Cosette: un personnage qui n`existe pas

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Cosette: un personnage qui n`existe pas
LIRE
Les Misérables
par
Josette ACHER
Jean GAUDON
Claude HABIB
Jacques NEEFS
Jacques SEEBACHER
Jean DELABROY
Yves GOHIN
Bernard LEUILLIOT
Nicole SAVY
France VERNIER
textes réunis et présentés par
Anne UBERSFELD et Guy ROSA
Librairie José Corti
1985
COSETTE :
UN PERSONNAGE QUI N'EXISTE PAS
Nicole SAVY
— Je t'en prie, mon petit Marius, laisse-moi ici
avec vous deux.
— Je te jure qu'il faut que nous soyons seuls.
— Eh bien, est-ce que je suis quelqu'un? 1
(Les Misérables, V, 7, 1 ; 1102)
Troublant déni de son propre statut, par un des personnages les
plus célèbres, et apparemment les plus assurés, de la littérature. Car
au-delà du minaudage de la jeune femme qui prétend qu'elle n'est pas
n'importe qui, s'impose l'affirmation qu'en matière d'affaires sérieuses,
Cosette n'est personne. Cosette va plus loin qu'elle-même et se fait le
pied de nez ironique de Gavroche, comme ces personnages de
dessins humoristiques qui s'emparent du pinceau de l'auteur et se
mêlent de tracer le cadre à sa place. Griffure infime, certes, sur un
personnage qu'on croît connaître par cœur, dont la figure est entrée
dans l'imagerie populaire au point qu'on se demande si elle peut
encore intéresser. Mais si l'on persiste à la regarder, elle semble se
disloquer, se défaire, dans l'excès même de sa présence.
Car Cosette – ou son nom – apparaissent dans quelque 120
chapitres des Misérables, qui s'amusent à en compter 365. Sa
« présence » oscille du simple au double au fil des cinq parties du
roman ; elle intervient en milieu et en fin de partie, jamais au début.
La courbe des occurrences de son nom dessinerait une série de
vagues régulières, d'amplitude variable – l'apogée se plaçant dans la
deuxième partie, celle qui porte son nom, ce qui revient à privilégier
l'enfance de Cosette – et couvrant l'ensemble du roman, après un
premier blanc de 35 chapitres. Cette présence régulière et durable,
comme celle de Jean Valjean, rassure le lecteur face à l'immensité de
l'œuvre, à la complexité de ses réseaux romanesques et à la dépense
somptueuse de personnages qui s'y fait, selon les modalités diverses
1. On peut comparer à cette déclaration de Cosette à Marius: « C’est donc vrai. Je
m'appelle Marius. Je suis madame Toi. » (V, 6, 2 ; 1081)
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Nicole SAVY
qui vont de la suppression immédiate (Jacquin Labarre2) – ou non
immédiate (Mgr Myriel, Tholomyès, etc...) à l'intermittence (Marius).
Mais s'il est facile de dire que Cosette est bien l'héroïne des
Misérables, force est de constater qu'il s'agit d'un personnage double,
et même de deux personnages différents : une petite fille et une
grande. Tout les sépare : un clivage temporel, souligné à la fin de la
deuxième partie: « Plusieurs années s'écoulèrent ainsi ; Cosette
grandissait » 3 ; le statut social, la psychologie, le traitement
romanesque et idéologique. Qu'après avoir quitté l'enfant misérable,
Hugo s'autorise des métamorphoses de l'adolescence féminine pour
mettre en place une autre Cosette, la future baronne Pontmercy, n'y
change rien. Pourquoi a-t-il fait ainsi durer Cosette, de la naissance
jusqu'après le mariage, alors que les âges sont répartis entre les autres
personnages : l'enfance à Gavroche, la jeunesse à Marius (son enfance
est à peine évoquée), la maturité et la vieillesse à Jean Valjean ? Le
souci de l'unité narrative suffit-il à expliquer que de ces deux
personnages, d'enfant et de femme, Hugo ait tenu à ne faire qu'un ?
D'autant que cette dualité se double d'une contradiction
fondamentale : super-héroïne incarnant les inoubliables clichés de
l'Enfant pauvre, de la Jeune Fille amoureuse, de la pudique Mariée,
Cosette est d'autre part dotée, nous y reviendrons, d'un caractère
singulièrement médiocre, que ne font que souligner les justifications
psychologiques de Hugo. Elle est donc affaiblie d'un côté par la force
des mythes qu'elle supporte, de l'autre par le voisinage du sublime de
Jean Valjean : excusée d'être normale, Cosette ne tient pas le coup.
Comment donc une héroïne aussi dénuée d'unité interne,
d'individualité et finalement d'intérêt propre, a-t-elle pu connaître
pareille réussite ? Si l'on examine cette vacuité du point de vue des
incertitudes du statut du personnage, ne peut-on y trouver une
contrepartie qui est l'extrême richesse de ses fonctions romanesques ?
Et si Jean Valjean, personnage pareillement – et autrement vide, et
premier rôle du roman, semble présenter une contradiction analogue,
les termes n'en sont-ils pas différents ? Cosette est un personnage
féminin qui représente les femmes misérables, et la Femme idéale :
double discours, hiatus idéologique qui la fissure et la fait être dans
une altérité radicale, qu'aucune « conjonction de deux étoiles » 4, ni
aucun drame de conscience, ne sauraient effacer.
2. I, 2, 1 ; p. 50 et suiv.
3. II, 8, 9 ; 453.
4. La «conjonction de deux étoiles» est le titre du livre VI de la troisième partie, où
l'on voit Marius rencontrer Cosette et en tomber amoureux.
Cosette : un personnage qui n’existe pas
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LE STATUT DU PERSONNAGE
Quelques problèmes de famille du côté des petites filles
Comme tous les misérables du roman, Cosette sort de l'ombre et
de la fange, de là où les oublis de l'état-civil et de la mémoire font des
enfances sans familles, sans droits et sans pain. Sa mère Fantine est
orpheline, née sur le pavé d'une ville ingrate, Montreuil-sur-Mer ; elle
devient fille-mère d'une enfant orpheline à son tour ; tristes maillons
de la chaîne féminine de la misère, faite de la répétition de la même
chute individuelle qui va de la grisette séduite et abandonnée au vol et
à la prostitution, avec pour signes la déchéance physique et la
dénaturation sexuelle. Chaîne que Jean Valjean va briser, en même
temps que sa chaîne de forçat : il rend Cosette à la société et à la
famille. Mais d'autres prennent sa place : destins sociaux et
souffrances physiques s'échangent entre la Cosette de huit ans et
l'Éponine de seize, « rose dans la misère » 5, à son tour sœur et fille de
Fantine 6, devenue difforme tandis que Cosette devient conforme. Et
pour que Cosette sorte de là, encore fallait-il qu'elle fût la fille d'une
prostituée.
Du côté paternel elle semble mieux lotie : mais Félix Tholomyès,
étudiant et bourgeois de province, pérore, pirouette et disparaît. Hugo
avait bien pensé le faire reparaître et reconnaître publiquement par sa
fille : la vérité sociale y eût perdu, si le mélodrame y eût gagné. Le
géniteur disparu, la monstrueuse famille Thénardier prend la relève
avec un parâtre qui ose se targuer de sentiments tendres pour Cosette;
plus ogre que père en vérité, il l'aurait aisément tuée à la tâche si on la
lui avait laissée. Suit le vrai père, le voleur d'enfant, père Noël qui
achète Cosette à Thénardier en 1823 et la donne à Marius en 1833.
Dix ans d'adoration, de paternité, de maternité aussi à vrai dire avec
l'aide des bonnes mères du couvent ; ce qui finit par faire à Cosette
une étrange famille. Il faudra que Marius soit bien aveuglé par l'amour
pour n'y voir que du feu. Toutes ces illégitimités sont paradoxalement
renforcées par l'appartenance de Cosette à une fratrie romanesque, la
collection d'enfants pauvres des Misérables.
Ils sont nombreux et il n'est pas question d'en parler longuement
ici. Disons simplement qu'en plus de la misère, ils partagent avec
Cosette soit des situations : ainsi la rencontre de Petit-Gervais avec
Jean Valjean est symétrique et annonciatrice de celle de Cosette
(circonstances et décors analogues ; mais le transfert de la pièce, la
5. III, 8, 4 ; 583 et suive.
6. C'est bien Éponine, fille des rues, phtisique, ayant perdu sa jeunesse et sa féminité,
qui hérite, à la place de Cosette, du destin social de Famine.
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Nicole SAVY
peur de l'enfant et le sens de la scène sont inversés) ; soit un destin,
comme Gavroche dont l'histoire est tout entière tissée dans les
interstices de celle de Cosette 7. C'est lui qui crie dans le noir pendant
que Cosette, à trois ans, tricote pour les Thénardier; c'est lui,
« Parvulus » devenu plus orphelin qu'elle, qui est jeté sur le pavé
parisien dès qu'elle est cachée derrière les murs du couvent ; c'est lui
et sa sœur qui seront les messagers de l'idylle et de la barricade. A ces
entrelacs de l'intrigue, s'ajoutent des effets d'écho, comme cette
pauvresse à qui Gavroche donne son châle, autre Cosette possible 8.
Reste Marius enfant, orphelin de mère, arraché à son père et assez
mal-aimé: mais il a un tout autre statut social et Hugo a
volontairement effacé toute ressemblance entre son enfance et celle de
Cosette.
Quand ils ne sont pas anonymes, ces enfants sont plus surnommés
que nommés par un passant, ou le hasard. Fantine, petite enfant, ne
laisse à Cosette, petite chose, qu'un nom aussi tendre et incertain que
le sien. L'état-civil enregistre plus tard un prénom et un patronyme,
l'un pompeux, l'autre usurpé, les deux ensemble improbables :
Euphrasie Fauchelevent. Toujours utile pour un mariage. Marius croit
qu'elle s'appelle Ursule, refuse Euphrasie et garde Cosette : son vrai
nom est celui qui n'en est pas un. Cosette-alouette 9, fauvette du hibou
Jean Valjean 10, Cosette-Juliette... Il faut attendre le mariage pour que
Cosette trouve un statut et un nom légitime. Mais la vérité est du côté
de Madame Thénardier, grande spécialiste de la dénomination, qui sait
que la misère est innommable et, particulièrement inventive en
matière de surnoms désobligeants, désigne fort bien le statut de
Cosette en la baptisant, terriblement, « Mlle Chien-faute-de-nom » et
surtout « cette autre » 11.
La fiction assigne donc à l'enfant Cosette un statut d'échantillon
pris comme au hasard parmi une infinité d'autres atomes semblables à
elle, existant à peine, et il faut l'immense pitié d'un regard pour la faire
naître, et l'éclairer d'une luminosité exceptionnelle.
Grandeur et décadence de Cosette.
Cosette grandie baigne dans la même clarté 12, et il est possible que
7. Sur Gavroche, voir l'article de Jacques Seebacher – et sur Jean Valjean celui de
Gui Rosa.
8. IV, 6, 2; 749.
9. « On s’en souvient, elle était plutôt alouette que colombe. » (IV, 5, 2 ; 733)
10. II, 4, 2 ; 343.
11. II, 3, 3 ; 304.
12. Le chapitre de l’union définitive de Cosette et Marius est intitulé « Pleine
lumière » (IV, 8, 1 ; 793).
Cosette : un personnage qui n’existe pas
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ce nimbe de lumière soit le signe de sa continuité ; mais on verra plus
loin que la source lumineuse n'est pas Cosette.
Pour le reste, son statut change au point que les deux Cosette
tendent à se détruire réciproquement. Elle est désormais chargée
d'assumer le féminin, sans faille, et à elle seule – la brève splendeur de
Fantine annonçant celle, durable, de sa fille. Jean Valjean, en lui
donnant la poupée Catherine, lui décerne la féminité : « Tout l'avenir
de la femme est là »13, écrit Hugo en parlant de la poupée. Et l'enfance
de Cosette devient gestation mystérieuse de la féminité. Menteuses,
les Cassandre du couvent qui prophétisaient que cette petite fille, en
réalité abîmée par les mauvais traitements, serait laide. Elle a hérité la
beauté de sa mère mais aussi de la « nature féminine » qui la fait
éclore, comme par miracle, entre le jardin du Luxembourg et celui de
la rue Plumet, sous les yeux diversement étonnés de Toussaint, de
Jean Valjean et de Marius. Gestes « innés », langueur, éveil de la
coquetterie et pudeur : rappelons que cette nature féminine, Éponine
l'a à peu près perdue dans la misère, comme Fantine, ce qui remet le
naturel dans le social.
Et le très bourgeois Gillenormand en prend acte, qui couronne tant
de vertus féminines en vidant ses commodes héréditaires de leurs
trésors de chiffons et de dentelles. Voilà Cosette bourgeoise, elle
aussi. Bref, une princesse blonde en tout point conforme au fade
féminin de son siècle, malgré ce rappel qu'elle est brave car elle a « du
sang de bohémienne et d'aventurière qui va pieds nus » 14: passe
Esmeralda, ou Consuelo, pour lui donner un peu de piment de
sorcière.
Mais cette petite perfection a bien des faiblesses : le beau
Théodule, avatar de son père Tholomyès, lui fait presque oublier
Marius 15. Demoiselle charitable et compatissante aux pauvres, elle
déclare atrocement à Jean Valjean, au passage de la cadène : « II me
semble que si je trouvais sur mon chemin un de ces hommes-là, ô mon
Dieu, je mourrais rien que le voir de près 16! » Bien sûr elle ne « sait »
pas, et Marius montrera la même épouvante face à la vérité. Passons
sur la vanité sotte de la jeune baronne ; reste sa cruauté égoïste, digne
d'une fille Goriot, quand elle oublie – elle n'a pas de mémoire – un
père qui meurt d'amour pour elle, et d'abandon.
Cruelle dégradation du personnage, mais dégradation logique, qui
répond tardivement à une question posée par Hugo devant la misère
13. II, 3, 8 ; 323 et suiv. Le thème de la poupée s'organise, pour Hugo, de façon dense.
Il présentait ainsi Cosette dans une note de 1847: « Histoire d'une poupée ». Or
« poupée » était le surnom de Léopoldine.
14. IV, 5, 2 ; 733.
15. IV, 5, 1 ; 732.
16. IV, 3, 8 ; 721.
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Nicole SAVY
de l'enfant : « Quand elles se trouvent ainsi, dès l'aube, toutes petites,
toutes nues, parmi les hommes, que se passe-t-il dans ces âmes qui
viennent de quitter Dieu 17? » Et la suite de l'enfance de Cosette,
l'absence d'amour maternel, le dur emprisonnement du couvent, le
côtoiement permanent de l'énigmatique sous la forme de Jean Valjean,
renforcent peut-être ce durcissement. Une surcharge de normalité,
jusqu'à la sécheresse affective, compense l'épouvante de l'enfance.
Sinon elle fût devenue sainte, et non baronne.
Cosette peut donc difficilement passer pour un personnage réaliste
: trop désunie, trop jolie, trop ombreuse. Mais de l'autre côté du miroir
Hugo nous entraîne à déplier Cosette, à la regarder grandir comme
l'Alice de Lewis Carroll pour entrer dans l'univers de l'imaginaire,
formidable compensation aux incertitudes de son statut romanesque.
Contes et légendes de Cosette : une poupée bourrée de référents.
Cosette mobilise, et incarne successivement, toute une population
de contes de fées et d'images populaires, qui la grandissent à des
dimensions mythologiques et ont fait de certaines scènes de hauts
lieux d'investissement affectif pour les lectures enfantines.
Au fil du récit se projette la lanterne magique : la Porteuse d'eau,
alias le Petit Chaperon Rouge, va au bois et ne rencontre ni le loup, ni
l'ogre (déjà rencontré par le Ramoneur) ; mais puisque la scène se
déroule pendant la messe de minuit, ce doit être le Père Noël – et si la
poupée qu'il lui remet est un enfant Jésus, c'est une autre histoire qu'il
faudrait raconter. Ils continueront ensemble, lui en Veuf et elle en
Orpheline. Le temps de grandir en ses jardins, Cosette devient la Belle
au Bois Dormant, a enfin une noce de carnaval et de conte de fées, et
fait une dernière sortie d'ingénue en déclarant que son rouge-gorge,
pas son petit chat, est mort.
On peut raconter autrement : Cendrillon est assise dans la
cheminée de la marâtre Thénardier, ou balaie sous le regard des deux
méchantes sœurs. L'une des deux sera amoureuse du même Prince
charmant que Cendrillon, mais en vain ; et la nuit de noces de
Cendrillon a lieu le mercredi des Cendres. Ils furent heureux, et le
grand-père Gillenormand leur promit de beaux enfants.
C'est beaucoup, c'est trop. Cosette fait rêver, mais tant de richesse
l'écrase, la réduit au statut d'album d'images, de fourre-tout
syncrétique et mythologique, en même temps que le roman gagne,
paradoxalement, en vérité sociale. La réussite de Cosette est montrée
comme fuite atypique et donc conformiste vers le rêve, et le
tremblement du conte de fées est une mise au point sur la misère.
17. II, 3, 2 ; 303.
Cosette : un personnage qui n’existe pas
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Cassée en deux, tirée entre le néant social et la médiocrité de la
réussite bourgeoise, entre le plein et le trop-plein mythologiques,
sublime et inconsistante, Cosette tient par miracle ; à moins que
Thénardier n'ait le mot juste, qui pense « Votre femme est bâtarde » 18,
mais s'abstient prudemment d'en informer Marius. Vérité sociale et
phrase de mélodrame qui désigne aussi la bâtardise du statut de
Cosette. Que vient-elle faire dans ce roman?
FONCTIONS DE COSETTE
On est tenté de penser que dans Les Misérables, Cosette ne fait
rien, sinon ce qu'on lui dit de faire, et qu'en plus Euphrasie n'est pas
bavarde, à un buvard près 19. Cosette accepte tout du destin, les
mauvais traitements, les bons, un père, un mari. Héroïne, certes, mais
pas sujet : patient et non agent. Elle n'intervient jamais activement
dans l'action, dépend toujours d'un personnage masculin agissant, ne
se pense pas elle-même : la conscience de Cosette enfant et jeune fille
est un secret que le romancier juge malséant, c'est-à-dire inutile, de
pénétrer. Mais combien profondément il sonde les cœurs de Jean
Valjean, ou de Marius !
C'est donc dans sa fonction même d'objet passif que Cosette
s'accomplit, et de façon déterminante pour le roman. Dans le monde
des Misérables on n'arrive les mains vides ni chez les riches, ni chez
Dieu : Cosette y est portée, au sens figuré et d'abord au sens propre.
Porter Cosette
Tout au long du roman la récurrence du motif est frappante. La
première fois que le lecteur rencontre Cosette, c'est une petite fille de
deux ou trois ans endormie dans les bras de Fantine 20. Puis Jean
Valjean la délivre du seau d'eau trop lourd qu'elle porte et la prend
dans ses bras; en arrivant à Paris, Boulevard de l'Hôpital 21; pour fuir
Javert, sur le pont d'Austerlitz 22 et rue Polonceau ; pour escalader le
mur du couvent 23, puis dans le jardin 24. Cosette fait sa sortie
18. V, 9, 4 ; 1137.
19. « Buvard, bavard » est le titre du chapitre où le buvard de Cosette, lu dans un
miroir, fait connaître à Jean Valjean sa lettre à Marius. (IV, 15, 1 ; 907 et suiv.)
20. I, 4, 1 ; 118 et suiv.
21. II, 3, 11 ; 338.
22. II, 5, 2 ; 355-356.
23. II, 5, 5 ; 363.
24. II, 5, 8 ; 367.
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Nicole SAVY
provisoire du couvent dans la hotte du père Fauchelevent 25. Puis elle
grandit ; mais on sait que Jean Valjean continuera à la porter
symboliquement sous la forme de la valise-fétiche, à « l'odeur
d'embaumement », qui contient la défroque noire de la petite fille26.
Tandis que Cosette en robe blanche devient la femme de Marius, il
célèbre avec la petite robe noire d'effrayantes noces funèbres 27. Et
Marius sur ses épaules à travers l'égout, n'était-ce pas le fardeau de
l'amour de Cosette ?
Le roman se termine quand Jean Valjean n'a plus rien à porter, que
les fardeaux et emblèmes se déposent : il peut toucher terre28.
« Christophe était cananéen ; il avait une taille gigantesque, un
aspect terrible, et douze coudées de haut », dit la Légende Dorée 29.
Christophe le Réprouvé porte l'enfant Christ à travers le fleuve, au
péril de sa vie, s'entend dire par le tyran : « Tu as été élevé au milieu
des bêtes féroces ; tu ne peux donc proférer que paroles sauvages et
choses inconnues des hommes » ; et il réhabilite les prostituées. Jean
Valjean est Christophe porteur d'enfant et Christ porteur de croix. Or
on sait le rapport étroit entre la croix et la faute d'Eve. La Queste du
Saint-Graal raconte qu'en prenant le fruit de l'arbre de la science, Eve
emporte un rameau, dans le bois duquel serait faite la croix. C'est ici
que Cosette, enfant de la faute de Fantine, prend sa place, entre le
boulet du forçat et le poids de la conscience humaine. Elle est
l'instrument de cette rédemption mystique et païenne, elle est « le
radeau de ce naufragé » 30.
Petite chose très lourde ; petite chose d'un grand prix.
Les Fortunes de la Vertu
Un des enjeux fondamentaux du roman est la possession de
Cosette : il faut l'avoir, et à tout prix ; et quand on est obligé de la
donner il en coûte encore plus cher, pas seulement en souffrance mais
bel et bien en argent. Cosette est donc objectivement traitée comme
une marchandise soumises à diverses tractations et transactions plus
ou moins licites. Fantine, qui ne peut pas la garder, paie aux
Thénardier une pension pour Cosette. La pension devient exorbitante
25. II, 8, 1 ; 419.
26. IV, 3, 1 ; 697.
27. V, 6, 3 ; 1087-1088.
28. Motif fréquent chez Hugo: Quasimodo porte Esmeralda, Gwynplaine porte Dea.
Et. contrairement aux apparences, c'est la femme portée qui est la salvatrice. Christ de
son Saint-Christophe.
29. Jacques de Voragine, La légende Dorée –« Saint-Christophe », GarnierFlammarion, t. II. p. 7 et suiv.
30. V, 6, 4 ; 1090.
Cosette : un personnage qui n’existe pas
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et l'on sait que Fantine tout entière va y passer, corps et âme. Or le
marché est monstrueux : en réalité les Thénardier se sont fait offrir
une force de travail, Fantine travaille pour permettre aux Thénardier
de faire travailler Cosette. Proxénètes et assassins de la mère,
exploiteurs de la fille : double rapport et bonne affaire – si toutes les
affaires de ces misérables ne tournaient mal 31. La vente de Cosette à
Jean Valjean leur rapporte encore 1 500 francs. Puis c'est la fortune
gagnée par M. Madeleine à Montreuil- sur-Mer que Cosette engloutit:
5000 francs pour remercier les sœurs, à la sortie du couvent, et 600000
francs de dot pour la donner à Marius. La tante Gillenormand,
impressionnée par la valeur d'échange de la jeune fiancée, décide d'y
joindre bourgeoisement son héritage. J.-C. Nabet a très justement
remarqué que Cosette drainait toutes les fortunes du roman 32 : elle
devient un capital dans lequel tout le monde investit, chacun selon ses
capacités : une couturière devenue prostituée, un industriel, une
famille de grands bourgeois auront « travaillé » pour Cosette.
Merveilleuse collaboration de classes qui tire de la misère celle qui
devait y rester, pour en faire, petit supplément hugolien, une baronne.
L'argent fait le bonheur: Jean Valjean le sait bien, qui explique
obstinément sur son lit de mort qu'il a gagné honnêtement la dot de
Cosette, et que son rêve est réalisé d'en faire une parvenue. Et cette
fois ils communient dans l'innocence : il ne sait pas sa grandeur ; elle
n'a jamais rien su. Du coup les gazouillis angéliques de Cosette
s'entendent autrement, indépendamment de ses souffrances
précédentes et de toute morale chrétienne qui couronnerait ce bonheur
chèrement acquis. Comment ne pas penser à ce passage terrible de
Choses vues 33 où un misérable, en état d'arrestation, contemple devant
le Sénat une duchesse et son enfant qui rayonnent de bonheur dans
leur landau capitonné de velours ? La richesse de Cosette est faite de
la misère des autres ; elle sort du roman avant terme. Si Hugo n'a pas
donné de conscience à Cosette, c'est qu'il pouvait difficilement lui en
donner une bonne. Surtout que cet argent payé de chair, de sang,
enterré et déterré, on a beau dire, il a mauvaise odeur.
Cosette vampire.
Un autre système de dépense, celui de la vie et de la mort,
31. Les Thénardier « se faisaient payer par la mère et ils se faisaient servir par
l'enfant. » (II, 3, 1 ; 298)
32. DEA. Paris 7, 1981. « Les problèmes de l'économie dans Les
Misérables ».
33. Choses vues – Le Temps présent II, volume « Histoire », p. 881-882. Le texte est
daté du 23 février 1846, en pleine rédaction donc des Misères, de sorte qu’on ne sait si
c’est cette « chose vue » qui inspire Les Misérables ou l’inverse.
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Nicole SAVY
s'organise autour de Cosette. Son ascension est permise par une série
de morts indispensables au cheminement romanesque.
Entre Cosette et Fantine le rapport est de prédation : hyperbole
impressionnante du rapport de maternité et d'enfantement. Tandis que
Fantine commence à glisser vers la déchéance, le bébé Cosette
embellit et se pare des dépouilles de sa mère, dentelles et rubans. Puis
l'existence de l'enfant, ou sa survie, chez les Thénardier, coûtent à la
mère sa santé, ses cheveux, ses dents, et finalement la vie. En même
temps ce système de vases communicants obéit à une loi générale
dans Les Misérables, qui veut par exemple que le bagnard
Champmathieu, remplace le bagnard Jean Valjean si celui-ci vient à
manquer : quand un misérable disparaît, il doit être remplacé. Ici
Cosette remplace, ou tue, sa mère. Le contingent de misérables qui
forme l'envers de la société tend à rester numériquement stable.
On a déjà évoqué l'échange des destins qui s'était fait entre Cosette
et Éponine : l'intrigue va plus loin. Éponine sauve la vie de Cosette rue
Plumet, la vie de Marius sur la barricade, et meurt à la place de
Marius. Cosette lui doit la vie et l'amour ; deuxième disparition
nécessaire. Et si le roman en évite une troisième, la mort de Marius
lui-même, par la double intervention d'Éponine et de Jean Valjean,
c'est que sans le mariage final le personnage de Cosette resterait
inaccompli.
C'est surtout de Jean Valjean que Cosette tire sa substance, et c'est
lui qu'elle détruit le plus directement. Il faut tout de même souligner
qu'avant de le tuer, elle le fait vivre : elle donne sens à sa vie et le tire
vers la lumière, dans un roman où les femmes sont nécessaires aux
hommes pour faire le bien. Mais en même temps le processus de
destruction est amorcé: Jean Valjean est le « fumier », Cosette la
« rosé »; lui la « chrysalide », « vide et hideuse », elle le
« papillon » 34. Le mariage de Cosette date le début de l'agonie de Jean
Valjean, qui « mourut quand il n'eut plus son ange » 35.
Fruit destructeur de cette dialectique cruelle du vivant, Cosette est
l'enfant nourrie d'argent, de chair et de mort, des grands cycles
naturels et sociaux. Autrement dit l’ange-lumière Cosette sort – ne
peut sortir que – de la fange de l'égout, de la prostitution, du bagne, du
crime. Produit de la misère, elle en produit elle-même pour les autres,
se rangeant dans cette catégorie de personnages qui sont à la fois,
selon A. Ubersfeld, mouches et araignées, victimes et pièges.
Lourde à porter, coûteuse à avoir ou à donner, mortelle à aimer,
Cosette est très exactement un moteur : elle engendre le mouvement
par son être même, elle fait dépenser de l'énergie, de l'argent, de la vie.
34. V, 7, 2 ; 1109 et V, 8, 3 ; 1120.
35. V, 9, 6 ; 1151.
Cosette : un personnage qui n’existe pas
11
Elle agit les rouages de la machine romanesque ; c'est là qu'elle trouve
son unité et son sens, dégradation comprise, qui est de se situer à la
fois en intériorité et en extériorité par rapport à la misère et aux
misérables. De La Cousine Bette à Cosette, le « tu seras baronne » met
en marche le roman, les réalités impitoyables de l'Histoire et de la
société, et annonce la façon dont une femme peut, ou ne peut pas, s'y
inscrire.
LE DOUBLE DISCOURS
Hugo tient sur les femmes, dans Les Misérables, deux discours
idéologiquement contradictoires : l'un nettement féministe, en général
quand il parle des femmes, c'est-à-dire quand ses personnages
féminins sont des types sociaux, des cas de la misère ; l'autre idéaliste,
où il s'agit cette fois de la Femme, et qui rejette tout réfèrent réaliste
pour projeter le personnage dans l'absolu.
Les femmes misérables.
« Femme rime à infâme », dit Grantaire ivre qui ne croit pas si bien
dire 36, dans ce roman où « la dégradation de l'homme par le
prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l'atrophie de l'enfant
par la nuit » sont posés comme « les trois problèmes du siècle » 37. Un
des grands sujets du roman est en effet l'infamie de la condition
féminine populaire dans les concentrations urbaines, dès le début du
siècle : conditions de travail et salaires des ouvrières, mécanismes
inexorables qui mènent les grisettes à la prostitution, rejet social
généralisé des « femmes perdues », qui produit à son tour la perte des
enfants, puis leur exploitation. Féminisme lucide qui ne peut encore,
historiquement, offrir de solutions : ni du côté de la philanthropie
capitaliste – l'entreprise de M. Madeleine rejette Fantine, et de toute
façon les bienfaits ne survivent pas au bienfaiteur ; ni du côté du
réformisme social : Alexandre Parent-Duchâtelet lie les questions de
l'égout et de la prostitution et propose de nettoyer l'ensemble par des
mesures sanitaires et réglementaires 38. Même rapprochement chez
Hugo ; mais s'il rêve de solutions techniques pour le ventre de la
capitale, il laisse de côté la prostitution parce qu'elle est liée à la
misère et que l'hygiène ne peut se substituer à la morale et à la
36. III, 4, 4; 529.
37. Texte liminaire ; 2.
38. La Prostitution à Paris au XIX° siècle, édition abrégée de l'ouvrage d'A. ParentDuchâtelet (1836), A. Corbin éd., Seuil, coll. «L'Univers historique », 1981.
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Nicole SAVY
politique. Ce sera donc pour plus tard : Christus nos non liberavit 39.
Le peuple est encore informe en 1832, et en 1866 la Première
Internationale se prononce contre le travail des femmes : les ouvriers
pensent, comme Hugo, et comme les bourgeois, que la place des
femmes doit être dans la famille. Il a eu le mérite de montrer que, de
fait, ce n'était déjà plus le cas et qu'il faudrait bien en tenir compte ;
Hugo qui réclamait dès 1853 l'égalité de l'homme et de la femme,
droits civiques compris 40, bien avant la plupart des démocrates de son
temps ; Hugo qui met en cause l'idée même de nature féminine et de
nature humaine en montrant que la misère dénature et détruit les
sexes – « Jamais parmi les animaux la créature née pour être une
colombe ne se change en une orfraie. Cela ne se voit que parmi les
hommes » 41– ; Hugo enfin qui reconnaît à la femme, s'il le faut contre
l'institution du mariage, le droit et même le devoir d'aimer.
Cosette enfant dénonce mieux qu'aucun rapport de police le
scandale du travail des enfants : exploitée comme servante des
Thénardier, elle a parfois l'air d'une idiote ou d'une vieillarde à force
de souffrance physique et morale. Rien à voir ici avec une Cendrillon
dont l'avenir automatique colore joyeusement la misère ; ni non plus
avec un quelconque apitoiement de mélodrame. Elle n'est en rien
« mignonne » mais laide, muette, angoissante ; d'où la puissance de
cette figure enfantine, celle d'une future rescapée dont le destin
ultérieur n'est qu'un contre-exemple : négociation individuelle,
exceptionnelle, romanesque, alors que la loi du destin féminin, dans
son monde à l'envers, est la chute. Les hommes s'effacent dans la
misère ; plus bas que la misère, les femmes tombent.
«LE SACRE DE LA FEMME»
A l'autre bord du roman se tient un tout autre discours, celui de
l'ange : discours autre idéologiquement, où l'amour permet
l'idéalisation et la sacralisation de la femme, en en faisant un objet
déréalisé ; discours autre par sa nature, l'idylle remplaçant l'épopée, le
roman rejoignant le poème.
On a vu qu'un des statuts de Cosette était celui d'objet. De même
dans le domaine de l'amour ; objet de l'amour impossible de Fantine,
de la haine des Thénardier, de l'amour de Jean Valjean, de l'amour
enfin de Marius, qui pourtant lui révèle l'existence de l'amour. Cosette
39. Titre d'un chapitre des Misérables sur la prostitution: Christus nos liberavit (I, 5,
11 ; 149).
40. Actes et Paroles II – 1853, Sur la tombe de Louise Julien, volume « Politique »,
p. 438.
41. V, 8, 4 ; 586.
Cosette : un personnage qui n’existe pas
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trouve une pierre dans son jardin, et un cœur sous cette pierre : la
lettre de Marius a une valeur initiatique et Cosette la reçoit comme
telle. Plus sensible à la religion de l'amour qu'à la religion chrétienne,
elle s'abandonne tout entière, innocemment, à un élan qui pourrait la
conduire au sublime, et réalise avec Marius la fusion de deux êtres
chers à l'Aristophane platonicien 42, communauté mystique et
androgyne qui est l'Amour même et où l'individu s'abolit. Mais il
suffit que le réel se mettre en travers du rêve, le roman en travers du
poème, pour que Cosette se trouve désarmée ; elle écrit une lettre, ce
qui est déjà beaucoup ; la passion, ni la connaissance, ne l'ont
transformée. Marius, lui, décide de mourir, et Éponine meurt
effectivement en déclarant à Marius cet amour qui contribue à faire
d'elle le sujet de sa propre histoire. Elle peut parler la première, et
seule, elle dont la misère a presque fait un garçon ; Cosette ne peut
que répondre. Hors de l'Histoire qui se fait sur les barricades, elle reste
enfermée dans sa chambre, et dans son exil de femme impuissante qui
attend la suite.
Il faut dire qu'à force d'incarner la Jeune Fille et la Femme Cosette
est arrachée à la réalité, et surtout à sa réalité de femme : Marius dit
que Cosette est un ange. Vierge, elle est d'une « chasteté qui ne sait
même pas qu'elle est chaste » 43 ; au lendemain de ses noces, elle
apparaît vêtue d'un charmant sac « à mettre un ange » 44, pudique
dissimulation du réel, du corps radieux. Effacement qui l'apparente à
la vieille fille Baptistine, qui, au début du roman, avait « à peine assez
de corps pour qu'il y eût là un sexe » 45. Au moins cette idéalisation
extrême met en cause son propre objet : sanctifiée par l'amour, la
femme n'est plus femme; elle se détruit en s'accomplissant, et ne se
retrouvera que dans la maternité, qui la consacre à nouveau. Discours
conformiste qui produit des effets curieusement convergents avec
ceux de la misère : rongé par le mal social dans le discours féministe,
évaporé dans l'angélisme par le discours idéaliste, le féminin est ici ce
qui tend à disparaître.
Cette transcendance et cette fusion du féminin ne sont possibles
que si on fait de Cosette une figure poétique et non plus un
personnage du roman. Les mystères de l'altérité féminine cautionnent
ce changement qualitatif, et pour Cosette le texte se fait métaphorique:
elle est le plus souvent ange, on l'a vu, fleur ou lumière. Ainsi Cosette
apparaît à Marius « dans un nimbe » 46, elle « était une condensation de
42. Platon, Le Banquet, 192-193, Ed. Les Belles-Lettres, 1981, p. 35-37.
43. V, 1, 10 ; 951.
44. V, 7, 1 ; 1101.
45. I, 1, 1 ; 7.
46. V, 5, 4 ; 1057.
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lumière aurorale en forme de femme » 47; ses prunelles étaient
« pleines de rayons et d'abîmes » 48. Cosette n'est que le support de la
lumière : le poète l'éclaire, Marius la voit, et ce que le lecteur saisit de
l'ensemble de l'opération et de l'image, c'est une aspiration poétique
vers l'invisible et l'infini. Et tout le récit de l'idylle est rythmé d'arrêts
qui sont autant de sacralisations successives de la femme et de l'amour
jusqu'à l'apothéose du mariage qui est mutuelle contemplation
religieuse 49. L'amant devient « prêtre », la vierge devient femme, et
« sur le seuil des nuits de noces un ange est debout, souriant, un doigt
sur la bouche » 50, le même ange, cette fois, qui attendra l'âme de Jean
Valjean.
Et comme cet ange qui suspend le récit, il arrive même que devant
le mystère sacré de l'intimité d'une jeune fille, Hugo invite au silence :
le discours se tient pourtant, par prétérition, mais se dénonce lui-même
comme profanateur : « il ne sied point que tout cela soit raconté, et
c'est déjà trop de l'indiquer » ; on peut y voir la pudeur, très réelle,
d'un siècle effarouché. Mais l'explication est ailleurs : « le vers
l'oserait à peine, la prose ne le doit pas »51. Affirmation ambiguë, qui
dit à la fois qu'après tout on est dans un roman et que la poésie a des
pouvoirs que le roman n'a pas ; et que la limite est incertaine, dans ce
roman qui déborde son cadre générique de toutes parts pour se faire,
parmi bien d'autres choses, poème.
Si Hugo fait ainsi fuir son héroïne par le haut, ce n'est pas par
insuffisance de moyens romanesques, ni même parce que l'image
féminine qu'il partage avec ses contemporains l'exigerait. C'est pour
nous dire – et il n'est pas le seul – qu'une héroïne romantique est par
nature impossible, et que la femme est impensable. Lieu de
contradictions idéologiques et littéraires telles qu'elle semble fondée
sur une aporie, Cosette oblige à se demander pourquoi la
représentation du féminin est si problématique.
La femme impensable
Les Misérables sont empreints de très fortes traces
autobiographiques, des plus évidentes aux plus dissimulées. Cosette
n'échappe pas à la règle et se présente comme un transparent, éclairé
par derrière de diverses images féminines, alternatives ou superposées,
qui font d'elle un composé de souvenirs, de désirs et de souffrances.
Elle est en tout cas une des héroïnes hugoliennes de romans pour
47. IV, 8, 1 ; 796.
48. III, 6, 6 ; 561.
49. V, 6, 2 ; 1081.
50. Ibid., 1086.
51. V, 1, 10 ; 951.
Cosette : un personnage qui n’existe pas
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laquelle l'investissement personnel est le plus grand.
Du côté des femmes, les traces sont parfois distinctes mais plus
souvent confondues : ainsi le couvent du Petit-Picpus, où est élevée
Cosette, doit beaucoup aux souvenirs de Juliette Drouet, chez les
Dames de St-Michel, mais aussi à Léonie Biard, chez les bénédictines
du Saint-Sacrement. Fiançailles et noces renvoient à Adèle, comme
Marius à Hugo au même âge ; mais c'est avec Juliette qu'il a connu la
« nuit bénie » du 16 au 17février 1833 qui date la nuit de noces de
Cosette. Plus important ici est le fait que le personnage ne ressemble
guère à ses « modèles » : les femmes réelles, et surtout Juliette,
semblent avoir été autrement intelligentes et passionnées que Cosette.
Cet affaiblissement du personnage, ce refus ou cette impossibilité
d'en faire autre chose qu'un rêve sont dus à un autre souvenir,
déterminant celui-là, Léopoldine. D'abord parce que la place
prépondérante de la petite Cosette tient au souvenir lancinant de
l'enfant perdue, dont la mort refait à tout jamais une petite fille.
Ensuite parce que tout au long du roman court le fil de l'inceste :
l'amour paternel de Jean Valjean contient aussi la passion amoureuse,
et une effrayante jalousie contre l'homme qui lui prend Cosette. Le
mariage de Cosette évite l'inceste, permet la rédemption de son père
dont il provoque la mort. Renversement du réel : le mariage de
Léopoldine précède sa mort, et le père ne peut survivre à sa fille que
dans le sentiment de l'injustice divine et la culpabilité. Ce qui met
finalement Cosette dans une position intenable : elle est prise entre le
désir amoureux d'un amant et le double amour d''un père, licite et
illicite, avoué et refoulé ; et, ce qui n'est pas produit par le roman luimême, la culpabilité de Hugo vis-à-vis d'une fille trop aimée, jeune
mariée, enceinte, dont il a appris la mort dans un journal, ce qui
n'apparaît pas dans l'histoire de Cosette mais explique l'adoration qui
la constitue. Double nébuleuse, romanesque et personnelle, où Cosette
une fois de plus vacille, inspirée et séquestrée par Léopoldine52.
Donc le personnage féminin le plus hugolien par son histoire est
aussi, par l'histoire de son auteur, le plus impossible. D'où ce paradoxe
du réalisme et de l'autobiographie : la Sanseverina, projection du désir
et du rêve de Stendhal, et pure liberté hors de l'Histoire, est bien plus
réaliste et crédible que Cosette, pétrie de chair et décharnée par un
père qui n'en est pas un.
Au moment où Hugo écrit, l'Histoire permet les prises de
conscience féministes, mais pas encore les solutions, et la Femme est
un mythe. Cosette se tient à l'intersection du social et de l'idéal, du
réalisme et du lyrisme, du désir et de l'interdit, et son unité très
52. Plus brutalement on pourrait dire que Cosette. tuant son père, éloigne le spectre du
remords, pour Hugo, d'avoir « tué » sa fille.
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problématique dit la nécessité d'unir ces éléments en même temps que
l'impossibilité d'y parvenir. L'entreprise héroïque fonde le héros ;
l'héroïne apparaît d'autant plus lisse qu'elle est fondée sur un système
de contradictions. Personnage sans faire et sans être, elle ne peut
qu'être vue dans le miroir de la conscience des autres personnages et
de son auteur, ce qui la réduit finalement à une pure altérité par
rapport aux je masculins qui la constituent. Le je peut investir le il, pas
le elle, et il faut ce relai du masculin pour que le féminin existe
comme différencié, marqué. Cosette est moins un personnage qu'une
ou des images qui se recomposent dans le système optique du roman.
Une note du « Reliquat » des Misérables 53 éclaire, a contrario,
cette impuissance romanesque à représenter la femme. Il s'agit du
revers exact de Cosette, un revers réaliste, décapant et pas très éloigné
du grotesque ; rendu possible par un je féminin qui l'assume sous la
forme d'une lettre ou d’une réplique de dialogue :
Parce que vous m'avez fait des tas de vers, des sonnets, des
chansons, des histoires, est-ce que je sais, moi? parce que vous m'avez
mise tout en haut, tout en haut, vous vous figurez que tout est dit et
que je dois être contente. Mais c'est que je ne sais plus que faire à
présent ! Vous voulez que je sois idéale – comme vous dites ! idéale,
moi ! Je suis comme une femme qu'on aurait juchée sur la pointe de la
grande pyramide [variante : colonne Vendôme] et à qui l'on dirait :
envole-toi maintenant ! je suis flattée d'être si haut que ça, mais je vais
me flanquer par terre et me casser quelque chose, mon cher !
Edmond, je vous le dis, vous vous trompez sur moi : je n'ai pas
d'ailes, je ne suis pas un ange, je ne suis pas même un oiseau.
Je suis une pauvre fille qui vous aime comme elle peut.
Cette pauvre fille ressemble à une vraie femme; mais elle n'est pas
dans le roman 54.
53. Dossier des Misérables, volume « Chantiers », p. 871.
54. Adèle écrivait à Victor, en octobre 1821 : «Il faut, Victor, que je te dise que tu as
tort de me croire au-dessus des autres femmes. [...] Mais que suis-je, Victor, sauf
cela? Rien qu'une pauvre fille. » (Œuvres, éd. Massin, t. II, p. 1084)
Le « Reliquat » propose un autre portrait de femme, à moins que ce ne soit la même,
qui n’est pas non plus dans le roman : « C’était une femme à la fois fausse et vraie
[…] dangereuse car cette nature est pleine d’un charme obscur et singulier […] Avec
elle, on se trompait toujours. Au moment où on la croyait vraie, elle était fausse. Au
moment où on la croyait fausse, elle était vraie. Aucune confiance en rien, aucune foi
possible. Elle avait de la rouerie, de la finesse, de la ruse, du mensonge, de l’adresse,
de la fourberie, et une adorable sincérité. Terrain perfide, sol de glace tantôt mouvant
comme l’eau, tantôt dur comme la pierre. » (Dossier des Misérables, ibid. ; 862)

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