Cosette: un personnage qui n`existe pas
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Cosette: un personnage qui n`existe pas
LIRE Les Misérables par Josette ACHER Jean GAUDON Claude HABIB Jacques NEEFS Jacques SEEBACHER Jean DELABROY Yves GOHIN Bernard LEUILLIOT Nicole SAVY France VERNIER textes réunis et présentés par Anne UBERSFELD et Guy ROSA Librairie José Corti 1985 COSETTE : UN PERSONNAGE QUI N'EXISTE PAS Nicole SAVY — Je t'en prie, mon petit Marius, laisse-moi ici avec vous deux. — Je te jure qu'il faut que nous soyons seuls. — Eh bien, est-ce que je suis quelqu'un? 1 (Les Misérables, V, 7, 1 ; 1102) Troublant déni de son propre statut, par un des personnages les plus célèbres, et apparemment les plus assurés, de la littérature. Car au-delà du minaudage de la jeune femme qui prétend qu'elle n'est pas n'importe qui, s'impose l'affirmation qu'en matière d'affaires sérieuses, Cosette n'est personne. Cosette va plus loin qu'elle-même et se fait le pied de nez ironique de Gavroche, comme ces personnages de dessins humoristiques qui s'emparent du pinceau de l'auteur et se mêlent de tracer le cadre à sa place. Griffure infime, certes, sur un personnage qu'on croît connaître par cœur, dont la figure est entrée dans l'imagerie populaire au point qu'on se demande si elle peut encore intéresser. Mais si l'on persiste à la regarder, elle semble se disloquer, se défaire, dans l'excès même de sa présence. Car Cosette – ou son nom – apparaissent dans quelque 120 chapitres des Misérables, qui s'amusent à en compter 365. Sa « présence » oscille du simple au double au fil des cinq parties du roman ; elle intervient en milieu et en fin de partie, jamais au début. La courbe des occurrences de son nom dessinerait une série de vagues régulières, d'amplitude variable – l'apogée se plaçant dans la deuxième partie, celle qui porte son nom, ce qui revient à privilégier l'enfance de Cosette – et couvrant l'ensemble du roman, après un premier blanc de 35 chapitres. Cette présence régulière et durable, comme celle de Jean Valjean, rassure le lecteur face à l'immensité de l'œuvre, à la complexité de ses réseaux romanesques et à la dépense somptueuse de personnages qui s'y fait, selon les modalités diverses 1. On peut comparer à cette déclaration de Cosette à Marius: « C’est donc vrai. Je m'appelle Marius. Je suis madame Toi. » (V, 6, 2 ; 1081) 2 Nicole SAVY qui vont de la suppression immédiate (Jacquin Labarre2) – ou non immédiate (Mgr Myriel, Tholomyès, etc...) à l'intermittence (Marius). Mais s'il est facile de dire que Cosette est bien l'héroïne des Misérables, force est de constater qu'il s'agit d'un personnage double, et même de deux personnages différents : une petite fille et une grande. Tout les sépare : un clivage temporel, souligné à la fin de la deuxième partie: « Plusieurs années s'écoulèrent ainsi ; Cosette grandissait » 3 ; le statut social, la psychologie, le traitement romanesque et idéologique. Qu'après avoir quitté l'enfant misérable, Hugo s'autorise des métamorphoses de l'adolescence féminine pour mettre en place une autre Cosette, la future baronne Pontmercy, n'y change rien. Pourquoi a-t-il fait ainsi durer Cosette, de la naissance jusqu'après le mariage, alors que les âges sont répartis entre les autres personnages : l'enfance à Gavroche, la jeunesse à Marius (son enfance est à peine évoquée), la maturité et la vieillesse à Jean Valjean ? Le souci de l'unité narrative suffit-il à expliquer que de ces deux personnages, d'enfant et de femme, Hugo ait tenu à ne faire qu'un ? D'autant que cette dualité se double d'une contradiction fondamentale : super-héroïne incarnant les inoubliables clichés de l'Enfant pauvre, de la Jeune Fille amoureuse, de la pudique Mariée, Cosette est d'autre part dotée, nous y reviendrons, d'un caractère singulièrement médiocre, que ne font que souligner les justifications psychologiques de Hugo. Elle est donc affaiblie d'un côté par la force des mythes qu'elle supporte, de l'autre par le voisinage du sublime de Jean Valjean : excusée d'être normale, Cosette ne tient pas le coup. Comment donc une héroïne aussi dénuée d'unité interne, d'individualité et finalement d'intérêt propre, a-t-elle pu connaître pareille réussite ? Si l'on examine cette vacuité du point de vue des incertitudes du statut du personnage, ne peut-on y trouver une contrepartie qui est l'extrême richesse de ses fonctions romanesques ? Et si Jean Valjean, personnage pareillement – et autrement vide, et premier rôle du roman, semble présenter une contradiction analogue, les termes n'en sont-ils pas différents ? Cosette est un personnage féminin qui représente les femmes misérables, et la Femme idéale : double discours, hiatus idéologique qui la fissure et la fait être dans une altérité radicale, qu'aucune « conjonction de deux étoiles » 4, ni aucun drame de conscience, ne sauraient effacer. 2. I, 2, 1 ; p. 50 et suiv. 3. II, 8, 9 ; 453. 4. La «conjonction de deux étoiles» est le titre du livre VI de la troisième partie, où l'on voit Marius rencontrer Cosette et en tomber amoureux. Cosette : un personnage qui n’existe pas 3 LE STATUT DU PERSONNAGE Quelques problèmes de famille du côté des petites filles Comme tous les misérables du roman, Cosette sort de l'ombre et de la fange, de là où les oublis de l'état-civil et de la mémoire font des enfances sans familles, sans droits et sans pain. Sa mère Fantine est orpheline, née sur le pavé d'une ville ingrate, Montreuil-sur-Mer ; elle devient fille-mère d'une enfant orpheline à son tour ; tristes maillons de la chaîne féminine de la misère, faite de la répétition de la même chute individuelle qui va de la grisette séduite et abandonnée au vol et à la prostitution, avec pour signes la déchéance physique et la dénaturation sexuelle. Chaîne que Jean Valjean va briser, en même temps que sa chaîne de forçat : il rend Cosette à la société et à la famille. Mais d'autres prennent sa place : destins sociaux et souffrances physiques s'échangent entre la Cosette de huit ans et l'Éponine de seize, « rose dans la misère » 5, à son tour sœur et fille de Fantine 6, devenue difforme tandis que Cosette devient conforme. Et pour que Cosette sorte de là, encore fallait-il qu'elle fût la fille d'une prostituée. Du côté paternel elle semble mieux lotie : mais Félix Tholomyès, étudiant et bourgeois de province, pérore, pirouette et disparaît. Hugo avait bien pensé le faire reparaître et reconnaître publiquement par sa fille : la vérité sociale y eût perdu, si le mélodrame y eût gagné. Le géniteur disparu, la monstrueuse famille Thénardier prend la relève avec un parâtre qui ose se targuer de sentiments tendres pour Cosette; plus ogre que père en vérité, il l'aurait aisément tuée à la tâche si on la lui avait laissée. Suit le vrai père, le voleur d'enfant, père Noël qui achète Cosette à Thénardier en 1823 et la donne à Marius en 1833. Dix ans d'adoration, de paternité, de maternité aussi à vrai dire avec l'aide des bonnes mères du couvent ; ce qui finit par faire à Cosette une étrange famille. Il faudra que Marius soit bien aveuglé par l'amour pour n'y voir que du feu. Toutes ces illégitimités sont paradoxalement renforcées par l'appartenance de Cosette à une fratrie romanesque, la collection d'enfants pauvres des Misérables. Ils sont nombreux et il n'est pas question d'en parler longuement ici. Disons simplement qu'en plus de la misère, ils partagent avec Cosette soit des situations : ainsi la rencontre de Petit-Gervais avec Jean Valjean est symétrique et annonciatrice de celle de Cosette (circonstances et décors analogues ; mais le transfert de la pièce, la 5. III, 8, 4 ; 583 et suive. 6. C'est bien Éponine, fille des rues, phtisique, ayant perdu sa jeunesse et sa féminité, qui hérite, à la place de Cosette, du destin social de Famine. 4 Nicole SAVY peur de l'enfant et le sens de la scène sont inversés) ; soit un destin, comme Gavroche dont l'histoire est tout entière tissée dans les interstices de celle de Cosette 7. C'est lui qui crie dans le noir pendant que Cosette, à trois ans, tricote pour les Thénardier; c'est lui, « Parvulus » devenu plus orphelin qu'elle, qui est jeté sur le pavé parisien dès qu'elle est cachée derrière les murs du couvent ; c'est lui et sa sœur qui seront les messagers de l'idylle et de la barricade. A ces entrelacs de l'intrigue, s'ajoutent des effets d'écho, comme cette pauvresse à qui Gavroche donne son châle, autre Cosette possible 8. Reste Marius enfant, orphelin de mère, arraché à son père et assez mal-aimé: mais il a un tout autre statut social et Hugo a volontairement effacé toute ressemblance entre son enfance et celle de Cosette. Quand ils ne sont pas anonymes, ces enfants sont plus surnommés que nommés par un passant, ou le hasard. Fantine, petite enfant, ne laisse à Cosette, petite chose, qu'un nom aussi tendre et incertain que le sien. L'état-civil enregistre plus tard un prénom et un patronyme, l'un pompeux, l'autre usurpé, les deux ensemble improbables : Euphrasie Fauchelevent. Toujours utile pour un mariage. Marius croit qu'elle s'appelle Ursule, refuse Euphrasie et garde Cosette : son vrai nom est celui qui n'en est pas un. Cosette-alouette 9, fauvette du hibou Jean Valjean 10, Cosette-Juliette... Il faut attendre le mariage pour que Cosette trouve un statut et un nom légitime. Mais la vérité est du côté de Madame Thénardier, grande spécialiste de la dénomination, qui sait que la misère est innommable et, particulièrement inventive en matière de surnoms désobligeants, désigne fort bien le statut de Cosette en la baptisant, terriblement, « Mlle Chien-faute-de-nom » et surtout « cette autre » 11. La fiction assigne donc à l'enfant Cosette un statut d'échantillon pris comme au hasard parmi une infinité d'autres atomes semblables à elle, existant à peine, et il faut l'immense pitié d'un regard pour la faire naître, et l'éclairer d'une luminosité exceptionnelle. Grandeur et décadence de Cosette. Cosette grandie baigne dans la même clarté 12, et il est possible que 7. Sur Gavroche, voir l'article de Jacques Seebacher – et sur Jean Valjean celui de Gui Rosa. 8. IV, 6, 2; 749. 9. « On s’en souvient, elle était plutôt alouette que colombe. » (IV, 5, 2 ; 733) 10. II, 4, 2 ; 343. 11. II, 3, 3 ; 304. 12. Le chapitre de l’union définitive de Cosette et Marius est intitulé « Pleine lumière » (IV, 8, 1 ; 793). Cosette : un personnage qui n’existe pas 5 ce nimbe de lumière soit le signe de sa continuité ; mais on verra plus loin que la source lumineuse n'est pas Cosette. Pour le reste, son statut change au point que les deux Cosette tendent à se détruire réciproquement. Elle est désormais chargée d'assumer le féminin, sans faille, et à elle seule – la brève splendeur de Fantine annonçant celle, durable, de sa fille. Jean Valjean, en lui donnant la poupée Catherine, lui décerne la féminité : « Tout l'avenir de la femme est là »13, écrit Hugo en parlant de la poupée. Et l'enfance de Cosette devient gestation mystérieuse de la féminité. Menteuses, les Cassandre du couvent qui prophétisaient que cette petite fille, en réalité abîmée par les mauvais traitements, serait laide. Elle a hérité la beauté de sa mère mais aussi de la « nature féminine » qui la fait éclore, comme par miracle, entre le jardin du Luxembourg et celui de la rue Plumet, sous les yeux diversement étonnés de Toussaint, de Jean Valjean et de Marius. Gestes « innés », langueur, éveil de la coquetterie et pudeur : rappelons que cette nature féminine, Éponine l'a à peu près perdue dans la misère, comme Fantine, ce qui remet le naturel dans le social. Et le très bourgeois Gillenormand en prend acte, qui couronne tant de vertus féminines en vidant ses commodes héréditaires de leurs trésors de chiffons et de dentelles. Voilà Cosette bourgeoise, elle aussi. Bref, une princesse blonde en tout point conforme au fade féminin de son siècle, malgré ce rappel qu'elle est brave car elle a « du sang de bohémienne et d'aventurière qui va pieds nus » 14: passe Esmeralda, ou Consuelo, pour lui donner un peu de piment de sorcière. Mais cette petite perfection a bien des faiblesses : le beau Théodule, avatar de son père Tholomyès, lui fait presque oublier Marius 15. Demoiselle charitable et compatissante aux pauvres, elle déclare atrocement à Jean Valjean, au passage de la cadène : « II me semble que si je trouvais sur mon chemin un de ces hommes-là, ô mon Dieu, je mourrais rien que le voir de près 16! » Bien sûr elle ne « sait » pas, et Marius montrera la même épouvante face à la vérité. Passons sur la vanité sotte de la jeune baronne ; reste sa cruauté égoïste, digne d'une fille Goriot, quand elle oublie – elle n'a pas de mémoire – un père qui meurt d'amour pour elle, et d'abandon. Cruelle dégradation du personnage, mais dégradation logique, qui répond tardivement à une question posée par Hugo devant la misère 13. II, 3, 8 ; 323 et suiv. Le thème de la poupée s'organise, pour Hugo, de façon dense. Il présentait ainsi Cosette dans une note de 1847: « Histoire d'une poupée ». Or « poupée » était le surnom de Léopoldine. 14. IV, 5, 2 ; 733. 15. IV, 5, 1 ; 732. 16. IV, 3, 8 ; 721. 6 Nicole SAVY de l'enfant : « Quand elles se trouvent ainsi, dès l'aube, toutes petites, toutes nues, parmi les hommes, que se passe-t-il dans ces âmes qui viennent de quitter Dieu 17? » Et la suite de l'enfance de Cosette, l'absence d'amour maternel, le dur emprisonnement du couvent, le côtoiement permanent de l'énigmatique sous la forme de Jean Valjean, renforcent peut-être ce durcissement. Une surcharge de normalité, jusqu'à la sécheresse affective, compense l'épouvante de l'enfance. Sinon elle fût devenue sainte, et non baronne. Cosette peut donc difficilement passer pour un personnage réaliste : trop désunie, trop jolie, trop ombreuse. Mais de l'autre côté du miroir Hugo nous entraîne à déplier Cosette, à la regarder grandir comme l'Alice de Lewis Carroll pour entrer dans l'univers de l'imaginaire, formidable compensation aux incertitudes de son statut romanesque. Contes et légendes de Cosette : une poupée bourrée de référents. Cosette mobilise, et incarne successivement, toute une population de contes de fées et d'images populaires, qui la grandissent à des dimensions mythologiques et ont fait de certaines scènes de hauts lieux d'investissement affectif pour les lectures enfantines. Au fil du récit se projette la lanterne magique : la Porteuse d'eau, alias le Petit Chaperon Rouge, va au bois et ne rencontre ni le loup, ni l'ogre (déjà rencontré par le Ramoneur) ; mais puisque la scène se déroule pendant la messe de minuit, ce doit être le Père Noël – et si la poupée qu'il lui remet est un enfant Jésus, c'est une autre histoire qu'il faudrait raconter. Ils continueront ensemble, lui en Veuf et elle en Orpheline. Le temps de grandir en ses jardins, Cosette devient la Belle au Bois Dormant, a enfin une noce de carnaval et de conte de fées, et fait une dernière sortie d'ingénue en déclarant que son rouge-gorge, pas son petit chat, est mort. On peut raconter autrement : Cendrillon est assise dans la cheminée de la marâtre Thénardier, ou balaie sous le regard des deux méchantes sœurs. L'une des deux sera amoureuse du même Prince charmant que Cendrillon, mais en vain ; et la nuit de noces de Cendrillon a lieu le mercredi des Cendres. Ils furent heureux, et le grand-père Gillenormand leur promit de beaux enfants. C'est beaucoup, c'est trop. Cosette fait rêver, mais tant de richesse l'écrase, la réduit au statut d'album d'images, de fourre-tout syncrétique et mythologique, en même temps que le roman gagne, paradoxalement, en vérité sociale. La réussite de Cosette est montrée comme fuite atypique et donc conformiste vers le rêve, et le tremblement du conte de fées est une mise au point sur la misère. 17. II, 3, 2 ; 303. Cosette : un personnage qui n’existe pas 7 Cassée en deux, tirée entre le néant social et la médiocrité de la réussite bourgeoise, entre le plein et le trop-plein mythologiques, sublime et inconsistante, Cosette tient par miracle ; à moins que Thénardier n'ait le mot juste, qui pense « Votre femme est bâtarde » 18, mais s'abstient prudemment d'en informer Marius. Vérité sociale et phrase de mélodrame qui désigne aussi la bâtardise du statut de Cosette. Que vient-elle faire dans ce roman? FONCTIONS DE COSETTE On est tenté de penser que dans Les Misérables, Cosette ne fait rien, sinon ce qu'on lui dit de faire, et qu'en plus Euphrasie n'est pas bavarde, à un buvard près 19. Cosette accepte tout du destin, les mauvais traitements, les bons, un père, un mari. Héroïne, certes, mais pas sujet : patient et non agent. Elle n'intervient jamais activement dans l'action, dépend toujours d'un personnage masculin agissant, ne se pense pas elle-même : la conscience de Cosette enfant et jeune fille est un secret que le romancier juge malséant, c'est-à-dire inutile, de pénétrer. Mais combien profondément il sonde les cœurs de Jean Valjean, ou de Marius ! C'est donc dans sa fonction même d'objet passif que Cosette s'accomplit, et de façon déterminante pour le roman. Dans le monde des Misérables on n'arrive les mains vides ni chez les riches, ni chez Dieu : Cosette y est portée, au sens figuré et d'abord au sens propre. Porter Cosette Tout au long du roman la récurrence du motif est frappante. La première fois que le lecteur rencontre Cosette, c'est une petite fille de deux ou trois ans endormie dans les bras de Fantine 20. Puis Jean Valjean la délivre du seau d'eau trop lourd qu'elle porte et la prend dans ses bras; en arrivant à Paris, Boulevard de l'Hôpital 21; pour fuir Javert, sur le pont d'Austerlitz 22 et rue Polonceau ; pour escalader le mur du couvent 23, puis dans le jardin 24. Cosette fait sa sortie 18. V, 9, 4 ; 1137. 19. « Buvard, bavard » est le titre du chapitre où le buvard de Cosette, lu dans un miroir, fait connaître à Jean Valjean sa lettre à Marius. (IV, 15, 1 ; 907 et suiv.) 20. I, 4, 1 ; 118 et suiv. 21. II, 3, 11 ; 338. 22. II, 5, 2 ; 355-356. 23. II, 5, 5 ; 363. 24. II, 5, 8 ; 367. 8 Nicole SAVY provisoire du couvent dans la hotte du père Fauchelevent 25. Puis elle grandit ; mais on sait que Jean Valjean continuera à la porter symboliquement sous la forme de la valise-fétiche, à « l'odeur d'embaumement », qui contient la défroque noire de la petite fille26. Tandis que Cosette en robe blanche devient la femme de Marius, il célèbre avec la petite robe noire d'effrayantes noces funèbres 27. Et Marius sur ses épaules à travers l'égout, n'était-ce pas le fardeau de l'amour de Cosette ? Le roman se termine quand Jean Valjean n'a plus rien à porter, que les fardeaux et emblèmes se déposent : il peut toucher terre28. « Christophe était cananéen ; il avait une taille gigantesque, un aspect terrible, et douze coudées de haut », dit la Légende Dorée 29. Christophe le Réprouvé porte l'enfant Christ à travers le fleuve, au péril de sa vie, s'entend dire par le tyran : « Tu as été élevé au milieu des bêtes féroces ; tu ne peux donc proférer que paroles sauvages et choses inconnues des hommes » ; et il réhabilite les prostituées. Jean Valjean est Christophe porteur d'enfant et Christ porteur de croix. Or on sait le rapport étroit entre la croix et la faute d'Eve. La Queste du Saint-Graal raconte qu'en prenant le fruit de l'arbre de la science, Eve emporte un rameau, dans le bois duquel serait faite la croix. C'est ici que Cosette, enfant de la faute de Fantine, prend sa place, entre le boulet du forçat et le poids de la conscience humaine. Elle est l'instrument de cette rédemption mystique et païenne, elle est « le radeau de ce naufragé » 30. Petite chose très lourde ; petite chose d'un grand prix. Les Fortunes de la Vertu Un des enjeux fondamentaux du roman est la possession de Cosette : il faut l'avoir, et à tout prix ; et quand on est obligé de la donner il en coûte encore plus cher, pas seulement en souffrance mais bel et bien en argent. Cosette est donc objectivement traitée comme une marchandise soumises à diverses tractations et transactions plus ou moins licites. Fantine, qui ne peut pas la garder, paie aux Thénardier une pension pour Cosette. La pension devient exorbitante 25. II, 8, 1 ; 419. 26. IV, 3, 1 ; 697. 27. V, 6, 3 ; 1087-1088. 28. Motif fréquent chez Hugo: Quasimodo porte Esmeralda, Gwynplaine porte Dea. Et. contrairement aux apparences, c'est la femme portée qui est la salvatrice. Christ de son Saint-Christophe. 29. Jacques de Voragine, La légende Dorée –« Saint-Christophe », GarnierFlammarion, t. II. p. 7 et suiv. 30. V, 6, 4 ; 1090. Cosette : un personnage qui n’existe pas 9 et l'on sait que Fantine tout entière va y passer, corps et âme. Or le marché est monstrueux : en réalité les Thénardier se sont fait offrir une force de travail, Fantine travaille pour permettre aux Thénardier de faire travailler Cosette. Proxénètes et assassins de la mère, exploiteurs de la fille : double rapport et bonne affaire – si toutes les affaires de ces misérables ne tournaient mal 31. La vente de Cosette à Jean Valjean leur rapporte encore 1 500 francs. Puis c'est la fortune gagnée par M. Madeleine à Montreuil- sur-Mer que Cosette engloutit: 5000 francs pour remercier les sœurs, à la sortie du couvent, et 600000 francs de dot pour la donner à Marius. La tante Gillenormand, impressionnée par la valeur d'échange de la jeune fiancée, décide d'y joindre bourgeoisement son héritage. J.-C. Nabet a très justement remarqué que Cosette drainait toutes les fortunes du roman 32 : elle devient un capital dans lequel tout le monde investit, chacun selon ses capacités : une couturière devenue prostituée, un industriel, une famille de grands bourgeois auront « travaillé » pour Cosette. Merveilleuse collaboration de classes qui tire de la misère celle qui devait y rester, pour en faire, petit supplément hugolien, une baronne. L'argent fait le bonheur: Jean Valjean le sait bien, qui explique obstinément sur son lit de mort qu'il a gagné honnêtement la dot de Cosette, et que son rêve est réalisé d'en faire une parvenue. Et cette fois ils communient dans l'innocence : il ne sait pas sa grandeur ; elle n'a jamais rien su. Du coup les gazouillis angéliques de Cosette s'entendent autrement, indépendamment de ses souffrances précédentes et de toute morale chrétienne qui couronnerait ce bonheur chèrement acquis. Comment ne pas penser à ce passage terrible de Choses vues 33 où un misérable, en état d'arrestation, contemple devant le Sénat une duchesse et son enfant qui rayonnent de bonheur dans leur landau capitonné de velours ? La richesse de Cosette est faite de la misère des autres ; elle sort du roman avant terme. Si Hugo n'a pas donné de conscience à Cosette, c'est qu'il pouvait difficilement lui en donner une bonne. Surtout que cet argent payé de chair, de sang, enterré et déterré, on a beau dire, il a mauvaise odeur. Cosette vampire. Un autre système de dépense, celui de la vie et de la mort, 31. Les Thénardier « se faisaient payer par la mère et ils se faisaient servir par l'enfant. » (II, 3, 1 ; 298) 32. DEA. Paris 7, 1981. « Les problèmes de l'économie dans Les Misérables ». 33. Choses vues – Le Temps présent II, volume « Histoire », p. 881-882. Le texte est daté du 23 février 1846, en pleine rédaction donc des Misères, de sorte qu’on ne sait si c’est cette « chose vue » qui inspire Les Misérables ou l’inverse. 10 Nicole SAVY s'organise autour de Cosette. Son ascension est permise par une série de morts indispensables au cheminement romanesque. Entre Cosette et Fantine le rapport est de prédation : hyperbole impressionnante du rapport de maternité et d'enfantement. Tandis que Fantine commence à glisser vers la déchéance, le bébé Cosette embellit et se pare des dépouilles de sa mère, dentelles et rubans. Puis l'existence de l'enfant, ou sa survie, chez les Thénardier, coûtent à la mère sa santé, ses cheveux, ses dents, et finalement la vie. En même temps ce système de vases communicants obéit à une loi générale dans Les Misérables, qui veut par exemple que le bagnard Champmathieu, remplace le bagnard Jean Valjean si celui-ci vient à manquer : quand un misérable disparaît, il doit être remplacé. Ici Cosette remplace, ou tue, sa mère. Le contingent de misérables qui forme l'envers de la société tend à rester numériquement stable. On a déjà évoqué l'échange des destins qui s'était fait entre Cosette et Éponine : l'intrigue va plus loin. Éponine sauve la vie de Cosette rue Plumet, la vie de Marius sur la barricade, et meurt à la place de Marius. Cosette lui doit la vie et l'amour ; deuxième disparition nécessaire. Et si le roman en évite une troisième, la mort de Marius lui-même, par la double intervention d'Éponine et de Jean Valjean, c'est que sans le mariage final le personnage de Cosette resterait inaccompli. C'est surtout de Jean Valjean que Cosette tire sa substance, et c'est lui qu'elle détruit le plus directement. Il faut tout de même souligner qu'avant de le tuer, elle le fait vivre : elle donne sens à sa vie et le tire vers la lumière, dans un roman où les femmes sont nécessaires aux hommes pour faire le bien. Mais en même temps le processus de destruction est amorcé: Jean Valjean est le « fumier », Cosette la « rosé »; lui la « chrysalide », « vide et hideuse », elle le « papillon » 34. Le mariage de Cosette date le début de l'agonie de Jean Valjean, qui « mourut quand il n'eut plus son ange » 35. Fruit destructeur de cette dialectique cruelle du vivant, Cosette est l'enfant nourrie d'argent, de chair et de mort, des grands cycles naturels et sociaux. Autrement dit l’ange-lumière Cosette sort – ne peut sortir que – de la fange de l'égout, de la prostitution, du bagne, du crime. Produit de la misère, elle en produit elle-même pour les autres, se rangeant dans cette catégorie de personnages qui sont à la fois, selon A. Ubersfeld, mouches et araignées, victimes et pièges. Lourde à porter, coûteuse à avoir ou à donner, mortelle à aimer, Cosette est très exactement un moteur : elle engendre le mouvement par son être même, elle fait dépenser de l'énergie, de l'argent, de la vie. 34. V, 7, 2 ; 1109 et V, 8, 3 ; 1120. 35. V, 9, 6 ; 1151. Cosette : un personnage qui n’existe pas 11 Elle agit les rouages de la machine romanesque ; c'est là qu'elle trouve son unité et son sens, dégradation comprise, qui est de se situer à la fois en intériorité et en extériorité par rapport à la misère et aux misérables. De La Cousine Bette à Cosette, le « tu seras baronne » met en marche le roman, les réalités impitoyables de l'Histoire et de la société, et annonce la façon dont une femme peut, ou ne peut pas, s'y inscrire. LE DOUBLE DISCOURS Hugo tient sur les femmes, dans Les Misérables, deux discours idéologiquement contradictoires : l'un nettement féministe, en général quand il parle des femmes, c'est-à-dire quand ses personnages féminins sont des types sociaux, des cas de la misère ; l'autre idéaliste, où il s'agit cette fois de la Femme, et qui rejette tout réfèrent réaliste pour projeter le personnage dans l'absolu. Les femmes misérables. « Femme rime à infâme », dit Grantaire ivre qui ne croit pas si bien dire 36, dans ce roman où « la dégradation de l'homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l'atrophie de l'enfant par la nuit » sont posés comme « les trois problèmes du siècle » 37. Un des grands sujets du roman est en effet l'infamie de la condition féminine populaire dans les concentrations urbaines, dès le début du siècle : conditions de travail et salaires des ouvrières, mécanismes inexorables qui mènent les grisettes à la prostitution, rejet social généralisé des « femmes perdues », qui produit à son tour la perte des enfants, puis leur exploitation. Féminisme lucide qui ne peut encore, historiquement, offrir de solutions : ni du côté de la philanthropie capitaliste – l'entreprise de M. Madeleine rejette Fantine, et de toute façon les bienfaits ne survivent pas au bienfaiteur ; ni du côté du réformisme social : Alexandre Parent-Duchâtelet lie les questions de l'égout et de la prostitution et propose de nettoyer l'ensemble par des mesures sanitaires et réglementaires 38. Même rapprochement chez Hugo ; mais s'il rêve de solutions techniques pour le ventre de la capitale, il laisse de côté la prostitution parce qu'elle est liée à la misère et que l'hygiène ne peut se substituer à la morale et à la 36. III, 4, 4; 529. 37. Texte liminaire ; 2. 38. La Prostitution à Paris au XIX° siècle, édition abrégée de l'ouvrage d'A. ParentDuchâtelet (1836), A. Corbin éd., Seuil, coll. «L'Univers historique », 1981. 12 Nicole SAVY politique. Ce sera donc pour plus tard : Christus nos non liberavit 39. Le peuple est encore informe en 1832, et en 1866 la Première Internationale se prononce contre le travail des femmes : les ouvriers pensent, comme Hugo, et comme les bourgeois, que la place des femmes doit être dans la famille. Il a eu le mérite de montrer que, de fait, ce n'était déjà plus le cas et qu'il faudrait bien en tenir compte ; Hugo qui réclamait dès 1853 l'égalité de l'homme et de la femme, droits civiques compris 40, bien avant la plupart des démocrates de son temps ; Hugo qui met en cause l'idée même de nature féminine et de nature humaine en montrant que la misère dénature et détruit les sexes – « Jamais parmi les animaux la créature née pour être une colombe ne se change en une orfraie. Cela ne se voit que parmi les hommes » 41– ; Hugo enfin qui reconnaît à la femme, s'il le faut contre l'institution du mariage, le droit et même le devoir d'aimer. Cosette enfant dénonce mieux qu'aucun rapport de police le scandale du travail des enfants : exploitée comme servante des Thénardier, elle a parfois l'air d'une idiote ou d'une vieillarde à force de souffrance physique et morale. Rien à voir ici avec une Cendrillon dont l'avenir automatique colore joyeusement la misère ; ni non plus avec un quelconque apitoiement de mélodrame. Elle n'est en rien « mignonne » mais laide, muette, angoissante ; d'où la puissance de cette figure enfantine, celle d'une future rescapée dont le destin ultérieur n'est qu'un contre-exemple : négociation individuelle, exceptionnelle, romanesque, alors que la loi du destin féminin, dans son monde à l'envers, est la chute. Les hommes s'effacent dans la misère ; plus bas que la misère, les femmes tombent. «LE SACRE DE LA FEMME» A l'autre bord du roman se tient un tout autre discours, celui de l'ange : discours autre idéologiquement, où l'amour permet l'idéalisation et la sacralisation de la femme, en en faisant un objet déréalisé ; discours autre par sa nature, l'idylle remplaçant l'épopée, le roman rejoignant le poème. On a vu qu'un des statuts de Cosette était celui d'objet. De même dans le domaine de l'amour ; objet de l'amour impossible de Fantine, de la haine des Thénardier, de l'amour de Jean Valjean, de l'amour enfin de Marius, qui pourtant lui révèle l'existence de l'amour. Cosette 39. Titre d'un chapitre des Misérables sur la prostitution: Christus nos liberavit (I, 5, 11 ; 149). 40. Actes et Paroles II – 1853, Sur la tombe de Louise Julien, volume « Politique », p. 438. 41. V, 8, 4 ; 586. Cosette : un personnage qui n’existe pas 13 trouve une pierre dans son jardin, et un cœur sous cette pierre : la lettre de Marius a une valeur initiatique et Cosette la reçoit comme telle. Plus sensible à la religion de l'amour qu'à la religion chrétienne, elle s'abandonne tout entière, innocemment, à un élan qui pourrait la conduire au sublime, et réalise avec Marius la fusion de deux êtres chers à l'Aristophane platonicien 42, communauté mystique et androgyne qui est l'Amour même et où l'individu s'abolit. Mais il suffit que le réel se mettre en travers du rêve, le roman en travers du poème, pour que Cosette se trouve désarmée ; elle écrit une lettre, ce qui est déjà beaucoup ; la passion, ni la connaissance, ne l'ont transformée. Marius, lui, décide de mourir, et Éponine meurt effectivement en déclarant à Marius cet amour qui contribue à faire d'elle le sujet de sa propre histoire. Elle peut parler la première, et seule, elle dont la misère a presque fait un garçon ; Cosette ne peut que répondre. Hors de l'Histoire qui se fait sur les barricades, elle reste enfermée dans sa chambre, et dans son exil de femme impuissante qui attend la suite. Il faut dire qu'à force d'incarner la Jeune Fille et la Femme Cosette est arrachée à la réalité, et surtout à sa réalité de femme : Marius dit que Cosette est un ange. Vierge, elle est d'une « chasteté qui ne sait même pas qu'elle est chaste » 43 ; au lendemain de ses noces, elle apparaît vêtue d'un charmant sac « à mettre un ange » 44, pudique dissimulation du réel, du corps radieux. Effacement qui l'apparente à la vieille fille Baptistine, qui, au début du roman, avait « à peine assez de corps pour qu'il y eût là un sexe » 45. Au moins cette idéalisation extrême met en cause son propre objet : sanctifiée par l'amour, la femme n'est plus femme; elle se détruit en s'accomplissant, et ne se retrouvera que dans la maternité, qui la consacre à nouveau. Discours conformiste qui produit des effets curieusement convergents avec ceux de la misère : rongé par le mal social dans le discours féministe, évaporé dans l'angélisme par le discours idéaliste, le féminin est ici ce qui tend à disparaître. Cette transcendance et cette fusion du féminin ne sont possibles que si on fait de Cosette une figure poétique et non plus un personnage du roman. Les mystères de l'altérité féminine cautionnent ce changement qualitatif, et pour Cosette le texte se fait métaphorique: elle est le plus souvent ange, on l'a vu, fleur ou lumière. Ainsi Cosette apparaît à Marius « dans un nimbe » 46, elle « était une condensation de 42. Platon, Le Banquet, 192-193, Ed. Les Belles-Lettres, 1981, p. 35-37. 43. V, 1, 10 ; 951. 44. V, 7, 1 ; 1101. 45. I, 1, 1 ; 7. 46. V, 5, 4 ; 1057. 14 Nicole SAVY lumière aurorale en forme de femme » 47; ses prunelles étaient « pleines de rayons et d'abîmes » 48. Cosette n'est que le support de la lumière : le poète l'éclaire, Marius la voit, et ce que le lecteur saisit de l'ensemble de l'opération et de l'image, c'est une aspiration poétique vers l'invisible et l'infini. Et tout le récit de l'idylle est rythmé d'arrêts qui sont autant de sacralisations successives de la femme et de l'amour jusqu'à l'apothéose du mariage qui est mutuelle contemplation religieuse 49. L'amant devient « prêtre », la vierge devient femme, et « sur le seuil des nuits de noces un ange est debout, souriant, un doigt sur la bouche » 50, le même ange, cette fois, qui attendra l'âme de Jean Valjean. Et comme cet ange qui suspend le récit, il arrive même que devant le mystère sacré de l'intimité d'une jeune fille, Hugo invite au silence : le discours se tient pourtant, par prétérition, mais se dénonce lui-même comme profanateur : « il ne sied point que tout cela soit raconté, et c'est déjà trop de l'indiquer » ; on peut y voir la pudeur, très réelle, d'un siècle effarouché. Mais l'explication est ailleurs : « le vers l'oserait à peine, la prose ne le doit pas »51. Affirmation ambiguë, qui dit à la fois qu'après tout on est dans un roman et que la poésie a des pouvoirs que le roman n'a pas ; et que la limite est incertaine, dans ce roman qui déborde son cadre générique de toutes parts pour se faire, parmi bien d'autres choses, poème. Si Hugo fait ainsi fuir son héroïne par le haut, ce n'est pas par insuffisance de moyens romanesques, ni même parce que l'image féminine qu'il partage avec ses contemporains l'exigerait. C'est pour nous dire – et il n'est pas le seul – qu'une héroïne romantique est par nature impossible, et que la femme est impensable. Lieu de contradictions idéologiques et littéraires telles qu'elle semble fondée sur une aporie, Cosette oblige à se demander pourquoi la représentation du féminin est si problématique. La femme impensable Les Misérables sont empreints de très fortes traces autobiographiques, des plus évidentes aux plus dissimulées. Cosette n'échappe pas à la règle et se présente comme un transparent, éclairé par derrière de diverses images féminines, alternatives ou superposées, qui font d'elle un composé de souvenirs, de désirs et de souffrances. Elle est en tout cas une des héroïnes hugoliennes de romans pour 47. IV, 8, 1 ; 796. 48. III, 6, 6 ; 561. 49. V, 6, 2 ; 1081. 50. Ibid., 1086. 51. V, 1, 10 ; 951. Cosette : un personnage qui n’existe pas 15 laquelle l'investissement personnel est le plus grand. Du côté des femmes, les traces sont parfois distinctes mais plus souvent confondues : ainsi le couvent du Petit-Picpus, où est élevée Cosette, doit beaucoup aux souvenirs de Juliette Drouet, chez les Dames de St-Michel, mais aussi à Léonie Biard, chez les bénédictines du Saint-Sacrement. Fiançailles et noces renvoient à Adèle, comme Marius à Hugo au même âge ; mais c'est avec Juliette qu'il a connu la « nuit bénie » du 16 au 17février 1833 qui date la nuit de noces de Cosette. Plus important ici est le fait que le personnage ne ressemble guère à ses « modèles » : les femmes réelles, et surtout Juliette, semblent avoir été autrement intelligentes et passionnées que Cosette. Cet affaiblissement du personnage, ce refus ou cette impossibilité d'en faire autre chose qu'un rêve sont dus à un autre souvenir, déterminant celui-là, Léopoldine. D'abord parce que la place prépondérante de la petite Cosette tient au souvenir lancinant de l'enfant perdue, dont la mort refait à tout jamais une petite fille. Ensuite parce que tout au long du roman court le fil de l'inceste : l'amour paternel de Jean Valjean contient aussi la passion amoureuse, et une effrayante jalousie contre l'homme qui lui prend Cosette. Le mariage de Cosette évite l'inceste, permet la rédemption de son père dont il provoque la mort. Renversement du réel : le mariage de Léopoldine précède sa mort, et le père ne peut survivre à sa fille que dans le sentiment de l'injustice divine et la culpabilité. Ce qui met finalement Cosette dans une position intenable : elle est prise entre le désir amoureux d'un amant et le double amour d''un père, licite et illicite, avoué et refoulé ; et, ce qui n'est pas produit par le roman luimême, la culpabilité de Hugo vis-à-vis d'une fille trop aimée, jeune mariée, enceinte, dont il a appris la mort dans un journal, ce qui n'apparaît pas dans l'histoire de Cosette mais explique l'adoration qui la constitue. Double nébuleuse, romanesque et personnelle, où Cosette une fois de plus vacille, inspirée et séquestrée par Léopoldine52. Donc le personnage féminin le plus hugolien par son histoire est aussi, par l'histoire de son auteur, le plus impossible. D'où ce paradoxe du réalisme et de l'autobiographie : la Sanseverina, projection du désir et du rêve de Stendhal, et pure liberté hors de l'Histoire, est bien plus réaliste et crédible que Cosette, pétrie de chair et décharnée par un père qui n'en est pas un. Au moment où Hugo écrit, l'Histoire permet les prises de conscience féministes, mais pas encore les solutions, et la Femme est un mythe. Cosette se tient à l'intersection du social et de l'idéal, du réalisme et du lyrisme, du désir et de l'interdit, et son unité très 52. Plus brutalement on pourrait dire que Cosette. tuant son père, éloigne le spectre du remords, pour Hugo, d'avoir « tué » sa fille. 16 Nicole SAVY problématique dit la nécessité d'unir ces éléments en même temps que l'impossibilité d'y parvenir. L'entreprise héroïque fonde le héros ; l'héroïne apparaît d'autant plus lisse qu'elle est fondée sur un système de contradictions. Personnage sans faire et sans être, elle ne peut qu'être vue dans le miroir de la conscience des autres personnages et de son auteur, ce qui la réduit finalement à une pure altérité par rapport aux je masculins qui la constituent. Le je peut investir le il, pas le elle, et il faut ce relai du masculin pour que le féminin existe comme différencié, marqué. Cosette est moins un personnage qu'une ou des images qui se recomposent dans le système optique du roman. Une note du « Reliquat » des Misérables 53 éclaire, a contrario, cette impuissance romanesque à représenter la femme. Il s'agit du revers exact de Cosette, un revers réaliste, décapant et pas très éloigné du grotesque ; rendu possible par un je féminin qui l'assume sous la forme d'une lettre ou d’une réplique de dialogue : Parce que vous m'avez fait des tas de vers, des sonnets, des chansons, des histoires, est-ce que je sais, moi? parce que vous m'avez mise tout en haut, tout en haut, vous vous figurez que tout est dit et que je dois être contente. Mais c'est que je ne sais plus que faire à présent ! Vous voulez que je sois idéale – comme vous dites ! idéale, moi ! Je suis comme une femme qu'on aurait juchée sur la pointe de la grande pyramide [variante : colonne Vendôme] et à qui l'on dirait : envole-toi maintenant ! je suis flattée d'être si haut que ça, mais je vais me flanquer par terre et me casser quelque chose, mon cher ! Edmond, je vous le dis, vous vous trompez sur moi : je n'ai pas d'ailes, je ne suis pas un ange, je ne suis pas même un oiseau. Je suis une pauvre fille qui vous aime comme elle peut. Cette pauvre fille ressemble à une vraie femme; mais elle n'est pas dans le roman 54. 53. Dossier des Misérables, volume « Chantiers », p. 871. 54. Adèle écrivait à Victor, en octobre 1821 : «Il faut, Victor, que je te dise que tu as tort de me croire au-dessus des autres femmes. [...] Mais que suis-je, Victor, sauf cela? Rien qu'une pauvre fille. » (Œuvres, éd. Massin, t. II, p. 1084) Le « Reliquat » propose un autre portrait de femme, à moins que ce ne soit la même, qui n’est pas non plus dans le roman : « C’était une femme à la fois fausse et vraie […] dangereuse car cette nature est pleine d’un charme obscur et singulier […] Avec elle, on se trompait toujours. Au moment où on la croyait vraie, elle était fausse. Au moment où on la croyait fausse, elle était vraie. Aucune confiance en rien, aucune foi possible. Elle avait de la rouerie, de la finesse, de la ruse, du mensonge, de l’adresse, de la fourberie, et une adorable sincérité. Terrain perfide, sol de glace tantôt mouvant comme l’eau, tantôt dur comme la pierre. » (Dossier des Misérables, ibid. ; 862)