mythes et légendes

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mythes et légendes
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MYTHES ET LÉGENDES
DAVID FABRE
dans Fr. Goddio, D. Fabre (éd.), Trésors engloutis d’Égypte, Catalogue de l’exposition
présentée au Grand Palais à Paris du 9 décembre 2006 au 16 mars 2007, Paris, 2006,
pp 68-77.
Source : David Fabre dans Fr. Goddio, D. Fabre (éd.), Trésors engloutis d’Égypte, Catalogue de l’exposition présentée
au Grand Palais à Paris du 9 décembre 2006 au 16 mars 2007, Paris, 2006, pp. 68-77.
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« Les si beaux champs des Égyptiens »
« Parmi les mythes de notre temps, ceux qu’inspire l’Égypte manifestent une vigueur
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particulière . » Inspiratrice des modes et des arts du XVIIIe siècle français, mère de la science
des sciences, à savoir l’alchimie, cadre d’épopées romanesques, civilisation qui sut se
perpétuer sans heurts… cette Égypte est un «mirage », une image façonnée par mille avatars,
ancrée dans notre imaginaire collectif. Métaphore familière à notre culture occidentale, cette
vision idéalisée a été inspirée de l’idée que les Grecs ont pu se faire de la Vallée du Nil, déjà
transcrite dans la poésie homérique au point que le héros Égyptos lui donna son nom. Le mot
Αιγυπτος employé par Homère dériverait en effet de l’ethnique ai-ku-pi-ti-jo inscrit en Linéaire B
sur une tablette de Cnossos, transcription de l’égyptien Hout ka Ptah (« le château du ka de
Ptah »), en l’occurrence le temple de Ptah à Memphis. L’Égypte d’Homère portait donc le nom
d’un quartier de la capitale du pays. Mais Αιγυπτος était aussi le Nil, seule voie de pénétration
en Égypte, qui caractérisait le pays. L’association anticipait le mot fameux d’Hérodote pour qui
« L’Égypte est un don du Nil » (Hérodote, Histoires, II, 5, 1).
L’histoire et la fable évoquent, il est vrai, une Égypte mystérieuse où évoluaient volontiers
les héros et les dieux tout en faisant allusion à des réalités égyptiennes, d’ordre technique,
artistique ou religieux. En premier lieu, figure la crainte que pouvait inspirer le voyage de Grèce
en Égypte, sur cette « route longue et malaisée » (Homère, Odyssée, IV, 483). Nous
connaissons aussi les mots de Nestor, qui décrivent par une légère exagération le régime des
vents étésiens qui soufflent du nord ou du nord-est et favorisaient ou entravaient la navigation à
voile : « […] en Égypte […] un monde où l’on n’a pas grand espoir de retour, une fois que les
vents vous y ont égaré. C’est si loin dans la mer qu’on ne connaît pas d’oiseaux qui, dans la
même année, refassent le voyage » (Odyssée, III, 319-322). Ménélas pour rentrer d’Égypte
devra faire appel à Protée et à Zeus. La géographie odysséenne décrit une Égypte lointaine,
d’accès difficile, quelque peu fascinante et regorgeant de richesses. La seule allusion à l’Égypte
qui survient dans l’Iliade est une réflexion d’Achille repoussant les offres d’Agamemnon et
rappelant la richesse proverbiale de Thèbes d’Égypte. Parlant d’Agamemnon, Achille s’écrie :
« J’ai ses dons en horreur et je l’estime moins que rien. Ah! même s’il m’offrait dix fois, vingt fois
autant de biens que ceux que renferme Orchomène ou la Thèbes d’Égypte, ville où chaque
demeure est pleine de trésors sans nombre et qui compte cent ports, dont chacune voit passer
deux cents guerriers montés sur leurs chevaux et sur leurs chars, voire autant qu’il y a de
grains de sable et de poussière, non, même alors le fils d’Atrée ne saurait fléchir mon coeur. »
L’Égypte était un objet de convoitises. Le Delta du Nil n’a jamais échappé à la curiosité et
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parfois à la cupidité des peuples de la mer . La célèbre fresque d’Akrotiri pourrait s’interpréter
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de la sorte et illustrer un passage d’Homère qui évoque parfaitement les néfastes activités des
pirates ravageant les côtes de l’Égypte et empruntant la branche du Nil pour piller ses
campagnes : « J’étais devenu parmi les Crétois objet de crainte et de respect [...]. Mon cœur
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me poussait à voguer vers l’Égypte [...]. Je gréai neuf vaisseaux, et, bien vite, tout un peuple y
courut [...]. Nous nous embarquâmes et, poussés par un beau vent du nord, qui soufflait fort,
nous voguions au large de la vaste Crète, facilement, comme au courant d’un fleuve [...]. Le
cinquième jour nous atteignîmes l’Égyptos au beau cours [le Nil]. Je mouillai dans ce fleuve
mes vaisseaux [probablement dans sa branche occidentale], et j’ordonnai aux vigies d’aller sur
les guettes. Mais eux, cédant à leur esprit de démesure et suivant leur envie, de ravager
aussitôt les si beaux champs des Égyptiens, d’enlever femmes et enfants dépourvus de raison,
et de tuer les hommes. L’appel de guerre parvint vite à la ville. Les habitants, entendant le cri,
accoururent comme le jour paraissait. Toute la plaine se remplit de fantassins et de cavaliers,
ainsi que des éclairs du bronze. Zeus, qui lance la foudre, jeta en mes compagnons la funeste
panique, et nul n’eut le courage de rester et d’opposer la force. Alors ils tuèrent beaucoup des
nôtres à la pointe du bronze; ils emmenèrent les survivants afin de les obliger à travailler pour
eux, par contrainte » (Odyssée, XIX).
Les passes dangereuses de son littoral n’enlevaient donc rien à l’attrait que l’Égypte
suscitait : « À ceux qui viennent de la mer s’offre la splendeur des campagnes du Delta, en
grande partie désertiques de nos jours, mais transformées, à l’époque pharaonique, par un
système d’irrigation minutieux et savant, en un véritable Éden. Ulysse, malgré la rudesse du
personnage qu’il a endossé, celui d’un aventurier crétois, ne peut s’empêcher d’évoquer d’un
mot rare et nostalgique ce paradis nilotique si souvent représenté avec amour sur les murs des
hypogées : première évocation, rapide, furtive, plus significative en sa brièveté même que les
longs développements réalistes, de ces plaines qui un jour approvisionneront en blé tout le
monde méditerranéen, et dont la fécondité (plus que la beauté) étonnera les Grecs. La flore
variée du Delta, dont s’égayèrent les peintres des scènes de genre nilotiques, oppose son
foisonnement à l’apparente uniformité de la garrigue grecque. Le hasard d’une escale, un
simple coup d’œil – sans parler des motifs floraux exportés d’Égypte sur plus d’une œuvre d’art
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– suffisent à donner l’image d’une nature privilégiée et richement exotique . »
Cet exotisme s’effacera quelque peu avec les vicissitudes de l’histoire des relations entre
l’Égypte et le monde grec : alliance avec la Lydie, tentatives de rapprochement avec les Grecs
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d’Asie, accueil des mercenaires grecs, fondation de Naucratis… Au VII -VI siècle av. J.-C.,
lorsque les commerçants et les mercenaires du monde égéen s’installèrent dans le Delta, se
posa avec acuité le problème de l’identité des personnes divines et de l’association/assimilation
de ces divinités dans la réalité du culte et des pratiques rituelles. Religion indigène et religion
grecque ne furent ni concurrentes ni antagonistes. Les divinités des nouveaux venus furent
identifiées aux divinités égyptiennes. À l’interpretatio graeca des divinités égyptiennes répondit
l’interpretatio aegyptiaca des divinités grecques. Amon était Zeus, Mout était Héra, Khonsou
était Héraclès ; Osiris, Isis et Horus étaient Dionysos, Déméter et Apollon… et vice versa. La
région canopique donne peut-être plus qu’ailleurs une idée de ces conceptions doubles où les
mythes et les légendes se mêlèrent, s’entrecroisèrent et se réinventèrent pour «amortir les
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heurts ». L’épopée d’Héraclès trouva une résonance particulière et pour le moins étonnante
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dans l’univers religieux du vieux dieu égyptien Amon, « le caché », dieu de Thèbes et « roi des
dieux ».De même, le mythe osirien se vit adapté pour servir de cadre aux épopées troyennes,
au premier rang desquelles figure la légende éponyme de Canope.
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« Là où du Nil l’un des bras creux et large, près de Canope en la mer se décharge »
Canope et vase-canope
Selon la tradition, Canope (dérivé du grec Canôpos) était le nom d’un héros d’une ancienne
légende grecque qui racontait le périple de Ménélas et d’Hélène à la suite de la guerre de Troie.
Il conduisit le bateau du couple royal sur les rives de l’Égypte. Mordu par un serpent, il mourut
et fut inhumé à cet endroit, à l’embouchure de la branche occidentale du Nil à qui il donna son
nom : la branche canopique. Il y gagna une condition divine et accéda tant au panthéon
dynastique des Lagides qu’aux cieux sous la forme de l’étoile du Sud, elle-même assimilée
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dans les textes sacrés à Osiris . Située dans une région de la Voie lactée, Canope est l’étoile la
plus brillante de sa constellation. Elle n’est pas visible en Europe (étant toujours au-dessous de
l’horizon), mais l’est dans la partie méridionale de l’hémisphère Nord. Dans le texte du zodiaque
des chapelles osiriennes du temple de Denderah, elle est « l’étoile visible » assimilée à Osiris.
Elle figure graphiquement sur le bloc de grès désormais conservé au Louvre, sous la forme
d’un faucon royal situé entre Orion et Sirius.
Canope laissa donc son nom à la ville riveraine dénommée Pé-Gouti en égyptien,
toponyme qui demeure bien énigmatique en l’état actuel des connaissances.
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À cet imbroglio de mythes et légendes s’ajoute la confusion des antiquaires du XVIII
siècle qui appliquèrent le terme « Canope » aux vases dont les bouchons prennent la forme des
têtes humaines et animales des quatre fils d’Horus à l’intérieur desquels les professionnels
chargés de la momification plaçaient les viscères embaumés des défunts. À l’origine de cette
dérive, la légende chrétienne selon laquelle le dieu local de Canope, en l’occurrence l’Osiris de
Pé-Gouti, était adoré sous la forme d’un vase coiffé d’une tête humaine (Rufin, Histoire
ecclésiastique, II, 26). Quelques-uns de ces vases à panse ronde nous sont parvenus; ils sont
surmontés d’une tête masculine portant la barbe et le némès. Représentations du dieu mort et
ressuscité ou censées contenir l’eau de la crue, assimilée aux « humeurs » émanant du corps
du dieu, ces objets témoignent de l’importance du culte d’Osiris dans la région canopique et audelà, à travers les manifestations isiaques sur l’ensemble du pourtour méditerranéen à l’époque
impériale (SCA 205, 471, 449). Par sa mort et sa résurrection, Osiris rend possibles la survie de
tous les hommes et le retour annuel de la végétation. Son mythe connaîtra une popularité
inégalée. Nourriture et fécondité, promesse d’éternité, tel était l’apport du « dieu qui meurt » à la
nature et à l’humanité. Il exprimait le renouvellement perpétuel du cycle annuel, de l’institution
royale et le triomphe de la mort. Cette idée trouvera son aboutissement dans la théologie
osiriaque qui se répandra dans tout le monde ancien et dont Plutarque offre le témoignage
privilégié dans son Traité sur Isis et Osiris. Dans ce véritable testament philosophique, religieux
et spirituel, Plutarque expose sa vision de la divinité. S’il définit sa pensée religieuse, les faits
exposés dans De Iside et Osiride nous renseignent sur cette religion helléno-égyptienne, née à
Alexandrie, qui s’organise autour de l’isisme et de l’osirisme. Osiris apparaît sous les traits d’un
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roi bienfaiteur et civilisateur, un guerrier héroïque et pacificateur faisant régner la justice ; Isis
est une reine idéale, la protectrice du souverain, la mère des lois et de la justice, la mère pour
l’enfant et la veuve éplorée pour son mari… Osiris est le dieu de la fertilité et de la végétation,
opposé à Seth-Typhon qui est la mer ou bien le désert aride, la sécheresse : « En Égypte,
Osiris serait le Nil qui s’unit à la terre-Isis, et Typhon la mer, dans laquelle le Nil se jette,
disparaît et se disperse » (De Is., 32). Le dieu fécond s’oppose à l’être sec et mortifère ; un dieu
de la terre humide, cultivée, noire et pure, s’oppose à un être du désert, sauvage et impur : « Ils
[les prêtres] appellent globalement Osiris le principe et le pouvoir humidifiant dans leur
ensemble, les considérant comme la cause de la génération et comme la substance de tout
germe, et Typhon, globalement, tout ce qui est aride, igné, desséchant, tout ce qui s’oppose à
l’humidité » (De Is., 33).
Hélène, Isis et Horus
Mordu par une vipère, le pilote Canope succomba donc à ses blessures sur les rivages
d’Égypte, mais Hélène écrasa de son pied le redoutable reptile. Or, dans l’Odyssée, la reine ne
s’embarrasse pas d’une équivoque. Elle est cette femme pleine de dignité et de sérénité, celle
qui prodigue à ses hôtes les effets balsamiques d’un remède miraculeux, la prophétesse qui
prédit à Télémaque l’issue heureuse de son voyage. Elle est honorée à Sparte « comme
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modèle de l’épouse et de la mère », loin de l’amoureuse adultère de Troie. Pour consoler
Ménélas et ses hommes plongés dans les douloureux souvenirs de la guerre de Troie, Hélène
« jeta une drogue au cratère où l’on puisait à boire : cette drogue, calmant la douleur, la colère,
faisait oublier tous les maux ; une dose au cratère empêchait tout le jour quiconque en avait bu
de verser une larme […]. Remède ingénieux, dont la fille de Zeus avait eu le cadeau de la
femme de Thon, Polydamna d’Égypte : la glèbe de ce pays produit avec le blé mille simples
divers ; les uns des poisons, les autres, des remèdes ; pays de médecins, les plus savants du
monde » (Homère, Odyssée, IV, 220-223 et 227-232). Le geste d’Hélène est celui d’une déesse
puisqu’il guérit tous les maux, physiques et moraux.
La mention à l’Égypte, un tant soit peu idéalisée, et à Thon (Thônis) n’est pas fortuite.
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Consolatrice et guérisseuse, terrassant la vipère malfaisante … Hélène n’est pas sans
rappeler le mythe osirien. La légende raconte comment le jeune Horus, fils d’Isis et d’Osiris,
tente de se soustraire à la fureur de son oncle Seth. L’héritier légitime doit se réfugier dans les
immensités humides du Delta, étendues faites de papyrus et de roseaux, offrant des possibilités
de cachette et de dérobade. Hérodote raconte qu’« Isis le sauva en le cachant dans cette île
qu’on dit flottante à présent, lorsque Typhon (Seth) survint, parcourant l’univers à la recherche
du fils d’Osiris » (Hérodote, Histoires, II, 156). La vie d’Horus dans les marais du Delta est
rude ; il est mordu par un serpent et piqué par un scorpion. Un papyrus raconte comment Seth
mit le feu au fourré de papyrus dans lequel l’enfant se cache ; cet incendie pourrait être une
façon imagée d’exprimer la sensation de brûlure et de fièvre éprouvée par l’enfant piqué par
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des animaux venimeux (P. Brooklyn 47.218.84) . Mais grâce à sa mère, épouse aimante et
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mère protectrice (SCA 1093, SCA 972, SCA 978), le jeune dieu atteindra l’âge adulte et, « ses
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membres ayant forci, sa puissance ayant mûri
», il triomphera de Seth. Les stèles d’Horus
illustrent à merveille l’épisode dans lequel mythes et légendes s’accumulent pour se mettre au
service des hommes. Ces stèles guérisseuses représentent un Horus enfant debout sur deux
crocodiles en position de marche ; il porte la tresse de l’enfance et tient dans ses mains des
serpents, scorpions et autres animaux dangereux. Ces stèles pouvaient s’intégrer à une statue
couverte d’inscriptions et de représentations. Un bassin creusé dans le socle permettait de
recueillir l’eau dont on l’avait aspergé et qui était censée s’être chargée de la vertu guérisseuse
des formules et des images magiques sur lesquelles elle avait ruisselé. Identifié à Horus, le
bénéficiaire de ces soins miraculeux prodigués par Isis la grande magicienne était sain et sauf.
La fameuse Isis de Ras el-Soda et celle du «Canope» d’Hadrien à Tivoli sont représentées
étreignant un serpent de la main droite et posant le pied gauche sur un modèle réduit de
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crocodile .
Les étendues marécageuses de la frange littorale du Delta du Nil constituent l’espace
géographique dans lequel le mythe rencontre l’histoire. Hérodote raconte que Psammétique, roi
de Saïs, évincé du pouvoir, « avait été relégué dans les marais avec l’ordre de ne pas en
sortir ». C’est là qu’il rencontra, comme annoncé par un oracle, les « hommes de bronze »
(Hérodote, Histoires, II, 152), Cariens et Grecs qui lui permirent de réunifier l’Égypte sous son
autorité. En définitive, « si le marais mythique est l’asile inconfortable de la veuve et de
l’orphelin, des vaincus, des persécutés, il est en même temps la cachette sacrée où s’affirme,
dans la clandestinité, la survie du pouvoir pharaonique et où se prépare le triomphe de l’ordre
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national
». Aux époques tardives, les différentes théologies d’Horus se trouvent mêlées :
Horus, fils d’Isis, le petit Harpocrate que les bronzes figurent comme un enfant suçant son
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doigt, devient roi d’Égypte ; et Horus d’Edfou, dieu des espaces célestes, conquiert l’univers
pour Rê et doit vaincre les ennemis de l’Égypte. D’où aussi son assimilation à Apollon, « dieu
sauveur et guérisseur » (Eschyle, Agamemnon, v. 512-513) et divinité solaire dont le faucon est
l’oiseau sacré.
«Héraclès, homme des grandes entreprises et toujours en quête d’une démonstration de
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courage »
Héraclès en Égypte
De l’union d’Alcène et de Zeus,qui pour la séduire avait revêtu l’apparence d’Amphitryon son
mari, naquit Héraclès, héros pour le moins célèbre de la mythologie grecque. Sa vie sera
marquée par la volonté de vengeance d’Héra, la femme officielle de Zeus. Étrangler à mains
nues le lion monstrueux de la vallée de Némée, couper la tête de l’hydre du marais de Lerne,
capturer vivant le terrible sanglier du mont d’Érymanthe, nettoyer les écuries du roi Augias,
dompter le taureau furieux de Crète, ramener du monde des ténèbres le terrible Cerbère,
rapporter les pommes d’or des Hespérides… La force surhumaine d’Héraclès lui permit de
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surmonter toutes les épreuves imposées par l’épouse jalouse. Malgré les actes de violence et
de folie dont il est capable, confronté à des êtres veules et déloyaux, le héros se place du côté
de l’honnêteté, du courage et de la vertu. Mais victime de ses passions, Héraclès voulut se
sacrifier sur un bûcher pour mettre fin à ses terribles souffrances. Zeus l’enleva des flammes
pour l’emmener dans l’Olympe, le royaume des dieux, où il fut immortalisé et divinisé. Avant
cette apothéose et au cours de certains de ses douze travaux, le héros a rencontré bien
d’autres embûches, réalisé d’autres exploits et voyagé dans toute la Méditerranée, d’est en
ouest jusqu’au détroit où s’élèvent les Colonnes d’Héraclès/Hercule (détroit de Gibraltar). Les
toponymes Héracléia, Héracléion, sites d’installation de Grecs, conservent la trace de ses
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pérégrinations mythiques . Il est vrai que, d’après la légende, le onzième des travaux imposés
à Hercule, rapporter les pommes d’or des Hespérides, l’avait obligé à traverser l’Égypte. Après
avoir tué le dragon qui gardait le verger, trompé le géant Atlas établi en Libye, vaincu Antée et
capturé la grappe de Pygmée qui avait tenté de l’enchaîner, il profita de son passage par
l’Oasis d’Ammon pour sacrifier à son père Zeus… «À la suite de quoi », il rejoignit la
Méditerranée, et la première ville riveraine du Nil qu’il rencontra « fut appelée Héracléion ».
Ici s’élevait un temple d’Héraclès. Hérodote nous parle de ce sanctuaire qui avait le
privilège d’accorder l’asile. C’est là que Pâris et Hélène, fuyant la Laconie pour vivre leur
amour, se réfugièrent (Hérodote, Histoires, II, 113).
Les anecdotes qui décrivent le voyage égyptien du demi-dieu demeurent floues et parfois
contradictoires. Osiris pharaon lui aurait confié le gouvernement de la Libye et de l’Éthiopie.
Bâtisseur de digues, Héraclès aurait protégé la vallée des effets néfastes de trop fortes crues.
Le texte de Diodore offre un curieux mélange de légendes grecques et égyptiennes : « On était
là quand le Nil, dit-on, au moment où se levait l’étoile Sirius et où il est d’ordinaire au plus fort
de sa crue, rompit ses digues et inonda une grande partie de l’Égypte, s’attaquant surtout à la
partie dont Prométhée était en charge ; presque tous les habitants de cette région furent
anéantis et Prométhée faillit se tuer de chagrin. L’intensité et la violence du courant qui s’était
précipité valurent au fleuve le nom d’Aigle, mais Héraclès, homme des grandes entreprises et
toujours en quête d’une démonstration de courage, eut tôt fait de contenir le débordement
survenu et de détourner le fleuve en le ramenant dans son lit antérieur. Aussi quelques poètes
grecs ont-ils fait entrer ce haut fait dans la légende, celle où Héraclès a tué l’aigle qui dévorait le
foie de Prométhée. Le fleuve avait pour plus ancien nom Océan, par la suite, dit-on, son
débordement lui valut le nom d’Aigle et plus tard il fut aussi dénommé Égyptos, d’après celui qui
avait régné sur le pays ; en témoigne le poète qui dit : “J’arrêtais les navires recourbés aux
deux bouts, dans le fleuve Égyptos” [Odyssée, XIV, 258]. Car le fleuve se jette dans la mer vers
l’endroit appelé Thônis, et c’est l’ancien comptoir commercial de l’Égypte ; le fleuve a reçu son
dernier nom, qu’il a actuellement, d’après Nilée qui y régna » (Diodore, Bibliothèque historique,
I, 19, 1-4).
Selon certains récits, Héraclès était d’origine égyptienne (Hérodote, Histoires, II, 43-44).
Pausanias rapporte qu’Héraclès d’Égypte vint à Delphes. En dehors de ces mentions, on
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connaît la légende du roi Busiris qui tuait les étrangers sur l’autel de Zeus (Amon) jusqu’au jour
où Héraclès se chargea de lui faire subir le même supplice. Il semblerait que cette légende
dérive d’exécutions rituelles des fauteurs de troubles, c’est-à-dire les auxiliaires d’Apophis, le
serpent géant qui menace continuellement d’avaler le Soleil, ou encore les complices de Seth,
l’assassin d’Osiris son frère. Ces exécutions se produisaient à proximité d’une « Maison
d’Osiris », une Pusiris, transformée par les Grecs en Bousiris, en latin Busiris. D’après les
études de Jean Yoyotte, on peut raisonnablement penser à la Maison d’Osiris de Canope, à
proximité de la frontière, où il est possible que des étrangers aient été arrêtés et exécutés, faits
dont la légende conserverait la trace.
Khonsou l’Enfant, l’Héraclès égyptien et Amon du Gereb
À Héracléion s’élevait donc un sanctuaire dédié à Héraclès, que les Grecs avaient assimilé à
Khonsou, fils d’Amon. Cette identification pourra surprendre si nous ne voyons dans cette figure
divine que le dieu lunaire, représenté anthropomorphe à tête de faucon et couronné du disque
lunaire (SCA 387). Khonsou était aussi et surtout le dieu-enfant de la triade d’Amon, Mout,
e
Khonsou à partir de la XVIII dynastie à Karnak où un vaste temple lui est consacré. Or, le jeu
de l’interpretatio graeca et de l’interpretatio aegyptiaca des divinités assimila Amon à Zeus,
Mout à Héra et Khonsou à Héraclès. Ce tour de passe-passe permit aux Grecs de voir dans
« Khonsou l’Enfant » une image du héros de légende qui avait fait étape dans cette partie du
Delta. « Khonsou l’Enfant » était une de ces apparences spécifiquement infantiles en lesquelles
tous les dieux-fils d’Égypte furent doublés par un Harpocrate, un « Horus enfant », dont le culte
connut une grande popularité aux époques tardives (SCA 1022, 1059, 1008, 925, 917, 423,
995).
Khonsou était donc Héraclès sous son nom grec, à ce point qu’à l’époque romaine les
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figurines le représentent armé comme la fameuse statue du héros de l’Hellade . L’enfant divin
était coiffé du cimier complexe appelé hemhem, posé sur le cache perruque némès. Le
hemhem est constitué de trois faisceaux de roseaux surmontés chacun d’un soleil, dressés sur
les cornes torsadées de bélier et flanqués de part et d’autre d’une plume d’autruche et d’un
cobra uræus. Confirmant cette hypothèse, l’IEASM a retrouvé, dans le grand temenos
d’Héracléion, quelques souvenirs du dieu-fils, auquel il convient raisonnablement d’attribuer la
petite chapelle monolithe de granite (SCA 456) trouvée non loin de la grande dont l’attribution à
Amon, le père, est assurée (SCA 457). En outre, un vestige important de l’idole qui était jadis
installée dans ce petit naos a été recueilli, errant à quelque distance dans l’aire du grand
temenos : un némès surmonté du hemhem (SCA 401).
Le décret bilingue dit «de Canope» évoque dans sa version hiéroglyphique une ville de
cette région canopique possédant le temple de « l’Amon du Gereb ». Ce toponyme est traduit
dans la version grecque comme « la ville d’Héracléion ». La découverte d’un naos portant une
dédicace au « noble dieu de la Maison de Réjouissance », c’est-à-dire le palais du roi des
dieux, Amon, confirme l’identification du sanctuaire et apporte donc aussi le nom grec de la ville
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qui le possédait : Héracléion. « Amon du Gereb » était la forme particulière de ce dieu principal
du panthéon égyptien qui transmettait au nouveau Pharaon l’inventaire de son royaume
terrestre et céleste. Son sanctuaire était un lieu où s’exerçaient les rites de fondement du
pouvoir du nouveau Pharaon sur l’univers créé, assurant ainsi la continuité dynastique. Les rois
Ptolémées, qui se disaient descendants « du côté paternel d’Héraclès, fils de Zeus, et du côté
maternel de Dionysos, fils de Zeus », couvrirent ce temple de leurs bienfaits. Pharaons d’origine
étrangère, ils trouvèrent dans le jeu de l’interpretatio graeca et de l’interpretatio aegyptiaca qui
avait assimilé Zeus à Amon, Héraclès à Khonsou fils d’Amon et Dionysos à Osiris, et dans ces
liens mystiques tissés entre les cités de la région canopique, un formidable moyen de
légitimation du pouvoir.
Mais avant eux un autre étranger avait peut-être retrouvé son dieu ancestral à
l’embouchure canopique: le Phénicien Pumiyaton de Kition qui régna pendant un demi-siècle
(c. 392 à 362/361 av. J.-C.) et qui fut une figure marquante dans l’histoire complexe des
Chypriotes et dans le paysage politique du Proche-Orient à la fin de l’époque dite « perse ». En
témoigne cette monnaie en or, l’hémistatère (SCA 287), trouvée dans la façade nord du grand
temenos qui porte la seule image grecque du demi-dieu éponyme recueillie à Héracléion.
David Fabre
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1
Homère, Odyssée, XIX.
Chr. Froidefond, Plutarque, Isis et Osiris, Les Belles Lettres, Paris, 1992, p. 9.
3
Voir P. Faure, La Vie quotidienne des colons grecs de la mer Noire à l’Atlantique au siècle de Pythagore, VIe siècle
avant J.-C., Hachette, Paris, 1978. p. 135.
4
L. Basch, Le Musée imaginaire de la marine antique, Institut hellénique pour la préservation de la tradition nautique,
Athènes, 1987, p. 118-119.
5
Chr. Froidefond, op. cit., p. 30.
6
Selon l’expression de M. Détienne, Dionysos mis à mort, Gallimard, Paris, 1998, p. 42.
7
Mots attribués à Solon, dans Plutarque, Vies, Lycurgue, LIII.
8
É. Aubourg, S. Cauville, « En ce matin du 28 décembre 47 », dans Egyptian Religion of the Last Thousand Years,
Studies Dedicated to the Memory of Jan Quaegebeur, OLA 85, Peeters, Louvain, 1998, p. 769.
9
F. Chapoutier, Les Dioscures au service d’une déesse, Paris, 1935, p. 143.
10
Sur le rôle des serpents dans les développement de la légende d’Hélène en Égypte, voir Hérodote, Histoires III, 107110 ;
Pausanias, IX, 28, 2.
11
D. Meeks, « Un manuel de géographie religieuse du Delta », dans Akten des Vierten Internationalen Ägyptologen
Kongresses Mu!nchen 1985, SAK 3, Buske, 1989, p. 297-304.
12
Metternich, l. 50 : A. Klasens, A Magical Statue Base (Socle Behague) in the Museum of Antiquities at Leiden,
Rijksmuseum van Oudheden, Leyde,
1952, p. 10 ; D. Meeks, Les Dieux égyptiens, Hachette, Paris, 1995.
13
J.-C. Grenier, La Décoration statuaire du « Serapeum» du «Canope» de la Villa Adriana, Rome, Monumenti, Musei e
Gallerie Pontificie, École française de Rome, Rome, 1990, p. 28-30.
14
J. Yoyotte, P. Chuvin, « L’Égypte des marais », dans L’Égypte ancienne, L’Histoire, Le Seuil, Paris, 1996, p. 163.
15
Sur Harpocrate, voir A. Forgeau, « Horus enfant, quel nom ? quel champ d’action ? », BSFE 153, Société française
d’égyptologie, Paris, 2002, p. 6-23.
16
Diodore, Bibliothèque historique, I, 19, 1-4.
17
Voir P. Chuvin, La Mythologie grecque du premier homme à l’apothéose d’Héraclès, Librairie Arthème Fayard, Paris,
1992 ; C. Jourdain-Annequin, Héraclès aux portes du soir, Centre de recherches d’histoire ancienne, vol. 89, Université
de Besançon, Besançon, 1989 ; C. Bonnet, C. Jourdain-Annequin (éd.), Actes du colloque « Héraclès d’une rive à
l’autre de la Méditerranée », Rome octobre 1990, Bruxelles, Rome, 1990.
18 Voir par exemple la figurine en albâtre conservée au musée du Louvre (Inv. E 10793), reproduite dans L’Égypte
romaine. L’autre Égypte, catalogue de l’exposition au musée d’Archéologie méditerranéenne, Marseille, 1997, p. 219.
2
Source : David Fabre dans Fr. Goddio, D. Fabre (éd.), Trésors engloutis d’Égypte, Catalogue de l’exposition présentée
au Grand Palais à Paris du 9 décembre 2006 au 16 mars 2007, Paris, 2006, pp. 68-77.

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