Les enfants qui mentent n`iront pas au paradis

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Les enfants qui mentent n`iront pas au paradis
Les enfants
qui mentent
n’iront pas au paradis
Au diable vauvert
Nicolas Rey
Les enfants
qui mentent
n’iront pas au paradis
Du même auteur
Mémoire courte, roman, Au diable vauvert, 2000, J’ai lu, 2004
Treize minutes, roman, Au diable vauvert, 2003, J’ai lu, 2005
Un début prometteur, roman, Au diable vauvert, 2003, J’ai lu, 2005
Courir à trente ans, roman, Au diable vauvert, 2004, J’ai lu,
2006
Vallauris Plage, roman, Grasset, 2006, J’ai lu, 2008
Un léger passage à vide, roman, Au diable vauvert, 2010,
J’ai lu, 2011
L’amour est déclaré, roman, Au diable vauvert, 2012, J’ai lu,
2014
La Beauté du geste, chroniques, Au diable vauvert, 2013
La Femme de Rio, scénario, Au diable vauvert, 2014
ISBN : 978-2-84626-967-4
© Éditions Au diable vauvert, 2016
Au diable vauvert
www.audiable.com
La Laune 30600 Vauvert
Catalogue sur demande
[email protected]
À la jeune femme capable d’éplucher
une mandarine avec sa seule main gauche
Tout ce qu’il fait possède la dignité charmante
du provisoire. Il invente son chemin.
Antoine Blondin, Un singe en hiver
I have a dream
Les chaînes d’informations tournaient en
boucle sur le même thème : à la prochaine élection, le Parti National allait pulvériser notre vieil
Hexagone.
Le soir, on ira se laver la bouche avec du savon
et les jeunes garçons auront tous à porter la
même petite moustache brune au-dessus des
lèvres en signe d’allégeance. C’était sans doute
mieux comme ça. Plus propre, on va dire.
Chaque mercredi sur tf1, Mimie Mathy présentera « Sauvez un migrant ». La règle était simple
comme toujours chez Mimie : à chaque mauvaise
réponse, un migrant passait sur la chaise élec-
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trique. Et le gagnant remportait un passeport
pour… l’Amérique mon pote. J’ai pas dit l’Angleterre, mais j’ai dit un putain de passeport
pour les United States of America. Un passeport
pour New York, la capitale de l’univers, mec. Tu
vas vivre à New York ! Une ville qui brille tout le
temps, une ville qui ne dort jamais, du soir au
matin et du matin jusqu’au soir. Une ville qui va
te faire crever.
Maintenant, voilà ce qu’on appelle le revers
de la médaille : tout le monde était devenu
croyant. Jamais les lieux de culte n’avaient connu
un tel succès. Les rabbins, les curés, les imams
prêchaient à guichets fermés. L’époque était à la
fin du monde du matin au soir, ça faisait la une,
du 20 heures de France 2 au fanzine de Limoges.
La vie éternelle, avec ou sans vierges, affichait
sold out un peu partout sur le territoire. On
vendait de l’héroïne dans les bureaux de tabac
pour oublier qu’on avait le choix entre la guerre
ou la dictature et à ce sujet, le président avait
déclaré : « Tout ce qui est utile pour réconforter
nos concitoyens est utile pour la France. » Le
93 avait pris ses quartiers d’été à l’intérieur du
café de Flore et l’hôtel Costes était devenu un
immense bar à putes pour la racaille. Le directeur
était à la plonge et un videur se faisait masser par
la directrice des ressources humaines.
Dans le cauchemar de Gabriel, ils n’étaient
qu’une poignée à vivre comme si rien n’avait
changé. Justine, Clara et Augustin appartenaient
à cette petite minorité. Il y avait Gabriel aussi.
Mais la vie ne l’intéressait plus beaucoup. Alors,
la mort, pensez donc. Son ultime requête était
une requête d’alcoolique abstinent : qu’on lui
offre un alcool au doux relent de Suze et qu’on
en finisse pour de bon.
Terminus Lyon
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« Gabriel, je te quitte, je sauve ma peau. »
Justine se lève de table et quitte la terrasse à
vive allure. Elle fait partie de ces gens formidables, bien nés, qui te piétinent à coups de
rangers, te laissent à moitié mort sur le bitume,
et se retournent pour te dire d’une voix de porcelaine : « Gabriel, je te quitte, je sauve ma peau. »
Quelques minutes plus tard, Gabriel chope un
taxi qui repartait de la gare sans passager. Pour la
première fois, il savoure l’embouteillage et le feu
orange lorsque le chauffeur décide de s’arrêter
pour attendre le rouge. Gabriel claque la porte
du 24, avenue Junot. Il s’allonge sur le canapé de
l’appartement de son grand-père. Le grand-père
de Gabriel a connu la fortune entre la fin des
années 30 et au début des années 40. Bref, disons
que son grand-père a été très discret pendant la
seconde guerre mondiale, et il en reste quelques
biens. Il faut bien que les grands-parents servent
à quelque chose. Gabriel cale son dos contre la
fonte noire de la douche. Pas une larme. Rien.
Rien que le jet glacé de la douche. Il reste debout
comme un gamin frondeur et borné. La tête
basse. Il examine. C’est à bout de souffle qu’il
est arrivé jusqu’à trente ans. Il vient d’en avoir
quarante. Il a souillé sans le moindre style la
petite boutique de ses trente premiers balais. Il
vient de faire les comptes et ce n’est pas glorieux.
En bas de la boutique, le rideau de fer ne crissait
même plus. Lui aussi a déclaré forfait. Il a tenté
de faire belle figure les premiers temps puis il a
décroché. Au début, les passants l’enjambaient.
Un soir, tard dans la nuit, des agents de propreté
ont balancé le rideau de fer dans une camionnette municipale.
Il sent sa nuque ployée, son échine voûtée.
Il s’observe face à la vitre. Quarante ans dans
ta face. T’avais rien vu venir. Tu as toute ta vie
devant toi et toute ta vie derrière. C’est dans le
regard des jeunes que tu as compris que tu viens
d’entrer dans la quarantaine. La jeunesse ne te
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regarde plus. Voilà, c’est ça. Dans le métro, en
after, dans la rue, tu es devenu transparent. Tu es
transporté sur une forme de sommet extatique
lorsqu’une jeune fille te demande une cigarette,
et c’est tout ce qu’il te reste.
C’est bon, Gabriel va passer le relais après un
dernier tour de piste. Mais à quel prix. Penchezvous et jetez un œil sur ce bout de bâton chancelant, ce fameux relais des courses d’athlétisme.
Observons celui de Gabriel Salin : cirrhose à
bâbord, foie à la limite du tribord, cancer des
poumons à coup sûr. Et Gabriel qui refuse de
faire face à tout ça.
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Justine va préférer crever que revenir sur sa
décision. Il repense au bar Le Terminus, gare de
Lyon. Et puis à cette saleté de gare. Au loin, ces
voyageurs qui se précipitent en faisant rouler leurs
valises en direction d’un train. À les regarder, on
a l’impression que c’est une question de vie ou
de mort. Comme si changer de région pouvait
changer quelque chose. Cela ne change rien. La
partie est terminée.
Le vote est clos. Même les bénévoles ont
déclaré forfait. Les parents les plus fortunés, en
pantalons d’été, passent leurs journées à sourire
dans des clubs de gym select afin d’affûter leur
notoriété. La pensée se résume à quelques mots
mal habillés en 140 caractères. Les vieux se
répètent et les jeunes n’ont rien à dire. L’ennui
est réciproque. Le secret, le doute et le hasard ont
disparu. Il faut filer droit : se marier, acheter une
voiture à crédit, faire des gosses, travailler et partir
en vacances. Nous sommes fliqués de partout.
Même la nonchalance a mauvaise presse. Dès sa
naissance, Gabriel était, déjà, présumé coupable.
À force de réflexion, Gabriel trouve que Justine
n’a pas trop corsé l’addition. Elle aurait pu dire :
« J’ai besoin de temps. »
« Je crois que je ne suis pas faite pour aimer très
longtemps. »
« J’aimerais qu’on fasse le point. »
« Je crois qu’une semaine de réflexion nous
ferait du bien. »
Et le pire de tous : « Gabriel, j’ai rencontré
quelqu’un. »
Là, pour cette dernière phrase, je dis stop, je
dis carton rouge, je dis « tacle par-derrière ».
Résumons ces quelques mots :
« Gabriel, j’ai rencontré quelqu’un. »
Sous le hasard de cette phrase bien pensée,
voici ce qui se cache de manière insidieuse :
« Dès le début, tu ne m’as jamais fait jouir.
Je me disais “faut rester calme”, “faut lui laisser
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du temps”. Et tes putains de match de tennis
auxquels je me levais pour assister sous peine d’un
week-end terne et bougon. Et ta demi-molle. Ta
demi-molle du soir au matin. Tu veux qu’on en
parle de ta demi-molle ? Et ce quelqu’un, tu crois
qu’il ne m’a pas déjà prise à quatre pattes cent
fois ? »
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Gabriel commande un taxi de l’avenue Junot
jusqu’à Noisy-le-Sec.
Il rejoint ses parents dans leur petite maison.
À Noisy-le-Sec aussi, la nonchalance a disparu.
Surtout le matin. La course folle entre les pavillons de ceux qui veulent travailler. Le matin, il
faut rester planqué sous la table en Formica.
Ses vieux continuent de vivre dans le même
pavillon. Gabriel ne comprend toujours pas pourquoi sa petite Émilie reste chez leurs parents.
Émilie, il voudrait faire un livre sur elle tant elle
les dépasse tous par le cœur.
Gabriel arrive. Son père, le nez devant le téléviseur, beugle des hurlements incompréhensibles
contre la religion musulmane sur lci. Gabriel
entre dans la cuisine. Il serre fort sa mère dans
ses bras, se sert un grand verre d’eau et y dépose
quatre cachets de Doliprane codéiné.
Gabriel ouvre les volets, puis la fenêtre et
savoure le soleil et le bruit des trains de banlieue.
Il ferme les yeux et capture les premières et
dernières secondes de cette lumière de fin du
monde. Émilie le rejoint. Elle murmure à côté
de son oreille :
— Tu préfères attendre avant qu’on en parle ?
— Je crois que je deviens fou.
— Qu’est-ce que tu me racontes ?
— …
— Gabriel, tu ne veux pas qu’on en parle juste
un peu. Tu pourrais me dire ce qui t’arrive ? C’est
quoi le problème ?
— Il n’y a pas de problème.
— Mais Gabriel, putain, la fin du monde et
tout ce qui va avec, c’est de la folie ?
— Non. Je trouve pas. La folie, c’était peut-être
de croire les autres fous. Les voir tous les matins
en file d’abattoir et penser à des petits trucs, des
petites choses comme : celui qui va refuser le
bureau, l’abattoir, celui-là seul sera sauvé.
— Gabriel, tu ne veux pas prendre un peu de
codéine pour tenir un minimum ?
— C’est déjà fait. »
Molière et ses bretzels
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Justine. Justine n’a plus confiance en Gabriel.
Elle est persuadée qu’il la trompe. Étrange.
Gabriel a passé sa vie à tromper tout le monde
hormis Justine. Sûr ce coup-là, le hasard a été
remarquable. Éjection de Gabriel d’un revers de
manche. Notre homme ressemble à un bandit
qui a effectué de nombreux casses, y compris
celui de la Banque de France, et qui se fait choper
pour un excès de vitesse dont il ne serait même
pas responsable.
Justine, Justine, Justine. Qu’est-ce qui va lui
manquer ? Ses cheveux bouclés comme Molière,
son radiateur de grand-mère à côté de son lit, sa
façon de grignoter des bretzels en lui téléphonant, sa folie pour les oiseaux et aussi celle pour
les troncs d’arbres, la socca qu’ils se partageaient
en pays niçois. Ce qui va lui manquer ? Son sens
de la charriade et son amour pour la Suze, leur
complicité, leur folie, leur travail, leur camaraderie. Son corps va beaucoup lui manquer. Son
corps : la plus fantastique des drogues. Ses gaffes
aussi vont lui manquer. Ses gaffes et sa façon de
les transformer souvent en un truc irrécupérable,
presque en une œuvre d’art.
Son rejet absolu de toutes formes de compétition, son refus du compromis, son incapacité à
faire semblant, oui, ça va lui manquer.
En fait, ça lui manque déjà.
Provisoire
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Au matin, chez lui, avenue Junot, effondré
sur une chaise de la cuisine, Gabriel consulte les
messages de son téléphone portable.
La sœur : « Courage, mon Gaby. »
Le père : « Si tu as besoin d’aide, tu peux
compter sur moi. »
La mère : « Tiens le coup mon chéri. »
Augustin, son agent : « Ma rivière pourpre.
J’ai trois nouvelles. Un, je suis en train de te
concocter une carrière à la Robert de Niro.
Deux, je viens de me faire dépigmenter l’anus.
Je tenais à ce que tu sois le premier au courant.
Trois, je suis à court de Dafalgan codéiné. Tu
serais un amour de me sauver la mise sur ce
coup-là. »
Son éditrice : « Gabriel, je sais que ta carrière
d’acteur putatif t’excite énormément, mais n’oublie pas que tu as cinq manuscrits à me rendre.
Je ne t’embrasse pas parce que cela pourrait te
retarder. »
Sa cousine Jessy : « Salut. J’ai appris pour
Justine. Tu dois juste être patient. Elle va revenir.
Je suis sûr que c’est provisoire. »
Seulement non. C’est tout sauf provisoire. C’est
même ultra définitif. C’est Justine et Justine ne
fait jamais dans le provisoire.
Cette fille vomit les tièdes. Gabriel l’imagine
à Capri en train de boire un verre de rosé pour
enterrer sa vie d’avant. Elle se repose. Elle ne
devrait pas. L’amour, ce n’est pas fait pour se
reposer et encore moins pour sauver sa peau.
Fonction publique
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Catherine Arnaux est enseignante en classe
de cm1 à Paris dans le xive arrondissement.
Elle a commencé la livraison de déguisements à
domicile il y a une dizaine d’années. Première
réunion avec les parents d’élèves. Elle pénètre
dans la classe et monte sur l’estrade. Gabriel est à
gauche, au fond, près du radiateur, avec son fils
Hippolyte près de lui.
Gabriel est né deux fois. Comme tout le
monde. Lors de sa naissance, et quand son fils est
venu au monde. En fait, non. Il n’est né qu’une
fois : le jour de la naissance de son fils. Après
plusieurs mois, un audacieux miracle a réussi à
transformer un tube digestif en garde alternée,
d’où cette réunion de début d’année. C’est la
première fois qu’il découvre une institutrice si
grande et si radicalement belle. Une femme en
pleine force de l’âge. Mais le silence se fait parce
que pour les parents, le gosse est un Dieu et cette
réunion, tout ce qu’il leur reste.
Alors, tout le monde écoute Catherine Arnaux :
« Bonsoir. Je vais vous rassurer sur-le-champ. Vos
enfants sont adorables. Ils sont polis, calmes et
attentifs. Seul bémol, la plupart possèdent déjà
tous les principes d’une gauche bienveillante. Rien
qu’à sentir leurs cheveux, on devine déjà le centre
gauche et l’écologie chic. Donc, ils sont bêtes. Ils
sont poliment bêtes, calmement bêtes, attentivement bêtes mais ils sont bêtes au point que je
risque de regretter ceux de l’an dernier, lesquels
étaient déjà d’une rare stupidité. Que voulez-vous,
je ne peux rien faire face à un gosse de neuf ans qui
se dit « citoyen du monde ». Demeure une bonne
nouvelle. Il est inutile de vous inquiéter puisque,
tout se jouant avant trois ans, vous ne pouvez absolument plus rien faire. Pour le reste, voyez avec la
directrice. Bonne soirée, messieurs-dames. »
Les parents filent dans la cour chercher un
endroit avec du réseau pour appeler Police-
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Secours. Gabriel regarde Catherine Arnaux et
inversement.
Enfin, disons qu’ils se regardent tous les deux. Ils
se regardent comme deux corps qui transpirent,
deux corps inondés par d’innombrables poches
de sueur.
« Bonsoir, je suis un papa déjà divorcé en pleine
nouvelle séparation.
— Bonsoir, je suis fonctionnaire à l’Éducation
nationale. »
Là, Gabriel pige qu’il doit réfléchir très vite,
parce que, attention, gros caractère la meuf, aucun
droit à l’erreur. L’homme décide de procéder dans
l’ordre suivant. D’abord, dire à Hippolyte d’aller
faire ses devoirs et d’aller dormir chez son copain
Vincent parce que c’est juste en face de l’école.
Ensuite, regarder Catherine tout en traversant
la cour. Et là, en la voyant marcher Gabriel
comprend tout. Catherine, c’est Sigourney
Weaver. Mot pour mot. Trait pour trait. Il flippe
un peu et songe : Si Gabriel lui propose le Bristol
ou le Park Hyatt, il risque une méchante fin de
non-recevoir. Cette femme se moque du lieu.
Elle préfère le moment.
Pendant que notre père de famille déstructuré est toujours à réfléchir hyper vite à un lieu
romantique, Catherine le guide à la terrasse d’un
bistrot, s’installe et commande deux verres de
blanc. Hélas, Gabriel s’excuse :
« Désolé, il va falloir rappeler le serveur. Je ne
bois pas d’alcool.
— Vous voulez dire que vous ne buvez plus
d’alcool.
— Elle se voit à ce point, ma tête d’ancien
alcoolique…
— Non, si, en fait, je m’en tape, en fait, j’aime
bien votre visage.
— Mythique, votre speech aux parents d’élèves.
J’ai eu envie de me lever pour applaudir.
— Il était préparé.
— Vous ressemblez à Sigourney Weaver.
— C’est mes cinquante ans qui vous font dire
ça ?
— …
—  Votre prénom ?
— Gabriel.
— Gabriel, j’ai cinquante ans, deux divorces et
trois enfants dont l’aîné est en taule pour encore
six mois.
— …
— Ah, j’oubliais, je suis littéralement fauchée.
— Ça m’est égal.
—  Pourquoi ?
— Parce que Sigourney Weaver, c’est vous. »