les héroïnes littéraires sous l`ancien régime, entre femme vraie de la

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les héroïnes littéraires sous l`ancien régime, entre femme vraie de la
Acta Universitatis Wratislaviensis No 3282
ROMANICA WRATISLAVIENSIA LVIII
Wrocław 2011
JACQUES WAGNER
Université Blaise-Pascal (CERHAC)
LES HÉROÏNES LITTÉRAIRES SOUS L’ANCIEN RÉGIME,
ENTRE FEMME VRAIE DE LA NATURE
ET VRAIE NATURE DE LA FEMME
Les femmes ne comprennent pas qu’on puisse
Ne les prendre que pour nos semblables
Ça les vexe, c’est bien curieux...
Je me sens dévirilisé
Paradoxal je le sais bien
Mais moins homme qu’auparavant
Moins en instance de l’être
L’amour d’autrui m’est parabole
Incompréhensible en deçà1.
Inclusion/exclusion, cette paire de contraires implique l’idée d’espace physique d’abord, logique ensuite et métaphorique (morale) enfin. Autour de l’idée de
clôture (le radical -clure est issu du latin claudere), qui renferme l’idée d’espace
scindé par des frontières ou des limites, les préfixes de sens opposés ajoutent, d’un
côté, les idées annexes d’action (intégrer/interdire) ou de mouvement (entrer dans
/écarter de) et, de l’autre, les idées de relations d’appartenance (admission, intégration, adoption) ou d’extériorité (éviction, interdiction, ostracisme), les idées de
statut (reconnaissance, acceptation ou destitution, radiation, révocation) et surtout
les idées logiques d’implication (l’un suppose l’autre, est contenu dans l’autre)
ou d’incompatibilité (l’un n’admet pas l’autre). Au fond de cette relation logique
ou spatiale, il y a une tentative de confinement et donc l’expression d’un pouvoir: la frontière, la limite ne sont pas des données naturelles mais des manières
de distinguer et de dominer, des actes idéologiquement et socialement essentiels
pour exprimer un pouvoir (ou une peur?). Admettre dans... ou mettre hors de...
sont, en effet, des actes qui répartissent et souvent hiérarchisent de part et d’autre
1
G. Perros, «Ken avo», [dans:] Poèmes bleus, coll. «Le chemin», Gallimard, Paris 1962,
pp. 19, 25.
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d’une frontière grâce à laquelle seraient préservées des homogénéités menacées
par l’absence ou le refus de la sélection.
La règle d’inclusion/exclusion peut s’appliquer au domaine de la matière:
l’eau exclut le feu, comme le feu inclut la chaleur. Elle repose alors sur une incompatibilité concrète et objective; elle enregistre une opposition telle que son
ignorance détruirait l’un des éléments: l’eau incluse dans l’espace du feu ou se
dissiperait en vapeur ou éteindrait le feu, les deux issues étant compatibles. Une
inclusion inadaptée se révèle donc dangereuse car elle conduit à la disparition
réciproque des deux opposés. Ce schéma physique s’applique aussi au domaine
moral: le vice exclut la vertu et inclut des caractéristiques qui sont réputées non
seulement étrangères à la vertu mais inacceptables dans son espace d’exercice et
surtout négation de son royaume. R.L. Stevenson a fait de ce rapport logique un
roman d’épouvante2: le docteur Jekyll s’aperçoit, à la suite de ses premières gorgées d’un élixir chargé de lui faire profiter du versant mauvais de sa personnalité,
qu’il ne lui est plus loisible de s’en débarrasser. Il pensait être successivement
Jekyll et Hyde, assuré que l’un et l’autre s’excluraient alternativement et découvre
en lui, stupéfait, une sorte d’intimité entre les deux. L’impossibilité de séparer les
incompatibles mène le héros à sa perte finale. Pour mettre un terme à la présence
en lui de l’homme mauvais qui l’excluait des autres hommes, Jekyll est contraint
à recourir à «un commun suicide».
Dans les deux cas (physique ou moral), l’inclusion réciproque des contraires
les anéantissent. De ce fait, l’exclusion serait un principe salutaire de sélection
qui inviterait à la prudence toute velléité d’inclusion, pour éviter les risques d’un
«funeste récit» (d’après l’expression de Bernardin de Saint-Pierre peut-être empruntée à Racine lui-même3) si fréquent dans le domaine de la fiction narrative
ou dramatique. Les récits d’amour ne sont-ils pas des tentatives, souvent malheureuses, pour inclure les femmes dans le monde des hommes, monde davantage
déterminé par les luttes pour le pouvoir ou les richesses? Est-ce l’une des raisons
pour lesquelles les discours ‘fondateurs’ que sont (ou se veulent) les textes des
religions monothéistes ont tant veillé à fermement distinguer les deux sexes et
à ne conférer du sens au pôle féminin qu’en lui enlevant de la valeur: en lui reconnaissant un rôle essentiel, et parfois exclusif, de reproduction de la race ou de la
famille, ils lui refusaient toute valeur morale et sociale d’individus autonomes4;
et tout à fois, ils donnaient un sens à sa vie, dicté non par ses propres décisions
2
R.L. Stevenson, Docteur Jekyll et Mister Hyde, trad. J. Muray, Hachette, Paris 1975.
Bérénice parlera de «moment funeste» pour qualifier, à la fin de la pièce, le moment de la
séparation (V-7, v.1491).
4 L’insistance des autorités religieuses, romaines en particulier, à condamner l’avortement
ou la contraception s’appuie sur des considérations de ce type: inclure la femme dans le concept de
reproductrice naturelle (vocation à enfanter) constitue un moyen privilégié pour l’exclure de toute
valeur de liberté individuelle, surtout dans les moments où l’histoire européenne semble choisir des
options dites libérales.
3
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mais par le caractère supérieur, (‘transcendant’, diraient certains croyants) d’une
fonction reproductrice et conservatrice que la femme serait chargée d’incarner
‘naturellement’ du fait de la biologie. La femme réputée dangereuse par sa vertu
tentatrice, si l’on accepte ce jeu sur ce mot de vertu, depuis par exemple la Genèse,
devait être à la fois vierge et mère. Cet oxymore invraisemblable avait le grand
avantage de protéger l’homme de tout danger de contamination générique et morale: la frontière établie entre le bien et le mal correspondait à une distinction naturelle du genre masculin et du genre féminin. Un tel jeu d’inclusion et d’exclusion
impliquait donc que la clarté d’un ordre reconnu régnât, que la frontière délimitât
des espaces sans ambiguïté logique et générique.
Est-ce le cas dans le domaine humain, une fois écartés les discours mythiques au profit des discours littéraires en tant qu’aveux d’expériences ‘naïves’5
de la vie? La clarté y règne-t-elle avec le sceau de l’évidence? Ce domaine humain est, entre autres traits, divisé en groupes culturels et en groupes sexuels: la
division crée-t-elle des frontières telles qu’elles imposeraient (au pire) et autoriseraient (au mieux) le rejet ou l’intégration de l’autre (sexe)? Interdire l’accès
à un droit, ôter le droit de bénéficier d’un avantage, exclure de son propre espace
n’aurait-il pas le sens d’une préservation de sa propre pureté? Celui d’une manifestation de son désir de dominer? Ou bien celui d’une peur de se voir dénudé
de l’intégrité de ses droits et de ses pouvoirs? Les droits et les pouvoirs seraientils menacés par le partage? Choisir l’exclusion reviendrait-il à se préserver de
tout affaiblissement et de toute corruption? Bref, cet exercice de confinement
par inclusion ou exclusion des femmes serait-il lié au souci de soi chez les
hommes en tant qu’individus masculins et au besoin de perdurer, du point de
vue de l’espèce humaine? Double protection dont les hommes tireraient argument pour ne pas laisser les femmes vivre leur vie d’individus autonomes,
en veillant à les exclure autant que faire se peut des droits et de l’espace social et culturel qu’ils se réservent? Un tel clivage de la spatialité des relations
humaines par la différence sexuelle ne pouvait manquer de s’inscrire dans la
logique des œuvres littéraires.
La littérature française de fiction (roman ou pièce de théâtre) n’a jamais manqué, en effet, de prendre en considération ce genre de questions, et tout particulièrement sous l’Ancien Régime, du fait de la prégnance de la culture religieuse
dans les domaines de la politique, de la métaphysique (par le biais surtout de
la théologie), de la morale et de l’esthétique, sans oublier ceux de la rhétorique
et de la grammaire. Comment y a-t-elle répondu entre 1670 et 1780? Comment
a-t-elle incarné les potentialités conceptuelles divergentes susceptibles de nourrir
la représentation de la différence sexuelle? Comment a-t-elle pensé cette logique
5 On prendra ce mot au sens qu’il avait au XVIIIe siècle, et non pas au sens moderne d’idiot
qui manquerait de l’intelligence cynique propre aux habiles (Pascal dirait plutôt aux demi-habiles):
est naïf ce qui tente de s’écarter des préjugés dictés par les autorités réelles ou imaginaires, comme
l’avait pensé Bayle ou à sa suite Marivaux et d’autres en ce temps.
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de l’inclusion/exclusion qui anime les sociétés occidentales sous influence chrétienne, en particulier dans le cas des femmes?
Pour tenter de répondre à ces vastes questions inspirées par des débats anciens
dont la littérature française porte des traces au moins depuis la Renaissance au
XVIe siècle (sans parler ici des grandes périodes du féminisme militant des années
70 au XXe siècle)6, il serait fructueux de relire quelques œuvres parues entre la fin
du XVIIe (1670) et la fin du XVIIIe siècle (1780). Pour les choisir, deux critères
seront retenus7: qu’elles mettent en scène une histoire d’amour qui confrontât
deux souhaits divergents autour d’un même sentiment, à l’intérieur d’une relation
authentiquement et réciproquement amoureuse; et d’autre part qu’elles appartiennent à deux genres rhétoriques distincts: l’un destiné à la lecture privée, solitairement exercée (le genre romanesque) et l’autre à l’usage public, collectivement
vécu (le genre théâtral), ce dernier plus adapté aux besoins d’analyses portant sur
des questions anthropologiques par sa nature plus sociale et donc plus perméable
aux stéréotypes culturels8. Seront ainsi retenues surtout des pièces de théâtre parues entre 1670 et 1780 qui figureraient les étapes d’une évolution et les logiques
d’une persistance: Bérénice (Racine, 1670), les deux Surprises de l’amour (1722
et 1727) et la Double inconstance (1723) de Marivaux et enfin le Mariage de Figaro (Beaumarchais, 1783), et seulement deux romans: La Princesse de Clèves
(Mme de Lafayette, 1678) et Les Illustres Françaises (Robert Challe, 1713)9. La
justification de ces choix apparemment arbitraires se révélera par le biais de leur
analyse. Cette dernière se développera sur la base de l’hypothèse évoquée: l’exclusion de la femme serait impliquée par l’identification de l’homme (affirmée
par lui-même) à son rôle social (politique ou culturel), ou, en d’autres termes,
à l’inscription impérative, menacée par le désir amoureux (surtout féminin)
et sauvegardée par la volonté morale (surtout masculine), de l’individu masculin dans la loi collective (d’autant plus respectable qu’elle sera transcendante)10,
6
Voir entre autres, l’essai de J. Kristeva, Des Chinoises, Des Femmes, Paris 1974.
Fallait-il retenir le critère discutable d’œuvres exclusivement féminines (écrites par une
femme) et à tout le moins en tenir compte? L’inconvénient eût été de ne pas parler alors des Lettres
portugaises. L’avantage eût été de permettre le choix d’œuvres peu connues de Mme de Villedieu
(Les désordres de l’amour, 1676), de Catherine Bernard (Les malheurs de l’amour, 1687), de Mme
d’Aulnoy (Hypolite, comte de Douglas, 1690), ou de Mme de Tencin (Le siège de Calais, 1739),
de Graffigny (Lettres d’une Péruvienne, 1747), de Riccoboni (Lettres de Milady Juliette Catesby,
1759), sans parler de Mme de Charrière, de Genlis ou Cotta et de Souza dont les oeuvres paraissent
après 1780. Pour éviter une exclusion trop marquée qui passerait facilement pour un ostracisme et
préserver l’honneur des femmes, il sera toutefois fait référence à l’ouvrage de J.H. Stewart, Gynographs. French novels by women of the late eighteenth century, Lincoln, London 1993.
8 Voir A. Sivetidou, M. Litsardaki (dir.), Roman et théâtre, Classiques Garnier, Paris 2010.
9 Il serait naturel de s’étonner de ne pas voir retenus dans cette liste pour le moins les deux
drames (Le Fils naturel et Le Père de famille) et les romans de Diderot, de Rousseau, de Laclos et
de Bernardin de Saint-Pierre.
10 Cette contribution ne sera que la version succincte d’une réflexion appelée à de plus larges
déploiements. Pour d’amples analyses, se référer à la thèse de P. Fauchery, La destinée féminine
7
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comme si l’homme subodorait, entrevoyait même, dans l’aventure amoureuse un
risque d’exclusion sociale. La littérature romanesque et théâtrale n’infirmerait
pas, entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, cette crainte, sans toujours aboutir à la
conséquence, réputée indispensable à la restauration de l’ordre masculin, d’une
exclusion de la femme.
L’argumentation s’effectuera en trois temps selon un ordre chronologique et
logique à la fois, représentant les trois schémas de relations possibles entre les
deux termes:
1) l’exclusion féminine au XVIIe siècle (Racine et Mme de La Fayette),
2) l’intégration féminine au XVIIIe siècle (Challe, Marivaux, Beaumarchais),
3) enfin les équivoques subsistantes des inclusions pourtant réussies, comme
si persistait l’idée d’une nature féminine singulière et nécessaire, difficilement
intégrable au concept d’homme (masculin), toujours plus ou moins confondu avec
celui d’être humain et maintenant, par là, un malaise devant le fait féminin11, malgré les évolutions des consciences12.
1. Une exclusion indispensable.
Les résultats du récit, dans la tragédie de Racine et le roman de Mme de
Lafayette, sont les mêmes dans les deux cas: le personnage féminin n’y acquiert
son statut héroïque que par le biais d’un renoncement à ses désirs amoureux, légitimes par leur intensité et par leur sincérité mais proscrits par leur incompatibilité
avec la loi, politique chez Racine et familiale (morale) chez Mme de La Fayette.
L’homme racinien (Titus) doit obéir à la loi de Rome par fidélité au père et renvoyer la femme aimée (Bérénice); la femme romanesque (Princesse de Clèves) est
moins contrainte par une fidélité conjugale que par une injonction morale venue
de l’éducation maternelle.
a) Bérénice: la tragédie comme exclusion de la femme.
Rappelons la situation narrative qui constitue le nœud de la tragédie. Bérénice, reine de Palestine, et Titus, proconsul romain, se connaissent, s’estiment et
s’aiment depuis 5 ans. Titus, un jour, est rappelé à Rome car l’empereur, son père,
dans le roman européen du dix-huitième siècle, 1713–1807. Essai de gynécomythie romanesque,
Armand Colin, Paris 1972.
11 D.H. Lawrence a nourri son roman L’amant de Lady Chatterley (1928) de cet ébahissement
de l’homme devant l’énormité aimable du désir féminin dont l’acceptation exclut de l’ordre masculin dominant l’espace social.
12 Diderot avait osé avancer que «l’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la
femme le monstre de l’homme», sur une indication du docteur Bordeu: «la femme a toutes les parties de l’homme (...) et la seule différence qu’il y ait, est celle d’une bourse pendante en dehors ou
d’une bourse retournée en dedans; (...) un fœtus femelle ressemble, à s’y tromper, à un fœtus mâle
(...)» (idem, Le rêve de d’Alembert, [1769], Éditions Sociales, 1971, p. 57). Sur ce point particulier, voir les études de G. Benrekassa sur l’idéologie érotique de Diderot (Dix-huitième siècle XII,
1980, pp. 9–34).
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vient de mourir et il lui faut assurer les funérailles et préparer sa montée sur le
trône. Il invite Bérénice à venir à son tour à Rome, sans oublier de lui promettre
que le mariage aura lieu après les cérémonies. Un beau roman d’amour s’ébauche
de la sorte.
Mais Bérénice semble avoir négligé le fait qu’elle se trouve dans une tragédie
et non dans un roman. Habilement, d’un point de vue artistique, Racine ne donne
pas la parole à Titus durant le premier acte. Toute la situation est donc présentée
au spectateur par la bouche et les yeux de la femme amoureuse; les faits ne sont
énoncés que d’un seul point de vue qui risque de n’en fournir qu’une version
intéressée et aveuglée par la passion; Racine signale, en effet, une telle éventualité, en intercalant dans les dialogues de la Reine et de sa confidente, Phénice, de
brèves observations pertinentes destinées à avertir Bérénice de «la rigueur des
lois» de Rome qui «hait tous les rois» (I-5, v. 294–296). Cette dernière n’y prête
guère attention et ne les prend pas en considération durant tout l’acte premier. Ce
dernier ressemble, en effet, à un chant exalté d’amoureuse fière de son amant et
sûre d’elle-même («Titus m’aime, il peut tout: il n’a plus qu’à parler./Il verra le
sénat m’apporter ses hommages et le peuple de fleurs couronner ses images» (I-5,
v. 297–299), mais probablement peu consciente de la réalité qui l’attend. Ses propos relèvent d’un espoir d’inclusion dans la sphère politique de Rome par la grâce
escomptée de l’amour et le pouvoir du nouvel empereur qu’elle imagine illusoirement tout-puissant. Son cœur et sa raison vibrent à l’unisson. Elle prétend donc,
à la fin de l’acte premier, sans forfanterie ni bovarysme, être autorisée à projeter de
rencontrer rapidement Titus, après huit jours de solitude qui l’ont séparée de lui,
pour «dire tout ce qu’aux cœurs l’un de l’autre contents13/Inspirent des transports
retenus si longtemps». Pourtant l’acte deuxième14 montre un Titus de plus en plus
angoissé à l’idée d’être contraint d’avouer la réticence de Rome à accepter la Reine
de Palestine et en conséquence de décider le renvoi de Bérénice. Il faudra attendre
l’acte quatrième et la célèbre scène 5 pour que Bérénice parvienne à pousser Titus
à l’aveu de la vérité qu’elle se cachait depuis le début de l’acte premier: «Avant
que d’en venir à ces cruels adieux, commence Titus en tentant d’expliquer sa décision de renvoi, (…) Tout l’empire parlait; mais la gloire, Madame/Ne s’était point
encor fait entendre à mon cœur/Du ton dont elle parle au cœur d’un empereur./Je
sais tous les tourments où ce dessein me livre (…)/Mais il ne s’agit plus de vivre, il
faut régner» (v. 1094–1102). Malgré l’annonce claire de son exclusion définitive,
Bérénice persiste dans sa logique de femme amoureuse et adresse à Titus des mots
pleins de douleurs et de colère à la fois: «Pour jamais! Ah! Seigneur, songez-vous
en vous-même/Combien ce mot cruel est affreux quand on aime?/Dans un mois,
13
Cet adjectif disant la plénitude d’un amour réciproque sera mis dans la bouche de M. de
Clèves déçu et désolé par la froideur polie de son épouse.
14 Cet acte deuxième ne doit pas être considéré comme une suite narrative de l’acte premier
mais comme une superposition, un parallèle entre deux incompatibilités qui, pour reprendre une
formule de l’ancienne logique, impliquent contradiction.
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dans un an, comment souffrirons-nous,/Seigneur, que tant de mers me séparent de
vous?/Que le jour recommence et que le jour finisse,/Sans que jamais Titus puisse
voir Bérénice,/Sans que de tout le jour je puisse voir Titus?» (v. 1111–1117). La
pièce pouvait se clore sur ce constat d’une impossibilité pour Bérénice de vivre
amoureusement à Rome. Mais Racine, en bon classique adepte de la doctrine de la
catharsis, demande à l’exclue de sortir de sa protestation de femme privée de son
projet de bonheur individuel et l’inclut dans la haute sphère des héros tragiques où
s’est déjà inclus Titus, en lui imposant, par l’acte cinquième, l’épreuve suprême,
distinctive, de l’acceptation du sacrifice.
En lui enlevant le sens de sa vie personnelle, il rend à Bérénice la valeur
qui fait les héros. De la femme rêvant de félicité amoureuse, il crée une héroïne
tragique qui renonce à sa vie pour entrer dans la grandeur du sacrifice. Exclue
donc du bonheur mais incluse dans l’exemplarité généreuse15: «Servons tous trois
d’exemple à l’univers/De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse/Dont il
puisse garder l’histoire douloureuse» (V-7, v. 1507–1508).
Toutefois, et les lecteurs du XVIIIe siècle, Voltaire entre autres, ne s’y sont
pas trompés, l’insistance de Racine sur la tendresse de l’amour et la douleur de la
séparation introduisait dans la tragédie une dose empoisonnée de trahison du tragique: la femme portait une revendication de bonheur individuel à l’intérieur d’un
genre qui l’excluait, comme si la femme était déjà l’avenir de l’homme.
Une analyse assez semblable serait pertinente dans le cas du roman de
Mme de La Fayette (1678).
b) La princesse de Clèves.
La romancière pousse son personnage jusqu’aux portes du romanesque amoureux qui donnerait tout son sens à la vie personnelle d’une princesse peu enthousiasmée par son mariage. Le prince de Clèves lui reprochait subtilement qu’elle n’avait
pour lui ni impatience ni inquiétude ni chagrin: «Vous n’êtes pas plus touchée de
ma passion que vous ne le seriez d’un attachement qui ne serait fondé que sur les
avantages de votre fortune et non pas sur les charmes de votre personne»16. Seul,
M. de Nemours saura la mener jusqu’à elle-même, jusqu’à éprouver les passions de
l’inquiétude et de la jalousie attachées à l’amour. Elle osera lui en faire aveu: «vous
m’avez inspiré des sentiments qui m’étaient inconnus devant que de vous avoir
vu, et dont j’avais même si peu d’idée qu’ils me donnèrent d’abord une surprise
qui augmentait encore le trouble qui les suit toujours» (p. 161). Mais la cruauté du
narrateur classique consiste, dans le roman comme dans la tragédie, à arracher son
personnage à sa vie pour le rendre à sa grandeur (son repos et sa gloire, disait la
princesse). Ici encore la perte de sens est compensée par un gain de valeur.
Exclue de son roman amoureux, de son aventure sentimentale, la princesse
de Clèves est replacée au sein de l’exemplarité vertueuse par son renoncement.
15
Ce mot est à entendre dans le sens cornélien de «magnanimité» ou «noblesse de senti-
ment».
16
Mme de La Fayette, Princesse de Clèves, M.M. Fragonard, Press Pocket, Paris 1989, p. 37.
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Le sacrifice de soi fait l’héroïne et la hisse au-dessus des rêveries romanesques
impropres à produire des personnages de qualité. Mais une fois encore, le roman
confère au personnage une aura de rêverie interdite ou plutôt barrée sans être effacée: «Plus de devoir, plus de vertu qui s’opposassent à ses sentiments; tous les
obstacles étaient levés, et il ne restait de leur état passé que la passion de M. de
Nemours pour elle et qu’elle avait pour lui» (p. 157). Le roman engendre l’image
d’une femme qui n’obéit plus qu’à «un fantôme de devoir» (162): «N’aurais-je
envisagé, lui réplique M. de Nemours lors du dernier entretien, une si grande
félicité que pour vous y voir apporter vous-même des obstacles?» (162). L’obstacle ici est plus rigoureux que dans la tragédie, il est interne au personnage mais
son effet est identique: le récit a pour mission de la séparer d’elle-même et de la
conduire vers sa mort d’être sentant et sensible. La tragédie excluait la femme
de son rêve amoureux du fait de l’obstacle politique, marqué au sceau d’une loi
transcendante s’imposant aux êtres humains. Dans le roman, l’orientation du récit
ouvre une même voie mais la violence envers la femme s’accroît du fait que la
romancière évoque la possibilité d’une autre histoire, cohérente et vraisemblable
(respectant la convenance interne et la bienséance externe), tout en l’excluant du
champ de ses choix.
Toutefois, sous cette cruauté narrative, transparaît les potentialités d’un nouveau roman, et plus largement d’un nouveau type de récit. Il suffira que la pression
de la culture du sacrifice s’atténue et que l’augustinisme diffus de la fin du XVIIe
siècle perde de son influence morale pour que les réflexions sur le plaisir d’un Malebranche, par exemple, lui apporte un peu d’innocence, de sorte que les auteurs
du début du XVIIIe siècle seront en mesure de produire des histoires moins déterminées par l’obligation d’exclure les femmes de leurs projets amoureux.
L’amour chanté n’était vécu qu’en esprit. Le rêve féminin était exclu de l’histoire collective ou privée. Le XVIIIe siècle tentera de dépasser cette limite.
2. L’inclusion des femmes au XVIIIe siècle.
Challe, Marivaux, Beaumarchais, entre autres17, seront des représentants significatifs de cette tentative, plus ou moins accomplie.
a) Dans les Illustres Françaises, Challe parvient, grâce à la double structure de son recueil, à situer dans un passé révolu les tragédies de la jeunesse18.
Le temps de la narration correspond, pour tous les devisants, à un présent com17
Ou de manière plus complexe de Diderot, sans parler de Rousseau ou même de Bernardin
de Saint-Pierre. Le XVIIIe siècle offrira aux femmes un chemin parfois difficile mais ouvert sur
une satisfaction de leurs désirs légitimes. Nous nous contenterons ici d’une amorce d’analyse sans
développer tous les arguments qui la soutiendraient.
18 Pour des compléments d’analyse de ce recueil de nouvelles, voir J. Wagner, «Les Illustres
Françaises: un roman philosophique?», [dans:] M. Weil, Séminaire Robert Challe, «Les Illustres
Françaises», Actes du colloque de l’Université Paul Valéry, Montpellier 1995, pp. 143–151; «Le
dedans et le dehors dans Les Illustres Françaises», [dans:] Challe et/en son temps, Actes du colloque de l’Université d’Ottawa, Champion, Paris 2002, pp. 123–139; J. Wagner, «La cruauté dans
Les Illustres Françaises ou la révision d’un topos romanesque et théâtral», [dans:] Robert Challe:
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blé. Même pour les plus malheureux, ceux qui, comme Desprez ou Des Francs,
ont perdu leur amante, il existe désormais un espace d’intégration qui leur permet d’aspirer à un avenir réconcilié intérieurement et socialement, car libéré des
drames antérieurs et de leurs conséquences psychologiques (le remords, le regret,
la tristesse). Cet espace est constitué par la sociabilité d’une «petite société» résidant au cœur de Paris, une «compagnie choisie»19 qui accueille les amis séparés
à la suite de leurs aventures amoureuses plus ou moins interdites par les lois ou
les volontés parentales. Parmi les sept nouvelles du recueil, le cas de Contamine
et d’Angélique est à retenir car elle est la moins pathétique tout en dépendant de
la logique de l’exclusion. Ces deux personnages sont, en effet, dans la situation
convenue d’une mésalliance susceptible de provoquer l’ire des parents: Contamine est riche, Angélique pauvre. Refusant d’entrer dans un roman pathétique,
Contamine décide d’éloigner Angélique du quartier noble où il vit avec sa mère.
Dans un premier temps, il sépare Angélique, pour vivre avec elle, de l’espace
propre à leurs origines sociales. Outre ce changement de quartier, il enferme Angélique dans une maison où elle est mise à l’abri des regards et des indiscrétions
par des précautions architecturales très minutieuses que Challe explicite de manière appuyée jusqu’à la lourdeur stylistique:
Tout cela faisait six pièces de plain-pied, et on entrait dans toutes ces chambres de l’une
à l’autre par l’antichambre, sans passer par l’escalier de devant, Angélique ayant fait même murer
les portes de son appartement qui y répondaient : en sorte qu’il fallait monter par l’escalier de derrière qui donnait sur la cour, et était séparé de l’allée par une porte de fer qui fermait toujours; et cette
cour était aussi séparée du jardin que Contamine lui avait réservé, par une grande balustrade de fer,
et on descendait à ce jardin de son appartement, par une montée qui y répondait sans être obligé de
passer par la cour (ibidem, p. 197).
Angélique se trouve donc ainsi totalement exclue de la vie sociale. Mais cet
enfermement ne relève pas d’une volonté de relégation ou de punition. Il constitue un enfermement momentané propice à une éducation indispensable en vue
d’une insertion sociale réussie: Angélique est en effet destinée par Contamine
à vivre dans le grand monde de l’aristocratie, et non pas à rester confinée dans une
clandestinité coupable, comme le soupçonne l’un des auditeurs de son aventure.
L’exclusion d’Angélique prélude à son inclusion.
L’amour challien, même romanesque, s’extrait du stéréotype tragique. La
femme, malgré les restes de méfiance qu’elle suscite encore, parvient à inclure,
par son intelligence et sa volonté, son choix amoureux dans la sphère sociale, selon son souhait. L’antagonisme a disparu entre hommes et femmes.
Le roman de Challe résulte d’une rêverie utopique caractéristique du premier
tiers du XVIIIe siècle, court et précieux moment de grâce dans la littérature française. Marivaux opérera une modification identique au théâtre, en particulier dans
Sources et héritages, Études réunies et présentées par J. Cormier, J. Herman, P. Pelckamans, Peeters,
Louvain 2004, pp.114–135.
19 R. Challe, Les Illustres Françaises, J. Cormier et F. Deloffre, Droz, Paris 1992, p. 294.
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ses deux Surprises de l’amour et surtout dans son Jeu de l‘amour et du hasard 20et
sa Double Inconstance qui sera seule analysée ici.
b) Marivaux.
Les deux jeunes amoureux campagnards que sont Silvia et Arlequin sont
confrontés à une épreuve dont ils ne mesurent pas les effets. Par la volonté du
Prince qui, devant choisir une épouse parmi ses sujets, a remarqué Silvia, ils sont
transplantés à la Cour où il veut obtenir son consentement libre, un consentement de cœur et non d’intérêt ou de soumission21. Or, elle se présente comme
une amoureuse sincère et fidèle d’Arlequin. Ses arguments sont un mélange de
morale traditionnelle22 et de sentimentalité naïve23, chargé de poser la femme
comme un être apparemment accordé avec lui-même, avec ses choix, ses mots et
ses sentiments. Mais progressivement lui apparaît que son amour pour Arlequin
était dû plus à des circonstances et à des habitudes qu’à un élan intérieur libre. La
découverte d’un autre univers social modifie la conscience qu’elle prend de sa
vie. Elle se découvre enfermée dans une tendresse qui ne correspond plus à l’élan
amoureux que le Prince réanime en elle. En s’arrachant à sa vie initiale, elle entre
dans une vie choisie personnellement: «Lorsque je l’ai aimé, avoue-t-elle d’Arlequin, c’était un amour qui m’était venu; à cette heure je ne l’aime plus, c’est un
amour qui s’en est allé; il est venu sans mon avis, il s’en retourne de même» (III-8,
p. 87). Elle peut donc conclure devant le Prince qui la rassure quant à la légitimité
de son inconstance: «Je vous aimerai, s’il me plaît, sans qu’il (Arlequin ou son
propre cœur) ait le petit mot à dire» (ibidem).
Cette comédie raconte donc, à l’inverse de la tragédie de Racine, l’inclusion
d’une femme dans la sphère du pouvoir par le biais d’un amour qu’elle accueille
et accepte librement, quitte à se montrer sèche jusqu’à la dureté avec Arlequin:
«J’ai le cœur tout entrepris: voyez, accommodez-vous; il n’y a plus de raison
à moi, c’est la vérité. Qu’est-ce que vous me diriez? que je vous quitte. Qu’est-ce
que je vous répondrais? que je le sais bien. Prenez que vous l’avez dit, prenez que
j’ai répondu, laissez-moi après, et voilà qui est fini» (ibidem, sc. 10, p. 90). Silvia
20
L’accord préalable des deux pères qui veulent marier leurs enfants finit par correspondre
au désir des deux jeunes gens, sur le modèle des Fourberies de Scapin de Molière, ainsi que le fait
remarquer Silvestre: «Le hasard a fait ce que la prudence des pères avaient délibéré» (Fourberies...,
III-8).
21 Le Prince rappelle que la loi «défend d’user de violence contre qui que ce soit» (P. de Marivaux, La Double Inconstance, I-2, Larousse, Paris 1955, p. 23).
22 Elle assure à Trivelin qui la presse d’accepter les propositions de mariage du Prince qu’«une
bourgeoise contente dans un petit village vaut mieux qu’une princesse qui pleure dans un bel appartement» (I-1, p. 21), dans le sillage d’un La Fontaine donnant la parole à son savetier soulagé de ne
plus remplacer le financier.
23 Arlequin, insiste-t-elle, quitte à donner de ce personnage masculin une image affaiblie,
émanant d’une mère protectrice, «m’aime sans façon, que j’aime de même et que je mourrai de chagrin de ne pas voir; hélas! le pauvre enfant, qu’en aura-t-on fait? Qu’est-il devenu? Il se désespère
quelque part, j’en suis sûre; car il a le cœur si bon! Peut-être aussi qu’on le maltraite...» (ibidem).
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ne trahit pas Arlequin, le Prince ne violente pas Silvia. L’homme et la femme
semblent ainsi s’unir sur la base d’une égalité non tant de condition que d’âme.
La destinée malheureuse d’une femme exclue de sa vie n’est plus de mise dans la
littérature française à ces dates24. Marivaux semble avoir intégré une donnée fondatrice du libertinage: l’instabilité du cœur humain du fait de la toute-puissance
de l’expérience que Crébillon nommait, de manière cruelle, le «moment»25 qui
égare «le cœur et l’esprit» pour reprendre le titre de l’un de ses romans. La comédie n’est pas aussi sarcastique: elle remplace l’égarement par l’accomplissement
de soi et suspend les «surprises de l’amour» par la promesse finale d’un mariage
heureux, même si elle laisse planer l’hypothèse d’une suite agitée, si l’on en croit
les derniers mots lancés par Arlequin: «À présent, je me moque du tour que notre
amitié a joué; tantôt nous lui en jouerons d’un autre»26.
3. Les ambiguïtés du récit des Lumières.
Toutefois, il faut souligner que cette harmonie, accordée enfin aux femmes,
de leurs désirs et de leurs vies n’est pas, outre sa potentielle précarité, déparée
d’ambiguïtés, surtout chez Marivaux et Beaumarchais.
a) Le siège féminin de la nature.
Chez Marivaux, subsiste en effet l’idée que seule une «vraie» femme parvient
à s’inclure dans un projet de bonheur «content», selon le mot du prince de Clèves
(Princesse de Clèves, p. 37), moins par ses efforts personnels que par les charmes
naturels de son innocence et de sa naïveté: à Trivelin, son officier qui traite de
prodige une Silvia s’obstinant à «refuser ce qu’elle refuse» (un mariage avec le
Prince), le Prince réplique: «Et c’est ce prodige qui augmente encore l’amour que
j’ai conçu pour elle» (La double inconstance, I-2, Larousse, 1955, p. 23). Dans
l’acte troisième, il analysera plus avant l’attrait qu’elle a à ses yeux: «Je ne connais
rien comme elle, parmi les gens du monde (...) Les autres femmes qui aiment ont
l’esprit cultivé; elles ont une certaine éducation, un certain usage; et tout cela chez
elles falsifie la nature. Ici c’est le cœur tout pur qui parle; comme ses sentiments
viennent, il me les montre; sa naïveté en fait tout l’art, et sa pudeur toute la décence» (III-1, pp. 70–71). Silvia, par ailleurs, est parfaitement consciente de la
puissance de séduction inhérente à sa singularité morale au milieu de courtisans
éduqués à l’hypocrisie: «Par dessus le marché, cette fidélité n’est-elle pas mon
charme?» (II-1, p. 46). L’obstacle (la fidélité) se transforme en adjuvant, il est vrai,
désormais; la cruauté narrative n’est plus de mise mais la femme, débarrassée du
soupçon religieux d’accointances avec le diable (elle n’est définitivement plus une
sorcière) serait prisonnière d’une vision inversée, marquée par un idéalisme mer24
Le cas de Prévost serait à examiner de près car il pourrait apporter un démenti à cette
conclusion optimiste. Pourtant, malgré le goût de ce romancier pour les destins tragiques, il fait de
la femme amoureuse (Manon ou Fanny) une victime des hommes et une âme noble par la qualité
de ses sentiments.
25 Voir son titre La nuit et le moment, mais aussi bien Le hasard du coin du feu.
26 Acte III, sc. 10, Larousse, p. 90.
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veilleux, poétique sans aucun doute27 mais qui, l’excluant de la culture et l’enfermant dans une fidélité touchante prétendument naturelle fait de sa revendication
initiale de liberté et d’autonomie28 une rêverie ou une prétention vaine, comme
si la femme «vraie» de la nature, ignorant et décriant les coutumes sociales de la
cour, ne correspondait pas entièrement à la nature vraie de la femme.
En effet, cette première singularité, qui figerait la femme dans une image
pieuse et bloquerait, dans le récit, tout processus de modification des relations
entre actants, si elle est caractéristique de la femme naturelle, ne l’est pas de l’être
humain dont le cœur est plein de «vanité»29 et, quand ce dernier bat dans le corps
d’une femme, plein de «coquetterie»: «Je connais mon sexe, prétend Flaminia
à propos de Silvia: il n’a rien de prodigieux que sa coquetterie. Du côté de l’ambition, Silvia n’est point en prise; mais elle a un cœur, et par conséquent de la vanité;
avec cela je saurai bien la ranger à son devoir de femme» (ibidem, p. 23). Grâce
à ce double fond de nature (le naturel opposé aux artifices des courtisans et le cœur
humain de genre féminin!!!), la femme rétive du fait de son appartenance à la nature revient à son devoir (social) de femme qui consiste à marcher dans les pas de
l’homme. Violence cette fois douce mais non dénuée d’artifice idéologique.
b) Beaumarchais.
Chez Beaumarchais, la confrontation des sexes est plus explosive. Le comte
Almaviva se conduit dans son domaine comme un seigneur féodal à l’égard des
femmes de son château, malgré l’abolition signifiée par lui-même du droit de
cuissage. À la suite des intrigues menées par Figaro puis la Comtesse et sa femme
de chambre Suzanne, le Comte renonce à ses prérogatives illégales. Les femmes
ont réintégré l’homme, maître des lieux mais peu de lui-même, dans le cercle de
la famille reconstruit par un pardon général et réciproque. Toutefois, le Comte se
permet de faire la leçon à son épouse pour légitimer sa tentation adultère par les
insuffisances conjugales des femmes:
Trois ans d’union rendent l’hymen si respectable! (…) Moins d’uniformité, peut-être, plus de
piquant dans les manières; un je ne sais quoi qui fait le charme (…) Nos femmes croient tout accomplir en nous aimant: cela dit une fois, elles nous aiment, nous aiment! (quand elles nous aiment) et
sont si complaisantes, et si constamment obligeantes, et toujours sans relâche, qu’on est tout surpris
un beau soir de trouver la satiété où l’on cherchait le bonheur30.
27 Beaumarchais, plus avant dans le siècle, se montrera moins naïf: «Dans l’âge des illusions,
de l’inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent, pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d’ennemis rassemblés?» (P. Beaumarchais, Le mariage
de Figaro, III-16, Garnier-Flammarion, Paris 1965, p. 202).
28 Dans la première scène, elle se défend de ne pas vouloir obéir au Prince au prétexte qu’il ne
lui a pas demandé son avis: «Il m’aime, crac, il m’enlève, sans me demander si je le trouverai bon…
que veut-il que je fasse de cette main, si je n’ai pas envie d’avancer la mienne pour la prendre?
Force-t-on les gens à recevoir des présents malgré eux?» (P. de Marivaux, La Double Inconstance,
I-1, Larousse, Paris 1955, p. 20).
29 On reconnaît là l’influence diffuse du jansénisme pascalien et, plus généralement, de
l’augustinisme moral des Classiques (La Rochefoucauld, La Bruyère).
30 P. Beaumarchais, Le mariage de Figaro, V-8, Bordas, Paris 1985, p.169.
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La comtesse, interloquée31 et soumise, en conclut que «les femmes doivent
tout», sans que le Comte ne s’en défende, bien au contraire: «Changerons-nous la
marche de la nature? Notre tâche à nous fut de les obtenir; la leur… est de nous
retenir; on l’oublie trop» (p. 170). La Comtesse donne son accord à cette proposition masculine sans sourciller: «Ce ne sera pas moi», après avoir soupiré «Quelle
leçon» et avant de murmurer au Comte qui veut échapper à Figaro: «Je vous suis»
(ibidem). La femme victime et innocente finit par marcher dans les pas de son
bourreau pardonné.
CONCLUSION
La boucle est bouclée: la femme exclue «malgré elle» (selon l’expression
de Racine traduisant Suétone pour résumer le récit de l’historien latin dans
la préface de sa pièce) de sa propre histoire par le pouvoir masculin se plaît
à écouter les leçons d’un mari qui, lassé par des soumissions féminines, l’invite
à respecter les règles prétendument naturelles d’une relance du désir masculin32.
La violence de l’exclusion est remplacée par une demande d’inclusion dans le
désir masculin: là où les classiques invitaient à respecter un ordre transcendant,
les écrivains des Lumières semblent se contenter de demander aux femmes de
respecter un ordre naturel qui fait de l’homme un être en attente de don sans
cesse renouvelé, comme s’il découvrait en lui l’impuissance de maintenir par sa
seule force la vitalité de son amour. La femme ou le moteur de l’homme? Mieux
encore. Beaumarchais, dans la Mère coupable (1792), demandera à la femme de
ne pas s’autoriser l’adultère pour éviter que la bâtardise ne tâche d’impuretés le
groupe familial.
Le mouvement d’intégration de la femme dans la politique masculine s’est
renforcé. Incluse dans l’ordre conjugal sur la base d’une attente sensuelle de
l’homme puis dans l’ordre familial sur la base d’une exigence sociale de pureté
biologique (les bâtards sont-ils des héritiers légitimes?), la femme se trouva durant
toutes ces années d’Ancien Régime exclue de la définition de l’ordre dans lequel
elle est invitée à vivre. Au XVIIe siècle, sa volonté opposée à l’ordre la conduisait
à s’exiler ou à s’isoler; au XVIIIe siècle, à se laisser prendre aux pièges civilisés
de la volonté masculine. Mais sous ces modifications des modalités de la relation,
31 Autant que le spectateur qui a assisté à la tempétueuse tirade d’une Marceline déchaînée
contre la tyrannie injuste des hommes responsables de la corruption des femmes: «Hommes plus
qu’ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passion, vos victimes» (P. Beaumarchais, Le
mariage de Figaro, III-16, Garnier-Flammarion, Paris 1965, p. 202).
32 Le libertinage des Lumières, dans sa version crue (Les liaisons dangereuses) et surtout pornographique (Thérèse philosophe, par exemple), représenterait ce rêve de toute-puissance naturelle,
infatigablement disponible, en contrepartie utopique (ou chimérique?) des faiblesses organiques et
physiologiques du désir masculin.
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chemine sourdement le règne de la femme33 qui de Challe et Lesage34 à Rousseau35, Laclos et Bernardin de Saint-Pierre s’épanouira36 avant d’atteindre les romans de Stendhal au point de pousser Flaubert à ridiculiser l’amante romanesque
que rêva d’être Emma Bovary. Faut-il étendre cette conclusion à nos jours?
FEMALE HEROES IN ANCIEN REGIME LITERATURE:
BETWEEN WOMEN TRUE BY NATURE AND THE TRUE NATURE
OF WOMEN
Summary
Women have always been the object of a dual perception, included in a male-dominated world
or excluded from it according to social and religious considerations. This paper analyses the exclusion/inclusion of women in 17th and 18th Century literature in France. The image of female condition
in works of the end of 17th Century and the end of 18th Century is analysed in both theatre (as a “public” genre written for a collective reception) and novel (as an “intimate” genre written for individual
reading). We can see a social exclusion of women in the 17th Century, when they were considered
as passionate beings forced to be tamed for the sake of their social duty. In the 18th Century, they
tend to be included in male world thanks to their own intelligence and natural way of being against
sophisticated social behaviours. Yet, despite this victory due to a change in mentalities, women still
remain in the shade of men: if classic writers imposed on women the duty to respect transcendental
order, Enlightenment writers simply but thoroughly imposed them to respect natural order.
Key words: 17th and 18th theatre and novel, woman condition, woman social exclusion and
inclusion
33 Voir Han Verhoeff: «Devant le dédoublement de la femme en amante et confidente,
l’homme fait pauvre figure (...) [Dorante ou le Prince] sont dépendants de l’initiative de la femme
(Flaminia) (...) La comédie doit finir par le mariage et l’homme doit être rassuré», idem, Marivaux
ou le dialogue avec la femme, une psycholecture de ses comédies et de ses journaux, Paradigme,
Orléans 1994, p. 51.
34 Sur Lesage et son roman (Histoire de Gil Blas de Santillane, 1715), voir J. Wagner, «Les
hommes et les femmes en dialogue», [dans:] Le mâle en France, 1715–1830. Représentations de
la masculinité, Peter Lang, Oxford 2004, pp.19–30), et idem, «L’Orient voilé de Raphaël dans Gil
Blas», Tangence 65, 2001, pp. 33–51).
35 Voir Rousseau: «Faute de pouvoir se rendre hommes, les femmes nous rendent femmes»
(Lettre à d’Alembert); sur ce «devenir-femme de l’homme», voir S. Kofman, Le respect des femmes,
Galilée, Paris 1982, pp. 108–117.
36 Voir M. Danahy, The feminization of the novel, University of Florida Press, Gainesville
1991.
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