs. Il aurait été absurde dy voir de lantisémitisme.
Puis, au lendemain de la Seconde Guerre, pendant une période relativement brève - de 1945 à
1953, environ -, lécrasante majorité des Juifs politisés ont été militants ou sympathisants sionistes,
pour la raison évidente quIsraël était le seul espoir pour les survivants juifs. Puis beaucoup dentre
eux, comme Hannah Arendt ou Arthur Koestler, qui tous deux avaient à un moment donné embrassé
la cause sioniste, ont pris leurs distances, car il leur apparaissait déjà clairement quIsraël
deviendrait le type même dEtat auquel un Juif cosmopolite ne pouvait sidentifier.
Depuis, il y a une tradition ininterrompue de Juifs non israéliens qui considèrent Israël soit comme
totalement étranger à leur identité, soit comme une entité quil peut leur arriver dapprouver, mais
aussi de désapprouver, voire de réprouver totalement. Cette palette dopinions na strictement rien
de nouveau, conclut Judt. La seule chose qui soit nouvelle - et cest un produit de laprès-années
1960 -, cest dy voir de lantisémitisme !
Judt cite un journaliste israélien en poste à Washington dans les années 1960. Lambassadeur
dIsraël était sur le point de prendre sa retraite, et le journaliste lui demande ce quil a fait de mieux
dans sa carrière. 'Jai réussi à commencer à convaincre les Américains que lantisionisme est de
lantisémitisme, lui répond le diplomate. Et cet amalgame sest progressivement imposé, explique
Judt. Cela ne sest pas fait naturellement. Lidée a été activement promue dans les années 1970 et
1980, au point quelle est devenue tellement normale aux Etats-Unis quelle a été longtemps le
postulat par défaut. Ce nest véritablement que depuis cinq à huit ans quelle a commencé à être
remise en question. Aujourdhui, les organisations juives pro-israéliennes ont perdu le contrôle du
débat, estime Tony Judt.
Pendant longtemps, elles navaient face à elles que des gens comme Norman Finkelstein [ 1] ou
Noam Chomsky, quelles pouvaient aisément disqualifier comme des gauchistes timbrés.
Maintenant, elles doivent affronter des gens plus dans la norme, disons, des gens comme moi,
connus pour avoir des positions sociales-démocrates (au sens européen du terme) et sûrement pas
dextrême gauche sur la plupart des sujets, mais qui disent des choses très critiques sur Israël. Elles
nont pas lhabitude de cela, et leur première réaction a été dessayer de faire taire ces gens-là ; leur
deuxième réaction a été dagiter lépouvantail de lantisémitisme.
Judt trouve révélateur que The New York Times soit désireux de traiter ces sujets et de laisser ses
journalistes citer les deux camps. Avant, vous auriez eu le silence.
Après 1989, rien - ni lavenir, ni le présent et moins encore le passé - ne serait jamais plus comme
avant, écrit Tony Judt dans son livre Postwar, consacré à lEurope daprès 1945. Serions-nous
actuellement à une époque charnière du même type ? Je le pense, me répond-il. Ce nest pas aussi
net que 1989 en Europe. Mais on peut dire, il me semble, quaprès la guerre en Irak le silence
américain sur les complexités et les catastrophes du Proche-Orient a été brisé. La coquille sest
brisée, et le débat - aussi inconfortable et aussi chargé de calomnies soit-il - est devenu possible.
Je ne suis pas certain que cela changera la situation au Proche-Orient, mais cela a au moins changé
les choses ici.
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[1] cet historien américain est lauteur du très controversé LIndustrie de lHolocauste, où il dénonce lexploitation faite par
Israël de la Shoah, note de Courrier international
the Observer (the Guardian) http://www.guardian.co.uk/israel/comment/0,,2010302,00.html Traduction du chapeau : C.
Léostic, Afps
publié en français par Courrier international http://www.courrierinternational.com/article.asp ?obj_id=71390#
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