Des corps en suspens : espace, image, temps chez Bill Viola

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Des corps en suspens : espace, image, temps chez Bill Viola
Des corps en suspens :
espace, image, temps chez Bill Viola
Frédérique Seyral *
Université de Bordeaux III (« Michel-de-Montaigne »)
Les corps en suspens sont une figure récurrente de l’œuvre vidéographique de Bill Viola. Aussi bien lié à la chute ou à l’ascension
qui les meut, ils se heurtent à la logique de l’espace-temps rationaliste. Il n’y a pas, dans les installations vidéos de Bill Viola, de
mémoire organisatrice, de communication préétablie, mais une
circulation d’états, d’émotions et de sensations. Œuvre rhizomique par excellence qui sème sa multiplicité et s’appréhende
dans l’interaction, elle est événement, apparition, flux en devenir. S’y
greffe la volonté sous-jacente de confronter le spectateur à
l’incontournable manipulation de ses sens en le confrontant, à
travers un relatif isolement, à un espace clos, sombre et impalpable. L’œuvre de Bill Viola nous parle de la difficulté à communiquer une expérience sensible qui est propre à chacun. Pour cela,
il distord le temps, se joue de l’espace, nous invite au vertige…
« Quand l’œil vient à plonger dans un abîme on a le vertige,
ce qui vient de l’œil autant que de l’abîme. »
Kierkegaard
Jaillissant de la pénombre, un corps en lévitation se déplace lentement
dans le grondement sourd du son ralenti de son impact dans l’eau. L’œil
aux aguets, sortant d’une longue léthargie, est captivé, capté, par cette
silhouette anonyme qui défie les lois du temps. La masse sombre du
corps trace son chemin de bulles claires au cœur du liquide obscur
duquel elle émerge. Mêlant l’envers à l’endroit, l’avant à l’après dans le
temps décuplé à l’infini de la vidéo, Bill Viola nous fait attendre… Dans
un monde où l’impatience est une vertu et où le temps se monnaye à prix
d’or, l’attente prend une dimension phénoménologique. Invariablement
liée, chez Viola, à l’apparition, l’attente devient une nécessité.
*
[email protected]. Prépare une thèse Art et société actuelle sous la
direction d’Alain Mons, Université de Bordeaux III (« Michel-deMontaigne »)
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Il n’y a pas dans les installations vidéos de Bill Viola de mémoire organisatrice, de communication préétablie, mais une circulation d’états,
d’émotions et de sensations. Œuvre rhizomique par excellence qui sème
sa multiplicité et s’appréhende dans l’interaction, elle est événement, apparition, flux en devenir. S’y greffe la volonté sous-jacente de confronter le
spectateur à l’incontournable manipulation de ses sens en le confrontant,
à travers un relatif isolement, à un espace clos, sombre et impalpable.
L’œuvre de Bill Viola nous parle de la difficulté à communiquer une
expérience sensible qui est propre à chacun.
La figure du corps en suspens, récurrente dans le travail de Bill Viola,
n’est pas sans évoquer le saut de l’ange, ou bien sa chute… Images gravées dans nos mémoires de ces indigènes plongeant du haut de vertigineuses falaises pour prouver leur témérité ; images plus proches d’une
époque où la quête des limites joue avec le risque et l’événementiel
médiatisé : “best jumpers” accrochés au ciel, descente en apnée nommée
“no limit” au fond des océans, chute libre et figures aériennes défiant la
pesanteur… S’y mêlent, indubitablement, les sauts agonisants des protagonistes du 11 septembre se défenestrant et plongeant dans le vide…
Quels seront les anges du Nouveau Millénaire ? semble nous demander
Bill Viola. Les dieux du stade ou ceux des médias, ou encore l’ombre
anonyme de chacun de nous starifié par la télévision ?
Qu’ils soient figures de l’ascension ou de la chute, les corps en suspens
de Bill Viola questionnent la figure humaine depuis le début des années
1980, interrogeant notre “corpus” de spectateur, nos incertitudes
d’homme, l’espace-temps dans lequel nous nous mouvons et par là
même le social qui nous conditionne. Viola jette le trouble dans la trop
facile lisibilité des choses, du temps et de l’espace, en se heurtant à la
logique rationaliste, au langage structuré, nous renvoyant en pleine face,
souvent, nos penchants égotiques et narcissiques. Il nous propose, à travers l’espace, le flux de l’image et du son, et la distorsion du temps,
d’interpeller notre mémoire et notre corps, à la limite du vertige.
Corps spatial, espace du corps
Dans l’œuvre de Bill Viola, le corps est mis à l’épreuve : celui qui chute,
immense, sur l’écran vidéo dans Five Angels For The Millennium, ou celui
qui se frappe la tête dans Reasons for knocking at an empty house, mais aussi
celui-là même du spectateur confronté à un nouvel espace-temps et à un
dispositif mis en place pour perturber ses habitudes de regardeur passif.
En ce sens Viola rejoint Michel Journiac, figure de proue de l’art corporel français, lorsque ce dernier écrit : « le corps est inséparable de la société qui
le définit et qui le nomme, lui donnant les moyens de survivre, mais non de vivre. La
société, c’est-à-dire les rituels sociaux qu’elle invente, se sert du corps et l’aliène, mais
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le corps sans elle ne peut exister. » 1. Le corps, c’est notre substrat d’homme
(substernere : étendre dessous), notre condition d’existence, notre réalité
première et phénoménale. C’est l’incarnation (in carne, dans la chair) du
dasein, cet « être-là » (Heidegger), cette présence au monde. Toute perception et tout vécu passent obligatoirement par lui, car notre condition au
monde est une condition charnelle. Il est ce par quoi nous touchons et
entrons en contact avec le monde, et il est ce qui nous sépare du dehors.
La dualité de son caractère, à la fois objet du monde et sujet ou corps
propre, se retrouve dans les problématiques des installations de Bill Viola
qui souhaite penser « avec sa main au lieu de penser avec sa tête ».
D’une manière générale, le corps reste l’unité de mesure 2. Il constitue
une échelle fixe et invariable qui est toujours une donnée de référence
dans la perception de l’espace. Il est cette entité à laquelle on ne peut
échapper. C’est cela même que souhaite interpeller Viola, l’idée d’un
corps qui ne peut rester indifférent et qui est sous-tendu par le pouvoir
que la société exerce sur lui. Mais, dans un système social où l’identité
corporelle a pris une importance considérable, ce pouvoir devient
nomade et de plus en plus difficile à cerner donc à contrer.
Nous sommes, à notre époque de communication intense, connectés en
permanence avec les images et les sons du monde (écrans géants dans les
villes, téléphones portables, télévisions, radios…). Ne sommes-nous pas
alors, désormais, modelés patiemment par ces technologies qui nous
proposent un imaginaire commun ? C’est en réponse à ces questions que
Bill Viola interroge le corps comme mode de spatialisation premier ; ce
corps qui, pour Bergson, est garant de notre perception de l’univers. Le
concept rationaliste de l’espace est-il alors encore valable ? N’est-il pas
désormais un réseau de connections à n dimensions, instable et dynamique, modulable en fonction des variables de distance mais aussi de
celles de temps et de point de vue ?
Dans l’installation Passage, le spectateur est invité à pénétrer dans un
couloir étroit. Au fond de ce couloir, il peut apercevoir le fragment d’une
image. Lorsqu’il arrive devant la projection qui occupe tout l’espace du
mur en face de lui, il se rend compte qu’il ne peut la saisir dans sa totalité
tant elle est grande. L’impossibilité de prendre du recul l’oblige à avoir
une vision rapprochée et parcellaire de l’image projetée (un goûter
d’enfant). Cette proximité de l’image élimine tout un hors champ, le
corps du spectateur devient les propres limites de sa perception. Viola
interroge une perception subjective, propre à chacun. L’espace corporel
détermine alors un univers qui ne peut être qu’individuel.
1
2
Cité par François Pluchard, in L’art corporel, Limage2, Paris, p. 77
Dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche disait : « que le représenter n’est rien qui
repose sur soi, rien d’immuable, d’identique à soi-même : donc l’être, le seul qui nous soit
garanti, est changeant, non identique à lui-même, tout relatif ». (Folio Essais, 1992,
p. 22)
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Cette mise en jeu du corps à travers l’installation vidéo, c’est pour mieux
contrer sa représentation médiatique et sa violence ordinaire 1. Avec l’ère
des médias, la publicité, en visant un public de masse, tend à établir un
langage opérationnel pour infléchir le comportement du spectateur.
Dans cette communication globalisante (styles, signes), le langage se veut
commun et compréhensible de tous. Pourtant, cela reste une communication à sens unique, sans réponse possible. En ce sens elle est totalitaire.
Les modes utilisés, impératifs ou séductifs, interpellent un spectateur
déjà conditionné aux réflexes de consommation aguerris. Viola prend le
contre-pied de cette politique. Il prend le temps et s’adresse à l’unique
qui est en chacun de nous. « Le réalisme des sensations et des émotions, des perceptions et des expériences, est le réalisme de la perception d’un objet, non de l’objet
lui-même. (…) Ce que j’essaie de faire, peut-être de manière inconsciente, concerne
bien davantage le face à face avec l’œuvre d’art, le paysage ou le monde qui nous
entoure, en adoptant le point de vue du regardeur, de celui qui perçoit. » 2. Il
s’adresse à la fois à l’espace corporel et à l’espace mental, voulant
actionner une mémoire qui vit dans l’instant présent 3.
Le corps est donc, chez Bill Viola, indéfectiblement lié à l’espace, ce qui
fait de ce dernier un des éléments majeurs de son travail. Il dit avoir « le
désir de créer un espace qui soit coupé de notre situation normale » 4. L’espace,
visuel et sonore, est, dans ses installations, une mise en condition sensorielle. Les images de grande dimension permettent à l’artiste de jouer sur
le rapport au corps, d’amplifier un mouvement, un geste imperceptible,
de mettre en avant un détail.
Le spectateur est, chez Viola, plongé dans une quasi-obscurité. Il faut
souvent pénétrer dans l’espace de l’installation par un sas, ce qui renforce
l’effet d’isolement et crée un climat envoûtant. Les images elles-mêmes
sont souvent très sombres et nécessitent un temps d’adaptation de l’œil.
1
2
3
4
Giorgio Agamben note que « Jamais autant qu’aujourd’hui le corps humain, surtout
le corps féminin, n’a été aussi massivement manipulé, et, pour ainsi dire, imaginé de pied
en cap par la technique de la publicité et de la production marchande (…) Ce n’est pas le
corps qui a été technicisé, mais son image. Ainsi le corps glorieux de la publicité est devenu
le masque derrière lequel le corps humain fragile, menu, continue son expérience précaire »,
cité par Françoise Parfait, Vidéo, un art contemporain, Regard, 2001, p 242
Rosanna Albertini (interview), « Bill Viola, l’œil de la séparation », Art Press,
nº 223, mars 1998
Les corps de Viola sont des corps iconiques, images de notre corps unique
et de tous les corps du monde, filmés dans un espace indéterminé, hors du
temps. « En réfléchissant, explique-t-il, je me suis aperçu que cette installation (the
Crossing), ainsi que les œuvres avec des figures, plus récentes, se situaient dans un espace
qui n’appartient pas à ce monde. Le gars qui marche vers vous, dans cet espace noir pourrait se trouver n’importe où. Sa puissante présence émerge d’un lieu intérieur qui est le
véritable site de l’enregistrement. On ne pourrait explorer un lieu plus réel, plus personnel,
plus intouchable. » Ibid.
Anne-Marie Duguet, in Parachute, nº 45, p. 12
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La critique Laurence Louppe parle d’une véritable poétique du noir :
« La texture veloutée des ténèbres tisse des zones d’expansion où le schéma limitatif
des contours s’estompe ; (…) Avec les yeux clos, il s’agit de voyager vers les limites
intérieures où d’autres parois distribuent des géographies sensorielles. Ce qui s’est vêtu
à l’extérieur se dénude à l’intérieur. L’espace de proximité se replie, s’inverse. Car le
soi peut se retrousser comme un gant, et circuler dans l’interface. Et le jour du dehors
dialogue avec la nuit du dedans. » 1 Dans l’ombre mouvante de l’installation
vidéo, le spectateur peut regarder sans être vu, sans se soucier du regard
de l’Autre ; il oublie sa propre image, il s’oublie… L’obscurité crée un
autre espace, celui de l’apparition possible, du surgissement ; elle crée
une “communion” et non plus une communication éclairante. Elle fait
front à l’éclairage exacerbé des villes, à la mise en lumière du monde, à la
vérité unique… L’obscurité participe enfin à ce temps utopique de l’installation vidéo, à ce temps intérieur, à ce “n’importe où, n’importe
quand” qui transcende l’œuvre d’art. Les corps des spectateurs n’ont plus
vraiment de poids, ils deviennent, eux aussi, des silhouettes diaphanes
qui glissent le long des écrans…
Bill Viola est fondamentalement attiré par le jeu de l’ombre et de la
lumière qui accentue l’idée d’apparition très souvent présente dans son
travail 2. L’écran vidéo, seule source de lumière dans l’obscurité de la
pièce, devient, par analogie, une sorte de pupille dilatée qui reflète le
corps du spectateur. De façon littérale dans certaines installations
comme He Weeps for you, ou de manière plus indirecte avec les figures de
corps en suspens. À l’identique de l’écran lumineux de la télévision, qui,
dans un procédé identique, met en place un processus de captation de
notre œil et de notre corps, Bill Viola attire le spectateur vers la lumière
comme un insecte nocturne. Mais à cette différence que la télévision
s’adresse au conformisme de la masse et non pas à l’individu.
L’espace plongé dans une quasi-obscurité est ainsi déterritorialisé, extrait
du réel et de la narration, il devient un milieu, un rythme. De plus il est
en général clos et limitatif, ce qui augmente la concentration des spectateurs et les éventuels contacts. Dans Five Angels For The Millennium,
installation vidéo constituée de quatre projections de corps plongeant
dans l’eau ou émergeant d’elle, les spectateurs entrent dans une grande
1
2
Laurence Louppe, « Lisière, peu, nudité », Art Press, nº 232, p. 57
« Fenêtre de l’âme, la pupille de l’œil a été longtemps une image symbolique puissante et
l’organe physique qui évoquait la recherche de la connaissance du moi, écrit-il. La couleur
de la pupille est noire. C’est sur ce noir que vous voyez votre propre image quand vous
essayez de regarder de près votre œil ou celui de quelqu’un d’autre… (…) C’est le noir
que nous “voyons” quand toutes les lumières sont éteintes, l’espace entre les signaux rougeoyants de l’image vidéo, l’espace après la dernière séquence d’un film ou le noir lumineux
des nuits de nouvelle lune. S’il y a de la lumière, c’est seulement la lumière fouillant la
pièce obscure qui, réduite à son faisceau par le champ optique, admet ici d’être lumière
partout où elle se dirige. » Bill Viola, « Je ne sais pas à quoi je ressemble », in
Revue d’esthétique, 2000, nº 37, p. 125.
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salle obscure par un sas ; il n’y a ni chaises, ni indications de placement
seulement une grande pièce vide dont les murs sont éclairés par les
images mouvantes. Certains s’assoient, d’autres restent debout, peu circulent si ce n’est pour entrer ou sortir. Les seuls autres déplacements
sont ceux des corps sur eux-mêmes pour suivre les apparitions des plongeurs sur les différents écrans. Le son agit comme un signal, attirant le
spectateur vers l’objet de son attente. Le spectateur est alors pris dans un
jeu de résonances. Viola prend en compte le goût du public pour
l’événementiel.
L’espace est chez Bill Viola, expérience. Il parle de « position spatiotemporelle » du spectateur à l’intérieur de ses installations. Lorsque Guy
Debord disait en 1952 : « les arts futurs seront des bouleversements de situation
sinon rien » 1 il entrait de plain-pied dans l’ère post-moderne où l’expérience est prégnante : l’essentiel étant pour les artistes d’accomplir une
activité transformatrice de soi-même, un acte tourné vers la vie même.
L’enjeu de l’œuvre est dans l’expérimentation que le spectateur peut en
faire, non plus seulement dans sa seule création. Le spectateur est questionné, son point de vue, sa position dans l’espace et donc dans le
monde, sa centralité de sujet pensant… Bill Viola explique à ce propos :
« J’avais pensé que faire de la vidéo, c’était prendre la technologie comme matériau,
mais je me suis rendu compte que j’avais tort, ou que ce n’était vrai qu’à moitié. À
part égale, il y a aussi le système de la perception humaine. Alors je me suis dit :
“Non seulement tu dois savoir comment marche la caméra, mais. aussi comment fonctionne l’œil, l’oreille, comment le cerveau traite l’information”. » 2
Dans l’installation He Weeps For You, c’est la position du spectateur qui
fait acte de révélateur en lui permettant de voir son image absorbée par
la goutte d’eau en suspension et simultanément projetée sur un écran
géant à quelques pas de lui. Sans le spectateur l’œuvre ne peut fonctionner, il est le vecteur de son propre trouble. Il y a ainsi souvent dans les
installations vidéos de Bill Viola, l’expérience du présent. Les sensations
du spectateur s’organisent autour d’un temps spatialisé qui se dilate dans
l’espace entre son et image et il y construit ses propres représentations
mentales. Le spectateur doit trouver sa propre place, son déplacement,
son rythme, s’ouvrir à la multiplicité des regards et des points de vue,
dans une œuvre qui se révèle dans le déplacement et dans un parcours
qui reste très subjectif. L’expérience est aussi souvent multiple, du fait
des présences qui se croisent et interfèrent parfois sur l’image. Paradoxalement le médium vidéo instaure une distance : image qu’on ne peut
toucher, réalité incomplète de l’expérience, médiatisation. Les installations de Viola, à travers cette distanciation, vont au-delà du narratif, pour
atteindre la dimension de la “figure”.
1
2
Hors Limite. Catalogue d’exposition, Centre Georges-Pompidou, Paris, 1994,
p. 17
Raymond Bellour, « Entretien avec Bill Viola », Les cahiers du cinéma,
janv. 1986, nº 379.
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Les dispositifs de Bill Viola, ont donc, semble-t-il, pour but premier de
perturber nos sens, notre représentation spatio-temporelle, notre
conscience corporelle et donc celle que nous avons du monde, en faisant
l’expérience de différents bouleversements sensoriels et à travers une
dimension iconique de l’image.
Flux et reflux
La vision de la corporéité chez Deleuze et Guattari, telle qu’elle est explicitée dans Mille plateaux et L’anti-Œdipe, conceptualise les sujets et les
objets en tant que flux, énergies, mouvements, strates, segments, organes
et intensités qui peuvent être entrecroisés et combinés indéfiniment. Le
corps est compris en termes de ce qu’il peut faire, de ce dont il est capable, des transformations dont il peut faire l’objet, des connections qui le
constituent. Chez Bill Viola, il y a une relation étroite entre la conception
du corps et celle de l’image. Il écrit, à propos de sa rencontre avec
l’architecture acoustique des églises de Florence vers 1970 : « j’ai pensé que
j’avais trouvé un lien vital entre le non-vu et le vu, entre un phénomène intérieur abstrait et le monde matériel extérieur. C’était ce pont dont j’avais besoin (…) Il y avait
là une force fondamentale qui se situait entre le fait d’être une chose et le fait d’être une
énergie, une matière, un processus (…) J’ai alors utilisé ma caméra comme un genre
de micro visuel et j’ai également pensé à enregistrer des “champs” et non plus des
“points de vue”. » 1
En termes de flux, Bill Viola s’intéresse autant à la neurobiologie qu’à la
physique quantique, stigmatisant un monde contemporain comme un
réseau de flux et d’énergie ou l’échange et la circulation sont les seuls
garants d’un équilibre précaire. Ainsi Bill Viola, avec ses corps en
suspens, figurerait les métamorphoses de l’esprit humain dans un environnement lui-même en mouvement : celui de l’information, des flux
boursiers, de l’énergie, des échanges de données… Il décrit par ailleurs,
dans un article, différents diagrammes de données : la structure en arbre,
(diagramme qui se ramifie de plus en plus tel un arbre), la structure matrice (diagramme linéaire de type damier où l’on peut se promener de
façon linéaire et multidirectionnelle) et enfin la structure “spaghetti” ou
“schizo” (diagramme qui ressemble à une pelote de laine emmêlée) dans
laquelle, écrit-il : « Rien n’a de sens et tout a du sens » et où « les spectateurs risquent d’être perdus et de ne plus retrouver la sortie » 2. Cette structure-là, la plus
difficile, la plus “dangereuse” est aussi, probablement, celle qui est à
considérer comme la plus riche.
1
2
Anne-Marie Duguet, « Bill Viola, un corps passe », Art Press, nº 289, avril
2003.
Bill Viola, « Y aura-t-il copropriété dans l’espace des données », in Bellour,
Duguet, Vidéo, Seuil, 1998
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Ainsi Bill Viola réfléchit sur l’univers comme un flux perpétuel où l’ordre
apparent est travaillé par un chaos sous-jacent. À l’image de Michel
Camus qui rappelle les analogies entre les sciences sociales et l’univers
quantique : « le bootstrap ou l’auto-conscience de l’univers, l’infinité des niveaux de
réalité, les principes de discontinuité et de non-séparabilité, entre autres » 1, cette
conscience de la multiplicité des niveaux de réalité doit à la fois ouvrir à
une métamorphose intérieure profonde et aider à la prise de conscience
de l’aliénation sociale qui ne propose qu’une vision et qu’une vérité
uniques.
Cette idée de flux, très présente chez Viola, est principalement diffusée à
travers l’élément liquide et à travers l’idée d’apparition / disparition.
La symbolique de l’eau est, dans l’œuvre de Viola, très forte 2. Le corps
en suspens fonctionne comme un catalyseur, exprimant l’abandon à la
vie, le choix du saut et du risque indissociablement liés à la mort.
Qu’il plonge dans l’eau (Five angels for the millennium) ou qu’il se désagrège
au-dessus d’une piscine (Reflecting Pool), le corps est toujours lié à sa disparition. Pour Jacques Derrida, « [d]ès que nous sommes captés par des instruments d’optique qui n’ont même pas besoin de la lumière du jour, nous sommes déjà
les spectres d’une “télévisée”. Notre disparition est déjà là. Nous sommes déjà transis
par une disparition qui promet et dérobe à l’avance une autre “apparition magique,
une “ré-apparition” fantomale en vérité proprement miraculeuse (…) D’avance, nous
sommes spectralisés par la prise de vue, saisis de spectralité. » 3 La disparition,
condition de notre humanité, sous-tend l’acte de création. La vidéo dans
son mode opératoire nous le rappelle plus que tout autre médium.
Dans Reflecting Pool (1977-1979), Bill Viola met en scène littéralement une
réflexion sur la disparition : le corps qui flotte en suspension dans sa
chute au-dessus de la piscine est un corps sans reflet ni ombre, il se dissout, se dématérialise, disparaissant peu à peu dans le feuillage de
l’arrière-plan. Il rejoint dans son travail d’autres artistes qui se sont penchés sur l’entropie. L’entropie (du grec entropia : retour en arrière) est une
théorie de la thermodynamique qui définit l’état de désordre d’un système. D’une manière générale, c’est le postulat d’un univers qui n’est que
déperdition irréversible d’énergie et désordre croissant, questionnement
1
2
3
Michel Camus, Antonin Artaud, une autre langue du corps, Opales, 1996, p. 12
« Dans un sens, c’était une recherche sur l’idée première du Baptisme : dégager, purifier, et
aussi traverser, briser l’illusion. L’eau est un symbole très puissant et très évident de purification, et aussi de naissance, de renaissance, et même de mort. Nous venons de l’eau et en
un sens nous glissons à nouveau dans sa masse indifférenciée, lors de notre mort. L’émergence du personnage solitaire, c’est le processus de différenciation ou d’individualisation à
partir de la nature indifférenciée. Je suggère aussi que les événements de ce monde sont illusoires ou éphémères, puisqu’ils ne sont visibles que comme reflets sur la surface de l’eau. »
Bill Viola, in Raymond Bellour, « Entretien avec Bill Viola », Les cahiers du
cinéma, op. cit.
Cité par F. Parfait, op. cit., p. 230.
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cher aux artistes de Land Art 1. Nombre d’installations de Bill Viola sont
travaillées par cette idée de disparition : l’imagerie nombreuse des corps
plongeant et se dissipant dans les profondeurs obscures de l’eau, l’image
du spectateur captée par une goutte d’eau dans He Weeps For You et qui
disparaît avec elle lorsque celle-ci cède à son propre poids et vient tomber en résonnant sur une peau de tambour… À peine a-t-il le temps
d’apercevoir son reflet dans la goutte que l’objet de son désir narcissique
s’évanouit avec elle.
Avec Decay Time, le spectateur est placé dans une salle où la seule source
de lumière est une projection en direct sur un grand écran. La caméra
vidéo qui se trouve dans l’espace de la salle ne peut rien filmer de visible
à cause de la pénombre ambiante. À intervalles réguliers, un éclair très
puissant éclaire la salle et projette sur l’écran une image surexposée. Le
spectateur, ébloui, doit s’adapter à l’obscurité et n’entraperçoit l’image
qu’à travers sa persistance rétinienne et sa rémanence, découvrant petit à
petit qu’il s’agit de sa propre image. Le dispositif laisse le spectateur dans
un état de trouble ne sachant pas bien s’il a réellement vu ce qu’il a cru
voir… Là encore l’image disparaît avant qu’il ait vraiment eu le temps de
la posséder, le laissant frustré. L’image n’est plus donnée, elle se fait désirer jouant sur la pulsion scopique du regardeur. L’œuvre ne fonctionne
qu’en présence du spectateur et de l’expérience qu’il en fait.
Ainsi, le trouble s’opère : l’indétermination de la forme de ces nouvelles
œuvres place le spectateur dans une situation inconfortable. Il est invité à
s’engager sur de nouvelles voies qui ouvrent à l’infini, à l’instable, à une
corporéité première, à une véritable “expérience” de l’œuvre qui nécessite une implication de son corps-spectateur. Ces œuvres se réclament
d’une sémiotique du corps, mais cette dernière reste une sémiotique non
communicable en termes de langage, car toute langue appartient à un
système. Ces œuvres se placent dans la logique d’Artaud où le moi n’est
pas le corps mais où c’est le corps qui est moi.
Œuvres universelles et images iconiques dépourvues de langage, les
vidéos de Bill Viola cherchent l’ontologique, l’archétype, les balbutiements de la conscience : « Depuis le début, dit-il, je suis préoccupé par la même
chose : garder un contact avec cette partie de moi-même que j’appelle “la partie d’avant
la parole”, ce qui précède le discours » 2. À ce stade l’esprit n’est qu’immédiateté, que sensations dans un vécu temporel, il est autrement dit,
1
2
Ainsi « pour Smithson, explique Gilles Tiberghien, l’idée du temps est liée à celle
d’entropie, tout en étant conçue comme une cristallisation instantanée, et un effondrement
interne. Négation du temps, l’entropie caractérise l’immobilité. Mais elle sert surtout à
Smithson pour désigner l’objectivation instantanée qui fixe cette “fraction”, cette
“séquence” infinitésimale où le passé et le futur refluent dans le présent. On rejoint ici la
théorie des trous noirs, qui explique comment certaines étoiles s’effondrent sur elle-même, et
qui a partie liée avec la thermodynamique. » In Smithson, Le paysage entropique.
Catalogue d’exposition, Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, 1994, p. 170.
Anne-Marie Duguet, in Parachute, nº 45, op. cit.
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dépourvu de représentations mentales. Nous sommes donc à un niveau
préverbal. Pour Kierkegaard, le langage est à la limite entre le sensible (ce
qui est ressenti par le corps et l’âme) et l’esprit. Avant l’acquisition du
langage, l’homme n’est ni animal, ni homme proprement dit, il le devient
du fait qu’il prend conscience des sensations qui lui viennent du corps.
L’installation Passage révèle cette animalité à travers la béance entre
l’image familière et agréable d’un goûter d’anniversaire et le son, ralentis
tous deux à l’extrême. L’image qui figure un échange familial anodin,
reste du côté du quotidien et du socialisé, alors que la bande son devient,
de par son extrême lenteur, inaudible, chaotique, gutturale. Le son est
celui des entrailles, l’image, elle, parle au langage. Nous sommes alors à la
fois devant les balbutiements de la vie et devant le travail souterrain de la
mort, au bord du gouffre béant de l’inconnu et des profondeurs, fascinés
et inquiétés de cette mystérieuse dualité. « On peut prétendre ici que le son
contredise l’image mais il interfère en incitant à recevoir la perception visuelle comme
une trace originelle du temps du chaos, lorsque les matières et les fluides n’étaient que
fusion et confusion » 1, note Monique Maza.
Le désordre travaille les installations de Bill Viola, l’espace-temps est
distordu, torturé, pressuré jusqu’à parfois, la disparition, jusqu’à cette
obscurité abyssale de l’eau, jusqu’à cette neige électronique sur l’écran de
projection, jusqu’à cet état matriciel à la fois stade ultime et origine.
Le temps multiple
Chez Viola, la dimension du direct est prépondérante, en elle s’imbrique
à la fois l’espace et le temps. Le temps est l’autre interrogation majeure
de l’artiste : « Peut-être bien que le plus étonnant dans notre existence individuelle,
c’est sa continuité. C’est un fil qui ne se coupe pas, nous vivons le même moment
depuis la première minute de notre conception. Seule la mémoire, et jusqu’à un certain
point le sommeil, nous donnent le sentiment d’une vie découpée en parties, en périodes,
en portions, l’impression à certains moments de “points culminants” » 2, écrit-il.
La perception passe par l’œil, la distance, l’image rétinienne, mais aussi,
par la durée et la vitesse. Dans les installations de Bill Viola, l’espace est
indissociable de son rapport au temps. Il utilise de manière récurrente la
boucle ou le ralenti, étirant l’image vidéo jusqu’à la stase. Le temps est,
pour lui, un matériau plastique et malléable qui se modèle et s’étire
comme de la glaise.
Répétition, réversibilité, ralenti, simultanéité sont autant de distorsions
qu’il fait subir à l’espace-temps de l’installation pour parler au corps du
spectateur.
1
2
Monique Maza, Les installations vidéos, œuvres d’art, L’Harmattan, 2000, p. 144
Revue Trafic, nº 48, p. 61
180
Des corps en suspens : espace, image, temps chez Bill Viola
F. Seyral
Bill Viola utilise la répétition dans la plupart de ses installations ; les différentes séquences sont mises en boucle et se répètent indéfiniment.
La notion de boucle y incarne un temps infini, conçu comme un milieu
sans extrémités palpables, un temps où il n’y a plus d’historicité, un
temps pérenne, éternel 1. Ce temps-là mélange passé, futur et présent à
l’image de la mémoire telle que la conçoit Viola : « la mémoire est active, pas
du tout conservatrice. Elle travaille autant avec le futur qu’avec le passé » 2.
L’image de la ritournelle qu’évoquent les installations de Bill Viola est
protectrice et rédemptrice ; elle crée un ordre subjectif par-delà le chaos
du monde. Elle est en dehors du langage, du côté de la danse et donc du
corps. Quelque part, elle est une instance de libération 3.
On n’est plus, dans les œuvres de Bill Viola, dans un temps vertical et
linéaire mais dans un temps circulaire, celui du déploiement de
l’horizon… un temps qui n’a plus ni début ni fin, ni envers ni endroit,
réversible en tous points…
La réversibilité du temps et de l’image est fréquente dans les installations
de Viola. La figure du corps en suspens y est profondément liée. « Notre
conception culturelle de l’éducation et de la connaissance est fondée sur l’idée de construire un édifice en partant du sol, en partant de zéro et de commencer à assembler
pièce par pièce pour bâtir. L’addition. Si l’on considère ce processus en le prenant dans
l’autre sens, à l’envers, en soustraction, il commence à se produire des choses intéressantes » 4, constate Bill viola.
Dans Stations (American Center, 1995), il travaille précisément sur la réversibilité : l’œuvre se compose de cinq “stations” qui comprennent chacune un élément vertical (un écran de vidéo projection) et un élément
horizontal (un miroir noir en granit poli). Bill Viola y montre des corps
plongeant dans l’eau et leur image inversée dans le miroir. Là encore, les
films sont montés en boucle et les images défilent avec une lenteur
extrême. Les corps sont en suspens dans l’eau, à peine mouvants, dans
une sorte d’état extatique. Au sol, le miroir réceptionne l’image inversée,
1
2
3
4
Giorgio Agamben note que « la force et la grâce de la répétition, la nouveauté qu’elle
apporte, c’est le retour en possibilité de ce qui a été. La répétition restitue la possibilité de
ce qui a été, le rend à nouveau possible (…) C’est là que réside la proximité entre la
répétition et la mémoire. Car la mémoire ne peut pas non plus nous rendre tel que ce qui a
été. Ce serait l’enfer. La mémoire restitue au passé sa possibilité. » Giorgio Agamben,
in Les cahiers du cinéma, op. cit.
Les cahiers du cinéma, p. 65-73, op. cit.
« Le corps comme la langue veut échapper au pouvoir. Le corps veut s’échapper parce qu’il
est le grand objet historique de contrôle et d’assujettissement du pouvoir (…) Je pense que
la répétition est l’instance langagière la plus apte et la plus efficace pour faire fuir la langue
dans le sens tout en révélant le corps comme état nerveux. » Christophe Fiat, La ritournelle, une anti-théorie, Léo Scheer, 2002.
Revue Trafic, n° 48, op. cit.
181
MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004
tel un gouffre béant ou un trou noir qui aspire espace et temps, inversant
l’ordre naturel des choses. Cette perte des repères spatiaux et temporels
rend le temps et l’espace réversibles. On ne sait plus véritablement si le
corps plonge dans l’eau ou en émerge, c’est la trace du passage qui, finalement, importe le plus. Le plongeon figure à la fois la chute originelle et
l’ascension rédemptrice, la naissance et la mort.
Ainsi le spectateur peut-il se surprendre à rêver à un temps qu’il peut
revivre à l’infini. La résurgence des souvenirs s’étire jusqu’à cette
mémoire primaire du liquide fœtal et fonctionne comme un lent rembobinage. Bill Viola propose au spectateur un temps de la résurgence, celui
de la mémoire individuelle. En ce sens, et lui-même le dit, il souhaite
s’adresser à chacun de nous. Le ralenti, du côté de la lenteur des rêves,
participe à cette introspection.
Le ralenti permet d’accéder à un niveau de perception différent. « Le
ralenti est un microscope photographique. On peut voir dans la rue tous ces gens qui
vaquent à leurs occupations. Si j’utilisais le ralenti et que je le leur montrais, ils verraient des choses dont ils n’avaient même pas idée. (…) Et quand vous utilisez le
ralenti vous pouvez littéralement rendre visible l’invisible » 1, explique Bill Viola.
L’installation vidéo de Bill Viola Five Angels for the Millennium montre des
corps plongeant dans l’eau au ralenti. Elle nous rappelle la pesanteur des
corps, de ces corps pénétrant l’eau et plongeant dans le gouffre obscur
d’un espace liquide. L’impact est filmé de façon si lente qu’il semble
immensément long, accentuant le choc du corps, la trace de son mouvement dans l’eau, les bulles d’air qu’il crée par milliers. L’action semble
irréelle et les corps donnent l’impression de voler plus que de plonger. À
plusieurs reprises, le plongeon est filmé à l’envers ce qui perturbe la vision et la longue attente du spectateur. Le corps est alors précédé par les
formes chaotiques des bulles qu’il a, en fait, lui-même engendrées…
Finalement, ce corps qui se déplace en défiant des lois de la physique, a
l’air de lutter contre la tyrannie de l’ordre prégnant, de cette gravité que
l’on ne réalise même pas. Les corps de Bill Viola se déplacent autrement,
lentement, et nous invitent à penser différemment les possibilités de
notre propre corps et donc de nos habitus, des normes et des codes
sociaux qui nous façonnent. Dans la chute du plongeon, le corps prend
le risque du déséquilibre, seule condition au mouvement. Le corps qui
chute est dans un état d’entre deux, entre ciel et terre ou entre ciel et eau.
Il est le corps qui s’abandonne à sa condition physique de masse soumise
à l’abstraction terrestre. L’esprit n’agit plus sur lui et rien n’arrête la
chute, car elle n’est pas contrôlable. Chuter, c’est éprouver l’intensité de
la sensation, remarque Gilles Deleuze, sentir que l’on est bien vivant. 2
1
2
Beaux arts, déc. 2003, nº 235, p. 58-61
Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, Seuil, 2002, p. 79
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Des corps en suspens : espace, image, temps chez Bill Viola
F. Seyral
Bill Viola, 2001. Five Angels for the Millennium, photogramme 1
Corps dansant et aérien dans l’instant du déséquilibre, libéré du sol, pris
dans un mouvement lent et inexorable… Corps qui figure le flux et le
déplacement, jamais immobile, jamais “mort”… qui est un rythme, un
punctum mouvant en transformation dans l’espace, apaisé par le ralenti,
bref, un corps iconique privé d’affect, auquel chacun peut s’identifier à
souhait. Le spectateur, à travers la figure du corps en suspens, contemple
la lenteur de la métamorphose, happé par les images et le son sourd des
entrailles.
Dans Passage, le regard du spectateur ne peut englober la totalité de
l’image, l’obligeant à faire choisir un point de vue et une position particulière vis-à-vis de l’écran. Dans un monde où la simultanéité des informations et des échanges régit les principes communicationnels, cette
prise de position est intéressante et va à l’encontre de cette volonté souterraine de mondialisation et de gestion unilatérale. Bill Viola met en
scène notre incapacité à posséder l’intégralité de l’image en un seul
regard, alors que l’objet de notre désir serait celui de la lecture englobante de la projection. Il joue sur notre aspiration à vouloir maîtriser
totalement les choses.
L’installation Threshold propose des images de dormeurs sur des moniteurs immergés dans des bassines d’eau. Seul s’entend le souffle de la vie
dans la profondeur du sommeil : celui de la respiration calme des dor1
« Five channels of color video projection on walls in large, dark room with
five channels of stereo sound. Projected image size : 7 ft. 10 1/2 in. (h) x 10
ft. 6 in. (w) each ; room dimensions variable. © The J. Paul Getty Trust ».
Disponible
sur
http://getty.edu/art/exhibitions/viola/
zoom_5angels.html
183
MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004
meurs. Chaque corps est ici, comme la surface de l’eau, en contact avec
sa profondeur, indifférent aux nouvelles du monde qui défilent à l’extérieur de la chambre. La simultanéité des événements (les images et les
bruits des dormeurs et les informations du monde) soumet au spectateur
l’ambivalence de notre condition “d’être au monde”, à la fois dans le
monde et hors du monde.
Dans Peep Hole (1974) le spectateur doit regarder par une petite ouverture, il peut alors y voir le reflet de son propre œil dans un miroir.
Simultanément son regard est filmé par une caméra et projeté dans la
salle où il se trouve, dans son dos, sans qu’il puise s’en apercevoir. Le
spectateur est donc voyeur et sujet involontaire d’une projection destinée
à d’autres que lui-même. La frontière entre privé et public, voyant et vu
est une membrane poreuse qui se joue de lui. S’il extrait son regard du
trou, la projection de son œil disparaît en même temps. La disparition est
partie intégrante du processus de filmage.
À l’opposé d’une société qui nous impose la vision d’un temps linéaire et
rigide, Bill Viola nous invite à renverser l’ordre des choses, à apprécier le
temps de l’attente et le trouble du ralenti, l’autre vérité d’un temps
cyclique.
Conclusion
Les corps en suspens de Bill Viola voyagent dans un monde de lenteur,
entre attente, apparition et révélation. Ils dansent dans l’immatériel vers
l’abstraction du geste vers la substantifique moëlle, loin de l’anecdotique
et loin des nouvelles du monde. Ils sont la vie et la mort à la fois, la
chute et la libération, l’indissociable antinomie de la vie qui n’existe qu’à
travers son inéluctabilité, ils sont la lumière inséparable de sa part
d’ombre. Les œuvres de Bill Viola sont polymorphes, situant leur raison
d’être dans un espace réel et mental, espace spatio-temporel et sonore,
espace individuel et collectif… toujours voulu comme déstabilisant. Elles
sont autant d’ouvertures, car, comme le note Georges Balandier : « Les
états de désordre croissant ne sont que des états de probabilités croissantes » 1.
Le corps-sujet est alors à la fois le réceptacle de la violence du monde, de
la violence de ses images, de ses préjugés, de ses interdits, de ses valeurs,
de sa morale… et le creuset de son propre chaos, de son désordre intérieur, de ses angoisses, de cette peur du noir dont parle Viola, de cette
identité confuse, de ce moi morcelé que l’on essaie constamment d’organiser… Mais plus essentiellement encore, le corps est seul détenteur d’un
savoir non verbalisé, d’un savoir qui ne peut être imprimé que dans la
profondeur de la chair. C’est sans doute là que se situe l’espace des
1
Georges Balandier, Le désordre, Fayard, 1988, p. 83
184
Des corps en suspens : espace, image, temps chez Bill Viola
F. Seyral
possibles pour l’artiste, dans cette ouverture du corps, dans cette béance
qui n’a pas de bords définis, dans la poésie de l’indicible.
Dans un environnement social et culturel où il n’y a plus de valeurs stables, le corps-outil ou le corps-objet-sujet est lui-même soumis à cette
instabilité des critères et se confronte à la liberté de l’aventure de la
connaissance de soi et des autres et du dépassement. Finalement en se
référant constamment au corps et à l’espace, Bill Viola interroge notre
identité, notre surface corporelle, notre langage, notre comportement
social, notre relation à l’espace, à l’environnement… Le corps, dans sa
lisibilité, son fonctionnement, reste, à l’image d’un miroir, ce qui peut
toucher le public (cet Autre lui-même détenteur d’un corps), de la façon
la plus directe, la plus “incarnée”.
La vie serait comme le diagramme schizo de Viola, un labyrinthe obscur
où l’on se cherche, où l’on se perd, ou l’on se retrouve parfois dans la
multiplicité des chemins possibles… Pour Nietzsche qui reprend la
célèbre formule de Pindare « Deviens ce que tu es », on ne peut devenir ce
que l’on est que dans la mesure où l’on se connaît, et la connaissance de
soi passe par la connaissance de son corps. La quête existentielle est aussi
quête du corps, réceptacle de l’identité, du vécu et des instincts. Se
connaître petit à petit est alors la possibilité de se construire au même
rythme. Et, paradoxalement, c’est en intégrant les forces déstructurantes
et anarchiques du chaos et en déconstruisant les anciennes valeurs que la
connaissance de soi est possible. “Personne ne naît libre”, selon Nietzsche.
« Pour le devenir, il faut procéder à une douloureuse épuration, trancher dans sa
propre chair pour en extirper les valeurs de la décadence » 1, écrit Yannis Constandinidès. Trancher dans la chair, c’est faire ressortir l’animalité et les
pulsions qui sous-tendent notre condition humaine, c’est regarder
l’abîme sans fond de nos préjugés, c’est aller chercher du côté des rêves
la consistance de la chair, loin des dogmes, de la rigidité mentale.
Bill Viola montre dans ses installations que le réel est à saisir dans sa
dynamique, dans sa mouvance, et se révèle beaucoup plus riche que les
concepts qui tentent de le définir dans la mesure où l’être du phénomène
n’est pas un fond substantiel, mais bien l’absence de fond, l’abîme. Les
installations de Bill Viola fonctionnent dans l’entre-deux d’un temps
spatialisé, dans une stase perçue comme ensemble infini de potentialités,
de béances où s’engouffrent le corps, les affects, les silences 2… Chez
1
2
Yannis Constantidinès, Nietzsche, Hachette, 2001, chap. 5
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Milles Plateaux, Paris, Minuit, 2001, p. 384.
La définition de Deleuze et Guattari est à ce titre intéressante : « Du chaos
naissent les milieux et les rythmes. (…) Chaque milieu est vibration, c’est-à-dire un bloc
d’espace-temps constitué par la répétition périodique de la composante. (…) Les milieux
sont ouverts dans le chaos qui les menace d’épuisement ou d’intrusion. Mais la riposte des
milieux au chaos, c’est le rythme. Ce qu’il y a de commun au chaos et au rythme, c’est
l’entre-deux, entre deux milieux, rythme-chaos ou chaosmos : “entre la nuit et le jour,
entre ce qui est construit et ce qui pousse naturellement, entre les mutations de
…
185
MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004
Viola c’est le corps du spectateur qui est donc l’origine première, le lieu
originel de la béance. Lui seul peut appréhender l’universel dans « l’intimité du sujet, ce point extrême où l’ébullition du monde est mon ébullition » 1.
L’expérience du monde est le risque de l’expérience du dedans. Ce
dedans de soi où l’homme peut se perdre où bien se retrouver, mais où il
doit toujours, finalement, courir le risque, s’incarner dans sa chair pour
s’incarner dans la chair du monde, accepter le chaos en lui pour “mourir
vivant” ainsi que le souhaitait Artaud… L’art en ce qu’il est « la vérité du
sentir, le décel enfoui, dont est coupé la perception objective » 2 est un moyen, celui
de danser au-dessus de l’abîme, de se faufiler dans l’entre-deux du réel.
Car les vidéos de Bill Viola sont proches de la danse, en ce sens où, en
danse, écrit Laurence Louppe, « L’important, c’est la charnière, l’interstice, ce
qui relie ou sépare entre le continu et le discontinu, l’apnée entre deux souffles, le
battement de cils entre ténèbres et lumière » 3.
Les corps en suspens de Bill Viola jaillissent de la matrice ou y retournent, invariablement, avec cette lenteur qui fait qu’ils se rapprochent de
la matière même dont ils surgissent. Liant le cycle de la vie et de la mort
à une incessante métamorphose, ils se déploient dans l’espace en un
souffle imperceptible. Invitant à la méditation, mais aussi à l’interrogation, ils proposent un autre regard sur le devenir de l’homme. L’homme
qui chute est toujours un homme solitaire. Cette figure permet, en un
sens, de retrouver une dimension du sensible occultée par notre société
médiatique en amorçant une réflexion critique vis-à-vis de toute expérience communicationnelle. Les corps de Viola tracent dans la jungle
médiatisée et uniformisante du monde contemporain un chemin de
bulles claires qu’il importe à chacun d’essayer de suivre, un chemin léger
et éphémère qui disparaît sitôt qu’il est créé.
Bibliographie
Georges Balandier, Le désordre, Fayard,1988
Raymond Bellour et Anne-Marie Duguet, Vidéo, Seuil, 1998
Michel Camus, Antonin Artaud, une autre langue du corps, Opales, 1996
Yannis Constantidinès, Nietzsche, Hachette, 2001
Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, Seuil, 2002
Gilles Deleuze et Félix Gattary, Mille Plateaux, éditions de Minuit, 2001
…
1
2
3
l’inorganique à l’organique, de la plante à l’animal, de l’animal à l’espèce humaine, sans
que cette série soit une progression”. C’est dans cet entre-deux que le chaos devient rythme,
non pas nécessairement, mais a une chance de le devenir. Le chaos n’est pas le contraire du
rythme, c’est plutôt le milieu de tous les milieux. »
Francis Marmande, « Georges Bataille », Encyclopédie Universalis
Henry Maldiney, Art et existance, Klincksieck, 1986, p. 27
Laurence Louppe, « Lisière, peu, nudité », Art Press, nº 232, op. cit.
186
Des corps en suspens : espace, image, temps chez Bill Viola
F. Seyral
Christophe Fiat, La ritournelle, une anti-théorie, Léo Scheer, 2002
Henri Maldiney, Art et existence, Paris, Klincksieck, 1986
Monique Maza, Les installations vidéos, œuvres d’art, L’harmattan, 2000
Nietzsche, La Naissance de la tragédie, Folios essais, 1992
Françoise Parfait, Vidéo, un art contemporain, Regard, 2001
François Pluchard, L’art corporel, Paris, Limage2, 1983
Hors Limite, Catalogue d’exposition, centre Georges Pompidou, Paris, 1994
Smithson : le paysage entropique, catalogue d’exposition, Bruxelles, Palais des Beauxarts, 1994
Art Press, nos 223, 232, 289
Parachute, nº 45
Revue d’esthétique, nº 37
Les cahiers du cinéma, nº 379
Beaux Arts, nº 235
Trafic, nº 48
187

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