1 La thématique de la « reconversion » des sportifs donne, dans l

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1 La thématique de la « reconversion » des sportifs donne, dans l
Communication pour les deuxièmes journées de psychopathologie du sport, les 5 et 6 juin 2008, université de Bordeaux 2
Sébastien Fleuriel, Manuel Schotté, université de Lille 2. CNRS, Ceraps.
LA « RECONVERSION » DES ATHLETES FRANÇAIS DE MUNICH ET BARCELONE
A partir du moment où on chopait un contrat bon... on estimait que la reconversion... professionnelle était assurée. Voilà.
Après on s'est rendu compte que la reconversion professionnelle n'était pas suffisante... qu'il y avait plein d'autres choses
mais qui ne sont pas traitées encore, encore maintenant à mon sens...1
INTRODUCTION : LA « RECONVERSION » DES SPORTIFS ET SES PRESUPPOSES
La thématique de la « reconversion » des sportifs donne, dans l’espace médiatique et dans les
représentations communes, forme à deux grandes approches. La première, de loin la plus importante
en nombre de publications et autres reportages, est celle qui voit dans la pratique sportive d’excellence
un formidable tremplin social. La question de la « reconversion » rejoint ici celle de « l’intégration par
le sport », la pratique sportive se voyant conférer le pouvoir de transformer les destins sociaux,
d’assurer la promotion des individus les plus relégués, notamment ceux issus de l’immigration2. Par
contraste, c’est sur le mode de l’exception à la règle que sont régulièrement présentés des cas qui
défrayent la chronique tels José Touré qui, après avoir brillé dans l’équipe de France de football a
sombré (alcoolisme, drogue prison)3, ou Catherine Tanvier qui, après avoir joué sur tous les courts de
tennis du monde, touche le RMI4. Les deux versants se répondent : à la norme de la promotion
correspondent des défaillances singulières qui ne remettent nullement en cause la règle collective qui
associe pratique sportive intensive et « après-carrière » positive.
UN DEFICIT DE DONNEES OBJECTIVES ALARMANT
Si de tels présupposés, fantasmés ou non, peuvent circuler aussi facilement, c’est que rien d’exhaustif
ne vient véritablement combler le vide à la fois quantitatif et qualitatif de connaissances sur la
question. Le traitement bureaucratique de la « reconversion des athlètes de haut niveau » assuré par les
services du ministère ou du secrétariat à la jeunesse et aux sports ne produit pas de données sur les
effets et conséquences des carrières sportives sur le long terme. Un bulletin de la mission statistique du
ministère consacré à la « situation socioprofessionnelle des sportifs de haut niveau »5 souligne
l’extrême hétérogénéité de leur condition, mais il interdit du même coup de penser leur avenir sous le
seul vocable de « reconversion » dans la mesure où les expériences vécues sont excessivement variées
d’une trajectoire à l’autre. Du point de vue de l’institution, la « reconversion » n’est jamais envisagée
que comme le moment qui succède immédiatement l’arrêt de la carrière sportive, et ce dans une
perspective d’insertion professionnelle. En tant que catégorie administrative, elle n’est attribuée
d’ailleurs que pour la durée d’un an, renouvelable cinq fois, et s’adresse exclusivement aux sportifs
présentant un projet d’insertion professionnelle (cette remarque explique d’ailleurs l’emploi
systématique de guillemets accolés au terme « reconversion » afin de marquer toute la circonspection
dont il convient de faire preuve pour évoquer le sujet). En complément, les services ministériels
associés aux fédérations sportives, ont mis en place un outil commun permettant de recenser la
situation socioprofessionnelle des sportifs pour leur offrir un suivi individualisé. Néanmoins, passé le
moment de l’insertion professionnelle, qui mérite certes une attention particulière, les données
1
Entretien avec un sélectionné olympique aux jeux de Barcelone du 15 février 2007.
Sur cette question spécifique, Schotté, M. (2008), 'Les migrations athlétiques comme révélateur de l'ancrage
national du sport. Les coureurs africains dans l'athlétisme européen.' Sociétés contemporaines, 69, 101-123.
3
Touré, J. Amaury, P. (1994), Prolongations d'enfer, Paris, J.-C. Lattès.
4
Tanvier, C. (2007), Déclassée : de Rolland Garros au RMI, Paris, Panama.
5
Boisson, J.-P., Freixe, C. (2002), 'La situation socio-professionnelle des sportifs de haut niveau en 2001', StatInfo, janvier 2002, 4.
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manquent pour apprécier plus amplement, à l’échelle d’une vie, ce que le sport de haut niveau fait à
ceux qui le pratiquent intensivement.
A l’incurie de la puissance publique pour se saisir pleinement de la question, correspond par ailleurs
l’incapacité des fédérations à soutenir toute initiative durable sur le sujet. Le plus souvent prises par
des préoccupations immédiates liées aux grandes échéances compétitives et à leur caractère cyclique,
elles ne développent guère de culture du suivi longitudinal des populations qu’elles traitent, à
l’exception de quelques associations d’anciens internationaux dont l’objet social ne cible pas
explicitement le devenir des sportifs. Interrogées sur les relations qu’elles entretiennent avec les
sélectionnés des jeux de Munich et Barcelone, et outre les 3 fédérations qui n’ont pas même répondu à
trois courriers successifs de sollicitation, les 19 fédérations concernées témoignent d’une connaissance
plus qu’artisanale et aléatoire de l’évolution sociale et professionnelle de leur population, du fait de
l’absence de dispositif sérieux et efficace de suivi. Ainsi des listings d’adresses à peine mis à jour, des
informations parcellaires collectées ici et là de bouche à oreille sont à peu près les seules informations
disponibles. Si ces institutions entretiennent une mémoire particulièrement vivace quand il s’agit de
faire l’inventaire des titres et des médailles, il semble bien que cette mémoire soit plus qu’évanescente
quand il s’agit de mesurer l’effet à long terme de ces performances sur ceux qui les ont accomplies.
Puisque ce n’est ni du côté de la puissance publique, ni du côté de l’initiative privée en charge des
affaires sportives que sont collectées de manière systématique des informations sur la « reconversion »
des sportifs de haut niveau, ce pourrait être alors du côté de la communauté scientifique spécialisée sur
le sport que le travail pourrait être fait. Là encore les données demeurent à ce jour particulièrement
lacunaires avec quelques travaux conduits depuis l’INSEP notamment par P. Irlinger, M. Augustini, P.
Duret, C. Louveau 6 qui ont bien tenté de combler ces carences mais à partir d’un nombre de cas limité
et sans que le travail soit reproduit de manière systématique. A titre indicatif, seulement 17 références
sont signalées au mot clé « reconversion » dans la base de données documentaires de l’INSEP, aucune
ne correspondant à une publication scientifique. De même, 11 références émergent sous le même mot
clé dans la revue Staps, aucune ne traitant explicitement de la question. La situation ne semble donc
guère plus satisfaisante au sein de la communauté scientifique, et rien ne permet de dresser un
panorama objectif des effets durables de la carrière sportive à l’échelle d’une vie. Néanmoins, l’intérêt
continue de couver avec un congrès organisé en 2004 par l’USE portant sur « le crépuscule des
Dieux : issue maîtrisée ou issue fatale ?»7, un titre plus qu’équivoque si l’intention consistait à
s’affranchir des fantasmes ; ainsi que le rapport conséquent de Franck Eisenberg sur la fin de carrière
des rugbymen professionnels8.
LES OBJECTIFS SCIENTIFIQUES DE LA DEMARCHE D’ENQUETE
Reprenant la distinction de Bernard Lahire entre sociologie sociale (visant à réaliser des travaux qui
peuvent s’avérer utile à la compréhension du monde et à une juste action sur celui-ci) et sociologie
expérimentale (qui cherche avant tout à faire avancer la conceptualisation des sciences sociales)9, le
présent travail poursuit deux objectifs. Il s’agit d’abord de combler un vide en termes de
6
Irlinger, P., Augustini, M., Duret, P., Louveau, C. (1996), La vie après le sport :réussir l'insertion sociale et
professionnelle quand on a été sportif de haut niveau, Paris, INSEP.
7
Fleuriel, S. (2004), 'L'impensable reconversion des athlètes de haut niveau', Les cahiers de l'université d'été,
17, 159-165.
8
Eisenberg, F. (2007), 'Fin de Carrière et Reconversion des Rugbymen Professionnels en France', Toulouse,
Provale.
9
Lahire, B. (2002), 'Utilité : entre sociologie expérimentale et sociologie sociale', in Lahire, B. (ed.), A quoi sert
la sociologie ?, Paris, La Découverte.
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connaissances. Comme il a été dit, on sait fort peu de choses sur le devenir des sportifs une fois leur
carrière achevée. D’où une sorte d’urgence à éclairer cette zone d’ombre dans laquelle évoluent les exsportifs. De ce point de vue, l’enquête constitue un angle d’attaque original pour décrire l’état de
l’espace du sport d’élite français afin de voir comment il évolue à travers la comparaison de deux
générations de sélectionnés olympiques et permettre de le situer dans le champ du pouvoir en
mesurant les positions sociales acquises par ceux qui y ont brillé, etc..C’est du même coup un outil à la
disposition de ceux qui voudraient agir, en connaissance de cause, pour le transformer.
Le second objectif – directement connecté au premier, l’idée étant d’essayer d’intégrer ces deux
facettes d’un même travail – de l’étude consiste à partir du cas de la « reconversion » des sportifs pour
questionner la théorie sociologique. Il semble en effet que cet objet d’étude pose au moins deux types
de questions, et que l’analyse de celles-ci pourrait s’avérer précieuse dans le cadre de la
conceptualisation de certains processus sociaux. Ce cas empirique pose d’abord la question de la
compréhension des processus de désaffiliation. La sociologie a beaucoup étudié les conditions
d’entrée dans une carrière, et l’on est aujourd’hui bien armé pour comprendre les processus de
conversion, d’entrée dans un espace social. En revanche, les processus de désaffiliation sont eux
moins étudiés, moins bien connus10. Parce qu’elle est souvent précoce (les carrières sportives
continuent rarement après 35 ans) et impose la nécessité d’une seconde vie, parce qu’elle est parfois
brutale (à cause des blessures notamment), enfin parce qu’elle touche des individus qui brillaient dans
leur espace de pratique initiale, la fin de carrière des sportifs donne une visibilité particulière à cette
question de la « reconversion ». Se pose alors la manière de penser celle-ci. Parler de « reconversion »
signifie que cette étape a d’abord été précédée d’une étape de conversion11. L’un des enjeux du travail
consistera donc à étudier comment les anciens sportifs se ‘dé-convertissent’, puis se ‘re-convertissent’
dans d’autres espaces sociaux (ou dans d’autres fonctions au sein de l’espace sportif). Apparaît alors la
question du deuil qu’ils doivent opérer. Ce qui conduit à étudier la manière dont la vocation qui était
au principe de leur pratique a été retravaillée puis reconfigurée, ‘déplacée’, voire abandonnée12. Il
s’agit donc de sociologiser la question de l’arrêt de la pratique en insistant sur la perte de statut social
qui accompagne la fin d’une carrière sportive. Au-delà des approches qui ne raisonnent qu’en termes
de manque de type physiologique (le sportif devant progressivement se sevrer)13, notre propos se
focalise sur le fait que le sportif passe en un temps très bref d’un statut où il brille au niveau national,
voire international, à une situation où il devient anonyme. On fait ici le pari que cette perte est au
moins aussi dure à gérer que le fait de ne plus s’astreindre à une pratique intensive quotidienne.
Seconde question posée par la « reconversion » des sportifs, celle qui conduit à aborder les choses en
termes de réinvestissement d’une ressource. Comme le note Sylvie Tissot à propos des reconversions
militantes14, l’arrêt d’une pratique conduit à s’interroger sur la façon dont les individus qui s’y sont
adonnés transfèrent les dispositions et savoir-faire qu’ils y ont acquis vers d’autres régions du monde
social. Il y a là un chantier de recherche tout à fait central à propos duquel Pierre Bourdieu expliquait
10
Filleule, O. (2005), 'Temps biographique, temps social et variabilité des rétributions', in Filleule, O. (ed.), Le
désengagement militant, Paris, Belin.
11
Suaud, C. (1978), La vocation. Conversion et reconversion des prêtres ruraux, Paris, Les éditions de Minuit.
12
Sorignet, P.-E. (2004), 'Sortir d'un métier de vocation : le cas des danseurs contemporains', Sociétés
contemporaines, 56, 111-132.Etudier le processus de désaffiliation est intéressant pour lui-même (notamment la
question, du travail de conversion de soi. Car qui dit reconversion dit qu’il y a eu conversion préalable) mais
aussi parce qu’il permet de comprendre, en creux, quelles sont (étaient) les conditions et les ressources à
posséder pour se maintenir dans la pratique
13
Voir les travaux de Howard Becker sur les fumeurs de marijuana : Becker, H.S. (1985), Outsiders. Etudes de
sociologie de la déviance, Paris, Métailié.
14
Tissot, S. (2005), 'Les reconversions militantes', in Tissot, S., Gaubert, S., Lechien, M.-H. (eds.),
Reconversions militantes, Limoges, Presses Universitaires de Limoges.
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d’ailleurs qu’il « pose sans cesse, dans des termes qui ne [le] satisfont pas complètement (…) le
problème de la conversion d’une espèce de capital à une autre (…) Quelles sont les lois selon
lesquelles s’opère cette reconversion ? Comment se définit le taux de change selon lequel on échange
une espèce de capital dans une autre ? (…). L’analyse de ces lois de reconversion n’est pas achevée,
loin de là, et s’il y a quelqu’un à qui elle pose problème, c’est bien moi »15. De ce point de vue, la
question de la conversion/reconversion ne se décline pas seulement en termes de socialisation et
propose d’intégrer celle-ci dans une dynamique plus générale de construction, de valorisation et de
réinvestissement des différentes espèces de capital par laquelle un sportif parvient à développer et
rentabiliser le capital sportif qu’il a construit tout au long de sa carrière. Parler de capital sportif n’est
pas neutre car il ne s’agit pas de considérer que les ressources construites par les sportifs durant leur
carrière relève de la seule compétence athlétique. Raisonner en termes de capital sportif permet en
effet de décliner les acquis sportifs en différentes composantes – incorporée (la capacité de
performance, c’est-à-dire le niveau de compétences dont jouit un sportif), objectivée (le niveau de
performance atteint, à savoir les prestations réalisées en situation compétitive) et institutionnalisée
d’autre part (le palmarès sportif, les titres distribués par les banques centrales du capital symbolique
que sont les institutions sportives) – et de voir quelles relations celles-ci entretiennent-elles entre elles.
L’objet du travail sera ici de partir de la possibilité qu’offre l’espace sportif – contrairement aux autres
espaces sociaux – de discriminer très précisément le niveau de capital spécifique qui y a cours pour
essayer de comprendre comment s’opère les lois de transferts entre les différentes espèces de capital
dont dispose un sportif. Ce point appelle deux précisions : d’abord indiquer que ce capital sportif ne
saurait être isolé des autres ressources dont dispose un individu (c’est dans relation avec elles que
celui-ci va pouvoir être développé, valorisé, exporté ou non) ; rappeler ensuite que le rendement des
stratégies de « reconversion » est autant fonction de la structure (le poids relatif des différentes
composantes qui font le capital sportif d’un pratiquant) et du volume du capital possédé par un sportif
que de l’état de l’espace social (et plus spécifiquement des rapports entre l’espace sportif et l’espace
social considéré dans son ensemble) au moment où il arrête sa carrière16. Pour ne retenir qu’un
exemple, on comprend aisément que les chances de devenir ministre des sports pour un ancien sportif
de haut niveau ne renvoient pas seulement à une conversion purement mécanique du capital sportif
dans le champ politique. Ces chances sont étroitement liées aux ressources et dispositions connexes,
notamment en terme d’engagement militant préalable, de compétences rhétoriques, etc., qu’un
candidat à une telle fonction est appelé à mobiliser afin de transformer sa notoriété sportive en
légitimité politique.
METHODE ET CONSTRUCTION DE L’ECHANTILLON D’ENQUETE
Les contraintes qui ont présidé aux choix méthodologiques de recherche sont de plusieurs natures.
D’une part, échapper aux cas singuliers de telle ou telle discipline et à la logique de l’exemple
nécessitait d’appréhender une population sportive dans un ensemble large et indépendant d’une
discipline unique. Une enquête par questionnaires s’est imposée comme le moyen adéquat pour
objectiver statistiquement la réalité des « reconversions » tant du point de vue des parcours de
formation, des trajectoires professionnelles, des formes d’engagement associatif et militant, de la
composition familiale, que des circonstances de l’arrêt, de l’expérience retirée ou encore des
15
Bourdieu, P. (1980), Questions de sociologie, Paris, Les éditions de Minuit.
Sur cette manière de problématiser les choses, voir Bourdieu P., Boltanski L. et Saint Martin (de) M. (1973),
« Les stratégies de reconversion. Les classes sociales et le système d’enseignement », Information sur les
sciences sociales, vol 12, n° 5, pp. 61- 113.
16
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éventuelles séquelles physiques ou psychologiques. Dans cette perspective, les délégations olympiques
présentent, pour chaque olympiade, une unité de temps et de lieu qui permet de circonscrire une
population bien définie. Même si ce choix exclut par définition les sports non olympiques, il présente
l’avantage de rassembler des sportifs issus d’un grand nombre de disciplines ayant partagé à minima
un événement commun.
D’autre part, observer les effets de la carrière à long terme impliquait de prendre autant de recul que
possible par rapport au moment de l’arrêt en compétition. La politique de production systématique des
sportifs de haut niveau assumée par l’Etat, et mise en place à partir des années 60, n’a produit ses
premiers effets qu’à partir des jeux de Munich en 1972 et a ainsi justifié le choix de cette première
borne. S’arrêter aux jeux précédents aurait en effet présenté l’inconvénient d’interroger une population
dont les conditions de préparation et de pratique auraient étés trop différentes des conditions actuelles
pour permettre une véritable réflexion de fonds. Inversement, choisir les jeux suivants aurait décalé
d’autant la possibilité d’appréhender les effets durables de la carrière sportive sur l’ensemble de la vie
sociale. Par ailleurs, la nécessité d’apprécier les conséquences de l’intensification de la pratique
sportive avec l’accroissement de la concurrence internationale, invitait à questionner une seconde
délégation olympique suffisamment contemporaine de la première pour permettre une comparaison
mais suffisamment âgée pour conserver un recul post-olympique suffisant. Selon ces conditions, les
jeux de Barcelone (1992) se sont imposés comme le meilleur compromis séparant quasiment une
génération d’athlètes depuis Munich17 tout en donnant l’assurance d’avoir achevé leur carrière sportive
pour la plupart d’entre eux.
Une liste de 558 athlètes (225 pour les jeux de Munich, 333 pour Barcelone) pour un ensemble de 23
fédérations a ainsi pu constituer la base de référence à partir de laquelle nous avons sollicité l’aide des
fédérations pour les contacter. Exceptées trois d’entre elles (cyclisme, volley ball, hockey18), et parfois
à la suite d’une deuxième voire troisième relance auprès des administrations fédérales, nous avons pu
obtenir puis adresser nominativement les questionnaires. A la suite de cette première étape, ces mêmes
athlètes ont été sollicités pour fournir des informations complémentaires sur ceux dont nous n’avions
aucune coordonnée. Par la combinaison de ces méthodes nous avons pu adresser (hors volley,
cyclisme, tennis, hockey) 343 questionnaires et du écarter 177 athlètes (dont 19 décès) faute de
pouvoir les joindre d’aucune manière. Après avoir épuisé toutes les possibilités de relance (par
courrier postal, électronique, téléphone), 199 questionnaires exploitables ont pu être collectés, soit un
taux de retour de 40.7 % par rapport à la population de référence (i.e. tous les athlètes hormis le
cyclisme, le volley, le hockey, le tennis et hors décès) et un taux de 61.4 % relativement à la
population effectivement contactée. Ce taux de retour est cependant variable d’une discipline sportive
à l’autre (cf. tableau 1) : il oscille entre 16 % pour le tennis de table (1 réponse sur 6 individus) et 70
% pour le tir à l’arc (7 réponses sur 10), l’athlétisme et la natation donnant lieu à des taux respectifs
relativement faibles compte tenu de leur effectif potentiel 24.3 % (26 pour 107) et 23.1 % (15 pour
65).
A partir de ces premières données, quelques constats élémentaires peuvent déjà être avancés :
Sur l’ensemble, plus d’un tiers des contacts (33,7%) sont perdus avant même d’avoir pu commencer
l’enquête. L’évaporation de ces informations à mesure que le temps passe, comme l’entretien lacunaire
et aléatoire des contacts, associés à une absence de méthodologie de suivi longitudinal témoignent de
l’intérêt modéré que les institutions portent à la question. Alors que quand ces contacts ont pu être
17
Certains athlètes présents aux jeux de Barcelone sont d’ailleurs issus de parents eux-mêmes présents aux jeux
de Munich.
18
Auxquelles il faut ajouter la fédération française de tennis qui a répondu sans laisser la possibilité de contacter
les joueurs de tennis concernés.
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établis, le taux de retour global (61,4%) indique le degré élevé de préoccupation de la part des athlètes,
même si celui-ci varie d’une discipline sportive à l’autre sans qu’on puisse avancer des explications
capables de justifier ces écarts (de 45.5% pour la natation à 78.1% pour le canoë-kayak).
Tableau 1 : taux de retour par fédérations
Discipline
Effectif
délégation
Effectifs
contactés
Retours
Décès
5
Athlétisme
Aviron
Badminton
Boxe
Canoë-Kk
Equitation
Escrime
Gymnastique
Haltérophilie
Handball
Judo
Lutte
Natation
Pentathlon
T. de table
Tir
Tir à l'arc
Voile
107
44
3
9
44
20
40
23
9
16
19
12
65
6
6
30
10
26
54
36
3
6
32
12
37
18
9
16
13
10
33
6
4
16
7
12
26
28
2
6
25
7
18
10
6
11
6
6
15
3
1
14
7
8
Total
489
324
199
Ratio
délégation en
%
Ratio contacts
en %
2
2
2
24,3
63,6
66,7
66,7
56,8
35,0
45,0
43,5
66,7
68,8
31,6
50,0
23,1
50,0
16,7
46,7
70,0
30,8
48,1
77,8
66,7
100,0
78,1
58,3
48,6
55,6
66,7
68,8
46,2
60,0
45,5
50,0
25,0
87,5
100,0
66,7
19
40,7
61,4
1
1
2
1
1
2
(Cyclisme : 33, hockey : 17, Tennis : 7, Volley : 12)
L’expérience montre qu’en l’absence de tout dispositif de suivi systématique des anciens sportifs de
haut niveau, la collecte des données sur leur devenir reste extrêmement coûteuse en temps et en
énergie pour une population de référence pourtant restreinte à deux olympiades seulement. Vient de
surcroit s’y ajouter le nécessaire travail de reconstitution d’itinéraires biographiques effectuée à partir
d’entretiens longs (parfois plus de trois heures) pour donner chair et consistance aux variables
statistiques mobilisées pour l’analyse objective. Parce qu’avoir des enfants, se marier, acheter une
maison, souffrir d’une douleur articulaire, ne se résument pas à des éléments déclaratifs sur un
questionnaire, nous avons également cherché à prendre en compte leur dimension et leur valeur
subjectives dans l’accomplissement de soi après la carrière sportive.
DE QUELLE MOBILITE SOCIALE PARLE-T-ON ?
La pratique sportive s’accompagne-t-elle d’une promotion sociale ? Outre les difficultés empiriques
déjà évoquées, cette question soulève un certain nombre de points d’interrogation d’ordre
méthodologique. Quel serait en effet le critère fiable permettant de caractériser si promotion il y a ou
non, et dans tous les cas de quantifier le degré de réussite obtenue. En première approximation, on
pourrait dire qu’il y a promotion lorsque la position sociale acquise par un sportif est « supérieure » à
celle de ses parents. On ne peut toutefois poser les choses de façon aussi réductrice. D’abord, en raison
de la difficulté qu’il y a à comparer la position d’un individu par rapport à celle de ses parents dans la
mesure où position d’origine et position d’arrivée ne se situent pas dans le même contexte social19. Se
19
Merllié, D., Prévot, J. (1997), La mobilité sociale, Paris, La Découverte.
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pose ensuite la question du droit qu’aurait le sociologue à décréter au nom de critères qui sont les siens
si une trajectoire sociale est « accomplie » ou « ratée » d’où une nécessité de ne pas se contenter
d’indicateurs objectifs mais d’inclure la perception qu’a le sportif de son propre parcours20. Enfin, on
ne saurait réduire la description d’une trajectoire à la seule profession occupée. Il convient en effet de
reconstituer cette trajectoire dans l’ensemble de ses composantes familiales, amicales, etc.
C’est pour cet ensemble de raisons que nous avons construit deux indicateurs qui, s’ils n’ont pas la
« pureté » mathématique chère aux méthodologues, permettent de tenir compte de toutes les
invitations à la prudence que l’on vient d’émettre et qui rendent impossible de réduire la question de la
mobilité sociale à une simple relation statistique. Le premier indicateur vise à évaluer quels sont les
effets de distorsion entraînés pas la pratique sportive sur le devenir social de sélectionnés olympiques
une fois leur carrière achevée. A partir de la confrontation des destinées professionnelles et scolaires
des parents et des frères et sœurs d’un sportif, nous avons caractérisé l’impact que la pratique sportive
semblait avoir entraîné sur son devenir probable. De ce point de vue, les résultats sont tout à fait
intéressants car ils montrent que, contrairement au discours grand public qui voit dans le sport un
formidable ascenseur social ou un univers qui brise les individus, dans 60 % des cas, la pratique
athlétique d’excellence a été sans effet sur le devenir de l’ex-sportif (cf. tableau 2) On note aussi que
dans environ un tiers des cas, le sport semble avoir engendré un effet de distorsion positif sur le
devenir social.
Tableau 2 : effet de la carrière sportive sur la « reconversion » professionnelle
Fréquence
%
106
60,2 %
Aucun effet
Distorsion positive
60
34,1 %
Distorsion négative
10
5,7 %
Total
176
100,0%
Sources : S. Fleuriel, M. Schotté, 2008, non codés : 23.
Second indicateur, celui qui vise à caractériser la trajectoire personnelle d’un sportif. Il s’agit cette
fois-ci de coupler histoire professionnelle, vie affective et éventuelle mobilité géographique pour
qualifier le sort d’un athlète. Les résultats s’inscrivent dans le prolongement de ceux qui précèdent
dans la mesure où dans 42 % des cas, la situation semble stable. Si 52 % des répondants ont une
trajectoire ascendante, celle-ci est linéaire pour 36% et accidentée pour 16 % des cas.
Tableau 3 : évolution de la situation personnelle après l’arrêt de la carrière
Fréquence
%
Stable
85
42,9%
Ascendante linéaire
72
36,4%
Ascendante accidentée
32
16,2%
Descendante linéaire
9
4,5%
Descendante accidentée
0
0%
198
100,0%
Total
Sources : S. Fleuriel, M. Schotté, 2008, non codé : 1.
20
Duru-Bellat, M., Kieffer, A. (2006), 'Les deux faces - objective/subjective - de la mobilité sociale', Sociologie
du travail, 48, 4, 455-473 et Merllié, D. (2006), 'Comment confronter mobilité "subjective" et mobilité
"objective"', Sociologie du travail, 48, 4, 474-486.
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Communication pour les deuxièmes journées de psychopathologie du sport, les 5 et 6 juin 2008, université de Bordeaux 2
Sébastien Fleuriel, Manuel Schotté, université de Lille 2. CNRS, Ceraps.
Dernier élément (qui ne saurait s’auto-suffire et qui ne vaut qu’en tant qu’élément parmi d’autres dans
un dispositif descriptif qui propose d’éclairer de façon plurielle la même réalité) permettant de
caractériser l’impact de la pratique sur le devenir, celui des tables de mobilité. La comparaison du sort
des sportifs avec celles de leurs parents confirment la tendance à une mobilité ascendante limitée
suggérée par les deux indicateurs précédents. Il est à ce titre significatif d’observer que près de 60%
des enfants d’ouvriers/employés (cf. tableau 4) et 48% des enfants d’ouvrières/employées (cf.
tableau 5) deviennent cadres ou investis dans une profession intellectuelle supérieure (alors qu’en
aucun cas, un enfant de cadre ne devient ouvrier/employé). Ce qui dénote, au regard de l’évolution de
la structure sociale entre les deux générations, une relative mobilité sociale verticale. Cette dynamique
ne touche toutefois pas tous les sportifs. On constate en effet que ceux qui réinvestissent l’espace
sportif après leur carrière d’athlète accèdent plus facilement aux positions de cadre que ceux qui se
reconvertissent hors de l’espace qui les a vu briller sportivement (67 % des enfants
d’ouvriers/employés qui s’engagent dans le monde sportif deviennent cadres contre 47% de ceux qui
quittent ce dernier ; s’agissant des fils d’artisans, de commerçants ou d’exploitants agricoles les
proportions sont respectivement de 74 et 43 %). Cela semble indiquer que les stratégies de conversion
sont d’autant plus efficaces que le capital sportif acquis durant la carrière est mobilisé dans l’espace où
il a été développé puis consacré. Inversement, cela suggère aussi que les ressources proprement
sportives semblent plus difficilement se monnayer dans d’autres régions de l’espace social.
Tableau 4 : Table de mobilité. PCS de l’enfant en fonction de la PCS du père
PCS de l’athlète
Artisan,
commer,
chef ese,
exp agr
Eff.
%L
PCS du père
Exp. agricoles /Art,
commer, chefs d'ese
Cadres, professions
sup.
Professions
intermédiaires
Employés /Ouvriers
Prof
intermédiaires
Employés,
ouvriers
Sans
emploi
Eff.
%L
Eff.
%L
Eff.
%L
8
20,5
22
56,4
4
10,3
5
12,8
4
8,0
36
72,0
9
18,0
23
67,6
6
17,6
5
14,7
31
60,8
11
21,6
6
11,8
2
100,0
114
64,8
2
Autres (Retraités
/Sans emploi)
Total
Cadres et prof
intellectuelle
sup
3,9
14
8,0
30
17,0
Eff.
%L
1
16
Eff.
%L
39
100,0
50
100,0
34
100,0
51
100,0
2
100,0
176
100,0
2,0
1
9,1
Total
2,0
2
1,1
Sources : S. Fleuriel, M. Schotté, 2008. Khi2=15,9 ddl=16 p=0,457 (Val. théoriques < 5 = 17)
Tableau 5 : Table de mobilité. PCS de l’enfant en fonction de la PCS de la mère
PCS de l’athlète
Artisan,
commer, chef
ese, exp agr
Cadres et prof
intellectuelle
sup
Prof
intermédiaires
Employés,
ouvriers
Sans emploi
Total
PCS de la mère
Exp agr /art com, chefs d'ese
Cadres, professions sup.
Professions intermédiaires
Employés /Ouvriers
autres (etraités /Sans emploi)
Total
Eff.
3
2
9
14
%L
21,4
4,9
11,4
7,8
Eff.
10
21
18
20
48
117
%L
71,4
87,5
85,7
48,8
60,8
65,4
Eff.
%L
3
2
8
17
30
12,5
9,5
19,5
21,5
16,8
Eff.
1
%L
7,1
1
11
3
16
4,8
26,8
3,8
8,9
Sources : S. Fleuriel, M. Schotté, 2008. Khi2=29,5 ddl=16 p=0,021 (Val. théoriques < 5 = 16)
8
Eff.
%L
2
2
2,5
1,1
Eff.
14
24
21
41
79
179
%L
100,0
100,0
100,0
100,0
100,0
100,0
Communication pour les deuxièmes journées de psychopathologie du sport, les 5 et 6 juin 2008, université de Bordeaux 2
Sébastien Fleuriel, Manuel Schotté, université de Lille 2. CNRS, Ceraps.
MISERE DE POSITION ET MISERE DE CONDITION
Pierre Bourdieu soulignait en 1993 dans un ouvrage, devenu depuis une référence en sociologie, et
intitulé La Misère du Monde que certaines « misères de position » ne sont pas moins difficiles à vivre
que « la grande misère de condition». Il rappelait ainsi que « Cette misère de position, relative au point
de vue de celui qui l’éprouve en s’enfermant dans les limites du microcosme, est vouée à paraître
« toute relative » comme on dit, c’est-à-dire tout à fait irréelle, si, prenant le point du vue du
macrocosme, on la compare à la grande misère de condition ; référence quotidiennement utilisée à des
fins de condamnation (« tu n’as pas à te plaindre ») ou de consolation (« il y a bien pire, tu sais ») 21. »
Dans ce contexte, les anciens athlètes ne sont certes manifestement pas à plaindre, et s’il apparaît que
leur situation sociale n’est objectivement pas aussi calamiteuse que nous aurions pu le penser, nous
voudrions montrer en quoi beaucoup d’entre eux vivent néanmoins tout aussi objectivement une
misère de position. Le coût, l’investissement de tout un moment de sa vie, celui qui correspond à la
jeunesse, reste en effet irréductible à une simple position socio-professionnelle, qui plus est quand
celle-ci correspond le plus souvent à une fonction de cadre sportif à disposition des services de l’Etat.
Enchâssée majoritairement dans un microcosme sportif, leur réussite professionnelle ne prend sens
que dans celui-ci. Autrement dit avoir représenté la France sur la scène internationale, au prix d’un
investissement exclusif tant aux plans mental que physique, ne débouche que sur une réussite
professionnelle très modérée et plus que relative si l’on tient compte des ordres de grandeur auxquels
se rapportent les différentes positions occupées dans l’espace social, entre d’une part être au service de
la France au plus haut niveau sportif et d’autre part n’être plus qu’au service d’une collectivité
territoriale au plan professionnel. On peut aisément prendre en exemple le cas de cet athlète, fils
d’ouvrier immigré, devenu éducateur sportif, soit cadre B de la fonction publique, qui expliquait que :
« Quand on a été dans la lumière, et puis il y a les médias, les journalistes, et du jour au lendemain, on sent, on sent qu’il n'y a
plus rien. C'est normal, mais les champions, comme moi par exemple, j'ai porté le drapeau français dans tout le monde entier,
et du jour au lendemain, parce qu'on arrête la carrière, et en sachant avec le recul que ça ne m'a rien rapporté. Avoir connu la
gloire entre guillemets, et du jour au lendemain et il vient des ténèbres et il a retrouvé la lumière et de la lumière, il est
retourné dans les ténèbres. Moi ça m'a fait ça. J’étais médaille d’or de partout, champion de France, médaille d’or, tu vois ?
Je suis passé de la solde, à l’époque c’était 500 francs, je suis passé à 17 000 balles par mois ! J’étais content hein ! Je n’ai
jamais rien donné à mon père. Je m’éclatais. Et de là, de 1989 à 17000 francs par mois, en 2002, c’est 1200 euros.
Aujourd’hui, je me retrouve à 1200 euros par mois ! Après la reconnaissance, ça… Je me suis reconnu moi-même ! Mais ça
fait mal, la reconnaissance, hein ! »22
L’ascension sociale objective dont il est question ici n’est linéaire qu’en apparence : elle gomme de
fait une seconde ascension, sportive en l’occurrence, ponctuée par un extraordinaire déclassement
qu’aucune position professionnelle ne saurait compenser intégralement. La réussite n’a aucun sens
dans l’absolu, elle se définit en relation avec l’univers qui la consacre. Tout indique que les athlètes ne
parviennent à recycler leur valeur que dans le microcosme sportif à un niveau toujours inférieur à ce
que leur statut de sportif de haut niveau pouvait représenter, ce qui explique en partie le caractère
insipide des expériences vécues après carrière. Quand bien même tout semble planifié par l’athlète
pour envisager une suite après l’arrêt, et quand bien même tout semble lui réussir tant aux plans
professionnel que social ou familial, la perte du statut d’athlète de haut niveau reste toujours un déclin
de position dans l’univers sportif difficilement supportable pour celui qui le vit. Ainsi un sélectionné
olympique, qui a pourtant pu choisir le moment pour s’arrêter, dans des conditions professionnelles,
sociales et familiales « idéales », confiait-il les remarques suivantes :
21
22
Bourdieu, Pierre. 1993. La misère du monde. Paris: Seuil, p. 11.
Entretien du 5 février 2007.
9
Communication pour les deuxièmes journées de psychopathologie du sport, les 5 et 6 juin 2008, université de Bordeaux 2
Sébastien Fleuriel, Manuel Schotté, université de Lille 2. CNRS, Ceraps.
« Donc j'étais mûr pour arrêter quoi. J'étais avec mon épouse depuis... depuis 9 ans, on avait vraiment envie de fonder un
foyer. J'étais pas à la rue car j'étais ingénieur. Enfin il y avait tout un contexte qui... mais, mais il y a le, il y a le changement
du statut social quoi... C'est difficile, c'est difficile à gérer.
[…] Personnellement, moi je pensais que tout était réglé. J'allais avoir ma vie de famille avec une envie d'avoir des enfants,
une vie sociale bien établie avec une insertion professionnelle réussie puisque la [Nom de l’entreprise], c'était à l'époque une
entreprise formidable […] Ah le quotidien... le quotidien ça use (sourire), si c'est vrai... Bon, j'trouve ça fade… (silence). Le
travail, je trouve ça fade, même s'il y a une bonne ambiance de travail, même si... de toute façon dans mon caractère je ne
vais pas être du style contemplatif quoi... mais c'est fade quand même. C'est fade quand même parce que bon peut-être que
l'objectif est aussi plus partagé, on en est moins l'acteur final. Parce que... sportif de haut niveau y'a que toi qui fait l'acte. »23
De surcroit, les effets de microcosme ne se limitent pas au déclin objectif de position au moment de
l’arrêt de la carrière sportive, ils cadrent également un espace des possibles dans lequel la «
reconversion » est la plus probable. Près des 2/3 (cf. tableau 6) des sportifs restent de fait dans le
monde dont ils sont issus, en y occupant des fonctions professionnelles soit directement dans leur
discipline soit plus largement dans l’administration du sport dont le ministère, les services
déconcentrés de l’Etat, les collectivités territoriales sont les principales composantes pour le secteur
public, et le CNOSF pour le secteur privé. En dépit de tous les discours sur la valeur cardinale de la
performance sportive et de sa haute capacité de transfert dans l’entreprise et dans le monde social plus
généralement24, il ressort que le recyclage de la notoriété et du capital sportifs ne semble pouvoir
s’accomplir jamais aussi bien que dans l’univers qui les a produits, plus trivialement dit, le sport
restant au sport. Ces résultats sont corroborés par les données relatives au diplôme détenu par les
athlètes (cf. tableau 7) qui indiquent que 68,3 % d’entre eux sont en possession d’un diplôme du
supérieur en lien direct avec la pratique sportive. Par contraste, la proportion chute à 40,7 %, soit 28
points d’écart, quand il s’agit de diplômes du supérieur sans relation avec le sport. Là encore, la litanie
du « double projet » qui fait associer sur le papier formation initiale et pratique sportive de
performance25 semble battue en brèche par la réalité statistique de la distribution effective des
diplômes qui sanctionnent ces formations : la performance sportive se convertit de manière privilégiée
en savoirs puis diplômes sportifs, le sport restant décidément au sport. Ce constat n’est d’ailleurs pas
nouveau, il avait déjà été évoqué avec beaucoup d’intuition par l’ancien directeur de la préparation
olympique, Alain Mouchel, qui pointait lui aussi la disjonction entre l’idée répandue que les athlètes
se reconvertissent facilement et la réalité des choses : « Si on compare les possibilités de «
reconversion » des sportifs de haut niveau, dans le dispositif français, par rapport aux jeunes du même
âge, on peut avoir l’impression qu’ils se reconvertissent très bien. En fait, ils se reconvertissent dans
les métiers du sport. Mais pour certains, le sport, n’est-ce pas un laboratoire de la précarité sociale
dans lequel on les a placés ? »26 A la lumière de cette remarque, les propos de cet athlète, fils d’ouvrier
devenu agent en collectivité territoriale, ne peuvent manquer d’entrer en résonnance quant à la plus
value réelle d’une existence consacrée au sport :
« à part les cours de remise en forme et les cours de musculation que je donne pour l’association, je ne me sens pas à ma
place en tant que gardien de gymnase. J’ai l’impression d’avoir loupé quelque chose »27.
Il convient d’ajouter à l’inventaire des difficultés qui caractérisent la misère de position des athlètes,
une composante essentielle de l’existence sociale, celle de la santé qui n’ouvre guère plus de
23
Entretien du 15 février 2007.
Théorie avancée notoirement par Ehrenberg, A. (1991), Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy.
25
L’expression, régulièrement invoquée par les cadres du secrétariat d’Etat à la jeunesse et au sport, fait
référence à la nécessité de permettre aux athlètes de concilier projet de formation et projet sportif.
26
Mouchel, A. (2004), 'Lectures critiques de l'institution : pourquoi faut-il mieux faire ?' Les cahiers de
l'université d'été, 17, p. 92.
27
Réponse à la dernière rubrique du questionnaire « Libre expression » invitant à consigner toutes les remarques
ou suggestions complémentaires.
24
10
Communication pour les deuxièmes journées de psychopathologie du sport, les 5 et 6 juin 2008, université de Bordeaux 2
Sébastien Fleuriel, Manuel Schotté, université de Lille 2. CNRS, Ceraps.
perspectives réjouissantes avec une usure prématurée du corps régulièrement signalée dans les
réponses de l’échantillon. Plus d’un athlète sur trois (cf. tableau 8) déclare en effet souffrir de
pathologies consécutives à leur pratique intensive du sport qui peuvent parfois s’avérer lourdement
handicapantes au quotidien. Quand bien même la situation socioprofessionnelle semble stable et
objectivement réussie, le corps vient rappeler que la performance physique n’est pas exempte de
conséquences délétères susceptibles de compromettre l’état de santé à long terme comme dans le cas
de cette sportive qui après avoir commencé à être gênée par des problèmes de dos (liés à la posture
engendrée par sa discipline sportive) durant sa carrière, se retrouve aujourd’hui (un peu plus de 10 ans
après) obliger de prendre quotidiennement des médicaments pour supporter des douleurs qui n’ont fait
que s’amplifier depuis son arrêt et qui lui interdisent aujourd’hui toute pratique sportive :
-
Vous avez réessayé [de vous adonner à votre discipline sportive] ?
Bah j'ai pas vraiment réessayé parce que... parce que je sais que je n'y arriverais pas quoi... Quand on arrive
difficilement... moi j'suis obligée de prendre des médicaments pour pouvoir me lever et gérer mon quotidien alors si
après, si après je fais une tentative, je me retrouve complètement bloquée... Pendant une semaine, je gère personne
quoi. Donc c'est un peu trop risqué parce que j'ai des enfants...
Sans compter que les positions professionnelles occupées par les athlètes à la fin de leur carrière
sportive ne compensent pas ou quasiment jamais le temps consacré à la pratique qui est un temps
perdu du point de vue des cotisations pour la retraite. Le statut d'athlète de haut niveau peut en effet
conduire aussi bien à allonger la période de formation qu’à retarder l’entrée dans la vie active sans que
les années passées sous le statut soient comptabilisées pour le décompte du temps de retraite. Là
encore, les propos alarmants de directeur de la préparation olympique soulignent avec éloquence une
réalité qui ne semble jamais devoir être prise en compte : « Certains sportifs sont en train de se
construire un avenir détestable. Quelques uns vont quitter le sport sans avoir jamais cotisé pour leur
retraite. Je suis actuellement en train de faire la chasse aux athlètes olympiques pour m’assurer qu’ils
ont bien une couverture sociale. »28 Non envisagée dès le départ par les institutions sportives, c’est-àdire à l’entrée dans la carrière, la question ne peut donc que se répercuter à la fin mais en pesant cette
fois-ci directement sur les épaules des athlètes sans que les instances sportives y soient mêlées d’une
quelconque manière. On n’est donc guère surpris de retrouver des anciens athlètes en train de vivre des
situations, bien que stables dans l’immédiat, particulièrement cocasses à moyen terme avec par
exemple des pensions de retraites estimées à 800 euros par manque d’annuités. Difficultés que notait
une participante aux jeux en conclusion du questionnaire en ces termes:
« Nous avons représenté la France à très haut niveau, en faisant des sacrifices énormes aussi bien familial, scolaire et
professionnel, sportif amateur nous avons réalisé ces sacrifices pour assouvir notre passion. Il serait peut-être intéressant que
le gouvernement réfléchisse à notre retraite car durant les années passées à nous entraîner et à représenter la France, nous
n'avons pas cotisé, insouciant à cette époque. »29
Tableau 6 : Secteurs de « reconversion »
Fréquence
%
Non réponse
1
0,5%
Dans la discipline
73
36,7%
Dans le champ sportif
57
28,6%
Hors champ
68
34,2%
Total
199
100,0%
Sources : S. Fleuriel, M. Schotté, 2008
28
Mouchel, A. (2004), op. cit., p. 96.
Repris également dans Fleuriel, S., Schotté, M. (2008), Sportifs en danger. La condition des travailleurs
sportifs, Bellecombe-en-Bauges, Les éditions du Croquant.p. 79.
29
11
Communication pour les deuxièmes journées de psychopathologie du sport, les 5 et 6 juin 2008, université de Bordeaux 2
Sébastien Fleuriel, Manuel Schotté, université de Lille 2. CNRS, Ceraps.
Tableau 7 : Diplôme en lien avec le sport
Fréquence
%
Cumul
Brevets d'Etat
91
45,7%
45,7%
Brevets fédéraux, autre
3
1,5%
47,2%
er
31
15,6%
62,8%
nd
11
5,5%
68,3%
1 cycle staps
2 cycle staps
Non réponse
63
31,7%
100,0%
Total
199
100,0%
0,0%
Sources : S. Fleuriel, M. Schotté, 2008
Tableau 8 : Pathologies déclarées après la carrière sportive
Fréquence
Caractérisée à cause du sport
%
69
37,7%
Caractérisée sans lien avec le sport
15
8,2%
Non caractérisée
99
54,1%
Total
183
100,0%
Sources : S. Fleuriel, M. Schotté, 2008, 16 non réponses.
Si le sport ouvre prétendument sur le monde et sur la culture, ces mots doivent donc être compris dans
leur acception la plus restrictive au sens de cercle centré et fermé sur le sport. Force est de reconnaître
que le sport produit une certaine forme d’enfermement principalement dû au fait que le capital sportif
n’a de valeur réelle que dans le microcosme sportif. Difficilement transférable aux autres domaines de
l’existence sociale, il ne peut que renforcer la perception de déclin relatif dont sont victimes les
anciens athlètes de haut niveau dans la mesure où les possibilités demeurent restrictives et n’offrent
guère d’alternative à un réinvestissement accompli ailleurs que dans l’univers sportif. Ce constat
explique sans doute le très haut degré d’engagement des anciens athlètes (près 7 athlètes sur 10, cf.
tableau 9) pour assumer des responsabilités dans le domaine sportif et plus particulièrement dans le
secteur technique au détriment des fonctions d’élu (cf. tableau 10). Le contraste est saisissant avec
toutes les autres formes d’engagement non sportif de type syndical, culturel, ou militant par exemple
qui ne concernent qu’une infime fraction de la population observée (et encore, en comptant tous ceux
qui se trouvent doublement investis à la fois dans le secteur sportif et ailleurs ; cf. tableau 11). Un
athlète notait dans le questionnaire au sujet de l’expérience retirée de la performance que « en réalité,
le sport de haut niveau nous met en marge de la société. Il est difficile de revenir de ce monde
d'extraterrestres. » Le très haut niveau de compétences corporelles acquises par ces athlètes dont on
encense régulièrement les mérites (forte capacité d’entraînement, gestion émotionnelle du stress et des
situations critiques, compétitivité, résistance à l’effort, détermination,…) et dont on prédit le pouvoir
de transfert dans la vie ordinaire, ne semblent bien être que des mots au regard des faits. Tout se passe
comme si le capital sportif s’avérait peu rentable et difficilement transposable aux autres univers
sociaux.
Tableau 9 : Responsabilités exercées dans le monde sportif
Fréquence
%
Cumul
Locale
28
14,1%
14,1%
Régionale
26
13,1%
27,1%
Nationale
75
37,7%
64,8%
Internationale
10
5,0%
69,8%
Aucune
55
27,6%
97,5%
Non réponse
5
2,5%
100,0%
Total
199
100,0%
0,0%
Sources : S. Fleuriel, M. Schotté, 2008
12
Communication pour les deuxièmes journées de psychopathologie du sport, les 5 et 6 juin 2008, université de Bordeaux 2
Sébastien Fleuriel, Manuel Schotté, université de Lille 2. CNRS, Ceraps.
Tableau 10 : Nature des responsabilités exercées dans le monde sportif
Fréquence
%
Elu
43
30,5%
Cadre technique
96
68,1%
Salarié Administratif
2
1,4%
Total
141
100,0%
Sources : S. Fleuriel, M. Schotté, 2008, non réponses 58
Tableau 11 : Fonctions non sportives occupées
Frequency
Pct
Aucune
149
81,4%
Investissement
34
18,6%
Total
183
100,0%
Sources : S. Fleuriel, M. Schotté, 2008, non réponses 16
CONCLUSION : DE QUELLE RECONVERSION PARLE-T-ON ?
Reprenant la distinction qu’opère Bourdieu (1979) entre les déplacements verticaux (qui nécessitent
une accumulation du capital) et les déplacements transversaux (qui supposent une reconversion du
capital)30, on peut, à la lumière de tous les éléments apportés, considérer que la plupart des sportifs (à
savoir ceux qui, une fois leur carrière compétitive achevée, restent dans le monde sportif) ne se
reconvertissent pas au sens propre du terme. Cette situation étant majoritaire, il est possible d’avancer
que, de façon générale, les ex-sélectionnés olympiques font certes fructifier leur capital sportif mais au
sein de l’espace sportif. De telle manière qu’on ne peut pas, à proprement parler, considérer qu’il
s’agisse d’une réelle conversion du capital acquis durant la carrière (et ce d’autant plus que, en termes
de socialisation, ceux qui restent dans l’espace sportif, n’ont pas à se reconvertir symboliquement dans
la mesure où ils continuent d’évoluer dans un monde de convertis). Qui plus est, ce capital connaît
dans quasiment tous les cas une dévaluation puisque l’arrêt de la pratique conduit à abandonner une
position d’excellence nationale ou internationale pour un statut relativement anonyme.
A travers ces premiers résultats d’enquête conduisant à mettre à distance toute une série de
présupposés infondés, on voit tout l’intérêt qu’il y a à disposer de données systématiques sur le
devenir des sportifs, les seules qui soient à mêmes d’avancer dans la description et la compréhension
de ce dernier. On ne saurait donc trop plaider pour la création d’un observatoire de la « reconversion ».
Quelle qu’en soit la forme, il est plus que probable que celui-ci trouverait un grand écho auprès des
sportifs et s’avérerait être un outil important pour ébaucher un début de réflexion collective sur les
conditions de sortie de la carrière sportive et, par extension, sur le statut de sportif.
30
Bourdieu, P. (1979), La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, p. 145-146.
13

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