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YLVICULTURE
Promotion de l’alisier torminal: Contributions de la pratique et de la recherche (3)
L’alisier torminal dans la pratique
L’alisier torminal est en Suisse une essence rare et de grande valeur pour de nombreuses raisons.
Dans les deux premiers articles de cette série, nous avons évoqué les stratégies de promotion de cette
essence ainsi que les projets de recherche actuellement en cours à ce propos. Ce troisième et dernier
article rapporte un entretien que nous avons eu avec deux spécialistes de la pratique forestière
engagés dans la promotion de l’alisier torminal. Ces entretiens ont été réalisés au cours de l’été 2001
avec Jean-Paul Guerdat, garde forestier de triage à Bure (JU) et Pascal Junod, ingénieur forestier
d’arrondissement à Cortaillod (arrondissement 3, NE).
P
quelle raison exactement
tenez-vous à favoriser l’alisier
torminal?
OUR
Dans les peuplements
mixtes, les alisiers torminaux sont soumis à une
très forte concurrence. Il
Jean-Paul Guerdat:
est donc nécessaire de les
L’alisier torminal est très intéresdégager régulièrement.
sant sous de multiples aspects. Le
Comme cette essence
premier est d’ordre écologique.
monopodiale grandit raPar Stefan Studhalter Marcus Ulber Patrick Bonfils *
Nous désirons créer des forêts
pidement dans sa phase
mixtes qui contiennent toutes les
juvénile, notre tâche est
essences possibles. Nous avons réalisé est supérieure à sa valeur économique. relativement facile jusqu’au stade du fourqu’il existe dans nos forêts aussi bien des Voilà pourquoi nous dégageons aussi des ré. Dès le stade du perchis, l’ouvrage plus
essences rares que du bois de qualité que arbres qui ne sont pas toujours de parfai- difficile commence car la pression de la
nous devons soigner et favoriser en procé- te qualité. A nos yeux, l’importance de la concurrence augmente encore. D’où l’imdant à des coupes de dégagement. En diversité surpasse celle de la qualité.
portance de définir clairement les buts
outre, la promotion de l’alisier est dictée
pour chaque peuplement et de les menpar des raisons économiques. Nous espé- – De quelle manière privilégiez-vous tionner par écrit. Il importe que les foresrons pouvoir vendre à l’avenir des alisiers cette essence rare?
tiers de cantonnement soient motivés
torminaux de bonne qualité à un bon prix.
pour favoriser cette essence car c’est à eux
J.-P. Guerdat: Nous n’investissons pas qu’il appartient de fixer les priorités des
d’argent dans ce but. Ce que nous faisons soins à apporter aux jeunes peuplements
Pascal Junod:
Il existe de nombreuses raisons pour cela se résume à notre action au moment des mixtes. Ils ont aussi la tâche de sensibiliser
car cette essence est polyvalente. Elle est coupes et des soins sylvicoles. Notre objec- et d’encourager les forestiers-bûcherons
importante d’un point de vue écologique tif est de maintenir la qualité du bois. Voilà et les apprentis à reconnaître et à estimer
car il s’agit d’un arbre mellifère qui, de sur- pourquoi nous réalisons des coupes de dé- les essences rares. C’est ainsi le seul
croît, procure des fruits sauvages aux oi- gagement afin de favoriser sa croissance. moyen d’assurer la parfaite qualité des
seaux ainsi qu’aux petits mammifères. D’un Nous marquons d’un point tous les alisiers soins sylvicoles.
point de vue technologique, son bois pré- torminaux et les essences rares de manièsente également des caractéristiques non re à les retrouver. D’ici à la fin de cette an- – Vous est-il déjà arrivé de planter des alinégligeables. Il a beaucoup de valeur aussi née, je veux avoir cartographié tous les ali- siers torminaux?
bien en tant que bois d’œuvre que comme siers torminaux et les autres espèces rares.
bois énergie. Il est parfaitement adapté à Cette préparation prend du temps certes, J.-P. Guerdat: Jusqu’à présent, je n’en ai
nos stations chaudes de basse altitude et mais je pense qu’elle est importante car planté aucun. J’ai travaillé uniquement
nous devons savoir où se trouve le bois de avec la régénération naturelle
résiste bien aux tempêtes.
La beauté de ses couleurs autom- qualité.
Nous désirons voir quels arbres appanales, la forme spéciale de ses feuilles
raissent de manière naturelle sur les suret la particularité de ses bourgeons P. Junod: Lors des martelages, les alisiers faces dévastées par Lothar. En général, la
rendent l’alisier torminal très esthé- torminaux identifiés, jeunes et vieux, sont composition des essences est bien équilitique. Les belles billes de pied d’alisier tor- désignés à l’aide d’un ruban. Dès le stade brée. Mais il faudra peut-être quand mêminal peuvent également s’avérer très in- du recrû, leurs couronnes sont activement me planter quelques arbres ici ou là.
téressantes financièrement. Mais, pour mises en lumière. La promotion de l’alisier
nous, la valeur de cette essence elle-même torminal se traduit souvent chez nous par P. Junod: Oui, nous plantons régulièreune intervention individuelle et ponctuel- ment des alisiers torminaux. Et nous en
le. Depuis quelques années, j’intègre sys- profitons pour expérimenter différentes
* Les auteurs travaillent à l’Institut fédéral de retématiquement les arbres intéressants ob- techniques. Par exemple, nous avons plancherches WSL (section Biodiversité) à Birmensdorf.
servés lors des inventaires et des té des alisiers torminaux sur un réseau de
Ils s’occupent du module de mise en œuvre du promartelages dans un système d’informa- 2 m sur 2 en tant qu’essence principale sur
jet de l’OFEFP intitulé Conservation et utilisation des
ressources génétiques forestières.
tion géographique.
des surfaces allant jusqu’à un tiers d’hec-
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vaut la peine d’investir du temps et de l’argent pour ces arbres. Je pense néanmoins
que les essences rares nous apporteront à
long terme une plus-value qui sera financièrement intéressante.
Pascal Junod dans une régénération entièrement naturelle d’alisiers torminaux (arrondissement forestier 3, NE).
tare. Dans un autre peuplement, nous
avons fait un essai en mélangeant de l’alisier torminal à un recrû naturel de hêtres de
piètre qualité et de faible densité. Nous
avons réalisé ce regarnissage avec un espacement d’environ 4 m sur 4 et des protections individuelles. Sur certaines surfaces,
nous avons planté du torminal comme
peuplement accessoire «de luxe» en le mélangeant notamment avec des pins sylvestres comme essence principale. D’autre
part, nous avons aussi dégagé une parcelle
sur laquelle l’alisier torminal se régénère naturellement par drageonnement. Prochainement, nous allons planter plus d’un demi-hectare d’alisiers torminaux dans le
cadre de compensations consécutives à la
construction de l’autoroute A5. Il n’existe
aucune recette universelle pour favoriser
l’alisier torminal, voilà pourquoi nous essayons d’atteindre notre but selon différentes manières.
Nous ne travaillons qu’avec du matériel
végétal d’origine locale. Par chance, nous
disposons, dans notre arrondissement,
d’une petite pépinière qui nous permet
d’élever de jeunes plants. Il nous arrive de
vendre une partie de notre production à
d’autres pépinières. Toutefois, nos principaux clients sont les communes de la région ainsi qu’un petit nombre de propriétaires de forêts privées. Dans notre
arrondissement, nous possédons une vingtaine de semenciers reconnus. Tout ce qui a
été planté depuis les années 1950 provient
de ces arbres.
– Quelle est leur qualité?
J.-P. Guerdat: Les alisiers dégagés sont
particulièrement beaux. Mais je ne sais encore rien sur la qualité de leur bois. J’ai l’intention d’abattre deux ou trois de nos plus
grands alisiers afin de voir ce qu’ils ont à
l’intérieur. Je pourrai ainsi décider si cela
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P. Junod: L’alisier torminal est une
espèce hétérogène qui a une très
vaste diversité qualitative. Les individus
adultes régulièrement favorisés présentent
actuellement des billes de pied de plus de
50 cm de diamètre à hauteur de poitrine et
des longueurs de fût de 8 à 10 m libre de
branche.
Parmi les quelques alisiers torminaux
plantés dans les années cinquante et
soixante, certains se trouvent actuellement
au stade de perchis dans des peuplements
mixtes de chênes et d’érables. Ils ont de
beaux troncs et nous continuons à les promouvoir. Les alisiers torminaux que nous
avons plantés durant les treize dernières
années se trouvent encore au stade de
fourré. Ceux qui ont été éduqués en petits
groupes sont les mieux développés.
– Quelles difficultés rencontrez-vous
lorsque vous travaillez avec les alisiers torminaux?
J.-P. Guerdat: Pour l’instant, je n’en ai rencontré aucune.
P. Junod: Lorsqu’il existe des surfaces où
l’on pourrait planter de l’alisier torminal, il
est parfois ardu de motiver les propriétaires forestiers pour qu’ils utilisent
cette espèce rare et de grande valeur.
Les alisiers torminaux achetés dans les pépinières coûtent entre 6 et 15 francs le plant
en pot, ce qui est nettement plus cher que
l’érable, par exemple, que l’on peut obtenir
sous forme de racines nues pour 1 fr. 20
seulement.
Devant une telle disparité, les ingénieurs
et gardes forestiers doivent trouver des arguments convaincants pour obtenir l’approbation des propriétaires. C’est pourquoi
il nous serait très utile de pouvoir commercialiser de temps en temps
quelques mètres cubes de bois d’alisier
torminal au prix fort. Nous sommes en
train d’y réfléchir. Pour le moment, les seuls
prix de vente élevés auxquels nous pouvons
nous référer sont ceux pratiqués dans le Jura français. Mais si nous pouvions établir
que, chez nous aussi, de tels prix sont réalisables, il serait plus facile de justifier la création de nouvelles surfaces.
En pépinière, nous connaissons certaines
difficultés lors des phases de germination et
de levée des plantules d’alisiers torminaux.
De nombreuses semences ne germent
qu’au deuxième printemps après la récolte.
De plus, l’évolution de la croissance est très
variable. Certaines plantes croissent très rapidement, d’autres restent petites et stag-
nent. Comme nous ne commercialisons
que les plants les plus vigoureux, nous perdons ainsi une part considérable de la production.
– Avez-vous déjà vendu du bois provenant
de cette essence?
J.- P. Guerdat: Non, jusqu’à présent, je
n’en ai vendu aucun. A Boncourt, une tige
a été vendue; elle a été payée dans les
2’600 Fr./m3. Dans une autre commune, les
alisiers présentaient un cœur coloré. Ainsi,
ce bois a rapporté beaucoup moins que ce
qu’on espérait.
P. Junod: Dans notre arrondissement, aucun mètre cube d’alisier torminal n’a été
vendu durant ces treize dernières années.
Nous ignorons tout de la véritable valeur
marchande de son bois. La littérature fait
état de colorations de cœur consécutives à
la chute de branches ou d’autres blessures. Ici aussi, nous avons des alisiers torminaux adultes dont les branches sont
tombées. Ces arbres seront certainement
les premiers que nous récolterons et vendrons dès qu’un acheteur ou un commerçant s’y intéressera. Mais nous ne cherchons pas en premier lieu à gagner de
l’argent rapidement avec des torminaux
car si c’était le cas, nous devrions écrémer
la forêt et couper les plus beaux. Notre objectif majeur est de constituer une véritable population qui permette à nos successeurs de continuer de promouvoir
cette espèce en vue de produire du
bois de meilleure qualité possible.
– Comment ce bois est-il commercialisé?
J.-P. Guerdat: Il existe chez nous une
grande scierie, et plusieurs petites, qui
s’intéressent au bois d’alisier. Je crois que
la demande en bois spécial est en aug-
Jean-Paul Guerdat devant un alisier qu’il soigne
depuis de nombreuses années (Triage forestier
de Bure, JU).
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mentation. Jusqu’à il y a huit ans, on
n’était pas conscient de la valeur de ce
bois. Nous avons vu en France notamment
qu’il est possible de vendre un petit alisier
pour 4’500 Fr./m3. Nous avons réalisé làbas que nous possédons, nous aussi, du
bois de grande valeur auquel nous avions
accordé peu d’importance auparavant.
P. Junod: Commercialiser ce bois ne peut
se faire qu’en coopération avec d’autres arrondissements forestiers. Car si nous voulons obtenir un prix qui en vaille la peine,
nous sommes obligés de nous unir. En coopération avec les arrondissements voisins
et l’association forestière neuchâteloise,
nous étudions actuellement la possibilité
d’établir une bourse des bois précieux. Cette idée n’est toutefois pas encore finalisée.
Nous avons aussi pensé à désigner sur
pied les troncs d’essences précieuses susceptibles d’être vendus. Nous inviterions
alors les acheteurs éventuellement intéressés à venir examiner ces arbres dans le
peuplement et à nous proposer un cadre
prix. Le propriétaire pourrait ensuite décider en connaissance de cause et en toute
liberté s’il veut procéder à l’abattage ou
non de ces arbres.
– Quel soutien désireriez-vous obtenir
dans le domaine de la promotion de l’alisier torminal?
J.-P. Guerdat: Ce qui nous manque, c’est
l’expérience dans la sylviculture des essences rares. Nous ne savons pas au juste
comment procéder. Nous avons de la peine à estimer avec quelle intensité les alisiers doivent être dégagés. Dans le projet
de promotion des essences rares [1], il y a
bien des conseils sur la manière de traiter
ces essences. Il suffirait de les reprendre et
de voir comment les mettre en pratique.
Mais je crois qu’il n’est pas nécessaire de
connaître tous les détails pour arriver à
trouver la bonne solution. Nous attendons
aussi les résultats des recherches génétiques réalisées au WSL. Elles pourront
peut-être nous éclairer sur les traitements
sylvicoles à adopter.
P. Junod: Nous aimerions obtenir des
bases scientifiques axées sur la pratique,
particulièrement en ce qui concerne les essences rares. Il nous serait très utile par
exemple d’avoir une appréciation claire de
la réaction de l’alisier torminal face au feu
bactérien. Comme nous craignons ce danger, nous mélangeons généralement le
torminal avec d’autres essences.
Nous constatons également des différences de comportement lors de la levée
des semis en pépinière. Nous nous demandons s’il existe différents écotypes
d’alisiers torminaux. Il serait utile de pouvoir les distinguer avant la plantation déjà.
Extrait de la carte mentionnant la présence d’alisiers torminaux à Bevaix (NE). Le plus gros alisier torminal figurant sur cet extrait atteint 55 cm de diamètre à hauteur de poitrine (dhp).
Finalement, nous espérons qu’à l’avenir la Confédération accordera une aide
financière véritablement incitative aux
propriétaires forestiers pour les mesures
spécifiques réalisées en vue de la promotion
des espèces rares et peu compétitives telles
que l’alisier torminal ou le cormier.
Bibliographie:
[1] Barengo, N., Rudow, A. und Schwab, P.,
(2001): Förderung seltener Baumarten auf der
Schweizer Alpennordseite. BUWAL, ETH Zürich.
Zürich.
Traduction: Monique Dousse
Un commentaire
Les trois articles sur l’alisier torminal ont surtout montré que la promotion de l’alisier (et
d’autres essences rares) nécessite la coopération et la contribution active de tous les
acteurs intéressés à différents niveaux. Les propriétaires de forêt jouent un rôle clé dans
une telle stratégie. D’une part, ils connaissent les problèmes qui se posent sur place et,
d’autre part, ce sont eux qui décident en dernier lieu ce qui est important et ce qui ne l’est
pas. Les services forestiers de la Confédération et des cantons voient les choses sous un
autre angle. En tant que représentants d’une large «communauté d’intérêts», ils doivent
prendre en compte de multiples points de vue et intégrer les aspects écologiques, économiques et sociaux. Quant à la recherche, elle est appelée à étudier des questions actuelles
et importantes pour les praticiens et à leur offrir les informations dont elle a besoin.Il y aura lieu d’étudier, voire d’améliorer, les points suivants:
• Le traitement sylvicole: Pour ce qui est de l’alisier torminal, l’expérience en la matière
n’en est qu’à ses débuts. Elle doit être élargie en réunissant toutes les connaissances acquises dans ce domaine. La génétique forestière peut y apporter d’utiles impulsions. La sylviculture et la génétique forestière sont appelées à fournir une aide pratique.
• Le matériel végétal de qualité: Il sera difficile de mettre sur pied une stratégie de promotion de l’alisier torminal à l’échelle de la Suisse sans avoir recours à la plantation. Aujourd’hui, il est souvent difficile, voire impossible, d’obtenir du matériel de reproduction de qualité qui soit de provenance suisse. Ce problème devrait être étudié
au plus tôt par la Confédération et les cantons, en collaboration avec les pépinières privées.
• Les structures de marché et d’organisation: La conservation et la promotion de l’alisier sont motivées par des facteurs d’ordre aussi bien écologique qu’économique. Tous
deux sont importants et doivent être favorisés. Sur le plan économique, il conviendra de
créer des structures de marché et d’organisation.
• La communication: A côté des aspects techniques que nous venons d’énoncer, il importe de ne pas négliger non plus les exigences et les désirs de tous les acteurs concernés
ou touchés par une stratégie de promotion. Les avantages de la promotion d’espèces
rares doivent être clairement expliqués, d’où l’importance de la communication. C’est
grâce à ce moyen que les propriétaires forestiers partageront le plaisir de faire quelque
chose de particulier en plantant des alisiers, même s’ils coûtent dix fois plus cher que
d’autres plantes forestières.
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