Mobilité, portabilité, transfert, migrations et navigation numériques

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Mobilité, portabilité, transfert, migrations et navigation numériques
Mobilité, portabilité, transfert, migrations et navigation
numériques : un nomadisme ?
Thierry Gobert
MCU – Université de Provence
E-mail : [email protected]
Site web : www.medialogiques.com
« Je veux simplement montrer qu’il existe encore
une autre manière de vivre » (J. Toirkens, 2009, p. 35)
Introduction
La question des mobilités s’impose peu à peu dans la communauté des chercheurs et des
concepteurs/distributeurs d’appareils de communication digitaux. Pour les premiers, il s’agit
d’une réflexion structurante sur les pratiques et les usages de médiations techniques. Pour les
seconds, la mobilité est envisagée de telle sorte que les utilisateurs aient davantage de
d’appétence et de facilités à consommer au maximum la bande passante des réseaux au cours
de budgets temps toujours plus importants pendant leur circade quotidienne de 24 heures.
Pourtant, alors que la thématique est porteuse du côté de l’institution et des distributeurs, il
semble que pour les utilisateurs, l’omniprésence d’Internet n’alimente pas nécessairement une
perception de mobilité. Bien qu’un mobile désigne un téléphone et que les plans médias
n’aient de cesse d’en rappeler les possibilités de nomadisme (Bouygues « Nomad »), une sorte
de résistance conceptuelle semble d’actualité entre utilisateurs, distributeurs et chercheurs. On
ne se sent ni « nomade », ni « mobile » au prétexte que l’on utilise un outil communiquant
électronique portable. Il y a visiblement un écart entre les représentations collectives des
utilisateurs en aval et l’intentionnalité des concepteurs en amont. C’est pourquoi, cette
communication revient sur les concepts de mobilité tels qu’ils sont perçus in fine. Quatre
couples d’oppositions anthropologiques habitant l’imaginaire d’une population de jeunes
utilisateurs sont identifiés et décrits dans le cadre d’une observation participante.
1 Contexte
La thématique de Ludovia 2011, « mobilité et ouverture », intervient dans le contexte récent
où l’interopérabilité entre téléphones mobiles et ordinateurs connectés bénéficie d’un effet de
masse. Les smartphones et les tablettes disposant d’une journée entière « d’autonomie » sont
désormais diffusés à une cadence bien plus soutenue que ne le fut celle des ordinateurs par le
passé. Cette massification engendre des comportements collectifs nouveaux rendus possibles
par l’interopérabilité, la convergence des réseaux et la multiplicité des appareils. Celui ou
celle qui n’a pas de portable étonne et parfois dérange.
1
L’interopérabilité apparaît en 2004 dans l’hexagone 1 . Elle permet à l’ensemble des outils
numériques de communiquer entre eux via la convergence des réseaux. Les freins antérieurs
relevaient de problématiques régaliennes liées à l’attribution des autorisations d’exploitation
des fréquences radioélectriques sur le sol français. C’est une information populaire car la
presse s’est fait l’écho des négociations pour l’obtention des « licences UMTS » à l’origine de
la 3GSM (dite 3G) destinée à succéder au Wap qui n’avait pas rencontré le succès. Cet échec
était en partie dû au manque de préparation de la clientèle et à l’inadaptation des téléphones
qui ne disposaient pas de suffisamment de fonctionnalités pour stimuler la consommation.
Ainsi, chan007, en mai 2005, réagit en ligne comme tant d’autres en écrivant « moi
franchement, je ne suis pas du tout wap sur mon mobile, je ne trouve pas cela utile et si j'ai
besoin d'aller sur le net et bien j'ai mon pc chez moi bien plus confortable pour naviguer... »2.
Aucun matériel n’était réellement emblématique de l’accès à la toile via un téléphone. Dans
l’espace social, les arguments ne manquaient pas pour décrier ce que serait un Internet limité
par un « écran trop petit pour y voir vraiment » et « sans véritable clavier pour taper ses emails ». En outre, les habitus étaient aux ordinateurs portables réputés être devenus « aussi
puissants que des fixes ».
L’annonce de la disponibilité de « téléphones communicants » a battu en brèche les effets de
vingt ans de mercatique qui avaient fait de l’ordinateur portable le bagage de « toute la vie
numérique » d’un individu. On a ainsi parlé de « tortue informatique », pour évoquer une
sorte de carapace digitale qui abriterait les fichiers qu’une personne transporte en quasipermanence avec elle un sac à dos (Gobert, 1996).
En 20073, Apple commercialise pour le grand public un téléphone proche du Blackberry de
Research in Motion (RIM), des HTC et des Compaq, seuls sur le marché et destinés aux
entreprises. Ses fonctionnalités ne sont au départ guère plus avancées que celles des produits
concurrents qui dominent le secteur. Il s’agit a priori d’un marché de niche car la doctrine des
fabricants majoritaires (Nokia, Motorola, Sony-Ericsson) est de proposer des appareils qui
soient les plus proches possibles d’un téléphone à l’ancienne. Certes, ce sont déjà des
ordinateurs : ils disposent d’un écran, d’un clavier et de programmes internes. Mais leurs
fondations informatiques sont masquées par des menus graphiques simplistes et l’emploi de
composants visibles démodés comme des écrans rappelant ceux des montres à quartz. Les
fabricants gagnent ainsi sur le recyclages d’éléments démodés, la recherche et le
développement, l’adhésion des consommateurs. Longtemps, les seules fonctionnalités
complémentaires furent seulement un réveil, un appareil photo et un baladeur musical4.
A contrario, Apple propose un tout petit ordinateur doté de la fonction téléphone sur lequel il
faudra charger des programmes. Rien de nouveau en terme de logiques informatiques : Steve
Jobs applique méthodiquement la stratégie de développement de l’ensemble de l’industrie qui
depuis trente ans réduit les dimensions de ses machines. Il le fait sur la base de ses baladeurs
audio Ipod qui ont connu un énorme succès et dont l’esthétique est appréciée par le grand
public. En outre, le logiciel de l’Ipod, Itunes, sert d’interface entre le téléphone et
1
Le mot « interopérable » apparaît pour la première fois dans l’article 4 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004
pour la confiance dans l'économie numérique : « On entend par standard ouvert tout protocole de
communication, d'interconnexion ou d'échange et tout format de données interopérable et dont les spécifications
techniques sont publiques et sans restriction d'accès ni de mise en oeuvre ».
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3
http://www.planete-samsung.com/index.php?showtopic=465&mode=linearplus, May 14 2005, 08:34 AM
Le 9 janvier aux Etats Unis et le 27 novembre en France en partenariat avec Orange.
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L’absence de casque a engendré l’apparition de nouveaux comportements vécus comme inciviques. Les jeunes
écoutent de la musique « pas fort » sur le petit haut parleur intégré mais sans casque.
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l’ordinateur. Pour les millions de possesseurs d’Ipod il n’y aura donc pas d’effort
d’apprentissage. Passer à l’Iphone sera une manière de renouveler leur ancien appareil
vieillissant en lui ajoutant les capacités communicantes qui lui faisaient défaut.
Deux autres produits sont présents sur le marché : Androïd (OS) et surtout Blackberry.
Chacun ont leur caractéristiques bien qu’ils soient conçus sur le même principe que l’Iphone.
Ils reprennent pour partie les éléments idéologiques qui ont, par le passé, bâti le succès des
matériels « qui n’étaient pas du Microsoft » considéré comme monopolistique. Dans les cours
de lycée, les adolescents hésitent entre Blackberry et Iphone 5 . Les critères retenus sont
l’esthétique, les appareils que possèdent déjà leurs amis et l’amplitude du gisement de
logiciels à télécharger. En outre, des problèmes de compatibilité entre messageries
instantanées (le chat) se posent. Ce sont là des contraintes inadmissibles pour celui qui n’a
besoin que d’un téléphone. C’est une ouverture extraordinaire pour celui qui veut avoir dans
un petit appareil unique la possibilité de bénéficier de l’intégralité de ses activités
numériques : jeu, Internet, bureautique, réseaux sociaux etc. L’ordinateur fixe ou portable
était « tiré par les notebook » qui à leur tour cèdent la place aux tablettes et au téléphone. Le
multimédia est secondé par le micromédia.
Ces ordinateurs téléphone sont officiellement dénommés « ordiphones ». Dans son décret du
17 décembre 2009, la commission générale de terminologie et de néologie de la délégation
générale à la langue française et aux langues de France définit l’ordiphone comme « un
appareil électronique mobile de petite taille qui assure par voie radioélectrique des fonctions
de communication, telles que la téléphonie ou l’accès à l’Internet, et le plus souvent des
fonctions informatiques ou multimédias » (JORF, 2009). Le texte précise que « les noms de
marque tels que « Blackberry » ou « Iphone » ne doivent pas être utilisés pour désigner de
façon générale ces appareils » avant de renvoyer vers le terme « assistant électronique de
poche ».
Forte de son succès, la téléphonie mobile a superposé ses infrastructures de réseau à celles qui
existaient antérieurement pour les ordinateurs. Certes il y a des « spots wi-fi » disséminés sur
le territoire mais il est nécessaire de les localiser et le succès de connexion est incertain. Des
cartes et des annuaires sont d’ailleurs publiés et une pratique artistique, le « Warchalking »,
propose depuis 2001, de marquer à la craie avec divers symboles tous les points d’accès «wifi ». Ils se sont multipliés avec la commercialisation des bornes –dites « box »multifonctions. Les opérateurs en encouragent l’installation pour étendre leur couvertures
réseaux sans investir ni régler la facture d’électricité. Les déplacements effectifs vers des
points d’accès existaient déjà avant les mobiles avec les ordinateurs portables. Combien de
commerciaux prenaient un café chez Mac-Donalds dans le but de bénéficier de la connexion
gratuite à Internet ? Deux Internet coexistent aujourd’hui : l’Internet fixe des points d’accès et
l’Internet mobile des réseaux hertziens.
Pour Etienne Costes, « les opérateurs ont pris le pouvoir » (Rauline, 2005). « L'expérience
client est multi-usages (voix/data), multi-réseaux (fixe-mobile) et multi-devices (téléphone
fixe, mobile PC) » (Bouteiller, 2008). Elle s’est enrichie de davantage de possibilités de
« mobilité » pour les appareils et donc pour leurs porteurs. Comment se décline cette mobilité
dans les pratiques et les usages ? La récence du phénomène – seulement trois ans – ouvre la
porte à de multiples interrogations qu’un article ne saurait circonscrire. C’est pourquoi nous
avons choisi d’esquisser les ressentis de jeunes adultes qui sont arrivés sur le réseau
5
Au 20 avril 2011, environ 108,624,000 Iphone vendus http://www.apple.com/pr/library/2011/04/20AppleReports-Second-Quarter-Results.html et 100 millions de Blackberry http://www.rim.com/investors/documents/.
3
directement avec ces nouveaux outils dont la diffusion est telle qu’elle ne peut que faire
évoluer les pratiques et les usages de communication.
2 Culture et identités, culture et identités
techniques, objets identitaires
Les campagnes de communication des opérateurs insistent sur les caractères mobiles et
nomades des personnes qui utilisent des matériels capables de « capter » le réseau dans une
aire géographique exprimée avec une unité nouvelle qui est le « pourcentage de la population
couverte ». Ces campagnes s’inspirent d’un classique de Jacques Attali qui faisait l’hypothèse
de la résurgence de formes particulières de nomadisme et de nouvelles mobilités (Attali, 2003
p. 418) liées à l’émergence des technologies. Omniprésents en terme de possibilités d’accès
via 3G, Edge et wi-fi, les réseaux permettent effectivement de se connecter, voire « d’être »
connecté en quasi permanence. Il n’est ‘ailleurs pas anodin d’employer l’expression « je me
connecte », a fortiori quant la locution est partagée par l’ensemble d’une population. Les
psychanalystes ont tous insisté sur l’importance de la phraséologie comme révélateur des
soubassements psychiques. Le choix du « je » engage celui qui le prononce.
Il est possible que le succès commercial des ordiphones soit davantage lié à l’appétence
suscitée par les matériels qu’aux choix d’assertions publicitaires faits par les agences de
communication. Toutefois, la répétition de l’injonction « devenez mobile » ou « Nomad »
intervient dans un contexte où elle est fortement connotée. Dans l’espace social, « être
mobile » et « mobilité » font référence à trois représentations collectives bien établies. Leurs
noyaux sont centrés sur les modalités de transport, les vicissitudes de déplacements
professionnels et un non engagement personnel. Roland Barthes, dans un texte célèbre, a
évoqué les caractères mythémiques que peut être associés à un moyen de transport (Barthes,
1957). Les secondes, celles qui sont liées à la mobilité professionnelle, font implicitement
référence à un nomadisme proche de l’origine compris comme une contrainte de pérégrination
géographique entre propositions de contrats. La troisième convoque l’identité du sujet dans sa
communication à l’autre. Les étudiants écrivent presque tous sur leur curriculum vitae
« célibataire » pour indiquer à leur destinataire qu’ils sont « mobiles », à savoir non engagés.
Qu’en est-il de l’impact de ces incitations à des ancrages identitaires collectifs et de leur
participation à la culture ? Il n’est pas certain que l’on se sente mobile parce que l’on utilise
un téléphone mobile. Inversement, certaines situations personnelles et professionnelles
imposent des déplacements ressentis comme de la mobilité et de l’absence. Le stress engendré
par d’éloignement peut être réduit par un appareil offrant d’une part un moyen de rester relié à
ses proches et d’autre part d’accéder à des produits très identitaires comme de la musique. Ces
produits constituent un prolongement de l’espace personnel malgré la distance. C’est
pourquoi la consommation de technologies de l’information et de la communication peut
quelques fois constituer un indicateur de précarité. Celui n’est pas mobile n’a pas réellement
besoin de ces outils sinon pour satisfaire un désir de consommation et se positionner
socialement dans un groupe. Jusqu’à un certain niveau de responsabilités, la mobilité
professionnelle n’est pas perçue comme une réussite. Au delà, c’est l’inverse : les services de
la présidence des Etats-Unis ont dû trouver des solutions de sécurisation spécifiques pour que
Barack Obama puisse conserver son Blackberry.
En filigrane, se pose la question de la participation des objets techniques à la construction et
au maintien de l’identité et de la culture. Peut-on éventuellement parler « d’identité
technique » (De Carvallo, 2010 p. 44 citant Bachelard) en parallèle d’une « culture
technique » parce que « la diffusion des services de télécommunication mobiles inaugure de
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nouveaux comportements » (Carré, 1993, p. 111 citant Camé, Filloux, Loubière, 1991) ? Dans
le cadre de l’utilisation des réseaux, il est utile de se demander si la mobilité et le nomadisme
relèvent des identités singulière et collectives où de la culture. S’il s’agit d’identité, les
ressentis seront très forts alors que pour la culture les perceptions seront plus floues et moins
faciles à verbaliser.
La culture se situe au niveau de la société. Elle « désigne l’ensemble des principes d’une
civilisation ou ensemble homogène de sociétés humaines » (Ménissier, 2007, p. 2). Les
culturalistes ont donné à leurs travaux une orientation psychologique et ont cherché à savoir
comment elle oriente les comportements. Ainsi Ralph Linton (1893-1953) tente d’élaborer
une théorie des rapports entre culture et personnalité. Il donne à la culture un contenu
psychologique par l’insistance sur la transmission et la structuration des conduites par
l’éducation » (Rivière, 1995, p 35). En cela, il est fidèle à Durkheim pour qui « l’identité
résulte d’une transmission méthodique, reçue principalement au cours de l’enfance. Cette
inculcation assure l’appartenance de l’individu à des groupes sociaux dont elle garantit la
stabilité temporelle » (Durkheim, 1922). Identité et culture entretiennent une dialectique où
les messages véhiculés par les mass médias et la publicité sont du ressort de la culture mais
atteignent l’identité car ils participent à l’éducation et à l’élaboration de connaissances et de
pratiques communes.
Nombre d’auteurs ont évoqué l’existence d’une culture technique. En 1979, Bertrand Gilles
évoque « un système technique qui veut qu’une technique ne se conçoive que dans une
organisation de type « réseau », en adéquation avec l’invention du processus social. (…) Elle
modifie en profondeur le comportement de l’individu, qu’il soit producteur ou usager de la
technique mais aussi détournement de la technique par le usages. La culture technique devient
alors un enjeu politique » (Kerorguen, 1982, p 5). C’est pourquoi « la coupure entre la
technique et la culture (…) peut et doit cesser » (De Noblet, 1982, p 8). Le fondateur de la
revue « culture technique » se situe au niveau des « organisations qui servent à structurer les
relations sociales : ce sont des lieux de socialisation. Les individus y projettent une dimension
affective, des idéologies ». Les organisations subissent donc la logique des acteurs qui la
composent, ce qui fonde une identité collective » (Sainsaulieu, 1977, 1988).
L’identité collective puise dans la culture des éléments spécifiques qui donnent aux membres
d’un groupe la conscience de faire partie de ce groupe. L’identité singulière est celle de la
personne qui simultanément se reconnaît comme relevant d’une identité collective et d’une
culture sociétale tout en construisant sa spécificité. Simultanément, l’identité démarque le
sujet au sein du groupe social et montre les signes de son intégration. La dimension
initialement culturelle de l’identité apparaît très nettement car le langage occupe une des
premières places, en tant qu’il est « le moyen de rassembler les hommes et le vecteur des
valeurs dont l’affirmation permet aux membres d’une même culture de s’identifier et de se
distinguer » (Menissier, 2007, p. 2).
La culture met en forme l’identité mais elle n’est pas l’identité elle-même. Cette nuance est
importante pour notre questionnement car l’identité dispose d’une capacité réflexive
d’appropriation, mais aussi de sélection des représentations et des valeurs culturelles. Elle y
puise ses éléments constitutifs par des techniques et des canaux de communication communs.
la culture technique à se décline-t-elle en identités techniques ?
L’« identité technique » est d’actualité. En sciences du sport, elle désigne l’expression d’un
jeu collectif ou individuel montrant des styles et des stratégies propres. L’histoire quant à elle
recherche des similitudes et des influences communes sur un ensemble d’objets. La répétition
de motifs sur des poteries peut par exemple lui permettre de retracer des trajectoires
géographiques d’acculturation des savoir-faire et des décors. A priori, l’identité technique
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caractériserait donc des objets et des procédés plutôt que des personnes. Cela dit, la
sociologue Emmanuelle Leclerc pointe des identités techniques de corps de métiers et de
savoir-faire spécifiques (Leclerc, 1995, p. 130). La relation de l’artisan à l’outil forgerait un
syncrétisme identitaire quand elle confère un statut social, des moyens de subsistance et une
image de soi (Abric, 1986). Pour les commerciaux, le téléphone est ainsi considéré comme un
instrument de travail. Sa maîtrise en clientèle est un métier. La littérature situe l’identité
technique sur les objets et le monde professionnel. Il est possible d’étendre cette notion aux
pratiquants de « loisirs identitaires » qui nécessitent l’emploi de moyens professionnels. Les
prosummers ou amateurs passionnés, manipulent ainsi des matériels proches de ceux des gens
de métier. Dans leur attitude, ils jouent – ils ne s’amusement pas- aux professionnels tout en
insistant sur le fait qu’ils ne le sont pas. Les objets leurs donnent une identité par delà le
discours.
Avec l’Internet mobile, les différences entre les matériels destinés aux professionnels et aux
amateurs s’estompent. Les ventes montrent d’ailleurs que les adolescents disposent de Iphone
et de Blackberry que n’utilisent pas la majorité des adultes. A cours de cette période de la vie,
la possession d’objets ayant une valeur a une influence sur le positionnement individuel dans
le groupe (Erickson, 1986). Elle participe de la quête de l’identité. Il semblerait que plus tard,
dans leurs pratiques de loisirs, les adultes entretiennent avec le matériel des relations
empreintes de ce désir de technologie qui fut le leur. Posséder l’outil, c’est être en capacité de
réaliser ce pourquoi il a été construit. Il peut en découler « une illusion de compétence qui est
une illusion de contrôle : si le besoin de créer apparaît, la disponibilité du matériel place le
sujet dans une situation où il n’y aura plus qu’à apprendre à l’utiliser » (Gobert, 2008).
D’autre part, se réaliser en l’utilisant est fortement valorisant, surtout quand les résultats sont
« proches » voire « meilleurs » que ceux des professionnels. La consommation d’objets
techniques permet d’exprimer son identité dans des actes et des réalisations personnels.
Inversement, il est nécessaire de consommer pour créer car la création nécessite l’emploi
d’outils et de matières premières. Ce processus dit de « consocréation » (Gobert, 2000, 2008)
est à l’oeuvre dans l’ensemble des champs que recouvre la technologie.
3 Mobilité individuelle et sociale, nomadisme
communautaire : en filigrane, l’imaginaire urbain.
L’ordiphone semble encore plus investissant que l’ordinateur sur le plan sensoriel. Petit, il
tient dans la main ou dans la poche. Ses détenteurs le transportent en permanence et il relève
de la sphère privée. C’est un bagage individuel, une sorte de bijou technologique qui contient
la « vie numérique » de son propriétaire. L’utiliser nécessite de la concentration car
l’affichage est de dimensions réduites, (même si les commerciaux insistent sur la grande taille
de ces petits écrans). La finalité d’un téléphone est d’être vocal. Les fonctions
supplémentaires, celles qui ont transformé le téléphone en ordiphone, se sont greffées sur un
objet inventé il y a 100 ans. Dans les représentations collectives, il est un outil de
communication orale. Ceci explique peut-être pourquoi les textos relèvent du parlécrit
(Lardelier, 2007, p. 131) ainsi que les courriels destinés à être lus sur ce type d’appareils.
Le rappel incessant à la voix qu’implique l’identité technique d’un téléphone n’est pas neutre
car la vocalisation est une balise dans l’ontogenèse et la philogenèse de la communication
humaine. Elle fait implicitement référence à l’entourage situé à porté de voix, à la
communauté. Pendant une conversation, l’appareil retrouve ses fonctions premières avant
qu’elles ne soient laissées au second plan lorsque l’activité numérique reprend. Le téléphone,
tout numérique qu’il soit, redevient l’équivalent d’un outil analogique dont on oublie, par ce
qu’elles sont inutiles, les fonctionnalités digitales pendant l’échange vocal. En outre, son
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rapprochement près de l’oreille et l’investissement perceptif qu’il nécessite complexifient une
gestion multitâche des activités. Le téléphone s’accorde difficilement avec les conduites de
présence distribuée.
Par association et du fait des limites de ses fenêtres sensorielles, l’ordiphone favorise un
Internet communautaire où le spectacle multimédia n’a guère d’importance car le moteur de
l’utilisation est la gestion de la relation à autrui. La question de l’identité se pose donc en
d’autres termes que ceux d’une seule identité technique qui affecterait d’abord les objets. Mon
identité change-t-elle selon que je choisis d’utiliser un Iphone ou un Blacberry ? La question
ne se pose pas en ces termes. Si l’on écarte le caractère militant de ceux et celles qui font de
leur matériel un militantisme technophile, la majorité des clients est influencée par les
conseils du vendeur et les choix opérés précédemment par leurs amis. Cela simplifie les
échanges en réduisant les problèmes d’incompatibilité entre appareils. La fonctionnalité
première de maintien de la relation à l’autre, que ce soit par les fonctions vocales, de
messagerie instantanée et de hub social (Gobert, 2009), engage spécifiquement ce type
d’appareil dans une médiation de nature communautaire.
Les structures anthropologiques de l’imaginaire (Durand, 1986) évoquent la subsistance, dans
la communauté, d’un caractère primitif où la survie passe par la recherche d’une
sédentarisation au terme d’un processus de nomadisme et de pérégrination. La communauté
qui s’établit, celle qui s’installe quelque part, serait celle qui aurait réussi à trouver un lieu.
Elle serait parvenue au terme d’une quête où il deviendrait enfin possible de vivre
confortablement. Il subsisterait néanmoins une nostalgie de l’antique, de ce temps d’avant le
temps, qu’aucun écrit ni aucune production technique ne raconte aussi bien qu’un orateur
faisant appel à sa mémoire orale (Gobert, 2008, p. 176).
Certaines communautés tentent de préserver leurs pratiques de nomadisme, même si les
concrétudes de la modernité les rendent de plus en plus difficiles. Le nomadisme n’est pas une
errance ; il est situé par des valeurs, des mémoires, un patrimoine. Ses pérégrinations sont le
plus souvent restreintes à l’occupation temporaire mais régulière de lieux appropriés et
marqués. Ces lieux forment un territoire, ou tout au moins un espace connu et investi,
éventuellement partagé avec des règles de stationnement et de transit. Le nomade est un
sédentaire qui se déplace dans un espace qu’il ne peut occuper en totalité de manière
permanente mais qu’il habite dans son imaginaire. Aujourd’hui, bien des nomades sont
devenus sédentaires comme nombre de gitans mais ils éprouvent des difficultés d’adaptation
aux contraintes de la société postmoderne (Maffesoli, 1986). Ils disposent massivement
d’Internet et des technologies sans fil mais conservent de forts particularismes identitaires. La
notion de nomadisme ne peut être évoquée qu’à la condition d’identifier l’espace de
sédentarité du nomade, avec ses marqueurs et ses frontières.
La communauté est composée de personnes qui ont en commun des valeurs, des croyances,
des mythèmes, des intérêts, des pratiques et des usages. Elle est caractérisée par une identité
collective, qui malgré des différences interpersonnelles, donne lieu à la recherche d’une
histoire, de faits et d’une longévité communs. Elle s’inclut dans des ensemble de populations
plus vastes, généralement une ou plusieurs sociétés, dont elle ne respecte pas nécessairement
les frontières. Quoique de taille plus restreinte, elle se fonde sur la notion de partage qu’elle
estime supérieure à toute autre motivation de nature sociale. Quoique les réseaux sociaux et
un certain marketing tribal (Maffesoli, 1997 et 2003) aient créé des communautés de
plusieurs milliers d’individus, la communauté peut se comprendre comme le petit dedans
protégé du grand dehors sociétal.
7
C’est pourquoi la communauté et la société peuvent être nomades et en conserver des racines
mais en aucun cas être mobile même si « on domestique le terme en utilisant la notion de
mobilité » (Forget, 2005, p. 103). La mobilité est une affaire de société qui qualifie
généralement de l’errance avec une connotation négative. Le nomadisme est inscrit dans les
mythes communautaires, ce qui n’est pas vrai dans les sociétés modernes et post modernes.
Par exemple, la conquête de l’ouest n’est pas un nomadisme : c’est un fait de société qui a
donné lieu en interne à la naissance de communautés d’opportunités et de lieux.
« Communauté mobile » formerait un oxymore par ailleurs rarement évoqué, sinon en interne
dans le contexte spécifique de la mercatique de la téléphonie suite à une simplification de
langage (Settini, 2009).
Qui dit nomadisme ne dit donc pas nécessairement mobilité. Les mythes, qui sont des leçons
anthropologiques, proposent des couples d’opposés entre nomades et sédentaires comme Caen
et Abel, Romus et Rémulus. La ville émerge ainsi, tel un lieu d’érection d’édifices, de pensées
et de croyances protégés du monde environnant où les pratiques et les usages sont étrangers
voire antagonistes. La ville est un creuset de civilisation et de richesses. Il est cependant
indispensable de maintenir une certaine ouverture car si la culture culturelle est à l’intérieur
des murs, les cultures agricoles sont à l’extérieur. Le dedans et le dehors sont interdépendants
et nourrissent des relations d’échanges qui s’accompagnent de pratiques sociales. L’image
ancestrale de la cité a évolué du centre ville vers l’urbain. La ville perçue ne correspond plus à
la ville vécue et c’est pourquoi P.- H. Chombart de Lauwe en a prophétisé la « fin » en 1982.
L’évolution est due à l’agrandissement des zones urbaines qui, en devenant de plus en plus
importantes, ont modifié les règles supposées d’antan. Il n’est plus possible de connaître une
grande ville dans ses détails. Ses frontières sont fréquemment des zones commerciales ou des
voies périphériques qui constituent la première vision qu’à un étranger en a et qui ne
correspondent pas aux images de centres urbains projetées sur Internet. La ville est immense
et l’on peut s’y perdre. Décrite par Marco Polo et Hérodote comme cosmopolite, elle se
préoccupe depuis toujours du lointain mais peu de la campagne environnante. A l’intérieur,
tout en évoquant une nostalgie du village plus calme et moins dangereux, ses habitants
recherchent l’anonymat qu’ils considèrent comme une forme de liberté au regard à la
pesanteur communautaire du village. Les réseaux apportent à la ville la promesse du lien
communautaire tout en préservant les immenses espaces de la géographie et de la culture
urbaines.
Ainsi, Georg Simmel, décrit une « personnalité urbaine » qui offre des attraits évidents de
liberté car l’urbain est fondamentalement un étranger qui arrive aujourd’hui et ne part pas
demain. En 1924, Robert Ezra Park, de l’école de Chicago, précisait déjà que la ville est le
lieu où « l’individu peut rencontrer son compagnon de vices et de talents ». Alors que les
quartiers font ressurgir la nostalgie du village, la ville chantier est en perpétuelle évolution.
Les pratiques d’habiter montrent des antagonismes entre le désir d’anonymat et la quête de
l’identité. La spécialisation fonctionnelle est l’acte de naissance de la ville (Chalas, 1995)
comme elle est celui des sociétés. La ville est une allégorie de la société dans laquelle
évoluent des individus anonymes placés en situation de mobilités entre espaces
communautaires. L’archipelisation en quartiers et villages conduit à des logiques de
pérégrination entre espaces de nature communautaires porteurs d’une identité au sein des
territoires urbains. En France, le regroupement des agglomérations et la disparition
programmée de la légitimité des communes favorise la création de réseaux intra et
interurbains (Fernand Braudel, 1979, p. 20). Depuis les années 1980, Les moyens de transport
de biens, de personnes, de services et d’information se succèdent pour donner corps à un néonomadisme urbain. Les NTIC ajoutent de nouvelles couches de réseaux à ces réseaux
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préexistants. Elles dessinent un palimpseste numérique dans la cité qui reproduit celui des
couches de programmes dans les ordinateurs.
4 Représentations collectives des mobilités : les
objets numériques comme vecteurs de proximité.
La population observée est une population d’étudiants en premier cycle du supérieur. Ces
jeunes sont massivement présents sur l’ensemble des réseaux et jonglent avec les technologies
pour parvenir à se connecter depuis parfois plusieurs années. Ils sont localisés dans une petite
ville de moyenne montagne et sont issus tant de bassins urbains importants que de milieux
ruraux. L’objet de ce travail n’est pas d’étudier les différences entre l’Internet des villes et
celui des champs. Nous recherchons un noyau de représentations où la condition d’urbanité a
sa place dans les choix de perceptions entre mobilité et nomadisme, identité et culture, ville et
village. Ainsi, depuis 2002, les étudiants de l’institut universitaire de Digne-les-Bains se
soumettent de bonne grâce aux observations participantes de leurs référents pédagogiques
enseignants chercheurs.
Le département gestion administrative et commerciale (Gaco) est ainsi le cadre de travaux
longitudinaux effectués depuis près de dix ans sur les pratiques et usages de l’Internet. Digne
les Bains est une petite ville thermale située dans les Alpes de Haute Provence à l’écart des
grandes voies de circulation. Ce bourg de 12000 habitants accueille un Institut Universitaire
de Technologie (IUT) délocalisé depuis 2001. Son effectif compte environ 300 jeunes inscrits
en premier cycle du supérieur. Les aspirations de ces jeunes varient selon les département
d’enseignement. En Gaco, ils sont pour moitié d’origine rurale et locale, et pour moitié
viennent du bassin d’Aix-Marseille. En dix ans d’existence, le profil des recrutements n’a
guère évolué. Globalement, ces étudiants ne se destinent pas à un parcours long. Chaque
année, 10 % environ réussissent les concours et l’intégration en deuxième cycle.
Les modalités de l’observation participante ont été déjà été décrites dans d’autres travaux
publiés cette année, notamment lors de Ticemed 2011. Il s’agit de la méthode classique,
enrichie par la consultation de profils Facebook et d’entretiens semi-directifs. Le corpus est
constitué d’un journal des observations et de transcriptions d’entretiens. En début de semestre,
une fiche pédagogique en ligne est en outre remplie en ligne et en présentiel avec l’outil
« Formulaire » de Google. Outre les informations habituelles concernant l’âge, le passé et les
projets des apprenants, des questions sont posées sur des thématiques touchant à l’activité
recherche de l’enseignant. Les étudiants sont informés que leurs réponses seront exploitées
dans le cadre d’une ou plusieurs études mais que leur identité sera dissimulée même lorsqu’ils
sont filmés.
Les grandes lignes des réponses concernant la mobilité n’allaient pas dans le sens des
hypothèses que nous avions formulées. Traditionnellement, on observe un certain suivi des
consignes sur Internet. C’en est même surprenant : les utilisateurs respectent globalement les
règles et les desideratas des concepteurs. Des ambiances très différentes règnent ainsi sur les
sites et les forums et qui ne changent pas. Les campagnes de communication stipulant que la
mobilité et le nomadisme étaient liés à la consommation d’ordiphones, il y avait tout lieu de
croire que des effets seraient perçus lors des observations et des entretiens. Or il n’en est rien
ou… presque rien. Le nomadisme est entaché de connotations négatives et associées aux gens
du voayge. Concernant la mobilité, les jeunes se perçoivent comme mobiles car ils seront
certainement obligés de se déplacer pendant un certain temps pour trouver un emploi. L’IUT
délocalisé leurs permet de ne pas trop s’éloigner de chez eux tout en vivant séparés de leurs
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parents. Ils se sentent pourtant mobiles par ce qu’ils sont jeunes et que « lorsqu’on est jeune
on est ouvert : on est mobile même ceux qui n’ont pas envie de partir ».
L’établissement d’un lien entre mobilité physique et mobilité numérique ne va pas de soi. Il
est nécessaire de le suggérer. Moins d’un quart des étudiants évoque spontanément Internet et
leur téléphone quand il y est fait allusion à la mobilité. En ce qui concerne le nomadisme,
seuls les abonnés de Bouygues Télécom y pensent et cela seulement en référence à un produit
inadapté à leur situation car trop onéreux. Internet n’est « pas mobile » mais « il est partout »
et favorise la « proximité ». La mobilité désignerait trois pragmatiques : la navigation avec
Internet, les transferts de données et la mobilité des personnes. Navigation, transfert et
mobilités désignent trois réalités différentes, de même qu’un ordinateur est « portable » et
qu’un téléphone est « mobile ». La portabilité est la capacité d’un logiciel à être installé sur
des systèmes d’exploitation différents tandis que l’interopérabilité est celle des fournisseurs
d’accès à Internet capables de délivrer leurs contenus sur des appareils variés : ordinateurs,
téléphones, notebooks, tablettes et ordiphones.
Sur les 95 étudiants de la promotion 2010-2011, tous possèdent un téléphone mais 46 ne
possèdent pas d’ordiphone en début d’année pour 71 en fin de deuxième semestre. Ces
produits sont devenus des cadeaux tout comme les tablettes. D’ailleurs, l’éloignement
géographique de l’IUT par rapport aux grands centres urbains est considéré comme une
justification suffisante pour l’acquisition de ces matériels. Internet prend même un caractère
revendicatif. Il se trouve que le wi-fi n’a été installé qu’en 2010 dans l’établissement. Chaque
année, l’une des doléances qui revenaient comme une antienne lors des conseils de
département, était la demande de l’installation de points d’accès wi-fi. Depuis, il est présent à
tous les étages. Il arrive qu’une panne survienne. Si elle n’est pas annoncée, elle est
systématiquement vécue comme une injustice, une stratégie pour « priver les jeunes
d’Internet ». Le caractère revendicatif est augmenté par la situation géographique de
l’établissement : « comme on est loin de tout, heureusement qu’il y a Internet. On en a plus
besoin que les autres ».
La présence du réseau est considérée comme un acquis. Le wi-fi est « pratique parce qu’il est
gratuit », mais il est un peu dépassé car il impose un nomadisme entre les points d’accès. « Se
déplacer pour se connecter est dépassé » même pour trouver une liaison gratuite et de
meilleure qualité que ce que propose une mauvaise 3G, c’est-à-dire du Edge. Le téléphone est
mobile et « lui qui est mobile, nous, nous le sommes le moins possible » parce que la mobilité
est onéreuse et qu’elle est difficile à supporter quand elle n’est pas choisie. « En fait, le
téléphone nous permet d’être mobiles sinon on serait parfois obligés d’attendre un coup de fil
à la maison ». En fait « nous ne somme pas mobiles par rapport au téléphone, on est tout le
temps scotché avec lui ou avec les ordinateurs de l’IUT ». C’est pourquoi il y a une culture de
la disponibilité de l’Internet mais ce n’est pas une identité. D’ailleurs, « les jeunes mettent
leur vie sur Internet » mais Internet ne constitue pas pour autant une identité : « nous ne
sommes pas la « génération Internet » et encore moins une « génération mobile », « nomade »
ou quoi que ce soit dans le genre ». L’utilisation des réseaux relèverait plutôt de la culture
« sauf quand on débute car là, on ne pense qu’à ça ».
Pourtant, les mises en scène de soi et la gestion de son image personnelle sur les sites sociaux
relèvent bien d’une forme identitaire : elles sont la projection de soi dans l’espace virtuel
partagé par le groupe « d’amis » autorisés à avoir accès aux « statuts » personnels. Les
étudiants répondent massivement que Facebook n’est pas le web, et que si leur page est
« personnelle », Internet est collectif. C’est un espace dans lequel il est possible de fédérer des
communautés. Le réseau, c’est « toute la Terre » et surtout les villes. « C’est dur de s’y
retrouver » et on a l’impression que « c’est tout pareil ». Chacun a ses habitudes et « y fait
toujours les mêmes choses, y compris quand c’est pour chercher quelque chose de nouveau
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que l’on ne connaît pas ». Finalement, « on n’a pas besoin de tout ça, on a juste besoin de se
connecter aux sites sociaux, au planning (en ligne) de l’IUT et au chat ». C’est un service de
proximité. C’est pourquoi au niveau local, « nous connaissons presque tous les sites » qui
parlent de Digne. « Même si ce n’est pas intéressant, on est obligé de connaître ce qui
concerne le coin » et « le web nous aide a mieux savoir ce qu’on fait ici pour les jeunes ».
« C’est de la proximité », tout comme le sont les conséquences du nouveau projet de société
« responsable et éco-citoyenne » qui succède à la « société de l’information » à partir de 1998.
Au delà de ces considérations, les jeunes évoquent l’impossibilité à vivre sans Internet qui est
« le seul moyen de ne pas se sentir paumé ici » ou de ratifier une satisfaction immédiate du
désir de communiquer. Plus que jamais, la 3 G, les ordiphones et les tablettes tendent à
supprimer l’attente communicationnelle et à créer de nouvelles obligations sociales. « Si je
laisse un message et que la personne ne répond pas rapidement, c’est qu’il y a un problème »
confie Cléo. A la mobilité géographique répond un désir d’immédiateté de présence en ligne.
Cette instantanéité dans la disponibilité à l’émetteur n’est pas sans rappeler le temps de
réponse dans les situations de l’oralité. La technologie, sociale par nature, trouverait-t-elle une
destination communautaire en plaçant les individus au centre des dispositifs… et des
dispositions ?
Conclusion
Au cours des éléments qui précèdent, nous avons rapproché quatre couples d’oppositions
anthropologiques : communauté et société, village et ville, mobilité et nomadisme, identité et
culture. Il est intéressant de faire l’hypothèse que ces couples interagissent dans l’élaboration
d’un champ de représentations communes en ce qu’ils proposent des processus de
subjectivation que les réseaux numériques semblent favoriser.
La « mobilité » se rattacherait à une perception sociétale de l’individu qui évolue dans des
contextes urbains où se nouent des identités collectives puisées dans la culture. Le
nomadisme, devenu néo-nomadisme serait le fait de pérégrinations dans un espace
communautaire en quête de liens rassemblant des personnes porteuses d’une identité
singulière et situées à porté de voix (même téléphonique). L’analyse des contenus discursifs et
des comportements lors d’observations participantes dans une population donnée révèlent des
références au premier, au second ou aux deux groupes de représentations.
Les observations participantes longitudinales réalisées auprès des étudiants montrent une
évolution des pratiques avec l’apparition de la 3G qui engendre davantage d’instantanéité et
de consommation individuelle des réseaux. Elles mettent également en exergue un hiatus
communicationnel entre « mobilité » et « nomadisme ». En effet, cet article a cherché le bienfondé de l’emploi terme « mobilité » par les concepteurs et les chercheurs alors qu’il n’est pas
repris par les utilisateurs d’outils « mobiles ». L’étude montre, que l’imaginaire des nouvelles
technologies croise, mais reste différentié, de celui des moyens déplacement et des obligations
professionnelles. Ce qui est de l’ordre de la sphère personnelle ne doit pas être ramené dans la
sphère publique synonyme d’obligation ou plutôt, ce qui est du registre de l’activité en société
et de la culture ne peut pas être assimilé à ce qui appartient au domaine personnel, identitaire
et communautaire. Les pérégrinations liées aux NTIC relèvent donc d’un néo-nomadisme
voire d’un hyper-nomadisme puisqu’il s’effectue en partie à l’aide d’hyperliens dans
l’Internet et physiquement par le sujet. Mais comme le terme « nomadisme » est connoté de
manière négative, il lui a été substitué « mobilité » par les distributeurs. Cela ne fonctionne
pas correctement car il n’est pas adapté : il faudra du temps pour qu’il s’impose.
11
L’urbain, la technologie, la culture et la mobilité entretiennent une relation dialectique avec la
nostalgie du village, de l’oralité, de l’identité et du nomadisme. Les sujets relient les différents
aspects de la vie au même titre que les scientifiques le font entre les disciplines. Ils
construisent ainsi dans la culture ordinaire et l’identité collective une épistémè au sens de
Foucault pour qui « ce sont tous ces phénomènes de rapport entre les sciences ou entre les
différents discours (…) qui constituent ce que j’appelle épistémè d’une époque » (Foucault,
2001, p. 1269).
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