de la sélection
Transcription
de la sélection
Spécial Cannes II Spécial Cannes Bilan de la sélection Par Christophe Witchitz Jean-Jacques Rousseau 2011 C annes ne représente pas simplement la plus fastueuse et prestigieuse des vitrines du cinéma d’auteur mondial, la Mecque vers laquelle convergent annuellement toutes les tendances et nuances du septième art pendant quinze jours de projections et de libations. Le festival permet également, en tâtant le pouls du cinéma à travers ses auteurs confirmés et ses révélations venues de tous les horizons, de dresser une radiographie statique de l’esprit du temps, de la marche du monde tel qu’il va (mal, si l’on en croit la plupart des films montrés durant la quinzaine), et des possibilités de représentation dont dispose le médium cinématographique pour dire quelque chose sur nous et nos sociétés. À ce titre, l’édition 2012, bien qu’inégale comme toujours, s’est avérée particulièrement marquante. D’abord, parce que la sélection a laissé une place substantielle aux convulsions géopolitiques les plus actuelles : Après la bataille, de Yousry Nasrallah, et Le Serment de Tobrouk de Bernard-Henri Lévy ont ainsi tous deux témoigné frontalement de l’Histoire en marche, en traitant l’un des racines égyptiennes du printemps arabe, et l’autre du conflit libyen. Mais, au-delà de la 22 / juillet-août 2012 / n°423 lutte des classes et de la guerre civile, un autre spectre est venu hanter la sélection officielle dans de nombreux films : celui de l’étouffement de la liberté individuelle par la société, le poids des préjugés, du conformisme et des haines séculaires. C’est cette dialectique entre l’homme (ou la femme, voire le couple) et le groupe qui a notamment structuré les nouvelles tragédies de Thomas Vinterberg (La Chasse, où une communauté accuse l’un de ses membres de pédophilie) et de Cristian Mungiu (dont Au-delà des collines narre l’oppression d’un amour lesbien par les sœurs d’un couvent). Cette tonalité sombre et désespérée s’est également retrouvée dans les deux films les plus sulfureux du Festival, d’ailleurs aussi médiocres que leur sujet était sordide : Post tenebras lux et Paradis : amour, abordant le tourisme sexuel et l’échangisme avec une morosité toute houellebecquienne. En définitive, c’est tout le grand cinéma d’auteur des habitués du festival qui a communié dans un pessimisme foncier, à peine adouci par les éclats du naturalisme choc d’Audiard (De rouille et d’os) et l’intelligence géométrique de la mise en scène du biélorusse Loznitsa, au diapason de l’ambiguïté morale de ses soldats russes (Dans la brume). Seules la joyeuse pochade arrosée au whisky de Ken Loach (La Part des anges), et l’aimable satire de la téléréalité par Matteo Garrone (Reality) ont su insuffler une dose salutaire de légèreté et d’humour dans une édition qui en fut cruellement dénuée. Mais ce que l’on retiendra de ce festival, c’est, davantage qu’une thématique qui aurait émergé au fil des projections, une forme d’état d’esprit, une invitation au voyage, à l’aventure, à l’ailleurs. « Où vont les limousines la nuit ? », s’interroge Eric Packer, l’anti-héros de Cosmopolis : cette interrogation dadaïste, qui trouve d’ailleurs sa réponse dans l’ultime scène de Holy motors, aura ainsi étonnamment été érigée en phrase programmatique d’un festival où l’on n’a pas cessé, à travers les films projetés, de voyager et de dessiner des lignes de fuite. Sur la route : l’impératif des beatniks de Jack Kerouack, remis au goût du jour par Walter Salles dans une enluminure insipide digne d’une publicité Levi’s étalée sur deux heures et demie, est ainsi devenu la clé de voûte de nombreux films de la compétition. Isabelle Huppert déterritorialisée chez Hong Sang–Soo pour une variation sud-coréenne digne d’un conte rohmérien (In another country), l’Iranien Kiarostami tournant au Japon une fable légère et amorale (Like someone in love) : deux expériences interculturelles, deux traversées mineures, mais où soufflaient le vent de l’aventure et la soif des nouveaux espaces, comme celle des héros adolescents du Mud de Jeff Nichols, placé sous le haut patronage de Mark Twain et des idées américaines éternelles du recommencement et de la frontière. Mais les deux errances les plus marquantes furent bien celles de Cronenberg et de Carax. Un homme, un jour, une ville, une limousine, une suite de sketchs : une même prémisse, mais deux propositions de cinéma bien distinctes, à la puissance hallucinatoire. Cosmopolis résume avec une intelligence radicale l’état du monde, convoquant le spectre de la haute finance et l’Apocalypse du capitalisme mondialisé ; Holy motors crie sa foi absolue en l’art, en la capacité du cinéma à transformer le monde et à démultiplier une infinité de vies dans le creux d’une seule existence. Et c’est là, autant que le portrait bouleversant d’un couple au crépuscule de sa vie commune qui a offert à Michaël Haneke sa deuxième Palme d’or pour le bien-nommé Amour, la plus belle image, duale, de cette édition 2012 : la lucidité glacée de Robert Pattinson ; l’imagination démiurgique au pouvoir du visage protéiforme de Denis Lavant. Un beau festival, en somme.