j ai toutlu toutvu toutbu

Transcription

j ai toutlu toutvu toutbu
J’AI INTERVIEWE JEAN-LOUIS BERGERE / par Cédric QUENIART sur
J AI TOUTLU TOUTVU TOUTBU
J’AI INTERVIEWE : JEAN-LOUIS BERGERE
Entrer dans l'univers de Jean-Louis Bergère, c'est accepter de s'y abandonner complétement.
Beauté des textes, des compositions, des arrangements. Mais aussi rencontre d'un artiste et
d'un homme simple et généreux. Jean-Louis Bergère est un grand monsieur dans le paysage
musical français. Ça va bientôt se savoir...
Quels sont vos premiers souvenirs musicaux?
Essentiellement la musique pop/rock anglo-saxonne et américaine des seventies. Neil Young,
Pink Floyd, les Rolling Stones, King Grimson, Genesis, Patti Smith, Led Zeppelin, Foreigner,
Lou Reed, Leonard Cohen, America, Kansas, Fleetwood Mac, Alan Parson Project et tant
d'autres qu'on allait dénicher chez le disquaire, avec le casque rivé sur les oreilles pendant des
heures...Du rock et des bouquins, on ne pensait qu'à ça... Pas grand chose en français à ce
moment-là sur la platine. Les premiers à atterrir dessus : Gérard Manset, Ange, Jean Guidoni,
Yves Simon, Charlélie Couture et Léo Ferré. Un de mes souvenirs les plus prégnants, c'est la
lecture du livre de Piers Paul Read Les Survivants en écoutant en boucle l'album Bridge Over
Trouble Water de Simon and Garfunkel...
Quel rôle vos rencontres avec Léo Ferré ont-elles joué dans votre carrière?
Lors de nos rencontres, j'en étais vraiment à mes tout premiers balbutiements... je me
préparais mentalement à monter sur scène avec mes chansons pour la première fois, et ces
rencontres ont été déterminantes pour m'aider à franchir le pas. Et puis ce "il y a vraiment
quelque chose, continuez, continuez" posé sur mes premiers textes, ça m'a donné du carburant
pour des années. C'est très précieux pour un débutant d'être encouragé et accompagné en
quelque sorte par un "maître". Quand je dis "maître" c'est pour signifier seulement que je le
considérais alors (et toujours aujourd'hui) comme un artiste en pleine possession et maîtrise
de son art. Une rencontre importante comme celle-là (l'œuvre et puis l'homme ensuite) quand
elle se produit, c'est un peu comme une fusée éclairante tout d'un coup qui permet de mieux
baliser le terrain de son propre travail. Et puis bien sûr je n'oublierai pas son accueil
chaleureux, dans cette loge au Palais des Congrès du Mans. Son attention, celle de Marie sa
femme, sa disponibilité, c'était un moment extraordinaire pour moi et qui m'a marqué
durablement...aujourd'hui encore vingt ans après sa disparition, je le remercie pour ça. Des
artistes de cette trempe qui sont capables comme ça d'ouvrir la porte, y'en a pas beaucoup...
Est-ce que vous avez le sentiment de vous inscrire, à la suite de Brel, Brassens, Ferré,
Bashung, dans une tradition de la chanson poétique française?
Je ne sais pas vraiment...C'est quoi maintenant la chanson poétique française ? C'est tellement
vaste. En chansons comme en poésies, il y a déjà une foule d'expressions différentes. Alors
pour qualifier sous un seul et même terme la réunion de deux genres aussi variés, ça devient
très compliqué. Avec cette exception culturelle musicale française que l'on pourrait appeler
"Chanson" et qui, depuis un siècle en gros, s'est attachée exclusivement au texte, à tel point
qu'on en a même défini un genre "chanson à texte" ou poétique, je reste très prudent. Il y a
quelques années (beaucoup moins maintenant, encore que...), quand on écrivait et chantait en
français, il était difficile d'échapper à la filiation d'un Brassens, Brel, Ferré, avec ces trois
figures tutélaires toujours au-dessus de la porte, à l'image du poster de JP Leloir. Il est
toujours de bon ton de s'y référer un tant soit peu, d'y pointer telle ou telle influence, quand on
commence à vouloir parler de son travail. C'est presque religieux ce truc. Et beaucoup de
chanteurs s'y conforment. Il suffit de voir le nombre de jeunes artistes qui se pressent à la
porte du studio pour apparaître sur la première anthologie qui sort sur l'un de ces géants de la
Chanson. Et gare à ceux qui auraient la méchante idée de ne pas s'en réclamer d'une manière
ou d'une autre. Et puis aujourd'hui encore quand on parle de chanson poétique on se réfère
beaucoup à cette époque "rive gauche" que je qualifierais de "classique" dans son expression
(sans aucun jugement de valeur). La tradition justement, où le texte prédominait avant tout (à
tel point qu'on surmixait la voix pour qu'elle soit toujours bien devant). Avec aussi des
arrangements musicaux plus traditionnels (sans électricité ni électronique). Une chanson pour
moi (poétique ou pas) ce doit être un objet rond. Un subtil et savant équilibre nécessaire entre
une musique, un texte, une voix (un timbre) et sans vraiment de prédominance. Et c'est une
recherche constante dans mon travail, cette tenue globale, cette harmonie. Celle qui,
adolescent, dans la musique pop/rock, me faisait hérisser le poil sur les bras sans rien
comprendre aux paroles. Donc dire que je m'inscris dans une tradition de la chanson poétique
française, je dirais oui pour ce souci majeur de l'écriture, mais tout en revendiquant cette
recherche d'équilibre global qui peut parfois définir le texte en voix, comme une couleur
instrumentale. Et puis je parlerais plus de chanson lyrique que de chanson poétique. Lyrique
pour l'expression de sentiments, des sentiments, d'états de pensées liées au paysage mental, à
la métaphore, au panorama. Pour moi ce lyrisme c'est autant Carnets de Jacques Bertin,
J'aime l'ennui de Christophe, Il n 'y a plus rien de Ferré, que La dernière heure du dernier
jour de Benjamin Biolay... Vaste donc, très vaste...
Vous êtes aussi un poète publié. Quel rôle, selon vous, la poésie peut-elle jouer dans la
musique et dans la vie en général?
Pour moi la poésie est un outil simple et prodigieux pour traduire l'extrême attention que l'on
porte autour de soi, et ce qui nous traverse en retour. J'ai la même sensation de traducteur
d'émotions avec la musique. La poésie ne bouscule pas la marche du monde en ce sens qu'elle
n'a pas de pouvoir actif sur lui. Elle vient de lui et par lui, elle est là dans l'œil du "voyant" de
Rimbaud mais comme l'écrivait Jean Michel Maulpoix : "elle ne changera pas la vie, elle ne la
vivra pas à notre place, et elle ne ramènera parmi nous aucune parole perdue".
Est-ce que vous appréhendez de la même façon l'écriture des textes d'un album et celle
d'un recueil de poésie ou les deux approches sont-elles très différentes?
Mon travail en poésie est souvent lié à mon travail d'écriture en chanson. L'écriture d'une
chanson s'accompagne souvent de textes en amont, de notes cursives et de repères stylistiques
même, pour le texte à venir. Le poème est un module intéressant pour condenser. Certains de
ces modules ont parfois la capacité à se développer en chansons. D'autres pas du tout. Les
deux écritures ne sont pas si éloignées l'une de l'autre dans leurs formes courtes. C'est vrai que
la chanson demande souvent un cadre plus formel avec la contrainte du rythme et de la
métrique. Et aussi du modèle couplet/refrain quand il est là. Le poème est plus libre. Mais je
me rends compte dans l'avancée de mon travail que ces deux écritures parallèles ont tendance
à se rapprocher de plus en plus. En lisant mes textes à haute voix, dans les spectacles en
Lecture/Concert, j'ai découvert véritablement que j'écrivais de la poésie avec l'oreille du
musicien. Et dans la mise en musique de textes d'auteurs contemporains (avec le trio
Memento Mori), j'ai également pris conscience de mes capacités musicales et intuitives à
déceler et révéler les couleurs (et les rythmes) sonores d'un texte (ce qu' Aragon nommait
"critique supérieure" du poème). Ce qui bien entendu m'a permis d'explorer de nouvelles
orientations textuelles pour les chansons. Notamment dans le récitatif. Dans "demain de nuits
de jours" le texte du titre "les distances" est construit à partir de plusieurs textes assemblés,
issus d'un recueil de poésie. S'il y a bien une chose que j'appréhende de la même façon dans
les deux genres, c'est la cohérence du propos. Depuis le sublime Melody Nelson de
Gainsbourg, j'aime cette notion d'album/concept. Et que ce soit pour le livre ou le disque,
j'écris toujours autour d'un thème de travail. Je cherche, je creuse et j'explore aussi les cercles
concentriques qui résonnent autour du thème (un peu comme avec une pierre jetée dans l'eau
qui propage ses ondes). Ensuite, dans cette matière première, je choisis ce qui me semble le
plus intéressant pour la cohérence de l'ensemble. Sur un peu plus de vingt chansons écrites
pour le nouvel album, je n'ai retenu qu'onze titres. Le plus satisfaisant dans cette exploration,
c'est que j'ai bien souvent une matière suffisante pour imaginer un recueil de poèmes à
suivre... C'est ce qui s'est passé avec l'album Au lit d'herbes rouges et sa suite poétique dans
Jusqu'où serions-nous allés si la terre n'avait pas été ronde. Une dernière chose encore...la
réalisation d'un album discographique demande toujours un travail considérable (écriture,
musique, arrangements, répétitions, enregistrement studio, mixage, mastering, projet
graphique etc) sans parler de l'indispensable équipe humaine qu'il faut constituer autour...
Après ce temps gourmand d'énergies, j'aime revenir au poème dans sa plus simple expression,
avec juste carnet et crayon ...et quand je le peux, je prends un sac et je pars tout seul
m'enfermer dans un coin paumé de Normandie, ou d'ailleurs...
Le thème de la disparition qui irrigue tout l'album fait aussi référence à un deuil personnel.
Est-ce que ce disque était aussi pour vous un passage obligé pour traverser cette épreuve?
Non, je ne pense pas. En fait ce serait même plutôt le contraire. Cet album arrive six ans
après. Mon père est mort dans mes bras. J'étais simplement là, à ce moment précis, seul avec
lui. Je n'ai rien choisi, et sans y être préparé, j'ai curieusement vécu (et j'en fus le premier
surpris) cet instant considérable avec beaucoup de calme, et d'harmonie même...Et je prétends
même (pour moi) que c'est peut-être le plus beau cadeau que mon père pouvait me faire. Le
jour où je suis né, il était là dans une chambre d'hôpital aussi, pour m'accueillir, et me prendre
dans ses bras. Le jour de sa mort c'était moi qui était là pour l'accompagner et le serrer dans
les miens. Voilà, la boucle était bouclée...Il y avait mes larmes et mon chagrin bien sûr mais
aussi une belle lumière dans tout ça, qui fait du bien, qui apaise, et qui tient chaud au cœur.
C'est de là, de ce ressenti profond que je suis parti pour écrire ce disque. Avec cette phrase
persistante sur mon carnet "ne disparaît que ce qui est apparu". Et rapidement (avec ces
fameux cercles concentriques...) après avoir écrit la chanson "dans mes bras" j'ai commencé à
parler d'origine, de présence et d'absence, de territoires provisoirement occupés, de traces, de
mémoires... Et oui, peut-être ai-je continué à faire mon deuil avec la poursuite de cet album.
L'écriture est un fantastique domaine de compensations.
Votre univers musical est à mi-chemin entre chanson française à textes et rock des années
60 et 70. Quels sont vos disques de chevet?
Ils sont nombreux...et surtout ils changent continuellement suivant mes humeurs, mes
disponibilités émotionnelles et mes états de travail (je n'écoute aucun français quand je suis en
phase d'écriture). Quelques grands albums quand même sur la table : The dark side of the
moon /Pink Floyd. La violence et l'ennui / Léo Ferré. Exile on main street /Rolling Stones.
Auguri / Dominique A. Sandinista /The Clash. Five leaves left / Nick Drake. Revivre / Gérard
Manset. The white album / Beatles. Fantaisie militaire / Alain Bashung. The Times They Are
a-Changin' / Bob Dylan...
et puis beaucoup plus près dans le temps : L'imprudence / Alain Bashung. The first days of
spring / Noah and the whale. Leave no trace / Piers Faccini. Hvarf-Heim / Sigur Ros. Comme
si la terre penchait / Christophe. XO / Elliot Smith. ...
Alors que la chanson française est (souvent!) ronronnante, vous prenez aussi des risques
sur le plan musical. Je ne me remets toujours pas de l'arrivée du ténor sur Demain de nuits
de jours. D'où vous est venue cette idée?
De l'album O de Damien Rice (sur le titre Eskimo) où j'avais été soufflé, aussi, de découvrir
une voix lyrique totalement inattendue... J'avais gardé dans un coin de ma tête cette apparition
fantastique et ce possible mélange. Et puis avec le ténor Laurent David, qui est un de mes
proches amis, on s'était promis qu'un jour on ferait quelque chose ensemble si l'occasion se
présentait... En écrivant le titre demain de nuits de jours, j'ai tout de suite su que j'avais le
panorama idéal pour intégrer sa voix. Je lui ai envoyé la chanson en lui demandant de me
faire des propositions vocales sur l'ensemble du titre, avec quelques indications sur ce que je
pouvais entendre, mais en lui laissant toute liberté. Il a beaucoup travaillé de son côté, et m'a
rendu une copie très fournie, avec beaucoup d'idées. Dans cette matière j'ai repéré
instinctivement ce qui me semblait le plus adapté, en terme de phrasé, de mélodie, et de
rythme. On est reparti de là pour décider du placement unique de sa voix sur le crescendo de
la fin, avec la création d'un module vocal qui s'enroulerait autour de ma voix. L'éclosion s'est
faite en pleine nuit, pendant la prise au studio. C'était magique. Jusqu'à la phase finale du
mixage de l'album, je me suis questionné sur le maintien ou non de cet arrangement. Il fallait
que ce soit juste, approprié et que ça ne desserve pas la chanson, ni la facture globale de
l'album. C'était un risque bien sûr. Mais de fait, ça s'est imposé comme un choix judicieux,
qui ouvrait l'espace. La couleur sonnait superbement dans le paysage. C'était dans la boite.
Outre la poésie et la musique, j'ai aussi vu que vous associiez la vidéo à vos spectacles.
L'approche artistique aujourd'hui passe-telle nécessairement par la pluridisciplinarité?
Pas nécessairement, mais c'est vraiment dans l'air du temps. A l'heure de l'image
omniprésente, partout, qui à chaque instant incise tout, se regarde aussi, se reflète et s'abîme...
En ce qui me concerne j'ai toujours travaillé, et depuis le début, avec des plasticiens, des
danseurs, des peintres même. C'est, je crois, naturellement complémentaire avec mon travail
qu'on qualifie souvent d'impressionniste (et ça me va d'ailleurs). Je ne suis pas beaucoup dans
la narration, ni dans le récit. Et je n'enfile aucun costume non plus. Il n'y a pas sur le plateau
de mise en scène à proprement parlé, mais plutôt une mise en espace. Sur chaque création on
réfléchit beaucoup à cette toile de fond. Mes chansons se prêtent facilement à la palette du
coloriste. Et j'ai la chance de travailler avec des professionnels passionnés, très impliqués
dans l'habillage de mon univers, et qui sont surtout dans l'âme des vrais créateurs, de lumière,
d'espaces imagés et de vidéos.
Le disque est maintenant sorti depuis quelques semaines. Quelles sont les prochaines
étapes pour vous?
La scène, avec une série de dates en France, en Suisse. Une nouvelle Carte Blanche au Musée
des Beaux Arts d'Angers en juin (les 13 et 14). Et puis ce très beau projet d'un livre à paraître
aux Editions Gros Textes, qui va réunir les textes de onze écrivains, écrits à partir des onze
titres de l'album "demain de nuits de jours". Le tout enluminé par le photographe Michel
Durigneux. Ensuite, demain sera un autre jour, mais je compte bien faire vivre cet album le
plus longtemps possible... j'ai un manuscrit sous le coude, de nouvelles chansons sont
arrivées, demain, demain....

Documents pareils