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LE CAHIER DE L’ONDA
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Chantier Afrique
Afrique… vaste continent, inconnu et familier, chamarré d’images, d’histoires incandescentes et d’espoirs d’ailleurs. Depuis un an, l’ONDA a ouvert un chantier pour mieux
découvrir la création africaine et sensibiliser ses partenaires à la richesse infiniment
variée de ses paysages artistiques. Nous croisons dans ce cahier des expériences,
celles d’un auteur-metteur en scène, d’associations et d’interlocuteurs institutionnels,
français et étrangers. Tous ont en commun de bourlinguer depuis plusieurs années sur
les pistes africaines et leurs paroles lèvent sur notre regard l’aube d’une curiosité
renouvelée. > dossier réalisé par Gwénola David > > > > > > > > > > > > > > > > > > > > > > > > > > >
La puissance de la vie
[Francisco d’Almeida, Délégué général de l’Association Culture et Développement]
Il s’est produit en France ces vingt dernières années un phénomène culturel notable : celui
de l’ouverture culturelle et du développement des accueils de créations africaines. Mais,
paradoxe, la multiplication des accueils ou des échanges engendre chez les artistes africains un sentiment persistant de maldonne, c’est-à-dire d’une méconnaissance de l’Afrique
artistique dans sa diversité et dans sa dynamique historique.
Cette maldonne tient, me semble-t-il, à trois facteurs. Elle découle tout d’abord de l’ambiguïté
qui est à la base de ce mouvement d’accueil des créations du Sud. Quelle connaissance et
quelle perception a-t-on de ces œuvres qui proviennent d’une historicité artistique autre et
que l’on ignore.
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La maldonne tient ensuite à la propension de ne voir dans ces œuvres que l’expression d’une
identité, un « type », niant involontairement aux artistes africains le statut d’individualité . Or,
c’est précisément en considérant les artistes africains dans leur individualité et dans leur
histoire qu’on se donnera la chance de comprendre leur originalité et de la situer par rapport
à l’histoire de l’art. C’est seulement à cette condition que l’on pourra comprendre ce qui se
joue en Afrique et ce qui fait la modernité artistique africaine.
Enfin, la maldonne tient aussi à une asymétrie des contextes économiques, institutionnels et
artistiques. Tous ces créateurs et diffuseurs engagés dans des collaborations avec des artistes
africains font l’expérience de la précarité matérielle, financière et sociale de ceux-ci et
subissent les limites que cette précarité impose à la qualité et à la portée de l’échange. Elle
souligne aussi la dépendance économique des artistes africains et leur alignement esthétique
sur les démarches occidentales et les canons de la diffusion internationale. Il faut le souligner,
le manque de lieux de création et de diffusion pénalise fortement les artistes africains et limite
leur autonomie de création.
Mais s’engager dans un échange est un risque que l’on prend et un pari que l’on fait. Et ce
pari est d’autant plus risqué que, face à des créations autres, on ne possède ni les clés de
leur esthétique ni les critères de leur appréciation et de leur légitimation artistique. Bref, il
manque en France des sources d’information professionnelle sur la création africaine pour
créer une familiarisation avec les arts du Sud.
De manière générale, ce dialogue artistique est d’autant plus « malaisé » que, perdus entre
les problématiques de l’identité et de la tradition, la plupart des artistes africains se cherchent,
tout comme les nouveaux langages artistiques qui émergent. Et ils cherchent le sens précis
que l’on donne à la notion de contemporain ici. Me vient à l’esprit l’aventure de cette jeune
metteuse en scène qui pensait trouver « comme ça » en Afrique des textes de théâtre contemporain appartenant à un courant africain. Pensons aussi à l’exemple de certains chorégraphes
africains dont la production est sans écho dans leur propre pays parce que déconnectée du
mouvement de la vie quotidienne.
Alors, que faire ? S’efforcer de gérer la contradiction. Si l’on considère le fort désir qu’expriment les artistes africains de se connecter au mouvement artistique international et le risque
d’un « alignement esthétique », trois axes s’imposent :
- favoriser leur connexion avec le mouvement artistique international par la confrontation
lors de résidences par exemple. Cette confrontation serait fondée sur l’exigence de la
recherche d’un langage original, base de tout dialogue car c’est l’interaction des singuliers
qui crée le dialogue et non le mimétisme. Et c’est en cela que les compagnonnages sont utiles.
Et c’est pour cela qu’il faut soutenir les affinités électives qui les permettent comme celles
que nous avons connues par le passé entre Antoine Mesguich et Sorry Labou Tansi ou entre
Mathilde Monnier, Salia nï Seydou et Seydou Boro.
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- soutenir les passeurs reconnus par leurs pairs et qui peuvent leur communiquer leur
enthousiasme et leurs découvertes . Souvenons-nous du rôle de R. Queneau dans la destinée
de l’œuvre du Nigérian Amos Tutuola dont il avait traduit L’ivrogne dans la brousse ou de
Monique Blin dans la diffusion du théâtre de Sony Labou Tansi .
Enfin, rappelons-nous que soutenir la création des artistes fragilisés par une situation matérielle précaire implique de répondre à un besoin vital : disposer de lieux de travail, de formation et d’échanges avec des espaces de création et de diffusion. Et c’est ce qu’est en train
de faire en matière de musiques actuelles la Ville de Grenoble qui associe dans un compagnonnage pour les musiques ses deux lieux, Le Ciel et La Chaufferie avec le Reemdogo,
Maison de la Musique à Ouagadougou.
C’est, me semble-t-il, à ces conditions que les échanges avec les artistes africains pourront
exprimer toute la puissance artistique de l’Afrique, la puissance de la vie.
La culture, élément moteur du développement durable
[Entretien avec Dominique Thiange, coordinatrice des arts de la scène de « Africalia »]
« Africalia » a été créée en décembre 2000 à l’initiative d’ Eddy Boutmans, alors secrétaire
d’Etat à la coopération. Opérationnelle depuis janvier 2002, cette association constitue
l’outil de la coopération culturelle belge. Son champ d’intervention embrasse tous les
domaines artistiques, depuis les arts de la scène jusqu’aux arts visuels, en passant par la
littérature, la musique, le cinéma, la bande dessinée…
> > > Quelle est votre spécificité ?
Nous considérons la culture comme un vecteur privilégié de la lutte contre la pauvreté et, par
conséquent, comme un élément moteur du développement humain et durable. Autrement dit,
la culture englobe pour nous tout un ensemble de pratiques, de connaissances et de personnes qui, mises en « réseau », peuvent accompagner, voire impulser, la transformation des
sociétés africaines. Elle ne se limite surtout pas aux institutions et pouvoirs politiques, ni aux
industries culturelles
> > > Comment concrètement mettez-vous en œuvre vos missions ?
Les actions que nous soutenons s’inscrivent dans la pérennité. Pour cela, nous apportons notre
aide aux opérateurs culturels de terrain, nous essayons de dégager des synergies avec eux
afin de favoriser les échanges et de faire circuler les productions intellectuelles et artistiques
dans toute l'Afrique. Le principe qui régit notre intervention est donc fondé sur le partenariat :
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« Africalia » ne se substitue pas aux structures locales mais travaille en collaboration avec elles.
Nous confortons des événements et des activités qu’elles mettent en œuvre en leur apportant
des outils complémentaires. Les projets sont sélectionnés en fonction de nos priorités, en
tête desquelles figurent la création contemporaine et la formation. Les aides financières que
nous donnons privilégient les entreprises structurantes, depuis la création de micro-associations jusqu’à la réalisation programmes plus institutionnels en association avec d’autres
organismes tels que l’AFAA, l’AMGI, le Goethe Institut… Nous accompagnons également les
initiatives qui s’accomplissent en partenariat avec des théâtres, des musées ou autres lieux
culturels belges. En 2002, « Africalia » aura ainsi contribué à la mise en œuvre de quelque
soixante projets, pour un budget global d’un million d’euros environ.
> > > La mise en réseau et les rencontres se situent également au cœur de votre démarche ?
La coopération telle que nous la pratiquons s’envisage d’abord en termes de collaboration.
Or la détermination des axes de cet échange sur le long terme suppose que les besoins réels de
terrain puissent être préalablement évalués, que les contraintes et les opportunités spécifiques
à la création africaine puissent être identifiées et donc que les acteurs culturels africains
puissent prendre la parole, mettre en commun leurs points de vue, confronter leurs besoins
et développer leurs réflexions. C’est pourquoi « Africalia » a ménagé des conditions favorables
à ces rencontres et discussions sur le mode informel. Un premier colloque s’est ainsi tenu en
novembre 2002 à Bamako et a attiré plus de quatre-vingt professionnels, ce qui a permis de
dresser un état des lieux du paysage culturel. Les réunions suivantes ont été préparées
autour de thématiques plus cadrées, resserrées autour de questions concrètes et complétées
par des ateliers, afin de faciliter la mise en œuvre des propositions opérationnelles qui en
émergeront.
> > > Quels sont les principaux obstacles à l’éclosion artistique en Afrique ?
L’étroitesse du marché intérieur, faute de moyens financiers des Etats et des populations,
entrave évidemment la circulation des œuvres et l’épanouissement des jeunes talents. En
dehors de quelques festivals, les structures de diffusion sont très peu nombreuses. De plus,
au manque d’équipements et de pouvoir d’achat s’ajoutent aussi les coûts de déplacement,
grevés par les distances. Pour pallier à ce problème, nous avions organisé dans la cadre de
la saison africaine en Belgique, une plate-forme de danse africaine contemporaine. Durant
quatre jours, cinq théâtres bruxellois avaient accueilli onze compagnies représentant la nouvelle génération de chorégraphes et de danseurs africains. Cette plate-forme, échafaudée en
liaison avec l’Informal European Theatre Meeting (IETM), avait attirée beaucoup de diffuseurs européens, notamment lors des rencontres professionnelles organisées en parallèle.
Elle a permis à ces artistes de présenter leur travail à des acheteurs potentiels et d’accéder
ainsi au marché européen.
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La formation est un enjeu de l’avenir
[Entretien avec Roland Fichet, metteur en scène et directeur du Théâtre de la Folle Pensée]
Ecrivain, metteur en scène, enfanteur de projets... Roland Fichet est de ces chercheurs d’or
qui n’ont de cesse de sonder le flot des mots et les eaux profondes de l’humain pour en
extraire les précieuses pépites. Arpenteur infatigable des écritures contemporaines, il a
poussé son chemin jusqu’en Afrique. Une destination qu’il n’a pas fini d’explorer !
> > > Quelle est la route qui vous a mené jusqu’à l’Afrique ?
Après les dix ans d’épopée des Récits de naissance, j’avais besoin, en tant qu’écrivain, de me
ressourcer, de me plonger dans un univers inconnu, tant d’un point de vue culturel que des
modes de vie. L’étrangeté, l’inattendu… bref ce qui oblige à déplacer le regard constitue toujours un puissant moteur créatif pour moi. Ceci dit, cet ailleurs ne se situe pas forcément dans
ce qui serait « exotisme »… Invité par l’écrivain Kouam Tawa, j’ai effectué un long périple en
août 2001, au Togo, au Bénin et au Cameroun. J’ai rencontré là-bas des responsables culturels
et beaucoup d’artistes : des conteurs, musiciens, comédiens, auteurs, metteurs en scène…
Les discussions, très riches, ont porté sur la situation du théâtre en Afrique, sur le sens et les
pratiques de ses métiers.
> > > Quel fut votre constat après cette expérience ?
La professionnalisation, au sens que nous lui donnons en France, des artistes de théâtre
reste encore marginale. La majorité des compagnies relève de pratiques amateurs, très vivaces. La plupart des comédiens exerce plusieurs activités pour vivre, par exemple. La notion
de responsabilité du geste artistique, en tant qu’acte présenté à un public, demeure très floue
; les questions portant sur le rapport au texte, à l’espace théâtral, au spectateur… sont peu
explorées. De fait, la notion même de mise en scène semble nébuleuse. Elle apparaît dans le
discours surtout comme un agencement « technique » d’éléments divers, et non pas comme
une posture artistique qui nécessite des savoirs et une vision. Quant à la direction d’acteur,
son sens échappe à beaucoup. Le sentiment est qu’existe un potentiel formidable, qui se
trouve souvent bridé par des conceptions fossilisées empruntées à la tradition européenne.
Le vocabulaire théâtral doit se libérer de la gangue des stéréotypes importés. D’où la nécessité d’apprentissages et de chantiers théâtraux qui explorent les formes d’écritures et de
représentations contemporaines.
> > > Comment s’est développée votre collaboration avec des artistes africains ?
Dès l’été suivant, le Théâtre de la Folle Pensée a organisé à Yaoundé un chantier autour de
L’Africaine, un des mes derniers textes, et de Sacrilèges de Kouam Tawa, deux pièces mises
en scène par Annie Lucas avec des comédiens camerounais, béninois et français. Puis la
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création a eu lieu à l’automne à La Passerelle, scène nationale de Saint-Brieuc. L’enjeu visait
à parvenir et à dégager une synergie au sein de cette équipe mixte et à imposer une discipline
de travail. Au cours du processus, des liens se sont tissés entre nous, en même temps que
s’est consolidé le principe d’hospitalité réciproque sur lequel se fonde toute notre approche
artistique, toute notre recherche. Ce mode de relation se décline à tous les niveaux, y compris
le plus matériel. Ainsi, les auteurs et les acteurs s’accueillent mutuellement. Cet échange « je
viens chez toi, tu viens chez moi » permet d’emblée d’établir la parité au cœur de la démarche et de placer le travail dans le cadre du « faire ensemble ». Ce type de geste littéraire et
théâtral met forcément l’intime en jeu. On ne peut s’avancer sur ce terrain que si le cadre de
l’échange garantit la libre décision et l’égalité vis-à-vis de ce qui est engagé par chacun,
livré, offert. Depuis cette première expérience fondatrice, nous avons multiplié les ateliers
dans différents pays africains (Cameroun, Bénin, Burkina, Niger…) suivis chaque fois d’une
session en France. Les collaborations artistiques se sont renforcées dans trois domaines :
l'écriture théâtrale, la mise en scène et le jeu d'acteur.
> > > Quel est le projet de « Pièces d’identité » ?
Depuis 2001, j’entretenais un dialogue très fécond avec des auteurs africains, de même qu’en
France, beaucoup de jeunes dramaturges gravitaient autour du Théâtre de la Folle Pensée.
L’idée m’est venue de leur demander d’écrire chacun une « pièce d’identité », autrement dit
un texte court qui tenterait dans un acte poétique, politique aussi, de témoigner de ce que
véhicule cette notion d'identité, d’interroger l'articulation, complexe, de l'intime et du social.
Puis, de travailler et de présenter une première sélection de ces pièces, avec des équipes
mixtes, en France et en Afrique. Dans ce processus, je joue le rôle de passeur, de « pilote »
du laboratoire. J’accompagne la phase d’écriture, notamment en livrant mes commentaires
critiques sur les manuscrits, et je guide les répétitions. Nous avons par d’ailleurs organisé
des séances de lecture avec tous les auteurs, où d’autres metteurs en scène, comme Annie
Lucas, Stanislas Nordey ou Frédéric Fisbach, apportent à la discussion leurs points de vue.
Le passage du livre au plateau s’avère essentiel à mes yeux parce que le théâtre ne surgit
que de ce frottement entre écriture, mise en scène et jeu d’acteur.
> > > Quelle est la place de la formation dans ces ateliers ?
Notre démarche s’apparente à celle d’une école, qui envisage la formation sur la durée, plus
qu’à celle des stages, qui relève d’actions plus ponctuelles. Nous travaillons d’ailleurs en liaison
avec l’école du Théâtre National de Bretagne. La « transmission réciproque » résume notre philosophie. L’apprentissage est fondamental dans toute évolution vers la professionnalisation.
La création d’une école en Afrique constitue l’un des enjeux de l’avenir, même si les processus
de création que nous menons sur plusieurs saisons et l’étroite collaboration avec les centres
français à l’étranger et les scènes nationales contribuent à former des équipes professionnelles.
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Favoriser le développement régional est l’enjeu majeur
[Entretien avec Ferdinand Richard, fondateur et directeur de l’A.M.I. à Marseille]
Rock, rap ou reggae, blues, jazz… sample ou encore scratch… La musique peut se décliner
sur tous les rythmes et tous les continents, pourvu qu’elle innove ! Chaînon essentiel de la
vitalité de la scène musicale, l’Aide aux Musiques Innovantes œuvre depuis 1994 pour
accompagner les artistes dans leur démarche de création et favoriser l’éclosion de jeunes
talents.
> > > Quels sont vos modes d’actions ?
Nous intervenons durant le processus de création, depuis la phase de recherche, les premiers
tâtonnements, jusqu’à la « ré-production », c’est-à-dire la réalisation du disque ou l’organisation du concert. Ce soutien est apporté à travers la mise à disposition de studios de répétition,
l’organisation d’ateliers de pratiques artistiques, de sessions de perfectionnement technique,
de stages de formation de cadres culturels ou encore des aides aux micro-entreprises, la
mise en réseau et la coopération internationale. Notre mission consiste à travailler en amont
de la phase de commercialisation, à stimuler l’émergence locale de musiques innovatrices.
Nous somme une plate-forme de développement, et non un terminal de consommation.
> > > Qu’entendez vous par ce concept de « plate-forme de développement » ?
Tout d’abord, il recouvre une large palette d’outils, destinés à répondre à la diversité des
besoins et à générer les conditions favorables à la floraison de jeunes talents. La notion de
plate-forme renvoie également à l’idée de nœud de communication, de point d’intersection.
L’A.M.I. s’adresse à l’ensemble des opérateurs de la région PACA, mais elle a aussi une vocation internationale. C’est un lieu de mise en réseau, capable de fédérer les gens autour de
thèmes, de canaliser des énergies sur des dynamiques communes. Le réseau constitue un
élément fondamental de notre vision de la promotion des musiques innovatrices.
> > > Quelle est la vocation des ateliers croisés internationaux que nous avez mis en place ?
Nous avons créé ces modules il y a maintenant huit ans en poursuivant les mêmes objectifs
que pour ceux que nous organisons ici. Car, somme toute, l’intitulé du problème se formule
dans les mêmes termes à l’étranger qu’en France : le développement régional se trouve
entravé du fait de la sur-concentration du marché du disque.
> > > C’est-à-dire ?
Les réseaux de proximité de petits lieux et d’entrepreneurs locaux ont été laminés par deux
phénomènes conjugués : d’une part, le processus de concentration économique qu’a connu
l’industrie du disque au cours de cette dernière décennie ; d’autre part, un certain aménagement
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du territoire qui s’est traduit par la construction de vastes équipements culturels. Du coup,
face à ces complexes de grande consommation qui relèvent souvent de l’industrie du loisir,
l’émergence de micro-entreprises et de jeunes artistes innovants se trouve de plus en plus
ardue. Le marché est dominé par quelques mastodontes et suit une logique oligopolistique.
En Afrique par exemple, les tourneurs et les manageurs, fort nombreux dans les années 60,
ont presque tous disparu aujourd’hui, si bien que la circulation des groupes à l’intérieur
même du continent africain, entre pays voisins, est réduite à une peau de chagrin. Pire, la
perversion du système est telle que, pour passer du statut d’amateur à celui de professionnel,
les artistes africains doivent arriver à se produire sur les scènes occidentales donc déserter
les réseaux locaux. La re-dynamisation des marchés intérieurs et le développement régional
constituent deux enjeux majeurs de la créativité de la scène musicale. Autrement dit, il faut
revitaliser le tissu entrepreneurial et artistique africain, par la mise en place de pépinières
d’entreprises, la consolidation des liens et la multiplication des passerelles.
> > > Concrètement, comment se déroulent ces ateliers ?
Nous intervenons en Russie, au Moyen-Orient et en Afrique. Notre premier souci est d’écouter
attentivement les besoins sur place, afin d’établir une véritable relation d’échange paritaire,
et non pas seulement de donner une prestation et puis s’en va. Car ces ateliers fonctionnent
sur le principe de la réciprocité et s’ancrent dans la durée, au moins trois ans. La phase qui
suit le stage et les liens qui auront été noués sont tout aussi importants. Je m’intéresse
d’ailleurs moins à la notion de projet qu’au trajet des personnes : d’où viennent-elles, quelle est
leur démarche, leur recherche ? Les formations que nous proposons portent sur de multiples
domaines, depuis le son, la musique assistée par ordinateur ou encore le chant… jusqu’à la
gestion. Puis, une fois par an, nous réunissons des stagiaires sélectionnés pour approfondir
leur apprentissage à Marseille. Cet échange permet de les confronter à des pratiques, des
réseaux et des contextes différents de ceux qui leur sont familiers… tout comme nos formateurs quand ils sont à l’étranger. L’apprentissage s’effectue dans les deux sens.
> > > Quel est le rôle du festival MIMI-Sud qui se tient à Kinshasa ?
Il constitue, avec ceux qui se déroulent en France et en Russie, l’épine dorsale annuelle sur
laquelle s’appuient les formations. Pour rompre avec l’inquiétante tendance à la « festivalisation » de la culture, cette manifestation s’inscrit dans le prolongement des ateliers croisés
de création et de pratique, comme un point d’orgue… festif.
> > > Distinguez-vous des spécificités concernant la scène musicale africaine, ses modes
de fonctionnement et de travail ?
Je suis davantage frappé par les points communs. Sur la scène africaine existe une jeunesse
qui fait montre de ressources inventives exceptionnelles mais dont l’épanouissement se trouve
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obéré par le poids des oligarchies et le mandarinat qu’exercent leur aînés… bref par la déficience de la chaîne de transmission entre les générations. Et malgré tout, on découvre des
artistes géniaux qui parviennent à créer avec trois bouts de ficelle ! Le conflit générationnel
sous-jacent se double d’un phénomène d’instrumentalisation croissante des artistes à des
fins mercantiles ou politiques. Les moyens consacrés au processus de recherche s’étiolent
au profit de la production / consommation. L’art devient de plus en plus un outil de communication et de moins en moins un vecteur d’éducation. Enfin, le cloisonnement des pratiques
artistiques, artificiel, demeure très prégnant et gêne la fluidité des réseaux. En fait, il me semble que la problématique reste fondamentalement la même de part le monde, que les spécificités résultent surtout de différences de degré.
Soutenir les créateurs tout au long du processus,
de la création à la diffusion
[Entretien avec Alain Monteil, directeur de « Afrique en créations »]
Depuis le 1er janvier 2000, « Afrique en créations » est devenue une composante essentielle
du soutien à la création contemporaine au sein de l’Association Française de Diffusion
Artistique (AFAA). Ce programme, qui considère la dimension culturelle comme fondamentale dans le processus économique, social et démocratique en Afrique, recentre aujourd’hui ses actions pour les inscrire dans la logique du développement durable.
> > > Quelles sont vos priorités d’intervention ?
Notre mission se concentre sur les nouveaux talents. Elle consiste à les accompagner tout
au long du processus qui va de la création, à la production et à la diffusion, Nous essayons
donc de faciliter leur cheminement, le financement nécessaire à la production, la rencontre
avec des structures et enfin la circulation des œuvres.
> > > Un mode d’action mis en œuvre dans les Rencontres chorégraphiques de l’Afrique et
de l’Océan indien par exemple ?
Cette manifestation est en effet exemplaire de notre principe d’intervention. Pour la 5è édition,
quelques quatre-vingt jeunes compagnies ont présenté un projet devant un comité de présélection, composé de chorégraphes, de critiques et de partenaires. Onze ont été retenues et
ont bénéficié d’une aide financière pour amener leur création à maturité. Durant le festival,
elles ont joué devant un second jury qui a primé trois d’entre elles. Nous soutenons ensuite
leur tournée internationale lors des saisons suivantes. Notre objectif vise ainsi à stimuler le
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développement des compagnies émergentes sur la durée, c’est-à-dire au moins trois ans.
Certains lauréats précédents mènent aujourd’hui une belle carrière, tels que Salia nï Seydou.
La biennale apparaît maintenant comme un lieu de repérage et attire beaucoup de diffuseurs
potentiels. Elle a été conçue du reste dans le même esprit que les Rencontres africaines de
la photographie de Bamako, qui permettent aux photographes couronnés d’exposer leurs
œuvres de part le monde. Afrique en créations organise en effet des expositions modulaires
dans une cinquantaine de pays. Elle s’occupe de la logistique ainsi que des droits d’auteurs
générés.
> > > Les notions de rencontre des œuvres avec le public, de « chaîne », semblent au cœur
de votre approche…
« Afrique en créations » veut se démarquer d’une logique de guichet et de saupoudrage pour
privilégier une démarche s’inscrivant dans la durée.
Nous avons ainsi mis en place les « Visas pour la création », qui accueillent des artistes en
résidence de création, tout en les accompagnant dans la phase de recherche, de production
et de diffusion. Nous essayons de créer l’environnement favorable au développement de
leurs projets, de multiplier les contacts avec un réseau de structures en France qui s’intéressent
à la création africaine. Suivant la même préoccupation d’efficience, nous recentrons le programme O.C.RE. (Opérateurs Culturels en Réseaux) sur une dizaine de structures (association,
festival, agence d’ingénierie artistiques…) auxquelles nous apportons un soutien logistique et
technique. Nous continuerons bien sûr parallèlement à consolider les dynamiques de mise en
réseau initiées depuis trois ans, notamment par l’organisation de rencontres professionnelles.
Après Durban en 2002, les prochaines se tiendront à Paris en juin 2004.
> > > Quelle évolution suit le volet formation ?
Nous rationalisons nos interventions. Les « Ateliers mondes d’Afrique », organisés sur une
base régionale et non plus locale, portent sur des thématiques précises, telle que la scénographie d’exposition par exemple, et introduisent une progressivité dans les enseignements.
Les sujets pourront être définis en liaison avec les événements de l’AFAA.
Nous cherchons à renforcer la cohérence de nos actions entre les différents phases du processus. Les « Trans-sahariennes » qui verront le jour en 2005, participent de cette exigence.
Elles regrouperont des créateurs venant des pays autour du Sahara sur le thème du nomadisme. Des spectacles, des colloques et des ateliers se dérouleront non pas dans les villes
mais dans les lieux caravaniers.
Ce programme vise à favoriser les coproductions entre artistes africains et structures françaises, fondées sur le principe de l’échange, à l’instar du travail mené par Roland Fichet avec
ses « Pièces d’identité » ou celui de Jean-Louis Martinelli qui met en scène la Médée de Max
Rouquette avec des comédiens burkinabés.
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> > > « Afrique en créations » joue donc un rôle fédérateur, catalyseur ?
Nous intervenons en partenariat, financièrement et logistiquement, avec les opérateurs
locaux, avec d’autres organismes, comme l’Agence intergouvernementale de la
Francophonie, l’Union européenne, ou encore avec des mécènes privés. Nous nous
appuyons également beaucoup sur le réseau de la diplomatie française, les services culturels
des ambassades, les alliances françaises, les CCFE… En ce sens, nous jouons un rôle de
«faciliteur ».
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