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MENU MONET Éric Guérin n’étanchera peut-être jamais sa soif d’entreprendre. Après la “Mare aux Oiseaux” et le “Season’s”, le chef de Saint-Joachim s’installe chez Claude Monet, à Giverny. Texte stéphane méjanès Folie, n.f. : autrefois, riche maison de plaisance (Larousse). Cette définition moins connue offre un jeu de mots facile pour la nouvelle aventure d’Éric Guérin à Giverny. Une folie. Le vilain petit canard de la gastronomie, déjà patron de la Mare aux Oiseaux (Saint-Joachim, 44), ou MAO pour les initiés – et ils sont nombreux – , et du Season’s (La Baule, 44), s’est offert une vaste demeure centenaire en pierre de Vernon, au milieu d’un parc, en contrebas de la maison et des jardins de Claude Monet, que l’on peut atteindre à pieds en quelques minutes, par la sortie des artistes. Il l’a baptisée “Le Jardin des Plumes” (JDP), histoire de continuer à filer la métaphore ornithologique. Franchement, en quittant les lieux, peu de temps après l’ouverture, par un brumeux après-midi de décembre, on pensait davantage à Zizi Jeanmaire. “Un truc en plumes, ça vous caresse, avec ivresse, tout en finesse.” C’est un peu normal d’être impressionné à Giverny mais, pour tout dire, on ne s’attendait pas à se faire chatouiller P. 14 2012_volume 03 à ce point la corde sensible en débarquant chez Nadia et Joackim. Nadia Socheleau a planifié son départ de l’Arpège, où elle officiait en salle, dès qu’Éric Guérin, son ancien patron à la MAO, lui a dévoilé son projet fou, deux ans plus tôt. Joackim Salliot, qui fit également ses classes en cuisine à SaintJoachim, mais aussi chez Philippe Vétélé (Anne de Bretagne, La Plaine-sur-Mer) et Alexandre Couillon (La Marine, Noirmoutier), deux très sérieux des bords de mers, n’a pas hésité plus de cinq minutes avant de toper là. Ils sont désormais maîtres des lieux et leur bonheur est communicatif. Les parents d’Éric Guérin ne sont jamais très loin. On les a croisés ce jour là avec Monette, la grand-mère courbée au pas mal assuré, venue poser son œil malicieux sur l’œuvre de sa progéniture. Giverny, ce n’est pas n’importe où. Éric a traîné ses guêtres dans le Vexin durant toute son enfance. Tandis que son père arpentait les routes en tonitruant VRP multicartes, il s’échappait de la galerie de sa mère, à 1 km de Giverny, à Limetz-Villez. C’est tout naturellement à elle qu’il a confié la décoration du JDP. Bien joué car le premier choc est visuel. Passé le jardin en cours d’aménagement et qui renaîtra au printemps, monté les quelques marches vers la grande porte d’entrée, dès le hall, on prend un solide coup de flash back dans les mirettes. Érigée en 1912, la vieille bâtisse n’attendait qu’un soigneux lifting Art déco pour retrouver sa jeunesse. “On a eu tout de suite le coup de foudre, se souvient Joackim. Mais la maison s’essoufflait, elle était en fin de vie. Il y avait de la moquette rouge partout, le mauvais goût typique des années 70.” Aux pollueurs de l’âme Chaque meuble a été chiné par Madame Guérin, ou fabriqué sur mesure par un génial ébéniste du cru, Emmanuel Hellot, à Villersen-Arthies. Chaque luminaire, dont deux énormes lustres de paquebot aux grosses pampilles en forme de plumes, a trouvé sa place, comme un fantôme du passé. Il y a aussi ce tableau, accroché au mur d’un petit salon cosy cuir et marqueterie, près du bar. Une huile représentant un genre de suffragette aux cheveux courts (ou attachés ou chapeautés, on ne sait plus) et au corsage déboutonné laissant échapper deux 2013_volume 05 P. 15 obus de la première guerre diaboliquement hypnotiques. On en est persuadé, si elle avait enlevé le bas 50 ans plus tôt, on aurait vu l’origine du monde. Les quatre chambres situées dans les étages respectent elles aussi le credo du genre, édicté par André Vera : “simplicité volontaire”, “matière unique”, “symétrie manifeste”. Ici, tout n’est que clarté, ordre et harmonie. La salle du restaurant joue la transparence absolue, des étagères en verre faisant office de mini cloisons, l’air de rien, et de grandes fenêtres invitant le jardin à venir s’attabler, la lumière à occuper l’espace. Jusque là, on est comme envoûté, c’est dur à admettre mais c’est ainsi. Le gastronome exigeant a aussi ses abandons. On est d’autant plus stupéfait qu’en octobre, lorsqu’on l’avait attrapé dans son petit bureau en désordre à la MAO, Éric Guérin n’avait que des images de chantier à montrer sur son smartphone, et que des brouillons de plats, dessinés comme toujours, mais encore en gestation sur les fourneaux de son office de Brière. Rien n’était bouclé. Les banquiers du Vexin s’étaient pincé le nez et avaient gardé leurs précieux euros, avant d’organiser plus tard un déjeuner de fin d’année au JDP, reçus avec tact mais sans P. 16 2013_volume 05 complaisance par M. Guérin père, remonté comme une pendule Art déco. Les fidèles soutiens de la MAO ont finalement pallié cette frilosité, mais c’était moins une et ce n’est pas encore tout à fait gagné. Une folie, on vous dit. Dont Éric Guérin n’est pas sorti tout à fait indemne. Avant de s’envoler pour l’Afrique où il se recharge les batteries chaque début d’année, cet adepte de Facebook a posté des vœux doux amer sur son mur : “2012 est partie, belle année mais durant laquelle il m’a fallu combattre quotidiennement, non pas contre mon métier - lui non, heureusement il est plus fort que jamais et je crois y avoir trouvé une certaine sérénité - mais contre tous ces pollueurs de l’âme, ces sangsues briseuses de rêves, qui vous crucifient sur place, au détour du chemin.” Et pan sur le bec des oiseaux de mauvaise augure ! Pour les habitués de la MAO, au JDP, la surprise est aussi dans l’assiette. En collaboration très étroite avec Joackim, qui tient la boutique au quotidien, Éric Guérin s’affranchit de certains de ses tics ultra graphiques et un peu démonstratifs. La carte met en avant les produits de la région, à cheval sur l’Île-de-France et la Normandie, sans effet de manche. À l’image de ce poulet vallée d’Auge, avec ses pommes et son jus au calvados, sa crème fraîche fermière et ses frites de rutabaga. La cuisson est juste, l’équilibre est parfait entre la tendreté soyeuse du jeune gallinacé et l’acidité des pommes. On retient aussi ces Saint-Jacques à l’émulsion de lard, accompagnées de panais, frit et en purée, mais surtout enlacées par un morceau viril de Colonnata qui ne mégote pas sur l’épaisseur de la tranche, apportant la mâche qui manque parfois à ce bout de gras vu, revu et corrigé partout. Quant au pain, fait maison, c’est un véritable piège à grignotage. L’arrivée récente d’un “vrai” sommelier va muscler la carte, courte et classique lors de notre passage, et tout sera quasi parfait. Reste à gagner le pari très audacieux de travailler toute l’année alors que la saison touristique est circonscrite à l’ouverture des grilles des Jardins de Monet, d’avril à octobre. En ouvrant en plein hiver, Nadia et Joackim ont choisi d’aller à la rencontre des locaux. Au bout d’un mois, ils avaient déjà des habitués. Le Jardin des Plumes 1 rue du Milieu - 27 620 Giverny Tél. : 02 32 54 26 35 www.lejardindesplumes.fr Fermé mardi et mercredi. Menus à partir de 29 € au déjeuner, carte 50 €. Chambres à partir de 180 €. 2013_volume 05 P. 17