Synthèse

Transcription

Synthèse
C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t'avertit, dés l'entrée, que je
ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n'y ai eu
aucune préoccupation de ton service, ni de ma gloire. Mes forces ne
sont pas capables d'un tel dessein. Je l’ai consacré à la commodité
particulière de mes parents et amis : afin, lorsqu’ils m’auront perdu (ce
qu'ils vont faire bientôt) ils puissent y retrouver certains traits de mes
façons naturelles d’être et de mon caractère, et que par ce moyen ils
développent, plus entièrement et plus vivement, la connaissance qu'ils
ont eue de moi. Si c'eût été pour rechercher la faveur du monde, je me
serais mieux paré et me présenterais avec une démarche étudiée. Je
veux qu'on m'y voie en ma façon d’être simple, naturelle et ordinaire,
sans recherche et artifice : car c'est moi que je peins. Mes défauts s'y
liront sur le vif, ainsi que ma manière d’être naturelle, autant que la
respect humain me l'a permis. Si j’avais été parmi ces peuples qui vivent
encore, dit-on, sous la douce liberté des premières lois de nature, je
t'assure que je me serais très volontiers peint tout entier dans mon livre,
et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : il
n’est pas raisonnable que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si
vain. Adieu donc ; de Montaigne, ce premier de mars mil cinq cent
quatre vingts.
Montaigne, Essais, 1580
Madame Potter-Daniau – année scolaire 2014-2015
Première L
Texte 1: Avertissement au lecteur.
Introduction
Montaigne écrivit les Essais sur une période assez longue de 1571 à 1592. Texte mouvant, il
porte la marque de l’évolution de son auteur, et connut trois éditions différentes dont la dernière fut
posthume. Il s’agit ici de l’avertissement au lecteur qui ouvre l’oeuvre.
Montaigne s'adresse à son lecteur, comme l'indique le titre, pour lui exposer son projet, avant
de le congédier. Cet avertissement paradoxal peut surprendre: à l'entrée du livre, le lecteur est invité à
le refermer, car il n'en est pas le destinataire et le sujet n’est pas important. Comment interpréter ce
paradoxe? S'agit-il d'une stratégie de séduction du lecteur? Comment Montaigne parvient-il
néanmoins à donner envie de lire son livre?
Eléments pour la lecture analytique
– Un pacte autobiographique?
Dès les premiers mots, Montaigne signifie son engagement moral envers le lecteur : "c'est un
livre de bonne foi, lecteur", c’est un constat qui ouvre l’oeuvre en entier en quelque mots, en
s'adressant directement au lecteur, sans distance.
Montaigne ne cesse d’affirmer l’authenticité de ce qu’il va dire. Cela correspond à ce que le
critique Philippe Lejeune en 1975 a appelé “le pacte autobiographique”. L’auteur d’une autobiographie
doit passer avec son lecteur un pacte, un contrat où il affirme dire la vérité.
Montaigne ici insiste sur l’absence d’artifice à trois reprises "mes façons naturelles », repris plus
loin par “ma manière d'être naturelle”, ou encore “ma façon d’être simple, naturelle et ordinaire, sans
contention ni artifice” - l’insistance se lit dans la répétition et l’accumulation d’adjectifs.
Cette idée est reprise à l’irréel du passé, "Si j’avais été parmi ces peuples qui vivent encore, diton, sous la douce liberté des premières lois de la nature, je t'assure que je me serais très volontiers
peint tout entier dans mon livre et tout nu” L’image de la nudité, associée à l’état de la nature, rend
extrêmement concrète d’authenticité. La seule limite que se fixe Montaigne, tient à la pudeur au
"respect humain”.
Cependant Montaigne est paradoxal: à la confiance à laquelle il devrait engager son lecteur, il
substitue un adieu. Un tel sujet, ne peut-être que “si frivole et si vain” (noter les adverbes intensifs).
Mais c’est également un trait d’ironie, car “ce sujet si frivole et si vain” est aussi très original “je suis
moi-même la matière de mon livre”. On perçoit que c’est aussi l’humour d’une démarche originale qui
doit séduire le lecteur.
– L’humour
Ce texte est rempli de légèreté.
Dès le début, Montaigne donne la parole à son livre: “il t’avertit dès l’entrée..”
Puis, il ne cesse d’exclure le lecteur de son projet, tout en s’adressant à lui. La fin de l’ouvrage
est “domestique et privée”, repris plus loin, “je l’ai consacré à la commodité particulière de mes
parents et amis”.
Ensuite il nie toute entreprise de séduction du lecteur “je n’y ai eu aucune préoccupation de
ton service”, ce qui le conduit à donner de lui-même une image peu soignée: “Si c'eût été pour
rechercher la faveur du monde, je me serais mieux paré et je me présenterais avec une démarche
étudiée”. L’image de la démarche, du costume, exprime bien l'idée. L’irréel du passé nous permet
d’imaginer Montaigne peu soigné et peu séduisant. Il l’emploie à nouveau pour créer une situation qui
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Synthèse: l’avertissement au lecteur.
– Un projet original
Le projet est donc original: dès le titre qui renvoie à l'idée de tentative, de mise à l'épreuve,
loin de tout dogmatisme inhérent à l'écrit, mais aussi à celle de l'expérience, de la démonstration
expérimentale.
Mais aussi par l'omniprésence du "je", au centre du projet "je suis moi-même la matière de
mon livre”. Cela rejoint la pensée humaniste qui met l’homme au centre. Le livre est en quelque sorte
vivant, puisqu’il permettra à Montaigne de perdurer après sa mort - “lorsque ils m’auront perdu”.
Enfin, par le lien si particulier qu’il tisse avec son lecteur: entre proximité - adresse directe,
tutoiement, voire rudoiement “adieu” - et distance - le lecteur est congédié, il n’est pas le véritable
destinataire puisque le livre est destiné à ses “parents et amis”. Ce jeu avec le lecteur lui confère le
statut de proche, il se trouve finalement être l’ami dont il est question, dépositaire des derniers “traits”
de Montaigne laissés à la postérité.
Autres questions possibles:
D’après ce texte, quel est le projet de Montaigne dans les Essais?
Comment se présente Montaigne dans ce texte?
Qu’est-ce qui peut donner au lecteur envie de continuer le livre?
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fait sourire "Si javais été parmi ces peuples qui vivent encore, dit-on, sous la douce liberté des
premières lois de la nature, je t'assure que je me serais très volontiers peint tout entier dans mon livre
et tout nu ” Il est plaisant d’imaginer la métamorphose de Montaigne en “sauvage”.
Enfin, le lecteur est congédié brutalement à l’entrée du livre “Adieu, donc”, avec ironie, bien sûr.
Qu'il [le maItre] lui fasse tout passer par l'étamine et ne loge rien
dans sa tête par simple autorité et en abusant de sa confiance; que les
principes d'Aristote ne soient pas pour lui des principes, pas plus que
ceux des Stoïciens ou Epicuriens. Qu'on lui expose cette diversité de
jugements: il choisira s'il peut, sinon il en demeurera, entre eux, dans le
doute. Il n'y a que les sots qui soeint sûrs et déterminés.
Che non men che saper dubbiar m’aggrada* («Aussi bien que savoir
douter me plaît »)
Car s’il adopte les opinions de Xénophon et de Platon par son
propre jugement, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. Celui
qui suit un autre, ne suit rien. Il ne trouve rien, et même il ne cherche
rien. Non summus sub rege; sibi quisque se vindicet** («Nous ne
sommes pas sous la domination d'un roi; que chacun dispose de soimême »).
Qu'il sache ce qu'il sait, au moins. Il faut qu’il s’imbibe de leurs
façons de sentir et penser, non qu’il apprenne leurs préceptes; et qu’il
oublie hardiment, s’il veut, d’où il les tient, mais qu’il sache se les
approprier. La vérité et la raison sont communes à un chacun, et
n’appartiennent pas plus à celui qui les a dites la première fois qu’à celui
qui les dit après. Ce n'est non plus selon Platon que selon moi, puisque
lui et moi le comprenons et le voyons de la même façon.
Les abeilles pillotent de-ça de-là les fleurs, mais, après, elles en font
le miel, qui est entièrement leur; ce n'est plus thym ni marjolaine: de
même les emprunts faits à autrui, il les transformera et fondra ensemble
pour en faire un ouvrage entièrement sien, à savoir son jugement.
Emprunté à Dante, L'Enfer, chant XI / ** Sénèque, lettre 33:
Etamine; un filtre.
Pillotent : butinent.
*
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Texte 2: « De l’institution des enfants », I, 26 (adaptation André Lanly)
Eléments pour l’introduction.
Montaigne écrivit les Essais sur une période assez longue de 1571 à 1592. Texte mouvant, il
porte la marque de l’évolution de son auteur, et connut trois éditions différentes dont la dernière fut
posthume. Dans une époque en plein chamboulements culturels et encore très marquée par la main
mise de l’Eglise sur l’éducation, Montaigne, lui même un fruit de l’éducation humaniste pensée par son
père, propose à travers les Essais et dans le chapitre « De l’Institution des enfants, » une vision un peu
différente de celle ci, moderne et ouverte, qui s’attache à la formation du jugement par l’appropriation
des textes.
Dans l’extrait étudié, Montaigne s’adresse à son lecteur et en fait à tous les pédagogues de son
temps, pour les conseiller et les convaincre de suivre ses principes: ne pas utiliser d’argument
d’autorité, mais laisser libre l’élève de s’approprier les jugements et préceptes des auteurs.
Comment Montaigne parvient il ici à justifier cette nouvelle éducation? En quoi son argumentation
est-elle efficace?
– Une argumentation directe, et structurée
La thèse est énoncée dans le premier paragraphe: il ne faut pas utiliser d’arguments d’autorité
“ne loge rien dans sa tête par simple autorité et en abusant de sa confiance”. C’est à dire qu’aucune
opinion ne doit lui être imposée - sur la simple foi de son auteur.
L’accumulation de subjonctifs d’ordre se clôt pas une vérité générale “il n’y a que les sots qui
soient sûrs et déterminés” qui invite efficacement le lecteur au doute.
Suivent ensuite deux arguments complémentaires. Le premier, introduit par le connecteur
logique de cause “car”, met en avant la vacuité de “suivre” simplement les opinions d’autrui. Le
deuxième, qui se présente à nouveau par une suite de subjonctifs suivis de vérité générale, se clôt par
une image, celle des abeilles qui font le miel, pour mettre en avant l’idée que l’élève doit s’approprier
les auteurs pour faire son jugement.
On a donc mis en avant en premier la structure claire de son argumentation.
– Une argumentation concrète
Comme souvent dans les Essais, Montaigne appuie ses idées sur des images concrètes: ici au nombre
de trois.
D’abord “l’étamine”, (qui ne renvoie pas ici à la fleur, mais à une pièce de tissu très serré,
utilisée pour filtrer). Le mot est donc emprunté au domaine de la cuisine ou de la chimie et mime
bien l’action de tri auquel l’esprit de l’élève doit se livrer.
Ensuite, celle contenue dans le verbe ‘s’imbiber”: l’élève doit incorporer tous les préceptes
étudiés, pour les faire siens - comme une éponge.
Puis, celle du miel et des abeilles, filée sur une partie du dernier paragraphe. La lecture, la prise
de connaissance des auteurs est le fait de “pilloter” du “thym” ou de la “marjolaine” dont on fait son
“miel”, c’est à dire le jugement. La comparaison est explicitée clairement “de même”, et repris dans un
nouveau terme métaphorique “fondra” qui renvoie à l’artisanat des métaux.
On peut noter également celle contenu dans la citation de Sénèque, le “roi” autorité politique
(haïe des Romains), métaphore de l’autorité intellectuelle, du maître à penser.
De plus, “celui qui suit un autre, ne suit rien” rappelle la métaphore du cheval qui trotte
devant le maître pour que celui-ci puisse l’observer et ne pas le contraindre à suivre son rythme,
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Synthèse « De l’institution des enfants. »
– Une argumentation humaniste et originale
Les auteurs antiques: en bon humaniste, les auteurs dont il est question sont majoritairement
antiques. Aristote est un philosophe grec du IVème av JC dont l’oeuvre a couvert un très grand
nombre de domaines (science, art, logique etc…). Xénophon, philosophe et historien grec un peu
antérieur à Aristote et disciple de Socrate et enfin Platon, autre philosophe grec de la même époque,
lui aussi élève de Socrate, dont l’oeuvre explore des champs variés, de la philosophie pure à la
politique. Les Epicuriens et les Stoiciens sont deux écoles philosophiques grecques puis latines qui
s’opposent par leur conception du bonheur: pour les premiers, ils reposent sur le plaisir, né de
l’absence de trouble, alors que les deuxièmes le trouvent dans la vertu. Sénèque, philosophe latin du
1er siècle ap JC, est réputé être stoicien. Enfin, Dante est un poète italien du XIIIème siècle. Tous ces
auteurs ont pour point commun d’être justement des figures d’autorité, dont les oeuvres et la pensée
sont très respectées…
Et pourtant, dans ce texte, les élèves bien éduqués pourront choisir les préceptes qui les
intéressent pour les faire leurs. On perçoit ici l’audace du programme de Montaigne: ”les opinions de
Xénophons et Platon [...] ne seront plus les leurs, mais les siennes” . Les pronoms possessifs en
opposition binaire ici, viennent montrer l’appropriation par l’élève des réflexions. Le même type
d’exemple est employé plus loin “ce n’est non plus selon Platon, que selon moi, puisque lui et moi
comprenons et le voyons de la même façon”. L’élève et la figure d’autorité sont au même niveau et
forment le “nous”.
Une telle conception montre un optimisme très humaniste sur les capacités de chaque esprit
humain - “la vérité et la raison sont communes à un chacun”, on peut noter ici encore la vérité
générale- tout en acceptant, de façon paradoxale, le doute, le non-savoir. Le jugement humain se
caractérise donc par ses limites “il n’y a que les sots qui soient sûrs et déterminés” - on a noté déjà
l’efficacité de cette vérité générale, renforcée par les deux adjectifs. L’éducation n’est pas un
apprentissage “qu’il ne loge rien dans sa tête”, repris par la suite par “non qu’il apprenne leurs
préceptes” et même plus c’est un oubli des sources “qu’il oublie hardiment”. Le recours aux auteurs
antiques est donc indispensable pour nourrir la réflexion, mais Montaigne croit au progrès: le jugement
imbibé de tous ces préceptes ira aussi loin, voire plus.
Le texte lui-même est le fruit de l’éducation prônée: les sources variées - Sénèque, Dantecitées dans la langue sans même en mentionner l’origine, illustrent cette idée d’appropriation des
réflexions. Les Essais sont donc l’expression de ce jugement, nourri des auteurs antiques, mais qui
développe une pensée personnelle et originale en son temps.
En cela Montaigne s’oppose à Rabelais, qui dans Gargantua prône une éducation beaucoup plus
encyclopédique, fondée sur l’abondance des savoirs, la “tête bien pleine” tout autant que “bien faite”.
Autres questions possibles
En quoi ce texte est-il polémique?
En quoi ce texte est-il humaniste?
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développée dans un passage qui précède (“Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui”). Montaigne veut
dire que le professeur doit laisser son élève devant lui pour ne pas lui imposer des connaissances mais
bien le laisser prendre connaissance du savoir en lui montrant le chemin.
A travers ces images, les idées sont rendues bien plus claires et concrètes.
Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés,
ce ne sont que des relations familières nouées par quelque circonstance
ou quelque utilité, par le moyen de laquelle nos âmes se tiennent unies.
Dans l'amitié dont je parle, elles s’unissent et se fondent l'une en l'autre,
dans une union si totale qu'elles effacent la couture qui les a jointes et
ne la retrouvent plus. Si l’on me demande avec insistance de dire
pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en
répondant : « Parce que c'était lui, parce que c'était moi. »
Il y a, au-delà de tout mon exposé, et de tout ce que je puis dire
particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable qui vient du destin,
la médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant de nous être
vus, et même sur la foi de propos tenus [par des tiers] sur l’un et l’autre
d’entre nous qui produisaient plus d’effet qu’il n’est normal pour de
simples propos: je crois que le Ciel l’avait arrangé ainsi; nous nous
embrassions en entendant prononcer nos noms. Et lors notre première
rencontre, qui eut lieu par hasard en une grande fête et assemblée
d’une ville, nous nous trouvâmes si épris, si connus, si liés entre nous,
que rien dès lors ne nous fut si proche que nous l’étions l’un de l'autre. Il
écrivit une satire latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse
et explique la promptitude de notre entente amicale, si vite parvenue à
sa perfection. Devant si peu à durer, et ayant commencé si tard, (car
nous étions tous deux hommes faits, et lui ayant quelques années de
plus), elle n'avait pas à perdre de temps et à se régler sur le modèle des
amitiés faibles et conventionnelles pour lesquelles il faut tant de
précautions de longue et préalable fréquentation. Celle-ci n'a pas
d'autre modèle idéal que [celui qui vient] d'elle-même, et elle ne peut
être comparée qu’à elle même. Ce n'est pas un point de vue spécial [sur
l’amitié], ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c'est je ne sais quelle
quintessence de tout ce mélange, qui ayant saisi toute ma volonté,
l’amena se plonger et à perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa
volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, avec une faim,
avec une ardeur pareille. Je dis perdre, véritablement, nous ne nous
réservions rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien.
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Texte 3: « De l’amitié », I, 27 (adaptation André Lanly)
Introduction :
Cette amitié que Montaigne aborde et interroge dans ce texte joue un rôle central dans
l’écriture des Essais (1571-1592). Ses dialogues avec la Boétie étaient déterminants dans sa réflexion
voire dans la perception de lui-même, et sa mort restera pour Montaigne un évènement marquant et
particulièrement douloureux. Ce n’est que quelques années plus tard que l’auteur se retirera
définitivement de la vie publique et se consacrera au repos studieux, à l’otium studiosus, et à la
rédaction des Essais. Ainsi le décès de son ami peut être vu comme l’élément déclencheur de son
œuvre, passant d’un discours oral à une réflexion intériorisée. Mais comment l’auteur appréhende une
relation si déterminante sur le plan intellectuel ? Comment et par quels moyens réussit-il à restituer sa
pensée à ce sujet ?
– Une amitié extraordinaire
Montaigne met en avant son amitié singulière avec la Boétie en la distinguant des autres, plus
traditionnelles. Ainsi les deux premières phrases sont en opposition l’une par rapport à l’autre. La
première s’attache « à ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés », elle nie leur importance
et leur véracité en les restreignant par la forme restrictive : « ce ne sont que », les cantonnant à une
fonction simplement utilitaire : « quelque utilité, par le moyen ». Au contraire, l’amitié véritable décrite
dans la deuxième phrase est d’un tel degré de perfection que les deux amis sont dans un état de
symbiose, de fusion, comme le montre les termes « s’unissent, se fondent ». Plus loin Montaigne
établit de nouveau un parallèle dans la phrase « elle n’avait pas à perdre de temps et à se régler sur le
modèle des amitiés faibles et conventionnelles ». Il s’agit cette fois-ci d’aller plus loin et d’expliquer les
raisons de cette perfection si vite atteinte, arguant une relation qui n’a pas le temps de s’embarrasser
par la lenteur des premières rencontres. Paradoxalement, Montaigne écrit « elle [l’amitié] ne peut être
comparée qu’à elle même », montrant les limites de cette confrontation et la nécessité de trouver
d’autres procédés visant à fortifier sa vision ainsi exposée.
Il trouve cette amitié si parfaite qu’il fait appel à une force supérieure pour la justifier, parlant
de « force inexplicable qui vient du destin, la médiatrice de cette union ». Le mot « destin » renvoie à
l’idée de fatalité, d’une rencontre prédestinée, comme l’auteur le reprend juste après : « nous nous
cherchions avant de nous être vus ». De même leur rencontre fortuite, « par hasard » rend compte
de cette conception divine de l’amitié. L’idée revient plus loin avec « le Ciel l’avait arrangé ainsi » : la
majuscule au début du mot et la voix active utilisée suggère que l’auteur s’en remet à une quelconque
intervention divine.
La force de cette relation est traduite par une suite d’adjectifs, par une énumération amplifiée
par des adverbes intensifs : « si épris, si connus, si liés ». La formulation « une union si totale » se base
sur ce même procédé, renforçant cette intensité de la relation, et la métaphore comparant l’amitié à
une couture amplifie cela : « elles effacent la couture qui les a jointes et ne la retrouvent plus». La
répétition de la conjonction de coordination « ni » dans « ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille » permet
d’insister sur l’unicité de cette amitié. C’est enfin la phrase: « Parce que c’était lui, parce-que c’était
moi » qui à travers le parallélisme de sa construction, exprime la fusion des individus, l’alchimie (idée
de chimie reprise par les mots « quintessence » et « mélange »). L’usage de deux propositions
relativement courtes et du connecteur logique de cause « parce que » appuie la vérité générale, la
conception inébranlable en une amitié parfaite, réelle et tangible.
L’équilibre parfait de cette amitié est aussi rendue par les parallélismes de construction « ayant
saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne; qui ayant saisi toute sa volonté,
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Synthèse : « De l’amitié »
– Une confession
De la sincérité totale propre à l’auteur dans ses Essais, du pacte autobiographique auquel il
s’astreint, résulte un texte écrit sous forme de confession. Cela se manifeste tout d’abord dans la
difficulté qu’il a à s’exprimer : « je sens que cela ne peut s’exprimer ». Notons le verbe « sentir » qui
relève du ressenti de l’auteur, illustrant sa présence dans le texte. Voulant livrer le fond de sa pensée, il
tente par de nombreux procédés de définir cette amitié si parfaite à ses yeux, comme traité plus haut.
La modalisation du texte montre son implication sur ce sujet : le « je » est très présent, et l’auteur
utilise les verbes « croire » et « savoir » ainsi que les pronoms possessifs « mon » et « mes ». La
dimension autobiographique est appuyée par l’auteur, qui situe le lieu de sa rencontre avec la Boétie
« notre première rencontre, qui eut lieu par hasard en une grande fête et assemblée d’une ville ».
L’auteur ressent également le besoin de justifier, aux yeux de son lecteur, la rapidité de cette
amitié. Il mentionne un ouvrage de La Boétie, qu’il a lui même publié en 1571, Ad Michaelem
Montanum ou La Boétie justifie « a promptitude de notre entente amicale, si vite parvenue à sa
perfection ». Il devait y avoir dans cette relation quelque chose qui ne respectait pas les conventions
et les « précautions de longue et préalable fréquentation » La justification vient de Montaigne lui
même, et est discrètement lyrique « devant si peu à durer, et ayant commencé si tard »: les deux
adverbes intensifs rappellent la brièveté de cette amitié parfaite. En cela c’est aussi un extrait très
touchant, où le lyrisme affleure « je l’aimais », « rien dès lors ne nous fut si proche que nous l’étions
l’un de l’autre ».
– Une amitié humaniste?
La notion de perfection, comme développée plus haut, n’est pas sans rappeler les conceptions
humanistes de cette époque qui idéalisaient un modèle antique mais aussi l’homme en général. Ainsi
les penseurs de ce mouvement croyaient en lui, l’humain comme reflet de la perfection divine (deux
points largement étayés dans cet extrait). De plus, l’idée d’une relation fusionnelle rejoint le concept
de l’homme au centre de tout.
Montaigne manifeste une vision idéalisée et profondément humaniste, presque dépassée dans
une époque qui se situe déjà à la fin de ce mouvement, dans une période de troubles (avec
notamment les guerres de religions) où la vision humaniste s’assombrit et devient plus engagée,
annonçant déjà l’avènement du baroque.
Questions possibles
Comment Montaigne présente-t-il l’amitié?
En quoi ce texte est-il émouvant?
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l’amena se plonger et se perdre en la mienne… », repris plus loin « qui ne fût ou sien, ou mien ». On
perçoit ici le caractère presque aliénant de cette relation, qui pourrait s’apparenter à la passion
amoureuse, puisque la volonté y est soumise à l’autre, comme l’évoque aussi “la faim” et “l’ardeur”
évoquées dans cette même phrase.
Ainsi donc ces nations me semblent [réputées] barbares parce
qu’elles ont été fort peu façonnées par l’esprit humain et parce qu’elles
sont encore très voisines de leur état originel. Les lois naturelles, fort peu
abâtardies par les nôtres, sont encore leurs commandements; c’est
même dans une telle pureté que me prend parfois à regretter vivement
que la connaissance n’en soit pas venue plus tôt [dans notre pays], du
temps où il y avait des hommes qui auraient mieux su en juger que nous.
Je regrette que Lycurgue et Platon ne l’aient pas eue; il me semble en
effet, que ce que nous voyons par expérience dans ces nations-là
surpasse non seulement toutes les peintures par lesquelles les poètes
ont embelli l’âge d’or et toutes leurs inventions pour imaginer une
heureuse condition humaine [en ces temps-là], mais encore la
conception idéale et désir même des philosophes. [Ces anciens] n’ont
pas pu imaginer un état naturel aussi pur et simple que nous le voyons
par expérience et n’ont pas pu croire que notre société eût la possibilité
de se maintenir avec si peu de procédés artificiels et de rapports fixés
par les lois humaines. C’est une nation, dirais-je à Platon, dans laquelle il
n’y a aucune espère de commerce, aucune connaissance des lettres;
aucune science des nombres; aucun nom de magistrat ni de supériorité
politique; aucun emploi des serviteurs, aucune existence de la richesse
ou de la pauvreté; pas de contrats, pas de successions, pas de partages;
pas d’occupations désagréables; pas de considération de parenté, sinon
le respect que tous les hommes se portent les uns aux autres; pas de
vêtements, pas d’agricultures, pas de métal; pas d’usage du vin ou du
blé. Les mots mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la
dissimulation, la cupidité, l’envie, la médisance, le pardon, sont
inconnus. Combien Platon trouverait la république qu’il a imaginé
éloignée de cette perfection: « viri a diis recentes* » [hommes sortant
tout fraîchement de la main des dieux]
Hos natura modos primum dedit**
[Voilà les premières lois qu’ait données la nature]
Au demeurant ils vivent dans une zone de pays très agréable et bien
tempérée en sorte que, d’après ce que m’ont dit les témoins, il est rare
d’y voir un homme malade; ils m’ont assuré aussi n’y en avoir jamais vu
aucun [qui fût] atteint de tremblements, [ou] chassieux, édenté ou
courbé de vieillesse.
*Sénèque, lettres à Lucilius XC
** Virgile, Georgiques, II, 20
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Texte 4: « Des Cannibales », I, 31 (adaptation André Lanly)
Introduction :
Montaigne écrivit les Essais sur une période assez longue de 1571 à 1592. Texte mouvant, il
porte la marque de l’évolution de son auteur, et connut trois éditions différentes dont la dernière fut
posthume. Le passage est extrait du chapitre « Des cannibales » où l’auteur livre toutes les réflexions
que lui inspirent les nouveaux peuples découverts en Amérique. Or il s’inscrit, de façon très moderne,
à contre courant de son époque. En effet, si l’Eglise a condamné - très tardivement, alors que le pire
était déjà commis - la réduction en esclavage des peuples d’Amérique (on peut préciser que ce ne
faut pas les cas des Africains), en leur reconnaissant le statut d’homme, très peu de gens, à l’époque de
Montaigne, ne semblent réellement admirer leur civilisation. Dans les pages qui précèdent, Montaigne
vient de montrer que ceux que nous appelons « barbares » ne sont pas en fait différents de nous, et
que leur « sauvagerie » leur confère même une supériorité, car le naturel est supérieur à l’artificiel.
Dans cet extrait, il fait l’éloge des peuples d’Amérique en les comparant aux utopies antiques de l’âge
d’or, racontées par Platon, notamment, auquel il s’adresse de façon fictive à la fin de l’extrait.
Quelle peinture fait-il de cette société et comment la met-il en valeur?
– Une société naturelle
Tout d’abord, Montaigne insiste sur la pureté de la société des indiens, selon lui, la plus proche
de la nature possible: « Les lois naturelles, fort peu abâtardies par les nôtres, sont encore leurs
commandements; », repris par le nom « pureté ». La culture, l’artifice sont considérés négativement,
comme le témoigne le terme « abâtardies », l’action de l’homme sur la nature lui ôte sa pureté.
Le propos est hyperbolique: « fort peu façonnées par l’esprit humain », « un état naturel aussi
pur et simple », ou plus loin « si peu de procédés artificiels et de rapports fixés par les lois
humaines ». Pour Montaigne, cette société est l’état de nature dans toute sa pureté. On remarque
d’ailleurs qu’il la décrit en insistant avant tout sur tout ce qu’elle n’a pas, comme nous pouvons le voir
dans la longue énumération «aucune, aucune, aucun, aucun…pas, pas, pas… », ce qui montre à quel
point ce qui reste est essentiel.
Cette société naturelle, qu’offre « l’expérience », surpasse les paradis antiques de l’âge d’or. En
cela nous pouvons dire qu’elle est idéalisée.
– Une société idéalisée
« Ce que nous voyons par expérience dans ces nations-là surpasse non seulement toutes les
peintures par lesquelles les poètes ont embelli l’âge d’or et toutes leurs inventions pour imaginer une
heureuse condition humaine [en ces temps-là], mais encore la conception idéale et désir même des
philosophes. » On peut noter aussi la formule d’insistance « non seulement… « mais encore », qui
surenchérit, de « toutes leurs inventions » à « la conception idéale et le désir ». Cette société va donc
au delà de ce que poète et philosophe peuvent imaginer ou même vouloir, comme état heureux
primitif. Ici, Montaigne fait allusion à Hésiode, qui a peint l’âge d’or, dans des travaux et de jours, repris
par Platon dans la République. Cette mise en parallèle de la société des indiens avec les constructions
littéraires antiques lui donne un caractère idéal. Même si le terme d’ « expérience » est répétée,
l’analogie avec les constructions littéraires des auteurs antiques lui fait perdre de la réalité.
En outre, la société est décrite sans défaut: « Les mots mêmes qui signifient le mensonge, la
trahison, la dissimulation, la cupidité, l’envie, la médisance, le pardon, sont inconnus. » Les mots, c’est à
dire les idées: c’est une société où les rapports humains ne sont qu’heureux. L’accumulation est
frappante. Dans la longue phrase adressée à Platon, Montaigne décrit la société en évoquant tout ce
qu’elle n’a pas: pas de développement économique « aucune espère de commerce » « pas
Madame Potter-Daniau – année scolaire 2014-2015
Première L
Synthèse : « Des cannibales »
Pour en savoir plus sur l’age d’or
Le poète qui peint l’âge d’or, c’est Hésiode:
http://www.cndp.fr/archive-musagora/agedor/agedorfr/platon.htm
Platon s’en inspire:
http://www.cndp.fr/archive-musagora/agedor/agedorfr/hesiode.htm
Voir aussi:
http://www.cndp.fr/archive-musagora/agedor/agedorfr/mythe.htm
Questions possibles
En quoi ce texte est-il humaniste?
En quoi ce texte est-il polémique?
Madame Potter-Daniau – année scolaire 2014-2015
Première L
d’agricultures, pas de métal; pas d’usage du vin ou du blé », pas de hiérarchie « aucun nom de
magistrat ni de supériorité politique », pas d’écart de richesse non plus « aucun emploi de serviteurs,
aucune existence de la richesse ou de la pauvreté », une communauté parfaite « pas de contrats, pas
de successions, pas de partages; pas d’occupations désagréables; pas de considération de parenté,
sinon le respect que tous les hommes se portent les uns aux autres; » dont la nudité est symbolique
de son rapport direct à la nature et la divinité, comme le mettent en valeur aussi les deux citations de
Sénèque et Virgile.
Enfin l’idéalisation est aussi manifeste à la fin du texte: « il est rare d’y voir un homme malade;
ils m’ont assuré aussi n’y en avoir jamais vu aucun [qui fût] atteint de tremblements, [ou] chassieux,
édenté ou courbé de vieillesse. » On peut se demander si cette rareté n’est pas aussi le signe qu’on
ne vit pas très vieux dans la civilisation évoquée, l’accumulation finale, sous le signe de la négation,
donnant encore l’idée d’une humanité parfaite et belle.
– La visée critique? La portée humaniste?
On peut s’interroger sur la portée de cette peinture des civilisations sud américaines.
Tout d’abord, le propos est à contre courant des discours contemporains. Montaigne affirme
ici son ouverture à l’altérité et défend un peuple en danger. Réaffirmer leur humanité, en lien avec la
divinté n’est pas sans lien avec la controverse de Valladolid et les discussions qui ont occupé le début
du siècle. La citation de Sénèque « viri a diis recentes* » rappelle justement le caractère divin de ces
hommes dont certains ont nié l’humanité.
Ensuite, cela s’inscrit dans une réflexion sur le progrès qui est ici condamné: à la fois, les indiens,
par leur proximité à la nature, sont un peuple parfait, mais les philosophes de l’Antiquité sont plus à
même de comprendre cette perfection, puisqu’il en vient à « regretter vivement que la connaissance
n’en soit pas venue plus tôt [dans notre pays], du temps où il y avait des hommes qui auraient mieux
su en juger que nous. » A cela s’ajoute une critique du caractère artificiel de nos sociétés, qui
n’apportent que l’inégalité et les conflits comme en témoigne la longue suite de négations déjà
évoquée. Cette critique de la culture, comme compliquant et pervertissant les rapports humains, sera
reprise aussi par la réflexion du siècle des Lumières sur la question: chez Rousseau, l’état de nature,
avant la propriété, est un état heureux, et même chez Voltaire, qui considère la culture comme
supérieure à la nature, on retrouve cette critique des lois positives.
Enfin, se lit aussi dans ce texte l’admiration pour la pensée antique: « Je regrette que Lycurgue
et Platon ne l’aient pas eue ». Le dialogue fictif avec Platon s’inscrit dans cette même fascination
humaniste. En outre, cette civilisation idéale décrite par Montaigne rappelle la pensée épicurienne:
suivre les lois de la nature, à l’écart de la vie politique et de ses tourments, apporte le bonheur. Enfin,
cette valorisation des peuples américains est aussi une expression de la foi humaniste en l’homme, ici
dans son essence pur.