la fin de l`éternité
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la fin de l`éternité
LA FIN DE L’ÉTERNITÉ — Alors, tu te décides ou quoi ? Je n’ai pas que ça à faire ! Le génie commençait à s’impatienter. Il fallait le voir, avec son costume d’un autre âge et ses énormes moustaches dont il lissait la pointe entre le pouce et l’index, dans un geste d’agacement. — Une minute, c’est pas évident de se décider, répondit Alex. Il faut que je réfléchisse. — Écoute, ça fait près d’un quart d’heure, maintenant. Ce n’est pourtant pas difficile ! Il te suffit de me dire ce que tu souhaites le plus au monde et je te l’accorde. Il n’y a pas plus simple. Pas plus simple, c’était facile à dire pour lui. Il était un génie authentique, un vrai de vrai, capable d’exaucer tous les vœux – non, rectification, un seul vœu par personne, c’était la règle, il l’avait annoncé d’emblée : « Je sais que vous autres, humains, vous pensez avoir droit à trois vœux, mais non, ce n’est pas comme ça que ça marche dans la réalité, seulement dans les contes ou au cinéma. Pour prouver notre reconnaissance, nous accordons un vœu, et c’est déjà beaucoup. Alors, ne le gâche pas. Dis-moi ce que tu désires par-dessus tout. » Alex était bien embêté. S’il avait pu se préparer, si on lui avait laissé le temps, il aurait établi une liste de tous les trucs super cool qui lui étaient jamais passés par la tête. Seulement voilà, le génie semblait pressé. Et Alex se trouvait dans l’embarras, avec cette vieille lampe entre les mains, dans le fond de cette boutique minable où l’avaient traîné ses parents, de vrais fous de brocantes. Au moins, la journée n’avait pas tourné au total fiasco, comme Alex l’avait d’abord craint. Son père et sa mère s’étaient à peine disputés à propos de leurs achats respectifs. Ils partageaient la même passion des bibelots anciens mais pas les mêmes goûts, hélas. Et puis il était tombé par hasard sur la lampe, avec son long bec en cuivre ciselé, copie conforme de celle d’Aladin. Il s’était amusé à la frotter en prenant la pause devant le miroir d’une grande armoire. L’instant suivant, le drôle de type au costume ringard et à la moustache de compétition était apparu, comme ça, d’un coup, dans son dos. À présent, le génie consultait une montre tirée de la poche de son gilet, une de ces vieilles tocantes en argent munie d’une chaîne. — Ne me fais pas perdre mon temps, fiston ! J’en ai pas mal à rattraper. La dernière fois que je suis sorti de cette fichue lampe, on venait tout juste d’inventer le cinéma. J’ai hâte de voir le nouveau Méliès. Alex ne savait pas de qui le génie parlait et il s’en moquait, trop occupé qu’il était à se creuser la cervelle. Il avait d’abord été tenté de demander une fortune, histoire de pouvoir vivre sans jamais travailler et d’abandonner illico les études. Mais ce n’était pas une bonne idée. Son argent pouvait disparaître en cas de mauvais investissement et il se retrouverait à la rue, sans la moindre formation. L’amour ? Il était encore trop jeune pour s’en soucier. À treize ans, il n’avait jamais embrassé une fille, bien que l’envie ne lui en manquait pas, au contraire ! Quoi d’autre, alors ? Les mots du génie tournaient en boucle sous le crâne d’Alex. Pourquoi fallait-il qu’il soit aussi pressé ? Franchement, il n’y avait pas le feu, on avait tout son temps et… Le temps ! Mais oui ! Voilà la solution ! — Ça y est, je sais ce que je veux, dit Alex. — Pas trop tôt, grommela le génie. Je suis tout ouïe, fiston. Annonce la couleur. Alex prit une profonde inspiration. Il devait employer les mots justes, afin qu’il n’y ait aucun malentendu. Il n’avait droit qu’à un seul essai et si jamais, par malheur, il utilisait une formulation ambiguë, son souhait pouvait se retourner contre lui. Aussi prit-il grand soin de réfléchir, avant de lâcher, détachant nettement chaque syllabe : — Je veux rester éternellement jeune. Rien de plus clair, non ? Pas de méprise possible. Et cela valait mieux que la richesse et l’amour réunis. En effet, à quoi bon amasser une fortune pour devoir s’en séparer le jour de sa mort ? Avec le temps et la jeunesse de son côté, Alex serait en mesure de faire autant de rencontres qu’il le souhaitait, jusqu’à tomber sur l’élue de son cœur. Il n’y avait donc pas à hésiter. — Bien vu, confirma d’ailleurs le génie avec une drôle de lueur dans le fond des yeux. Tu es un petit malin, fiston. Il claqua des doigts – TCHAC – et rangea sa montre. — Félicitations, dit-il. Te voilà exaucé. Alex était un peu déçu, méfiant également. — C’est tout ? s’étonna-t-il. Pas d’effets spéciaux ? De fumée, d’éclair, de coup de tonnerre ? Il ne se sentait pas différent de l’Alex qu’il avait toujours connu et dont le miroir de l’armoire lui renvoyait le reflet. — Ces trucs-là impressionnaient les gogos au Moyen Age, indiqua le génie. Mais si tu y tiens… Il fit de nouveau claquer ses doigts – SNAP – et disparut dans un nuage d’étincelles accompagné d’un coup de cymbale. — Waouh, fit Alex, les oreilles bourdonnantes. Sa mère surgit alors d’une allée de vaisseliers. — Ah, tu es là ! On se demandait où tu étais passé. Ton père s’est encore fâché et attend dans la voiture. Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? Alex avait encore la lampe entre les mains. Il fut tenté de la reposer mais se ravisa au dernier moment. — Je la trouve plutôt cool, dit-il. Je crois que je vais la prendre. — Mon pauvre chéri, tu as vraiment des goûts bizarres. Bon, dépêchetoi de payer qu’on puisse rentrer à la maison avant que ton père nous fasse une nouvelle scène ! * Le soir même, Alex s’enferma dans sa chambre après le dîner, tandis que ses parents se houspillaient à propos des dépenses de la journée. Leurs cris perçaient les cloisons mais, pour une fois, le garçon n’y prêta guère attention. Allongé sur son lit, il observait la lampe posée en évidence sur l’étagère, entre deux rangées de bouquins. Dans les romans de fantasy, personne ne doutait de l’existence de la magie. Mais dans la vie réelle, il fallait être un peu timbré pour y croire. Alex avait toujours su faire la différence entre réalité et fiction. Jusqu’à aujourd’hui. Le brocanteur s’était-il payé sa tête avec une mise en scène élaborée ? Cela semblait peu probable. Comment aurait-il pu deviner qu’Alex s’intéresserait à cette lampe en particulier ? Surtout, à quoi rimerait la plaisanterie ? Tout de même, un véritable génie ! Qui aurait pu songer à en rencontrer un dans une zone commerciale de banlieue ? Quoi qu’il en fût, Alex se doutait qu’il valait mieux rester discret à ce sujet. S’il évoquait sa mésaventure, il deviendrait la risée du collège. Déjà qu’il ne figurait pas au palmarès des élèves les plus populaires… Mais cela changerait d’ici peu, si le génie avait tenu parole. Alex finit par s’endormir le sourire aux lèvres. * Les semaines suivantes, la routine scolaire reprit son cours. Alex devait bûcher comme un dingue pour ne pas décrocher au collège. Le programme de quatrième lui faisait l’effet d’un parcours du combattant, semé de mines. Au moindre faux pas, il risquait de lui exploser à la figure. Malgré ses efforts, Alex parvenait tout juste à frôler la moyenne générale. Pourquoi n’avait-il pas exigé un QI de surdoué ? Au moins, cela lui aurait été utile pour assurer son passage en troisième. Mais il y avait plus inquiétant encore que la perspective d’un redoublement. À l’arrivée du printemps, Alex perçut des changements chez ses camarades. Le retour des beaux jours s’accompagnait d’une poussée d’hormones qui gonflait les poitrines des filles et faisait muer la voix des garçons. Certains voyaient même pousser leurs premiers poils de moustache. Alex, lui, demeurait le gringalet de la classe. Sa petite taille ne l’avait jusqu’alors pas dérangé – enfin, pas vraiment. Il parvenait à se fondre dans la masse des collégiens de son âge, plus tout à fait des enfants et pas encore des ados. Et voilà qu’autour de lui, chacun et chacune se transformaient peu à peu en géant ! La fin de l’année scolaire ne fut pas une partie de plaisir. Des couples se formaient dans la cour de récré. Les surveillants faisaient la chasse aux amoureux – le règlement interdisait de se bécoter en public. Pour une fois, Alex approuvait, d’autant que les filles l’ignoraient ostensiblement, quand elles ne le traitaient pas de gamin ou, pire, de bébé. Les vacances d’été arrivèrent comme une délivrance. Alex fut autorisé à passer en troisième de justesse, sans même les encouragements du conseil. Juillet et août lui apportèrent peu de réconfort. La saison des videgreniers était pour son père et sa mère l’occasion d’entasser de nouveaux bibelots et de s’enguirlander. Maigre consolation, Alex put s’échapper une quinzaine de jours chez ses grands-parents, à la campagne. Sa grand-mère le gava de bonnes tartes maison et de confitures, sans se priver de remarquer qu’il avait « bougrement besoin de se remplumer ». Malgré ce régime hyper calorique, Alex n’avait pas pris un gramme ni grandi du moindre millimètre à son retour en ville. Il se mit à compter les jours qui le séparaient de la rentrée, avec une appréhension croissante. * Sa dernière année au collège vira au cauchemar. Durant l’été, la plupart de ses amis avaient monté en graine et tous le dépassaient d’au moins dix centimètres. La présence d’un « nain » à leur côté les incommodait. Affublé de ce nouveau surnom, Alex fut impitoyablement mis à l’écart. Ses parents commencèrent à s’inquiéter pour lui peu après son quatorzième anniversaire. Leur fils paraissait en pleine forme, mais il ne grandissait plus et se repliait sur lui-même. Ils l’emmenèrent consulter un spécialiste des problèmes de croissance. Après un minutieux examen, le médecin admit son impuissance : — Alex ne souffre d’aucune carence. Tout va bien pour lui sur le plan physique. Il n’y aucune raison pour qu’il ne se remette pas à pousser normalement. Il y en avait bien une, et Alex la connaissait, mais comment avouer qu’elle relevait de la magie sans passer pour un fou ? Alex préféra donc se taire. De retour à la maison, il tenta de convoquer le génie pour lui demander d’annuler son vœu. Mais il eut beau frotter la lampe à s’en brûler les paumes, rien n’y fit. Dépité, il observa son reflet dans le miroir de la penderie. Le gamin qui lui renvoya son triste sourire semblait se moquer. La jeunesse éternelle commence à ressembler à une fameuse arnaque, songea Alex. Il était encore loin de se douter à quel point ! * Il devint évident qu’Alex n’était pas comme les autres durant les années qui suivirent. Il acheva tant bien que mal sa scolarité, décrocha son bac (sans mention) pour faire plaisir à ses parents, puis refusa de poursuivre des études et resta enfermé dans sa chambre. Il fêta seul ses dix-huit ans, sombre et désemparé, piégé dans le corps d’un préado. — Joyeux anniversaire, Alex, marmonna-t-il en s’adressant à son reflet. Il passait désormais le plus clair de son temps connecté à Internet, à la recherche d’indices susceptibles de le mettre sur la piste d’autres cas semblables au sien. En vain. Alex explora alors les blogs et les forums consacrés à la magie, et plus particulièrement ceux où il était question de l’apparition d’un génie. Il entra en contact avec de nombreux cinglés qui ne lui furent d’aucune utilité. On chercha à lui vendre des formules d’incantation, toutes sortes de recettes plus ou moins ragoûtantes supposées attirer les créatures de légende. Alex finit par se déconnecter, de guerre lasse. Le génie s’était volatilisé dans la nature, une fois libéré de sa lampe. Alex finit par comprendre qu’il l’avait berné et qu’il ne le reverrait sans doute plus jamais. * Les années défilèrent, l’une après l’autre. Le monde changeait peu à peu, mais pas Alex. Il assista en spectateur taciturne aux évolutions de la société. Après la mort de ses parents, il vendit la maison familiale et se retira dans un hameau isolé, où il vécut solitaire, loin de ce monde qu’il ne reconnaissait plus. Les années se transformèrent en siècles, les siècles en millénaires. Alex était toujours le même – éternellement jeune. Autour de lui, tout se transformait. Il y eut des guerres, des désastres écologiques encore plus dévastateurs. Ils épargnèrent néanmoins Alex, protégé par la magie du génie. * L’Humanité finit par s’éteindre, cinq cent mille ans plus tard. Mais pas Alex, évidemment. Il observa encore la disparition de nombreuses autres espèces, animales et végétales, au gré des variations du climat. Les ères glaciaires succédaient à des périodes plus clémentes. Il y eut de grandes catastrophes naturelles – éruptions de volcan géant, tsunamis, séismes, chutes de météorites… Chaque fois, Alex en réchappait. Le « cadeau » du génie impliquait une totale immortalité. Non seulement Alex demeurait éternellement jeune, comme il l’avait souhaité, mais rien ni personne ne pouvait mettre un terme à son existence. Un moment, il cessa de s’abreuver et de se nourrir, pour voir ce qui se passerait. Il perdit du poids mais ne mourut pas. Il finit même par ignorer les sensations de soif et de faim. Au point où il en était, cela n’avait vraiment plus d’importance. * Au fil des millions d’années qui suivirent, plusieurs civilisations extraterrestres rendirent visite à la Terre. Aucune ne jugea l’endroit assez intéressant pour s’y installer. Après une brève exploration des ruines abandonnées par les humains, les vaisseaux redécollaient et poursuivaient leur chemin à travers les étoiles. Alex tenta d’entrer en contact avec certaines créatures mais y renonça vite. Pas évident de communiquer avec des espèces de champignons sur pattes ou des nuées gazeuses, même intelligentes ! * Quelques milliards d’années plus tard, le soleil se mit à enfler et virer au rouge, se transformant en étoile géante sur le point d’engloutir les planètes environnantes et leurs satellites. Sur Terre, les océans bouillirent et s’évaporèrent. L’atmosphère se dissipa. Tout brûla et fondit autour d’Alex, mais lui demeurait indemne, insensible à la lente agonie de son monde, réduit à l’état d’amas rocheux. Puis le soleil blanchit et son volume se réduisit considérablement. La température chuta. Et le roc sous les pieds d’Alex finit par se désagréger peu à peu. Il se retrouva sur un simple astéroïde en forme de patate, nu et désolé. Sa mémoire demeurée intacte lui rappela des images tirées d’une version illustrée du Petit Prince de Saint-Exupéry. Mais il eut beau chercher, il ne rencontra aucun renard ! * Au gré des collisions avec d’autres astres errants, le rocher d’Alex se réduisit en peau de chagrin, jusqu’à disparaître. Alex flotta ensuite dans l’espace, au milieu de l’immense nuage de poussières et de gaz qui remplaçait l’ancien système solaire. * Les étoiles de la voie lactée s’éteignirent les unes après les autres. Puis ce fut le tour des autres galaxies à mesure que l’univers approchait de sa fin. L’obscurité la plus totale enveloppa Alex. Il eut un soupir – hélas pas le dernier. La fin de l’éternité risquait de lui paraître vraiment longue !