MYSTERE DES-MYSTERES / Alexis Forestier / Cummings / L

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MYSTERE DES-MYSTERES / Alexis Forestier / Cummings / L
MYSTERE DES-MYSTERES / Alexis Forestier / Cummings
/ L’Echangeur.
E. E. Cummings.
Echangeur du 8 au 22 décembre 2012
MYSTERES DES-MYSTERES
Alexis Forestier
Textes de E.E. Cummings. Traduction de Jacques Demarq, Thierry Gilleboeuf et Robert Davreux
Mise en scène, scénographie, musique Alexis Forestier Arrangement et complicité musicale Anthonin Rayon
Création sonore Jean-François Oliver, Jean-François Thomelin Lumières Mathier Ferry assisté de Fanny
Perreau Avec Elise Chauvrin Alexis Forestier Jean-François Favreau Cecile Saint-Paul
L’AVENEMENT DE L’ECRITURE-PAROLE
Alexis Forestier
Impuissance à écrire sur les poètes. Cela se dérobe. Car cela est vie, car cela est mouvement.
Musique et chant. Rythme donc. Langue d’abord. Ou non tout ensemble. Je ne peux que témoigner.
Rares. Lucioles. Noir. Poussières. Mystère des mystères. Sous ce titre, Alexis Forestier (avec Cécile
Saint Paul) nous emmène chez Cummings (1894-1962). Ça déborde. C’est l’enjeu : transmettre le
feu.
Atmosphère. 2013. Alexis Forestier depuis vingt ans trace une voie qui est unique et magnifique.
La sienne. Accompagnée de Cécile Saint-Paul qui est bien plus qu’actrice. La leur. Je ne peux
dissocier les pièces que j’ai vues de leur deux présences – de leurs deux voix. Kafka, Gertrude
Stein, René Char, Deligny, Dante, Robillard, Cummings, sous leurs regards, semblent liés et
provenir d’une même source, d’une même racine. Travail des matériaux, du son, des lumières :
dérisoire remarque pour évoquer combien chez les Endimanchés (leur compagnie) tout participe
d’un regard traversant, d’un regard qui prend de biais et tel un rayon de lumière à ras, faisant voir
autrement. Expressionnisme, récupération d’objets et transformation, ritournelles, enfance. Jouets.
Jeux graves des enfants pauvres. Joujoux. Hissée, une tenture à motifs rouges – feuilles de sang –
comme un souvenir de famille chatoyant de toute l’enfance enfuie. C’est une voile qui brille de
mille feux de rien. Apparition, disparition de l’actrice derrière ce rideau, modification des costumes,
jeu de cache-cache. Théâtre. Costumes (un casque de pompier, des robes, beaucoup de robes des
années d’avant, d’il y a longtemps, d’avant la mini jupe.) Amérique. Pauvre Amérique. Cummings.
Surréaliste, Cummings. Je ne connaissais pas Cummings. Je ne pourrais plus le lire sans cette
chambre d’échos que lui a créée Alexis Forestier. Qui l’a ancré dans cette Amérique d’Henri Miller
ou de Faulkner, Amérique que je connais mal aussi mais, là, j’ai rencontré quelque chose de ce
temps-là. Le sound d’un dancing des années 20 là-bas. Ancêtre des night clubs avec sa clientèle
interlope et soûle. Et cela prend sa force d’être mis en scène (ou évoqué) dans notre temps à nous.
Et par effet de retour, cela fait sentir ce que Alexis Forestier fait au théâtre. Il y a dans ses
esthétiques une hauteur nostalgique sans mélancolie, quelque chose qui force l’aujourd’hui à
s’ouvrir. Il ouvre des brèches, recrée de l’espace (c’est-à-dire du temps), avec des objets, des
matériaux primaires (dirais-je) : bois, fer, tissus et des choses (accessoires), contrant le virtuel qui
nous intoxique un par un. Là où tout se remplit d’ersatz, il ouvre des voies vers des espaces fous, de
liberté mentale. C’est lié à la scénographie. Comme toujours chez les Endimanchés, elle est
mystérieuse : elle agit mais on ne saurait dire comment. Enfin, peut-être, si. Ce sont des
constructions frêles, que les lumières prennent en rasants ou sous clignotements. Ce sont des choses
qui bougent (à roulettes ou à palants) en glissant, comme modifiant la perspective du spectateur. Le
spectateur est insensiblement emmené par la sensation de changer de places, d’angles de vue. Mais
rien de réaliste dans ces constructions : ce sont plutôt des structures qui souligne un espace où il n’y
pas de parallèle mais des convergences et des divergences, des points de fuite jamais centraux. Plus,
aussi, le jeux des apparitions / disparitions par des obturations du champ visuel du spectateur (de
certains), des lais baissés / relevés : personne n’a le même point de vue, tout bouge et vacille, et
reste un peu penché, entraîné dans un tournoiement. Tourbillonnaire. Exactement le sujet de
Cummings. Et parmi l’oeuvre immense de Cummings, qu’Alexis Forestier fasse entendre des textes
visionnaires et archi contemporains sur la solitude devenue impossible dans un pays qui dépense
des milliards pour que personne ne soit seul ; sur le fait qu’il est dérisoire d’être soi dans la masse ;
et sur l’avide besoin de sécurité, vient orienter cette pensée scénographique et lui donner sa portée
politique discrète. Retrouver de l’espace, retrouver de la solitude, retrouver de l’intimité avec soi,
retrouver le goût de l’imprévisible, de l’inconnu, de l’autre. Les chutes, les effondrements, les
accidents sont fréquents sur le plateau (organisés). Ces mêmes textes de Cummings étant fondés sur
l’érotique et le désir comme donnant seuls la liberté d’être, donc de penser, tout se relie. Le corps ne
se libère de la peur que de se laisser imaginer l’autre, comme autre chose qu’un seul autre (un seul
corps) mais comme une surface de sens. Surréaliste Cummings pour qui une jambe ne sera jamais
une jambe et le désir une simple libido fonctionnelle. Des corps sans pensée et des idées sans corps,
qui sont en train de pulluler, il leur objecte sa langue qui ne procède que de ses visions, elles-mêmes
de ses sensations. Langue qui nous parvient miraculeusement grâce à des traducteurs sensibles. A
contresens de notre époque où le corps n’est plus que du corps, il fait jurer que :
» le tasseau inspiré / de sa jambe heureuse entraîna en un masse unique mes désirs séparés /
ses cheveux étaient comme un gaz nocif.
Ankylosé…
.
le pouls
/ dans sa paresse féroce tenta de répéter
/ une syncope
simulée connue d’Europe / – Un jour j’ai senti une montagne me toucher là où je me trouvais
(peut-être à neuf miles).
C’était le printemps agitateur de soleil.
doucement dans
l’air mutilé des quantités de bourgeons suppurèrent.
une vallée répandit
/ ses rivières chatouilleuses dans mes yeux,
le monde assassiné se contorsionnait comme une corde convulsive » (la mise en page que je
reproduis est approximative et donne seulement une idée de cette poétique)
Le printemps agitateur de soleils ne semble plus rien nous dire. L’horreur que vit Cummings et
notamment le meurtre de l’idée communiste (il était en France dans les années 20 et se fait
emprisonner pour ce crime de la nourrir, cette idée – « les communistes ont de beaux yeux« écrit-il
tout simplement) et de toute l’utopie qu’elle respirait, n’est qu’une chiqunaude aujourd’hui.
L’Europe est dépecée par une hydre sans nom, rendant toute lutte sacrificielle (Revue Lignes 39 –
un numéro à partager). Il reste que cela nous redonne une perspective. Celle de tout reprendre à
zéro.
Il y a peu d’images du travail d’Alexis Forestier et cela se comprend. C’est un travail à la fois hyper
plastique mais pour réveiller des fibres sensorielles que le visuel ne peut que masquer.
Dedans le tourbillon. C’est peut-être de toucher à ce point névralgique que Alexis Forestier crée
une émotion précieuse. Ensuite, il y a son travail d’artiste – et le mot « artiste » ici nomme quelque
chose de précis, de l’ordre du faire, hand made, de l’objet d’art unique – ce qui n’enlève rien à ceux
qui restent démunis aujourd’hui dans ce champ du faire. Travail dramaturgique, aussi, certes
énorme. Mystère des mystères est construit, diablement. Nous introduisant d’abord en nous égarant,
jusqu’à ce que toutes nos défenses tombent. Nous égarant en faisant entendre cet anglais
intraduisible sinon par traducteur. Langue poétique dont toute l’étrangeté réside dans la capillarité
parfaite entre chair et pensée, entre objets et vivants. D’où les objets sur le plateau comme cette
pompe à incendie d’un autre âge. Echouage de débris du temps. Comme disant Klossowski dans La
monnaie vivante, quelque chose crève quand l’objet devient remplaçable et non plus transmissible
avec toute la mémoire de son usage. Avec lui disparaît notre mémoire des gestes. Et on aura beau
dire, ce merveilleux monde contemporain nous laisse de plus en plus nus, vains, et analphabètes des
mains, grâce à l’électronique. Ce qui dans l’érotique n’est pas sans effet (sans aucune obscénité ici.
Les aveugles qui prennent connaissance par le toucher et l’ouïe savent ce qui disparaît, là). Détail :
dans le moment évocateur de l’atroce guerre de 14-18 dont Cummings fut soldat, il y a ce geste que
met en scène Alexis Forestier de deux femmes qui enlèvent les nippes – linges d’antan et qui se
retrouvent avec des sous-vêtements collants, encore couvrants, mais déjà mettant à nus bras et
jambes. C’est la guerre qui nous a rendus plus nus. Comme des vers. Plus érotiques, plus fous, mais
plus pauvres. Un détail, disais-je, dans ce travail où tout est sensible. Une fois nous avoir égarés en
nous jetant dans une atmosphère américaine des années 20 et des sonorités correspondantes, la
parole devient plus explicite. Presque toute au micro avec un travail très précis, technologique, donc
reconnaissant notre temps, les voix des quatre acteurs et d’Alexis Forestier (à la guitare électrique,
explorant des sons des années 60 et du cri rock de résistance américain) développent une pensée
précise. Cummings meurt en 1962 mais ce qu’il écrit nous va comme un gant. Ce n’est pas une
pensée découragée ; c’est une pensée qui se ressource dans l’érotique tourbillonnaire et jamais à
cours de pensées. Les derniers mots sont : « le courage d’accueillir le puissant rêve du temps « .
Aujourd’hui où tout vacille, où tout semble perdu, tout est peut-être là tout près. Marcher dans le
vide. Cette image d’un ouvrier dans une vidéo qui, funambule, entre des gratte-ciel new-yorkais,
traverse sans filet le néant né là. Et sur scène, l’acteur (Jean-François Favreau) marchant sur des
poutres à quelques dizaines de centimètres du sol qui nous emmène dans ce vide-là et se tourne vers
nous : oui, c’est franchi et c’est plus fort, ça jubile : le vide se traverse.
Face à la guerre.
Enfants brisés, enfants chantonnant seuls. Cette ritournelle envoûtante des Endimanchés, cette
musique qu’Alexis Forestier (création sonore Jean-François Olivier, Jean-François Thomelin, et
arrangements et complicités musicales de Anthony Rayon) varie de création en création tout en la
recommençant, et dont je me lasse pas, ancrée dans l’enfance abandonnée, elle est si belle, si pleine
d’allant. Elle parle de la vaillance d’un enfant triste au coeur trop grand. Celle d’être soi, de
déborder de ce qui nous est imparti par le sort. C’est Cécile Saint-Paul, c’est Jean-François Favreau
et Eise Chauvin, jeune chanteuse lyrique, qui tentent la folie de traverser des humeurs, des pensées,
en temps réel. Elise Chauvin, plus jeune, tente de jouer et elle le fait en toute innocence, et c’est un
registre où elle est sert l’expressionnisme des Endimanchés sous divers costumes, homme femme, à
plaisir. Et c’est ce plaisir, cette liberté, qui nous sont communiqué. Et puis c’est Alexis Forestier qui
passe en vendeur de ballon, qui siffle d’une toute petite minuscule, mais que chacun entend,
sifflement tout fragile qui fait entendre que le tout petit dans le silence résonne avec toute sa force
sensible.
Discret
signe
de
ralliement
des
fragiles
qui
savent
se
battre.
Toute petite chose.
Partager l’excès. Et Jean-François Favreau qui porte ce texte sur la débilité de vouloir vivre en
sécurité, qui le porte comme si soudain il n’y avait plus de théâtre, plus rien mais un homme qui se
confie à d’autres. Cécile Saint-Paul, sa voix sa pensée son être traduit tous les mouvements d’âmes
en courses éperdues, en jeux où elle expose ce qui la traverse sans pouvoir rien y faire.
Alexis Forestier en rocker underground berlinois des 80′s nous entraîne à sa suite comme un
enchanteur. Qui monte au mât de cocagne. Oui, c’est possible, faisons-le. La plus belle chose du
Mystère des mystères est sans doute ce mépris de l’époque qui voudrait nous écraser. Cummings
devient le passeur d’une vitalité inouïe. La dramaturgie est construite sur une alternance d’émotions
contradictoires, où aucune complaisance n’est laissée au hasard. L’évocation érotico-amoureuse est
suivie d’un revigorant cri : « FONDONS UNE REVUE : MERDE A LA LITTeRATURE : IL FAUT
QUELQUE CHOSE DE TAILLE : PUANT LE PUR : NU COMME UN CRI« . La vie apparaît
comme une succession d’humeurs, de mouvements de pensée, dialectiques. Où tout est jouissif. Je
pleure mes chagrins, je ris mes joies. C’est le sens d’un des derniers textes de Cummings. Toujours
à fond. Sous des lumières mystérieuses (Mathieu Ferry assisté de Fanny Perreau) : délicatesse du
piano illuminé d’une petite lampe, rayonnement blanc et orangé d’une grande lampe à sodium…
Clignotements, pas d’éblouissement, projections vidéos grisées, tellement de choses en fait. (Mais
quasi pas de projecteurs à gélatine). Ça déborde. A chacun de déborder de lui-même. Mais il y a
cette chose très belle et si difficile à mettre en scène, l’énergie d’une langue. Et cela tient à un
arrangement musical, à une organisation du sonore qui nous entraîne dans un univers sensoriel
précis, créant une cage de résonance où les mots de Cummings soudain sont comme écrits pour la
première fois, saisis dans ce moment où ils sont pensés, où un mot en appelle un autre. Et cette
langue qui pourrait paraître aujourd’hui datée renaît : « ETRE ADVIENDRA TOUJOURS.DES
OISEAUX DISPARAISSENT / LA FOUDRE TRACE DES POEMES / NON PARCE QUE MAL
SYMETRIE/TREMBLEMENT DE TERRE ETOILE DE MER (MAIS PARCE QUE PERSONNE NE
PEUT VENDRE LA LUNE A LA LUNE » . C’est comme « La carcasse poétique d’une fille », un
ancien rêve qui pleure des étincelles – si je peux me permettre.
C’est à travers cette langue et des années de travail scénique, qu’Alexis Forestier avec Cécile SaintPaul exorcise le temps d’aujourd’hui pour nous rendre des oreilles et entendre. Ecouter. Et c’est en
écoutant qu’on se laisse contaminer et qu’on reprend sa parole, aussi petite chose soit-elle. Travail
sur le singulier, sur la chose unique qui fait que, plasticien, Alexis Forestier fabrique et bricole quasi
chaque objet sur scène (une chaise n’est jamais une vraie chaise, elle a les pieds sciés pour pencher
par exemple). Des hélices, une roue à hamster grandeur nature, et d’autres choses indescriptibles,
beaucoup de palans et de vieilles choses qui semblent tomber de la lune. Nous rapprocher de nousmêmes, voilà ce qu’il fait au théâtre.
Cécile Saint-Paul
E.E. Cummings. Autoportrait. 1950.