Het TheaterFestival Vlaanderen 2016 State of the Union – Wouter

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Het TheaterFestival Vlaanderen 2016 State of the Union – Wouter
Het TheaterFestival Vlaanderen 2016
State of the Union – Wouter Hillaert1 (25/08/2016)
Traduction française par Nathalie Capart
Le temps est au changement
Plaidoyer en faveur de la radicalisation
Et si, pour une fois, on ne parlait pas de subsides ? Vous savez, ce drôle de sport dont les
résultats sont finalement inversement proportionnels à l'énergie investie ? Ce petit coup de
pouce qui aide, au mieux, à faire du sur place. Ce truc sournois qui nous distrait de ce dont il
retourne vraiment. On ne parlera donc pas de ces subsides. Non, ils ne nous obsèdent pas.
Démarrons plutôt avec un quiz. Trois questions. On a le droit de copier sur son voisin.
Un : Quand, pour la dernière fois, vous êtes-vous lancé(e) malgré la peur, parce que vous sentiez
qu'il le fallait ?
Deux : Quelles étaient vos convictions, quand vous avez commencé à travailler dans le milieu du
théâtre ? Qu'est-ce qui vous attirait tellement ?
Trois : Faut-il nécessairement opposer alliance et liberté ?
Chers amis et amies du théâtre,
On m'a proposé de faire le « State of the Union ». Je me suis aussitôt dit : quelle union ? J'ai fait
quelques recherches. Une union est une alliance entre plusieurs entités ayant un objectif
commun tout en restant indépendantes. Quel est donc l'objectif commun qui nous relie ? Et
quelles sont les limites de notre indépendance ? Il me semble que si nous sommes confrontés à
quelque chose aujourd'hui, en tant qu'être humain, en tant que secteur, en tant que société, c'est
justement la tension entre ces deux questions. Quel est l'objectif commun qui nous relie ? Et
quelles sont les limites de notre indépendance ?
Dans le monde du théâtre, la réponse a longtemps été claire et évidente : l'objectif qui nous relie,
c'est notre indépendance. C'était l'époque des Grands Talents, qui rompaient radicalement avec
les grands récits, les formules toutes faites, les barrières disciplinaires, les sacro-saintes lois de
la pièce et de l'auteur. J'imagine qu'il s'agissait de liberté. Et c'est précisément pour cet artiste
libre que les insoumis et autres organisateurs, tous aussi enthousiastes les uns que les autres,
ont fondé en un rien de temps leur propre circuit, les kunstencentra2. C'était encore une union :
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Le Theaterfestival Vlaanderen, dont l’édition 2016 s’est tenue du 25 août au 4 septembre, est une sélection par un
jury professionnel des productions les plus intéressantes et créatrices de tendances de la saison écoulée. Il est de
coutume que le festival débute par le « State of the Union » prononcé par une personne renommée du secteur
culturel. Wouter Hillaert, dont ce fut l’honneur cette année, est, pour sa part, critique d’art et journaliste, mais
également l’un des initiateurs du mouvement citoyen Hart boven Hard.
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Les kunstencentra, littéralement « centres d’art » en français, sont des dispositifs définis dans le Kunstendecreet
comme des « organisations ayant pour mission principale de suivre les évolutions au niveau de la production
artistique nationale et/ou internationale par le biais de la création, de la présentation, de la réflexion et/ou de la
médiation des publics ».
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fuck les théâtres classiques, vive notre indépendance. Critiques et universitaires se sont joints au
mouvement, et même la jeune Communauté flamande a joué la carte du renouveau, y percevant
le reflet de sa propre attirance pour l'autonomie culturelle. L'objectif commun : libérer le
pouvoir, être son propre maître.
Je n'étais pas présent. Je suis l'une des rares exceptions à prononcer un State of the Union sans
avoir été présent. Mais ma génération en a entendu parler. Le mythe originel de notre théâtre, la
Grande Libération, le coup de pied indispensable dans la morale et l'idéologie, l'autonomie
artistique, surtout, et le fait que « monter sur scène est par définition politique » ... C'est ainsi que
cela nous a été transmis. Quelle époque, ces années 80 !
Mais qu'est donc devenue cette liberté ? Sur scène, il semble qu'elle soit totalement acquise. On
peut même maintenant jouer son spectacle à l'envers ou le texte à la main, danser quand on ne
sait pas danser ou au besoin réduire un truc de 24 heures en 2h40. On ne manque pas
d'imagination. C'est l'inspiration sans frontières. Généralement, c'est satisfaisant ou bon, voire
très bon.
Ce qui est dingue, c'est que ce qui se passe autour de la scène n'a pas suivi. Loin de là, même. Où
sont donc la pensée libre et l'imagination, au niveau de l'organisation du théâtre ? Au plus nous
défendons un regard alternatif sur scène, au plus nos structures procèdent comme le reste du
monde : le travail acharné comme règle de base, les avions à tire-larigot et, de préférence, un
type au sommet et les basanés à l'extérieur.
Nous faisons de notre mieux, bien sûr. Mais quelque chose cloche, tout de même, n'est-ce pas ?
Prenez cet artiste libre dont on nous a parlé, toutes ces années. Que représente-t-il encore, dans
notre système ? On a de plus en plus l'impression que la liberté artistique est un grand privilège
réservé à ceux qui se trouvaient là au bon moment pour monter leur propre structure ou
s'emparer d'un grand théâtre. Ou de deux ou trois théâtres, allez. Pour un salaire équivalent à ce
qui permet à d'autres de faire tourner toute une compagnie. On dirait que certains de ces Grands
Talents d'autrefois sont aujourd'hui surtout devenus de Grands Egos, des rois de la liberté avec
une cour qui se plie en quatre. Pour tous ceux qui sont arrivés après, la liberté artistique est
plutôt quelque chose qui s'intercale vite vite entre la poire et le fromage, entre les rendez-vous
avec les six, sept ou huit coproducteurs. Si l'un est d'accord, on peut parler avec l'autre, « mais la
première est à nous ». La marque de la maison, la puissance des moyens passe désormais avant
le travail des artistes.
Notre travail cadre-t-il encore avec nos paroles et nos valeurs ? On dirait parfois que notre zone
de liberté glorieusement acquise ne dépasse pas la porte du local de répétition. Une fois au
bureau, l'artiste libre dans notre tête cède aisément la place au petit politicien qui, tel un chien
de garde, nous lèche l'oreille en permanence. « Tais-toi, les subsides vont arriver. » « Vis selon
tes moyens ! » « Suis-je suffisamment mis en valeur ? » C'est comme vite enfiler un peignoir de
bain au moment de saluer, après avoir fait tout son spectacle en costume d'Adam. La petite pièce
est terminée, merci pour les applaudissements. En tant qu'artiste, on fait le foufou, mais, en tant
que citoyen, on se comporte comme il faut.
C'est comme cela qu'on nous aime. Comme le rossignol dans sa cage dorée ou l'enfant qui crie
derrière les barreaux de son parc, en sécurité. Le sirtaki des quéquettes nues ? Allez-y, on sera
tous là, parce que, chez nous, à la maison, on ne peut pas. C'est à ça que servent les artistes. Un
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rire, une larme, et hop, on peut continuer comme si de rien n'était. Cet effet sur la salle vous
paraît suffisant ? Parce que ce n'est pas ce qui nous motivait, quand nous avons commencé à
faire du théâtre ! Ce qui nous importait, c'était de donner un coup de pied dans la fourmilière,
c'était l'authenticité. Au théâtre, on pouvait être pleinement soi-même en devenant quelque
chose d'autre. Matérialiser la liberté que le système avait perdu.
Et qu'avons-nous, maintenant ? Une politique publique de tolérance, des demi-mesures. Tout le
monde un petit peu et le reste, supprimé. Où étions-nous, il y a un an, lorsque les subventions à
projets ont été plumées ? Et qu'allons-nous entreprendre, après la coupe de subsides de cet été ?
Nous transposons Caligula au théâtre avec beaucoup de panache mais ressemblons davantage
aux patriciens peureux qui se laissent casser un œuf sur la tête3. Ce qu'on déclame dans les
foyers et durant les journées d'études me fait penser à La Famille Van Paemel4 qui se lamente
autour de la table de la cuisine pour ensuite se répandre en humbles courbettes. Un rire, une
larme, et hop on peut continuer comme si de rien n'était.
Notre secteur n'est pas le seul concerné. Les politiques qui expriment franchement ce qu'ils
pensent de leur boulot le disent également : les choses ne se passent pas comme elles devraient,
mais elles sont ce qu'elles sont. Même son de cloche chez les universitaires : il faudrait arrêter,
mais on continue. Sans parler des journalistes. Voilà comment on se retrouve avec un homme
politique qui ne croit plus vraiment en ce qu'il fait rétorquant devant la caméra d'un journaliste
tv qui ne croit plus non plus vraiment en ce qu'il fait que tout va pour le mieux dans le meilleur
des mondes. C'est à pleurer, non ? Nous sommes tous tellement paumés, loin de ce qui nous
importait tant, au départ. Comme si plus personne n'était maître de son honnêteté. Comme si la
société toute entière était en train de nager et de cuire dans une suspension of disbelief5. Nous
savons que quelque chose cloche, mais on s'en accommode. Comment les gens devant leur petit
écran pourraient-ils continuer à y croire, alors même que notre société si « éclairée » est pilotée
par des personnes dont la lumière s'est secrètement éteinte ?
Je trouve que l'on voit aussi cela souvent sur scène, dans nos théâtres, malgré la liberté et la
gaieté apparentes. Nous sommes devenus un champ où Tchekhov ne nous parle plus du désir de
Moscou mais d'une apathie lugubre sur fond de décor décrépi. Un champ où nous ne cessons de
nous accrocher à nos périodes de guerre, comme si c'était la dernière fois que quelque chose de
vraiment important était survenu, il y a 100 ans. Avec de l'ingéniosité, nous arrivons au mieux à
répartir le problème, à remuer le couteau dans la plaie, à analyser le déficit : de l'hypocrisie de la
bourgeoisie et de la faillite de l'amour à l'éternelle perversion du pouvoir. Mais où est la
perspective sur la voie à suivre ? Où est la foi dans la capacité d'action des gens ? Qu'avons-nous
à leur offrir de plus que notre propre impuissance ?
J'aimerais partager deux perspectives, histoire de rallumer la lumière.
Avec un tel point de départ, on ne peut faire que monter.
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Il s’agit ici d’une référence à une adaptation de Caligula, par Guy Cassiers, au Toneelhuis à Anvers.
4
Het gezin Van Paemel est un film belge réalisé par Paul Cammermans, sorti en 1987.
5
Suspension of disbelief, pouvant être traduit comme la suspension consentie de l’incrédulité, est l’opération mentale
par laquelle le spectateur accepte de mettre son scepticisme de côté pendant sa confrontation à une œuvre.
3
1.
Radicalisez-vous !
Si la radicalisation de quelques éléments détachés est aujourd'hui un problème, la
déradicalisation de tous les autres me semble être un problème encore plus important. Qu'on
parle de « grisonnement », de « vieillissement » ou même de « paralysie ». Car nous vivons une
époque radicale, inutile de vous le rappeler. Nous sommes à un point de basculement. Pour
l'environnement, pour l'égalité sociale, pour la qualité de vie dans nos villes, pour la richesse
culturelle. Va-t-on laisser le bazar exploser, ou va-t-on tenter de l'arranger ? J'ai bien peur
qu'aujourd'hui ce soit l'un ou l'autre. Ce n'est plus le moment de faire dans la nuance et de peser
sans fin le pour et le contre. Et si on choisit d'arranger les choses, ce n'est vraiment plus par pitié
pour les pauvres types qui ont eu moins de chance. Non, aujourd'hui, il s'agit aussi de notre
survie à nous, et des valeurs que nous défendons dans notre travail. Nous sommes tous dans le
même bain.
En cette époque qui se radicalise, nous ne pouvons tout de même pas continuer à agir comme si
de rien n'était ? Ce serait comme continuer obstinément à avancer tout droit alors que le chemin
tourne ou bifurque. Cela mène au mur ou au précipice, mais pas à la survie. Se radicaliser, donc,
contre ce grand Statu Quo vieillissant. Je ne parle pas tant de la scène. Nous sommes déjà passés
par cette phase, cette liberté est acquise, et prendre le public à rebrousse-poil s'apparente de
plus en plus à un geste creux. Quand je parle de radicalisation, je parle plutôt de nos
organisations. Il y a des exemples. Comme le KVS qui, à l'occasion de Tok Toc Knock, s'est installé
dans les quartiers de Bruxelles, avec bureaux et tout. Comme Extra City, qui veut introduire un
modèle de gestion du personnel horizontal, ou Theater Zuidplein, à Rotterdam, qui, grâce à un
choix radical en faveur de la co-programmation, est passé du petit théâtre aux salles désertées
au centre culturel animé. L'innovation, ce n'est pas que la digitalisation et le financement
complémentaire.
Ce dont nous avons besoin, c'est d'une deuxième Vague Flamande, qui touche nos institutions.
Pourquoi aussi ne pas considérer notre organisation comme un acte culturel plutôt que comme
une entreprise facilitatrice ? En été, confiez les clés à une bande de jeunes artistes urbains, et
voyez ce qu'il advient. Transformez votre festival en camp de réfugiés temporaire. Présentez un
seul dossier unique de demande de subsides pour cinq ans, avec l'ensemble du secteur. Je suis
sérieux. Limitez l'accès à votre spectacle aux personnes accompagnées d'une personne d'une
autre couleur de peau. Pendant toute une année, ne programmez que des émissions d’actualité
alternatives.
Où est la naïveté ? Où est la fantaisie ? Si la radicalisation ne fonctionne pas, essayez plus de fun,
plus de joie de vivre ! Ce dont nous avons besoin, ce n'est pas d'une autre concertation avec oKo6
mais d'un grand tournoi de foot. Tout le monde reçoit un goal dont la taille équivaut au montant
des subsides perçus. Et seuls les directeurs et les collaboratrices de sexe féminin peuvent
marquer. Ou nous kidnappons le ministre. Cela me paraît passionnant.
Nous sommes devenus si terriblement professionnels et prévisibles. Auparavant, n'étions-nous
pas les radicaux ? Les pionniers ? Les grands challengers du bon sens ? Ceux qui faisaient les
choses autrement ? Quand va-t-on à nouveau oser se lancer au lieu d'avoir peur et de reculer,
même si on ignore où cela va nous mener, tout simplement parce qu'on le sent, parce qu'il le
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oKo (Overleg Kunstenorganisaties) est la Fédération Flamande des Employeurs dans le secteur du spectacle vivant,
de la musique et des arts plastiques
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faut ? Si nous ne le faisons pas, qui ? Le mot « radicalisation » vient du latin « radix », racine. Se
radicaliser, c'est revenir à ses racines. Ce n'est pas dire adieu à la nuance. C'est oser s'exprimer
et réfléchir en conséquence. Donc, où en étions-nous ? Si les institutions opéraient aussi
librement que les artistes sur scène, nos actions correspondraient davantage aux grandes
paroles et valeurs de nos brochures, interviews et déclarations. Se radicaliser n'est pas cumuler,
Johan, mais faire un choix conscient et le suivre à fond. Choisir de façon substantielle, pour
redevenir substantiel.
Tout dossier de demande de subsides devrait répondre à cette question clé : en quoi votre
pratique, votre organisation, votre institution est-elle radicale ? Pour moi, vous pouvez oublier
tout mon State of the Union et ne retenir que cet appel et commencer par une radicalisation par
saison. Un bon point à mettre à l'ordre du jour de la prochaine réunion d'équipe lundi prochain.
2.
Associez-vous !
« Het wordt tijd », écrivait le poète Eddy van Vliet suite au « dimanche noir7 » de 1991, il y a
précisément 25 ans. « Het wordt tijd dat wij orde op zaken stellen. De woede verzamelen. Een
republiek voorspellen. (…) Het wordt tijd dat wij de vette gans van de zakelijkheid villen. (…) Dat
wij prikkeldraad om ons heen zetten en met rode letters op groen vlak verkondigen:
Ontoegankelijk. Herstel van landschap. Een decennium is voorbij. »
Ce dont il est temps, aujourd'hui, c'est de former une nouvelle union. Je suis loin d'être le
premier à le dire, mais nous nous laissons détruire, faute d'une combativité et d'une lutte
communes. Peut-être parce que nous nous sommes tous mis à penser un peu trop
indépendamment les uns des autres, parce que nous nous sommes justement tous un petit peu
trop libérés de tout ce qui sent l'idéologie. Nous sommes aussi encore si réactifs (une autre
marque tenace des années 80). Tout au fond de nous, nous continuons de penser en termes de
déconstruction, d'idée de la marge, de démasquage de l'existant. Notre état naturel reste de nous
tenir prêts dans les bosquets à tirer sur tout ce qui bouge. Mais les années 80, c'est terminé ! Il
est temps de passer à autre chose !
En cette époque radicale, notre unité ne repose plus sur notre indépendance mais notre
indépendance repose sur notre unité. Nous ne nous en tirerons qu'ensemble. Quels sont nos
plans pour notre politique culturelle ? De quel paysage rêvons-nous ? Contre quoi allons-nous
nous battre, tous ensemble, au lieu de chacun lever le doigt dans son coin pour quémander
l'attention du ministre ? Bienvenue à notre deuxième Cultuurparlement van de Lage Landen, qui
aura lieu le 4 septembre à Amsterdam. C'est là que nous devons nous montrer radical. Non plus
dans notre liberté, mais dans notre lien. Donc enterrez vos égos, virez le petit politicien logé
dans votre oreille et faites vraiment de la politique. Et je dis cela au sens le plus large qui soit :
« assumer la responsabilité de la manière dont l'ordre existant peut être changé ». Pas seulement
comme de tristes rossignols, chacun dans sa petite cage, mais comme une volée d'hirondelles
libres en plein air. Unis.
Comme objectif commun, je pense à un mot : la solidarité. Et à deux directions : vers l'intérieur
et vers l'extérieur. A l'intérieur, nous devrions finalement tous ensemble faire un travail de
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Surnom donné aux élections belges du 24 novembre 1991, où l’extrême-droite, représentée par le parti du Vlaams
Blok, a rencontré une très forte progression de ses voix.
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rajeunissement et de coloration. De nouvelles voix. Des forces toutes fraîches. « Et qui pourrait
donc nous faire tomber du trône ? », ai-je une fois entendu déclarer l'un de nos Grands Talents à
la radio. « Je ne vois personne ! » Le problème, cher Jan, ce n'est pas la succession, mais le trône
lui-même. La plupart des artistes dans la vingtaine ou la trentaine s'intéressent à d'autres choses
qu'à la salle du trône, comme camper dans la réalité urbaine, les nouvelles formes de
collaboration, la co-création, trouver une nouvelle perspective après la grande démolition, l'art
pour l'autre.
Je peux m'imaginer que cela soit imperceptible, vu depuis les hauteurs de la salle du trône, mais
le basculement est en cours. De la pensée pyramidale aux réseaux. De la salle silencieuse à la
place polyphonique. De la liberté au lien. Derrière le dos des Grands Talents, la nouvelle
génération ramasse les débris. Elle veut à nouveau se battre pour quelque chose, offre volontiers
de la place aux indésirables, s'organise autrement et ouvre tout grand les portes du théâtre ou
les referme définitivement derrière elle. Sa boussole est orientée sur les questions actuelles,
pour les réponses futures. Hier, c'est du passé. Le temps est au changement. Pour moi, l'un des
grands gestes de ces dernières années est le retrait de Lucas Vandervost de la compagnie de
théâtre De Tijd, en faveur des jeunes de De Nieuwe Tijd. Laisser la place pourrait bien être le
summum de la radicalisation. Pensez-y.
J'attends aussi avec impatience cette campagne collective réclamant au minimum un
doublement de la cagnotte des subsides à projets. Vraiment, tout le monde y gagnerait : le jeune
talent, les nombreux fonctionnements structurels supprimés et les institutions productrices qui,
sinon, devront elles-mêmes assurer ce soutien. ‘Ik kies voor kunst’8 était une bonne répétition
générale. Maintenant il faut s'y mettre sérieusement. Prendre son envol, toute la volée. Il nous
suffit de parler au public. Ensemble, nous touchons à peu près la moitié du pays.
Mais la solidarité de notre nouvelle union doit aussi se tourner vers l'extérieur. Vous vous
demandiez sûrement où c'était passé. Je vais terminer. Lors de sa lecture à l'occasion de la
réception du prix Erasme, en 2014, Frie Leysen a fait une analyse très précise de ce qui a mal
tourné dans le monde des arts et en politique. Elle a aussi fait une proposition : « Ne devrionsnous pas, à l'instar de la baleine, reculer de quelques pas, prendre un peu de distance, retourner
à la mer, en quête d'un biotope plus adapté pour retrouver notre combativité ? » Frie Leysen
proposait un grand repli. J'ose plaider pour un grand envol, groupé, vers l'avant. Fini chacun son
petit domaine, chacun son petit nombril. Car ce ne sont pas les énièmes décisions de subsides de
notre ministre de la culture qui vont nous démolir mais bien le soubassement idéologique de la
politique en général et qui concerne tout le monde.
Est-ce normal que notre Secrétaire d'Etat à l'Asile s’exprime invariablement sur son domaine
d'action avec ces mots pleins de sagesse : « Je n'arrive pas à les faire partir » ? Est-ce normal
qu'une maison de repos coûte aujourd'hui environ 1800 euros par mois, alors que la pension
moyenne plafonne à 1200 euros ? Est-ce normal que le travail social soit, dans cette ville, bientôt
lancé sur le marché ? L'entreprise commerciale présentant la meilleure offre pour assister les
citoyens défavorisés l'emportera. Voilà donc ce qui résulte aujourd'hui de nos valeurs
occidentales éclairées, auxquelles ces nouveaux belges doivent au final apprendre à s'adapter.
Celui ou celle qui trouve cela normal pourrait bien être le suivant ou la suivante à être
ébranlé(e). A notre époque, déradicalisation et désinvestissement vont de pair. Qu'allons-nous
faire ?
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‘Ik kies voor kunst’ est une campagne de sensibilisation lancée en 2014 à la veille des élections et commune à tout le
secteur des arts en Flandre.
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Chers amis et amies du théâtre,
Chère union,
Je ne suis qu'un petit curé, et je ne crois pas aux miracles. Mais ce à quoi j'en appelle ici, depuis
ma chaire, est tout à fait possible. Le lien peut fonctionner. Y compris pour notre secteur. Avec
Hart boven Hard, j'ai pris conscience de deux choses. Tout d'abord que le théâtre a une puissance
d'une force énorme, pour s'adresser aux gens, comparé à l'attirail des pamphlets, discours,
banderoles et manifestations. L'artiste accède directement à l'âme de l'être humain, plutôt
qu'aux convictions du citoyen. L'émotion est votre plus grande arme. La seule question est de
savoir à quoi l'employer.
Deuxièmement que la société civile est fortement en demande de fantaisie, d'enthousiasme et
d'artistes. Des ONGs et syndicats au secteur social. Eux aussi sentent que cela coince quelque
part. A quasi chaque réunion de Hart boven Hard, un appel était lancé aux artistes. Je n'exagère
pas. Nous n'en sommes vraiment pas suffisamment conscients. Il n'y a pas que des politiques qui
ne comprennent pas et des râleurs qui crachent leur venin sur les forums en ligne. Il y a aussi
plein de gens qui font chaque jour ce que nous faisons : se battre pour quelque chose d'autre.
Nous partageons le même rêve : favoriser la liberté dans un système qui menace de renoncer à
cette liberté propre à l'homme. Cependant, ils n'ont souvent pas le temps et ce luxe que nous
avons par contre conquis : accéder librement à l'imagination, à l'émotion, à l'esthétique.
Seuls, ils n'y arriveront pas. Seuls, nous n'y arriverons pas. Si nous voulons garantir notre
indépendance collective, il va nous falloir nous unir. Radicalement !
Wouter Hillaert
25 août 2016
Cette traduction a été réalisée grâce au soutien du Réseau des Arts à Bruxelles.
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