la poupée de kafka - Page des libraires

Transcription

la poupée de kafka - Page des libraires
fabrice colin
La Poupée de Kafka
roman
ACTES SUD
À Katia.
7
8
Moi, je suis indemne et mes cheveux ne
sont pas plus blancs qu’hier, mais ça a
été l’horreur du monde.
Franz Kafka, Lettre à Felix Weltsch.
9
10
Un soir de mai 2008, tandis qu’allongée à plat ventre
sur la couchette du City Night Line en partance pour
Berlin elle peinait à trouver le sommeil, Julie Spieler
se figura soudain qu’elle avait découvert le chemin
menant au cœur de son père.
Dehors, un orage épouvantable grondait et le train
roulait avec une lenteur excessive, comme s’il hésitait
à s’enfoncer plus avant dans les ténèbres. Écartant
un pan du store, la jeune fille observa les éclairs qui,
à perte de vue, illuminaient les forêts et les champs ;
l’ébauche de son sourire tremblait sur la vitre perlée de pluie. Elle pressentait une rencontre, confusément, les contours d’un mystère. Oui, songeait-elle,
il lui faudrait traverser une brume de mensonges
aussi dense que cette nuit même et, probablement,
elle se perdrait en chemin. Mais entre la lumière du
commencement depuis longtemps disparue et celle
de la fin si fragile et lointaine, n’est-ce pas là tout ce
qu’on peut attendre d’une histoire ?
11
12
La petite fille ne dira rien
Le salut viendra quand vous aurez cessé
d’es­­pérer. Rappelez-vous : personne n’a
été désigné pour pren­dre soin de votre
âme. Ceux qui vous aident, ceux qui vous
sauvent, vous ignoriez leur nom avant
qu’ils se révèlent à vous.
L’histoire de la poupée de Kafka reste
l’une des plus édifiantes du siècle passé.
Elle dévoile de l’écrivain un visage que le
commun des mortels ignore et, si quelques
Allemands férus de littérature ont entendu
citer l’anecdote, bien rares sont ceux qui
en connaissent les détails.
Plantons le décor. Nous sommes fin
1923. Franz Kafka s’est installé à Berlin,
où il s’ef­­force avant tout de survivre. Ma­­
lade de la tuberculose depuis 1917, en effet,
il est dé­­sormais incapable de travailler et
ne perçoit qu’une pension de préretraite
famélique. Sa compagne du moment, Dora
Dia­­mant, a quinze ans de moins que lui.
Elle est très éprise, superbement dévouée :
elle prend tout en charge. C’est elle qui installe Kafka dans le quartier de Steglitz, sur
13
Muthesiusstraße, d’abord, puis dans une
jolie petite villa de Grunewald­straße. Affaibli, l’écrivain continue toutefois à écrire.
Chaque fois qu’il s’en sent le courage, il
s’octroie une promenade dans les en­­virons
(il évite le centre : à cette époque, Berlin est
embourbée dans une crise financière dantesque ; la faillite menace, on paie les gens
avec des brouettes de billets, des émeu­­tes
éclatent tous les quatre matins). Un jour,
dans un parc – et c’est là que notre récit
prend son envol pour de bon –, il rencontre
une petite fille en larmes. Troublé, il lui
demande la raison de ses sanglots. La fillette
lève les yeux sur lui. Elle a perdu sa poupée,
déclare-t-elle. L’écrivain esquisse un sourire. Ne t’inquiète pas, la rassure-t-il d’une
voix douce. Ta poupée est partie en voyage,
voilà la raison. D’ailleurs, elle t’a envoyé
une lettre. Sceptique, la petite fille sèche ses
larmes. Une lettre ? Et pourrait-elle la voir ?
Hélas, lui répond Kafka, je ne l’ai pas sur
moi. Mais si tu reviens demain ici même à
la même heure, je te la montrerai.
Rentré chez lui, l’écrivain se met au tra­­
vail. Le jour d’après, la fillette est là, qui
l’at­­tend. Kafka lui tend une feuille pliée, le
fruit de son labeur. “Tu comprends mieux ?”
Front plissé, la petite fille parcourt la
missi­ve. Puis relève la tête. La suite ! – elle
exige la suite. Kafka acquiesce, et lui fixe
un deuxième rendez-vous. Puis un autre
encore. Et ainsi de suite, pendant trois se­­
maines.
14
Jour après jour, l’histoire grandit. D’après
Dora Diamant, et pourquoi ne pas la
croire ?, Kafka met, à élaborer cette correspondance imaginaire, le même soin méticuleux que celui consacré à ses autres écrits.
Mais ce petit jeu ne peut se poursuivre ad
vitam æternam.
Un jour, Kafka arrive avec une lettre de
la poupée expliquant qu’elle s’apprête à se
marier et que, pour des raisons de bienséance évidentes, elle doit cesser d’écrire
à sa jeune amie. La petite fille prend acte,
mais ne pleure pas. L’épopée lui a tant plu,
elle a mis tant de force à y croire que toute
sa tristesse s’est évaporée.
Ende der Geschichte.
Un certain nombre de journalistes, et
cela ne surprendra personne, ont enquêté
sur cette affaire depuis les années 1950,
parmi lesquels l’un des biographes de
l’écrivain. Deux quotidiens nationaux, Die
Zeit et le Frankfurter Allgemeine Zeitung,
se sont même fait les échos de la rumeur.
Des inédits de Franz Kafka, excusez du
peu ! Un quatrième roman fantôme !
Le problème – et une histoire est-elle au­­
tre chose que l’histoire d’un problème ? –
c’est qu’il était impossible, jusqu’à ce
jour, de certifier la véracité de cet épisode.
Kafka, en effet, ne l’a jamais narré luimême. C’est Dora Diamant qui l’a fait, et
elle ne l’a confié qu’à deux personnes :
Max Brod, ami fidèle et exécuteur testamentaire de l’écrivain, et Marthe Robert,
15
traductrice et critique française née en 1914
dont la correspondance avec Dora – quatorze lettres rédigées au cours des an­­
nées 1950 –, ne fut exhumée qu’en 2000.
Les journaux de Kafka qui, éventuelle­­
ment, auraient pu attester l’authenticité de
l’histoire, ont disparu. Ils ont été perdus par
Dora (une rafle de la Gestapo, en mars 1933),
laquelle avait même prétendu à Max Brod
les avoir brûlés à la demande de l’auteur.
Dès lors, la question se pose : et si tout cela
avait été inventé ?
Arrivée à ce stade, il serait malhonnête
de ne pas mentionner les liens particuliers
qui m’attachent à Franz Kafka. Mon père,
professeur de littérature allemande à l’université Paris-Sorbonne, est un grand spécia­
liste de l’auteur, et j’ai pour ainsi dire grandi
avec. Que j’aie tenu à mener ma propre en­­
quête était inévitable.
Par chance, la première des pistes que j’ai
suivies* s’est aussi révélée la plus solide.
* On passera rapidement sur l’affaire des manuscrits de Max
Brod, retenus par Eva et Ruti Hoffe, les filles de sa secrétaire et
ultime compagne, et qui font ces jours-ci à Tel-Aviv l’objet d’une
complexe procédure judiciaire, et sur la descendance de Gabriele
et Ottilie, deux des trois sœurs de Kafka, dont la trace se perd
dans les brumes d’après-guerre, sinon pour préciser que les filles
d’Ottla ont survécu à l’Holocauste grâce à son divorce – Vera,
notamment, serait revenue à Prague (dans un ouvrage récemment traduit, le Polonais Mariusz Szczygiet explique comment
il a essayé de lui soutirer un entretien et conclut à l’impossibilité
de la tâche), tandis que Gerti, la fille de Gabriele, serait morte
en 1972 au Canada. Marianne Steiner, la fille aînée de Valerie
16
Gerti, Hanna et Ma­­rianne,
trois des nièces de Kafka.
Elle m’a conduite du côté de Dora Diamant et de sa fille, Franziska Ma­­rianne Łask,
née en 1934 et morte à Londres en 1982.
Marianne souffrait de troubles mentaux
mais tout indique qu’elle connaissait l’histoire de la poupée. Michael Steiner, son
exécuteur testamentaire et par ailleurs avocat, n’étant plus en activité, j’ai contacté
son fils, qui m’a éclairée sur les dispositions prises par sa cliente.
La fille de Dora, m’a-t-il rappelé en préambule, était un être tourmenté, agité de
pressentiments funestes. À sa tante Mira
Łask, habitant Berlin-Est, elle avait légué
toutes les photos de famille en sa possession.
Certaines missives revenaient à son cousin
germain, Ernst ; d’autres, concernant plus ex­­
­pressément la relation de Dora avec Franz
(au soir de sa vie, Marianne se souvenait
encore des lettres que Kafka avait écrites à
que j’évoque par ailleurs, a rencontré Dora en 1948 et est morte
à Londres en novembre 2000 à l’âge de quatre-vingt-six ans.
17
sa mère), étaient destinées à Marianne Steiner, mère de Michael – et nièce de l’écrivain
par sa mère, Valerie ! –, dont elle était restée assez proche.
Le fils de Michael Steiner avait plein accès
aux archives de son père. Il a eu la bonté
de me transmettre des scans de plusieurs
lettres écrites par Dora à sa fille en 1950
et 1951. Pourquoi cette correspondance-ci
n’a-t-elle jamais été versée au fonds Kafka ?
Mon interlocuteur évoque un intérêt “douteux”, et le manque de directives paternelles
claires.
Penchons-nous maintenant sur les lettres
en question. Nous apprennent-elles quelque
chose au sujet de la poupée ? Oui, mille fois
oui ! Je puis même affirmer sans crainte
qu’une partie du voile est en passe d’être
levé. Par recoupements, et avec l’aide de
témoins, de proches et d’amis – le concours
involontaire et posthume de Dora, dois-je
le souligner ?, m’a également été plus que
précieux –, je suis parvenue à déterminer
l’identité de la petite fille en question. Malheureusement, je ne suis pas en mesure
d’en divulguer davantage pour l’instant (et
soudain, j’ai l’impression d’être devenue
l’un de ces personnages de John Le Carré,
pris dans la ligne de mire d’un sniper à
moustache embusqué sur un toit). Quand
le serai-je ? Tout simplement lorsque j’aurai reçu de certains de mes informateurs les
confirmations et autorisations nécessaires.
Présentée de la sorte, j’ai conscience que
18
cette mise en bouche sonne comme une
promesse restant à tenir. Eh bien, disons que
c’est exactement ce dont il s’agit. En­­core
un peu de patience, donc. Si la chance est
avec moi, l’une des énigmes littéraires les
plus passionnantes du xxe siècle est sur le
point d’être résolue par une Française de
vingt-sept ans.
Article paru dans le numéro 85 du magazine Exberliner, août 2010.
19