Chapitre 2

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Chapitre 2
Tome 1
EPICE
Résumé : Un adage dit que s’il y a plusieurs façons de faire une chose, dont l’une
d’elles conduit au désastre, il se trouvera forcément quelqu’un, quelque part, pour
utiliser cette méthode.1 Ce « quelqu’un », c’était Neil.
Terrifié à l’idée de faire un coming out dans son nouveau lycée, Neil Archer
Murphy est prêt à recourir à un stratagème extrême : se faire passer pour une fille. Il
ignore alors que son travestissement le mènera aux devants d’ennuis
abracadabrantesques, menaçant de plonger le monde dans le chaos.
Constance City est une ville imaginaire du Nebraska, créée pour les besoins de cette
histoire. Ceci est une œuvre de fiction. Les personnages, lieux et évènements décrits dans ce
récit proviennent de l’imagination de l’auteur ou sont utilisés fictivement. Toute
ressemblance avec des personnes, des lieux ou des évènements existant ou ayant existé est
entièrement fortuite.
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Tiré d’un des énoncés de la loi de Murphy.
Réflexion – tome 1
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Réflexion – tome 1
*2*
Tout le monde le regardait. Aucun doute, son déguisement était raté. Il n’aurait
jamais dû le mettre au point dans les toilettes d’un café, en tremblant de peur.
Forcément, ses doigts avaient manqué de précision pour son maquillage. Enfiler une
jupe et des collants s’était révélé traumatisant. Ç’avait été une stupide erreur d’attendre
le jour J pour tester l’efficacité de ce « camouflage » !
La serveuse l’avait envisagé d’un œil torve. Il la comprenait. Elle l’avait vu entrer
en « garçon » pour ressortir en « fille », les jambes gainées dans du nylon qui lui laissait
une sensation de nudité sous sa jupe. Les femmes ne se sentaient-elles pas exposées
dans ce genre d’accoutrement ?
Note à lui-même : se trouver un meilleur point stratégique pour se
« transformer ». Ce serait tellement plus simple s’il avait une baguette magique pouvant
le transmuter en un rien de temps. Une formule, un peu de paillettes, pleins de flashs
lumineux façon magical girl et le tour était joué ! OK, son changement d’apparence
commençait sérieusement à le faire dériver vers une pente dangereuse.
Fort heureusement, ses cours commençaient à neuf heures. Une sacrée aubaine.
De nombreux commerces étaient déjà ouverts. Il disposait ainsi d’une flopée de cabines
d’essayage ou de toilettes, pour opérer sa transformation. Il irait en repérage.
Neil tira sur les pans de sa jupe. L’opacité de ses collants ne l’empêchait vraiment
pas de se sentir dénudé comme jamais. Il s’assura que son écharpe couvre bien une
partie de son visage, et ajusta son bonnet. Il était le seul à en porter, mais ça ne fut pas
suffisant pour le pousser à s’en débarrasser.
Les températures étaient clémentes en cette mi-septembre. Le climat dans ce
comté, même s’il était moins chaud que celui de son ancienne bourgade, restait
relativement doux et humide. Conclusion : avec son écharpe et son bonnet, il était d’une
discrétion peu subtile. Pourtant, à cet instant, il aurait aimé avoir une cagoule. Ces
regards lorgnant dans sa direction le mettaient mal à l’aise.
Il n’avait pas pu choisir une des tables du fond. Elles avaient été prises d’assaut
dans une bousculade, le poussant à se rabattre sur une place au milieu de la rangée côté
fenêtre. Depuis, des yeux n’avaient cessé de se tourner vers lui, et lui vers la fenêtre.
Il ne lui vint pas à l’idée que l’attrait de la nouveauté y était pour quelque chose.
Les nouveaux visages suscitaient toujours la curiosité des anciens élèves. D’ailleurs, ils
se comptaient sur les doigts d’une main, dans sa classe. Neil découvrit qu’ils étaient
quatre, dont deux absents, ce jour-là. Mais ce n’était que le début de ses déboires.
L’épreuve de la cantine l’attendait de pied ferme. Il inspira longuement, se sentant au
bord de la crise d’angoisse.
Lorsqu’on fit l’appel, il se demanda s’il ne devait pas altérer sa voix pour la rendre
plus douce quand viendrait son nom. Les filles ne « muaient » pas comme les garçons. On
saurait définitivement à sa voix qu’il était un imposteur.
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Réflexion – tome 1
Neil, tu t’es maquillé du mieux que tu as pu. Au pire, ton gloss est largement
suffisant pour éconduire les curieux. Les garçons ne mettent pas du brillant à lèvres, pas
plus que des jupes.
Quoique… Il y avait de tout dans ce monde. Peut-être qu’il aurait dû acheter un
vernis à ongle pastel, au lieu du noir. Les garçons aussi pouvaient en mettre, du noir. Ça
prêterait à confusion. Un maquillage lumineux, du genre corail ou parme, aurait été
préférable à l’ombré charbonneux trop discret qu’il arborait. Ils se poseraient tous des
questions de savoir s’il était une fille ou un garçon. Or ça devait crier l’évidence. On ne
devait pas se poser de questions. Et sa veste ? La coupe n’était-elle pas trop masculine ?
Il fallait s’en débarrasser.
— Neil Archer Murphy ! répéta l’enseignant, n’ayant pas entendu de réponse.
Neil se pétrifia. Il n’avait pas du tout écouté, perdu dans ses pensées angoissées.
Bravo ! Pour attirer l’attention, il se débrouillait comme un chef. Hésitant à laisser
entendre sa voix, il leva la main alors que le prof portait son attention sur la salle.
— Alors mademoiselle, on a perdu sa langue ? fit l’enseignant.
Certains gloussèrent. Neil soupira intérieurement de soulagement.
Mademoiselle ! Il avait dit mademoiselle. La transformation était donc une réussite. Il fit
non de la tête, puis se racla la gorge comme le prof arquait un sourcil, attendant une
réponse à voix haute.
— Extinction vocale, souffla-t-il doucement.
Il désigna son écharpe et son bonnet, comme pour indiquer qu’il avait attrapé
froid récemment et ne voulait plus s’exposer.
— Oh… C’est pas de chance, compatit l’homme. Ç’aura l’avantage de vous
épargner le calvaire de devoir vous présenter devant toute la classe, en tant que
nouvelle.
C’est sûr que s’il lui avait exigé cela, ils n’allaient pas s’entendre, pensa Neil, le
cœur battant.
— Je vous souhaite de vous rétablir rapidement.
Il opina du chef pour toute réponse. Parfait. Ça refrènerait les ardeurs des curieux
qui voudraient le faire parler, dont le prof. Il força ses épaules à se détendre. Sa
crispation commençait à lui refiler une raideur de la nuque.
L’autre nouvelle eut moins de chance et se vit imposer l’épreuve de la
présentation publique. Il s’avéra que Naomi Churchill était dans le même cas que lui.
Déménagement familial suite à un replacement professionnel d’un de ses parents. Neil
se sentit un peu moins seul. Ça n’insinuait pas qu’ils doivent sympathiser, mais de savoir
que d’autres que lui subissait aussi ce sort allégeait ce sentiment de malédiction qui ne le
quittait plus. Ça n’arrivait pas qu’à lui.
— Une nouvelle année commence. Et je vais encore vous subir pendant neuf
mois, soupira le prof, déclenchant quelques rires.
M. Bennett enseignait les maths et serait leur prof principal. De prime abord, il
avait l’air sympa.
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Réflexion – tome 1
— Je compte sur vous pour venir en aide aux nouveaux qui ne se sont pas encore
familiarisés aux infrastructures. Il faudra rapidement mettre en place les élections des
délégués…
— Pourquoi se faire chier ? On n’a qu’à garder la même que l’an dernier, proposa
un élève au fond de la classe.
Plus de la moitié de l’assemblée donna son assentiment.
— Vous lui avez demandé son avis ? s’enquit M. Bennett.
— Sérieusement ? lâcha un garçon à la droite de Neil. On connait tous sa réponse.
Une fille au premier rang se leva et apposa sa main contre sa poitrine. Elle avait
un look soigné, d’une élégance chic mais au charme somme toute traditionnel. BCBG.
Tout ce qu’elle inspira à Neil, c’est que ce n’était pas permis d’avoir des cheveux aussi
parfaits. D’une blondeur californienne, aucune mèche ne jouait les rebelles. Il eut
l’impression qu’elle sortait d’un magazine de bonnes manières, si ça existait. C’était la
caricature même de la première de la classe.
— Je serai honorée de vous représenter encore cette année, déclara-t-elle comme
si on lui avait décerné le titre de Miss Monde. Je me chargerai de choisir un secrétaire et
un trésorier. Bien évidemment, le volontariat est apprécié. Mais je me réserve le droit de
faire une sélection…
— Pointue, singea un garçon à une table derrière elle, faisant pouffer une bonne
partie de la classe. Voilà, c’est réglé, conclut-il pour tout le monde. Au plaisir de te servir,
poulette, dit-il avec une caricature de salut militaire comme il se faisait foudroyer du
regard par la donzelle. Je suis sûr que cette année tu feras encore un travail admirable.
Elle lâcha un énorme soupir surjoué. Elle voulait faire croire au monde son
exaspération. En réalité elle savourait le compliment, même s’il avait été ironique. Neil
ne comprit pas comment ni pourquoi il le sut, mais il se dégageait d’elle des relents
d’autosatisfaction. Elle se rassit après avoir lissé sa jupe plissée.
— Sur ces mots, commençons, décréta M. Bennett d’un ton blasé.
*
Le prochain cours, celui de chimie, avait lieu dans un autre bâtiment. Le
changement de salle l’obligeait à suivre le troupeau. La déléguée élue de façon expresse
leva le bras.
— Les nouvelles ! les interpella-t-elle à voix haute. S’il ne vous reste plus aucun
souvenir des journées portes ouvertes, suivez-moi. On va au bâtiment 4 pour le cours de
Jamison. Je suis Kassy Bridget. KC pour les intimes, mais on n’en est pas encore là. Et on
n’y sera peut-être jamais, ajouta-t-elle après avoir détaillé Naomi de la tête aux pieds. Le
cours a lieu dans dix minutes. Vous me collez au train, je vous montre la salle, puis vous
êtes libres de disposer du temps qui vous restera avant l’arrivée du prof. (Elle tapa dans
les mains.) Allez, on me suit.
— Bienvenue à la visite guidée du site préhistorique Saint Fierce, fit un garçon
d’une voix de faux crooner, mimant un micro avec son poing.
Neil reconnut celui qui était assis à une table derrière la déléguée. Apparemment,
il prenait un malin plaisir à la tourner en bourrique. Il avait déjà un public, vu les
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Réflexion – tome 1
sourires convenus qu’arboraient certains élèves. Il était de cette espèce à éviter à tout
prix ; le « genre » Collin. À présent qu’il avait l’attention de tous, il flagornait davantage.
— La guide KC est l’une des meilleures de notre compagnie. Avec elle, vous
visiterez la faune et la flore locale dans le respect des règles et des normes, un balai
coincé dans le postérieur. (Il marqua une courte pause, sans doute pour savourer les
rires.) Mais si vous êtes friands de sensations fortes, de frissons, fit-il d’une voix
enjôleuse, vous frappez à la mauvaise porte. C’est aussi frigide qu’une banquise de ce
côté-là, déplora-t-il. Bien qu’une banquise fasse frissonner. Cherchez le paradoxe.
Lorsque de nouveaux rires vinrent ponctuer ce numéro, Neil décida de ne pas
suivre Kassy. Ça reviendrait à se positionner à côté de la cible d’un jeu de fléchettes, avec
le risque de s’en prendre une dans l’œil.
— Si tu viens frissonner au lycée, Derreck Freeman, je crains qu’on t’ait mal
informé, riposta sèchement Kassy. Prends un ticket, si tu tiens à ce que je m’occupe de
toi. Maman a beaucoup à faire aujourd’hui. Tu veux bien être sage et patienter un tout
petit peu, mon chou ?
Elle lui sourit, mais ses yeux ne l’exprimèrent pas. Les hostilités étaient
clairement ouvertes entre eux. Dès le premier jour ? Ou cela datait-il des années
précédentes ? La joute sembla se solder par une victoire de Kassy, car le dénommé
Derreck renifla quelque chose d’inintelligible avant de quitter la salle, flanqué de trois
garçons presque aussi grands que lui.
Le quatuor avait quelque chose d’assez impressionnant. Outre leur physique, il
sourdait d’eux une espèce de cohésion féline, presque sauvage. Le genre qui attirait les
filles rêvant de bad boys, ou les garçons espérant partager cette aura de caïds.
Bizarrement, personne ne rit. Apparemment, on pouffait quand la vanne allait dans
l’autre sens : de Derreck à Kassy. En même temps, vu l’allure de cette bande, il était avisé
de ne pas s’y frotter.
Neil avait intérêt à noter les subtilités de la pyramide sociale qui régissait son
nouveau « biotope ». Ne serait-ce que pour ne pas commettre d’impairs, et éviter de se
faire remarquer. Il dût penser trop vite car quelqu’un l’aborda.
Déjà ?
Chevelure raide et d’un noir de jais, yeux en amande, petite bouche rose bonbon
aux lèvres pulpeuses, poitrine plutôt généreuse, un brin courtaude comparé à lui –
probablement le mètre soixante –, telle était la jolie créature qui venait d’ouvrir le
dialogue. Elle devait être chinoise ou vietnamienne. Il ne parierait pas sur japonaise, ni
coréenne. Il avait toujours su les différentier des autres asiatiques. Neil dévisagea la
jeune fille avec suspicion.
— Ces deux-là vont encore nous imposer leur guéguerre cette année, soupira-telle. C’était bien le temps où ils sortaient ensemble. Ils ont été élu couple de l’année il y a
deux ans, avant de rompre. (Elle se pencha vers lui comme pour partager un secret.)
Pour des raisons obscures, personne ne sait réellement ce qui s’est passé. Mais ça n’a pas
empêché l’élaboration de nombreuses rumeurs. La plus probable est que leur couple n’a
pas résisté à l’arrivée des Efraïm l’année dernière. Comme beaucoup d’autres, dit-elle
d’un air entendu, en haussant les épaules.
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Réflexion – tome 1
Neil fronça les sourcils. Efraïm ? Il était censé connaître ? Bien que ce nom lui
évoque vaguement quelque chose, il fut incapable de mettre le doigt dessus. Visiblement,
elle estimait qu’il serait amené à les rencontrer. Pourquoi lui disait-elle tout ça ? Il nota
au passage le niveau soutenu de son langage, chose qui le changeait de son ancien lycée.
Il lança un coup d’œil à Kassy qui discutait avec une fille menue, ayant de
nombreuses tâches de son, et au look ultra-soigné. La nouvelle se tenait dans leur dos,
contemplant ses pieds. Rien d’étonnant, les deux autres étant du genre à vous refiler des
complexes.
Le voyant en compagnie de l’asiatique, Kassy lui lança un regard impatienté. Neil
ne bougea pas d’un iota. Miss déléguée roula des iris et ne s’attarda plus,
puisqu’apparemment il s’était déjà fait une copine.
Dans le préau, Neil avisa Derreck, toujours en compagnie de ses potes. Ces
derniers renvoyaient l’image de planètes gravitant autour d’une étoile centrale. Ladite
étoile suspendit sa conversation durant le passage de Kassy. Et ce n’étaient pas des
pensées amicales qu’elle lui inspirait, à en juger par son expression.
Mieux valait se dégoter un plan du lycée, plutôt que de recourir à l’aide d’une
potentielle source à problèmes, se dit Neil. Derreck était le genre d’individu qu’il fuyait,
depuis Collin. Le jeune homme n’avait pas à se plaindre de dame nature. Il avait une
belle charpente, une tignasse indisciplinée d’un brun aux reflets cognac, et des traits un
peu taillés à la serpe mais d’un charme viril indéniable. Il semblait qu’il n’avait pas
encore décidé de lâcher la grappe à son ex, alors qu’il avait largement de quoi intéresser
d’autres.
Deux ans que ça durait, cette histoire ? Soit il l’aimait vraiment à l’époque, et
continuait d’éprouver des sentiments pour elle, au point de lui en vouloir. Soit ils
s’étaient séparés en si mauvais termes que tous les coups étaient permis. Quoi qu’il en
soit, si la déléguée gérait les nouveaux, combien de temps faudrait-il à Derreck pour y
mettre son grain de sel ? Pour ne pas répondre à cette question, les éviter était une sage
décision.
— Tu as une blouse de labo ?
Neil cligna des paupières. Attends deux secondes… Il en fallait une ? Pourquoi dès
le premier jour ? Ne pouvait-on pas les prévenir à l’avance ? Son air aux abois parla pour
lui.
— Si tu n’en as pas, il y en a en réserve dans la salle, lui apprit l’asiatique.
Ce serait bien de connaitre son prénom. La désigner par « l’asiatique », même si
c’était dans sa tête, lui donnait le sentiment d’être raciste.
— Il n’y en a pas toujours pour tous les étourdis qui oublient la leur. Et
franchement, ce n’est pas que je chipote, mais porter une tenue que tout le monde met,
tout au long de l’année… sans façon ! C’était les mêmes que l’an dernier. J’ignore à quelle
fréquence on les lave. Donc je te conseille de t’en procurer une rapidement.
— Euh… où…
— Le service de scolarité pourra te renseigner. Le bâtiment jaune criard qui te
gâche la vue dès que tu mets un pied dans le lycée, dit-elle en dirigeant vaguement la
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Réflexion – tome 1
main vers le grand portail. Franchement, ils devraient faire un ravalement de façade. Au
fait, je m’appelle Lyn Feng.
— Neil Murphy, se sentit-il obligé de se présenter.
— Je sais, sourit-elle. Extinction vocale, ajouta-t-elle comme il haussa un sourcil à
sa réplique.
— Ah.
Elle lui avait déjà donné un surnom ? Vu qu’il comptait parler le moins possible
tout au long de cette année, ça risquait de lui coller à la peau. Lyn, bien que pipelette, lui
parut gentille. Chelsea aussi l’avait été. Au début. Avenante, souriante, bien disposée à
son égard… avant de le précipiter dans l’abîme de la tourmente. Il garderait ses
distances. C’était sa ligne de conduite depuis le collège. Quoique, elle lui avait été
imposée par les autres, comme s’il était contagieux de quelque mal. Ça n’avait pas été un
choix personnel.
Les salles de TP se trouvaient dans un autre bâtiment. On s’y rendait en
empruntant principalement une longue allée couverte. Certains élèves choisirent
d’autres itinéraires. Neil colla aux basques de Lyn, et ils faillirent entrer en collision
lorsqu’elle marqua un arrêt brusque. Ils n’étaient pas les seuls à s’être stoppés au beau
milieu de l’allée. Tous les regards convergeaient vers la voiture qui passait le portail, et
se garait sur le parking visible depuis leur position.
— Je commençais à m’inquiéter, souffla Lyn, un sourire béat aux lèvres.
S’inquiéter de quoi ? Neil reporta son attention sur la Rolls Royce à la robe
sombre et rutilante. Pour un peu, l’odeur du fric lui aurait chatouillé les narines. Cette
école accueillait aussi des gosses de ce calibre social ? Combien sa mère avait-elle décidé
de dilapider dans son instruction ?! À son âge, il pouvait décider de ne plus aller à l’école
et ce serait légal. Elle n’avait pas besoin d’en faire autant ! Il sentit soudain une terrible
pression. Il avait intérêt à faire des efforts, ne serait-ce que pour ne pas donner à Sully le
sentiment de jeter de l’argent par la fenêtre.
Un jeune homme brun, qu’il estima dans le milieu de la vingtaine, descendit de la
voiture côté conducteur. Il alla ouvrir la portière arrière d’une main gantée de mitaine
en cuir blanc. Était-il réellement le chauffeur ? C’était la première fois qu’il en voyait un
au look rock et à l’allure aussi féline.
Perfecto noir, jeans brut, Doc Martens. Classique et indémodable. Un piercing à
l’arcade sourcilière lui donnait un côté bad boy, et son T-shirt blanc épousait une
musculature à vous faire hausser les sourcils. Le denim moulait les cuisses fuselées de
cet homme de façon indécente. Finalement, ce devait être le garde du corps. Quelque
chose dans son maintien et dans sa coupe de cheveux ras évoquait une rigidité militaire.
Une jeune fille quitta le véhicule, se faisant aider par l’inconnu aux mitaines. Si le
temps avait ralenti à la vision de ce spécimen mâle, cette fois il sembla s’arrêter. D’une
blondeur platine étincelante, la chevelure de l’apparition cascadait sur ses frêles épaules,
se répandait dans son dos, et finissait à hauteur des cuisses. Neil n’avait jamais vu des
cheveux aussi longs. On aurait dit une poupée nimbée d’une aura mi féérique mi
peroxydée.
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Réflexion – tome 1
Les traits fins de son visage étaient d’une symétrie parfaite. Dérangeante. Elle
tourna la tête dans leur direction, mais ils auraient bien pu ne pas exister. Neil cilla. Si
c’était du snobisme, elle y excellait. Une légère brise fit ondoyer quelques mèches qui
flottèrent doucement, comme échappant à la gravité l’espace d’un instant. Le vent
charria une curieuse fragrance : un parfum de lys.
La portière opposée s’ouvrit, et apparut un individu qui aurait pu être l’exacte
copie de la fille, ses traits durs étant le seul compromis à son sexe masculin. Il avait
toutefois le cheveu raide et à hauteur d’épaules. Jamais Neil n’avait vu de faux-jumeaux
aussi semblables. On aurait dit les produits d’un clonage.
Elle était vêtue d’une robe blanche vaporeuse et de spartiates en cuir noir, un
look évoquant la vieille Grèce sans que ça ne paraisse démodé. Lui, portait une tunique
cintrée à la manière de certains peuples d’Asie méridionale, resserrée à la taille par une
ceinture tressée en lin. Le tout sur un pantalon près du corps en soie noble, et de fins
souliers vernis. Ça commençait à faire beaucoup, question exotisme. Mais ça leur allait si
bien qu’ils auraient pu lancer un phénomène de mode, si c’était donné à tous d’assumer
ce genre d’excentricité.
Le chauffeur rock vint débarrasser la jeune fille de son sac, tandis que le garçon
passait le sien en bandoulière. Ils se dirigèrent tous les trois vers le bâtiment des
terminales littéraires, sous leurs regards subjugués. La grâce de ballerine de la fille
s’alliait à ses grandes enjambées de mannequin. Neil ne serait pas étonné qu’elle fasse de
la danse. Quant à son frère, il avait le pas aérien, contrastant fortement avec la démarche
féline de l’homme aux mitaines, qui vous inspirait de garder vos distances.
Des soupirs masculins et féminins s’élevèrent de son groupuscule, une fois que
les nouveaux venus furent avalés par la porte-tambour du bâtiment.
— Ils ne sont que deux, aujourd’hui ? s’étonna une fille.
— On ne risque plus de voir Eliam par ici, il était en terminale l’année dernière, fit
remarquer Lyn. En fait, ta question ne méritait même pas de réponse.
— Pourquoi t’en être donné la peine, alors ? soupira Derreck, exaspéré.
Lyn l’ignora, tandis que de nouveaux soupirs féminins éplorés ponctuaient cette
triste nouvelle.
— Thaïs est plus beau, je trouve, dit une autre élève.
— Ah ouais ? grimaça Derreck. Il est aussi planche à pain que sa sœur !
Ce qui était une façon gratuite de se moquer d’elle, se dit Neil. Il fallait être de
mauvaise foi pour réfuter sa beauté. Même lui qui n’avait aucune inclinaison pour la gent
féminine y avait été sensible. Son absence de poitrine n’enlevait absolument rien à son
charme. Derreck devait nourrir un motif de grief à son encontre. Ce que confirma la
rouquine.
— Tu dis ça juste pour la dénigrer. Parce que Phyllis n’a jamais daigné t’accorder
un regard.
Derreck lui lança un regard noir, puis ses yeux brillèrent de malice.
— Hé, Youn, c’est les orangs-outangs ou les guenons qui ont le poil roux ? J’ai
comme un doute.
— Les orangs-outangs, soupira le dénommé Youn.
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Réflexion – tome 1
C’était un métis. N’eurent été ses boucles soyeuses corbeau, ses yeux d’un marron
très clair qu’ils en étaient ambrés et son nez pointu, il aurait été difficile de deviner ce
métissage en se basant uniquement sur sa carnation d’ébène. Cela lui donnait un air
naturellement mystérieux, qu’il n’avait pas besoin de cultiver. Son attitude blasée entrait
parfaitement dans le jeu de moquerie du leader de sa bande, et n’enlevait rien à son
charme.
Ladite bande s’esclaffa, au détriment de la rousse qui se renfrogna face au
camouflet. Elle était pourtant jolie, dans son genre. Loin d’évoquer un quelconque orangoutang, sa crinière rousse lui allait bien. Du regard, elle chercha de l’aide auprès de
Kassy, et dut se contenter de l’expression courroucée que cette dernière adressait aux
garçons. Les voyant s’esbaudirent davantage, la rouquine lança sa contre-attaque :
— Ce n’est pas parce que Thaïs fait un peu androgyne comparé à son frère, qu’il
est moche !
— Et Eliam est d’un tout autre registre, asséna Kassy avec suffisance, en soutient
à son amie. Je n’en vois aucun ici (elle s’attarda une seconde de plus sur Derreck), qui
tienne la distance.
La réplique éteignit l’hilarité des garçons aussi sûrement qu’un seau d’eau versé
sur des braises. Ce fameux Eliam devait être un sujet délicat. Et un sacré morceau, si
Derreck et ses sbires ne lui arrivaient pas à la cheville.
— Il aurait été un guerrier scandinave, dans une autre vie, dit une fille, apportant
du matériau à l’imagination de Neil.
— C’est la personnification même de Thor, acheva Lyn.
Et toutes les autres d’approuver avant de se remettre en route. Les questions se
bousculaient dans la tête de Neil au sujet de ces blonds dont le frère avait été élevé au
rang de déité nordique par la gent féminine. Rien que ça ! Mais il n’était pas au bout de
ses surprises. Lorsqu’une moto vint se garer à côté de la Rolls Royce, il assista à un
curieux concert de hoquets.
— Il est inconscient, ma parole !
— Mais pourquoi il se gare là ?
— C’est peut-être un nouveau.
— Elle te dit quelque chose ? murmura un garçon, soudain tendu, questionnant
Derreck du regard.
Le cheveu châtain pâle et long, il avait un style débraillé grunge qui évoquait à
Neil le chanteur Kurt Cobain.
— Jamais vu cette moto sur le parking, fit Derreck en plissant les yeux.
— Va y avoir du spectacle ce midi, ricana Youn.
— Je ne veux pas être à sa place ! grimaça le quatrième larron de cette bande qui,
décidément, intéressait un peu trop Neil.
Il ignorait pourquoi celui-ci lui faisait penser à un comanche. Pourtant, son
métissage amérindien aurait pu être issu de n’importe quel peuple natif américain. Mais
c’était la Nation Comanche qui venait à l’esprit de Neil lorsqu’il voyait ce garçon à la
peau mate, aux pommettes saillantes, et au regard aussi perçant que celui d’un faucon.
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Réflexion – tome 1
Agacé par sa fascination – sans doute hormones-dépendante –, il revint au motard. Que
se passait-il, à la fin ?
Lyn se détacha de leur groupe et rejoignit le nouveau venu. Le connaissait-elle ?
Celui-ci démonta avec nonchalance et calla sa moto. C’était un sublime modèle noir et
blanc ; une vraie beauté, même du point de vue d’un profane.
— À ta place, je ne la laisserais pas là, dit Lyn. Ce serait dommage qu’il arrive
quelque chose de fâcheux à ce bijou.
L’homme prit le temps de mettre l’antivol avant de s’intéresser à elle.
— Pour quelle raison s’en prendrait-on à ma princesse ?
Sa voix étouffée par le casque n’en fut pas moins forte. Elle avait une tessiture
basse, légèrement enrouée. Neil eut le sentiment incongru de voyager vers des contrées
inconnues rien qu’en l’écoutant. C’était le genre de voix si masculine qu’on s’y serait
volontiers soumis. Bon sang, à quoi pensait-il ! Ce n’était pas parce qu’il était déguisé en
fille qu’il devait baisser sa garde. Bien au contraire.
Mais peut-être qu’il n’y avait pas de « risque » à se cacher derrière sa fausse
identité féminine pour fantasmer tout son soûl. Les filles avaient bien le droit de
soupirer après une voix mâle, non ? Mais il était un garçon ; là résidait le problème. De
plus, le motard devait certainement être un prof. Sa voix lui avait semblé très adulte.
C’était déplacé de nourrir des pensées indécentes à son encontre. Ceci dit, un enseignant
ne se serait pas garé là. Le parking « prof » était de l’autre côté. À moins qu’il ne soit
réellement en retard et veuille gagner du temps.
— Laisse faire, Lyn ! lança Youn. Va pas nous gâcher le spectacle.
— C’est une loi tacite dans cette jungle, insista Lyn avec bienveillance. Tu m’as
l’air d’être nouveau par ici, alors j’ai cru bon de te prévenir.
Neil nota qu’elle n’avait toujours pas dit pourquoi il était potentiellement
dangereux de se garer là.
— Lyn, la bonne samaritaine, railla Derreck.
Elle ne daigna pas en prendre ombrage. L’homme casqué tourna la tête dans la
direction de Derreck puis revint sur Lyn. Sa visière baissée réfléchissante empêchait de
distinguer son expression. Cependant, la jeune fille marqua un léger mouvement de
recul tandis que Derreck fronçais les sourcils, ses épaules soudain raides. Le plus
étrange ne fut pas tant leur réaction, mais le fait que Neil remarque ces infimes
changements dans leur attitude.
— Il me semble qu’il n’y avait pas de réservation sur cette place, dit le motard.
— La Rolls Royce réserve trois places de parking, murmura Lyn d’un air
curieusement intimidé. C’est comme ça.
C’était quoi comme loi, ça ? Une lubie de gosses riches ? Neil se retint de rouler
des iris. Dans quel monde avait-il atterri ? Une jungle, avait dit Lyn. Ça ne présageait rien
de bon, dans la mesure où la loi du plus fort y était justice.
L’inconnu se débarrassa enfin de son casque, soulageant la curiosité des lycéens.
Des regards s’agrandirent, d’autres se figèrent, alors qu’il passait nonchalamment une
main dans ses cheveux aplatis. Neil se pétrifia, comprenant que Lyn gagne en teinte
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Réflexion – tome 1
écarlate. Si la Beauté virile s’était dotée d’un sexe masculin, elle serait ce jeune homme.
C’était abusé d’être aussi « agréable à regarder ». Et il usait de litote.
Dans sa tenue de motard, il élevait « sexy » et « bandant » à la puissance « n » –
« n » étant situé entre « waouh ! » et « oh mon Dieu ! ». De sa place, Neil ne parvint pas à
distinguer les nuances exactes de ses iris sombres. Mais ses yeux légèrement en amande
avaient un je-ne-sais-quoi d’à la fois effrayant et hypnotique qui vous poussait à baisser
les vôtres à regret. Parce qu’on avait le cœur brisé à l’idée de ne pas pouvoir soutenir
son regard et ne plus contempler son insolente beauté.
Neil préféra donc s’attarder sur sa chevelure broussailleuse. Elle virait au cuivré
en captant les rayons du soleil, lui évoquant la flamboyance qu’avait celle de sa mère
dans les mêmes conditions. Le jeune homme leur servit son profil au nez aquilin,
lorsqu’il dirigea son attention sur le bâtiment des terminales L, d’où sortait le chauffeur
de la Rolls Royce. Ses lèvres à peine pleines et légèrement pâles esquissèrent un sourire
dévoilant des dents d’une blancheur captivante. Il n’y avait que dans les pubs de
dentifrice que l’on voyait ce genre d’éclat !
Le chauffeur arriva à son niveau et adopta une posture raide. À croire qu’il se
mettait au garde à vous. Lyn se recula rapidement, craignant probablement d’être
ratatinée par leur prestance. Ils se dévisagèrent pendant quelques secondes qui
parurent durer plusieurs minutes. Neil retint son souffle, sentant comme une tension
autour de lui. Les lycéens étaient dans l’expectative d’une chose dont il n’avait pas la
moindre idée. Il allait enfin comprendre la raison de l’interdiction de stationnement à
côté de la Rolls Royce.
L’homme de main des richissimes faux-jumeaux réglait-il son compte à
quiconque osait péter de travers ? Notant quelque chose de changé chez ce dernier, Neil
sourcilla. Il avait cru le chauffeur brun. À présent, des reflets rouges sombres dansaient
dans ses cheveux, comme s’il se les était teints. Par son originalité, la coloration lui seyait
bien mieux.
Brusquement, le motard tourna la tête dans sa direction. Comme dans « il le
regardait lui, et uniquement lui ». Bon sang, c’était quoi ce manque de pot ? L’expression
du jeune homme traduisait une franche curiosité. Neil cligna des yeux suite au contact
visuel, avant d’être pris dans l’étau d’un début de panique. Et pour cause : intrigué par le
geste de son vis-à-vis, le chauffeur aux mitaines venait de le dévisager à son tour, de
froncer le nez, d’incliner la tête et d’arquer les sourcils en signe de surprise.
Gêné par cette double attention, Neil baissa les yeux, les joues en feu. Pourquoi le
regardaient-ils ainsi ? S’était-il montré impoli ? Avait-il quelque chose sur le visage –
enfin, autre que son maquillage ? Ou pire, arrivaient-ils à voir à travers son
déguisement ?! Non, impossible !
La voix de Kassy brisa l’instant, lui donnant de quoi se raccrocher pour retrouver
contenance. Rougir n’avait rien de discret sur une peau aussi pâle que la sienne. Inutile
d’attirer davantage l’attention.
— Jamison a les retardataires en horreur. Ce n’est pas le moment de traînasser.
— Est-ce que quelqu’un te retient ? lâcha Derreck, sarcastique. (Mais son regard
n’avait pas quitté la scène que tous observaient.)
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Réflexion – tome 1
— C’est ridicule ! soupira-t-elle.
Elle poursuivit son chemin, et quelques élèves lui emboitèrent le pas. Neil hésita.
Courait-il le risque de se faire réprimander par le prof de chimie ou assouvissait-il sa
curiosité ? Cette dernière l’emporta lorsque le chauffeur échangea quelques mots à voix
basse avec le motard, dans un curieux dialecte. Ils parlaient trop faiblement pour qu’il
l’identifie, ou devine à quoi elle s’apparentait.
Le chauffeur esquissa un geste, mais l’autre l’arrêta d’un regard noir, lui
arrachant une moue. Difficile de dire si elle était penaude ou frustrée. Puis, ce dernier lui
lança les clés de sa bécane, à sa grande stupéfaction.
— Ça doit être ennuyeux de poireauter ici toute la sacro-sainte journée, dit
Beaugosse, renouant avec la langue nationale. Je te couvrirai, ajouta-t-il d’un ton
ironique en lui tapotant l’épaule.
— Vous savez dans quelle classe vous êtes ? s’enquit le chauffeur.
— Elle est juste là.
Il se tourna pour les désigner du menton. Sacrée coïncidence ou parfait timing ?
Le mystère resta entier.
— Bonne rentrée, alors.
— J’espère, soupira-t-il sombrement en lui tendant son casque.
Il ajusta les sangles de son sac à dos et vint à leur rencontre. De près, il était
vraiment grand ; probablement le mètre quatre-vingt-dix, évalua Neil. Il faisait
facilement une tête de plus que lui qui culminait pour sa part au mètre soixante-dix-sept.
Beaugosse s’arrêta devant Derreck et l’on put constater qu’ils faisaient sensiblement la
même taille. Ces deux-là devaient être basketteurs…
— J’ai cru entendre parler de Jamison. C’est mon premier cours de la journée.
Vous êtes bien en terminale S ?
— C’est ça, acquiesça Derreck, visiblement le seul à avoir gardé son latin.
Ce mec super canon était dans leur classe ? semblait se lire sur les visages
subjugués des autres lycéens. Neil regretta son manque de vigilance durant l’appel. Il
aurait probablement su son nom puisque le jeune homme figurait parmi les absents.
— Il y avait deux absents ce matin, commença Derreck qui avait le même
raisonnement que lui. Tu es lequel ? Kazan quelque chose ou quelque chose Hélios ?
— Tu connais les Efraïm ? osa demander Lyn d’une voix timide.
C’était évident, pour qu’il tape la discute avec leur chauffeur dans une langue qui
leur échappait ! L’agacement que Neil lut sur les traits de Derreck rejoignait sans doute
sa pensée. Cette Lyn n’était pas vraiment une flèche. Alors ces blonds étaient les fameux
Efraïm ? Le motard ignora les deux questions.
— Vous y allez à ce cours, ou on attend les calendes grecques ?
Le regard hautain et froid avec lequel il balaya leur groupe leur arracha des
frissons. Un sentiment de prédation plana sur les élèves, à tel point que Neil sentit les
poils de sa nuque se hérisser. Aucun doute, celui-ci serait bientôt le leader des caïds de
cette classe, et peut-être de tout le lycée. Enfin, pour peu qu’il en ait l’ambition. Il en
montrait en tout cas les prédispositions physiques.
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Réflexion – tome 1
Il haussa les sourcils lorsque ses yeux accrochèrent à nouveau Neil, qui trouva
très intéressant ce qui se passait au niveau de ses Converses. Elles avaient de la
conversation, ces chaussures. Si, si. En tout cas c’était beaucoup plus « sécurisant » de
dialoguer avec elles que de se faire remarquer par ce type peu commode. Au fond de lui,
une voix sarcastique murmura que c’était trop tard.
— Quelle marque, ta moto ? demanda Derreck, détournant l’attention du
nouveau.
— Guzzi Diamante Griso.
— Elle est splendide.
— Je sais.
Modeste, avec ça. Mais il fallait croire que Derreck et Beaugosse seraient les
meilleurs potes du monde s’ils parlaient « moto ». Ils venaient de se lancer dans un
curieux débat, où le premier défendait la beauté d’une certaine Kawasaki Ninja, mais
hésitait à la mettre en tête de son Top 10 parce que le dernier soutenait que la Triumph
Daytona 675 R était une reine.
Neil n’y comprenait absolument rien, ce qui lui fit prendre conscience qu’il
s’intéressait un peu trop à leur discussion. Ne devait-il pas éviter ce genre d’individus ?
Malgré ses efforts, son regard était indubitablement aimanté sur les deux garçons. Il
n’était pas le seul, se rassura-t-il en voyant avec quelle avidité certains les dévisageaient.
Pris séparément, il ne faisait aucun doute qu’ils attiraient le regard. Ensemble, leur
magnétisme semblait décuplé.
On ne sut par quelle logique il se retrouva assis à la même paillasse que ceux qu’il
devait fuir comme une épidémie de peste. La faute à Lyn qui l’avait entraîné avec elle. Il
n’avait pu opposer de refus sans paraître suspect. Elle avait choisi sa gauche, en bout de
paillasse, ce qui faisait que Beaugosse tenait sa droite, suivi de Derreck. Sur le plan de
travail en face se trouvaient la rouquine, sa copine Kassy, et deux autres garçons.
Tous les regards convergeaient vers le motard. Il feignait sans doute de ne pas en
avoir conscience. Parce que Neil, lui, ressentait le poids de toute cette attention un brin
malsaine. Il pria que son invisibilité perdure. Mais depuis le temps que ses prières
n’étaient pas exaucées, il aurait dû laisser tomber l’affaire. Sérieusement !
— Tu vas garder ton bonnet et ton écharpe pendant tout le cours ? demanda
Beaugosse.
C’était à lui qu’il parlait ? Le regard insistant du motard sembla dire « tu vois un
autre excentrique qui porte un bonnet dans cette classe ? » Non mais que quoi se mêlaitil ?!
— On travaille avec des becs bunsen. Tu pourrais te changer en torche humaine si
les fibres synthétiques de ton écharpe s’approchent de la flamme. Et rien qu’aux effluves,
ton parfum semble du type « très inflammable ».
Derreck pouffa. Neil se concentra sur ses ongles vernis de noir, le rouge aux joues.
À chaque fois qu’il pensait être tiré d’affaire, quelque chose le rappelait au bon souvenir
des autres. Enfin, de ceux qu’il classait entre le choléra et Collin. Ce type n’avait pas à
l’humilier ainsi ! Il ne connaissait même pas son nom. Et qu’est-ce qu’il avait contre son
parfum, d’abord ? Trop « cheap » au goût de monsieur ?
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Réflexion – tome 1
Agis normalement ! s’intima-t-il. Il aurait dû retirer cette fichue écharpe et imiter
ceux qui fixaient leur manteau, veste et accessoires à la patère. La meilleure façon de se
fondre dans le décor restait encore de faire comme tout le monde. À Rome, comporte-toi
comme les Romains n’était pas un adage dénué de sens. Il allait s’exécuter avec réticence
quand Lyn intervint :
— Elle a attrapé froid. Et je ne pense pas qu’on va utiliser ça le premier jour, ditelle en désignant les becs bunsen.
Neil lui lança un regard reconnaissant. Elle lui sourit avec ce qui semblait être de
la pitié. Il n’eut cependant pas le temps d’étudier ce sentiment, ni de s’en offusquer, à
cause de l’entrée du prof. Hélas, cela ne le sauva pas de l’attention du beau jeune homme.
C’était déstabilisant. Il se força à suivre le cours et à bouger le moins possible. Mais
difficile à faire, lorsque comme lui, on était incommodé par l’odeur agressive des
produits chimiques.
Jusqu’ici, il pensait que seuls les effluves de carburant le gênaient. Il supportait
bien les cours pratiques de chimie dans son ancien lycée. Peut-être parce que ça n’avait
rien de comparable à celui-ci. Les infrastructures et le stock de matières premières de ce
labo refileraient de sérieux complexes à son ancienne salle de TP. Là, ça devenait
invivable, et pourtant, il avait le sentiment d’être le seul à en souffrir. Manque
d’habitude ?
Refusant de passer pour un plouc, il remonta son écharpe sur son nez et prit sur
lui. Satanée matinée ! En plus de ça, il devait gérer la présence écrasante de son voisin de
droite. À force de la ressentir, il en vint à capter la fragrance de son parfum… ou plutôt
son odeur. Ça n’avait rien d’une note issue d’un mariage cosmétique de senteurs. C’était
bel et bien son odeur corporelle ; naturelle. Il ne sut pourquoi, ni comment, mais il en
avait la certitude.
Le motard sentait légèrement le « mâle », enfin, le musc et l’aube. Vraiment
bizarre. Depuis quand l’aurore avait-elle une odeur ? Il n’avait jamais ouï dire qu’on
pouvait sentir de façon olfactive le lever du jour ! Mais l’odeur du garçon lui évoquait cet
instant précis, marquant la fin des heures nocturnes alors que le soleil n’était pas encore
tout à fait sorti de sa tanière.
Ouais, il avait un grain ! Comme si ça ne suffisait pas, cette curieuse odeur se
renforçait légèrement à chacun des mouvements du garçon. Ç’eut néanmoins l’avantage
d’amoindrir l’agressivité des relents chimiques, et il en ressentit du soulagement. À ce
rythme, il allait finir par ouvertement humer son voisin tant son odeur devenait
addictive.
Naturellement, toutes ces sensations ne le mettaient pas à son aise. Être vêtu en
fille n’était pas déjà assez emmerdant comme ça, il fallait aussi que ses sens déconnent !
Quand arriva la fin du cours – il avait failli attendre ! –, Beaugosse se pencha à son
oreille au moment de quitter la salle. Il était si proche que ses lèvres lui caressèrent le
pavillon de l’oreille.
— Pourquoi te fais-tu passer pour ce que tu n’es pas ? murmura-t-il.
Sans attendre sa réaction, il disparut dans le couloir, laissant le corps de Neil
pétrifié, mais son esprit dans un chaos indescriptible.
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Réflexion – tome 1
— Ma parole, elle a une touche avec le nouveau, marmonna Kassy.
La pointe d’aigreur dans sa voix parvint à Neil. Apparemment, elle n’en revenait
pas de l’attitude du beau garçon envers une fille aussi quelconque que lui… qu’elle. Enfin,
lui. Bref, Beaugosse n’avait eu d’yeux que pour lui et n’avait pas daigné la regarder, elle.
Submergé par l’odeur entêtante du phénomène, Neil ne put que révéler au monde
à quel point sa carnation pouvait rougir avec fureur. Malheureusement, ça ne l’aida pas à
se faire de Kassy une amie. Il hâta le pas et quitta la salle, désireux de cacher aux autres
élèves son désarroi. Au moment de choisir les toilettes il hésita, alors qu’il n’y aurait pas
eu de raison de le faire. Sa panique n’avait cessé de grimper en flèche, troublant sa
capacité à raisonner et surtout à se raisonner.
S’il était une fille, il n’y avait aucune hésitation à avoir au moment de franchir le
seuil des sanitaires dames. Des regards curieux le décidèrent enfin à s’y réfugier, en
croisant les doigts pour ne pas tomber sur une scène dont il ne se remettrait pas. Il se
rua dans la première cabine de libre, et essaya de calmer un cœur qui cognait
violemment dans sa poitrine, au point d’en être physiquement douloureux.
Comment ce type avait-il su ? Qu’est-ce qui l’avait trahi ? Son maquillage était
authentique ; du moins il l’espérait. Était-ce son parfum peu féminin ? Ce n’était pas
assez comme critère d’identification ! Tous les autres semblaient marcher dans cette
supercherie. Des profs aux élèves. Alors comment Beaugosse l’avait-il percé à jour ? Par
son absence de poitrine ? C’était un peu faible comme preuve, ça ! Il y avait beaucoup de
planches à pain, au lycée.
Il ne lui avait même pas parlé. Le garçon ne pouvait se baser sur une voix qu’il
n’avait pas entendu. Neil se figea. La voix… Grâce aux informations emmagasinées sur
l’anatomie humaine, il savait que la pomme d’Adam devenait de plus en plus apparente
lorsqu’un adolescent muait. Les filles n’en avaient pas. Mais il avait gardé son écharpe,
merde ! Il n’y comprenait plus rien. Ce mec n’avait pas de preuve. Aucune !
Et putain qu’il sent bon !
En se penchant vers lui, l’odeur du jeune homme avait envahi ses narines,
éliminant complètement celles entêtantes des produits chimiques. Ça lui avait fait l’effet
d’une bouffée d’air frais après un périple dans un bâtiment saturé en effluves corrosifs.
La fragrance corporelle enivrante lui avait provoqué un frisson qui lui était allé droit
dans le bas ventre, soulevant un cas d’école très inquiétant.
Il n’avait pas pensé à son fichu appendice masculin qui, une fois stimulé, n’était
pas un modèle de discrétion comparé au sexe féminin ! Encore moins sous une jupe… Il
était loin d’envisager qu’il serait sexuellement excité par une putain d’odeur ! Ça ne lui
était jamais arrivé jusqu’ici. Cependant, et heureusement pour lui, le contact avait été si
bref qu’une franche érection n’avait pas eu le temps de voir le jour. Bon sang, la honte !
Mais Beaugosse n’avait pas dit le mot en « F ». Pourquoi te fais-tu passer pour ce
que tu n’es pas ? ne voulait pas forcément dire que sa supercherie était tombée à l’eau !
Déni quand tu nous tiens… S’il ne devait pas donner la moindre preuve à ce garçon qui
« prétendait » l’avoir démasqué, bander était à exclure de sa vie ! Ce n’était pas parce
que l’autre le disait, qu’il en avait la preuve, n’est-ce pas ?
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Réflexion – tome 1
Il avait conscience que ce déni allait lui coûter cher. Mais son estomac était trop
noué d’angoisse pour qu’il s’y attarde. Éviter Beaugosse devenait une priorité d’ordre
une. Personne ne le croirait de toute façon. Même si des attardés lui accorderaient du
crédit pour cause de belle gueule, nul n’avalerait vraiment le fait qu’il soit un garçon
quand les profs l’appelaient « mademoiselle » !
Il se promit de ne porter que des boxers serrés – une, voire deux tailles endessous – et des cols roulés à manches longues. Il tiendrait bien trois saisons avec. Il
n’aurait qu’à prétexter une cicatrice hideuse au niveau du cou pour éconduire les
curieux. Du genre de celle qu’on se faisait après un suicide raté. Les gens se sentaient
trop mal pour vous asticoter là-dessus. Avec celles des morsures à ses bras, ce mensonge
serait assez convaincant.
On n’avait pas conscience de certaines parties de notre anatomie jusqu’à ce
qu’elles deviennent incommodantes. Pas qu’il n’ait jamais eu « conscience » de son
sexe… Mais sa paume d’Adam n’avait été qu’une insignifiance jusqu’à ce jour.
Il fut tenté de passer la pause dans les chiottes. C’était sans compter l’avis du
Sieur Thomas, son estomac, qui lui rappela bruyamment qu’il avait stupidement sauté
un repas la veille, et s’était contenté d’une vulgaire brique de jus de fruits pour petitdéjeuner. Sieur Thomas avait beau sécréter de l’acide chlorhydrique, il n’était pas très
fana des acidités gastriques.
La mort dans l’âme et la faim au ventre, Neil réprima les tremblements de ses
doigts et se résigna à quitter sa retraite dérisoire. Il n’en était qu’à la moitié de son
premier jour de lycée, et un garçon de sa classe l’avait sans doute déjà démasqué. Au
passage, il s’était potentiellement mis à dos la déléguée, et celle qui aurait pu être une
copine lui souriait avec pitié. Face à ce bilan désastreux, pourquoi avait-il le
pressentiment que les emmerdes ne faisaient que commencer ?
*o*o*
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