MISSAGHI HARITOONIAN, Gladys

Transcription

MISSAGHI HARITOONIAN, Gladys
Missaghi1
Missaghi Haritoonian Gladys
Prof. Anne Dunan-Page
IAAT1 Techniques de la Recherche
2 mars 2014
Script de la communication présentée aux LERMAsteriales
« Allen Ginsberg, le poème comme traversée, la traversée comme poème. »
Convention d'écriture : MLA
Penser la traversée, c'est penser le passage. Le passage d'un lieu à un autre lieu, d'un état à
un autre état. La question qui sous-tend ma communication est la suivante : quel est le parallèle
entre la poésie et la traversée. En quoi la poésie est-elle une traversée et finalement en quoi la
traversée sert la même fonction que le poème et peut-être même pourquoi le poème est-il une
traversée plus efficace que la traversée physique ?
Cette communication se déroulera en deux parties. D'abord je m'attacherai à présenter la
traversée comme fonction poétique à travers l'analyse d'extraits de Indian Journals d'Allen
Ginsberg. Dans un second temps, je développerai l'idée du poème comme traversée par l'étude de
trois poèmes d'Allen Ginsberg1.
La première partie de cette communication traite de la traversée physique. En effet, les
écrivains de la Beat Generation tels qu'Allen Ginsberg sont des écrivains voyageurs. A l'instar du
1
Les trois poèmes traités seront « Transcription of Organ Music », « A Supermarket in California » et « In Back of
the Real ».
Missaghi 2
roman On the Road de Kerouac, les beats vagabondent et effectuent de multiples traversées. Le
concept de traversée implique la notion de « départ » que nous pouvons questionner. En effet, la
première traversée de Ginsberg est sans nulle doute celle qui le mène de la maison familiale2 à San
Francisco en 1952. Cette première traversée entraîne une rupture3 mais également un début. La
traversée en Californie a libéré Ginsberg sur le plan poétique mais également sur le plan intime par
l'acceptation de son homosexualité ( Miles 172- 195 ). Ginsberg écrit : « C'était comme une grande
prophétie s'envolant vers la Californie. Comme si une saison de ma vie était passée et que le
moment était venu de tout recommencer à zéro. » ( Kramer 39-40 tr. Claude Gilbert qtd. in Starer
120)
La période surnommée la « San Francisco Renaissance »4 est au sens propre du terme une
renaissance pour Ginsberg qui quitte une vie pour en rejoindre une autre. Cette traversée est donc
synonyme à la fois de rupture et de lien. La traversée s'associe pour Ginsberg à une découverte de
soi, à une exploration. Starer développe cette idée : « La première préoccupation des écrivains beats
n'est pas de s'installer mais d'explorer le monde et de découvrir leur identité » (73). Ce qui compte
c'est l'expérience de la traversée et beaucoup moins le point d'arrivée. Nous pouvons nous interroger
sur le motif de la traversée. Le voyage est formateur mais il est également une fuite salutaire, qui,
s'il a un but, n'est sûrement pas la connaissance de l'autre :
Les voyages des écrivains beats se distinguent par la présence ou l'absence d'un but
2
Paterson, New Jersey
3
Nous pouvons nuancer cette idée de rupture nette car le schéma familial de l'enfance de Ginsberg est lui-même
marqué par la rupture notamment par la maladie de sa mère et ses périodes d'internement en institut psychiatrique.
4
La « San Francisco renaissance » est une période caractérisée par l'effervescence de l'activité poétique et artistique
dans cette ville dans les années 1950.
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préalablement défini. Les premiers départs n'impliquent pas nécessairement l'existence d'un
but. Le Japon de Snyder, l'Inde de Ginsberg, le Paris de Kerouac sont des voyages tardifs.
Au cours de leurs premiers voyages, les écrivains beats ne savent pas ce qu'ils cherchent. Ils
veulent rompre avec le monde quotidien et le malaise qu'il leur procure. Le vagabondage est
un remède, du moins momentané, au mal de vivre dont ils souffrent tous. (Starer 71).
Ainsi, le poème Howl dépeint l'Amérique et la société américaine comme une bête immonde, le
Moloch qu'il faut fuir : « Moloch ! Solitude ! Filth ! Ugliness ! Ashcans and unobtainable dollars !
Children screaming under the stairways ! Boys sobbing in armies! Old men weeping in the parks. »
(Ginsberg Howl 8)
Le voyage de Ginsberg en Inde abordé dans Indian Journals est très intéressant concernant
rôle de la traversée. En effet, Ginsberg a voyagé en Inde de 1961 à 1963. Néanmoins ses plus
célèbres poèmes sont antérieurs à ce voyage et abordent déjà des thèmes bouddhistes. Nous citerons
par exemple le parallèle entre la section II de Howl (publié en 1956) et un extrait du Harivamsa :
Sa tête est le clergé. Son austérité est grande.
Son apparence est divine. Les jours et les nuits sont ses yeux.
Les [six] sciences-sacrées sont ses ornements.
Son nez est le beurre clarifié, son museau la louche du sacrifice.
Le son majestueux du Sâma Veda est son cri puissant.
Fait de justice et de vérité il est riche.
Ses vertus sont la hiérarchie et l'ordre.
Ses ongles sont l'austérité. Il est terrible. ( Daniélou 124-125 )
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Mental Moloch ! Moloch the heavy judger of men!
Moloch the incomprehensible prison! Moloch the crossbone soulless jailhouse and Congress
of sorrows! Moloch whose buildings are judgment! Moloch the vast stone of war! Moloch
the stunned governments!
Moloch whose mind is pure machinery! Moloch whose blood is running money! Moloch
whose fingers are ten armies! Moloch whose breast is a cannibal dynamo! Moloch whose
ear is a smoking tomb! (Ginsberg Howl 8)
Ginsberg bien avant son départ en Inde s'intéressait déjà au bouddhisme Zen et avait initié Neil
Cassady et Kerouac à travers les lectures des essais de Suzuki ( Starer 208). Cette affinité avec
l'Inde est visible dès son arrivée, il écrit dans son journal : « I wonder what city I'm in, I'm
deliriously happy, it's my promised land (I'm writing this in the promised land).” (Ginsberg Indian
5)
Pourtant, Starer décrit cette fuite en Inde comme un échec, la traversée ne remplit pas sa fonction :
Le récit de son séjour en Inde, Indian Journals, révèle ses frustrations, son désespoir, son
ennui, la vanité de ses efforts, son développement intellectuel entravé […]. L'Inde, autour de
lui, le suffoque, l'enferme dans sa réalité de misère. Il essaye de se dégager de cette réalité
étouffante et de lui-même, de se perdre dans un tout vaste et inconnu qui aurait été partout à
l'intérieur de lui-même et à l'extérieur, mais il échoue dans cet effort. (Starer 222)
La traversée ne permet pas de s'échapper, ainsi quand le voyage ne suffit pas, Ginsberg superpose
au voyage physique le « trip », c'est-à-dire le voyage entraîné par la prise de drogues. Indian
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Journals donne l'impression d'une continuelle consommation de drogues pour permettre ce
détachement non seulement du réel mais de sa propre réalité. Hanté par la mort, il écrit dans une
page de son journal « sous morphine »5 :
As lying there in my familiar body, a subtle detachment took place as usual and I lay outside
my fleeting life surveying its twinkling away – that now more and more as this life
approaches its meridian of 37 years and being half gone by becomes more sure of its
mortalism, the chance of the life tho marked by shows and pageants, poetical and airborne –
consisting in sexualities & all sorts of fame – as it were – were not much to go by. (Ginsberg
Indian 9)
La traversée n'est pas une évasion, mais un retour incessant à la réalité. Elle ne permet de
s'oublier mais au contraire de faire face à soi-même de la façon la plus directe. Le voyage en Inde
ramène Ginsberg à la poésie (à sa propre poésie), à la mort (à sa propre peur de la mort), à la société
( sa société américaine).6
A l'instar du voyage physique, le poème peut également être considéré comme une traversée,
garante des mêmes fonctions que le voyage. Le poème est une expérience qui va tenter de saisir le
monde, de saisir l'être, de voyager et de se séparer du réel quotidien tout en en étant imprégné.7
5
« Jaipur March 25, 1962 – on Morphia » (Ginsberg Indian 9)
6
Voir l'image du vendeur de journaux en Inde comparé à un Trotskiste à Hyde Park. (Ginsberg Indian 9)
7
Voir l'influence de William Carlos Williams sur la poésie de Ginsberg, la poésie doit traiter de la réalité immédiate.
L'essai « Williams in a World of Objects » de 1976 ( Ginsberg Deliberate 335-342)
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Revenons sur la conception de la poésie d'Allen Ginsberg. Pour Ginsberg, la poésie est un
événement donc une expérience. C'est une activité spontanée et imprévue. Tout comme la
traversée, le poème se vit au fur et à mesure qu'il s’écrit et qu'il se déroule.8 C'est cette spontanéité
que Ginsberg comme Kerouac9 cherchent en poésie. A l'instar de la traversée chaque lecture est
différente. Ainsi Ginsberg écrit dans un essai intitulé « Meditation and Poetics » en 1987 :
So we have, as a ground of purification, letting go – the confidence to let your mind loose
and observe your own perceptions and their discontinuities. You can't go back and change
the sequence of the thoughts you had ; you can't revise the process of thinking or deny what
was thought, but thought obliterates itself anyway. You don't have to worry about that, you
can go on to the next thought. ( Ginsberg Deliberate 271)
Le poème est donc un voyage intérieur, le poème « A Supermarket in California » (Ginsberg Howl
14) est un exemple du poème comme voyage, traversée du temps et de la vie. En effet, dans ce
poème Ginsberg décrit son errance avec Walt Whitman au sein d'un supermarché. Il s'agit comme
l'écrit Ginsberg d'un « shopping for images », une traversée dans l'imagerie personnelle de l'auteur :
I saw you, Walt Whitman, childless, lonely old grubber, poking among the meats in the
refrigerator and eying the grocery boys.
I heard you asking questions of each : Who killed the pork chops ? What price bananas ? Are
you my Angel ?
8
« Like a photograph developping slowly » ( Ginsberg qtd in Cordesse 260)
9
Pour plus de précisions sur la prose spontanée de Kerouac :Weinreich Regina. The Spontaneous Poetics of Jack
Kerouac: A Study of the Fiction. New York : Paragon House. 1987
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I wandered in and out of the brilliant stacks of cans following you, and followed in my
imagination by the store detective.
We strode down the open corridors together in our solitary fancy tasting artichokes,
possessing every frozen delicacy, and never passing the cashier.( 15)
L'enjeu devient la perception du réel. Le réel ne peut être ignoré, on le traverse et en le traversant on
subit et on fait subir au réel une série de modifications. Le réel au fond n'est que le résultat de notre
perception, c'est une construction. Ainsi, le poème « Transcription of Organ Music » ( Ginsberg 1618) révèle que le réel n'est en fait que la transcription de notre musique interne, de notre musique
organique. Ce poème est une sorte d'éveil, d'épiphanie poétique extatique qui va permettre au poète
de lier sa perception interne au monde extérieur. Ginsberg se trouve en symbiose complète avec les
objets qui l'entourent : « The closet door is open for me, where I left it, since I left it open, it has
graciously stayed open. / The kitchen has no door, the hole there will admit me should I wish to
enter the kitchen. » ( 17 )
Ainsi, Raskin décrit à quel point pour Ginsberg le poème n'est pas un voyage à destination fixe mais
bien une traversée pour chaque lecteur et même pour lui-même en tant que lecteur de son propre
poème. Raskin énumère les différentes explications données par Ginsberg sur la signification de
« Howl » : Ginsberg en 1956 dit à Richard Eberhart que son intention avec « Howl » était de libérer
le lecteur de sa « false..self-deprecating image » de les persuader qu'ils sont des anges, en 1965 il dit
à Tom Clark dans le Paris Review que « Howl » est « really an homage to art », en 1974 à Allen
Young dans Gay Sunshine que « Howl » était un « coming out of the closet » et « an
acknowledgement of the basic reality of homosexual joy », en 198610 que « Howl » est une
10 Lors de la publication des fac similés de Howl par Harper et Row.
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« emotional time bomb that would continue exploding ...[the] military-industrial-nationalistic
complex. » Raskin ajoute : « For Ginsberg Howl was a magic mirror. Whenever he peered into it he
saw another side, another aspect. Readers around the world, too, brought their own cultures and
histories to Howl, reading it in the context of their own lives. » ( Raskin xix-xx ) Cette vision de la
poésie comme traversée nous rappelle le concept de Barthes11 du « texte de jouissance », du « texte
scriptible » qui s'écrit à chaque lecture. Le lecteur participe à la construction du sens du poème.
Le poème « In Back of the Real » montre que la réalité est plus complexe que ce qu'il y
paraît. Il y a deux facettes à la réalité . Le poème est une traversée qui permet d'atteindre la face non
visible du réel. En effet, « In Back of the Real » commence par l'image du chemin de fer « railroad
yard in San Jose » donc l'image d'un voyage. Le train inspire également l'image de la révolution
industrielle. Ginsberg oppose l'image du réel industriel et gris à l'image du réel naturel, la fleur qui
nous rappelle à l'autre face du réel :
Yellow, yellow flower, and flower of industry,
though spiky ugly flower, flower nonetheless,
with the form of the great yellow Rose in your brain!
This is the flower of the World. (Ginsberg Howl 35)
Le réalité est également dans notre cerveau comme l'écrit Ginsberg dans « In Back of the
Real » et cette perception du monde est accessible par la poésie. Dans Indian Journals Ginsberg
11 Barthes, Rolland. Le Plaisir du Texte. 1973
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écrit : « Right eye in the third head afix on the helpless body of Allen Ginsberg writing a poem to
transfix his human image in the goofy cloud of his brain. » (13). La traversée permet de se connaître
soi-même sans jamais fuir le monde. Elle permet de se penser dans le monde c'est pourquoi la
traversée physique est liée à la poésie et la poésie est indissociable du concept de traversée.
Bibliographie
Cordesse, Gérard et al. Etudes Textuelles : Littérature Moderne de Langue Anglaise. Toulouse :
Presses Universitaires du Mirail, 1990. Print.
Daniélou, Alain. Mythes et dieux de l'Inde : Le polythéisme hindou. Paris : Flammarion, 2009. Print.
Ginsberg, Allen. " Meditation and Poetics " Deliberate Prose : selected essays 1952-1995. Ed. Bill
Morgan. New York: Perennial- Harper, 2000. Print.
Ginsberg, Allen. Howl, Kaddish and Other Poems. New York : Penguin Modern Classics, 2009.
Print.
Ginsberg, Allen. Indian Journals : March 1962- May 1963. New York : Grove Press, 1996. Print.
Miles, Barry. Allen Ginsberg : Beat Poet. London : Virgin Books, 2010. Print
Raskin, Jonah. American Scream : Allen Ginsberg's Howl and the making of the Beat Generation.
California : University of California Press, 2004. Print.
Starer, Jacqueline. Les Ecrivains Beats et le Voyage. Paris : Didier, 1977. Print.