Le corps des femmes sous la main de Daumier

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Le corps des femmes sous la main de Daumier
« Le corps des femmes sous la main de Daumier »
Jean-Philippe Chimot
A quelques nuances près, on s’accorde généralement pour identifier un type féminin dominant,
ou privilégié chez Delacroix, mais aussi bien chez Chassériau, Ingres, Courbet. Certains parlent alors
volontiers d’« idéal féminin », et lorsque ces peintres, ou d’autres, d’autres époques (Rubens,
Rembrandt, Botticelli…) font des portraits, un calcul s’engage, presque une lutte entre l’émergence de
la différence, du particulier, et ce qui peut être décrit comme un air de parenté qui se maintient et
s’impose par delà l’évidente variété des types. Encore faut-il être sûr d’observer une instance visuelle
qui ne soit pas que la touche, le rendu de matière, telle gamme de couleurs ni un aspect général
d’époque. S’agit-il bien de l’objet figuratif-femme ? Certains artistes, certains états de la fonction
socio-esthétique ne feront-ils pas que les hommes seront dotés d’expression personnelle plus
diversifiée que les femmes perçues comme relativement uniformes et homologues à la fonction qui
leur est assignée ? Cela ne dépend-t-il pas de ce qui est visible, montrable hors censure explicite et
implicite, d’une bienséance et de conventions d’autant plus intégrées par l’artiste qu’il n’a aucune
raison professionnelle ou personnelle de les transgresser ?
Quant au « corps des femmes », cela désigne à la fois plus, moins et autre chose qu’une
femme, une personne du sexe féminin. On a retenu cette expression pour essayer de réduire la charge
idéologique vague contenue dans « la femme », et pour marquer que les arts plastiques sont pratiques
matérielles où, pour commencer et pour finir, l’« âme », l’« expression », le « statut » etc. ne se lisent
que par un ensemble de conjectures dont on n’a pas intérêt à oublier qu’elles doivent nécessairement
tout à un ensemble de lignes et de taches, comme le disait (mieux) le jeune Maurice Denis en des
termes désormais consacrés.
Revenant à certaine homogénéité (par exemple, le type féminin chez Delacroix), il me semble
que l’homogénéité n’est pas un indice de la qualité d’un artiste, mais de la configuration de son spectre
créatif dans les conditions d’espace et de temps qu’il a rencontrées. Autrement dit, un artiste plus
médiocre peut-être très homogène aussi dans l’exécution de ses poncifs (Léopold Robert, par
exemple). Delacroix ou Delaroche, Couture, etc. se sont efforcés d’être reçus comme peintres
d’histoire. Les résistances, les déboires ont pu frapper durement, nous pouvons considérer que les plus
inventifs ont (parfois) été les plus mal reçus, ou compris, ce sont les risques du métier. Cela implique
que ces artistes se sont abstenus de faire, et surtout de publier ce qui n’aurait pas été digne de leur
statut – ce qui les aurait déclassés. A l’intérieur de ce système respectueux, la représentation des
femmes est tenue à la convenance, et d’ailleurs la critique y veille frénétiquement : malheur à l’héroïne
« vulgaire », à la souffrance « excessive », au dévoiement libidineux non accompagné d’apparents
remords. Ainsi les nus du « Sardanapale » étaient-ils presque intolérables dans leur inconvenance
pourtant codée. Mais si, pour diverses raisons, un artiste s’installe – inconfortablement – à cheval sur
les catégories admises, ou ne s’y rallie pas, ou s’aventure imprudemment d’une case et d’une caste à
l’autre des arts figuratifs, les canons esthétiques bougent, certaines failles peuvent apparaître dans son
dispositif figuratif…et les psychologues flairent un moi énigmatique… A ce propos, et sans perdre de
vue ni la satire, ni le traitement des « femmes », j’évoquerai brièvement la séquence Géricault –
Daumier.
Soit d’abord un artiste qui fuit les ateliers, présente au Salon des œuvres biaisant entre deux
genres (histoire, portrait), puis en grand format un fait divers-catastrophe à arrière-plan politique et à
visée symbolique large, ensemble irrecevable à l’époque sur un plan dogmatique, mais effectivement
reçu, d’où perplexité générale et grosse de conséquences à échéance ; qui passe ensuite ses dernières
années à travailler sans guère achever (selon les critères de la profession). Dans ses cartons, à sa mort,
beaucoup d’œuvres critiques par le contenu hors mode, par un certain gigantisme synthétique qui
l’obsède (le jeu sur les proportions et les dimensions est une des armes de la satire), des lithographies,
nouveau medium à grande diffusion proche d’un journalisme en pleine expansion, les portraits
d’aliénés, hommes et femmes par définition hors normes et… des portraits de gens « normaux », et
cependant étranges, tels que ces enfants sur-dimensionnés, d’une intimidante gravité. Peu de sujets
féminins, et lointains. Demeure cette phrase qui lui est prêtée : « Je commence une femme, et cela
devient une lionne ». Aujourd’hui l’œuvre de Géricault nous apparaît active dans et par son
hétérogénéité : il a essayé divers codes, divers modes, divers types d’expression, passant et repassant
les lignes frontières de la hiérarchie esthétique. Sa position est critique en deux acceptions : on peut
penser, juger qu’il était en désaccord avec les manières de produire du sens et du beau par les images,
et que sa reconnaissance en tant qu’artiste pleinement maître de son art (et pas seulement original)
n’était pas assurée, et ne l’est peut-être toujours pas, lui dont on utilise massivement l’œuvre plus
comme symptôme que comme accomplissement.
Entre Daumier et Géricault, le rapport (pour éviter l’abus complaisant énonçant une
« filiation ») est assez riche : sens critique des images et des programmes, usage à contre-pied des
formes contemporaines, polymorphisme, et révélation de l’œuvre suivant un feuilleton historique au
cours des décennies après la mort, réception post mortem à mesure qu’est construite la distance – elle
aussi critique – aux formes et usages contemporains de leurs temps respectifs.
Par où Daumier prend-t-il le corps des femmes, comment et pourquoi ? Dans la fonction de
caricaturiste, première et vitale pour lui, quoi que l’on en dise plus tard, et qu’il remplit vite à
l’admiration de l’intelligentsia parisienne, Daumier charge. On rabâche avec un médiocre étonnement
que « la charge n’épargne rien ni personne », ce qui n’est jamais que la définition même de l’exercice.
Le reste tient à savoir si, par hasard, le poids de la charge serait également réparti, voire
compensatoire. Redresseuse de torts, sinon réformatrice, la caricature épargne en principe ceux qui ne
sauraient supporter ses coups. Voire…Il faut bien constater alors que Daumier – et il n’est pas le seul
– se moque du genre féminin, assimilé au contrôle tatillon d’un train-train immémorial. Place est faite
à la commère bavarde (il faut bien un peu de texte) qui commente l’enchérissement du coût de la vie,
toujours laide, car une souffrance émanant d’un beau visage cesse de prêter à rire. Le plus souvent, la
stature est anodine. L’envahissement par la graisse signale un niveau social un peu supérieur, celui de
la petite bourgeoise, dont le corsage avachi et le ventre rebondi anéantissent les effets du corset, ce
gardien des formes féminines 1 . Le mari porte aussi la bedaine, stomacale s’il est plus vaniteux (Joseph
Prudhomme), abdominale s’il est terne et craintif.
Soit dit pour les femelles conformes ; mais celles qui sont touchées par le virus féministe des
années 1840 ne sont pas moins stigmatisées (c’est-à-dire identifiées dans le code satirique). Les Basbleus sont particulièrement laides (ingrates, évidemment…), d’une vanité aveugle, mirant leurs
anatomies anguleuses. Leur maigreur bilieuse, la rancune contre les hommes que souvent le texte de
l’image leur prête avouent clairement l’hypothèse machiste multi-séculaire : prétentieuses et amères
parce que « mal baisées », « mal baisées » parce que « pas baisables » 2 . Ceci, le dessin l’indique
clairement, épargnant aux mots de peser trop lourd. L’image fait le travail, impose un état de fait, le
texte rajoute la garniture : « la blague », qui se gonfle et dégonfle à volonté.
Le jeu se raffine au vu d’un bourgeois tombé en arrêt devant une vitrine où sont exposés
quatre corsets de tailles différentes 3 . Ces appareils sont modelés par Daumier comme s’ils étaient
soumis à la pression de la chair, et ils prennent des allures d’appareils orthopédiques, d’artifices
dévoilés de la laideur féminine : exemplaires affirmations de la négativité. La grimace du « voyeur »
cumule de la concupiscence rentrée avec un certain effroi devant ce que ces appareils montrent et
masqueraient, et la charge se distingue ici comme dispositif anti-libidinal.
Lorsque Daumier sort, publiquement ou non, de sa fonction caricaturale, l’objet figuratiffemme en est diversement affecté. Si Daumier s’habille en artiste-peintre pour figurer au Salon, quelle
tournure prêtera-t-il au corps féminin ? Les réponses sont flexibles aux circonstances et aux catégories
de la pensée, ou des idéologies contemporaines que Daumier suit tout en les interprétant.
En avril 1848, il expose à l’Ecole des Beaux-Arts 4 son esquisse de concours pour le choix
d’une image de la nouvelle République. Ce qui saute aux yeux, c’est qu’il ne s’agit pas d’une femme
qui incarnerait la République, mais d’une République qui se trouve être du genre féminin. Du genre au
sexe, il y a de la distance… Daumier cherche à conférer à un être féminin la puissance équitable, à
l’écart si possible de tous les poncifs sexués. C’est donc une mère qu’il bâtit, largement dotée du
potentiel nutritif de la femelle, et c’est ici que l’inflexion sociale, sinon socialiste qui le rapproche de
Jeanron et autres récupère pleinement l’investissement féminin et en gomme les apparentes faiblesses :
cette République nourrit ET éduque. Son visage, régulier, est tenu dans l’abstraite symétrie du
général ; la longue chevelure, autre attribut féminin (quoique moins structurel que les seins) qui
pourrait faire dévier vers la séduction, est présente, mais plastiquement discrète. La République ne
saurait séduire (de même que l’honnête femme, toute à sa fonction…). Le Chrysale des « Femmes
savantes » aurait approuvé !
1
Daumier, « Recherche infructueuse de la planète Leverrier », Pl. 55, série « Les bons bourgeois », in catalogue
de l’exposition Daumier, Paris, Grand Palais, RMN, 1999-200, p. 223 (Toutes les références iconographiques
sont tirées de cet ouvrage).
2
Voir les illustrations n°89, 92, 93 et 94 du catalogue…
3
Daumier, « C’est unique ! J’ai pris quatre tailles ! » « Emotions parisiennes » in Le Charivari, 1840 (catalogue
p. 207).
4
Esquisse de La République, huile/toile, 73 x 60 cm., Paris, Musée d’Orsay (catalogue… p. 245).
Au « ceci n’est pas une femme » de la République (ce que Daumier avait, au fond, plus
facilement compris que ses concurrents) succède, au Salon de 1849, avec « Le meunier son fils et
l’âne » 5 une sorte de « Si vous voulez du féminin à l’huile, voici ce que je sais faire ! ». Le lien avec la
fable de La Fontaine est allusif : « Quand trois filles passant, l’une dit… ». Il s’agit de montrer, dans
un esprit de fabliau, que les femmes ont le caquet bien affûté, et Daumier expose son option : à
verdeur de langue, rondeur flamande. Le groupe éponyme de la fable sert de repoussoir de fond à une
triade de commères bien bâties, un lieu commun rubénien d’oreillers de chair fraîche auxquels
Daumier a donné ce qui lui est vraiment propre, une stature plastique et une puissance dynamique
intenses. Le groupe est saillant, on en fait en imagination le tour, ce qui en valorise la densité, le poids.
Les traits des visages sont imprécis, comme si seule la disgrâce pouvait être précise. Il semblerait que,
pour Daumier, le Beau soit général et conceptuel, et la réalité démultipliée, toute faite de détail et de
l’hétéroclite de l’imperfection. Position de principe, en fait idéaliste chez ce prétendu réaliste. A
supposer que Daumier se soit un peu déguisé en peintre, qu’il s’avance masqué au Salon, je souhaite
maintenant analyser des œuvres dans lesquelles, à mon sens, il se risque plus personnellement,
esquissant une poétique paradoxale du corps féminin.
A la question : où est le charme féminin, et comment le rendre, il semblerait que Daumier, à
défaut de répondre dans les termes prêtés ci-dessus à Géricault, ait presque toujours été conduit à
répondre « nulle part » et « je ne saurais pour ma part y parvenir ». Il n’y a pas là pour seule cause des
dispositions personnelles dont nous ne savons presque rien ; il y a sans doute la marque d’un puissant
dispositif social qui définit la condition féminine. Les choix de Daumier – et il en a fait, tout n’est pas
surdétermination professionnelle – l’amènent à montrer, de la femme, la responsabilité, la puissance
et la dureté des contraintes que pour part elle accepte, pour part elle subit. Daumier n’a, à la différence
de confrères et amis contemporains, jamais représenté le monde du plaisir, de la séduction, sinon en le
chargeant du regard satirique ; et s’il montre les émotions populaires au théâtre, c’est pour en faire
sourire. C’est-à-dire que les formes de la grâce, de la beauté (son Beau est autre) lui sont étrangères.
Le typographe qui défend la liberté de la presse dans la célébrissime planche de l’Association
mensuelle 6 est, lui aussi, « baraqué », taillé en athlète, mais en force, non en harmonie. Il semble que
Daumier ait tellement associé les rapports de force à ce qui est la force propre à son trait, à sa touche
qu’il n’y ait pas de place ou presque pour, entre force et faiblesse, le charme, la grâce. Or, une
distribution des rôles très surdéterminée circonscrivait les femmes dans les apparences du charme et de
la grâce, et ne les en exceptait que pour les assigner à leur rôle de mères. Daumier a donné sa pleine
mesure à l’image maternelle, distribuée du banal au sublime selon l’opportunité, où, souvent, le corps
subit les inflexions dictées par sa fonction et l’usage, sinon l’usure.
Ce refus de la grâce n’est pas imputable seulement au « tempérament » de l’artiste et à son
engagement majeur dans la caricature : c’est un choix esthétique portant au delà des apparences et une
orientation dans l’intelligence des rapports internes à l’humanité, qui accorde leur importance
prééminente aux femmes…en les virilisant, en déconstruisant leur identité intégrale. Mais encore,
suivant l’hétérogénéité constitutive de Daumier, faut-il distinguer ici le graphiste du plasticien, même
si, surtout si l’option dominante fait toujours une part à l’autre.
5
6
Vers 1849, huile/bois, coll. part. (catalogue… p. 249).
Daumier, « Ne vous y frottez pas ! » Association mensuelle, Pl. 20 (catalogue… p. 176).
Les « Trois femmes couchées » 7 , projet de peinture de grand format, est l’une des productions
les plus étranges et mystérieuses de Daumier, témoignage d’une ambition rarement suivie de passage à
l’acte. Nous sommes, avec ce travail, à l’une des bases de la démarche du peintre classique (ce que
notre homme n’est ni de formation ni, sauf erreur, d’intention), devant un motif (Trois Grâces,
Jugement de Pâris ?) très chargé de connotations culturelles élevées. Le ressaut du trait de Daumier, à
la fois plastique et pictural, empêche, par une suite d’inflexions, la construction d’une ligne suivie
propre aux effets d’harmonie et de séduction. Est-il possible que Daumier donne forme à un « objet »
(au sens racinien) désirable ? Il construit ici un indice élaboré de son refus de / impossibilité à
l’entreprendre. La sévérité du détail esquisse comme une critique du corps féminin-réceptacle de
grâce. Il y aurait là quelque chose de la satire de ce mouvement de changement d’aiguillage : « ah !
vous croyez ? Eh bien, si l’on y regarde de près et sans complaisance, il n’en est rien ! ». Notre éveil,
notre suspension, (et sans doute l’effet satirique) viennent de ce que nous n’avons pas le code du projet
de Daumier. Peut-être ne l’avait-il pas non plus, ce qui expliquerait qu’il n’ait pas achevé ce qu’il avait
poussé assez loin. Mais ce travail, où le plastique et le graphique sont très intégrés nous aidera peutêtre à mieux apprécier les effets produits lorsqu’il développe plutôt l’un ou plutôt l’autre.
« La soupe » 8 , fusain des années 1860, introduit l’analyse de la fonction féminine sous sa
dominante maternelle, nourricière - « naturelle », en termes idéologiques -. Le sein gauche, lourd et
déjà distendu, d’une femme prématurément vieillie, aux traits de grand-mère, est face à la tête du
poupon têteur. Appuyée sur le coude droit, l’allaiteuse avale sa soupe, figurant ainsi un transfert
immédiat des ressources. A gauche sur le dessin l’homme, moins fortement délinéé, mange ramassé
sur lui-même : il n’a que son corps à nourrir , même si c’est peut-être lui qui rapporte l’argent à la
maison. Ce corps féminin fatigué par la tension née de l’exercice de sa fonction nourricière acquiert
par la force du trait de Daumier un rythme, une autorité impressionnants : c’est la République de 1848
dans son hypostase sociale des quartiers populaires. Comment s’étonner que la grâce y disparaisse ?
Elle est par trop associée au culte minaudier de l’excellence pratiqué dans les beaux quartiers et par les
classes de l’Institut.
Le « Compartiment de 3e classe » 9 , des mêmes années 1860, a l’apparence d’une gravure mise
en couleur, bien qu’en fait ce soit une huile sur toile. Le côté transgressif du m étier de Daumier,
peintre libre des commandes qu’il n’a ni ne cherche, contribue à compliquer l’impact d’images
inclassables. Le groupe de premier plan suggère une mère, et deux enfants (le groupe de la « SainteAnne » de Léonard, au Louvre, tombé dans la prose calamiteuse du quotidien ferroviaire…), ce que
j’appellerai une an-icône, sur fond d’une double rangée, surtout masculine, de faces nuques et
chapeaux. La plus vieille est passée à la fonction de transport des provisions, et ses traits durcis (par
l’âge et la peine, évidemment) se sont masculinisés. De la fille sa voisine, la lourde poitrine a gardé la
densité et le galbe du lait que les glandes dispensent à l’enfant dont la tête fait comme un troisième
sein. L’aîné à gauche dort contre sa grand-mère, dont les yeux, sous de lourdes paupières, veillent ou
songent. Quant à la mère en activité, même son regard est replié sur son rejeton ; quoique plus jeune,
7
Vers 1849-52, fusain craie lavis/toile, 94 x 140 cm., Paris, Musée du Louvre (catalogue… p. 265).
Vers 1862-65 fusain plume encre lavis aquarelle crayon/papier, 30 x 49 cm., Paris, Musée du Louvre
(catalogue… p. 317).
9
Vers 1862-64 huile/toile, 65 x 90 cm., New-York, Metropolitan Museum, (catalogue… p. 426).
8
elle a déjà ces traits que l’on écrit « taillés à la serpe » dans la littérature contemporaine. Si la grâce ne
résiste pas au trait, le renforcement du plastique sur le graphique, que j’évoquerai graduellement dans
trois œuvres, fait naître une autre entente du corps féminin, et une autre poétique.
Avec « Le fardeau » 10 de la version de Prague, Daumier construit une des hyperboles les plus
frappantes du labeur (le terme s’impose dans son relatif archaïsme et sa littérarité) : une blanchisseuse
transporte son travail et sa peine sous forme d’un énorme panier de linge. On connaît sept versions de
cette composition et Daumier semble en avoir été tellement possédé qu’on l’imagine traçant le glyphe
principal comme un calligraphe extrême-oriental, avec les aléas de la rapidité, plus, en privilégiant la
ligne volumétrique sur l’économie interne de ce qui est représenté : dans cette version, les seins et
l’épaule se bousculent, le cou et la tête sont dardés sous un angle difficilement viable, que seul le poids
à équilibrer légitime. L’enfant trottinant joue un rôle de contrepoids. L’étonnant volume du seinépaule dans un corps si frêle proclame la fonction maternelle au détriment du reste de la personne, et la
charge, ici, accueille plus d’un sens : celui du fardeau, qui s’est imposé à ceux qui ont titré la toile, et
aussi celui qui condense le surcroît de misère. Seul Van Gogh, directement et dans ses réinterprétations de figures de Millet saura autant plier le trait au sens, trait ici qui équilibre le volume
qu’il conduit, mais au point qu’un conflit pointe entre les deux moyens figuratifs : ceci n’est pas le
trait de ce volume. C’est dans ces distorsions systémiques que Daumier, comme Géricault, enrichit en
le troublant le système des beaux-arts du XIXe siècle.
Plus proche de la statuaire est « Dans la rue » 11 de Copenhague, où la fonction maternelle
paraît dans une variante du motif précédent : le fardeau ici, c’est le plus jeune enfant, et l’aîné entraîne
le rééquilibrage de la verticale maternelle. Ici, l’identification personnelle n’est pas marquée : point de
traits, guère de trait ; une harmonie grise ocre bleue et blanche, toute en passages, aux antipodes d’une
esthétique graphique. Disparue la souffrance, sans qu’apparaisse pour autant le bonheur ou la sérénité.
L’espace urbain semble produire et surveiller ces volumes ombrés. Plus de charge, demeure le poids,
la densité d’une généralité humaine, alors que le trait excelle à exhiber la particularité, ou l’entorse à la
règle, à la justice, au droit.
La pesanteur disparaît-elle parfois, avec la disgrâce de vivre ? On en risquera deux exemples,
fort différents l’un de l’autre. « Au bord de l’eau » 12 montre une jeune femme qui a relevé ses jupes et
qui se trempe les pieds. On voit jusqu’à mi-cuisse des jambes minces. Le fichu des femmes du peuple
couvre l’arrière de la tête, le visage, de trois-quarts, laisse paraître une sorte de recueillement pudique.
Nul doute, nous sommes dans l’ordinaire d’une vie anonyme, dans la timidité d’une jeunesse réservée
et modeste. Ce sont là lieux communs à une société entière, à une littérature d’époque, de ces lieux
communs dont Baudelaire disait qu’ils nourrissaient le « grand style ». Ce moment volé au travail, à
l’élevage d’enfants, sans pour autant être rattaché ni au loisir ni à l’hygiène offre à mon sens une
fragile suspension de ce que l’on osera appeler, chez Daumier, « les devoirs de sa charge ».
10
Vers 1850-52, huile/toile, 35,5 x 45,5 cm., Narodni Galerie, (catalogue… p. 310).
Dit aussi « Une rue de Paris », vers 1845-48, huile/toile, 28,5 x 18,5 cm., Copenhague, Ordrupsgaard Galerie,
(catalogue… p. 231).
12
Vers 1849-53, huile/panneau, Troyes, Musée d’art moderne (catalogue… p. 233).
11
Peut-on atteindre la grâce l’élégance dans la réserve et un anonymat positif, ce qui est paradoxal chez
un athlète complet de la caricature politique et sociale ? « Au théâtre » dit aussi « Fauteuils
d’orchestre » 13 fournit un élément de réponse. Daumier a beaucoup vécu en dessinateur ce monde du
théâtre, ce laboratoire de fictions intensément vécues ( remonté par Marcel Carné dans l’optique du
cinéma avec Les Enfants du paradis), cette machine sociale où l’on est vu et où l’on voit, où l’on vient
aussi observer ceux qui regardent et s’émeuvent de drames feints… Ici, contrairement aux émois des
braves gens, les spécimens d’humanité sont sereins ; il est vrai qu’ils sont bien placés et que nous
ignorerons ce qu’ils voient. Dans une quasi-monochromie ocrée – l’ambiance de l’orchestre – parmi
d’autres figures à peine esquissées, au centre de la toile, visages de profil, corps de trois-quarts, deux
femmes, d’une beauté générale, et un homme, précisé au trait et par la couleur, bien qu’au troisième
plan, comme limite et contraste. Ces divinités féminines paraissent dans l’harmonie, avec un détail
symptomatique : parallèlement au beau bras de la femme de premier plan une autre ligne peinte est
aussi bien celle d’un fauteuil qu’elle a pu être un état précédent du bras (il s’agit d’une œuvre
inachevée) : ce théâtre produit son mobilier comme ses spectateurs, c’est un milieu où les apparitions
sont à leur place, confortablement dans une harmonie hédoniste qui les dispense de cette vitalité
combative qui ne plie pas complètement sous la charge.
Ce parcours, on l’a vu, est orienté ; il ne prétend être qu’un parcours, et Daumier, ou la
réussite esthétique, ne sont pas plus présents à la fin qu’au début. Je ne cherchais qu’à faire passer,
dans l’examen des formes, le poids technique, esthétique, éthique de ce qu’on appelle « la satire », la
charge au bas d’une échelle imaginaire, au sommet, la critique. La grandeur de Daumier est dans la
multiplicité et la variété des accents qu’il élabore et libère selon l’orientation de son travail : public , et
fini, privé, et esquissé. Daumier parfois peut décharger ses motifs parce que, comme Baudelaire et
d’autres l’ont remarqué, il est sans haine. Sans haine, il est sans préjugés. Sans préjugés, il est, parmi
les artistes français du XIXe siècle, celui qui a le moins de limites, sauf celles tenant au décalque de la
hiérarchie esthétique sur la hiérarchie sociale, verrou qui ne saute – et encore ! – qu’après les années
1880 du siècle. Mais cette assignation, volontaire, tient d’un apostolat : il a presque toujours débordé
la fonction satirique parce qu’il la ressentait, et nous à sa suite, plus comme une fonction de catharsis
sociale que comme une nécessité esthétique à laquelle il s’élève très vite dans sa carrière.
13
Vers 1865-70, huile/toile, 60 x 86 cm., Cincinnati Art Museum, (catalogue… p. 417).

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