le grand âge fait-il peur - intervention professeur Gaucher

Transcription

le grand âge fait-il peur - intervention professeur Gaucher
1
CONFERENCE-DEBAT du 17 Octobre 2008
« LE GRAND- AGE FAIT-IL PEUR ? »
PRESENTATION par Marie-Louise AUGIER responsable de la
Commission Retraités- Personnes Agées.
Vieillir sans vieillir, ni souffrir ! Pour bien vieillir, il ne faudrait pas vieillir, ne pas
faiblir, ni dans son corps, ni dans sa tête. Voici résumée en quelques mots la pensée
dominante aujourd’hui dans notre société.
Doit-on nier la réalité du vieillissement et doit-on l’escamoter au risque de nier la
personne, ou doit- on l’affronter en revendiquant jusqu’au dernier moment et au-delà
des apparences, que tous les âges de la vie aient la même considération.
C’est sans doute cette volonté de vivre correctement jusqu’au dernier moment qui
incite de nombreuses personnes à désirer une mort subite ou tout au moins rapide
sans avoir à vivre ou subir les difficultés liées au grand- âge ou à l’affaiblissement qui
précède la mort.
Et si ce souhait était surtout lié au comportement à l’égard des personnes âgées
pour éviter d’avoir à subir l’indifférence, voire le rejet ?
La société nous suggère que, quand on est vieux, on est moche, inutile et coûteux.
Un regard respectueux ne permettrait-il pas de garder une dignité intacte malgré les
atteintes du grand- âge, et de conserver son statut de sujet jusqu’au dernier moment.
Dans notre cycle de conférences consacrées au grand- âge, nous en abordons
aujourd’hui les aspects psychologiques.
Pour nous aider à le vivre le plus sereinement possible, nous avons sollicité le
concours de Jacques Gaucher, professeur clinicien à l’Université Lumière Lyon II
Auparavant, nous entendrons Geneviève Mourier, Directrice du Service de Soins à
Domicile du Centre de Coordination Médico-Social Lyon 6e, Sabrina Didier,
intervenante sociale à ARALIS (association Rhône-Alpes pour le logement et
l’insertion sociale).
2
Intervention de Geneviève Mourier –
« Les vieux coûtent cher à la société »
« Les vieux ne servent à rien
Ces réflexions, nous les entendons autour de nous et elles sont également
véhiculées par les médias
Nous, infirmières et aides soignantes qui, chaque jour, accompagnons ces
personnes parfois très dépendantes et quelque fois incapables de parler, nous
n’avons pas ce ressenti.
Chaque patient que nous soignons est avant tout Une Personne et ces personnes
nous donnent des leçons de vie par leur courage face à la maladie, par leurs
expériences, par leur vécu. Beaucoup de rencontres nous enrichissent, nous aident
à grandir.
Mais lorsque nous faisons des soins, nous sommes attentives et percevons des
angoisses, des craintes, des peurs. :
Peur de la solitude (les proches sont décédés, les conjoints sont morts, parfois les
enfants aussi)
Peur de la dépendance (ne plus pouvoir faire sa toilette, son repas, ses courses …)
Peur de perdre la tête, la mémoire …
Peur de devoir quitter sa maison, de partir de chez soi ..
Peur de mourir seul.
Peur de ne pas être enterré sur sa terre natale ou là où l’on souhaiterait l’être.
A toutes ces angoisses, nous n’avons pas toujours la réponse adaptée et il semblait
qu’il manquait Ce regard plus psychologique et la prise en compte de « vieillir ».
C’est l’objet de cette rencontre qui est le 3ème volet de la conférence « préparer
ensemble le grand- âge »
Plusieurs témoignages vont illustrer ces difficultés et Jacques Gaucher va apporter
son éclairage sur cette question.
« Vieillir, c’est organiser sa vieillesse au fil des ans » P. Eluard
Intervention de Sabrina Didier Les politiques de l'habitat ont décidé dès 1994 de créer les Résidences Sociales,
ayant pour vocation le logement temporaire, exception faite du public d'immigrés
vieillissants. La résidence sociale doit s’inscrire dans cette perspective d'occupation
pérenne. Ceci vient de la réhabilitation des Foyers de Travailleurs Migrants, pensés à
3
l’époque comme un logement provisoire pour des travailleurs provisoires. Or, ces
travailleurs ont vieilli et ne sont pas rentrés au pays.
On peut se demander pour quelles raisons la plupart des immigrés isolés vivant en
structures d'hébergement ont fait le choix de vieillir en France, seuls et loin de leurs
familles et s’il s’agit là d’un véritable choix. Leur présence en France ayant toujours
été pensée comme provisoire, nul n'avait songé, des politiques ou des personnes
elles mêmes, que ces immigrés en viendraient à vivre en terre d'immigration au
moment de la retraite Plusieurs raisons apparaissent :
•
La question de la vieillesse : elle est ici associée à la dégradation de l’état de
santé, qui empêche le retour au pays dans de bonnes conditions. Ces
hommes qui sont venus pour travailler et remplir un rôle nourricier pour leur
famille peuvent vivre la situation de maladie comme une honte, une diminution
exacerbée du statut unique qui fut le leur, celui de travailleur.
•
Venu pour la plupart pour travailler, la retraite est vécue comme un retrait. La
faible pratique des loisirs due à un budget restreint, la localisation du foyer,
l’état de santé, déterminent le lien avec l’extérieur. La vieillesse devient un
" facteur d’enfermement "1 et le foyer devient le seul repère.
•
L’altération des liens familiaux : certains font le choix de rompre totalement
avec le pays d’origine, pour d’autres le retour à une vie de famille peut être
vécue comme une contrainte, pour ces hommes ayant vécu en célibataire
pendant 20 ou 30 ans.
•
L’échec économique lié à la carrière professionnelle. En effet, les immigrés
âgés se caractérisent par une faiblesse de revenus alors que le but de leur
immigration était de s’enrichir et de permettre à leurs familles d’avoir une vie
meilleure. Mais l’illusion de cet enrichissement a laissé la place à une
résignation au moment de l’ouverture des droits à la retraite.
•
Les repères qu’ils avaient de leur pays d’origine, (historiques, culturels, ou
encore sociaux) et qui leur servaient de références disparaissent avec
l’intégration de nouvelles habitudes dans le quotidien mais plus largement
dans la modification des pratiques sociales et culturelles. Ils ont adopté les
normes sociales du pays d’accueil, les repères ont changé, les notions de
temps et d’espace également.
4
Faire un choix est difficile et c’est pour cette raison qu’ils pratiquent le phénomène de
" l’aller-retour ", de va et vient entre le pays d’accueil et le pays d’origine.
L’attachement aux deux espaces nationaux est fort pour des raisons différentes mais
pour beaucoup ils ne souhaitent pas renoncer à l’un ni à l’autre.
Se pose alors dans ce contexte le maintien à domicile de ces personnes, en lien
avec leurs spécificités :
•
Le vieillissement précoce des maghrébins âgés lié à une usure physique plus
rapide due à la pénibilité de leur travail, des difficultés sociales ou
psychologiques liées à l’exclusion.
•
L’isolement qui s’accentue au moment de la vieillesse dû à la sortie précoce
du monde du travail, les pertes d’autonomie successives et la mauvaise
maîtrise de la langue française, cumulés au fait qu’ils n’ont pas de solidarités
familiales sur le territoire français.
•
Les difficultés rencontrées pour l’accès aux droits sont accentuées par une
mauvaise maîtrise de la langue française et la complexité des procédures
administratives.
•
une faiblesse des revenus due aux périodes de chômage, des cotisations
faibles du fait d’un niveau de qualification professionnelle faible, pertes de
justificatifs nécessaires
•
Aller-retour fréquents
Cette question du maintien à domicile des anciens travailleurs migrants est donc
posée, et une réponse est à construire en pensant une organisation du maintien à
domicile qui répondrait aux besoins et aux spécificités de ce public.
Enfin, pour enrichir le débat, plusieurs personnes confrontées au
problème du grand âge apportent, à tour de rôle, un témoignage de
leur vécu.
Premier Témoignage
J’ai eu, pendant plus de 40 ans, une vie professionnelle très active. Les 15 premières
années de ma retraite l’ont été aussi. Mais la cessation de mes activités bénévoles et
surtout mon veuvage ont tout changé. J’ai ressenti tout à coup un grand sentiment
de solitude et d’inutilité. Il me semblait que je ne servais plus à rien, que j’étais tout à
coup, hors de la vie.
5
Puis, un jour de grand courage ( j’en avais tout de même encore un peu de temps en
temps ), j’ai décidé de me battre et d’une façon très simple.
On m’avait parlé du charme des écureuils du Parc. J’ai décidé d’aller leur rendre une
petite visite, et je ne le regrette pas.
On avait raison : ces petites bêtes sont adorables et captivantes. Les appeler, les
voir venir, leur donner à manger dans la main est une véritable joie – enfantine,
certes- mais réelle.
Et puis, « on fait des connaissances », comme on dit.
Il y avait un vieux monsieur, seul, sur un banc voisin. Il appelait lui aussi les
écureuils.
Alors, nous nous sommes assis sur le même banc. (Nous avions, ainsi, deux fois
plus de chances !!!). Nous avons d’abord échangé des réflexions profondes sur les
attraits comparés des cerneaux de noix, des noisettes et des pignons de pin.
Nos conversations sont alors devenues plus variées et des promeneurs isolés (qui
avaient aussi leur sac de noix) se sont joints à nous.
Nous sommes à présent heureux de nous rencontrer et de bavarder un peu.
Et voilà comment les écureuils peuvent être – sans qu’ils s’en doutent – un lien
relationnel qui, pour des « isolés », a un effet plus que bienfaisant.
Deuxième Témoignage
Mon mari et moi sommes du 4è âge : nous avons 89 et 84 ans.
Comme toute vie, la nôtre a été marquée par certains événements qui l’ont
influencée, détournée de sa trajectoire prévue, obligée d’absorber l’imprévu,
l’inconnu. Ainsi nous avons vécu…longuement, des années durant, la pression de
deux cancers qui se sont installés en moi, à vingt ans d’écart. Pour le premier,
j’avais 42 ans !
C’était en 1956. La terreur s’est répandue dans toute la famille. ! Quel drame !
Branle-bas de combat !
Acculés au pire, face à la maladie, nous avons du apprendre à survivre, jour après
jour. : les projets ne nous étaient plus permis. Seul le présent nous appartenait ;
nous pouvions le charger de découragements, d’angoisse, de désespoir, ou…
Réagir, Lutter, Garder le Désir de Vivre, Continuer à Etre Attentifs aux Autres !
C’est ainsi que nous avons appris, petit à petit, à vivre intensément notre vie
quotidienne, conscients de ce qu’elle était et… qu’elle pourrait s’achever très vite.
6
Aujourd’hui ? Pourquoi modifier notre façon de vivre ? Les promenades nous
fatiguent , la télé nous endort , le bénévolat, pour nous, tourne au ralenti : soit ! Mais
nous restons ouverts aux autres, communiquant, au maximum de nos possibilités,
avec la vie d’aujourd’hui…Nous sommes bien occupés !
Sommes-nous inconscients ?
Troisième Témoignage
Les gens me disent : vous avez plus de 80 ans, vous êtes marié depuis plus de 50
ans, vous avez 4 enfants, 11 petits-enfants.
Vous avez une santé qui vous permet de bien vieillir.
Vous avez une forme qui vous permet de faire des randonnées pédestres, de suivre
des cours de gymnastique volontaire et de participer à des organisations collectives.
Vous avez un moral excellent et vous êtes joyeux très souvent !
Vous n’êtes fâché avec personne autour de vous .
Vous êtes entouré de vos enfants et de vos petits-enfants, qui vous témoignent leur
affection à chaque occasion.
Vous pouvez organiser des rencontres familiales au sein desquelles tous les
membres sont heureux de participer activement, et où tout le monde s’entend bien.
Vous avez la satisfaction de constater fréquemment l’entraide entre les membres de
votre grande famille et l’affection qui unit toutes ces personnes, pourtant très
différentes en âge et en caractère.
Vous êtes apparemment heureux et sans problèmes majeurs.
Vous ignorez la solitude.
Alors, comment expliquez-vous cette situation ?
Je ne suis absolument pas responsable de la chance qui m’échoit en étant en bonne
santé. Je pense sincèrement que beaucoup de mes amis, qui vivent comme moi et
qui traversent des épreuves difficiles, ne sont pas responsables de ce qui leur arrive
au niveau de la santé.
Hormis cette chance que personne ne maîtrise, qui n’a pas de rapport avec la fortune
ou les biens matériels, il est facile de constater que les gens fortunés traversent les
épreuves de la vie et de la vieillesse dans de meilleures conditions que les pauvres
et les démunis.
Je crois à l’engagement dans la vie sociale, familiale, dans les organisations
syndicales, dans l’intérêt collectif de l’organisation politique du pays, dans l’ouverture
aux autres, et surtout aux plus démunis…ce sont des facteurs de bien-être certain.
Je crois que nous vivons notre vieillesse en grande partie comme nous avons vécu
notre jeunesse, notre vie d’adulte, notre vie sociale, familiale et professionnelle.
Je suis très satisfait d’avoir été engagé très jeune tout au long de ma vie dans des
organisations collectives, qui ont fait appel au dépassement de la satisfaction des
besoins individuels. Se sentir utile dans un ensemble, confronter son opinion à celle
des autres, échanger des idées et agir pour améliorer le sort des plus démunis, c’est
enrichissant.
7
Etre en permanence à la recherche d’idées et d’actions concrètes, pour s’enrichir
personnellement et avec d’autres, il me semble que cela grandit l’individu. Je pense
que c’est cela qu’on devrait appeler la culture – mais peut-être que je me trompe.
Quand on a eu l’habitude de sortir de sa maison pour aller rencontrer des copains,
des amis, dans des réunions d’organisations familiales, syndicales, politiques,
culturelles, sportives…c’est sans doute plus facile de quitter son logement. Mais il ne
manque pas de structures diverses et variées qui accueillent les gens de bonne
volonté pouvant offrir un peu de temps et de compétences. Chacun apportant sa
capacité, si faible soit-elle, enrichit un ensemble utile à la vie sociale. Il n’est jamais
trop tard pour bien faire…. Rien n’est secret ni réservé lorsqu’il s’agit de prendre sa
place dans un collectif : le puzzle a besoin de chaque pièce pour exprimer un
tableau, s’il manque une pièce, le tableau devient moins expressif. Chacun de nous
peut trouver sa place dans une organisation sociale, syndicale, politique, culturelle,
associative…même si nous pensons que l’action collective a des lacunes, elle est
nécessaire aux intérêts communs ; elle permet un enrichissement personnel
bénéfique à notre équilibre et à notre santé physique et mentale.
Je termine en vous invitant à rejoindre l’équipe de votre choix dans votre quartier et à
ne pas accepter la solitude, au milieu de tant de besoins qui attendent votre apport
personnel.
EXPOSE DU PROFESSEUR JACQUES GAUCHER
Professeur Clinicien à l’Université Lumière Lyon II
Texte non relu par l’intervenant
Je suis psychologue depuis 30 ans. Je travaille en Gérontologie depuis que je suis
« tout petit psychologue », d’abord à l’hôpital des Charpennes pendant 15 ans ; puis
je travaille encore à la Croix Rouge et je suis professeur à l’Université, en charge des
programmes de spécialisation de psychologues dans les domaines de la santé, du
vieillissement et du handicap. Et, comme tous les universitaires, je travaille aussi
dans le domaine de la recherche ; on essaie d’identifier un certain nombre de
processus et, comme psychologue, de processus psychiques qui régissent l’avancée
en âge et l’arrivée dans le grand âge.
J’ai aussi une fonction qui me plait beaucoup : directeur de l’Université Tous Ages
(UTA) ; cela me permet de côtoyer une population non malade à priori, qui est en
activité, en ouverture sociale, culturelle, en désir d’apprendre encore. La moyenne
d’âge est de 69.5 ans. On compte 11.000 étudiants dans cette structure.
Le thème d’aujourd’hui est « Doit-on avoir peur du grand âge ? »
Je répondrai d’abord : oui – puis je dirai : non.
Oui – pourquoi ? parce qu’on vit dans une culture qui ne privilégie pas du tout
l’avancée en âge. Du moins, à partir d’un certain âge, on parle régulièrement de « la
pente » ; comme si, à partir d’un certain âge de sa vie, on ne pouvait que s’effondrer,
régresser, diminuer dans son identité, ses valeurs, ses activités. De ce côté, il y a
8
quelques raisons d’avoir peur, parce que, dans le regard social, on n’est pas
forcément privilégié. Les valeurs sont à la jeunesse, à l’activité trépidante ; elles ne
sont pas à l’acquisition des connaissances au fil de la vie.
On parlait autrefois des Agés en disant : c’est la mémoire de la communauté.
Aujourd’hui, celle-ci est computationnelle – on a de tous petits ordinateurs qui ont
beaucoup de méga octets, où se trouve la mémoire. On considère que, en avançant
en âge, on perd la mémoire. On est à contre-valeurs de ce qui se passait il y a
environ 1 siècle. De ce côté-là, il y a quelques craintes à avoir. Si on ne change pas
un peu les mentalités, il y a de grandes chances que, en prenant de l’âge, on se
dévalorise…
Mon discours est plein d’espoir parce que, si on regarde un peu plus largement dans
d’autres cultures, au niveau de la Planète, pas mal d’entre elles valorisent l’avancée
en âge – pensons à la sagesse du vieillard africain – là on considère que cette
avancée en âge apporte des valeurs supplémentaires et profondes.
On les oublie un peu actuellement dans les canons de la réussite sociale. Mais je
pense que, un jour ou l’autre, nous serons obligés de les retrouver. Pourquoi ? parce
qu’on a une avancée en âge sociétale considérable : chaque année, on gagne 1
trimestre d’espérance de vie. D’ici quelques années, la moyenne d’âge, en France,
sera de 50 ans, ce qui veut dire qu’il y aura autant de personnes de plus de 50 ans
que de personnes de moins de 50 ans. Si on reste collé sur des valeurs qui sont
celles de la jeunesse, on va mépriser une grosse partie de la population. Mais je suis
plein d’espoir parce que, plus on avance dans les années, plus on sera contraint à
regarder l’avancée en âge comme une valorisation de l’individu.
Mes propos vont être en deux temps. Dans le premier, je vais essayer de critiquer les
idées reçues sur la vieillesse ; dans le deuxième, je vais essayer de développer une
certaine lecture de l’avancée en âge, que j’appellerai développementale, c’est-à-dire
partant d’un principe qu’on se développe de sa conception jusqu’à sa mort. Je n’irai
pas au-delà car je m’en tiendrai à mon champ de compétences.
Je vais épingler 3 positions :
1 - Dans notre culture actuelle, occidentale, post-industrielle, culture qui traverse à
peu près tous les pays très développés, dits riches, relativement nantis sur notre
Planète, nous avons une lecture de la vieillesse qui serait quasiment
l’équivalent tardif d’une maladie, comme si, être vieux, c’était être malade. On en a
pour preuve quantité de propos, de comportements tels que, quand on fait une
enquête d’opinion : pour vous, qu’est-ce qu’une personne âgée ? – c’est quelqu’un
qui prend beaucoup de médicaments, qui envahit les hôpitaux.. Il est vrai qu’il y a
des Personnes .Agées un peu partout dans les services : hématologie, rhumatologie,
traumatologie, psychiatrie… et les Personnes Agées se plaignent souvent : mon
lumbago, mon estomac, ma tête, ma migraine, etc…C’est vrai qu’il y a une sorte de
stigmate de la plainte avec l’avancée en âge…Le comble, c’est qu’un certain nombre
de personnes qui avancent en âge se croient obligées d’emprunter ces voies
d’expression pour essayer de se faire reconnaître ; pourtant : je vais bien dans ma
tête, dans ma vie sociale…Où est la vieillesse là-dedans ?
9
Vieillesse = maladie – on le doit aux médecins. Eux tiennent des propos sur la
vieillesse depuis des dizaines d’années ; souvent je dis que les médecins ont été les
plus courageux pour s’attaquer à l’exploration du vieillissement et de la vieillesse.
Malgré tout, un médecin parle de ce qu’il connaît : de sa clientèle, des gens qu’il
rencontre. Par définition, il rencontre plutôt des gens souffrants, dotés de pathologies
que des gens en bonne santé… Et le médecin va travailler dans la recherche sur les
problèmes de pathologie.
Aussi quand nous voulons parler du vieillissement et de la vieillesse, nous avons des
émissions de télévision de bonne qualité et beaucoup d’articles dans les journaux,
mais qui se sentent obligés, à chaque fois, de faire appel à un médecin pour
cautionner les propos tenus . Le problème est qu’on déforme quelque peu une
lecture de la vieillesse en lecture de la maladie. On en est au point où, actuellement,
on se prend le pouls, on se palpe dans tous les sens pour essayer de savoir si on a
déjà des signes de vieillesse. Et on va s’approcher de la vieillesse comme on le fait
de la maladie : on fait un diagnostic – j’ai des rides, j’ai perdu mes cheveux, je suis
un peu plus fragile, un peu plus faible, j’ai quelques souffrances par-ci, par-là ; donc,
peut-être que l’âge me fait du tort et que je deviens vieux !.. On va faire une thérapie,
car il faut répondre à tout cela.
Actuellement, toute une série de démarches consiste à ralentir le vieillissement
– démarches de précaution, campagnes de prévention (je n’ai rien contre, mais rien
pour non plus !). Mangez comme ci, faites de l’activité physique comme ça, prenez
tel type de médicament ; d’une certaine manière, la médecine vous permettra de bien
vieillir – ce « bien vieillir », est intéressant parce que ce sont les médecins d’activité
physique qui vous le prescrivent, comme les nutritionnistes, mais ce ne sont pas les
philosophes ! Donc, on médicalise la situation d’avancée en âge.
Ce qui m’affole un peu – c’est pour cela que j’épingle cette idée reçue – une fois
qu’on se croit dans cette situation, qu’on se pense dans cette situation d’avancée en
âge, on se croit obligé de tenir un discours de circonstance et de parler de ses
difficultés somatiques, de ses difficultés de santé : « vous pensez, à mon âge, je ne
peux plus ceci.. cela.. »
2 - La vieillesse comme un équivalent tardif du handicap – La différence entre la
maladie et le handicap, c’est que, la maladie, on cherche à la combattre pour guérir..
mais, pour la vieillesse, celui qui a trouvé la solution !!! Un certain médecin a fait
fortune en Roumanie, il y a quelques dizaines d’années, en commercialisant un
produit essentiellement destiné aux riches Américains qui pouvaient se payer une
cure de 3 semaines au bord de la Mer Noire dans des palaces spécialement
affectés ; ils rajeunissaient d’une dizaine d’années quand ils rentraient chez
eux…C’est sûr que, pris en charge pendant 3 semaines, cela les « requinquait » ;
cela réactivait du désir, du plaisir.. et on disait : cela les a rajeunis !
A la différence de la maladie qu’il faut combattre, le handicap, il faut faire avec. C’est
une sorte de pénalité qui s’installe…On peut aussi regarder la vieillesse comme un
handicap : elle serait devenue une sorte de handicap tardif. Mais en quoi la vieillesse
est-elle handicapante ? Si on regarde les critères de la qualité de vie aujourd’hui : la
rapidité – tout doit être fait très vite, cela ne va pas avec le vieillissement ; plus on
vieillit, plus on se ralentit. Cela ne veut pas dire, pour autant, qu’on est pénalisé ;
10
c’est une autre position dans la vie. Mais, du coup, le ralentissement devient un
handicap. L’amplitude du mouvement : le corps devient un peu plus lourd, un peu
plus difficile à utiliser, à manipuler ; il est moins instrumentalisé que dans la
jeunesse ; le résultat est qu’on perd sa force physique, sa souplesse ; alors on
stigmatise le concept de perte et on perd tout : en vieillissant, on perd tout ! On perd
des proches, certes c’est une réalité, mais on l’érige en une sorte de vérité absolue :
vieillir, c’est perdre. On perd la mémoire ; bien des gens vont consulter le Dr Croisile
en disant : je dois avoir un Alzheimer quelque part dans la tête et il faut que j’aille
faire évaluer ma mémoire. Pour ce médecin, 60% de sa clientèle souffrent d’un
syndrome anxio-dépressif : ils s’inquiètent du risque de perte de mémoire. Or on sait
que, quand on s’inquiète, qu’on est préoccupé, on est victime d’inhibitions
intellectuelles, c’est-à-dire qu’on n’a pas la même ouverture au monde ; on est
recroquevillé sur soi ; alors, on n’est pas attentif à ce qui se passe ; on ne mémorise
pas aussi facilement, de la même manière, avec la même qualité ; et le résultat, c’est
qu’on a des tests qui chutent.
Ainsi, on avait fait un test MMS universellement reconnu pour évaluer les
compétences cognitives, mentales des personnes supposées être atteintes de la
maladie d’Alzheimer, et en catégories. Ce test donne 30 points – de 20 à 30 =
démence légère – entre 10 et 20 = démence avérée – en dessous de 10 = démence
sévère – A zéro = démence très sévère. C’est assez sommaire… On avait fait passer
ce test au personnel de l’hôpital ; certaines personnes avaient des résultats à 24/25 !
avec une moyenne d’âge inférieure à 30 ans.. Ces personnes n’étaient ni débiles, ni
trisomiques, encore moins Alzheimer ; mais elles pouvaient avoir des
préoccupations. Et quand on leur demandait d’enregistrer des noms d’objets, de
fleurs, etc.. et qu’on leur demandait de les répéter 5 minutes après, si elles avaient
une grosse préoccupation.. les noms de fleurs !!! Une sorte d’inhibition de la sphère
mentale fait qu’il y a une incapacité à répondre ; si celle-ci est standardisée, codée,
cela donne un score catastrophique.
Le risque, c’est d’avoir 80 ans et plus ; si vous avez 20 ans, on dira que vous êtes
distrait, que vous avez des problèmes…mais si vous avez passé la barre des 80 ans,
là, vous êtes en danger. Il y a lieu de s’inquiéter de l’avancée en âge, parce que le
grand âge suffit à faire un diagnostic d’Alzheimer…Même déjà dans ma génération,
dès qu’on perd quelque chose, on dit « c’est mon Alzheimer qui commence… ». Et
donc on stigmatise cette perte, ce handicap, comme étant l’un des signes éventuels
du vieillissement. Vieillir, ce serait perdre.
Mais pourquoi ? Dans d’autres cultures, vieillir, c’est gagner en distance par rapport
au monde, en réflexion, en culture, en savoir. Alors pourquoi considérons-nous que
vieillir, ce serait perdre ? J’aimerais vous permettre d’évacuer cette deuxième image.
3 - Vieillir, ce serait régresser et retourner en enfance. J’entends cela assez
souvent, surtout dans les lieux de soins : une Personne Agée, c’est un peu comme
un bébé ; il faut être plein d’attention, de précautions. Mais, à force, on risque
d’infantiliser la Personne Agée et de se mettre à décider à sa place. A un enfant, on
ne va pas lui demander ce qu’il va mettre comme vêtement…on décide pour lui.
C’est normal parce qu’il n’est pas en capacité de décider : il l’apprendra souvent par
la rébellion, ce qui est, à l’adolescence, le point culminant de l’autonomie. Or, la
Personne Agée est capable de prendre des décisions. Mais il y a 2 difficultés : on ne
11
lui reconnaît plus suffisamment cette capacité, comme si son cerveau, comme si sa
personnalité, son histoire, son expérience, ne le lui permettaient plus. Et toute
personne qui avance en âge se conforme à cela et va dire : moi, je ne sais plus
maintenant. Demandez donc à l’ infirmière à ma fille… Ce qui veut dire qu’elle
délègue à d’autres la capacité de décision qui est la sienne. C’est grave, parce qu’on
s’aperçoit que, soit au sujet de la vieillesse comme équivalent de la maladie ou du
handicap, ou comme un retour en enfance, les personnes intéressées par leur
propre vieillissement se conforment progressivement à la pensée commune.
De plus, il me semble que l’on a intérêt à regarder le vieillissement et la vieillesse
sous un autre angle. Un pari fou est prouvé maintenant : regarder la vie d’une
personne comme une trajectoire de développement personnel. Quel que soit
son âge, on se développe. Et se développer, c’est construire de nouvelles
acquisitions pour, à chaque fois, être capable de s’adapter aux situations à vivre. A
tout âge, on est invité à développer des habiletés, des compétences nouvelles pour
pouvoir s’adapter à ce qui nous est offert à vivre. On peut être souffrant dans son
corps, ralenti dans son activité physique comme dans son activité mentale, et on va
trouver les moyens de s’y adapter.
La difficulté de rapidité mentale : une expérience a été menée dans les années 80.
Je mettais au point avec un collègue un test pour Personne Agée. (En psychologie,
les tests sont essentiellement destinés aux enfants.) Nous avons réussi, ce test a
été publié ; mais quelque chose nous a beaucoup interrogé : nous avons été voir des
collègues suisses, canadiens pour étudier comment ils avaient travaillé aussi sur ce
thème. Ce qui était très intéressant, c’était que les résultats aux tests des Personnes
Agées étaient assez catastrophiques de manière moyenne : en gros, plus on
vieillissait, plus on se débilisait ; mais le problème était que, dans le test, il y a 2
critères pour donner une note : la qualité de la réponse et sa rapidité. Si on ne
regardait que la qualité, on avait une progression en âge : plus on vieillit, plus on est
intelligent ! Par contre, pour la rapidité, à partir d’un certain âge (pas très avancé
moins de 50 ans), on devient de plus en plus débile. Si on enlève le chronomètre, on
a une augmentation de la performance.
D’une manière concrète, cela veut dire qu’une Personne Agée, à qui on pose une
question lors d’un test, pendant un temps, elle ne répond pas (mais le chronomètre
tourne) ; puis la personne demande : est-ce que vous pouvez me préciser votre
question , parce qu’elle voudrait avoir le fin du fin du contenu de la question (c’est
quelque chose que les jeunes n’ont pas) ; on répète la question ; la personne
commence à répondre, mais elle se raconte à travers sa réponse : exemple : quelle
est la capitale du Liban ? au lieu de dire Beyrouth, elle va raconter « c’est vrai que le
Liban, j’en ai entendu parler ; je connais un peu parce qu’une de mes filles a
rencontré un Libanais » Pendant ce temps, l’aiguille du chronomètre tourne et on
arrive à zéro. Puis la personne ajoute : c’est vrai que Beyrouth est une ville
magnifique…Elle sait donc que c’est la capitale du Liban, elle y est allée, elle y a
mangé, etc…Si on ne l’arrête pas, elle est capable de continuer des anecdotes sur
Beyrouth. Si bien qu’une bibliothèque s’est ouverte tout d’un coup, mais le compteur
indique zéro…Qu’est-ce qu’on en fait ?
Si vous posez la même question à un jeune de 15 ans, vous n’avez pas fini, qu’il
vous donne une réponse (il privilégie la rapidité, au risque de dire n’importe quoi). Il
12
va dire toutes les villes du Moyen-Orient ; peut-être qu’il y aura Beyrouth au milieu. Si
cela tombe au bon moment du chronomètre, il aura peut-être 6 points…
Les psychologues qui font des évaluations font ce qu’on leur demande avec les
moyens qu’on leur a enseignés. C’est pourquoi il est important de leur enseigner
autre chose. Mais voilà pourquoi une Personne Agée peut se faire taxer d’être moins
performante mentalement qu’une personne plus jeune.
Autre description. Quand vous voulez faire un trajet Lyon/Marseille, vous avez
plusieurs politiques de circulation. D’abord, l’autoroute…c’est assez rapide. Le
problème est que, ainsi, vous êtes performant dans la rapidité, mais vous n’avez pas
vraiment visité le pays. Ou vous pouvez prendre tous les chemins de traverse…vous
allez mettre un temps fou, mais quels paysages vous avez visités !
La pensée d’une Personne Agée est une « pensée associative » : vous abordez une
question ; cela ricoche sur quelque chose d’autre. La pensée de la Personne Agée
va être enrichissante au fur et à mesure de son développement, mais très
lente…Alors, où mettons-nous les valeurs ? du côté de la rapidité ou de la richesse ?
Se développer tout au long de sa vie, cela va être quoi ? (Selon un modèle sur
lequel je travaille depuis 18 ans), cela va être parcourir une série d’étapes qui
vont faire alterner des crises et des stades. Un stade du développement = une
sorte d’équilibre approximatif que l’on arrive à établir pendant un temps donné. On va
arriver à trouver une certaine harmonie entre ses activités physiques, intellectuelles,
affectives, relationnelles, sociales, etc…. Un équilibre s’installe qui tient compte de
tout ce qui nous caractérise du point de..vue mental, physique, affectif, de notre
statut social, de nos relations.
Puis, à un moment donné, cet équilibre va commencer à être un peu déstabilisé, à
subir des secousses. Pourquoi ? parce que nous changeons, qu’il y a peut-être du
côté physique, ou psychologique, ou spirituel, ou relationnel, ou social, des choses
qui se transforment ; elles font qu’on n’arrive plus à maintenir cet équilibre. Alors, on
va entrer dans une phase, que nous appelons de crise – crise de croissance – qui
permet de transformer un certain nombre de choses. Cette crise va nous permettre
de tenir compte de ce qui s’est transformé en nous et de l’intégrer : donc de changer
le mode d’équilibre en nous, d’être à sa recherche.
Cette crise, je lui donne le nom de crise de sénescence -ce qui n’est pas péjoratif -:
on dit bien crise de l’adolescence, ou crise avec l’arrivée du 1er enfant.. crises à
cause d’épreuves dans la vie ; elles vont bousculer l’équilibre construit, acquis. Ces
crises se situent en 2 phases :
1) la désorganisation – celle du marasme, celle au cours de laquelle on se pose
quantité de questions, on se cherche un peu : qui suis-je ?..(le modèle de
l’adolescence, c’est la même chose…) Quand on est sénescent, on se demande :
est-ce que je suis encore moi ? est-ce que le regard qu’on porte sur moi est
conforme à ce que je suis ? Période un peu perturbatrice qui peut introduire un
processus dépressif, des questionnements sur soi.. Des témoins sont parfois
intéressants, par exemple des enfants disent : mes parents n’étaient pas comme ça ;
13
ils avaient certaines valeurs ; maintenant, ils font autrement ; ils ne sont pas
conformes à ce qu’ils m’ont inculqué.. Cela déstabilise un peu.
2) la phase de reconstruction, de réorganisation autrement. Il va falloir intégrer
toute une série de paramètres nouveaux, que l’on avait peut-être tenus un peu
écartés, et sur lesquels on cherche à revenir – sur lesquels on accepte de revenir –
et qu’on accepte d’intégrer dans notre identité. C’est alors que quelque chose se
transforme, se construit à nouveau et permet de nouvelles stratégies d’adaptation.
En ce sens, on est bien dans la logique d’une crise de croissance et non dans celle
d’une crise catastrophique – quoi qu’il ne faille pas être naïf. Si la crise fonctionne en
2 temps, il se peut très bien que l’on n’entre jamais dans la 2è phase : on a
déconstruit un certain nombre de choses ; on a du mal à reconstruire. C’est normal,
parce qu’il y a toujours, là, une prise de risques – mais c’est la vie. A partir du
moment où la personne entre dans cette 2è phase, elle se construit et peut trouver, à
nouveau, une stabilisation.
Que nous amène la crise de sénescence et ce nouvel équilibre dans la
vieillesse ?
La chose la plus importante, c’est le rapport que l’on peut entretenir à la mort.
Quand on passe par cette crise de sénescence, le rapport à la mort se transforme
complètement. Avant cette crise, on a tendance à considérer que la mort est un
accident de la vie. On ne se considère pas comme mortel : quand on se lève le
matin, on ne se demande pas si on va finir la journée. On a une trajectoire sans
limites : le phantasme d’immortalité. On sait que la mort existe, mais comme un
risque extérieur à nous ; il peut être éloigné (je suis en bonne santé), mais il peut se
rapprocher de nous (la mort d’un proche – un accident grave – une catastrophe
naturelle ..) Mais on cherche à éviter cette mort, qui vient un peu flirter avec cette
trajectoire ; et notre objectif est de la tenir la plus éloignée possible. On va se barder
d’assurances, de précautions ; on fait attention à son hygiène alimentaire, à son
activité physique, on prend des contrats (on ne sait jamais !). A partir de là, on pense
qu’on contrôle : on parle de sida, de cancer.. et on se dit : mais si, un jour, la
médecine pouvait nous permettre d’acquérir une compétence et une connaissance
qui nous feraient tenir cette mort à distance, cela nous permettrait d’être plus forts
que la mort : on la tient en respect, loin de nous, tout en sachant qu’elle existe.
A tort, on dit que, dans nos sociétés, la mort est tabou. C’est faux. Si vous regardez
le JT de 20 h, on parlera de mort au moins 3 ou 4 fois… morts en Irak, morts sur les
routes. .. On y parle d’une mort qui a toujours un statut accidentel, qui permet qu’on
imagine la contrôler un jour : développement de la médecine, précautions sociales…
Or, à la crise de sénescence, la mort va s’intérioriser, se singulariser. Ce ne
sera plus la mort, ce sera MA mort – avec un jeu d’identification très puissant. On
va regarder ce qui se passe pour les autres et le rapporter à soi : je perds un copain,
une amie, qui avait à peu près le même âge que moi…cela aurait pu être moi. Cela,
contrairement à ce qui se passe quand on est plus jeune (cela aurait pu être moi,
mais, non, ce n’est pas moi), on va commencer à installer la perspective de sa
propre mort dans sa trajectoire de vie.
Cela aura deux effets majeurs : cela va bousculer nos perspectives et surtout notre
futur dans lequel on avait mis jusque là tous nos idéaux.
14
Ces réflexions que l’on a classiquement : après la pluie, le beau temps – Le
lendemain est réparateur du quotidien… Quand cela ne va pas très bien, aujourd’hui,
on espère que cela va aller mieux ensuite ; tous nos idéaux, toutes nos espérances,
on les loge dans le futur. Mais quand celui-ci se voit coller la réalité du devenir
mortel, les idéaux sont en danger.. Alors, que va-t-on faire ? (je le dis de manière un
peu simpliste) un déménagement : on va récupérer toutes nos valeurs, tous nos
idéaux et on va aller les loger dans le passé, parce que lui est plus sûr : on l’a
traversé ; on peut aller ranger nos idéaux à cet endroit-là. Résultat ? le futur ne
présente plus les mêmes intérêts ; il n’a plus les mêmes valeurs ; on le voit parfois
avec un peu d’inquiétude ; en tout cas, on revient vite dans son passé parce que, là,
il y a les valeurs : moi, de mon temps, ..autrefois, je me rappelle… quand on était
jeune, on avait des valeurs… etc. Quand on se retourne sur le passé, on va regarder
toutes ces valeurs du passé : ce n’était quand même pas pareil autrefois… on avait
un certain respect de…
Du coup, le futur devient un peu déprimant et va avoir un peu une fonction de
rétroviseur : on regarde devant et on voit derrière. Quand une personne regarde son
futur, elle déprimera moins dès lors que cela la renvoie sur son passé. Et elle va voir
quoi derrière ? les valeurs qu’elle y a logées ; donc elle va se réjouir de voir que,
avant, c’était drôlement mieux.. c’était tellement bien… il y avait du courage, des tas
de choses qu’on n’a plus maintenant.. Cela va la réconforter, la réhabiliter
narcissiquement ; mais elle va quand même entrevoir des choses qui ne sont pas
très, très belles : tous ces dossiers laissés sans suite dans un parcours de vie, ces
conflits qu’on a pu avoir avec des gens, ces formes de trahison, ces choses dont on
n’est pas fier.. Cela reste discret , on les regarde un peu du coin de l’œil ; mais
n’empêche que c’est là. Et cela va nécessiter chez la personne en question de
retravailler cela.
J’ai l’habitude de dire que c’est un peu comme une auto-psychothérapie : quand on
considère sa trajectoire, on retravaille cela. Ce qui veut dire : chercher le sens que
cela a pu avoir – à quoi cela m’a-t-il servi, ça ? – je me suis mis en difficulté dans tel
type d’activité – je me suis brouillé avec tel frère - j’ai échoué à tel type d’examen –
j’aurais pu faire ceci, cela et je ne l’ai pas fait et je n’en suis pas très fier – quel sens
cela a-t-il eu ? qu’est-ce que j’en ai fait, finalement, dans ma trajectoire de vie ?... ce
que le commun des mortels appellerait un examen de conscience, une épreuve de
vérité, qui permet de réconcilier les éléments entre eux : à la fois les valeurs et ce qui
n’a pas été très brillant, en essayant, quand même, d’en dégager un sens qui peut
avoir pesé dans les orientations de vie.
A partir de ce moment, on peut dire qu’il y a une sorte de réconciliation avec soimême, une sorte d’homogénéisation de ce que l’on est – ce que l’on avait laissé
dans les fonds de tiroirs comme dans des oubliettes- finalement cela revient en
scène ; cela se retravaille et cela amène un certain nombre de ces personnes à
pouvoir, par cette réconciliation avec soi-même, atteindre ce que certains appellent
la sagesse, la sérénité ; c’est-à-dire une capacité d’homogénéité de l’identité
sociale, psychologique, physique, etc… qui permet d’affronter la fin de vie sans trop
de tourments, avec quelques questions, quelques préoccupations, certes, mais sans
un tourment majeur. Cette sérénité, c’est une construction dont les plus jeunes ne
sont pas capables. On voit bien qu’il y a là quelque chose qui est dans le champ de
la construction.
15
Et cette sérénité, ce travail pour l’atteindre, c’est quelque chose qui se fait de
manière très solitaire. Ce qui exige des personnes avancées en âge de pouvoir être
capables d’une certaine solitude, qui n’est pas l’isolement : on confond trop
souvent les deux. L’isolement, c’est un fait : on est isolé géographiquement,
relationnellement, psychologiquement, physiquement, etc.. La solitude, le sentiment
de solitude, c’est quelque chose qu’on peut éprouver même dans une assemblée :
on n’est pas isolé, mais on peut se sentir seul dans sa situation. La capacité de
solitude a été très travaillée par Winnicott : la capacité d’être seul en présence de
quelqu’un (c’est un concept à méditer). C’est ce qui permet à une personne, tout en
étant en relation avec l’entourage, de se sentir différente, unique dans son genre et,
d’une certaine manière, accomplie. Plus on vieillit, plus on a cette capacité à être
seul en présence des autres. Cela ne veut pas dire que l’on appauvrit la relation,
mais qu’on est capable de différencier ce que l’on est de ce que sont les autres :
on accepte de ne pas penser pareil, de ne pas dire pareil.. alors que, quand on est
jeune, ce qui va nous rassembler, ce sont les ressemblances.
Un couple qui se forme, au début, chez des jeunes de 20 ans, fera la recherche des
ressemblances : il faut penser pareil, s’habiller pareil, être pareil. Finalement, ce qui
va faire tenir un couple, c’est la capacité à intégrer les différences. Un couple ne
tiendra que quand il aura métabolisé et construit sa relation sur les différences : on
accepte de ne plus être comme l’autre, mais on est avec l’autre.
Donc, est-ce qu’on a raison d’avoir peur du grand âge ? De ce point de vue, je
dirai non.
Echange
Quand entre-t-on dans le grand âge ? On a dit 65 ans, parce que c’était l’âge de
la retraite. Puis : le grand âge, c’est quand on est vraiment en situation de précarité
dans sa santé.. l’âge gériatrique, c’est vers 80/85 ans. Mais il y a des gens de 90 ans
qui ne sont pas malades et disent : je ne suis pas vieux !
Cela nous amène à une certaine lecture qui me fait dire : l’art de bien vieillir, c’est de
n’être jamais vieux ! Mais il y a 2 risques en vieillissant : chercher à ne jamais être
vieux, il y a un moyen pour cela, le suicide : en se suicidant, on peut se garantir de
rester jeune jusqu’à sa date. 2è moyen, tout aussi dramatique : le risque
d’euthanasie ; je parle de manière un peu militante, mais j’entends tellement de gens
dire : plutôt que d’arriver à un âge comme ça, je préfère qu’on me pique…C’est
dramatique parce qu’il peut y avoir le développement d’une idéologie de l’eugénisme
qui serait : là, on reste jeune ; et tant qu’on a l’impression, l’illusion d’être jeune, on
accepte de vieillir. Mais dès qu’on pense qu’on passe du côté de la vieillesse, on ne
l’accepte plus…
On en a des relents dans les milieux de la santé : si vous avez 85 ans, il ne faut pas
appeler le SAMU sans tricher avec votre âge – dites 65 ans, cela passera – à 75 ans,
c’est un peu difficile – à 85 ans , cela ne passe plus… On risque, un jour, d’avoir une
politique de santé où on vous définisse des choses de cet ordre : à partir d’un certain
âge, on ne rembourse plus les médicaments…
16
Autre définition de l’âge auquel on entre dans la vieillesse ? c’est à partir de la crise
de la sénescence ; j’ai tendance à dire que c’est une dynamique personnelle qui fait
que l’on a, ou non, accès à la vieillesse. La personne qui réussit sa vie, si elle a la
chance d’arriver à un âge avancé, c’est celle qui accepte de se transformer, d’entrer
dans la vieillesse. ;celle qui refuse cela, qui va répondre aux canons de la société
(rester toujours jeune, utiliser telle crème, tel moyen, telle chirurgie au point de ne
plus pouvoir sourire, etc..) !!!
La date d’entrée dans le grand âge ? ma réponse est que c’est très subjectif. Ce
n’est pas une question de chronologie. Il y a un siècle, quand on avait passé 60 ans,
on était dans la catégorie des vieux. Aujourd’hui, la barre est à environ 80 ans ; peutêtre que, dans un demi-siècle, ce sera 100 ans et plus. Tout est relatif. Il s’agit plutôt
d’une disposition personnelle, à condition que l’on ne stigmatise pas la vieillesse
Comme le disait de Gaulle : la vieillesse, c’est un naufrage.
Les trois premières lettres de vieux, c’est vie! donc un vieux, c’est quelqu’un qui
vit, qui a vécu. Quel est l’intérêt de stigmatiser les âges de la vie ? Il fut toute une
période où l’enfant n’avait pas d’importance ; puis il y a eu la période de l’enfant-roi ;
à l’inverse, les vieux avaient le pouvoir d’autoriser ; maintenant, ils ne l’ont plus. Tout
est relatif ; on change de société, d’époque, de valeurs.
Ce qui est important, c’est de se regarder soi-même, de s’ y intéresser en se
demandant qu’est-ce qui va me valoriser, quel est le sens de ma vie, comment
vais-je m’y prendre pour m’adapter en interne et en externe ?
C’est dans cette rencontre entre un monde interne et un monde externe qu’on
peut arriver à trouver, peut-être, une manière pour l’adaptation et le
développement. Ce qui est requis à tous les âges de la vie.

Documents pareils