L`inconnu sur la photo
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L`inconnu sur la photo
1968 jeudi 14 juillet 2016 LE FIGARO 18 L e visage du jeune insolent illumine tout le cliché. Mais la photo ne révèle pas le regard de l’homme en uniforme. Depuis cinquante ans, il est toujours resté dans l’ombre, quand l’autre n’a cessé de prendre la lumière. L’ordre face à la révolution. L’autorité face à l’agitation. Le réalisme contre l’utopie… Que se passe-t-il dans ces deux têtes ce lundi 6 mai 1968 au matin ? Le fonctionnaire de la PM - la police municipale - et ses collègues ont été envoyés aux abords de la Sorbonne en prévision de troubles. Déjà, le Quartier latin s’échauffe. Un cortège remonte la rue Saint-Jacques. L’Internationale à tue-tête. Huit étudiants sont convoqués à 9 heures devant la commission de discipline du rectorat de Paris. Arrivés devant le bâtiment, ils font savoir aux autorités qu’ils n’accepteront pas de rentrer un par un pour comparaître. C’est tous ensemble ou rien. Pourparlers, navettes entre les instances universitaires et les avocats des étudiants. Parmi ces derniers, un trentenaire, mandaté par l’Unef (Union des étudiants de France) pour assurer leur défense. C’est ainsi que Me Henri Leclerc fait la connaissance d’un jeune rouquin surnommé « Dany » par ses amis : « Je suis tout de suite tombé sous le charme. Séduit par son côté tranchant, drôle, intelligent », se souvient l’avocat, qui n’est alors qu’une gloire naissante du barreau. En face, côté police, la nervosité domine. Le vendredi précédent, il y a trois jours, la fermeture de la Sorbonne a provoqué de violents affrontements. Un tabou a été brisé : la police a pénétré dans l’université. Plus de 600 interpellations et 100 blessés graves à l’heure du bilan. Cette nouvelle journée s’annonce donc très agitée. Les policiers savent qu’ils vont essuyer des jets de projectiles, des insultes, des menaces. Ils sont devenus les têtes de Turc de cette jeunesse en LE POLICIER ANONYME ébullition. Pourtant, eux non plus C’est un fonctionnaire n’ont pas encore 30 ans. Ils se de la préfecture de surprennent même à comprenpolice de Paris, envoyé dre les slogans du camp d’en face. assurer l’ordre aux Dans leur famille ou parmi leurs abords de la Sorbonne amis, on leur reproche parfois de le 6 mai 1968. Et non « ne savoir répondre que par des un CRS, comme on l’a coups de matraque ». Quoi qu’il souvent dit, sans doute en soit, ce 6 mai, il convient de par allusion au slogan maintenir l’ordre. Comme ses « CRS SS ». Cet homme collègues, celui qui affronte le rede la police en tenue ne gard de l’étudiant narquois, a res’est jamais manifesté vêtu son lourd pardessus et ajusté publiquement. Il n’a pas la jugulaire de son casque… Il a cherché à tirer une une tête de plus que son vis-àquelconque notoriété de vis, mais qui toise qui…? cet illustre face-à-face. « À la PJ, on ne s’attendait pas à l’ampleur du mouvement et, en haut lieu, à un moment, on a vraiment craint le pire », se souvient Claude Cancès, alors « petit » inspecteur, devenu plus tard l’un des patrons de la police parisienne. Une note des RG inquiète sérieusement l’état-major. Un tract qui « circule actuellement dans les milieux Par Marie-Amélie étudiants d’extrême gauche » Lombard-Latune et où sont indiqués les noms et adresses des membres du conseil de l’université suivis de cette formule : « À vous de jouer, GILLES CARON camarades »… Patrouilles et En mai 1968, protection discrète ont été mises le photographe de en place. 29 ans a déjà couvert La bouille ronde, surmontée la plupart des conflits d’une tignasse rousse, qui fait de son époque, est aussi face à leur collègue de la police un familier du milieu en tenue, n’est pas celle d’un indu cinéma et vient de connu, pour les experts des RG. participer à la création « Marc Daniel Kohn-Bendit de l’agence Gamma. (sic) » figure déjà en bonne place Entre deux reportages dans une note datée du 9 janà l’étranger, il pose vier (1). Cet « étudiant d’origine ses valises à Paris allemande » s’est fait remarquer et découvre le Quartier à Nanterre lors d’une visite du ministre de la Jeunesse et des latin en ébullition. Après Sports, François Missoffe. Alors sa mort prématurée que la visite du chantier du camen 1970, sa femme, pus touchait à sa fin, le jeune Marianne, crée la homme a apostrophé le minisFondation Gilles-Caron. tre, lui reprochant de ne pas se préoccuper des problèmes de sexualité de sa généraCe 6 mai, après les tractations, « Dany » et ses cation. « Le ministre a cru qu’il s’agissait d’une plaisanmarades sont finalement parvenus à entrer en bloc terie », ont stipulé les RG. Quatre mois plus tard, la dans l’université. La commission de discipline peut plaisanterie a viré au cauchemar. Cohn-Bendit et ses commencer à siéger. Non sans cacophonie. L’un des amis de Nanterre mettent le feu à Paris, sous les yeux convoqués assure, visant ses camarades, qu’il n’a rien d’abord incrédules puis effarés du pouvoir gaulliste. à voir avec cette « bande de petits-bourgeois minaLe mouvement du 22 Mars répand de plus en plus bles », roule son blouson en boule et se met à piquer fortement le parfum révolutionnaire de son intitulé. un somme au pied de l’estrade (2). Une scène d’anthologie circule aussi à propos de cette audience. C’est Éviter l’accident au tour de Cohn-Bendit. « Le 22 mars, dans l’aprèsmidi, vous étiez bien à Nanterre ? » interroge le présiDepuis janvier, les RG consignent les allées et venues dent. L’étudiant, avec aplomb : « Non, pas à Nanterre. de l’étudiant chahuteur de ministre. Le 19 mars : « La - Où, alors ? présence de Marc Cohn-Bendit, né le 4 avril 1945 à - Chez moi. Montauban, de nationalité allemande, demeurant 2, rue - Que faisiez-vous ? Léon-Giraud (Paris, XIXe), étudiant en lettres et scien- Je faisais l’amour, monsieur le président. Ça ne ces humaines à Nanterre, a été remarquée sur les lieux vous est probablement jamais arrivé. » de la manifestation qui s’est déroulée hier soir aux envi« Ça sonne plus vrai que nature ! » s’amuse rons de la Cinémathèque française en faveur d’Henri Me Henri Leclerc, qui n’en a pas le souvenir. Le truLanglois. » Peu importe qu’il soit en fait inscrit en sociologie et réside dans le XVe arrondissement… Un blion, aujourd’hui septuagénaire, confirme cet échange. Sans insister. autre rapport, le 22 mars, où il est question du « Comité Vietnam » qui a organisé une manifestation dans le Sentant qu’il serait dangereux de souffler sur les hall B de la faculté de Nanterre. « Trois orateurs, dont braises, le conseil disciplinaire préfère ajourner sa déCohn-Bendit, militant anarchiste, ont pris tour à tour la cision. Dans le bureau où il a succédé à Maurice Papon, parole pour dénoncer la répression policière en France. » le préfet de police, Maurice Grimaud, sait que ce report Le policier face à « Dany le Rouge » Ce face-à-face résume Mai 68. Le 6 mai, huit étudiants, dont Daniel Cohn-Bendit, sont convoqués en conseil de discipline à la Sorbonne… L’ÉTÉ DU Série 4/12 A FONDATION GILLES CARON L’INCONNU SUR LA PHOTO ne suffira pas. S’il n’a pu éviter les barricades qui ont commencé à être dressées le 3 mai, prélude au « grand soir » du 10 mai entre le boulevard Saint-Michel et la rue Gay-Lussac, il doit au moins éviter les morts. Alors que le pouvoir vacille, le préfet Grimaud sait prendre les décisions qui épargneront un bain de sang. Photographe de guerre L’escalade de la violence, les morts, la guerre, le photographe qui voit dans son viseur l’œil goguenard de Cohn-Bendit et les traits impassibles du policier en connaît le fracas. Gilles Caron, l’excellent photojournaliste de l’agence Gamma qui couvre ce 6 mai, arrive depuis peu du Biafra. Avant, il était en Israël pour la guerre des Six-Jours, puis au Vietnam… À Paris, il n’a que le temps de poser ses pellicules à l’agence pour repartir suivre l’agitation qui débute à Nanterre. « Au retour de Nanterre, où il a fait les premières photos de Cohn-Bendit, il écrit sur le carnet de bord de l’agence : “Très important.” Il avait compris que le jeune homme irait loin », se souvient sa femme, Marianne Caron-Montely. Une nuit, Gamma veut joindre son reporter, qui, épuisé, n’entend pas le téléphone sonner. « Eh oui ! Il se passe des choses incroyables en bas de chez moi ! Alors que d’habitude, je vais au bout du monde… », soupire-t-il le lendemain. Gilles Caron n’aura pas le temps de voir l’ascension de « Dany le Rouge ». Il disparaît le 5 avril 1970 sur la route numéro 1 qui relie le Cambodge au Vietnam. La photo n’est pas publiée tout de suite. Les cendres de Mai 68 refroidissent. Dans la police, le fonctionnaire face à « Dany le Rouge » reste anonyme. Un profil casqué dont même les anciens collègues n’ont pas retenu le nom. Daniel Cohn-Bendit a cherché à le rencontrer, mais ne l’a jamais retrouvé. Reste le cliché et cet air de Till l’Espiègle. « Il est mignon, non ? La veste est ringarde, mais le sourire est pas mal, s’autojuge l’éternel étudiant (3). Moi, je suis le soleil de 68. L’ironie de 68, c’est l’ironie de mon sourire. » Il dit bien « ironie »… ■ (1) Les notes des RG ont été révélées dans L’Express du 19 mars 1998. (2) Le Roman vrai de 68 , de Patrick Fillioud (Lemieux éditeur, mai 2016). (3) Dans une interview au Midi Libre le 6 octobre 2014. RETROUVEZ DEMAIN: Le touriste américain qui n’aimait pas les Beatles