Jean Tixier (1766-1831), laboureur et homme de chicane

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Jean Tixier (1766-1831), laboureur et homme de chicane
Jean Tixier (1766-1831),
« laboureur » et homme de chicane
C’est au tout début de 1789 que Jean Tixier, « laboureur habitant du lieu de Colombier, paroisse de
Saint-Pierre-Roche » qui va sur ses vingt-trois ans, défraie pour la première fois la chronique judiciaire des
alentours de Rochefort, dans la généralité de Basse Auvergne. Cet épisode liminaire va se jouer en deux
temps, le premier tragi-comique, l’autre légèrement moins débonnaire.
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Le 1er janvier 1789 effectivement, le bailli de Rochefort prend une ordonnance intimant « sous peine de
droit » à Maître Pierre Peyronnet, « docteur en médecine » résidant au même lieu, de lui faire, « <dès le
len>demain, deux du présent <mois> et heure de dix du matin », un rapport sur les « excès et mauvais
traitements commis sur la personne dudit <Jean Tixier> de la part de Michel Ganne et de Jean Faure fils dit
Le Fils, dudit lieu de Colombier ». On croit comprendre que notre Jean Tixier s’est fait rosser d’importance
par deux de ses voisins et que son état au sortir de l’empoignade paraissait assez sérieux pour justifier, par
extraordinaire, le recours à un médecin du bourg le plus proche. Et la victime d’avoir entre-temps déposé ou,
plutôt, fait déposer plainte contre ses agresseurs.
En l’occurrence, plus âgés que lui d’une quinzaine d’années puisque nés à quelques mois d’intervalle en
1750, ils représentent une autre génération. Du deuxième larron, Jean Faure, apparemment second et dernier
d’une fratrie masculine, on ne saura guère plus, sinon qu’en 1804, toujours vivant, il sera témoin du
troisième mariage de son frère Gilbert, son aîné de dix ans. Quant au premier d’entre eux, Michel Ganne sur
lequel on est mieux renseigné, il est, au moment des faits, marié depuis 1775 et père de six enfants, bientôt
sept. Au demeurant, les circonstances qui ont entouré son mariage avec Marie Voute ne manquent pas de
sel ; la promise n’est en effet pas âgée de plus de treize ans au moment de la célébration, encore qu’il ne
faille probablement y voir nulle turpitude : les enfants du couple ne naîtront, tous, que dans les années 80 ;
c’est apparemment surtout son statut de fille unique d’un père déjà décédé et donc d’unique héritière des
biens de ce dernier, qui était pour beaucoup dans l’attrait qu’elle exerçait dans un univers de « laboureurs »,
c’est-à-dire de petits paysans : c’est ainsi en tout cas qu’on est tenté d’interpréter le fait que certains
membres de la famille de son père, établis comme lui dans la paroisse de Saint-Martin-de-Tours (Rochefort),
ont tenté, fût-ce en vain, de s’opposer en justice à ce mariage ; il y a tout lieu de penser que ce dernier a été
arrangé par sa mère et tutrice, Anne Mallet, elle-même originaire du Léry (autre hameau de Saint-PierreRoche) où elle s’est retirée après son veuvage : (hyper)localisme et stratégies patrimoniales semblent bien
avoir marché de conserve. Ceci dit, le parcours matrimonial ultérieur de Marie Voute n’est pas moins
plaisant, puisqu’en 1794, elle épousera en secondes noces le frère puîné de son défunt premier mari, Pierre
Ganne, dont elle aura un huitième enfant : si cette union semble compatible avec la loi du 20 septembre 1792
portant création de l’état civil, de fait très peu restrictive sur les empêchements de mariage (Titre IV, Section
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I, Art. 11), elle prend une liberté considérables avec le droit canon et nous en dit probablement long sur la
déchristianisation des campagnes auvergnates en cette fin du XVIIIe siècle.
En tout état de cause, voilà qu’à la veille du 1er janvier 1789, deux hommes faits ont prétendu, suppose-ton, donner une leçon à un freluquet de leurs voisins. Pour autant, la cause du litige entre les uns et l’autre
nous échappe totalement : est-il foncier (bornes ou fossés déplacés et empiètement plus ou moins
intentionnel sur une parcelle voisine) ou lié à l’usage des terres (défrichement contesté, communal accaparé,
divagation de bétail…) ? En tout cas semble exclue toute querelle d’héritage, le lait des tribunaux pour lors,
les deux agresseurs n’ayant pas de lien de parenté proche avec la victime, malgré l’endogamie assez générale
qui paraît régner dans ce petit monde. Ou bien faut-il imaginer, en ces longues soirées d’hiver, une veillée
excessivement arrosée et qui aurait tourné au pugilat ? Ou, pourquoi pas ? quelque crapulerie du cadet auquel
les aînés se seraient résolus à rendre la monnaie de sa pièce ? Les documents dont nous disposons n’en
soufflent mot.
Toujours est-il que, dès le 22 juillet, Jean Tixier obtient d’être dédommagé de son préjudice à hauteur de
« cent quarante-huit livres sept sols », au paiement desquels se voit astreint le seul Jean Faure. Cette dernière
circonstance semble résulter du décès de Michel Ganne à la date du 3 juin, dans l’intervalle des faits
incriminés et du jugement, lequel décès a dû éteindre l’action à son encontre. Somme non négligeable, en
vérité, puisqu’elle est comparable, peu ou prou, aux gages annuels d’un journalier agricole ou bien au prix de
trois ou quatre vaches, chacune accompagnée de son veau. Étant entendu que la victime devra reverser vingtquatre livres au médecin de Rochefort, moitié pour son rapport d’expertise, moitié pour deux visites au
Colombier.
Où il appert également qu’en dépit des événements qui, dans tout le pays, se précipitent depuis le
printemps jusqu’à culminer, huit jours avant cette sentence, dans la prise de la Bastille dont l’annonce a bien
dû entre-temps arriver à Rochefort, puis avec la Grande Peur de la seconde quinzaine de juillet et la Nuit du
4-août et l’abolition des privilèges, justice et justiciables continuent sans désemparer sur leurs lancées.
Mais après ce rififi au Colombier, l’heure est venue du règlement de comptes à Monges, – circonstances
dans lesquelles Jean Tixier, de victime avérée, se mue en justicier vindicatif et, reconnaissons-le, assez
teigneux : dès le 8 août, il obtient en effet de récupérer son dû par la voie d’une saisie-arrêt.
Celle-ci en tant que telle ne vise donc Jean Faure que de manière indirecte. Ce dernier a-t-il organisé une
apparence d’insolvabilité ? ou bien s’est-il, cadet de la famille, discrètement éclipsé en attendant des jours
moins troublés ? Toujours est-il que la saisie porte sur un prêt de 300 livres consenti par l’intéressé à Annet
Daubusson, autre « laboureur », habitant du village de Monges voisin du Colombier. Le côté sordide de
l’affaire apparaît quand on comprend que c’est en fait la succession d’un Annet Daubusson décédé à peine
trois semaines auparavant (le 15 juillet précisément) qui est prise pour cible dans la personne de la mère de
l’intéressé, Françoise Mège, veuve Daubusson, « en qualité de tutrice des enfants mineurs » de son fils, en
l’occurrence une fille de 18 mois et un fils à naître dans les premiers jours de 1790. Haro ! sur la veuve et les
orphelins, en quelque sorte. Au passage, si c’est la grand-mère qui a hérité de la tutelle de ses petits-enfants,
et non leur mère, c’est que les vingt-quatre ans de cette dernière en faisaient toujours une mineure en droit,
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eût-elle été mariée, elle aussi, à l’âge de treize ans en 1779, même si, comme Marie Voute, elle n’a pas eu
d’enfant avant ses dix-huit ans.
Et voilà que pendant deux mois, huissiers et avocats font assaut de papier timbré, d’exigence d’intérêts et
de menaces de dépens. Au vrai, la mère d’Annet Daubusson paraît un peu désemparée par cette affaire,
déclarant ne savoir au juste de quelle somme son fils était redevable à Jean Faure, ni même si cette somme
était due au fils ou au père Faure, également prénommés Jean : c’était donc à Jean Tixier de faire la preuve
de ses dires. Ce qui ne lui posa apparemment guère de problèmes, l’exploit de saisie-arrêt initial comportant
dès l’abord le nom du notaire ayant enregistré le prêt. D’où, tarissement des échanges entre les deux parties
dès le début octobre, sur probable fond de règlement de la dette par la succession d’Annet Daubusson.
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Au terme d’un intermède de quinze-vingt ans sur lequel nous aurons l’occasion de revenir, Jean Tixier
va remettre sur le métier les dispositions vindicatives et légèrement acrimonieuses qu’il a manifestées en
1789. Ainsi refuse-t-il de régler leurs dus présumés à tel bailleur d’Orcival, le 17 novembre 1805, à hauteur
de 213 francs, ou à tel artisan de Banson (Gelles), le 23 décembre 1807, à hauteur de « […] vingt francs » ;
ou encore, au bout de douze ans, exige-t-il avec vivacité de tel de ses voisins du Colombier un montant de
110 francs pour une vente (celle d’une vache ? d’un porc gras ?) conclue le 30 janvier 1793, et, faute
d’obtenir satisfaction, prend-il sur son débiteur une créance hypothécaire de 416 ( !) francs le 25 janvier
1805. Mais ce ne sont là que broutilles, qui doivent avoir trouvé de prompts arrangements : chacune de ces
affaires n’a laissé subsister dans les papiers de J. Tixier qu’un maigre exploit d’huissier ou un bordereau
d’inscription d’hypothèque.
La grande affaire qui occupe notre homme pendant la période qui va de 1808 jusqu’à, au moins, 1812,
c’est un inénarrable conflit de voisinage. En l’occurrence, il accuse Michel Laffarge, autre cultivateur du cru,
d’avoir, « entour douze ans », empiété sur la voie publique, un peu en aval de son bâtiment d’exploitation,
« écurie et grange », pour construire une levée d’accès au premier étage de sa propre grange située de l’autre
côté du chemin les desservant l’un et l’autre et, ainsi, bloqué l’écoulement des eaux de ruissellement en
provenance de chez lui, dans cette rue « où elles avaient toujours eu leur libre cours sans nuire à personne »
après qu’une « taizon1 ou aqueduc », comprenons une rigole d’évacuation souterraine, les y eut amenées à
travers son propre terrain et le jardin mitoyen de Gilbert Faure, le frère aîné de son adversaire de l’épisode du
pugilat de 1789. Certes, reconnaît-il, « ledit Laffarge » avait bien prévu sous sa levée un canal pour assurer
l’écoulement les eaux de la « taizon », mais ce canal est entièrement obstrué « par le moyen des immondices
ou fumier que ledit Laffarge laisse croupir au-devant de son bâtiment », si bien qu’« il se forme à côté de ce
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Mot régional et (ou) technique, comme semble l’indiquer la paraphrase savante fournie par l’huissier. Selon toutes les apparences, il
s’agit d’un dérivé de tais (« blaireau », en ancien français comme en occitan, provenant du latin taxo, -onis, lui-même emprunté au
germanique [cf. allemand Dachs, même sens], et qui a également donné le doublet taisson) ; de fait, une glose du XIe s. donne tasio, onis comme équivalent de taxo, -onis ; le résultat de l’évolution phonétique normale de tasio, soit « taison », en raison même du
suffixe qu’il semble porter, a pu être interprété métonymiquement comme désignant le terrier du tais, sa « tanière » (même origine)
essentiellement constituée de longues galeries souterraines, sa « maison », quoi ! Par métaphore, il désigne ici la conduite souterraine
drainant les eaux en provenance de la grange de J. Tixier, par opposition à un autre mot technique régional, « rase / raze » désignant
pareille rigole, mais à ciel ouvert.
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canal des cloaques qui rendent la rue impraticable, ce qui fait que l’exposant ne peut plus arriver avec char et
bestiaux à sa grange qu’avec beaucoup de peine et qu’avec la crainte d’accident pour lui et ses bestiaux ».
Convenons que la description des dommages en puissance auxquels serait exposé Tixier paraît au premier
abord légèrement emphatique à qui a connu l’état des chemins et des devants de porte du Colombier jusque,
disons, dans les années 1960 : à vrai dire, on a plutôt l’impression d’une fenêtre sur l’ordinaire des choses
que d’une situation si extraordinairement inaccoutumée. La plume de l’huissier patenté commis à la
rédaction de la requête ne doit pas être étrangère à cette dramatisation.
Toujours est-il qu’en décembre 1808, cet huissier mandaté par Tixier somme Laffarge de remettre les
lieux dans leur état initial, sous peine que le plaignant n’obtienne de le faire faire à ses frais, le tout assorti de
200 francs de dommages et intérêts, sans compter les dépens. In extremis, « ne voulant faire <cela> sans
avoir au préalable épuisé les voies conciliatoires », Tixier propose à son voisin de se retrouver devant le juge
de paix du canton de Rochefort. L’audience projetée se déroule le 2 janvier suivant, sans aucun résultat :
Laffarge s’est fait porter pâle et a délégué son épouse, qui argue de la maladie de son mari pour refuser toute
discussion. D’où procès-verbal de non-conciliation. Un mois plus tard, Tixier présente sa plainte au tribunal
civil de Clermont-Ferrand ; elle est aussitôt jugée recevable et le président demande une expertise qui devra
être réalisée par le notaire de Rochefort. S’en suivent (nous sommes le 4 février 1809) près de trois ans
d’inaction, jusqu’au 2 décembre 1811.
Ce jour-là, Tixier est à Clermont-Ferrand où il rencontre son avoué, Me Rozice, et, par l’intermédiaire de
ce dernier, un notaire de la place, afin de discuter de son affaire. Le hasard ou, plus probablement, la malice
de notre homme font que l’on peut avoir une idée assez précise de ces échanges : à leur terme, l’avoué confie
en effet à Tixier pressé de repartir pour le Colombier un courrier destiné à M e Audigier, le notaire de
Rochefort, – courrier dans lequel il fait le point de diverses affaires en cours les concernant tous deux à un
titre ou à un autre, dont celle du messager lui-même. Or ce courrier est resté dans les papiers de Tixier, sans
avoir apparemment été jamais remis à son destinataire. Où l’on apprend, que dans une première sentence
rendue contre Tixier, celui-ci a été débouté de son action « par défaut », mais que l’avoué ne doute pas de
pouvoir faire opposition à cette sentence et plaider l’affaire avec succès grâce au concours du notaire
clermontois. Au reste, ces deux hommes de loi jugent et inutilement coûteux de faire dresser procès-verbal
des lieux par un notaire comme suggéré dans l’ordonnance du 4 février 1809 et dommageable à Tixier
d’entrer en « accommodement » avec Laffarge à ce stade de la procédure. Tixier va, de fait, se plier au
deuxième de ces conseils, mais décide de passer outre le premier, raison pour laquelle il aurait gardé par
devers lui le courrier destiné à Me Audigier : dès le 11 décembre, un huissier notifie à Laffarge, outre son
assignation au tribunal de Clermont, la venue du notaire de Rochefort trois jours plus tard afin de dresser
procès-verbal de l’état des lieux en présence des deux parties.
Le 14 décembre, arrive donc le notaire accompagné de deux témoins dignes de foi, l’huissier ayant
dressé le constat initial et un « marchand et perruquier » ; ils sont bientôt rejoints par Tixier, tandis que
Laffarge, courageux mais pas téméraire, se fait une fois de plus porter absent et, pour l’occasion, remplacer
par sa mère, Marguerite Faure. Le notaire lui ayant expliqué sa mission, celle-ci rétorque que vu le nombre
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d’années que la situation dure, Tixier n’est pas fondé à se plaindre. Et de tourner les talons sans « vouloir
<leur> déclarer si elle savait, voulait ou non signer ses dires, de ce enquise et interpellée ».
Et le notaire de commencer son constat, plus précis et factuel que celui de 1808. Acquis qu’il s’agit là du
seul accès à la grange de Tixier, la levée construite par Laffarge empiète sur la totalité de la largeur de la
voie publique jusqu’au mur du jardin vis-à-vis appartenant à Gilbert Faure et bloque l’écoulement et des
eaux pluviales et de celles provenant de la « taizon » de Tixier ; d’où, au nord de la levée, « un cloaque
bourbeux difficile à traverser » ; le canal prévu sous la levée est effectivement « obstrué et d’ailleurs »,
circonstance aggravante notée pour la première fois, « trop élevé en telle sorte que les eaux restent stagnantes
au devant de l’ouverture du canal et forment <ce> cloaque dont ledit Laffarge se sert pour y ramasser des
terreaux ou fumier » ; enfin, au sud de la levée, Laffarge a « fait sur partie de la même rue une espèce de
bonde [sc. fosse à purin, autre mot régional] pour ramasser les immondices de son fumier qui gêne
également le passage des chars ». Pour faire bonne mesure, ce rapport est accompagné d’un croquis. Le
mauvais état de conservation de ce document le rend difficilement lisible. Néanmoins son examen attentif
combiné au rapport de l’expert permet d’en restituer l’essentiel, même si les « observations » marginales, à
droite du feuillet, sont pour une bonne part perdues. Voici donc à quoi devait ressembler le document
d’origine :
Croquis des lieux objets du litige
De haut en bas et de gauche à droite :
• à l’est (côté « jour »), les quatre bâtiments mitoyens en ligne appartenant respectivement, en
allant du nord au sud, à J. Tixier, à M. Verny et, pour les deux derniers, à G. Faure ;
• à l’ouest (côté « nuit »), de l’autre côté de la rue orientée nord-sud, le bâtiment, maison et grange,
appartenant à M. Laffarge dont l’accès en hauteur a provoqué les troubles à l’origine du litige ;
• entre les deux lignes de constructions, le tracé oblique en tireté représente la « taizon » de J.
Tixier, qui traverse son propre terrain, puis le jardin de G. Faure, avant de rejoindre la rue ; le
point A est celui où son écoulement est interrompu par la levée de M. Laffarge, laquelle s’étend de
l’accès le plus méridional sur la façade orientale de son bâtiment jusqu’au mur arrondi délimitant,
de l’autre côté de la rue, la cour jouxtant au sud le jardin de G. Faure.
La teneur et la précision de ce rapport d’expertise ne laissent guère de doute sur les conséquences de sa
production, même si le dossier issu des papiers de Jean Tixier prend ici fin de manière quelque peu abrupte :
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que ce soit par un « accommodement » obtenu in fine en position de force ou par un jugement en bonne et
due forme, le demandeur n’a pu qu’obtenir gain de cause, le défendeur ayant à l’évidence accaparé une
portion de la voie publique à son seul profit et sans se soucier des troubles occasionnés aux autres usagers.
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Pour autant, les quinze ou seize ans séparant le pugilat de 1789 des procédures lancées au fil (18051812) de la période impériale n’ont pas été vierges de tout affrontement judiciaire pour Jean Tixier. Mais, au
lieu que soient mis en cause voisins ou tiers, la décennie révolutionnaire semble tout occupée par des
affrontements familiaux. En l’occurrence, la question qui vient en jeu vers 1790 est celle de l’héritage de
Jeanne Verny (ca 1712-1782), la grand-mère paternelle de Jean Tixier. Cette dernière, comme c’était
fréquemment le cas à une époque où la plus grande cause de mortalité n’était pas la vieillesse, avait en effet
enchaîné sans désemparer trois mariages, d’où une descendance nombreuse et une situation patrimoniale
complexe. De fait, elle a successivement épousé Jean Tixier, grand-père homonyme de notre héros, au
tournant des années 1730 ; puis Jean Gaudel en 1736 ; et, enfin, Michel Bonnabry en 1745. Au reste, on
observe que certaines des lignées issues de ces mariages successifs s’entendent fort bien et collaborent
activement. Ainsi en est-il apparemment très tôt de la première et de la dernière : dès 1756, Gilbert Tixier,
fils de Jean et beau-fils de Michel Bonnabry, acquiert conjointement avec ce dernier, au Colombier, un
« terroir appelé Champ grand de la Contume » et un autre « appelé la Collade Chapouly ». Où l’on devine
une alliance de nature à asseoir une relative prospérité, sans que cette collaboration soit la dernière, comme
on le verra. Au demeurant, la prospérité qu’on vient d’invoquer se confirme indirectement quelques années
plus tard, en 1770 précisément, par la désignation de Michel Bonnabry comme « consul » de la paroisse de
Saint-Pierre-Roche, c’est-à-dire comme responsable de la collecte des impôts royaux (taille, dixième, etc.), y
compris sur ses propres deniers en cas de défaut de certains assujettis, ne sût-il pas signer de son nom.
Du premier lit de Jeanne Verny, on n’a effectivement trace que du seul Gilbert Tixier, même si un
certain nombre d’indices laissent à penser qu’il n’était pas enfant unique. Du deuxième lit sont issus au
moins trois enfants : Marguerite (1737-…), Michel (1739-…) et Jeanne (1743-1765) Gaudel. Enfin, du
troisième mariage de Jeanne Verny sont issus Marie (1745-1818), Julien (1748-…), Pierre (1755-…) et Jean
(1761-…) Bonnabry. Soit au total, pour le moins, huit enfants : trois d’entre eux, Gilbert Tixier, Marguerite
et Jeanne Gaudel, sont dès avant 1790 décédés, sans le moindre doute possible, mais ont laissé une
descendance ; trois autres, Michel Gaudel, ainsi que Pierre et Jean Bonnabry le sont selon toute probabilité
également, mais sans avoir laissé de descendance, leurs noms ni ceux d’éventuels enfants n’apparaissant
jamais dans la procédure là où on les attendrait ; ne survivent donc de cette première génération, selon toutes
les apparences, que Marie et, sans qu’on en ait la certitude, Julien Bonnabry qui, tous deux, représentent la
troisième lignée issue de Jeanne Verny. Encore Julien n’interviendra-t-il jamais dans les conflits liés à
l’héritage de sa mère.
Au demeurant, deux petits-enfants montent également au créneau dans cette affaire, savoir Jean Tixier,
fils aîné de Gilbert, tous deux habitant ou ayant habité au Colombier, et Légère Bonnabry, épouse Mègemont
et fille puînée de Marguerite Gaudel, qui habite à La Graille (Perpezat), en tant que représentants de leurs
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père et mère respectifs. On observe au rebours qu’un autre petit-fils de Jeanne Verny, le fils unique de
Jeanne Gaudel, François Bony (1765-1793) reste à l’écart de l’affaire. Trois parties, donc, semblent prêtes à
en découdre : de fait, Jean Tixier va être l’objet de deux actions croisées menées, d’un côté, par les enfants
de Marguerite Gaudel et, de l’autre, par Marie Bonnabry.
Pour sa part, la fille cadette de Marguerite Gaudel, en son nom propre comme en celui de ses trois sœurs
– toutes trois « filles » « en service », dans les environs pour deux d’entre elles, à Clermont-Ferrand pour la
dernière – et au nom de son frère – « volontaire au service dans les armées de la République » – reproche à
Jean Tixier en tant qu’héritier représentant Gilbert d’avoir accaparé l’héritage de ses grands-parents et d’en
avoir profité depuis leur mort (le grand-père en 1745, la grand-mère en 1782) ; en conséquence, elle
demande la restitution de la part leur revenant, à elle et à ses sœurs et frère, et la compensation de la
jouissance qu’il en a eue depuis lors. De fait, Gilbert puis Jean Tixier semblent avoir tout simplement profité
de ce qu’à la différence de leur sœur et tante utérine et de ses enfants, ils sont restés au Colombier où était
établie Jeanne Verny et où se trouvaient ses biens et ceux de ses maris successifs. Dès le 3 novembre 1790,
le bailli de Rochefort ordonne à Jean Tixier d’y mettre bon ordre et de « faire procéder au partage dont il
s’agit et de fournir et avancer les frais ». Ce jugement ne sera néanmoins notifié à l’intéressé que le 11
février 1792, probable négligence des bénéficiaires à solliciter un huissier.
Mais deux et trois ans plus tard, la situation ne semble guère avoir évolué : la justice de paix d’Olby est
revenue sur l’affaire et a établi un constat de non-conciliation le 14 août 1794 avant que le tribunal civil du
district de Clermont-Ferrand, saisi à son tour, ne rende un jugement un an plus tard, le 21 août 1795,
jugement signifié à Jean Tixier le 23 décembre suivant. Or ce jugement est assez éclairant sur l’évolution du
contentieux : d’un côté, les consorts Bonnabry paraissent désormais limiter leur revendication à la
récupération d’une seule pièce de terre située au Colombier ; de l’autre, l’avocat de Jean Tixier plaide la
« possession utile » depuis trente ans des biens en litige, et on devine qu’au stade suivant de son
argumentation, poindra la « prescription acquisitive » qui, traditionnellement, est précisément de trente ans
en matière foncière. Moyennant quoi, le tribunal demande à Jean Tixier de faire la preuve de cette
« possession utile » ou aux consorts Bonnabry de faire celle du contraire. Ces derniers semblent au
demeurant ne pas trop douter de leurs chances de succès puisqu’ils font promptement signifier le jugement à
Jean Tixier.
Pourtant, deux ans plus tard, le 21 juillet 1797, l’affaire ne semble toujours pas réglée et l’on découvre
un Jean Tixier rachetant devant notaire les droits de succession de la dernière fille de Marguerite Gaudel,
celle qui, à l’origine de la procédure, était « servante » à Clermont-Ferrand et y est désormais mariée à un
certain Joseph Mugères, cultivateur de son état dans la même ville. On devine aisément le sens de la
manœuvre : non content d’introduire une dissension dans le clan des consorts Bonnabry, Jean Tixier fait
peser une nouvelle menace sur celui-ci, car il acquiert simultanément les droits successoraux en provenance
de leur mère Marguerite Gaudel et ceux en provenance de leur père Jean Bonnabry. Apparemment le trait a
porté, car de revendication sur l’héritage de Jeanne Verny par les héritiers de Marguerite Gaudel il ne sera
plus question.
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Au reste, cet épisode est aussi l’occasion d’observer in vivo l’inégalité devant l’héritage à l’intérieur
d’une même fratrie. Côté Tixier, Jean est l’aîné et seul à participer à la procédure, mais si l’on peut supposer
que sa sœur Martine a été désintéressée par la constitution de sa dot au moment de son mariage, que signifie
l’effacement, dès le départ, de son frère cadet Michel qui ne meurt qu’en 1795 ? En face, c’est la seconde
fille de Marguerite Gaudel qui mène les opérations, mais l’on observe surtout qu’elle est la seule à être
mariée au moment du lancement de l’action et l’on ne peut exclure l’unique préoccupation, partagée dans
cette hypothèse avec son mari, également « laboureur », d’arrondir leur propriété ; d’ailleurs, une fois ellemême mariée, mais au loin – à Clermont-Ferrand ! –, sa dernière sœur se désiste de l’action en justice en
cédant ses droits à Jean Tixier en échange d’argent frais. Effectivement, la proximité de la résidence avec les
patrimoines fonciers de ces petits paysans semble simultanément l’étalon subjectif de leur valeur et un
facteur favorisant leur captation.
Mais, parallèlement, Marie Bonnabry, l’aînée du troisième lit de Jeanne Verny, a, de son côté, entrepris
de contester le fait d’avoir été exclue de la succession de ses parents au profit de son frère cadet Julien et, par
contrecoup, de Jean Tixier. Peu de chose subsiste de cette autre affaire parmi les papiers provenant de ce
dernier, hormis une sorte d’« avis juridique » rédigé par un certain Martin Marcillac en floréal an VI (avrilmai 1798). Le statut exact de ce document n’est pas très clair, mais sa précision et l’érudition dont il fait
montre dans le maniement des références jurisprudentielles est tout à fait remarquable. Probablement a-t-il
été produit devant le tribunal civil ayant à juger de la contestation. Remontant au XVIe s. et balayant nombre
d’affaires similaires jugées dans le ressort du Parlement de Paris dont relève l’Auvergne, sans omettre les
dispositions particulières de la Coutume de cette province ni divers édits royaux pris au fil des décennies, il
conclut sans aucune restriction à l’exclusion de Marie de la succession de ses parents. Cette exclusion
concerne aussi bien le quart en préciput réservé par ces derniers dans leur contrat de mariage au profit des
enfants à naître de leur union que le reste de la succession. Le fameux quart revient de droit à son frère Julien
du fait que par son mariage, conclu par ses père et mère, elle est « sortie de la famille ». Quant au reste, elle y
a explicitement renoncé par son propre contrat de mariage en 1778 en échange de la constitution de sa dot, et
ce au bénéfice de Julien, son frère germain, et de son frère utérin Gilbert Tixier, – ce derrière quoi on
entrevoit un autre exemple, après celui de 1756, de collaboration entre les première et troisième lignées
issues de Jeanne Verny par des apports dotaux partagés entre elles au profit d’une sœur et demi-sœur.
Incidemment, on apprend que Jean Tixier a, en outre, racheté les droits de Julien, moyennant quoi entre ceci
et ce qui lui vient par son père, c’est tout l’héritage Bonnabry-Verny qui tombe légitimement dans son
escarcelle.
Résumons donc cette quasi-décennie d’affrontements familiaux : à son terme et selon toutes les
apparences, Jean Tixier a pu récupérer l’essentiel du patrimoine que Jeanne Verny et ses trois maris
successifs avaient engrangé : celui des Tixier, bien entendu, celui des Gaudel par usucaption et, enfin, celui
des Bonnabry partie par héritage, partie par rachat préalable des droits du seul héritier direct, Julien.
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Voilà notre jeune homme, il a trente-deux ans, probablement devenu un parti estimable. Et de fait, dès
les premières semaines de 1799, il se marie avec Françoise Roussel (1769-1813), de Reyvialles (SaintPierre-Roche), dont il aura deux filles, Madeleine (1799-1878) et Marie (1802-1847). Et, pendant quelques
années, jusque vers 1805, bonheur conjugal et (ou) paternité apaisée ? il semble renoncer aux services des
huissiers et déserter les tribunaux…
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Peu après l’issue, en 1812, du conflit avec Michel Laffarge relatif à l’accès à son bâtiment
d’exploitation, Jean Tixier perd sa première épouse (1813), mais, comme d’usage, ne va pas tarder à se
remarier, en l’occurrence avec une certaine Antoinette Chosson (1771-1834) ; cette seconde union (1815)
restera sans descendance, mais elle semble bien signer une ouverture, à la fois en termes géographiques et
sociaux, de l’espèce d’isolat que constituait jusqu’alors le milieu de cultivateurs, ci-devant « laboureurs », du
coin reculé de l’Auvergne constitué par Saint-Pierre-Roche et ses alentours. Milieu qui, au siècle précédent,
de génération en génération, ne semblait devoir engendrer que d’autres cultivateurs et, dans les fratries les
plus nombreuses, des domestiques comme on l’a vu avec les enfants de Marguerite Gaudel. Le tout dans le
cadre d’une géographie matrimoniale qui, outre Saint-Pierre-Roche même, n’outrepassait guère les limites de
seulement trois « paroisses » mitoyennes : Gelles au nord, Perpezat à l’ouest et Rochefort au sud, soit un
gros quart ou un petit tiers du canton dont Rochefort est, depuis 1801, le chef-lieu.
En réalité, on ne sait pas grand-chose d’Antoinette Chosson, sinon que, native de Saint-Sauves, de
premières noces l’ont attirée à Montecheneix (Rochefort), ville où va se célébrer son remariage avec Jean
Tixier. Mais c’est toute la galaxie familiale de la nouvelle épouse qui signe certaines discontinuités avec la
tradition : son seul frère germain identifié, Pierre Chosson, est artisan serrurier à Clermont-Ferrand, rue du
Pont, dans la vieille ville, et apparemment assez prospère pour qu’au moment où il va s’agir de pensionner
leur vieille mère, il consente à ce que sa quotité soit le double de celle des autres membres de la fratrie
recomposée à laquelle il appartient. Antoinette, de son côté, épouse certes en secondes noces un cultivateur,
mais, si ses trois frères utérins, issus du second mariage de sa mère, le sont également, c’est, respectivement,
pour le premier à Murat-le-Quaire et pour les deux autres dans deux hameaux distincts de Saint-Sauves, de
part et d’autre donc de la limite entre le canton de Rochefort et celui de Tauves. Saint-Sauves n’est jamais
qu’à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Saint-Pierre-Roche, mais nettement en dehors du bassin
matrimonial traditionnel de cette commune. De plus, le second mari de la mère d’Antoinette Chosson, Ligier
Brugière, toujours vivant en 1818, est donné comme quelqu’un qui « habite la ville de Paris depuis
longtemps » alors que son épouse est réputée « habitante du lieu de Lestomble, susdite commune de SaintSauves », à proximité de son dernier fils, Pierre Brugière.
La résidence parisienne de Ligier Brugière, combinée à son patronyme (aujourd’hui encore extrêmement
fréquent à Saint-Sauves et dans ses alentours), à la résidence de son épouse et à l’installation de ses trois fils
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comme agriculteurs entre Saint-Sauves et sa voisine Murat-le-Quaire, permet, en tout cas, quelques
hypothèses biographiques : un de ces scénarios serait qu’originaire de Saint-Sauves ou de ses environs et issu
du milieu paysan, ce soit le manque de terres qui l’ait poussé à émigrer dans la capitale, par refus du sort de
domestique agricole auquel se résignaient la plupart du temps ses voisins dans le même cas que lui.
Précurseur des bougnats de la seconde moitié du XIXe siècle, quelle affaire a-t-il montée à Paris ? Quelles
affaires y a-t-il faites ? L’histoire ne le dit pas, mais elles n’ont pas dû être mauvaises à en juger par le fait
que les trois fils qu’il a eus de son épouse restée au pays sont en 1816 tous trois installés comme cultivateurs
dans sa région natale. Effectivement, l’on peut raisonnablement supposer que ce n’est pas sans son concours
qu’il en est ainsi advenu, si notre hypothèse initiale, celle du paysans sans terres parti chercher fortune à
Paris, est la bonne.
Au reste, notre homme semble, comme bien des immigrés, peu pressé de rentrer au pays, une fois l’âge
venu – de fait, la seule des enfant de la fratrie dont on connaisse l’âge, Antoinette, probablement la cadette
de Pierre, a quarante-cinq ans en 1816, et lui-même doit en conséquence ne plus être très loin de ses
soixante-dix ans. Autre trait de caractère, plus brutal, il paraît se désintéresser totalement de la situation de
son épouse, apparemment laissée sans guère de ressources.
C’est cette dernière circonstance qui vaudra à Jean Tixier de devoir s’engager dès l’année suivant son
remariage, à l’automne 1816, à payer à sa belle-mère, de semestre en semestre, solidairement avec le frère
germain et les trois frères utérins de sa nouvelle épouse, une pension alimentaire évaluée en nature. La part
imputée à Jean Tixier, soit le sixième du total, est, annuellement, de « quatre décalitres huit litres sept
décilitres et cinq centilitres (ou trois quartons mesure ancienne) » de « blé seigle2 prix marchand », étant
entendu que cela court « jusqu’au décès » de la bénéficiaire « pour l’amitié » de laquelle l’engagement est
pris devant notaire de verser ce « secours ». Mais on croit comprendre que Jean Tixier n’est pas trop pressé
d’honorer cette dette évidemment consentie à l’instigation de sa nouvelle épouse : le 9 février 1818, un
huissier se présente chez lui, à la requête de sa belle-mère, pour lui réclamer le paiement des trois demis
termes échus depuis le mois de novembre précédent… et l’avertir d’avoir dorénavant à respecter
scrupuleusement son engagement sous peine d’y être « contraint par les voies de droit ». Ambiance… Aucun
autre document ne vient malheureusement éclairer la suite de cette démarche : Jean Tixier s’est-il, volens
nolens, rangé à ses obligations ? Ou, jouant la montre comme il en a déjà montré la capacité, s’est-il contenté
d’attendre que son obligation viagère s’éteigne « naturellement » ? Il est impossible de le dire en l’absence
de toute information, la date même de la mort de la mère d’Antoinette restant indéterminée.
*
En vérité, Jean Tixier a, en cette fin des années 1810, un sujet de préoccupation un peu plus sérieux que
d’avoir à verser annuellement, au pire, l’équivalent d’une dizaine de francs à sa belle-mère. En effet, le 24
avril 1819, se présente chez lui, au Colombier, un huissier mandaté par pas moins de douze autres
2
Céréale la plus cultivée et consommée dans ces contrées, en raison du climat comme de la pauvreté des terres.
10
« cultivateurs », neuf de Reyvialles, un hameau situé à un kilomètre au sud du bourg de Saint-Pierre-Roche
et d’où était originaire sa première épouse, deux autres du bourg lui-même, un dernier du hameau du
Bouchet, relevant de la commune d’Olby, mais limitrophe de Saint-Pierre-Roche au nord-est. Les douze sont
emmenés, tambour battant, par un certain Jean Boucheix (1757-1821), dit Jantou, de Reyvialles. Et l’on est
en droit de supposer que cette démarche a succédé à quelques explications houleuses préalables, tant l’affaire
qui l’a suscitée remonte loin et met en jeu des sommes relativement importantes. En tout état de cause, le
nombre et la concentration géographique des douze « instants » ne laissent pas de surprendre. Mais venonsen aux faits.
Pour faire court, les douze réclament à Jean Tixier le remboursement de « seize cent vingt-cinq francs en
principal pour la quote-part pour laquelle feu Jean Roussel, son beau-père, devait personnellement contribuer
dans le payement de celle de six mille cinq cents francs, montant de la susdite obligation jusqu’au payement,
et les frais de mise à exécution faits en conséquence ». De fait, les douze établissent clairement qu’ils se sont
subrogés à l’intéressé pour solder leur créance commune et définitivement désintéresser leur créancier qui
leur en a donné acte au mois de février précédent, mais ils entendent bien rentrer dans leurs fonds. Quant à
Jean Tixier, il est visé en tant que « tuteur légal de ses enfants mineures d’avec Françoise Roussel [sa
première épouse, décédée en 1813, on se le rappelle], héritières de leur mère, laquelle l’était en partie de Jean
[décédé, quant à lui, en novembre 1807 à Reyvialles où il était établi depuis toujours] ». Une dette, donc, liée
à l’héritage de feu son ancien beau-père, à laquelle il ne saurait échapper, ainsi que ne manque pas de le
rappeler l’huissier invoquant explicitement l’article 877 du Code civil3. Voilà notre homme sommé de
rembourser « en deniers ou quittance solvable » le quart d’une dette collective assez considérable contractée
par son beau-père sept ou huit mois avant son décès et ce sans compter les frais annexes, se montant à leur
tour à quelques centaines de francs d’après le décompte fourni. Aussi bien, a-t-on idée de s’endetter de cette
sorte à près de soixante-quinze ans ? L’histoire ne dit pas comment Jean Tixier s’y est pris pour sortir de ce
mauvais pas : on imagine qu’une partie non négligeable des actifs de l’héritage, savoir les terres du
« cultivateur » Jean Roussel, a dû en être le prix, puisque de l’affaire il ne sera plus question par la suite.
Toujours est-il que les douze (ou leurs de cujus s’ils ne sont, à l’instar de Jean Tixier et ses filles, que des
héritiers) de concert avec Jean Roussel ont, le 25 mars 1807, constitué une « rente » au profit du « sieur
Emmanuel Aubier de Condat, propriétaire habitant de la ville de Clermont ». Cette rente, dont le montant
total s’élevait donc à 6 500 francs, comportait apparemment un échéancier d’une dizaine d’années, à s’en
tenir au fait que les premières démarches du bénéficiaire pour en solder le versement datent de la fin de
1818.
Mais le plus intéressant de l’affaire est, en l’occurrence, l’identité du créancier qui éclaire d’un jour assez
cru l’état des relations sociales à l’époque de l’Empire triomphant. Car il se trouve que ce créancier n’est pas
3
Dans la rédaction de l’époque : « Les titre exécutoires contre le défunt sont pareillement exécutoires contre l'héritier
personnellement ; et néanmoins les créanciers ne pourront en poursuivre l’exécution que huit jours après la signification de ces titres
à la personne ou au domicile de l’héritier. »
11
un inconnu, issu qu’il est d’une famille de notables établie dès longtemps dans le chef-lieu de l’Auvergne et
qui, entre robe et épée, a patiemment tenté de s’agréger à la noblesse ; en vain sous Louis XIV, avec plus de
succès et, en quelque sorte, in extremis, sous Louis XVI. Né en 1757, Emmanuel Aubier était officier au
régiment de Jarnac dragons quand, en 1791, il émigre, servant successivement auprès du duc des DeuxPonts, puis comme chef d’escadron dans l’armée autrichienne. L’amnistie du 6 floréal an X (26 avril 1802)
lui permet de revenir en France ou, du moins, de régulariser sa situation s’il l’avait déjà fait clandestinement
auparavant : de fait, la même année, il se marie et, sans doute, peut récupérer celles de ses propriétés qui,
dans l’intervalle de son émigration, n’ont pas été vendues comme « bien national » ; peut-être aussi, comme
le cas en était fréquent, des hommes de paille ou des membres de sa famille restés sur place ont-ils acquis
certains de ces biens nationaux en assignats dévalués au profit de leur ancien propriétaire. Toujours est-il que
sa situation ne devait pas être désespérée : ayant dès longtemps pris sa retraite de chef d’escadron, on
retrouvera ce « propriétaire » conseiller général du Puy-de-Dôme, nommé donc, de 1825 à 1830. Entretemps, il aura aussi pris part au partage du « milliard des émigrés », pour 69 138,70 francs de capital, soit
une rente de 2 074 francs (décision du 11 octobre 1825)4, au sixième rang des trente et un attributaires du
Puy-de-Dôme.
Mais pourquoi donc cette « rente » de 6 500 francs consentie à un notable par un groupe de
« cultivateurs », c’est-à-dire de petits paysans, pour l’essentiel basés à Reyvialles ? La réponse à cette
question se trouve probablement dans la titulature même du grand-père de l’intéressé, Antoine Aubier,
« chevalier, seigneur de Condat, Revialle et Daire » et dans celle de Louis, père du précédent, qui dans le
dernier tiers du XVIIe siècle se présentait comme « chevalier, seigneur de Rioux, La Monteilhe, Condat ». Si
on peine à situer les fiefs de Daire et de La Monteilhe, il n’en va pas de même de Condat (aujourd’hui,
Condat-en-Combrailles), ni de Rioux, lieu-dit de Saint-Pierre-Roche situé à 3 kilomètres au nord du bourg et
où se voient encore de nos jours les ruines d’un château datant d’entre les XVe et XIXe siècles, ni enfin de
« Re<y>vialle<s> ». À l’évidence, un certain nombre de cultivateurs, peut-être même les anciens fermiers du
« seigneur de Revialle » et « de Rioux », s’étaient coalisés au moment de la mise en vente forcée de certains
biens de l’émigré et en avaient acquis solidairement une part à proximité de leurs propres terres, quitte à se la
répartir entre eux par la suite. Et, de manière non moins évidente5, l’ancien propriétaire, une fois de retour de
l’émigration, avait fait pression sur les nouveaux acquéreurs pour en obtenir une rétrocession avantageuse
ou, à tout le moins, une indemnité compensatrice valant ratification de la vente et évitant l’effondrement de
la valeur vénale de l’acquisition. Il est probable que le nombre des acquéreurs et leur unité déterminée
4
Ministère des Finances, États détaillés des liquidations faites par la commission d’indemnité, à l’époque du 1 er avril 1826, en
exécution de la loi du 27 avril 1825, au profit des anciens propriétaires ou ayant-droit de biens-fonds confisqués ou aliénés
révolutionnairement. IIe partie, contenant depuis le département de Maine-et-Loire jusques et y compris celui de l’Yonne, Paris,
Imprimerie royale, 1826.
5
On trouvera de nombreux exemples des manœuvres d’intimidation auxquelles se livrèrent les anciens émigrés, jouant notamment
sur l’insécurité juridique de nombre des acquisitions de biens nationaux et menaçant en conséquence leur valeur vénale en cas de
mise sur le marché. Cf., par exemple, André Gain, La Restauration et les biens des émigrés, la législation concernant les biens de
seconde origine et son application dans l’Est de la France (1814-1832), Nancy, Société d’impressions typographiques, 1928, 2 vol.
Cette thèse contient un important chapitre préliminaire sur la chronique de ces biens nationaux de la réaction thermidorienne à la fin
de l’Empire sans se limiter à l’Est.
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maintenue au bout d’une quinzaine d’années a, dans ce cas précis, permis d’obtenir la ratification de la vente
initiale en échange de la « rente » consentie, plutôt qu’un retour à la situation de départ. À bon compte ?
N’exagérons rien : les gages annuels d’un domestique agricole n’atteignaient toujours pas 200 francs par an à
l’époque dont nous parlons. Mais les deux parties étaient censées trouver chacune son compte dans
l’opération, l’ancien propriétaire une compensation au moins partielle de la perte de son bien, les nouveaux
acquéreurs une sécurité juridique et, par contrecoup, marchande.
*
Quand, le 22 mai 1831, Jean Tixier meurt, peu de choses transparaissent des dix ou douze dernières
années de sa vie, sauf à considérer que telle ou telle quittance atteste qu’il est resté actif jusque peu avant son
décès.
Mais, à cette date et de manière relativement surprenante, aucune de ses deux filles, pourtant trentenaires
ou presque, n’est mariée. Madeleine (1799-1878) restera d’ailleurs vieille fille sa vie durant. Quant à la
cadette, Marie (1802-1847), c’est bien la mort de son père qui semble la libérer sous ce rapport. Dès février
1832, elle conclut devant notaire un contrat de mariage devant prendre effet lors de sa prochaine union avec
Pierre Vallière (1800-…) de Prades, avant de renoncer à cette union de manière inexpliquée. Un an plus tard,
en février 1833, elle épouse, pour de bon, Martin Thomas (1798-1833) de Gelles, mariage sans descendance
qui aura duré moins de trois semaines du fait du décès de l’heureux élu. Enfin, le 20 août 1834, c’est au tour
d’Amable Faydit (1793-1875), également originaire de Gelles. Trois enfants naîtront de ce dernier mariage.
Mais entre-temps le conflit qui, peu après la mort de Jean Tixier, surgit entre ses deux filles, d’un côté, et
Antoinette Chosson, sa veuve, de l’autre, suggère avec une forte probabilité que les premières avaient dû
demeurer éloignées du Colombier depuis un certain temps : placées comme domestiques ? Cette hypothèse,
loin d’être à exclure, semble la plus naturelle et expliquerait, entre autres, qu’elles soient encore célibataires
à près de trente ans. Leur retour au Colombier pour reprendre l’exploitation de leur père au lendemain de son
décès aurait alors, d’une part, incité la cadette à convoler et, de l’autre, fait éclater au grand jour
l’incompatibilité d’humeur entre elles et leur belle-mère. De fait, c’est moins de deux mois après le décès de
Jean Tixier que, le 17 juillet, celle-ci quitte la maison du défunt et, par la même occasion, le Colombier, pour
Gioux (Rochefort-Montagne) où elle résidera jusqu’à sa mort qui se produit au domicile d’un cousin, le 16
avril 1834.
Mais, dès le mois suivant son départ, elle fait assigner ses deux belles-filles devant la Justice de paix de
Rochefort pour exiger de la succession de son mari ce qu’elle estime être son dû. Des juges-arbitres sont
aussitôt nommés pour mettre un terme amiable à l’affaire, mais, selon toutes les apparences, leur décision ne
satisfait pas Antoinette Chosson, qui continuera ses instances devant le Tribunal civil de Clermont-Ferrand.
Grief principal, exposé deux ans plus tard par son avoué devant ce tribunal : « que les défenderesses
<Madeleine et Marie Tixier> […] ont chassé la demanderesse <Antoinette Chosson> <de la maison de Jean
13
Tixier> et que d’ailleurs il serait impossible à cette dernière de pouvoir habiter en communauté avec les filles
Tixier dont les caractères ne peuvent s’empatiser [sic !] avec le sien6 ». L’incompatibilité d’humeur est
clairement exprimée. Or ce droit au logement était, outre le paiement par les héritiers de Jean Tixier d’une
pension alimentaire en nature « annuelle et viagère de cinquante-deux décalitres de blé-seigle, sept
kilogrammes et demi de fromage, sept kilogrammes et demi de lard et cinq kilogrammes de beurre »,
clairement stipulé par son contrat de mariage « dans le cas qu’elle n’ait pas d’enfants du présent mariage »
(point avéré) et qu’elle survive à son mari, et ce en échange de la donation au futur de « tous les biens
immeubles qu’elle a recueillis dans la succession de Guillaume Valleix, son premier mari, consistant en prés,
terres, jachères, jardins et bâtiments situés aux appartenances dudit lieu de Montecheneix et lieux
circonvoisins sous la réserve qu’elle se fait de la jouissance d’iceux pendant sa vie durant, lesquels biens les
parties déclarent être d’un revenu annuel de la somme de cinquante francs ». Cette pension alimentaire n’est
jamais contestée et régulièrement payée par les sœurs Tixier. Mais A. Chosson entend également solder sur
la succession quelques comptes pendants entre elle-même et son défunt mari.
Une rente annuelle de trente francs doit-elle indemniser Antoinette Chosson du domicile qu’elle ne peut
pas ou ne veut pas, suivant les versions, occuper au Colombier ? La vache d’Antoinette Chosson dont Jean
Tixier a perçu le prix a-t-elle été vendue pour cent cinquante ou cent quarante francs ? Les bâtiments dont
elle a hérité à Montecheneix ont-ils été démolis par Jean Tixier en vue d’en revendre les matériaux ou bien
se sont-ils effondrés de vétusté avant qu’Antoinette Chosson en liquide les matériaux à son propre compte ?
Jean Tixier a-t-il, ou non, réglé pour elle une dette de cent francs ? Qui doit payer les trois francs-six sous
pour la copie de tel acte ? La liste des micro-conflits par procuration entre belle-mère et belles-filles est
interminable. Mais, s’ils occupent avoués et autres auxiliaires de justice pendant plus de deux ans, c’est,
semble-t-il, la tactique des premiers qui s’avère décisoire : du côté d’Antoinette Chosson, Me Mège, toujours
prêt à brandir quittances enregistrées et autres expéditions au fil d’un raisonnement juridique sophistiqué et
solidement argumenté ; en face, Me Guillaume, vaguement brouillon et se contentant de proposer
incessamment un montant forfaitaire afin d’en finir une fois pour toutes. Clairement, le premier emporta le
morceau sur l’essentiel des demandes d’Antoinette Chosson, les sœurs Tixier se voyant, entre autres
dispositions, condamnées à régler à Me Mège « qui a affirmé les avoir avancés » des dépens à hauteur de
« deux cent sept francs trente-quatre centimes », jugement notifié à leur avoué le 14 août 1833. Il restait à
Antoinette Chosson huit mois à vivre, mais les chicanes dont Jean Tixier avait, depuis près de quarante-cinq
ans, été le centre étaient enfin soldées.
*
Au reste, les « Conclusions » de Me Mège citées plus haut, hormis leur fonction judiciaire, ouvrent
également quelques perspectives sur les conditions de vie de nos cultivateurs, ci-devant laboureurs, dans le
premier tiers du XIXe siècle : Jean Tixier, dont on a pu penser qu’il avait, notamment en récupérant sans
excès de scrupules une bonne partie de l’héritage provenant de sa grand-mère paternelle et de ses trois maris
successifs, acquis une relative aisance, n’était pas Crésus, loin s’en faut. En vérité, il vivait même assez
6
« Conclusions » déposées devant le Tribunal civil de Clermont-Ferrand, par l’avoué d’Antoinette Chosson et signifiées à celui des
sœurs Tixier le 9 mars 1833.
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chichement, partant que « la maison délaissée par ledit défunt Jean Tixier consiste uniquement en une petite
pièce au rez-de-chaussée <et> qu’elle serait insuffisante pour y loger plusieurs personnes », tandis que son
alimentation et celle des siens faisait la part belle au « blé seigle », agrémenté d’un peu de lard, beurre et
fromage, sans compter quelques légumes et fruits en provenance du jardin attenant à toutes les maisons.
L’apparente âpreté au gain qui transparaît en mainte occasion, autant que d’un tempérament porté à la lésine
ou de dispositions à la chicane, ne procède-t-elle pas, tout autant, de nécessités économiques pour de petits
agriculteurs exerçant leur activité dans une zone de montagne au sol et au climat ingrats ? De fait, cette
activité est largement dédiée à l’autosubsistance et, à ce qu’on peut en juger, ne dégage guère de surplus de
nature à favoriser l’insertion dans une économie marchande et monétarisée en plein essor. Sans parler des
compensations à verser aux anciens propriétaires de biens nationaux pour sécuriser les rares acquisitions qui
leur ont permis d’arrondir leurs lopins, Jean Tixier et ses semblables, plus d’un siècle après La Bruyère et
par-delà la Révolution, restent « attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté
invincible ».
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