L`exil politique portugais en France de 1958 à 1974

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L`exil politique portugais en France de 1958 à 1974
L’exil politique portugais en France de 1958 à 1974
Victor Pereira *
Le 25 avril 1974, à Lisbonne, la dictature de droite la plus vieille d’Europe occidentale
succombe à l’assaut de jeunes capitaines fatigués par 13 années de guerres coloniales et
aspirant à vivre en démocratie après 48 années d’oppression. Les jours qui suivent « la
révolution des Œillets », des milliers de Portugais reçoivent, en liesse, les exilés les plus
célèbres. Exilé en France depuis 1970, Mário Soares1, futur Premier Ministre (1976-1978 ;
1983-1985) et président de la République (1986-1996), prend, comme des milliers de ses
compatriotes avant et après 1974, le train qui relie Paris à Lisbonne, où il est acclamé à son
arrivée à la gare de Santa Apolónia le 28 avril. C’est par la voie de l’air qu’Alvaro Cunhal2,
secrétaire général du Parti communiste portugais depuis 1961, emprisonné de 1949 à 1961,
puis en exil jusqu’en 1974, rejoint la capitale portugaise le 30 avril. Mais au-delà de ces
personnalités, d’autres exilés moins connus peuvent enfin rentrer dans leur pays après des
absences plus ou moins longues, plusieurs décennies, pour certains, comme Emídio
Guerreiro3 arrivé en France en 1939. Tous ne sont pas rentrés, loin de là. Certains ne rentrent
pas immédiatement, d’autres pas définitivement. Beaucoup ayant construit une vie familiale et
professionnelle à l’étranger, n’envisagent pas de revenir au Portugal ; d’autres essaient, sans
succès, ne réussissant pas à s’adapter à la société portugaise.
Les phases de l’exil
Si, entre l’instauration de la dictature en 1926 et le 25 avril 1974, c’est la France qui accueille
le plus d’exilés politiques portugais, deux périodes doivent être distinguées dans l’histoire
de l’exil portugais en France. La première s’étend de 1926 à 1958 et se caractérise par un exil
numériquement restreint mais d’élites. Ce sont les dirigeants de la République démocratique
qui prennent les chemins de l’exil, ne pouvant freiner, voire contrecarrer, l’instauration
progressive mais inexorable de la dictature d’António Oliveira Salazar (1889-1970)4.
La seconde phase de l’exil politique en France commence en 1958, année où un général,
ancien zélateur du dictateur, ose défier Salazar et se présenter au simulacre d’élections
Né en 1924, fils d’un ancien ministre de la Première République, il rejoint très jeune l’opposition ce qui lui
vaudra d’être emprisonné 13 fois et déporté dans l’île de São Tomé e Principe (golfe de Guinée) en 1968.
2 Né en 1914, issu d’une famille bourgeoise, il est la figure principale du parti communiste portugais.
3 Né en 1899, combattant volontaire à la Première Guerre Mondiale, exilé en Espagne de 1932 à 1939 où il intègre
l’armée républicaine, il sera une des principales figures de l’exil portugais en France de 1939 à 1974. Il développe
une importante activité militante, protégée des risques d’expulsion de par sa participation à la résistance à
l’occupant allemand pendant la Deuxième Guerre Mondiale.
4 Ana Cristina Clímaco Pereira, L’exil politique portugais en France et en Espagne, 1927-1940, Thèse de doctorat
d’histoire sous la direction d’Andrée Bachoud, Université Paris VII, 1998.
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présidentielles maintenues par le régime. La campagne présidentielle, brisant la monotonie
dans laquelle Salazar avait anesthésié le pays, marque la renaissance de l’opposition au
régime qui ne cesse dès lors de croître mais de se diviser aussi.
Mais la rupture fondamentale est constituée par l’éclosion des guerres coloniales dans les
dites « provinces d’outre-mer » : en 1961 en Angola et en 1964 au Mozambique et en GuinéeBissau. La guerre modifie radicalement le panorama politique, économique et social du
Portugal. La préservation de l’Empire devient la priorité de Salazar et de son successeur
Marcello Caetano (1906-1980). Pour ce faire, Salazar accepte une modernisation de l’appareil
productif, l’accélération de l’industrialisation, processus que, jusqu’alors, il freinait des
quatre fers et tentait de contrôler, de peur de bouleverser et de détruire la société rurale et
conservatrice qu’il chérissait. Près de la moitié du budget est consacrée au maintien de la
présence portugaise dans les colonies, le service militaire s’accroît jusqu’à 4 à 5 années, avec
souvent un passage par l’une des provinces africaines, l’opposition s’empare de cet enjeu et,
plus particulièrement, une partie de la jeunesse vouée à combattre se mobilise de plus en
plus contre la guerre et donc contre le régime.
Entre exil et émigration
Ici se trouvent les ingrédients principaux qui expliquent la croissance de l’exil politique
portugais en France et plus généralement de l’émigration portugaise. Entre 1958 et 1974, près
d’un million de Portugais émigrent vers la France (pour se rendre compte de l’ampleur du
phénomène, il faut noter que le Portugal métropolitain ne compte que 8.889.392 habitants en
1960).
Parmi ces migrants, comment distinguer ceux qui s’exilent de ceux qui émigrent ? La
distinction se révèle extrêmement délicate. Certes, les définitions classiques de l’exil mettent
en avant le caractère politique de la migration, notamment dans les motivations ; le politique
primant sur l’économique5. Mais si l’on suit Abdelmalek Sayad, toute migration est politique
car rupture avec un ordre établi que l’on refuse – certes pas toujours consciemment mais de
facto6. De surcroît, définir en fonction des motivations des acteurs pose un problème
insoluble. L’acteur connaît-il lui-même toutes les motivations qui l’amènent à partir ? A la
définition statique axée sur les motivations, nous préférons définir l’exil par les pratiques
militantes, définition qui offre l’avantage d’être dynamique, de concevoir l’exil sur une
temporalité plus large et de restituer les évolutions. Elle s’inspire largement de celle
proposée par Yossi Shain qui définit les exilés politiques comme ceux des immigrés qui sont
engagés « dans une activité politique dirigée contre la politique du régime de leur pays, contre le
régime lui-même, ou contre le système politique dans son ensemble, afin de créer des circonstances
favorables à leur retour »7. Dans ce cadre, un paysan émigrant pour se constituer un pécule
qu’il désire investir dans son village et qui, en France, commence à militer (syndicat,
groupement politique, revue politique etc.) peut être considéré comme un exilé. Si la
motivation n’était pas principalement politique, les pratiques initiées le sont.
Sur ces définitions, cf. Emile Témine, « Emigration politique et émigration économique », in Ecole française de
Rome (ed.), L’Emigration politique en Europe au XIXème et XXème siècles, Rome, Ecole française de Rome, 1991, pp.
57-72 ; Bruno Groppo, « Exilés, réfugiés, émigrés, immigrés. Problèmes de définition », in Catherine Collomp,
Mario Menéndez, Exilés et réfugiés politiques aux Etats-Unis. 1789-2000, Paris, CNRS éditions, 2003, pp.19-30.
6 Cf. Abdelmalek Sayad, La double absence, Paris, Seuil, 1999, pp. 135-141.
7 Yossi Shain, The frontier of loyalty. Political exils in the age of the Nation-States, Middletown, Wesleyan University
Press, 1989, p.15.
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Ces préalables posés, les raisons de l’exil sont vastes. En premier lieu, la nature du régime
lui-même dans lequel les libertés individuelles sont bafouées et l’opposition politique
pourchassée. De nombreux militants du PCP ou d’autres partis politiques, des étudiants
contestataires durent fuir le Portugal pour ne pas être arrêtés par la PIDE (Police
Internationale de Défense de l’Etat, la police politique du régime), être soumis à la torture et
emprisonnés dans les immondes prisons politiques. Le bataillon le plus épais de l’exil
portugais en France est constitué par les milliers de jeunes réfractaires ou déserteurs ; en
1974, leur nombre approchait la barre des 100.0008. Mais là encore, la distinction reste
aléatoire. Dans les campagnes portugaises, fuir le service militaire était pratique courante et
ne constituait pas toujours une opposition revendiquée au régime. De même, ce sont la
misère (une société inégalitaire et rigide dans laquelle la mobilité sociale est marginale) et
l’inexistence de redistribution sociale qui expliquent l’émigration. Devant l’impossibilité
d’exprimer son mécontentement (élections, grèves) et d’infléchir la politique suivie,
l’émigration reste la seule façon de prendre la parole, c’est un vote par les pieds. Certes, il ne
faut pas, au risque de destituer de son sens l’exil, considérer tous les migrants comme des
exilés. Mais ne prendre en compte qu’une minorité de personnalités politiques ou
intellectuelles, se revendiquant et perçues comme exilées, constitue une appréhension trop
restrictive, appauvrissant in fine la richesse – sociologique, politique - de l’exil politique
qu’on restitue, en définissant l’exil par les pratiques politiques.
Si l’on devait dresser l’idéal-type de l’exilé politique portugais en France des années 1958 et
1974, il serait un homme, jeune, né sous la dictature, qui a vécu un douloureux déclassement
social. Pour beaucoup d’exilés venant des classes moyennes ou privilégiées, l’exil a été
synonyme de perte de statut social. Cette évolution n’a pas été sans influence dans la nature
des pratiques politiques menées en exil. Beaucoup de jeunes étudiants (le système
universitaire étant dans le Portugal salazariste de facto réservé aux classes privilégiées, ceux
qui continuent leurs études en France venaient, principalement, de ces milieux favorisés)
devant travailler pour parvenir à leurs besoins, s’« établirent », malgré eux, en usine et
beaucoup purent tenter d’y édifier l’union avec le peuple portugais duquel le régime les
avait séparés. L’ « exopolitie »9 portugaise connaît ainsi une radicalisation politique, fruit à la
fois de l’environnement dans laquelle elle se trouve (1968 et ses suites), à la composante
sociologique (étudiants et/ou jeunes travailleurs).
Se fondre dans l’émigration économique
Pour le principal contingent des exilés, c'est-à-dire les jeunes – le plus souvent étudiants –
qui refusent les guerres coloniales, il s’agit, à l’arrivée en France, de se fondre dans le grand
courant de l’émigration dite économique. Certains étudiants cachent leur passé universitaire
pour plus facilement obtenir un titre de séjour et de travail. La stratégie est de ne pas se faire
remarquer comme exilé pour ne pas attirer l’attention de la police française – comme le
rappelle Gérard Noiriel : « la tradition française, c’est aussi une répression systématique (au moins
jusque dans les années 1960) de l’activité militante des travailleurs étrangers »10– et portugaise qui
étire sa toile inquisitrice en France via des informateurs et des agents.
De plus, l’Ofpra ne considère pas que le fait d’être réfractaire aux obligations militaires
suffitse à arguer la persécution politique telle que l’entend la Convention de Genève : le
Selon l’estimation de Marie-Christine Volovitch-Tavares in Marie-Christine Volovitch-Tavares « Les Portugais
de France », in David Assouline, Mehdi Lallaoui, Un siècle d’immigration, t. 3, 1945 à nos jours. Du chantier à la
citoyenneté ? Bezons, Au nom de la mémoire, 1997, pp. 67-91, p. 82.
9 Stéphane Dufoix, Politiques d’exil. Hongrois, Polonais et Tchécoslovaques en France après 1945, Paris, PUF, 2002.
10 Gérard Noiriel, Le creuset français, Paris, Seuil, 1988, p. 331.
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réfractaire doit alors prouver qu’avant de s’insoumettre, il avait déjà eu des activités
politiques qui, elles, pouvaient le rendre victime de persécutions. Or, il est souvent difficile
d’apporter des preuves de ces persécutions11. Ces pratiques de l’Ofpra et la discrétion voulue
par les exilés expliquent pour une part la faiblesse des demandes du statut de réfugié
politique octroyé par l’Ofpra. Entre 1958 et 1974, seuls 608 le demandent et 314 l’obtiennent12.
Le statut de réfugié politique n’est vraiment sollicité que quand l’entrée en France est plus
délicate. C’est ainsi qu’après les lois Fontanet/Marcellin – qui limitent la régularisation des
migrants clandestins et donc des jeunes portugais qui ne peuvent obtenir ni de passeport
d’émigrant ni de passeport de touristes au Portugal - et la signature d’un accord de maind'œuvre entre les Etats français et portugais établissant que 65.000 travailleurs portugais âgés
de plus de 21 ans peuvent venir chaque année en France, que le nombre de demandes
augmente. Entre 1971 et 1974, 341 demandes sont faites (187 aboutissent favorablement),
démontrant à la fois l’augmentation du flux de réfractaires et de déserteurs ainsi que les
restrictions de la politique d’immigration française. Si ce chiffre de demandes n’est pas plus
élevé, c’est que, les Portugais étant ardemment désirés par l’Etat français à des fins
économiques – une main-d'œuvre appréciée par le patronat heureux de sa docilité et son
faible enclin à la contestation syndicale et/ou politique – et populationniste – une population
blanche et chrétienne perçue comme assimilable -, l’administration ne refoula pas les jeunes
portugais qui rentraient clandestinement en France. Le gouvernement français préférait
régulariser facilement – et laisser dans une situation juridique ambiguë et précaire ces
migrants et donc les fragiliser, amoindrissant leurs velléités militantes – les jeunes Portugais
clandestins prétendant fuir les guerres coloniales plutôt que de les voir demander le statut de
réfugié politique, ce qui ne serait pas sans amener des problèmes avec le gouvernement
portugais. Car donner – même si l’Ofpra est un organisme indépendant – le statut de réfugié
politique implique reconnaître officiellement le caractère dictatorial du régime portugais, ce
que ne désire pas le gouvernement français.
Avant 1974, les relations entre les deux pays sont bonnes, la France se montrant
compréhensive envers la politique coloniale du Portugal (ventes d’armes, appui – ou
neutralité - à l’ONU) et peu regardante sur la nature du régime. Outre la solidarité entre pays
colonisateurs (jusqu’en 1962 pour la France) et entre pays membres de l’OTAN, le Portugal
sert la République gaullienne dans sa stratégie diplomatique de guerre froide, face aux deux
blocs, et notamment dans la volonté d’indépendance vis-à-vis des Etats-Unis13. La logique de
la guerre froide sert la dictature, le bloc occidental préférant le maintient de régimes stables
et solides à des démocraties pouvant tomber aux mains d’un parti communiste. Ces facteurs
expliquent notamment que les principales figures de l’opposition portugaise n’étaient pas
venues en France après 1958 : elles sont tout bonnement interdites d’entrée sur le territoire
français.
Néanmoins, ces mesures vis-à-vis de l’opposition salazariste s’assouplissent et Paris reçoit, à
partir des années 1965-1966, de plus en plus les principales figures de l’opposition (Alger,
après 1962, fait aussi office de plaque tournante et de base arrière) et un nombre croissant de
jeunes déserteurs et réfractaires. De plus en plus désavoué sur le plan international à cause
Sur l’Ofpra et la difficulté de « prouver » les persécutions subies, cf., Gérard Noiriel, La tyrannie du national. Le
droit d’asile en Europe (1793-1993), Paris, Calmann-Lévy, 1991.
12 Ces chiffres sont tirés de António Jorge dos Santos e Silva, Le cas des réfugiés politique portugais en France : vers une
étude statistique du fichier de l’Ofpra - approches juridiques du statut de réfugié, mémoire de DEA d’histoire sous la
direction de Marie-Hélène Pinwik, Université Paris IV, 1998.
13 Maurice Vaïsse, La Grandeur. Politique étrangère du général de Gaulle. 1958-1969, Paris, Fayard, 1998 ; Eric Roussel,
Charles de Gaulle, Paris, Gallimard, 2002.
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des guerres coloniales, le régime dictatorial ne trouve pas le même appui auprès du
gouvernement français qui modère son attitude vis-à-vis de l’opposition portugaise. Par
exemple, la France ne s’oppose pas à la venue de Mário Soares en 1970 qui y développe une
intensive activité politique contre le régime. Le nombre des journaux publiés pour
l’émigration portugaise en France (émigration économique et/ou exilés) ne cesse de croître.
Cristina Clímaco en recense 108 pour la période 1963-197414. Rédigées par des organisations
françaises (syndicats, Eglise catholique), des institutions proches du gouvernement portugais
(banques, mission catholique portugaise en France) mais, majoritairement, par des exilés
politiques portugais, leurs parutions augmentent à partir de 1963.
Outre devenir le laboratoire dans lequel l’opposition portugaise critique le régime, pense de
nouvelles politiques et des alternatives, tente de politiser une partie substantielle des
Portugais (plus de 10% des Portugais passent par la France pendant la période et la majorité
rentre annuellement au pays, pouvant, telle une traînée de poudre, divulguer des idées
contraires au régime), la France devient aussi la « base arrière » d’une opposition plus
radicale, fatiguée par plusieurs décennies de dictature et par l’attentisme du Parti
Communiste Portugais. C’est ainsi que la grande majorité des militants de la LUAR (Ligue
d’Union et d’Action Révolutionnaire), - groupement s’inspirant du guévarisme, qui après
avoir réussi un hold-up à la banque du Portugal en 1967 dans la ville de Figueira da Foz,
tente, sans succès, un soulèvement armé (tentative de constituer un foco) en 1968 à Covilhã, se trouve à Paris, tout comme ceux d’une multitude de groupements d’extrême-gauche qui,
par scissiparité, se multiplient.
* Allocataire-monitaire à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris
Ana Cristina Climaco Pereira, La presse de l’émigration politique portugaise, analyse du journal o salto 1970-1974,
mémoire de DEA d’histoire sous la direction d’Andrée Bachoud, Université Paris VII, 1992, pp. 55.77
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