Développement durable : le lobbying des ONG

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Article de la rubrique « Le pouvoir des réseaux »
Grands Dossiers N° 1 - Décembre 2005 / janvier-février 2006
L'Origine des Cultures / Le Pouvoir des réseaux
Développement durable : le lobbying
des ONG
Sylvie Brunel
Aujourd'hui, les populations du Sud paient un lourd tribut à une vision partiale et
catastrophiste, qui sanctifie la nature au détriment des hommes. Les ONG
d'environnement ont joué un rôle déterminant dans cette distorsion, imposant
peu à peu leur position.
Le développement durable est en théorie une synthèse parfaitement équilibrée entre
trois domaines complémentaires. L'économie, d'abord : il faut produire de la richesse
pour assurer aux hommes de meilleures conditions de vie. Le social, ensuite : il faut
redistribuer ces richesses et agir de façon équitable pour permettre de lutter contre la
pauvreté et de diminuer les inégalités, facteur de violence et d'instabilité politique. Enfin,
l'environnement : il faut agir en respectant les écosystèmes de façon à ne pas
compromettre l'avenir. S'ajoute à ces trois domaines une quatrième dimension,
transversale, celle de la solidarité entre les générations.
Le développement durable est donc en principe l'alliance des trois M (1) : il recense les
manques et les misères de l'humanité (problèmes de la faim, de l'accès à l'eau potable,
de la santé, de la grande pauvreté...) pour proposer des moyens à mettre en œuvre afin
de les pallier. Il s'est imposé petit à petit dans les discours internationaux à partir des
années 1990, pour devenir au fil du temps un concept de plus en plus glouton.
Aujourd'hui, tout est décliné sur le mode durable, même l'entreprise, le tourisme ou
l'agriculture.
Environnement et nature idéalisée
Mais le développement durable n'est pas seulement une mode : l'afficher comme
objectif conditionne désormais les programmes internationaux de coopération, et donc
la ventilation des financements attribués à tel ou tel secteur ou zone géographique, au
détriment des autres.
Et c'est là que le bât blesse car, dans les faits, le développement durable se résume de
plus en plus au respect de l'environnement. Des trois volets initiaux, l'un a pris le pas sur
les autres de façon de plus en plus affirmée, comme le montrent les sites Internet
consacrés au développement durable : il n'y est question que de lutte contre la
déforestation, de réchauffement climatique, de préservation de la biodiversité. Dans ce
glissement, qui n'est pas seulement un glissement sémantique, mais qui se traduit aussi
par un glissement des priorités et des financements, les ONG ont joué un rôle essentiel.
Tout se passe comme si le devenir de la planète était devenu plus important que celui
de l'humanité. Comme si l'homme était devenu une menace pour la nature, une nature
idéalisée, à laquelle il ne faudrait surtout pas porter atteinte. Les catastrophes naturelles
ne sont plus vues que comme la vengeance d'une nature agressée contre un homme
irresponsable et proliférant. Une vengeance presque justifiée face à laquelle nous
sommes exhortés à faire notre mea-culpa. A lire les documents diffusés par certaines
ONG de l'environnement, les sociétés humaines sont devenues des parasites qui ont
bien cherché la façon dont la nature détruit leurs habitats, les inonde, les assèche, les
rend malades, les affame.
Si la nébuleuse des ONG, qui n'a cessé d'enfler depuis la fin de la guerre froide et
l'avènement des NTIC, et particulièrement Internet, regroupe des mouvements très
disparates, les ONG d'environnement y tiennent une place à part. Contrairement à
celles qui se réclament de l'altermondialisme, et se positionnent « contre » les
instruments actuels de la gouvernance mondiale (Etats, institutions financières
internationales, Organisation mondiale du commerce...), les ONG de défense de
l'environnement, elles, travaillent depuis longtemps avec les pouvoirs publics.
La plupart d'entre elles sont nées au début des années 1970, au moment où les
sociétés industrielles prennent conscience des ratés de leur modèle productiviste. C'est
aussi à ce moment-là qu'apparaissent les premiers secrétaires d'Etat à l'Environnement
dans les pays riches, ainsi que le Programme mondial des Nations unies pour
l'environnement (Pnue). Les accidents industriels des années 1980 (Seveso, 1979,
Bhopal, 1984, Tchernobyl, 1986) confèrent à leur discours alarmant sur les ravages de
la société industrielle une nouvelle résonance.
Bien qu'elle apparaisse « officiellement » dans le rapport Brundtland de 1987,
l'expression « développement durable » a été exhumée (car elle est en réalité beaucoup
plus ancienne) par le WWF (World Wildlife Fund) lors d'études conjointes menées avec
le Pnue dans les années 1980. Elle va s'imposer lors du Sommet de la Terre, à Rio, en
janvier 1992, qui voit les ONG devenir pour la première fois l'un des acteurs majeurs
d'une nouvelle « communauté internationale ». Contre la position des pays en voie de
développement (PVD), qui redoutent que le concept de développement durable ne soit
un instrument dirigé contre leur développement économique, seuls des textes
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concernant la protection de la nature émanent de Rio : lutte contre la désertification,
préservation des forêts, réchauffement climatique, biodiversité.
La planète contre l'humanité
Pourtant, les ONG prétendent s'exprimer au nom des PVD. Excepté l'OMC en 1995,
toutes les grandes conventions internationales prises à partir des années 1990 et
dotées de mécanismes d'incitation, voire de sanctions (donc toutes celles qui ont une
chance de se voir appliquées), concernent la protection de la nature. Parce qu'il existe
une convergence d'intérêts entre les pays du Nord les plus puissants sur le plan de la
diplomatie internationale (Amérique du Nord et monde anglo-saxon dans son ensemble)
et les ONG, qu'ils utilisent comme vecteurs pour sanctuariser les pays du Sud.
L'attention portée à la préservation de la nature est ancienne dans le Nouveau Monde :
en même temps qu'ils conquéraient de vastes espaces d'une façon souvent « minière »,
Etats-Unis, Canada, mais aussi leurs colonies, en Australie ou en Afrique du Sud,
cultivaient le mythe de la « wilderness », la nature sauvage. Les mouvements qui se
réclament du « conservationnisme » y sont incroyablement puissants. Yveline Dévérin
souligne par exemple que le WWF est l'héritier direct des chasses coloniales,
rassemblant une « élite économique et politique partageant un intérêt commun pour la
chasse et une idéologie commune de supériorité des pratiques occidentales dans la
gestion des milieux naturels (2) ». En niant l'existence et les droits des premiers
occupants, ceux qu'on appelle aujourd'hui les « natives », ont été éliminés ou parqués
dans des réserves, sans se voir reconnaître le droit à la citoyenneté dans leur propre
pays. De la même façon, les ONG imposent aujourd'hui la création de zones protégées
au détriment des populations locales en Afrique de l'Est, australe ou à Madagascar.
Il existe une véritable consanguinité entre les milieux politiques et les grandes ONG
environnementales. Le prince Bernhard des Pays-Bas fut président du WWF de 1961 à
1976, suivi par un ancien de la compagnie pétrolière Shell, puis par le prince Philip
d'Angleterre. Marie-Claude Smouts dans son livre sur les forêts (3) montre comment le
WWF s'est entendu avec la Banque mondiale pour promouvoir un réseau d'aires
protégées, gérées bien évidemment par les ONG internationales, contre la souveraineté
de pays du Sud présentés comme corrompus et irresponsables. Le suivi des zones
forestières protégées leur est confié sur financements internationaux : comme ces
organisations mènent un lobbying très puissant, autant à Washington qu'à Bruxelles,
une part croissante des crédits va désormais à la préservation de l'environnement.
L'European Environnement Bureau, plus important groupe de pression écologique, agit
de concert avec la DG XI, chargée de l'environnement au sein de la Commission
européenne. Le WWF y joue un rôle essentiel.
Après avoir protesté, les pays du Sud se sont lancés à leur tour dans une diplomatie «
verte ». De peur de perdre leur souveraineté et pour avoir accès à ces crédits
internationaux, beaucoup de pays du Sud acceptent aujourd'hui de subir ce que
Georges Rossi appelle « l'ingérence écologique (4) » du Nord. Des territoires de plus en
plus importants sont gelés, voire interdits, au nom de la biodiversité, au détriment des
populations locales qui y vivent. Le conservationnisme s'impose désormais dans les
pays du Sud : déplacements de 10 000 personnes et villages détruits au lance-flammes
au Togo pour agrandir le parc de la Kéran, Masaïs chassés de leurs territoires de
chasse au Kenya, sacralisation de la biodiversité à Madagascar ou en Indonésie... Le
culte du gros mammifère (l'éléphant, mais aussi le gorille, le rhinocéros noir ou la girafe)
aboutit à la création de réserves totales, entourées de barbelés (comme le parc Kruger
en Afrique du Sud), autour desquelles s'entassent les paysans refoulés sur des terres
dévastées par la déforestation. D'où un braconnage intensif, qui est pour certains une
question de survie. « Ne pourriez-vous pas considérer nos enfants comme les lémuriens
? », disent les Malgaches (cités par G. Rossi).
Disneylandisation des cultures ancestrales
C'est le contraire qui se passe : les familles paysannes sont désormais vues comme un
danger et une menace pour la faune sauvage. On assiste à un grand retour du
malthusianisme au nom de l'environnement : lutter contre la pauvreté est justifié non pas
pour des raisons morales, mais parce que les pauvres sont des prédateurs. Tout un
discours s'est développé sur les dangers des sociétés rurales, avec leurs cultures sur
brûlis, leurs défrichements inconsidérés, leurs troupeaux producteurs de méthane, leur
déforestation sauvage pour produire du bois de chauffe. Pourtant, les travaux des
géographes ont depuis longtemps rétabli la vérité sur la capacité des sociétés
paysannes à gérer leurs écosystèmes (ainsi les travaux de Paul Pélissier sur les
savanes-parcs en Afrique), montrant que nulle part, même en Amazonie, il n'existe de «
nature sauvage » : même les paysages les plus naturels en apparence ont été depuis
longtemps façonnés par l'homme (G. Rossi, Xavier de Planhol).
Mais le discours accusant les populations pauvres est largement tenu par les
gouvernements du Sud eux-mêmes, qui se gardent bien d'évoquer la responsabilité des
accords qu'ils ont passés avec les sociétés forestières, les usines de pâtes à papier, ou
les grandes opérations de colonisation foncière menées par leurs propres élites (par
exemple pour étendre l'élevage bovin) dont M.-C. Smouts montre qu'elles sont les
premières responsables de la déforestation. Ce discours permet de légitimer les
politiques de répression, de déplacements forcés, d'exclusion des populations rurales, la
question de l'accès au foncier devenant de plus en plus tendue en raison de la
croissance démographique, de l'extension des villes, du cadastrage des terres, des
heurts entre la persistance des droits coutumiers et l'appropriation privée ou étatique
des terres, des visées des élites citadines sur la terre. Et en même temps, au nom du
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même exotisme qui conduit à sanctuariser les éléphants, on encense la sagesse
ancestrale des minorités indigènes qui, elles, ne sont plus dangereuses puisque quasi
disparues après l'élimination systématique dont elles ont été victimes au temps de la
conquête : Indiens yanomamis, Aborigènes australiens, Masaïs kenyans... sont incités à
exhiber des « traditions » figées, en réalité recréées et reconstituées pour les riches
touristes blancs occidentaux, alors qu'eux aussi aspirent pour la plupart à la même
modernité et au même confort que tous les autres peuples du monde. Le Dogon est
incité à enlever ses Nike avant de revêtir son masque, le Yanomami ou le Kayapo à
dissimuler la parabole qu'il a installée sur sa case, le Masaï à cacher son portable dans
son étui pénien. « L'homme est toléré s'il se conforme au fantasme du bon sauvage »,
écrit G. Rossi. « Et les zones ?protégées? le sont des indigènes, pas des touristes, ni
des riches chasseurs. » On assiste ainsi, sous l'emprise de la mondialisation
anglo-saxonne et du développement du tourisme de masse, à une disneylandisation des
cultures dites « ancestrales » comme de la nature dite « sauvage », réputées toutes
deux sages et bienveillantes.
Une écologie égoïste et hypocrite
Le développement durable tel qu'il est décliné se révèle ainsi parfaitement compatible
avec la mondialisation libérale et le capitalisme économique. Ce qui est mis en œuvre,
c'est une écologie égoïste et hypocrite, conçue par de riches urbains nantis pour leur
confort personnel.
Leurs méthodes sont toujours et partout les mêmes :
? catastrophisme et exagération, pour justifier l'existence des organismes et leur
action : « Trois terrains de football de forêts disparaissent à la seconde », « Nous
assistons à la plus grande extinction de l'histoire de l'humanité »... Et culpabilisation
individuelle de la cible visée (le donateur), suivant une stratégie bien connue des
professionnels du marketing. « Et vous, que faites-vous, madame Dupont, pour la
planète ? »
? politique de la terreur vis-à-vis des entreprises et des Etats, que les ONG menacent
de leurs foudres s'ils ne se soumettent pas à leurs conditions (appel au boycott,
commandos de choc, mobilisation de militants pour des manifestations
spectaculaires...).
? attributions de labels de qualité en échange de financements considérables, ce qui
explique que la plupart des ONG travaillent aujourd'hui avec ces entreprises, qu'elles
honnissaient avant d'en toucher les prébendes. Les plus grosses entreprises sont ainsi
devenues des spécialistes de ce qu'elles appellent le « greenwashing (5) » : prévenir les
attaques par des subventions.
« Le conservationnisme est aussi un gagne-pain, écrit M.-C. Smouts, un vaste réseau
international s'est développé à travers les ONG, l'Union européenne et les pays du G7,
dont la raison d'être et les moyens de subsistance sont les aires protégées. Des milliers
d'emplois d'expatriés européens y sont dévolus (...). Les experts et les chercheurs y
trouvent un terrain d'expérimentation, le personnel des ONG du Nord, un emploi et des
responsabilités gratifiantes, les étudiants-chômeurs de la région une occasion de se
rassembler en ONG locale pour avoir des tâches de sous-traitance, et sur place,
quantité de petits métiers se développent et vivent grâce au projet : chauffeurs,
cuisiniers, employés de maison, artisans, vendeurs de bière, etc. »
Pourtant, le conservationnisme est l'opposé du développement durable : pour évoluer,
toute société doit s'adapter, tout écosystème est par nature changeant. Plus que de
gardiens du temple, le monde aujourd'hui a avant tout besoin d'Etats de droit, de
paysanneries soutenues et correctement rémunérées, et d'entreprises bien encadrées
par de véritables normes. Il manque une gouvernance mondiale qui puisse garantir à
chaque être humain, le droit à un revenu minimal, à une alimentation saine et suffisante,
à être soigné et à recevoir une éducation qui lui donne les moyens de maîtriser son
destin. C'est vers cet objectif que doivent tendre toutes les politiques publiques
internationales, parce que le vrai développement durable suppose d'abord de garantir
des conditions de vie décentes à l'humanité de demain.
Sylvie Brunel
Professeure des universités en géographie à l'université Paul-Valéry-Montpellier-III.
Auteure notamment de : Le Développement durable, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2004,
et de L'Afrique. Un continent en réserve de développement, Bréal, 2003.
NOTES
1
S. Brunel, Le Développement durable, Puf, coll. « Que sais-je ? », 1984.
2
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Y. Dévérin, in A. Volvey, L'Afrique, Atlande, 2005.
3
M.-C. Smouts, Forêts tropicales, jungle internationale. Les revers d'une écopolitique
mondiale, Presses de Sciences po, 2001.
4
G. Rossi, L'Ingérence écologique. Environnement et développement rural du Nord au
Sud, CNRS, 2000.
5
P. Gauchon et C. Tellenne (dir.), Géopolitique du développement durable, Puf, 2005.
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