Le cinéma fait écrire » : l`expérience de l`image.

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Le cinéma fait écrire » : l`expérience de l`image.
Séminaire de l’axe EMOI, séance n° 4, 4 mars 2014 :
« Le cinéma fait écrire : l’expérience de l’image »
Intervenants :
Jérôme Game (American University of Paris)
Dork Zabunyan, (Université Charles de Gaulle – Lille 3)
Séance animée par Mathias Kusnierz (Université Paris-Diderot)
Texte de présentation de la séance
Le cinéma provoque des opérations de pensée et il propose à la pensée des modes
opératoires alternatifs ou des structures de pensée, comme l’a montré Deleuze dans Cinéma.
Le dialogue entre la littérature et le cinéma n’est pas qu’un dialogue entre différents
médias ; c’est aussi un échange entre plusieurs manières de mettre la pensée en mouvement :
c’est de ce postulat et de la qualité expérimentale de ce rapport que partiront Jérôme Game et
Dork Zabunyan pour construire leur intervention. À partir de films qui interrogent l’image en
la fragmentant et en la déplaçant sur une multitude de supports et d’écrans (Redacted, Spring
Breakers), de vidéopoèmes et d’un texte de fiction en cours d’écriture de Jérôme Game, nos
deux intervenants proposeront un échange où chacun montrera en quoi la pratique de l’autre
construit une expérience de pensée qui est aussi, à chaque fois, une expérience plastique.
Compte-rendu
Évelyne Grossman présente brièvement le séminaire et les séances précédentes, puis
Mathias Kusnierz présente les intervenants. Il rappelle brièvement sur quoi portera la séance :
les échanges entre écriture et cinéma, à travers l’expérience de l’image et l’expérimentation
fondée sur la circulation entre plusieurs médias.
Premier moment
Jérôme Game prend la parole pour expliquer que participer à cette séance de séminaire
avec Dork Zabunyan, dont « l’œuvre pense l’image cinématographique et ses devenirs, c’està-dire révèle et reformule la pensée des images mêmes », c’est pour lui proposer et prendre
part à une communauté d’hypothèses sur le cinéma et l’écriture. Selon Jérôme Game,
l’écriture de Dork Zabunyan consiste à mettre la pensée et le sensible en contiguïté, de
manière à construire un sensorium texte après texte. Écrire sur et avec (et parfois contre)
l’image comme le fait Dork Zabunyan, c’est faire exister sur la page les puissances de l’image
et de ses devenirs : c’est donc révéler l’impureté fondamentale du cinéma comme ensemble
d’objets et de pratiques. Pour Jérôme Game, le cinéma, quand on écrit sur lui, devient ce qu’il
appelle un « objet-modèle-méthode ». Ce syntagme renvoie d’abord à toutes les procédures de
fabrication employées par le cinéma et qui peuvent être importées dans l’écriture : le cadrage,
le montage, la synchronisation. Il renvoie aussi à la capacité du cinéma à devenir, c’est-à-dire
à affirmer son propre tout en étant pris dans la puissance d’attraction d’une singularité autre :
par exemple l’art vidéo, l’art numérique, la photographie, l’installation, la performance.
L’impureté du cinéma est un modèle et son devenir est une méthode.
Dork Zabunyan revient sur l’usage du terme « intermédialité » et tente de comprendre
en quoi la notion peut s’appliquer au cinéma. L’intermédialité est un type de discours sur les
œuvres et aussi la construction d’une rencontre entre les disciplines. Il propose de partir du
plus simple en rappelant que la pratique du cinéma intègre dans son orbe beaucoup d’autres
pratiques et beaucoup de supports, et que le cinéma est fait de tous ces supports. À la fin de
L’image-temps, Deleuze parle ainsi des interférences, des télescopages et des courts-circuits
entre les disciplines, qui se jouent dans le cinéma. Les pratiques y sont mises sur le même
plan, d’où l’idée que le cinéma expérimente avec les disciplines qu’il mobilise, en
réinterrogeant leurs rapports et leur hiérarchie. Le cinéma indique ainsi une piste pour sortir
du paradigme du médium de Clément Greenberg. Le croisement des disciplines est constitutif
de l’apparition des disciplines. Dork Zabunyan évoque ainsi quelques-uns de ces croisements :
l’influence exercée par Daumier sur Eisenstein, la lecture par Alain Resnais des comics
américains et notamment ceux de Milton Caniff et de Chester Gould, la critique de la
télévision par Fellini dans Ginger et Fred, l’intégration du jeu vidéo dans Elephant de Gus
Van Sant ou l’usage en seconde main d’images trouvées sur Internet par Brian De Palma pour
élaborer Redacted. Au sujet de ce dernier film, Dork Zabunyan montre que De Palma utilise
le cinéma comme une boussole pour s’orienter dans l’océan contemporain des images. La
question posée par tous ces films ne cesse de se reposer au cours de l’histoire du cinéma :
comment ce médium s’approprie toutes les images qui l’environnent pour se constituer ? Pour
Deleuze, on commence à répondre à la question dès lors que, dans l’écriture, on donne à voir
les images que l’on cherche à penser. Pour Dork Zabunyan, l’écriture de Jérôme Game est une
manière de donner à voir les images, mais différente de celle du geste philosophique.
Jérôme Game diffuse alors un extrait sonore de son livre Flip-book (2008), fondé sur un
travail de description de certains films, notamment Gerry (Gus Van Sant). À Dork Zabunyan
qui lui demande comment l’image affecte son travail d’écriture, Jérôme Game répond par les
mots de Deleuze (interférences, télescopages) et de Resnais (appropriation, imprégnation). Il
s’agit de comprendre comment apprendre ce qu’on a à faire, comme écrivain, chez les autres
et notamment ceux qui n’écrivent pas. L’image est une stase du récit ; elle permet de faire
entrer dans le récit l’intransitivité du langage poétique, comme Flaubert le fait dans
L’Éducation sentimentale. Cette question se pose au cinéma lorsque apparaît une tension
entre cadrage et plan-séquence, par excellence chez De Palma. Pour la littérature, le cinéma
devient une table de montage sur laquelle reposer les questions qui traversent son histoire.
Pour Jacques Rancière, le problème de la littérature moderne entre 1850 et 1950 consiste à ne
rien sacrifier du récit tout en disant, de manière intransitive, la matière des choses ; produire
des intensités poétiques sans sacrifier l’effet de fabulation. Selon Jérôme Game, l’image
cinématographique permet de déplacer cette question pour lui apporter de nouvelles réponses,
après Flaubert, après Manet, Monet, Cézanne ou encore Robbe-Grillet ou Simon. Le cinéma
vient à la fin d’une histoire iconographique et visuelle mais il permet aussi de la synthétiser et
de la relancer.
Deuxième moment
Dork Zabunyan évoque à ce propos Thierry de Duve, qui affirme que « les nouvelles
images ne sont jamais seules » : elles se déploient sur une multitude de supports. De fait, il est
parfois difficile de lier ces images à une histoire des représentations. Pour ce faire, il faut
construire un rapport critique (à tous les sens du terme) à ces nouvelles images. Dork
Zabunyan revient sur Rancière et ses commentaires de Flaubert, pour montrer que Flaubert
construit un tel rapport critique aux clichés, aux représentations – en somme, face à la bêtise –
de son temps : il s’en imprègne pour la miner de l’intérieur. Rancière dit ainsi qu’il y a, chez
Flaubert, la bêtise ordinaire et la bêtise de l’art. Dork Zabunyan retrouve un tel rapport dans
Spring Breakers de Harmony Korine, dont l’objet est moins la bêtise que la vulgarité. Il
revient sur l’esthétique télévisuelle de ce film, construit comme un vidéoclip, symptomatique
de la dissémination des images sur les réseaux sociaux et sur la multiplicité des écrans :
smartphones, télévision, ordinateurs, tablettes. Cette dissémination construit un temps qui ne
passe plus, dont la dimension documentaire est brisée, paradoxalement, par la portée
objectiviste et les images parfois presque abstraites du film. Un tel film montre comment un
rapport intransitif, poétique aux images et à la matière des choses, s’invite dans le temps de la
narration pour construire une représentation critique, comme Jérôme Game en parlait
auparavant. Dork Zabunyan demande alors à Jérôme Game comment il s’empare de tous les
signes ou les images qui ne relèvent pas directement de l’art ou de la littérature.
Jérôme Game répond que la capacité technologique à produire, diffuser et partager des
images « horizontalement » a déterminé une nouvelle culture : la culture du selfie, la culture
YouTube, directement héritière de la culture du commun et de la bêtise que Rancière a
étudiée chez Flaubert. Ces images « sans qualité » invitent à se demander ce qu’il faut voir, ce
que l’on est en train de voir, et par conséquent : « qu’est-ce que voir ? » et « comment voir ? »
Pour donner par l’exemple une réponse à ces questions, Jérôme Game lit alors un extrait de
DQ/HK, son dernier livre écrit à Hong-Kong grâce à une bourse d’écrivain, où il utilise les
ressources communes du numérique comme Wikipedia et YouTube. Il explique que son
écriture consiste à restituer la vitesse, la fluidité et le mouvement au principe de ces
ressources, en tenant la parataxe à distance tout en la mobilisant en même temps. Il ne s’agit
pas de juger toutes ces images mais d’en extraire des usages possibles en vue d’un nouveau
régime de sensibilité et de pensée, notamment des usages politiques, puisque ces images sont
avant tout collectives. Jérôme Game évoque son roman en cours d’écriture, où il tente
d’explorer cette question à travers la figure d’un photographe équipé d’un smartphone.
Jérôme Game et Dork Zabunyan se demandent ainsi ce que ces images ouvrent, en termes de
politique, à travers le cas de cette jeune femme qui, en direct de la place Maidan en Ukraine,
twitte « je meurs », mais finit par être sauvée. Les deux intervenants discutent du régime
d’historicité produit par de tels outils de diffusion d’images.
Troisième moment
Dork Zabunyan répond que ces usages politiques, et l’expérience qu’ils déterminent,
varient selon les formats de l’image. Il évoque alors le film Serious Games de Harun Farocki,
documentaire sur l’entraînement des troupes américaines à l’aide de simulateurs. Comme
cinéaste, Harun Farocki a eu peu de succès en salles. Mais les institutions muséales se sont
intéressées à son travail et ont acheté ses films, qui ont changé de format et se sont spatialisés
et fragmentés dans l’espace du musée. Cette spatialisation dans le musée détermine ainsi un
rapport de participation critique à l’image plutôt qu’un rapport de réception. Le film pose la
question du rapport des États-Unis à la guerre et à l’Histoire, en vue d’une politique des
images.
Jérôme Game reprend cette idée en affirmant que le travail qu’il mène en vue d’une
future installation est comme un prolongement du travail d’écriture. Entre ces deux pratiques,
on constate une homonymie de projet, lisible notamment dans l’écriture et la construction du
récit. De même qu’il y a, dans le roman flaubertien, quelque chose de l’ordre de l’installation
sonore (cf. le Gueuloir). D’une pratique à l’autre, une série de problèmes se métamorphose et
trouve des réponses différentes. Jérôme Game montre alors un vidéopoème pour illustrer les
affirmations précédentes. Tout n’est pas dans tout mais des nœuds peuvent être pratiqués
entre différents moyens ou différents médias qui se rencontrent.
Échanges avec la salle
Anne Lété évoque la proximité entre le vidéopoème de Jérôme Game et la musique,
voire des formes de mélodie. On peut penser à des pièces comme It’s Gonna Rain ou Come
Out de Steve Reich, proches d’un poème sonore comme Vaduz de Bernard Heidsieck. Jérôme
Game répond que ces poèmes sont enregistrés pour faire exister un rapport rythmique, sonore
voire musical la langue.
Hélène Guéguen dit que les poèmes sonores créent un curieux effet d’illusion sonore :
on a le sentiment que la bande sonore est montée et découpée. En réalité, Jérôme Game lit le
texte de cette manière, sans remonter la bande-son. Il explique que ce montage-bégaiement
vient de la nécessité de dire plusieurs choses à la fois, d’où une forme de simultanéité dans
l’énonciation, qui va à l’encontre de l’adage « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ».
Le cinéma permet la simultanéité. Hélène Guéguen demande comment Jérôme Game réussit à
synchroniser le bégaiement de l’image et celui du texte. Il explique qu’il a fait appel à une
monteuse. Il explique qu’il ne cherche pas à synchroniser parfaitement texte et image, et
renvoie à un texte de Dork Zabunyan qui évoque la désynchronisation de l’image et du son
dans les films de Lina Wertmüller.
Joëlle Le Marec revient sur le déplacement des films d’un support à l’autre, de la salle
au musée ainsi que sur la pression économique et la manière dont elle détermine les œuvres.
Cette pression insuffle au cinéma d’autres puissances et le fait échapper au statut simple
d’objet esthétique, en vue d’un statut plus complexe. L’économie est comme une réalité
embarquée dans les œuvres. Dork Zabunyan répond qu’on se trompe en effet à clore
l’approche esthétique sur elle-même : les cinéastes politiques des années 1970 ne cessent de
penser l’économie du cinéma. Godard dit du cinéma qu’il doit penser son économie. On ne
peut faire abstraction du contexte économique comme du contexte de diffusion ou
d’exposition, comme le fait Wang Bing lorsqu’il affirme que diffuser des films dans une salle
ou dans une galerie d’art revient au même. Jérôme Game affirme que même l’écrivain
réfléchit à l’économie supposée par les livres qu’il publie, en fonction de leur volume ou de
leur(s) support(s) (livre ou CD). A fortiori, produire des images implique de penser leur
diffusion donc leur économie.
Emmanuelle André fait remarquer que le déplacement de la salle au musée est contenu
dans le split screen de Serious Games, comme si Farocki avait par avance pensé ce
déplacement. Dork Zabunyan répond que les cimaises rejouent la séparation de l’image en
cellules, à l’intérieur du cadre. Il fait la distinction entre cinéastes exposables et cinéastes non
exposables. Le cinéma de Pasolini serait difficilement exposable, celui de Fellini serait plus
facilement exposable. Évelyne Grossman demande alors à Dork Zabunyan ce que serait la
définition d’un cinéaste exposable. Il répond qu’un cinéaste exposable est celui qui
réinterroge, à l’intérieur du plan, la position de l’image. Par exemple, Farocki réfléchit sur la
position des soldats devant les écrans. Fellini réfléchit à la mise en espace de l’image à
l’intérieur du plan (Ginger et Fred, qui multiplie l’écran de télévision par tout un ensemble de
miroirs). Cette mise en espace peut être retravaillée par un commissaire d’exposition.
Emmanuelle André remarque que la mise en espace de l’image s’accompagne d’une mise en
scène du regard et de sa déambulation. Il cite Philippe-Alain Michaud, affirmant que les
expositions sur des cinéastes doivent renouveler la compréhension des cinéastes en question.
Frédérique Berthet interroge Dork Zabunyan et Jérôme Game sur leur intérêt pour les
interférences temporelles et médiatiques. Ont-ils traité aussi la question des interférences
historiques ? Jérôme Game répond que Dork Zabunyan s’intéresse sur ce que le temps devient
au cinéma. Dork Zabunyan cite Deleuze, qui affirme qu’un cinéaste peut traiter par ses
propres moyens des questions qui ont déjà été posées par la philosophie. Dans L’image-temps,
Deleuze dit d’Antonioni qu’il développe une généalogie des sentiments que Nietzsche a
abordé différemment dans la Généalogie de la morale. Pas pour faire d’Antonioni un cinéaste
nietzschéen ou appliquer la pensée de Nietzsche au cinéma mais pour montrer comment un
problème traité par la philosophie peut se retrouver, plus tard dans l’Histoire, dans un autre
domaine. L’interférence est temporelle et historique, mais en termes disciplinaires. Jérôme
Game parle de la persistance des problèmes et de leur effet d’historicité. Les problèmes
persistent au cours de l’Histoire. Deleuze dit des philosophes dont ils parlent qu’ils sont ses
contemporains parce qu’ils « s’imposent » à lui.
Mathias Kusnierz revient sur la question de la dissémination des images de smartphones
et de leur omniprésence, et rappelle qu’il ne s’agit pas de les juger mais d’en extraire de
possibles usages. Dans l’article « Ce que nous expérimentons, ce que nous trouvons », publié
dans le livre collectif In Actu. De l’expérimental dans l’art, Dork Zabunyan écrit que les
innovations technologiques ne sont rien si elles ne donnent pas lieu à un nouveau régime de
sensibilité et de pensée. Il ne pense pas qu’il y existe une détermination technique : une
transformation technique n’implique pas forcément de transformation formelle. Les œuvres
sont signées : même collectivement, il importe que toute transformation technique trouve son
sens dans une pratique singulière guidée par un individu ou un groupe d’individu. En ce sens,
il n’y a pas d’usage nouveau et ouvert de la technique sans pensée et toute transformation
technologique est politique en puissance.