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Carnet noir
La voix rauque s'est tue
La scène artistique marocaine est en deuil. Hajja Fatna Bent Alhoucine n'est plus. Avec sa
mort, une partie du patrimoine de l'aïta disparaît.
La diva de l'aïta a rendu l'âme le 6 avril dernier à Sidi
Bennour. Celle qui incarnait l'une des dernières stars de
cette musique populaire a laissé son public orphelin. Hajja
Fatna est morte d'une hémorragie cérébrale. Trois jours
auparavant, elle avait été transportée d'urgence vers une
clinique privée de Marrakech. En vain. « Je suis encore
sous le choc de cette nouvelle. J'ai pleuré à chaudes larmes
en apprenant sa mort. Je n'oublierai jamais quand elle s'est
déplacée avec la troupe de Ouled Ben Aguida pour me
rendre hommage à Tanger. Nous avons perdu une grande
artiste », relate avec émotion Hajja Hamdaouiya, une autre
grande dame de cette musique.
Fatna va se découvrir des talents de chanteuse dès son
enfance. Sa principale inspiration à cette époque est la
Chikha Ghaliya, originaire, elle, de la région de Oued
Zem. Elle ne va pas tarder à tenter sa chance dans la ville
de Youssoufia en rejoignant le groupe de Chikh Mahjoub
et de son épouse, la Chikha Khadouja Abdia (en référence
à la région de Abda, Safi). Elle y passera plus de 10 ans en
tant que membre de la formation.
L'aventure d'une diva
Elle collaborera plus tard avec d'autres grands de ce genre musical avant de s'associer à Ouled Ben
Aguida avec lesquels elle va enregistrer plus de 200 chansons. « Ce sont des divas de la classe de
la défunte Fatna, Hajja Hamounia, Hajja Hamdaouiya et autres Chikha Aïda qui ont donné à ce
genre musical ses lettres de noblesse », explique Hassan Nejmi, écrivain et expert musical. « Fatna
est la spécialiste du hassba, l'aïta propre à la région de Safi et qui est très difficile à interpréter. Elle
excellait dans ce genre du temps où elle travaillait avec Si Jelloul. C'est une véritable maâlma
(maître) », se souvient Mahjoub qui a déjà produit Hajja Fatna.
L'aïta est interprétée par des chikhates accompagnées par un petit orchestre masculin. Les plus
jeunes des chikhates exécutent, devant le public, des chorégraphies mêlant danses du ventre,
ondulations du corps et autres mouvements de la chevelure. « C'est un chant purement bédouin
dont les origines remontent à l'ère des Almohades, au XIème siècle, plus précisément du temps de
Abdelmoumen Ben Ali El Goumi. Ce sultan a encouragé les tribus de Banou Hilal et Banou
Soulaïm à s'installer dans le littoral atlantique. Ce sont ces mêmes tribus qui vont développer cette
expression musicale », explique M. Nejmi.
Au XIXème siècle, cette musique connaîtra son essor sous l'impulsion des grands caïds de
l'époque : Issa Ben Omar Abdi, caïd Ayadi… « Durant les années 20 et 30 du siècle passé, l'aïta vit
son âge d'or avec chikha Bent Louqid et Walida », poursuit-il. Cette musique populaire connaîtra
également ses premiers enregistrements, versions 45 et 78 tours, entrepris par la maison de disque
Pathé Marconi à Casablanca.
« En ces temps, la chikha était une véritable artiste traditionnelle. Elle ramène sa troupe dans les
moussems. Elle a une grande connaissance des bonnes manières, des nouvelles recettes culinaires
et des modes en vogue et les enseigne aux femmes locales lors de ses tournées musicales », précise
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12/04/2005
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cet expert.
Des tubes qui « marchent » toujours
Pourquoi alors les chikhates traînent-elles parfois une mauvaise réputation ? « Les Marocains
considèrent les chikhates comme des femmes aux mœurs légères. C'est à cause du colonisateur qui,
dans le cadre de l'organisation des métiers de la prostitution, a introduit les chikhates dans l'univers
du divertissement dans les bordels. Cette image a persisté durant les décennies qui ont suivi
l'indépendance. C'est pour cela que dans le jargon populaire, la chikha est associée à une
prostituée », explique M. Nejmi. Ce n'est qu'à partir des années 80 que des écrivains et des
journalistes ont entrepris de donner une autre image à cet art et de faire sortir les chikhates du
cliché populaire.
Aujourd'hui, l'aïta a recouvré toute sa popularité. Elle reste particulièrement présente à Abda
(région de Safi), Chaouia (région de Casablanca), Doukala (région d'El Jadida) et à El Gharb
(région de Kénitra). Mais, partout dans le Maroc, depuis les cabarets jusque dans les cérémonies de
mariage et de baptême, l'aïta reste le genre roi. Et si dans les années 60, « Rkoub Elkheil » a fait de
Bouchaïb El Bidawi une coqueluche nationale, les « Daba yji », « Jiti majiti » et autre « Chalini »,
immortalisés par Hajja Fatna Bent Lhoucine, ont toujours la cote, dans d'autres versions, un peu
plus modernes. Il reste que le patrimoine de l'aïta est autrement plus vaste que des classiques
répétés par les orchestres et autres chikhates « new wave ».
Avec la mort de la dame à la voix rauque, c'est une autre mémoire orale que notre pays a perdu.
Une mémoire d'un Maroc rural qui risque de périr complètement avec la disparition inéluctable des
quelques chikhates encore en vie. Un travail d'archivage est plus que nécessaire. C'est d'une
importante partie de notre patrimoine culturel qu'il s'agit…
Hicham Houdaïfa
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