Revue de presse
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HORS SATAN de Bruno Dumont Un cinéma qui cherche toujours et trouve souvent. Passionnant Le Nord est à Bruno Dumont ce que la montagne Sainte-Victoire était à Cézanne. […] Cette fois-ci, ce sont les dunes entre la campagne et la mer (qu’on aperçoit brièvement à quelques moments) qui sont l’objet du cinéaste. C’est d’ailleurs la première image qui revient à la mémoire quand on tente de se souvenir d’Hors satan : un personnage qui déambule dans les dunes, à des heures différentes de la journée, donc sous un angle et sous une lumière différents, dans des couleurs qui changent tout le long du film. Mais une dune avec des herbes ou des genévriers qui tremblent sous le vent, ce n’est pas anodin dans l’histoire du cinéma. On pense à Ordet de Dreyer, où un jeune homme illuminé erre dans les dunes en s’adressant à Dieu. Ce n’est pas la première fois que Dumont s’inscrit dans la lignée de Dreyer ou Bresson - et il continue dans cette voie en feignant de ne pas entendre ceux qui le lui signalent. Or Dreyer et Bresson, ou Bernanos, sont deux grands cinéastes et un grand écrivain chrétiens. Dumont reprend leurs motifs, leurs personnages, les thèmes, presque tout au fond, mais en les montrant avec un œil d’agnostique et en intégrant à son cinéma la sexualité frontale, qui ne pouvait être montrée à l’époque de ses prédécesseurs illustres. Hors satan, l’homme qui erre dans les dunes dans Hors satan n’est donc pas un saint. Qui est-il alors ? On reconnait un arbre à ses fruits. Que fait-il ? Avec sa belle gueule ravagée très photogénique (David Dewaele, déjà vu dans des films de Dumont, très impressionnant), le personnage principal est un SDF qui s’est installé dans une petite cabane dans les dunes. Il vit de la générosité des habitants du village. Il guérit les malades, à moins qu’il ne les exorcise. Mais il a aussi un fusil et abat un homme qui abusait régulièrement de sa belle-fille, apprendra-t-on plus tard. Le tout monté sèchement, sans fioritures, sans aucune musique, en plans larges ou très serrés (des inserts effectivement bressonniens), par ellipses parfois, de rares travellings, des plongées et contre-plongées. Une idée par plan ! Le « héros » assomme aussi à mort un gardien qui s’approchait un peu trop de la jeune femme libérée de l’emprise de son beau-père, qui est devenue sa protégée, sa disciple. Son amoureuse peut-être aussi. C’est une fille de la campagne, Mouchette contemporaine, une brune aux cheveux en l’air qui affectionne et suit partout cet homme étrange qui ne semble pas très intéressé par la galipette mais qui n’aime pas qu’on s’en prenne à cette fille. Parfois aussi, il s’agenouille en regardant les nuages qui passent dans le ciel et elle fait comme lui. Qui est-il alors, lui, l’exclu de la société ? Un gourou solitaire ? Un envoyé ? Mais de qui ? De Dieu ou de Lucifer ? Est-il un ange, un ange gardien ? Peut-être. Ou un ange déchu, exterminateur ? Tout cela à la fois. De qui se réclamet-il ? De personne – il est dit dans la bible que les anges n’ont pas besoin de posséder la foi, puisqu’ils savent tout de Dieu. C’est donc un ange sans morale exprimée (autre que « on a fait ce qu’il fallait faire », sans aucune forme de regret), sans référent visible, et donc inquiétant, imprévisible. Et puis tout bascule lorsque sa protégée est retrouvée morte, violée, étranglée sans doute. De plan en plan, Dumont recherche le moyen d’aller au miracle. Il semble chercher à nous enivrer, à mettre nos sens en éveil pour nous préparer à l’impossible. Qui adviendra, naturellement. Comme si Dumont était à la recherche du secret perdu des grands maîtres du cinéma pour pouvoir dire quelque chose de nouveau sur le bien et le mal aujourd’hui mais sans avoir recours à la parole, le verbe qui crée tout, dont s’armaient Bresson ou Dreyer. Etrange cinéaste que le téméraire Bruno Dumont, dont la foi dans le cinéma semble être plus forte que tout. A un moment du film, le personnage principal tire un coup de fusil dans un bosquet, au hasard, en voyant un oiseau s’envoler. Quand il pénètre le bosquet après avoir tiré, il constate qu’il a abattu un chevreuil, qu’il entreprend aussitôt d’achever. Sa protégée, horrifiée, lui demande pourquoi il a accomplit cela. Et il répond : « J’ai tiré sans voir ». C’est peut-être la morale du film de Dumont. Il faut poser la caméra là où les gens s’agitent, filmer sans savoir au juste ce que l’on cherche à filmer, ce qui en émergera. Juste pour voir. Jean-Baptiste Morain HORS SATAN de Bruno Dumont Hors satan ne croit en rien mais Dumont en la foi : la foi du cinéma dont la fonction primale est de faire des miracles. Au village, ils l’appellent «le gars», rien d’autre que le gars. Et si une femme passe par là, sac à dos et pas mal de route au compteur, au détour d’une bière partagée, elle dira juste : «Tu sais que t’es un beau gars ? Si tu veux après tu peux me baiser…» Le gars a les yeux clairs, le cheveu sec, la gueule cassée. Il est avare de mots. Ses gestes sont précis, il connaît la campagne, la chasse, les champs. Il sait relever une barrière de fils barbelés. De là, toute cette lande lui appartient. La première fois que le film nous le montre, le gars est genoux à terre, face au couchant. Sans mots, il prie. Quel Dieu, quel diable, Hors satan ne le dit pas. C’est sans doute que le film ne le sait pas et qu’il essaie d’arriver à atteindre ce lieu-là, hors religion, où le pouvoir de Dieu et le vouloir du diable se confondent. Hors satan est un film en mono (avec un son cru, un peu sale, d’une réalité incroyable), sans musique, et où s’échangent le moins de dialogues possible. C’est aussi un film de prières et d’action. Ce n’est pas parce qu’elle est silencieuse que la prière ne dit rien. C’est de la concentration pour mieux s’investir de missions : tuer, ressusciter. Faire arriver les choses là où le gars a décidé qu’elles iraient. Il n’a finalement de comptes à rendre qu’à la nature qui l’encercle. La mise en scène de Dumont s’y tient, qui fait varier très gros plans et plans lointains, Le gars fabriquant avec ce que le film lui donne (son visage contre le ciel) le cercle fermé de sa propre cosmologie. La prière du début s’explique mieux : Dumont ne la met pas là pour faire catéchèse, il la balance d’entrée de jeu pour accéder immédiatement à un état surnaturel, une folie du sacré, hors de toute institution. A part ça, le gars a une petite amie. Elle est brune, coiffée gothique, masculine un peu peut-être. Triste, renfermée. Incomplète, peut-être. Leur amour forme une secte à deux. Même si elle se plaint que le gars ne la touche pas, qu’il y a cette chasteté incompréhensible entre eux, quand tant et tant d’autres voudraient y goûter : le père incestueux, la garde-chasse timide. Au gars de s’occuper d’eux : sauvagerie que rien ne vient condamner. Ni même enfreindre. La nature n’est pas la religion : elle est sans morale. Qu’est-ce qu’un meurtre de sang-froid, tant que l’eau coule des gouttières ? Comment marche Hors satan ? Simple : un problème (faire sortir le diable de la bouche d’une enfant), une solution. Le gars prodigue du miracle comme on rend service. Ça pourrait chuter dans l’eau sale, toute cette quincaillerie de l’incroyable. Au contraire, ça passe en force. Le cinéma, c’est con et beau comme la religion, il suffit d’y croire très fort. On croit Dumont, on le suit. Les yeux grands ouverts - comme ce chien qui court tout au long du film et change de maître suivant où vont les forces. Ce qui séparera toujours le spectateur du chien, c’est que devant un tel film par exemple il ne cherche pas la caresse. Plutôt la morsure. Philippe Azoury HORS SATAN de Bruno Dumont Lumineux, plein de bruit et de fureur Bruno Dumont n'est pas le premier à recréer l'univers à la lumière de la mer du Nord. Le geste suppose de l'ambition et une bonne dose de présomption. Les titres des deux premiers longs métrages de Bruno Dumont - La Vie de Jésus et L'Humanité - témoignent que le cinéaste n'est dépourvu ni de l'une ni de l'autre. Hors satan vient dans le courant de ces deux films qui frottaient vigoureusement la réalité âpre du Nord post-industriel aux figures du mysticisme médiéval. Hors satan sonne comme une formule d'exorcisme et la question du mal est au centre d'un scénario dont la complexité frappe d'autant qu'elle ne s'exprime pas par les mots. Film plein de bruit et de fureur, sans paroles (ou presque) ni musique, baigné d'une lumière changeante qui doit plus au passage des nuages devant le soleil qu'à la complexité des éclairages, Hors satan est un grand spectacle austère. Mais au lieu d'exiger la reddition du spectateur comme il a pu le faire par le passé, Bruno Dumont fait une partie du chemin en sa direction. Cette sensation nouvelle dans son cinéma tient à la manière dont il filme ses deux personnages, interprétés par des acteurs non professionnels. L'homme (David Dewaele) est un vagabond qui circule entre les fermes et les lotissements d'un paysage de dunes et de marécages battu par le vent (c'est le vent surtout qu'on entend sur la bande sonore). Il est suivi par une jeune femme vêtue de noir (Alexandra Lematre), amoureuse et disciple. Quand l'homme s'agenouille face au soleil, elle l'imite. On devrait voir un clochard au visage émacié qui joue de son emprise sur une goth rurale, avec tout ce que ce spectacle peut susciter de dérision ou d'inquiétude (les clochards mystiques qui séduisent les jeunes filles ont pour patron Charles Manson). Pourtant le respect qu'imposent le metteur en scène et ses acteurs donne à cette séquence une grandeur irréfutable. L'homme est à la fois un ange exterminateur et un thaumaturge capable de miracles qu'il accomplit par des gestes qui s'apparentent à la rencontre amoureuse. La fille cherche à échapper à une famille mal faite. Dès la première séquence, l'homme la débarrasse d'un beau-père abject. La force du lien qui unit ces deux personnages procède de ce geste homicide qui confère aussi au récit sa dimension tragique. Le vagabond et sa compagne s'élèvent peu à peu vers une condition plus qu'humaine. En prêtant moins d'attention à la misère ambiante que dans L'Humanité ou Flandres, Bruno Dumont emmène son film du côté d'un monde où l'on peut opposer à la matière des choses une vision qui la transforme en univers surnaturel. L'une des plus belles séquences de Hors satan montre l'homme qui guide la fille sur un muret traversant un bassin plein d'une eau trouble. Par la grâce de l'écran large, de la patience demandée au (et accordée par le) spectateur, ce jeu enfantin devient une marche sur les flots, une épreuve initiatique. Autour de cette relation centrale, Bruno Dumont égrène des rencontres plus ou moins catastrophiques qui collent, peut-être de trop près, à l'iconographie chrétienne : l'homme est arrêté et mis en accusation ; une mère vient lui demander de sauver sa fille atteinte d'un mal mystérieux... La conclusion du film est l'aboutissement de l'espèce de transfiguration à laquelle Bruno Dumont assujettit sa figure centrale. Dans ce monde sans dieu, sans morale, il devient l'origine et l'aboutissement du combat opposant le bien au mal. Il y a là matière à des réflexions vertigineuses. Ce ne sont pas elles qui font tourner la tête à la vision de Hors satan mais la richesse d'un cinéma qui s'est avancé si loin dans l'épure qu'il retrouve l'immédiateté de grandes œuvres du muet, au temps où le monde était un territoire vierge pour la caméra. Thomas Sotinel HORS SATAN de Bruno Dumont L’écho de Bernanos et Dreyer, l’ombre de Pialat Pas de « sujet » dans le film de Bruno Dumont. Pas d’ « histoire » non plus et pas de personnages. Mais des lieux, une ferme, des landes, un bassin, des acteurs, des visages, des gestes et le souffle du vent. Les humains n’ont pas de nom, il y a le garçon, qui marche, qui observe, qui tire au fusil, qui se tait, il y a la fille, mise et apparence comme égarée dans ce paysage, la fille qui s’offre et le garçon qui ne prend pas, il y a l’auto-stoppeuse qui se donne, il y a le mystère des êtres. Des morts violentes, une arrestation, une résurrection. L’écho de Bernanos, de Dreyer, l’ombre du Pialat de Sous le soleil de Satan, même région que celui-ci, mais surtout identique exigence et pareille rigueur, leur ombre plane mais n’encombre pas Hors satan. Le temps passant, de l’étrangeté, de la singularité, naît un sentiment d’une familiarité étrange et singulière. Il est dans la nature du cinéma de prétendre faire surgir à la lumière de l’écran des spectres dont l’existence jusqu’alors nous était inconnue, il arrive qu’il y réussisse, parfois, rarement. Comme ici. Pascal Mérigeau HORS SATAN de Bruno Dumont Un des meilleurs films de l’année Hors satan, est un film ascétique et quasi muet, d’une beauté sidérante, où la pluie, le vent, les respirations, les pas dans le sable tiennent lieu de musique, et où le surnaturel se manifeste soudain dans les gestes les plus ordinaires. […] Dans un cadre minimal, réduit à l’essentiel, chaque geste ou attitude prend une intensité inouïe. L’échelle des plans est réduite aux extrêmes : plans larges qui magnifient les paysages de la Côte d’Opale faits de dunes, de sable, de marais, de roseaux et de bois ; gros plans sur les visages des personnages - des « modèles » dirait Bresson – qui deviennent eux-mêmes paysages, ou sur des parties du corps, des objets. C’est une porte en bois sur laquelle on frappe, une main qui tend du pain tandis que la pluie crépite ; c’est un bol de café troublé par quelques gouttes de lait, c’est une main sur une table qui joue avec des miettes, c’est une pierre tenue bien haut dans le ciel et qui va s’abattre sur la tête d’un animal agonisant. Renonçant aux plans-séquences, le cinéaste découpe son film plus qu’à l’habitude et fait preuve d’une rigueur admirable dans le choix de ses cadres. Il recourt aux plongées pour filmer ses personnages marchant dans les dunes, et surtout à de légères contre-plongées pour filmer les visages dans le ciel et la ligne d’horizon, qui contribuent beaucoup à cette sensation de surnaturel, à la dimension mystique de l’œuvre. On voudrait saluer la lumière du film, parler « du travail sur le son », mais pour Bruno Dumont : « Pas d’intention de lumière. La lumière n’a rien à dire, elle ne commente pas la scène. Elle se tait, elle est neutre. Et la source de l’inspiration, c’est la lumière naturelle : le réel. Le son, pareil. Une perche, un micro-cravate et c’est bon. Les voix. Sentir la présence, toujours. Avoir la respiration de l’acteur. » Reste la question du sens. Les thèmes essentiels de l’œuvre sont là : la souffrance, le mal qui rôde, le sexe qui, ici, se fait exorcisme, la compassion qui était déjà la marque de Pharaon de Winter dans L’Humanité. Qui est-il ce gars qui partira sac au dos après avoir semé la vie et la mort ? Quel est ce vent omniprésent, violent, qui cesse soudain en présence du mal absolu ? […] Devant une telle œuvre, Dreyer, Bresson, Bernanos viennent à l’esprit. Comment ne pas penser, face à ces paysages sublimes, à la lande et aux dunes désolées d’Ordet, où Johannes proclame qu’il est Jésus et passe pour fou , avant de fustiger le manque de foi de sa famille, résignée face à la mort de la jeune Inger ? Soutenu seulement par la confiance d’une enfant, Johannes accomplit le miracle dont personne ne semble vouloir… Comment ne pas penser, en voyant ce vagabond, ce gêneur confronté à un garde-forestier, à Mouchette et aux personnages d’Arsène et du père Mathieu s’affrontant en une nuit terrible qui décidera du sort de la jeune fille ? Comment, enfin, passer sous silence l’auteur de Sous le soleil de Satan, dont François Mauriac écrivait : « Le don magnifique de Bernanos c’est de rendre le surnaturel naturel » ? […] Il n’y a qu’un Bruno Dumont et c’est bien ainsi, tant son cinéma est à la fois nécessaire et épuisant. Il lave notre regard de toutes les images inutiles et dérisoires qu’il reçoit, nous offre une expérience sensorielle toujours troublante, violente, qui ne laisse pas indemne. Par son refus des explications rationnelles et d’une psychologie des causes et des effets, son cinéma peut heurter, susciter notre malaise, notre révolte ou notre dégoût, mais ses films ne nous laissent jamais indifférents. Jean-Dominique Nuttens