L`activité marchande sans le marché

Transcription

L`activité marchande sans le marché
L’activité marchande sans le marché ?
Colloque de Cerisy
© TRANSVALOR - Presses des MINES, 2010
© Photos de couverture : Pontus Eddenberg et Neil Gould.
60, boulevard Saint-Michel - 75272 Paris Cedex 06 - France
email : [email protected]
http://www.ensmp.fr/Presses
ISBN : 978-2-911256-21-9
Dépôt légal : 2010
Achevé d’imprimer en 2010 (Paris)
Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et d’exécution réservés pour tous les
pays.
L’activité marchande sans le marché ?
Colloque de Cerisy
Armand HATCHUEL
Olivier FAVEREAU
Franck AGGERI
(Sous la direction de)
Collection Économie et Gestion
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MANAGEMENT DES TECHNOLOGIES ORGANISATIONNELLES
Journées d’études 2009
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L’ÉVALUATION DES CHERCHEURS
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SÛRETÉ NUCLÉAIRE ET FACTEURS HUMAINS:
La fabrique française de l’expertise
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PROCEEDINGS OF THE THIRD RESILIENCE ENGINEERING SYMPOSIUM
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L’Art a-t-il besoin du numérique?, Hermes Science, 2006
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Le symbolique et le social (autour de Pierre Bourdieu), Univ. de Liège, 2005
Civilisations mondialisées? de l’éthologie à la prospective, L’Aube, 2004
Communiquer/transmettre (autour de Régis Debray), Gallimard, 2001
Auguste Comte aujourd’hui, Kimé, 2002
Connaissance, activité, organisation, La Découverte, 2005
Les nouveaux régimes de la Conception, Vuibert, 2008
L’émergence des cosmopolitiques, La Découverte, 2007
Déterminismes et complexités(autour d’Henri Atlan), La Découverte, 2008
Le Développement durable, c’est enfin du bonheur, L’Aube, 2006
L’économie des services pour un développement durable, L’Harmattan, 2007
Jean-Pierre Dupuy : l’œil du cyclone, Carnets nord, 2008
Education et longue durée, PU de Caen, 2007
L’Ethnométhodologie, une sociologie radicale, La Découverte, 2001
Maurice Godelier, la production du social, Fayard, 1999
L’Habiter dans sa poétique première, Donner lieu, 2008
Intelligence de la complexité : épistémologie et pragmatique, L’Aube, 2007
Logique de l’espace, esprit des lieux, Belin, 2000
Ouvrir la logique au monde, Hermann, 2009
Modernité, la nouvelle carte du temps, L’Aube, 2003
Les “nous“ et les “je“ qui inventent la cité, L’Aube, 2003
La Nuit en question(s), L’Aube, 2005
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Prospective pour une gouvernance démocratique, L’Aube, 2000
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La philosophie déplacée : autour de Jacques Rancière, Horlieu, 2006
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L’actualité du saint-simonisme, PUF, 2004
Sciences cognitives (Introduction aux), Gallimard, Folio, 1994, réed. 2004
Sciences en campagne : regards croisés passés et à venir, L’Aube, 2009
Les Sens du mouvement, Belin, 2004
Les Sentiments et le politique, L’Harmattan, 2007
S.I.E.C.L.E., 100 ans de rencontres: Pontigny, Cerisy, IMEC, 2005
Charles Taylor (l’identité moderne), PU Laval/Cerf, 1995
Alain Touraine (Penser le sujet), Fayard, 1995
Le travail entre l’entreprise et la cité, L’Aube, 2001
L’Utopie de la santé parfaite, PUF, 2001
La Ville insoutenable, Belin, 2006
Ville mal aimée, ville à aimer, PU Lausanne, 2010
Le Centre Culturel International de Cerisy
Le Centre Culturel International de Cerisy organise, chaque année, de juin à septembre,
dans le cadre accueillant d’un château construit au début du XVIIe siècle, monument
historique, des colloques réunissant artistes, chercheurs, enseignants, étudiants, mais aussi
un vaste public intéressé par les échanges culturels.
Une longue tradition culturelle
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Entre 1910 et 1939, Paul Desjardins organise à l’abbaye de Pontigny les célèbres
décades, qui réunissent d’éminentes personnalités pour débattre de thèmes artistiques,
littéraires, sociaux, politiques.
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En 1952, Anne Heurgon-Desjardins, remettant le château en état, crée le Centre
Culturel de Cerisy et poursuit, en lui donnant sa marque personnelle, l’œuvre de son
père.
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De 1977 à 2006, ses filles, Catherine Peyrou et Edith Heurgon, ont repris le
flambeau et donné une nouvelle ampleur aux activités.
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Aujourd’hui, après la disparition de Catherine Peyrou, Cerisy continue sous
la direction d’Edith Heurgon, grâce à l’action de Jacques Peyrou accompagné de
ses enfants, avec le concours de toute l’équipe du Centre.Un même projet originalAccueillir dans un cadre prestigieux, éloigné des agitations urbaines, pendant une
période assez longue, des personnes qu’anime un même attrait pour les échanges,
afin que se nouent, dans la réflexion commune, des liens durables.
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Les propriétaires, qui assurent aussi la direction du Centre, mettent
gracieusement les lieux à la disposition de l’Association des Amis de Pontigny-Cerisy,
sans but lucratif et reconnue d’utilité publique, dont le Conseil d’Administration est
présidé par Jacques Vistel, conseiller d’Etat.Une régulière action soutenue- Le Centre
Culturel a organisé près de 500 colloques abordant aussi bien les œuvres et la pensée
d’autrefois que les mouvements intellectuels et les pratiques artistiques d’aujourd’hui,
avec le concours de personnalités éminentes. Ces colloques ont donné lieu, chez
divers éditeurs, à près de 350 ouvrages.
•
Le Centre National du Livre assure une aide continue pour l’organisation et
l’édition des colloques. Les collectivités territoriales (Conseil Régional de Basse
Normandie, Conseil Général de la Manche, Communauté de Communes de Cerisy),
ainsi que la Direction Régionale des Affaires Culturelles, apportent leur soutien au
fonctionnement du Centre, qui organise en outre. dans le cadre de sa coopération avec
l’Université de Caen au moins deux rencontres annuelles sur des thèmes concernant
directement la Normandie.
Renseignements : CCIC, 27 rue de Boulainvilliers, F – 75016 PARIS
Paris (Tél. 01 45 20 42 03, le vendredi a.m.),
Cerisy (Tél. 02 33 46 91 66, Fax. 02 33 46 11 39)
Internet : www.ccic-cerisy.asso.fr ; Courriel : [email protected]
Remerciements
Le colloque de Cerisy, dont cet ouvrage est issu, est né à l’initiative du cercle des
Partenaires de Cerisy. Nous tenons tout particulièrement à remercier Jean-Paul
Bailly, Président-directeur général de La Poste et Antoine Frérot, directeur général
de Veolia Eau pour leur aide et leurs suggestions tout au long de la préparation
du colloque ; ainsi que pour la table ronde du Cercle des Partenaires spécialement
organisée à l’occasion de ce colloque. Nos remerciements vont aussi au sénateur
Jean-François Le Grand, président du conseil général de la Manche qui a bien
voulu participer à ce débat.
Ce colloque a été organisé en tant que rencontre interdisciplinaire de l’Ecole
Doctorale Economie – Organisation - Société (EOS) cofondée par l’Université
de Nanterre et Mines ParisTech. En outre nous remercions vivement l’Ecole
doctorale EOS pour son aide à la participation de cinq doctorants invités, qui
ont mis beaucoup d’énergie à prendre du recul vis-à-vis des débats et à y associer
leurs propres travaux.
Par ailleurs, le colloque n’aurait pas été possible sans la subvention accordée
conjointement par Mines ParisTech et par l’Institut Carnot-Mines, qu’ils en
soient ici vivement remerciés.
Enfin, nous tenons à exprimer toute notre reconnaissance aux participants du
colloque auxquels cette manifestation doit d’avoir pu tenir toutes ses promesses.
Merci aussi, très amicalement, à Edith Heurgon, directrice du Centre Culturel de
Cerisy-la-Salle, qui a su, comme à son habitude, guider l’ensemble du projet de
colloque, et le colloque lui-même, dans l’esprit de Cerisy. Notre gratitude va aussi
au personnel du Centre pour son accueil toujours aussi chaleureux.
La réalisation du présent ouvrage a bénéficié de l’aide érudite et rigoureuse
d’Emmanuel Coblence qui revu sa composition. Par ailleurs, les Presses des
Mines ont bien voulu en assurer l’édition, qu’ils en soient ici remerciés.
Les directeurs du Colloque :
Armand Hatchuel, Olivier Favereau, Franck Aggeri.
Introduction-résumé
Le marché, une notion si équivoque…
Armand Hatchuel, Olivier Favereau, Franck Aggeri
Directeurs du Colloque
Un colloque à l’orée de la crise…
Le colloque de Cerisy dont ce livre est issu a été consacré à l’examen critique de
la notion de marché et à l’étude des formes anciennes et nouvelles de l’activité
marchande. Ce colloque s’est tenu du 2 au 8 juin 2008. Aujourd’hui, ces dates
ont pris une signification nouvelle et donnent à cette rencontre et à son objet
une valeur inattendue. Car quelques semaines plus tard, débutait la plus grave
crise économique depuis 1929. Et l’histoire confirmait – et avec quelle violence !
– l’intérêt des débats de cette rencontre et de ses conclusions.
Au moment du colloque, l’éclatement de la bulle américaine des subprimes avait
eu lieu. Mais qui pensait alors qu’une crise de l’immobilier américain serait le
détonateur d’une dépression de grande ampleur ? En matière économique, il est
vrai, on hésite toujours à croire au pire, même si l’on sait le malade sérieusement
atteint. En septembre, le gouvernement américain refuse de sauver la banque
Lehmann Brothers et l’affaire des subprimes se transforme en débâcle du
système financier international. On connaît la suite : devant l’urgence, les états
se portent au secours des banques et engagent des plans de relance en s’endettant
massivement. Pour tous, cette fois, s’impose le spectre de la grande crise.
Quant au grand public, il découvre que le roi « marché » était bien nu… Malgré
l’expertise des joueurs (banques, assurances, régulateurs, agences de notation…),
malgré le gigantisme des organisations, le jeu spontané des échanges – dont on
a répété et enseigné à l’envi les vertus auto-équilibrantes – avait conduit à une
course aveugle et folle. Une course dans laquelle, loin de corriger les dérives
spéculatives, les joueurs avaient contribué à les amplifier jusqu’au précipice.
Le titre du colloque « l’activité marchande sans le marché ? » indiquait son fil
conducteur. Il s’agissait de se demander si l’on pouvait penser l’activité marchande
sans les propriétés totalisantes et régulatrices attribuées à l’idée de marché. Et par
conséquent, soumettre la notion de marché au filtre de la critique, surtout si,
comme on va le voir, elle masque souvent le fonctionnement réel de l’activité
marchande. Sur ces points, le colloque a permis de consolider deux grandes séries
de conclusions.
11
L’activité marchande sans le marché ?
D’abord, que l’on doit rejeter les nombreux mythes scientifiques et profanes
accumulés autour de la notion de marché. Mythe d’une efficience « naturelle »
du marché ; mythe de sa perfection ou de son autorégulation ; mythe d’une vertu
du marché qui viendrait sublimer le vice des marchands. Non seulement parce
que ces mythes sont trompeurs, mais aussi parce qu’ils n’incitent pas à mieux
comprendre le fonctionnement des sociétés marchandes et donc à bien fixer les règles
qui favorisent une prospérité commerciale durable. En bref, il s’agissait de montrer que la
« main invisible » du marché restait une illusion tenace, à laquelle paradoxalement
les vrais marchands… se gardaient de croire.
Cette illusion, on va le voir, s’est formée au moment où dans l’histoire
occidentale, le « marché » traditionnel, celui du bourg ou de la ville a perdu de
son importance, au profit d’un monde d’échanges, plus lointains, plus complexes
et dont les rouages étaient devenus inaccessibles. « Le marché », invisible, sans
maître, obéissant à sa seule nature, divinité tutélaire dictant sa loi d’airain, tel est
le Léviathan que les sociétés occidentales ont inventé, au début de la modernité,
quand le monde des marchands s’est étendu hors du champ d’action du seigneur,
des états ou des empires.
Le second objectif du colloque était de dépasser la confusion moderne entre « marché »
et « activité marchande ». Confusion si forte que, tant chez les libéraux que chez
leurs critiques, domine l’idée que l’activité marchande est une simple incarnation
du marché. Celui-ci étant pensé comme une totalité qui impose ses règles aux
marchands et à leurs clients.
Pour échapper à des visions si communes qu’elles semblent indépassables, le
colloque a eu d’abord recours à plusieurs analyses historiques et généalogiques
des notions de « marché » et de « marchand » (Partie I).
Du marché visible au marché invisible
Durant tout le Moyen-âge et jusqu’au XVIIe siècle, « marché » et « marchand »
sont choses bien distinctes. « Le marché » est bien visible et clairement délimité.
C’est un dispositif public, souvent unique, placé sous la police vigilante et sévère
d’un pouvoir seigneurial local. Et
« le marché, dès qu’il se déclare comme tel, devient le lieu d’un ordre qui s’impose
à tous, à commencer par celui qui en détient les droits. La nature éminemment
souveraine de ces droits est l’une des clés de l’institution : elle fait du marché, durant
le temps dévolu aux transactions, un lieu placé sous l’autorité du roi, explicitement
déléguée à ce moment au seigneur du marché » (Mathieu Arnoux, partie I).
La fonction du marché est double. Assurer l’approvisionnement des populations,
et surtout maintenir les échanges dans un cadre pacifié. Car, au marché, la
violence guette partout. Celle des escrocs de toutes natures. Et celle, parfois, des
populations s’enflammant contre la pénurie, réelle ou organisée, ou face à des
prix jugés insupportables.
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Le marché, une notion si équivoque...
Dès lors,
« la hache et le billot, attributs significatifs de la main bien visible qui gouverne le
marché florentin, seront exhibés en permanence » (Mathieu Arnoux).
Le « marchand », homme de métier ou de guilde, voyage beaucoup et n’exerce
« au marché » que sous une rude tutelle. Mais son art pose problème tant au plan
de la technique que de l’éthique :
« indéterminable, illimitée, l’activité incessante du marchand met en œuvre un art
tout artificiel, qui a son origine dans une certaine expérience et un certain savoirfaire tout pragmatique, qui le sépare de l’exercice du bien et de la cité » (Hélène
Vérin, partie I).
Au Moyen-âge, l’acceptation progressive du marchand doit beaucoup aux
enclaves monastiques qui
« ont joué un rôle important dans la conception de l’action collective moderne
et l’arrivée de la bureaucratie. Elles ont contribué à définir le dehors du dedans,
l’espace de l’activité administrative et celui de l’activité marchande » (Xavier de
Vaujany, partie I).
Mais c’est avec un Montchrestien que l’activité marchande s’affirme comme
composante essentielle de l’activité sociale :
« le traité de Montchrestien s’inscrit dans une vision chrétienne de l’homme, hérite
de la tradition humaniste et utilise les connaissances contemporaines (médecine,
alchimie) pour penser le corps social, définir les facultés humaines et la production
d’artifices. (…) A sa manière foisonnante et baroque, il témoigne de la volonté de
donner toute sa place à l’activité marchande, essentielle à la bonne administration du
royaume, soit à l’économie politique » (Hélène Vérin).
Cet ordre tout d’évidence et de proximité va cependant bientôt basculer. Avec le
développement du commerce international et des grandes compagnies, au XVIIe
siècle, la réalité concrète, visible et policée du « marché » va progressivement
s’estomper. « Le marché » comme dispositif local d’approvisionnement n’est plus
qu’un simple maillon des échanges. Surtout, « le marché » comme totalité devient peu
visible et peu lisible, du fait des multiples intervenants agissant dans des lieux divers
de production, de transport et de commercialisation. C’est alors le temps de ce que
l’on appellera « lois de l’échange ou du marché ». Ces constructions ne cherchent pas
à penser l’organisation pratique de l’activité marchande car celle-ci multiplie à foison
les règles et les techniques. Il faut plutôt convaincre que l’invisibilité du marché n’est
ni la porte ouverte à toutes les escroqueries, ni une menace pour l’ordre public, mais
un ordre nécessaire à la prospérité. Les doctrines du « Laissez faire » participent à
cette « abstraction » du marché, tout en le concevant à nouveaux frais, non comme
un dispositif octroyé par un pouvoir public, mais comme un principe d’équilibre et
d’harmonie « naturelles » obtenu par la liberté des contrats marchands.
Reste que nous devons à ce basculement du discours l’étrange imbroglio moderne
autour de l’idée de marché, qui est à la fois une métaphysique des sociétés modernes,
un idéal utopique et universaliste de l’échange et une virtualisation commode des
« marchés » réels.
13
L’activité marchande sans le marché ?
« Repeupler le marché »
Abstraite et ambiguë, cette conception favorise l’extension sémantique de la notion
de « marché » jusqu’à en faire un modèle universel de tout contrat social : « L’instrument de l’autorégulation de la société issue de la Révolution, c’est donc
le contrat au contenu a priori librement fixé par les parties. L’hétéro régulation est
une exception à l’autorégulation, adoptée par les représentants de la nation pour
la promotion de la justice, les bonnes mœurs et l’utilité publique. Exit les intérêts
particuliers, intermédiaires entre l’intérêt individuel et l’intérêt général. Ainsi, l’article
1134 du Code civil donne une force très grande aux contrats : les conventions
légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Le Code civil
procède donc à une délégation de pouvoir législatif aux parties contractantes : le
contrat a force de loi entre elles » (Jean-Philippe Robé, partie II).
Cette vision abstraite du marché et des échanges marchands ne cessera plus
d’imprégner les représentations communes entraînant une cohorte de confusions
et de notions fallacieuses.
Ainsi quand se formeront les premières grandes entreprises et que l’on
fera appel à l’investissement par « actions », se forge l’idée erronée que les
actionnaires « possèdent l’entreprise » parce qu’ils l’auraient en partie achetée.
Or, « l’entreprise n’étant pas un objet de droit, elle n’est pas susceptible d’être la propriété
de qui que ce soit. (…). Les actionnaires sont bien des propriétaires. Mais ils ne sont
propriétaires que des actions. Leur droit de propriété sur les actions leur confère
des prérogatives dans la société, et donc dans l’entreprise (…) Mais on ne peut
prétendre qu’être propriétaire des actions d’une société revient à être propriétaire de
l’entreprise – ce qui est un pur non-sens » (Jean-Philippe Robé).
Autre idée reçue : le marché, juge suprême de la valeur des biens. On peut le
croire mais il faut alors reconnaître qu’il s’agit d’un juge bien changeant et qui
se convainc vite que s’il y a de la valeur à une chose, alors il faut précisément
l’enlever aux marchands. Ainsi, en suivant les étonnantes péripéties d’un tableau
de Poussin, « La Fuite en Egypte », on découvre la dépendance de l’échange
marchand aux déterminations de la valeur qui lui sont étrangères :
« L’histoire de la Fuite en Egypte illustre le renversement du rapport classique entre
la qualité d’un bien et le marché. Pour les économistes classiques, c’est la qualité
d’un bien qui permet de fonder l’échange marchand sur le marché. Or, dans le cas
du Poussin, c’est la qualité de l’œuvre – une toile majeure du plus célèbre peintre
français du XVIIe siècle – qui permet à l’Etat de fonder un échange marchand hors
du marché » (Emmanuel Coblence, partie III).
Du marché visible au marché universel, invisible, archétype du contrat social,
aurait-on perdu « le marché » à force d’en étendre le sens ? Ou forcé l’artifice
afin d’assurer à un ordre social, pensé hors du réel marchand, un attribut quasi
miraculeux d’autorégulation ? Là encore, la perspective critique vient plus aisément
de l’histoire. C’est la vocation de l’historien que de résister aux inventions souvent
14
Le marché, une notion si équivoque...
enjolivées de l’action humaine. Il veut un inventaire extensif et situé de la notion
même de « marché ». Et s’étonne qu’on prête tant de choses au marché tout en
négligeant des ingrédients essentiels comme la confiance, alors qu’elle exige tant
d’efforts du marchand. Il faut donc
« reprendre la question de la confiance en mettant cette fois l’accent sur différents
types d’éléments sociaux ou en tout cas non directement économiques qui peuvent
motiver ou tuer des relations de confiance sur les marchés. (…) Il faut repeupler le
marché » (Patrick Fridenson, partie I).
« Repeupler le marché », l’heureuse formule de Patrick Fridenson, convient
particulièrement à une série d’interventions (Partie II) qui présentent plusieurs
approches contemporaines du « marché » : leur point commun étant de vouloir
mieux comprendre la réalité des échanges en échappant aux illusions du « marché ».
Et on peut, pour simplifier, distinguer deux courants principaux relativement
complémentaires dans leurs hypothèses et dans leurs conclusions.
Le marché : un artefact qui masque ses conditions d’existence
Le premier courant (socio-économie ou sociologie des marchés, droit des contrats,
économie des conventions et de la qualité…) retourne aux marchés « réels »
pour mieux souligner tout ce qui les sépare du « marché idéalisé ». Ce dernier
est pensé comme un artifice rhétorique dont les éléments d’idéalisation méritent
cependant d’être rappelés tant ils sont constitutifs de l’imbroglio philosophique
et scientifique qui s’est formé avec la notion de marché.
•
Le « marché » peut se suffire à lui-même :
« En effet, on n’a jamais été aussi proche d’une endogénéisation totale du marché
à partir des interactions marchandes, au niveau interindividuel. Ce n’est plus le
secrétaire de marché walrasien, ni une quelconque structure institutionnelle (…),
qui calcule les prix et organise les règles de l’échange, mais les agents économiques
eux-mêmes » (Olivier Favereau, partie II).
•
L’extension du marché ne semble pas connaître de limites :
« Par quel étrange détour de l’Histoire la notion politique de développement
durable, construite contre l’idéologie du progrès et du marché, s’est-elle muée en
nouvel horizon de l’économie de marché ?(...) à partir de la fin des années 1990,
le développement durable cesse alors d’être une contre-culture pour devenir une
nouvelle frontière de l’économie de marché. Il s’intègre progressivement comme un
nouveau domaine d’ingénierie économique et du conseil au Prince où l’inventivité
des économistes peut s’exercer » (Franck Aggeri, partie III).
• Le marché repose sur des transactions effectuées par des agents
compétents :
« Le « marché » est repéré, dans une approche comparative de formes de
coordination, par certains traits de dispositifs de coordination : interprétation
planifiée et individualiste des compétences. Notons que cette caractérisation du
« marché » se fait bien au niveau de la transaction. L’association entre interprétation
15
L’activité marchande sans le marché ?
individualiste et marché n’est pas pour surprendre : le marché est un dispositif qui
tend à faire reposer la compétence sur l’individu » (François Eymard-Duvernay,
partie II).
•
Le marché ignore les relations affectives ou sociales :
« La transaction marchande est une modalité particulière de la relation sociale qui se
caractérise par le fait d’être affectivement neutre, de n’avoir pas besoin de la relation
personnelle pour permettre un transfert de ressources d’un individu à un autre.
Cela justifie l’argument traditionnel de l’économiste selon lequel sur un marché bien
organisé s’applique la loi du prix unique (le taux d’échange est le même pour tous
les contractants), ce qui ne vaut bien sûr plus dans le cas de la transaction nonmarchande » (Philippe Steiner, partie II).
Ces éléments – seraient-ils restreints à des idéaux – ont trop servi d’écran à la
complexité de l’activité marchande, au point que celle-ci est réduite à un solipsisme
planificateur :
« sur le marché, l’individu est seul, détaché des environnements socioéconomiques sur
lesquels pourraient être distribués sa compétence. Plus étonnant est le fait d’associer
au marché la planification des compétences. Mais cela prolonge « l’hypothèse de
nomenclature » : le marché suppose des biens déjà constitués et stables » (François
Eymard-Duvernay).
Comprendre l’activité marchande c’est donc aller à rebours de la vision idéalisée
du marché : « il faut introduire dans la relation sociale d’échange, une série de relations sociales
visant à évaluer ou encore à porter des jugements sur les choses et les situations
de manière à pouvoir entrer dans le registre de l’échange marchand » (Philippe
Steiner).
En outre, ces relations ne sont pas de simples adjuvants du marché, elles en sont
le garant :
« Autrement dit, pas plus que le marché n’est livré à lui-même comme un mécanisme
automatique, l’activité marchande n’est seule à réguler la vie sociale. Dans la Cité
marchande, (…) l’activité marchande ne saurait suffire. Il semble qu’il y ait même
quelque chose de fondamentalement non-marchand dans cette Cité marchande,
qui porte pourtant le « marché » à son plus haut degré de normativité » (Olivier
Favereau).
Avec une telle perspective, les notions élémentaires de « biens », « prix »,
« efficacité », « concurrence », « transparence » apparaissent soudain chargés de
multiples arbitraires comme si chacun voyait le « marché » à sa façon comme on
voit « midi à sa porte »… La réalité de ces notions est donc elle-même objet de
négociation, installant en pratique un débat marchand sur la réalité du marché !
Commune à ces travaux, il y a aussi l’idée que ce qui résiste le plus à l’objectivation
du « marché », ce sont les objets mêmes de l’échange. La qualité des choses, leur
valeur, leur signification peuvent être évaluées par une procédure marchande,
mais la versatilité, la volatilité, voire l’ignorance des marchands aura vite fait
de disqualifier la chose elle-même. Il n’est donc pas surprenant que « la main
16
Le marché, une notion si équivoque...
invisible » se soumette à des conventions, à des autorités publiques ou privées
(experts, prescripteurs divers, gourous…) ou encore à des dispositifs techniques
ou cognitifs (poids et mesures).
Pour qu’un marché puisse naître, il faut au préalable s’être assuré d’un ordre nonmarchand des choses. En outre,
« ce n’est pas le marché, en tant que mécanisme social, qui est en cause mais la
conception réductionniste du marché autorégulateur. Comme l’ont montré les
travaux des anthropologues, le marché peut bien évidemment recouvrir des réalités
beaucoup plus riches que celles que lui attribuent les économistes (...). Dans les
sociétés traditionnelles, ce sont des symboles, des identités, des valeurs qui se
transmettent et s’échangent. L’échange marchand participe alors à la construction
de la société. (...) C’est un tel mouvement social que l’on voit aujourd’hui à l’oeuvre
dans les ʺcircuits courtsʺ » (Franck Aggeri).
Pourtant, le mythe d’un « marché », ordre naturel et efficace des échanges, a joué
un rôle important dans la formation des états modernes :
« (Nous avons précisé) le statut central de la notion de marché dans les institutions
des démocraties occidentales contemporaines caractérisées par le règne du système
de légitimité rationnel-légal. Dans ce contexte l’adverbe « sans » dans l’expression
« l’activité marchande sans le marché ? » désigne un manque, manque dont
l’importance est à la mesure de la place occupée par l’activité marchande dans
une société fondée sur le marché. Ce manque correspond à la crise du système de
légitimité rationnel-légal, système fondé sur la notion de connaissance scientifique
et sur la raison qui la rend possible » (Romain Laufer, partie II).
Renoncer à l’idéalisation du marché conduit donc inévitablement à rechercher de
nouveaux principes de légitimité économique et politique.
Le marché : un mirage sans valeur pour le marchand ?
Le second courant (approches cognitives de l’activité marchande, droit commercial
et de l’entreprise, théorie des instruments de gestion, …) renonce à la notion de marché
en faveur d’une compréhension plus fine de l’activité et des rapports marchands.
Cette tradition peut au moins remonter à un Jacques Savary, dont les traités de la
fin du XVIIe siècle, ont ensuite servi de fondement au code du commerce :
« Or, chez Savary, l’action du marchand n’est pas pensée sous l’égide d’un principe
faisant système et équilibre. Elle intervient comme une puissance d’agir exploratoire
du monde et du social ; puissance faillible, vulnérable et source de malheurs autant
que de prospérité. Puissance à laquelle il faut donner forme et sens par un faisceau
de prescriptions qui conditionnent sa survie » (Armand Hatchuel, partie II).
Pour le marchand, il ne peut y avoir de lois du marché ou, du moins, pas de
lois qui feraient que son action n’ait plus de place. Car il sait bien qu’il construit
avec autrui les conditions contingentes de sa survie ou de sa fortune. D’où,
de sa part, une demande d’ordre social, sans lequel la liberté de commercer
n’engendrerait qu’infortune, ressentiment et contentieux. Toute l’histoire du droit
17
L’activité marchande sans le marché ?
du commerce, et celle des législations des services techniques (Architecture, Eau,
Poste, transports…), témoignent de l’incessant travail de prescription qui forme
et permet l’innovation marchande. Ainsi, qu’il s’agisse des marchés financiers,
des marchés de biens ou des marchés du travail, il est plus fécond - pour le
marchand comme pour l’observateur - de s’en tenir à minima à une définition
« wittgensteinienne » du marché :
« Un marché est défini par des jeux de langage multiples combinant mots, théories
et activités (…). Ces jeux sont généralement stables. Ils connaissent pourtant des
moments d’incertitude, qui introduisent la possibilité de doutes et d’erreurs, mais
aussi de changements, d’innovations » (Colette Depeyre et Hervé Dumez, partie
II).
Est donc confirmée, par des voies différentes, cette vérité ancienne que le
« libéralisme économique », ou plus justement la liberté du marchand, ne suppose
pas l’effacement de l’ordre social. C’est tout l’inverse qui est vrai. Reste que tous
les ordres sociaux ne se prêtent pas également à l’échange marchand. Ce qui
convient au marchand, c’est un ordre social qui permet la pacification des jeux
de langages sur le marché, un ordre donc capable d’invention mais sans risque
de déstabilisation trop violente. Les seules sociétés marchandes qui créent des
richesses sont celles où la qualité des ordres sociaux de la connaissance (medias,
expertises, arts, sciences,…), où celle de la justice (tribunaux, contrats, protection
des situations de faiblesse) sont suffisamment développées pour permettre au
marchand de faire réellement œuvre créatrice face à la curiosité critique de ses clients.
Reste que le différend est inhérent à l’échange et appelle des instances de résolution.
Ainsi, le tribunal de commerce est-il un des lieux privilégiés d’observation des
conceptions de l’activité marchande. Face aux contentieux ordinaires, s’y exprime
la tension entre la réalité de l’agir marchand et l’idéalisation du marché :
« [Cette enquête] nous renseigne sur les convictions profondes, les conceptions
du marché, (…), qui habitent les juges consulaires. Chez les interventionnistes, le
contrat est conçu comme un engagement réciproque, empreint d’une dimension
morale indispensable à la pérennité du marché. (…) parce que les marchés ont
naturellement tendance à se transformer en « jungle » (…). A travers les discours
des non interventionnistes, c’est presque la logique inverse qui se dégage. Ici, la
possibilité de rompre un contrat est l’un des pans de la liberté entrepreneuriale. (…)
La liberté des marchés constitue effectivement un progrès structurel, une victoire
gagnée au prix de longs conflits politiques, économiques et sociaux » (Emmanuel
Lazega, Sylvan Lemaire et Lise Mounier, partie III).
Libérée de l’invocation magique du marché idéalisé, l’analyse de l’agir marchand
éclaire alors bien au-delà des faits économiques. Elle mène à une compréhension
profonde des modes de formations du désir et de la valeur. Donc à une
anthropologie et une épistémologie du jugement et de la norme :
« Une épistémologie de l’agir marchand explique bien mieux les crises ou les réussites
du commerce qu’une théorie du marché autorégulateur. Les « imperfections » du
marché définies par référence à la théorie ne sont d’aucune utilité pour prédire les
18
Le marché, une notion si équivoque...
causes réelles des crises (…). Les phénomènes marchands ne peuvent s’expliquer
qu’à partir de ce qui leur donne naissance, c’est-à-dire les instruments et les
prescriptions qui donnent forme, efficacité et légitimité à l’activité marchande »
(Armand Hatchuel).
Et c’est une telle analyse des dynamiques marchandes contemporaines et de leurs
crises que nous proposent les contributions suivantes (Partie III).
Dynamiques et crises des activités marchandes contemporaines
Que nous apprennent les activités marchandes contemporaines ? Un mouvement
important tient à la servicialisation croissante des activités marchandes ;
« La servicialisation est une autre forme d’innovation produit-marché majeure qui
recompose profondément la nature des relations entre réalisateurs et bénéficiaires
et la nature des artefacts qui médiatisent les transactions. Cependant, (…) la
servicialisation doit être distinguée tant de la singularisation que de l’intégration »
(Manuel Zacklad, partie III).
Ce que dévoile cette approche, c’est la grande dépendance de l’activité marchande
aux réseaux techniques et sociaux qui déterminent sa nature, ses conditions de
développement et d’obsolescence.
Plus « le marché » devenait invisible et se drapait du manteau d’un principe idéal
et plus on oubliait que l’activité marchande s’était construite en codétermination
avec des dispositifs techniques : qu’il s’agisse des systèmes de transport, de
mesure ou d’écriture. La révolution des techniques d’information devait donc
s’accompagner d’une révolution commerciale majeure dont l’analyse exige des
outils inédits : « En mettant l’accent sur les caractéristiques des artefacts médiateurs, la sémiotique
des transactions coopératives génère une classification des activités de service et
de l’intensité de la servicialisation en partie différente de celles habituellement
proposées » (Manuel Zacklad).
En outre, l’idée même d’une révolution commerciale liée à de nouvelles techniques
est aussi une réfutation de l’universalité du marché idéalisé.
Mieux que l’ancienne place du marché ou les belles vitrines du marchand, l’espace
de la Toile permet de créer des structures commerciales totalement inédites :
ce sont des « plateformes sociales d’interaction » qui reconfigurent la frontière entre
information, publicité et consommation :
« [C’est] un cas qui se généralise parmi les plateformes sociales d’interaction (PSI) :
contenu et publicité convergent au point d’entrer en concurrence (…). Une place
de marché originale se dessine, dont la principale caractéristique est d’ouvrir un jeu
de redéfinition des qualités et des nomenclatures. (…) La valeur marchande des
espaces sociaux du Web ne se résume pas à l’audience publicitaire construite. La
capacité des plateformes à produire des données de marché et du « market design »
doit être également considérée » (Benjamin Chevallier, partie III).
19
L’activité marchande sans le marché ?
Servicialisation, artefacts médiateurs, plateformes sociales d’interaction capturent
les formes les plus récentes de l’activité marchande. Mais ces notions nous aident
aussi à mieux voir les conditions implicites ou inaperçues des formes marchandes
plus anciennes ou plus classiques.
C’est ainsi que « le marché » de l’art qui semble si imparfait et si versatile par
comparaison avec le marché idéalisé, exige une mobilisation intense de médiations
techniques et sociales ainsi que de dispositifs de servicialisation. C’est donc le lieu
où le marchand doit déployer tous les instruments de son art. Car
« pour accéder au marché de l’art contemporain, il faut que l’objet soit qualifié
d’œuvre d’art. (…) Les sociologues et les historiens de l’art s’accordent pour
reconnaître le rôle actif joué dans la construction de la valeur artistique par
quelques individus, communément appelés instances de légitimation. (…) Quelques
marchands, conservateurs ou « grands collectionneurs » créent de petits événements
historiques (placement de l’œuvre dans un musée, publication de monographie, etc.)
qui contribuent à faire entrer le nom de l’artiste dans l’histoire de l’art et à attribuer
une valeur artistique à l’œuvre » (Nathalie Moureau et Dorothée Rivaud-Danset).
Ainsi, à observer ce qui construit la possibilité de vendre ou d’acheter une œuvre
d’art, on retrouve les techniques et les dispositifs les plus anciens de la rhétorique
du commerce : « persuader », « convaincre », « séduire ». Dispositifs qui conduisait
déjà un Savary à rejeter l’idée que « le négoce ne consiste que d’acheter une chose
dix livres pour la vendre douze » et que les marchands « n’ont pas besoin de
grandes lumières ».
Au cœur de l’âge classique, il n’hésite pas à affirmer qu’
« il n’y a point de profession où l’esprit et le bon sens soient plus nécessaires que
dans celle du commerce ».
Mais Savary lui-même ne pouvait prévoir que cette conception inventive et
politique du marchand réfutait par avance une autorégulation du marché.
Ces dispositifs de reconstruction et de prescription de la valeur marchande
se retrouvent dans l’arsenal du marketing le plus moderne. La conception des
parfums contemporains en est un bon exemple :
« A l’intérieur même du marché du parfum, le test est devenu une activité à part
entière et une quasi-industrie. En quelques années, réussir à se qualifier dans les
tests est devenu un point de passage obligé pour accéder au marché, les sommes en
jeux devenant de surcroît considérables au vu de la nouvelle étendue des marchés.
Le marché du parfum est désormais un monde aux prises avec toute une R&D
marchande » (Anne-Sophie Trebuchet-Breitwiller et Fabian Muniesa, partie III).
Mais l’organisation de ces tests exige la formation de consommateurs-testeurs
et la construction de critères. Cette artificialisation du « bon parfum » joue alors
comme un processus de disciplinarisation sociale qui va passer par la publicité et
l’ensemble du système de distribution :
« Et il n’est pas jusqu’au consommateur final qui ne soit discipliné par le dispositif –
et nous entendons par là non seulement ce consommateur particulier qui va venir
20
Le marché, une notion si équivoque...
répondre aux enquêtes de marché, discipliné d’une façon particulière, mais tous les
acheteurs de parfums en libre-service (…). Ce qui est visé c’est le positionnement du
produit dans un milieu, un cœur du marché, positif mais consensuel » (Anne-Sophie
Trebuchet-Breitwiller et Fabian Muniesa).
Mais la crise est proche, si ce processus loin d’ouvrir de nouveaux horizons,
enferme marchands et consommateurs dans un jeu de miroirs qui paralyse la
créativité des uns et la curiosité des autres. Bref, si se crée en quelque sorte une
« bulle » qui éclatera avec la désillusion de tous. Même un service public comme
La Poste doit lutter contre un tel immobilisme :
« En 2005 a été lancée une démarche de « prospective du présent », La Poste 2020.
Son ambition était, à partir d’une vision renouvelée du service et des territoires, de
réinventer une Poste dynamique et unitaire qui ne succombe ni à la nostalgie du
passé, ni au seul diktat du marché. Pour que le Groupe s’inscrive dans le mouvement
du monde contemporain, il lui fallait concilier exigences économiques, dynamiques
territoriales et responsabilités sociétales et, tout en assurant la performance de
ses métiers, créer de la valeur ajoutée par le service, pour l’entreprise et pour les
territoires » (Edith Heurgon, partie III).
Cette multiplication des enjeux et des dimensions de la transaction marchande est
emblématique du commerce contemporain, et elle s’exprime à travers plusieurs
mutations qui ne vont pas sans tensions.
Mythes, réalités et mutations de l’activité marchande :
le point de vue de grandes entreprises et de collectivités
territoriales Ce sont ces tensions dont ont témoigné (au cours d’une soirée-débat au sein du
colloque), Antoine Frérot, directeur général de Veolia Eau et Jean-Paul Bailly
Président directeur général de La Poste, avec comme discutant le Sénateur,
président du conseil général de la Manche, Jean-François Le Grand (Partie IV).
Antoine Frérot insiste d’abord sur l’évolution multipolaire des grands services
marchands comme celui de l’eau :
« (…) nous sommes passés, au cours des dernières décennies, d’une relation
binaire entre une collectivité locale et un opérateur privé, à une relation triangulaire
« Collectivité – Abonné – Opérateur privé », puis à une relation multipolaire en
ajoutant la société civile… Cet allongement de la chaîne des parties prenantes a
remodelé en profondeur la gouvernance de l’eau ».
Cette multiplicité des intervenants a une conséquence majeure : un dévoiement
de la demande de « transparence » :
« Dénaturé à des fins utilitaristes, l’idéal de la transparence peut en arriver à jouer
contre tout type d’action collective. Aussi, dans un contexte de vide sémantique,
laissant le champ libre à la récupération idéologique par des opposants à la gestion
déléguée, il m’a paru nécessaire (…) de lui donner un sens intelligible et applicable
par une entreprise ; auparavant, le rôle d’un dirigeant d’entreprise se résumait à
21
L’activité marchande sans le marché ?
agir dans un contexte stable et défini. Aujourd’hui, son rôle consiste d’abord à
restaurer le contexte de manière à pouvoir agir. Et alors, doit-il agir vite avant que le
changement de contexte l’en empêche ».
On ne peut mieux exprimer l’inversion du rapport entre marché et activité
marchande : c’est en expliquant les contraintes de son activité qu’une entreprise
tente de redonner un sens à la notion de « marché de l’eau ».
Jean Paul Bailly aborde lui aussi les mutations du rapport marchand en s’attachant
à la question des prix :
« Une manière d’aborder le thème de « l’activité marchande sans le marché » est de
constater qu’il y a de plus en plus de modèles économiques dans lesquels l’utilisateur
final ne paye pas le prix (défini comme le coût plus une marge raisonnable). Outre
les questions classiques de la rémunération des monopoles ou celle de la péréquation
entre activités rentables et activités déficitaires, il insiste sur « la multiplication des
modèles dans lesquels le vendeur (ou le producteur) se rémunère, non sur la vente du
produit final, mais tout au long de la chaîne de valeur. On retrouve cette caractéristique
dans des situations de plus en plus nombreuses où différents acteurs financent un
processus et où, en fin du compte, le bien final est quasiment gratuit, la publicité
par exemple ». Dans de telles situations, la confiance des différents protagonistes
devient cruciale : « Pour revenir sur le titre du colloque, si l’on demande « est-ce qu’il
peut y avoir des activités marchandes sans le marché ? », je répondrai « peut-être ».
Mais si l’on demande « Est-ce qu’il peut y avoir des activités marchandes sans la
confiance ? », la réponse est « sûrement non ». La bonne question ne porte peut-être
pas sur le marché, mais sur la confiance ».
Ces deux interventions soulignent donc les cercles vertueux ou vicieux de la
transparence et de la confiance qui semblent caractéristiques des services
marchands contemporains. Cette analyse est reprise, du point de vue des pouvoirs
publics, par le Sénateur-Président Jean-François Le Grand : « Le problème, c’est que nous vivons dans une société qui n’a confiance en rien.
Quand le doute est scientifique, il est sain, mais quand il s’agit d’un doute absolu,
cela devient gênant. Prenons un exemple : nous sommes dans un département,
parmi les plus beaux, qui accueille des activités nucléaires de haut niveau, (…), trois
fois par an, on envoie dans tous les foyers le résultat d’un laboratoire d’analyses
indépendant qui offre toutes les garanties. Bref, la notion de transparence permettra
de sortir d’une culture de méfiance à une condition : garantir que l’information soit
elle-même saine, pleine, complète, et ne cache rien ».
Mais cet idéal se s’atteint pas aisément, surtout lorsqu’il s’agit d’entreprises :
« C’est la difficulté que l’on rencontre avec les entreprises de services de l’eau, car
cette culture de la méfiance nous incite à penser que peut-être elles nous cachent
quelque chose. C’est pourquoi il me semble que ces entreprises doivent faire un
important effort, (…), entreprendre une action qui relève d’une sorte d’acte de
foi. Elles doivent y travailler longtemps avant que la transparence vraie ne soit
admise ».
En croisant témoignages de dirigeants et travaux de chercheurs, se dégage une
conception à la fois ancienne et très moderne de l’agir marchand. Elle est ancienne
car, à la manière d’un Jacques Savary, elle insiste sur la nécessité pour le marchand
22
Le marché, une notion si équivoque...
de construire une place qui n’est pas une simple position dans un marché prédéfini,
car celui-ci n’a pas de réalité permanente. Conception moderne, car elle souligne
que cette construction doit tenir compte de la multiplication des acteurs de la
chaîne marchande, de dispositifs techniques en constant renouvellement et de
nouveaux paradoxes en matière de transparence et de connaissance.
Au terme de ce colloque, et malgré la variété des disciplines représentées,
la convergence des constats était marquante. Loin d’être une question de
sémantique, la confusion entre le marché et le marchand constitue une des dernières
métaphysiques des sociétés modernes et démocratiques, dont elle a forgé l’ossature
normative et politique. Nous savons cependant par l’expérience du vingtième
siècle que le prix de certaines illusions est exorbitant. Et si, la recherche ne peut
dissiper toutes les idées fausses ou mal formées, au moins doit-elle lutter contre
celles qui sont inutiles et dangereuses. Ce colloque a clairement montré que l’on
peut aujourd’hui fonder une nouvelle critique du marché. Et celle-ci a une conclusion
directe : nous pouvons sans dommage renoncer à une vision totalitaire, autorégulatrice, abstraite
et hégémonique du « marché » et de ses corollaires (la concurrence, le juste prix, …)
tout en conservant une recherche active et féconde qui éclaire ou renforce les
conditions cognitives et sociales d’une activité marchande « enrichissante ».
Car l’activité et l’échange marchands s’inscrivent dans un réel forgé par des
compétences, des techniques, des règles de droit et de gestion, des organisations et
des liens sociaux. Ils s’ancrent dans des traditions autant que dans l’apprentissage
du nouveau et du singulier ; se nourrissent de reconnaissance et de méfiance, de
coopérations et de conflits ; exigent des dispositifs, et des pouvoirs ordonnés ; se
construisent sur des engagements et des assurances. Bref, leur fragilité contraste
avec leur extension sociale et géographique au cours du temps ! Et cette extension
ne s’explique que par le constant travail d’étayage cognitif, technique et juridique
que les sociétés modernes ont apporté à l’agir marchand.
La crise financière et économique qui a éclaté quelques semaines après le colloque
apporte à ces constats une démonstration indéniable, quoique beaucoup trop
coûteuse. Car depuis une vingtaine d’années a dominé un « fondamentalisme
du marché » (selon l’expression de Joseph Stiglitz et Paul Krugman, prix Nobel
d’économie, New York Times, chronique du 7 mars 2010) qui n’aurait pas été
possible sans les multiples mythes qui ont marqué la notion de marché. Mais au
moins la recherche a-t-elle souligné les inconsistances théoriques, les équivoques
sémantiques et les illusions autorégulatrices associées à cette notion.
Une fois délivrée de toute métaphysique du marché, l’étude des activités
marchandes est la seule voie possible pour tempérer les emportements inhérents
à l’acte marchand et pour comprendre les mutations de la valeur, du jugement
et du sens sans lesquelles il n’y pas de nouvelles richesses. Cet ouvrage montre
que les chercheurs de plusieurs disciplines sont déjà résolument engagés sur ce
chemin.
23
Avec les contributions de :
Franck AGGERI, Mathieu ARNOUX, Jean-Paul BAILLY, Benjamin
CHEVALLIER, Emmanuel COBLENCE, Colette DEPEYRE, François-Xavier
DE VAUJANY, Hervé DUMEZ, François EYMARD-DUVERNAY, Olivier
FAVEREAU, Antoine FRéROT, Patrick FRIDENSON, Armand HATCHUEL,
Edith HEURGON, Romain LAUFER, Emmanuel LAZEGA, Jean-François
LE GRAND, Sylvan LEMAIRE, Lise MOUNIER, Nathalie MOUREAU, Fabian
MUNIESA, Dorothée RIVAUD-DANSET, Jean-Philippe ROBé, Philippe
STEINER, Anne-Sophie TRéBUCHET-BREITWILLER, Hélène VéRIN,
Manuel ZACKLAD.
Partie I.
Généalogie des marchés
et des activités marchandes :
du marché visible au marché invisible
Vérité et questions des marchés médiévaux
Mathieu Arnoux
Université Paris 7,
École des Hautes Études en Sciences Sociales,
Institut universitaire de France
Au moment où ces lignes sont écrites, il y a sûrement des tâches plus urgentes
que de repenser la place des marchés dans les sociétés médiévales. Comme on
le sait, le monde contemporain se passe parfaitement des temps révolus. On
ne prétendra pas ici qu’il y aurait dans la réflexion sur un passé quasi millénaire
quoi que ce soit d’utile ou de nécessaire à la solution des problèmes de notre
monde. Mais on dira au contraire, qu’il y a dans la contemplation du monde tel
qu’il est aujourd’hui un encouragement à s’interroger à nouveau sur ce qu’il fut
peut-être. Il y eut des marchés dans le monde médiéval, disent les historiens et
leurs sources : que pouvons-nous savoir d’eux ? En quoi concoururent-ils à la
naissance des marchés modernes, et du marché ? Bien sûr, on ne cherchera pas
dans les pages qui suivent une réponse en forme de synthèse à ces questions.
Comme tout ce qui concerne l’histoire économique, les marchés n’ont guère été
à la mode chez les historiens du moyen âge depuis deux décennies. Faute de
leur accorder l’attention qu’ils auraient requise, ils ont le plus souvent, dans les
quelques passages obligés où le mot devait figurer, hésité entre deux positions,
non exclusives l’une de l’autre. La première, fruit d’un positivisme scrupuleux,
les conduit à regretter de ne pouvoir étudier les marchés médiévaux, faute de
les trouver assez bien décrits par les sources. Dans le meilleur des cas, puisqu’il
faut bien dire quelque chose, on recourra au répertoire de cas et de citations que
constitue depuis plus d’un siècle la thèse d’histoire du droit de Paul-Louis Huvelin,
sans la citer, le cas échéant. Il est aussi possible de justifier en théorie une telle
abstention, en avançant que le marché sous sa forme initiale, rurale, constitue
une structure élémentaire sans histoire ni naissance, antérieure à tout processus
institutionnel, héritée d’un passé sans mémoire, relevant d’une anthropologie
(dont l’historien scrupuleux s’excuse d’ignorer la méthode) ou d’une histoire
« immobile », qui ne relève proprement d’aucune période. Le cas échéant, s’il lui
arrive de rencontrer l’institution dans les sources, il lui restera la possibilité de
supposer que les marchés médiévaux ne sont pas de « vrais » marchés, de même
que les prix ou les salaires que l’on rencontre dans les documents, admettant
Je remercie Serge Boucheron, Hervé Dumez et Jochen Hoock pour leurs lectures et
suggestions.
Paul-Louis HUVELIN, Essai historique sur le droit des marchés et des foires, Paris, 1897.
27
L’activité marchande sans le marché ?
incidemment qu’il existe quelque part de « vrais » marchés, prix ou salaires.
Cette objection péremptoire mettra fin à toute velléité de la part d’un chercheur
curieux, d’élucider par une enquête approfondie la nature de l’objet.
Il y a des raisons à la situation (à peine) caricaturée plus haut. L’une est objective
et décrit une situation de fait : les marchés médiévaux sont des institutions sans
personnalité, mémoire ni volonté. Ils n’ont pas laissé de sources témoignant de
leurs actions. Pour la France, il faut attendre les premières années du xvie siècle
au mieux, et plus souvent le xviie, pour disposer de ces chroniques de la vie des
marchés que sont les mercuriales. Sauf exceptions très rares, aucune histoire
propre n’est possible, seules des sources indirectes témoignant de l’existence
et de l’organisation des marchés. Le second obstacle est théorique, et résulte,
chez les historiens français de la curieuse lecture faite par eux (ou plutôt pour
eux) de l’œuvre de Karl Polanyi, selon laquelle l’encastrement de l’économique
dans les structures sociales médiévales aurait inhibé tout processus économique.
Les faits évoqués par les sources, quels qu’ils aient été, ne relèveraient donc pas
d’une approche économique, mais d’une lecture de type anthropologique, le plus
souvent en termes de don et contre-don. Cette interprétation, qui semble ignorer
la distinction polanyienne entre économie formelle et substantielle et l’importance
de cette dernière pour la compréhension des sociétés anciennes, s’explique aussi
par la position ambiguë et jamais explicitement clarifiée que le moyen âge occupe
dans la chronologie de la Grande Transformation, où les institutions médiévales sont
lues au prisme de l’œuvre d’Henri Pirenne, qui se plie difficilement à l’analyse de
Polanyi. À la différence des spécialistes des mondes antiques et des civilisations
non-européennes, qui ont su depuis trouver la juste distance, entre inspiration
et critique, les médiévistes semblent incapables de décider si l’épisode médiéval
appartient aux âges de la redistribution ou constitue un premier pas vers la grande
transformation.
Depuis environ une décennie, cependant, une saison nouvelle semble s’être
ouverte pour l’histoire économique médiévale, qui a mené à un réexamen complet
Mathieu ARNOUX, Relation salariale et temps du travail dans l’industrie médiévale, Le Moyen Age,
3/2009, t. 115, p. 557-581.
Jean-Yves GRENIER, Répertoire des séries économiques françaises de la période moderne,
Paris, 1984.
Karl POLANYI, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, trad.
fr. Paris, 1983 (1e éd. New York, 1944) ; la problématique polanyienne a été introduite chez
les médiévistes français par l’ouvrage de Georges DUBY, Guerriers et Paysans, VIIe-XIIe siècles.
Premier essor de l’économie européenne, Paris, 1973, qui ne cite cependant pas le livre de Polanyi.
La réflexion de Duby dans les mêmes années est marquée par la proximité avec Maurice
Godelier, qui préfaça peu après la traduction française de K. POLANYI, C. ARENSBERG et
H. PEARSON, Markets and trade in the early Empires. Economies in History and theory, New York,
1957 (trad. fr. Les systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie, Paris, 1975).
Jérôme MAUCOURANT, Avez-vous lu Polanyi ?, Paris, 2005, p. 114-118.
28
Vérité et questions des marchés médiévaux
des marchés, dans leurs principes comme dans leurs réalités. Une première piste a
été ouverte par les historiens de la société anglaise, autour des études consacrées
à la « commercialisation », c’est-à-dire au développement rapide, surtout dans la
phase de croissance des xie-xiiie siècles, de la part des échanges commerciaux dans
l’économie. Plus soucieux d’un usage rigoureux et imaginatif des sources que
d’une justification théorique de leur approche, ces historiens, marqués à la fois
par l’approche néo-malthusienne de Michael Postan et par le questionnement de
Rodney Hilton et des historiens marxisants de Past and Present, ont développé une
analyse institutionnaliste de l’économie médiévale. Le point fort de leurs études
est la mise en évidence des marchés ruraux dont l’évolution au cours du Moyen
Âge articule et hiérarchise l’espace des campagnes autour d’une ville capitale,
Londres, de quelques centres majeurs, York, Norwich, Winchester, et de centres
régionaux de moindre importance. Fondées sur une série sans équivalent de
privilèges royaux concédés aux villes ou aux bourgs (market-towns), ces enquêtes
éclairent aussi la fonction organisatrice reconnue à la monarchie dans la mise
en place de ce maillage, dont le rôle fut essentiel dans l’essor de l’économie.
Deux jeunes chercheurs français ont récemment repris ce questionnaire et en
ont montré la pertinence dans des régions fort différentes par leurs conditions et
leurs sources : la Normandie et l’Aquitaine10.
Un deuxième domaine de recherche concerne particulièrement l’histoire de la
pensée économique qui, dans le prolongement des ouvrages restés longtemps
ROBERT H. BRITNELL, The Commercialisation of English Society (1000-1500). Cambridge.
1993. Maryanne KOWALESKI, Local markets and regional trade in medieval Exceter, Cambridge,
1995, 442 p.; James MASSCHAELE, Peasants, merchants and Markets. Inland trade in medieval
England, 1150-1350, Londres, 1997; présentation synthétique de ces travaux dans John
HATCHER et Mark BAILEY, Modelling the Middle Ages. The history and theory of England’s
Economic Development, Cambridge, 2001, p. 121-173.
Michael M. Postan, « The economic foundations of Medieval Societies », Essays on
medieval agriculture and general problems of medieval economy, Londres, 1973, p. 3-27 ; Rodney H.
HILTON English and French Towns in Feudal Society. A Comparative Study, Cambridge, 1992 ;
« Medieval Market Towns and Simple Commodity Production », Past and Present. A Journal
of Historical Studies, n° 109, 1985 ; Timothy ASTON et Chris PHILPIN, The Brenner Debate.
Agrarian class structure and economic develoment in pre-industrial Europe, Cambridge, 1985. Les résultats de l’enquête collective menée sur ce thème sont consultables sur le réseau
sous la forme d’un Gazetteer of markets and fairs in England up to 1516, à l’adresse : http://www.
history.ac.uk/cmh/gaz/gazweb2.html
10 Isabelle THEILLER, Les marchés hebdomadaires en Normandie orientale (XIVe-début XVIe siècle),
thèse de doctorat, Université Paris-7 Denis Diderot, 2004 ; I. THEILLER et M. ARNOUX,
« Les marchés comme lieux et enjeux de pouvoir en Normandie (XIe-XVe siècle), dans A.-M.
FLAMBARD-HERICHER (dir.), Les lieux de pouvoir en Normandie et sur ses marges, Caen, 2006,
p. 53-70 ; Judicael PETROWISTE, Naissance et essor d’un espace d’échanges au Moyen Âge. Le réseau
des bourgs marchands du Midi toulousain (XIe-milieu du XIVe siècle), thèse de doctorat, Université
Toulouse-Le Mirail, 2007 ; À la foire d’empoigne. Foires et marchés en Aunis et Saintonge au Moyen âge
(vers 1000-vers 1550), Toulouse, 2004.
29
L’activité marchande sans le marché ?
sans écho de John Baldwin et Raymond de Roover, s’intéresse particulièrement à la
théologie économique des Mendiants11. L’œuvre séminale est ici celle de Giacomo
Todeschini, dont les travaux récents montrent comment, dans un contexte de
croissance économique génératrice d’inégalité sociale, la place essentielle tenue dans
la morale chrétienne par la notion de pauvreté a imposé un examen rigoureux des
fonctionnements de marché, aboutissant à une analyse sans cesse plus précise des
comportements économiques effectifs12. Essentielle dans cette histoire est la place
du théologien franciscain Pierre de Jean Olivi (vers 1248-1298), condamné pour
hérésie à titre posthume, mais dont les écrits semblent n’avoir pas cessé de voyager
sous des noms d’emprunt plus orthodoxes dans la culture des xive et xve siècles13.
Sans que le temps de la synthèse soit venu, il est cependant possible aujourd’hui
de rassembler questions et hypothèses, et de présenter des marchés médiévaux une
image moins anachronique que celle qui a prévalu jusqu’ici.
Quelques données de fait
Si l’origine antique du mot et de l’institution ne fait aucun doute14, il est clair aussi
que l’un et l’autre ne sont guère fréquents dans les textes du haut Moyen Âge,
surtout en comparaison avec les sources postérieures au xe siècle. La généralisation
du mot mercatum, au détriment des formes plus précises nundinae ou forum, et
l’apparition dans les langues vulgaires européennes de ses dérivés marché/markt/
market/mercato/mercado, traduit sans doute un changement, mais nous ne savons
le dater exactement ni décrire sa substance. Deux points apparaissent cependant
avec netteté.
• Contrairement à une idée couramment exprimée, mais inexacte, le mot
marché ne désigne pas, à l’origine, le seul lieu où à intervalles réguliers se
11 John W. BALDWIN, The Medieval Theories of the Just Price. Romanists, Canonists, and Theologians
in the Twelfth and Thirteenth Centuries, Transactions of the American Philosophical Society, n.s., t.
49/4, 1959 ; Raymond DE ROOVER, « The Concept of the Just Price : theory and economic
policy », Journal of economic History, t. 18, 1958, p. 413-438 ; La Pensée économique des scolastiques,
doctrines et méthodes, Montréal-Paris, 1971 ; Odd I. LANGHOLM, The legacy of scholasticism in
economic thought : antecedents of choice and power, Cambridge, 1998.
12 Giacomo TODESCHINI, I mercanti e il tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della
ricchezza fra Medioevo ed età moderna, Bologne, 2002 ; Ricchezza Francescana. Dalla povertà
volontaria alla società di mercato, Bologne, 2004, trad. française : Richesse franciscaine. De la pauvreté
volontaire à la société de marché, Paris, 2008.
13 Alain BOUREAU et Sylvain PIRON (éd.), Pierre de Jean Olivi (1248-1298). Pensée scolastique,
dissidence spirituelle et société. Actes du colloque de Narbonne (mars 1998), Paris, (Études de
philosophie médiévale, 79), 1999.
14 Elio LO CASCIO (éd.), Mercati permanenti e mercati periodici nel mondo romano. Atti degli Incontri
capresi di storia dell’economia antica, Capri 13-15 ottobre 1997, Bari, 2000 ; Yves ROMAN, Julie
DALAISON (éd.), L’économie antique, une économie de marché ? Actes des deux tables rondes
tenues à Lyon les 4 février et 30 novembre 2004. Paris, 2008.
30
Vérité et questions des marchés médiévaux
rassemblent vendeurs et acheteurs. La consultation des dictionnaires montre
que, dès ses premières occurrences, le mot est polysémique et désigne tout
à la fois le lieu des échanges (la place du marché), le moment où ils ont lieu
(le jour du marché), chacune des transactions qui s’y déroule (conclure un
marché) et le prix auquel elles se font (bon marché, mauvais marché). La
richesse linguistique du mot exclut que la réalité sociale à laquelle il renvoie
soit primitive, embryonnaire, ou même simple.
• De fait, le marché apparaît dès les premières années du xie siècle comme
un objet surinvesti par l’institution et tenant une place absolument centrale
dans trois des évolutions majeures de la société féodale : la construction des
pouvoirs seigneuriaux, la dynamique des espaces régionaux et la diffusion
d’une économie monétaire.
Marché et pouvoir seigneuriaux
Le lien entre la multiplication des marchés et la construction des seigneuries n’est
pas aisé à articuler rigoureusement, en particulier en raison de la rareté et de la
difficulté d’interprétation des sources de la période-charnière des xe-xie siècles.
Il est sûr que les lieux qualifiés de mercatum sont rares dans les sources écrites
carolingiennes. Il est sûr aussi, les trouvailles archéologiques en font foi, que
les lieux d’échanges monétaires sont plus nombreux, et que nombre d’entre eux
sont attestés comme marchés dans les sources postérieures15. Sans nous donner
d’information sur la nature de ces institutions, le chroniqueur Raoul le Glabre
évoque sans ambiguïté le fonctionnement de marchés ruraux et urbains dans la
Normandie et la Bourgogne des premières années du xie siècles16. L’apparente
contradiction de ces données pourrait bien n’être qu’un effet de l’insuffisance
et de l’inadéquation des sources pour cette période. Une approche de plus
long terme permet de faire quelques hypothèses sur le lien entre construction
seigneuriale et diffusion des marchés.
Un premier problème regarde l’usage du mot mercatum dans les sources
carolingiennes. Le plus souvent associé aux mots teloneum (péage) et moneta (atelier
monétaire), il n’apparaît jamais dans les listes bien connues des terres, biens et
revenus fiscaux dont le souverain concède la possession à ses fidèles ou aux
établissements religieux, et que les historiens définissent comme domaniaux.
Dans les sources relatives à l’espace français actuel, les trois mots en question
renvoient toujours à l’exercice des droits publics par le comte, représentant du
souverain. En l’occurrence, ces droits consistent dans la perception d’un péage
sur les marchandises circulant sur les routes et voies d’eaux, l’institution de
points d’échange voués aux transactions monétarisées et la frappe des monnaies
15 Olivier BRUANT, Voyageurs et marchandises aux temps carolingiens. Les réseaux de communication
entre Loire et Meuse aux VIIIe et IXe siècles, Bruxelles, 2002, p. 282-290.
16 Raoul GLABER. Histoires, trad. M. ARNOUX, Turnhout, 1995, p. 75, 243.
31
L’activité marchande sans le marché ?
nécessaires au paiement des redevances et à l’achat des marchandises. Très
souvent, ces trois droits publics sont associés à la garde d’une forteresse (castrum
ou castellum). Peu nombreuses, surtout parce que les sources sont rares, les
occurrences du mot mercatum associées à un lieu désignent aussi bien des foires,
parfois, mais pas toujours, désignées comme mercatum annuale, que des marchés
hebdomadaires. L’ambiguïté du mot est sans doute révélatrice d’une ambivalence
institutionnelle, qui s’efface par la suite : dans les sources postérieures à l’an mil,
le mot mercatum ne désigne que les marchés hebdomadaires (on trouve aussi le
mot classique forum dans les actes de style plus relevé), tandis que les foires sont
désignées par le mot feria, ou parfois par le classique nundinae17.
Dans les actes des xie-xiiie siècles, les mentions de marchés sont beaucoup plus
nombreuses et concrètes. Il ne s’agit plus seulement de références à l’exercice
de droits publics mais d’institutions situées dans l’espace, dont la récurrence est
souvent explicitée par le jour de la semaine. Qu’il s’agisse de simples allusions
au détour d’un acte ayant un objet autre ou de chartes concédant ou précisant
le droit de tenir marché, la mise en série des témoignages illustre la genèse d’un
maillage des campagnes qui accompagne la mise en valeur des espaces et la
croissance de la population. Ce processus ne se fait pas au hasard : les marchés
qui apparaissent dans nos sources sont le plus souvent liés à l’existence d’un
habitat spécifique, plurifonctionnel et inscrit dans le nouvel espace seigneurial.
C’est particulièrement clair dans le monde anglo-normand où les marchés
sont toujours liés à des habitats spécifiques d’institution récente, les bourgs, le
plus souvent situés à proximité d’une fortification seigneuriale. Il appartient au
seigneur local de tenir marché, c’est-à-dire de mettre chaque semaine à disposition
des habitants des environs un lieu sécurisé pour leurs échanges, dont il touche en
contrepartie un certain nombre de revenus prélevés sur les échanges.
Souvent mis en place par la violence, qui permet de contraindre vendeurs et
acheteurs à se rendre sur le nouveau lieu d’échange, les nouveaux marchés ont
une fonction essentielle dans l’économie de la seigneurie : ils concentrent la
circulation monétaire et permettent de convertir en espèces les prélèvements en
nature qui constituent l’essentiel des revenus des seigneurs. C’est la possession
de cette valeur qui donnera au groupe seigneurial la capacité de se procurer sur
d’autres marchés, urbains le plus souvent, les biens de luxe qui les distinguent
des autres habitants, contraints à consommer la médiocre production locale. Le
passage d’une économie du pillage, dont la poursuite provoque immanquablement
la désertion des environs à une économie réglée du prélèvement consenti passe
par l’adoption de certains usages constitutifs du marché en lui-même. Pour
l’essentiel, il s’agit d’assurer la sécurité des acteurs et des transactions. Au terme
17 Ce paragraphe résume les conclusions d’une enquête sur les usages du mot mercatum
dans les sources écrites antérieures au XIIe siècle, menée sur la base de données des actes
diplomatique mise en œuvre à l’UMR 7002 (CNRS-Université de Nancy). Je remercie J.-B.
Renault, ingénieur de recherche, de son aide à cette occasion.
32
Vérité et questions des marchés médiévaux
du marché, les marchandises qui y ont été vendues et achetées sont réputées
légalement acquises et leur contrepartie monétaire légitimement possédée, l’une et
l’autre échappant ainsi au soupçon de malhonnêteté qui frappe au contraire toute
acquisition non faite publiquement et à la saisie arbitraire qui peut s’appliquer à
tout ce qui n’a pas de propriétaire indiscutable.
Théâtre transparent des échanges, le marché apparaît ainsi comme un lieu d’ordre,
où la transgression expose le coupable à des sanctions d’une violence redoutable.
Gare au voleur, promis à la peine de mort, au faussaire, dont les marchandises
seront détruites, au brigand installé à l’affût sur les routes qui mènent au marché :
tout ce qui peut nuire à la tranquillité des échanges est impitoyablement puni.
Une série de documents relatifs aux droits de marchés des religieux de NotreDame du Vœu à Cherbourg dans la seconde moitié du xiiie siècle, montre que
la peine de mort (pendaison pour les hommes, enfouissement pour les femmes,
enterrées vivantes au pied du gibet) est appliquée sans remords ni hésitation aux
pauvres surpris à voler sur les étalages. Exécutée sur place, la peine vaut par son
exemplarité : le juge du roi ayant cru bon de pendre à Carentan un homme des
religieux convaincu de vol (une paire de souliers, des courroies, des gâteaux de
froment), ceux-ci demandent et obtiennent que la justice royale se dessaisisse
pour eux d’un condamné à mort, qui sera pendu à Cherbourg, à preuve du
caractère impitoyable de la justice du marché18.
La même rigueur s’impose aussi aux seigneurs, que la tenue d’un marché contraint
à abandonner leurs pratiques de prélèvement arbitraire. Les exemples en sont
nombreux, dès les premières décennies du xie siècle : interdiction au seigneur de
percevoir de péage sur les routes conduisant à son propre marché, interdiction
de pratiquer des saisies sur les marchandises exposées, qui peuvent être achetées
à crédit (15 jours au plus) et devront être payées au prix demandé par le vendeur.
Même un privilège comme le banvin, qui donne au seigneur le monopole de la
vente du vin dans les semaines qui précèdent la commercialisation de la nouvelle
récolte, comporte l’obligation de se tenir au prix du marché19. Les exemples
pourraient être multipliés, qui montrent que le marché, dès qu’il se déclare
comme tel, devient le lieu d’un ordre qui s’impose à tous, à commencer par
celui qui en détient les droits. La nature éminemment souveraine de ces droits
est l’une des clés de l’institution : elle fait du marché, durant le temps dévolu
aux transactions, un lieu placé sous l’autorité du roi, explicitement déléguée à ce
moment au seigneur du marché.
18 M. ARNOUX, I. THEILLER, « Les marchés comme lieux et enjeux de pouvoir » cit. p.
58-59.
19 Notice de fondation du bourg et du marché de la Chapelle-Aude (Allier) par Aymon,
archevêque de Bourges(1072), éd. Jules TARDIF, Archives de l’Empire : inventaires et documents.
Monuments historiques, p. 180-182, n. 290.
33
L’activité marchande sans le marché ?
Les marchés et le roi
L’autorité du souverain sur les marchés est affirmée dès le xive siècle, lorsque les
légistes parisiens s’attachent à définir les « cas royaux », dont la monarchie est
seule investie à la place de tous autres justiciers :
« au roy seul et pour le tout en son royaulme, et non aultre, appartient a octroier et
ordonner toutes foires et tous marchiés ; et les alans et retournans sont en et soubz
sa protection et sauvegarde20. »
Comme souvent, la théorie suit ici une pratique bien attestée auparavant. Une
enquête exécutée au milieu du xiiie siècle sur les droits de justice du sire de SaintGeorges-sur-Avre (Eure) révèle ainsi que ce seigneur, bas-justicier en temps
normal, acquiert le temps de la tenue du marché la compétence sur les quatre
« cas royaux » de meurtre, viol, coups et blessure et « nouvelle dessaisine »,
preuve que l’ouverture des transactions faisait du gardien de la paix du marché le
titulaire de l’autorité souveraine. Deux siècles auparavant, vers 1030, un accord
ratifié par le duc de Normandie entre le sire de Montgommery (Calvados) et les
moines de Jumièges permet de montrer que le duc jouait déjà un rôle essentiel
dans la garantie des droits sur le marché. Quelques années auparavant, Roger de
Montgommery, désireux d’accroître les ressources de sa seigneurie, avait détruit le
marché des moines, qui se tenait dans le bourg de Vimoutiers, pour le transporter
auprès de son château de Montgommery, à quelques kilomètres de là. Répondant
aux protestations des moines, le duc, garant de l’ordre des marchés avait ordonné
peu après la destruction du nouveau marché et sa restitution aux religieux. Les
deux parties entrèrent alors en négociation, les religieux concédant à Roger le
maintien de son marché moyennant le paiement d’un indemnité couvrant pour
trois ans l’éventuelle perte de valeur de leur propre marché et sous réserve que
par la suite le marché de Vimoutiers n’ait pas à souffrir de la concurrence de
celui de Montgommery. Le duc de Normandie, à nouveau consulté, donna son
approbation à l’accord. Dans ce cas, particulièrement précoce, intéressant aussi
par le rôle joué par la violence dans l’évolution du système, apparaît la conscience
que les contemporains pouvaient avoir de la relation qui s’établissait entre deux
marchés voisins. Du conflit qui pouvait en résulter, le duc, en tant que souverain,
était seul juge et il lui revenait d’approuver ou de refuser la création d’un nouveau
marché21.
Dès la fin du xie siècle en Angleterre et dans les premières décennies du xiiie siècle
partout en Europe, il appartient au souverain d’autoriser la tenue d’un nouveau
marché en un lieu et un jours précisés, après avoir vérifié que son institution
ne compromet pas l’équilibre des marchés se tenant le même jour dans les
20 Ernest PERROT, Les cas royaux. Origine et développement de la théorie aux XIIIe et XIVe siècles,
Paris, 1910, p. 327.
21 M. ARNOUX, I. THEILLER, « Les marchés comme lieux et enjeux de pouvoir » cit. p.
55-57.
34
Vérité et questions des marchés médiévaux
environs ou avoir pourvu, au moins provisoirement, au dédommagement de
leurs possesseurs. On ne saurait trop insister sur l’importance de cette pratique
légale, qui implique de mener sur place des enquêtes « de commodo et incommodo »
éclairant le souverain sur la compatibilité de la demande qui lui est soumise avec
le bien commun de ses sujets. Simple à prendre pour la période antérieure à la
crise démographique du xive siècle, quand il s’agit d’accompagner la croissance
de la population par une densification du maillage des marchés, la décision
devient plus complexe dans le contexte de décroissance qui suit la peste de 1348,
quand toute modification éventuelle du réseau des lieux d’échange doit prendre
en compte les droits de marchés préexistants des seigneurs des environs. Les
ordonnances de créations ou de modification des lieux et heures de marchés
témoignent alors d’une réflexion approfondie sur l’organisation des territoires
et sur la nécessaire hiérarchisation des institutions commerciales. La volonté
clairement exprimée dans les préambules de ces textes d’adapter les réseaux aux
évolutions nouvelles de la production, du commerce et de la consommation, met
à mal l’idée trop souvent présente chez les historiens que le semis des marchés,
hérité de temps immémoriaux, n’est susceptible d’aucune véritable évolution,
plaçant les campagnes hors de l’histoire22.
Marchés et prix
Une approche strictement institutionnelle, focalisée sur la fonction des marchés
dans la mise en place d’un ordre social et politique, risque de s’exclure du champ de
l’histoire économique si elle ne prend pas en compte le problème des transactions
et des prix. Les marchés ne sont pas simplement les lieux où se manifestent et
s’affrontent les pouvoirs et les fonctions du seigneur et du souverain, ils sont aussi
et d’abord lieux d’échanges. Aller au-delà de cette remarque de bon sens ne va pas
sans difficulté : les transactions conclues sur le marché laissent en effet peu de
traces dans les sources et l’historien doit ici, surtout pour les périodes anciennes,
travailler indirectement. Par-delà la difficulté d’information, c’est aussi le cadre
théorique qui fait problème23. Il n’a pas échappé aux penseurs médiévaux que la
confrontation de l’offre et de la demande sur le marché influait sur la formation
des prix, en particulier en période de rareté des subsistances. Le souci du bien
public, qui prescrivait au souverain de veiller à la survie de tous, imposait la fixation
d’un prix « juste », protégeant les plus faibles des effets pervers de la spéculation.
Pour les théologiens, la déduction de ce prix se faisait par l’observation du prix
du marché, que la plupart d’entre eux définissaient comme « juste ». Une lecture
anachronique verrait dans cette proposition une première élaboration de l’idée
confiant au marché lui-même la tâche de fixer la valeur des marchandises. Ce serait
22 Isabelle THEILLER, « La création des marchés hebdomadaires. Quatre documents
normands des XIVe-XVe siècles », Histoire et Sociétés rurales, 24, 2005/2, p. 105-121.
23 Cf. Alain Guerreau, « Avant le marché, les marchés : en Europe, XIIIe -XVIIIe siècle
(note critique) », Annales, Histoire, Sciences Sociales, 2001-6, p. 1129-1175.
35
L’activité marchande sans le marché ?
oublier que les penseurs médiévaux ne créditaient les marchés d’aucune autonomie
et plaçaient leur fonctionnement sous la juridiction d’une instance morale appliquant
les principes en vue de résultats à obtenir. Aucun d’entre eux n’aurait soutenu que les
marchés « produisaient » les prix : ils étaient simplement les lieux où ceux-ci étaient
constatables dans des conditions sociales et morales déterminées.
Il est difficile d’aller au-delà de cette pétition de principe : nous ne possédons
aucune description du processus de fixation des prix. De plus, les périodes de
cherté, qui retiennent l’attention des chroniqueurs, ne peuvent être utilisées
comme exemple du fonctionnement des marchés : pour les témoins, ces épisodes
de hausse inhabituelle témoignent de dérèglements de l’institution. Il convient
donc de partir des sources, beaucoup moins nombreuses, qui en décrivent le
fonctionnement normal, ou du moins souhaitable. La première règle, universelle,
décrit les qualités que l’acheteur est en droit d’attendre de ce qu’il acquiert sur le
marché. L’expression usuelle, réitérée dans d’innombrables documents des xive
et xve siècles, précise que la chose vendue doit être « bonne, loyale, marchande, de
bon poids et de bon prix ». Le marché impose donc une définition des denrées,
à laquelle l’acheteur pourra se référer en cas de désaccord. Le produit vendu
doit être de bonne qualité, sans défaut caché, correspondant à son appellation,
mesuré avec le poids du marché, prisé au prix du marché.
L’existence d’une référence de valeur des marchandises, appelée « prix du marché »,
est attestée dès le xie siècle. Le chroniqueur Raoul le Glabre, évoquant l’harmonie
sociale que les ducs de Normandie faisaient régner dans leur province, conclut
ainsi : « parmi eux, passait pour voleur ou pillard quiconque, prétendant en
affaire plus que le juste prix, ou trompant sur la qualité, s’enrichissait aux dépens
d’autrui.24 » Quelques décennies plus tard, on retrouve le même principe dans
deux chartes confirmant la création de marchés. Dans le bourg que le vicomte de
Nantes crée à l’intention des moines de Marmoutier aux portes de son château de
Donges (Loire-Atlantique), en 1079, « nulle denrée ne sera vendue plus cher dans
notre bourg que dans le sien, mais toutes seront vendues dans notre bourg au
prix et à la mesure auxquels elles se vendent dans le sien, ou à un prix inférieur »,
montrant que les usage du marché local préexistant ne sauraient être mis en cause
par les religieux nouvellement établis25. À la Chapelaude (Allier) en 1072, le bourg
créé par l’archevêque de Bourges pour les moines du lieu, comprend un marché
obéissant à des règles précises : même lorsque les religieux usant de leur droit de
« banvin », auront seuls le droit de vendre leur vin sur le marché, ils ne pourront
le vendre plus cher que les autres, preuve que le prix de référence établi durant
l’année garde sa valeur dans cette période de monopole.26 Ce prix est indicatif,
24 Raoul Glaber, Histoires, cit., p. 75.
25 Éd. Dom Pierre-Hyacinthe MORICE, Histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, col. 435-436.
26 Éd. Jules TARDIF, Archives de l’Empire : inventaires et documents. Monuments historiques, p.
180-182, n. 290.
36
Vérité et questions des marchés médiévaux
puisqu’il est possible de vendre moins cher, et il semble bien qu’il vaille pour une
longue période, peut-être pour toute l’année : il paraît insensible aux variations de
court terme de l’offre et de la demande.
Un article récent d’Isabelle Theiller a permis d’éclairer la manière dont est fixé
à Rouen, au début du xiiie siècle, le prix de référence du froment.27 Une charte
de 1209 fixant les conditions de versement d’une rente en froment (quatre
muids, correspondant sans doute à plusieurs quintaux), stipule que le grain (ou
la somme permettant d’acquérir la quantité correspondante de la même céréale)
sera acquittée sur le marché à blé du vendredi à Rouen en quatre versements
successifs d’un muid entre la Saint Michel (29 septembre) et l’octave de la SaintAndré (30 novembre). Le soin avec lequel sont fixées les conditions et les dates
de paiement témoigne du souci d’aboutir à une solution qui protège les droits du
payeur comme du bénéficiaire de la rente. Les deux mois choisis, sont en effet
ceux qui suivent immédiatement l’arrivée de la nouvelle récolte, qui rejoint sur
le marché ce qui peut rester de la récolte précédente. Il s’agit aussi de la période
correspondant aux échéances des baux de location (Saint-Michel, Toussaint,
Saint-Martin ou Saint-André) et à l’achat des semences pour la récolte à venir :
l’offre et la demande se trouvant alors à leur maximum annuel, il y a de bonnes
chances que le prix du grain corresponde alors à la valeur effective de la récolte.
On comprend bien qu’en adoptant ce prix comme prix de référence, on prend en
compte le rapport de l’offre et de la demande, sans pour autant que l’indicateur
soit pollué par la spéculation qui ne saurait manquer de s’installer en d’autres
moments de l’année. Le marché contre la famine ? Ce système, qui visait aussi à protéger en le stabilisant le système de rentes et
de crédit lié à la commercialisation des récoltes, ne suffisait pas à interdire la
spéculation dans les cas, fréquents, où la médiocrité de la récolte pouvait faire
craindre des problèmes de soudure au printemps. Le système faisait aussi intervenir
des incitations morales pour accroître l’efficacité du dispositif économique. Henri
Pirenne, dans un article oublié, publié en 1922 dans une revue belge de ligues
sociales d’acheteurs, a défini de manière très éclairante la mission remplie par les
système de juste prix des marchés médiévaux :
« [la législation des villes au moyen âge] se propose avant tout d’assurer à la
population un ravitaillement à aussi bon marché que possible. L’idéal qu’elle
s’assigne et auquel elle a atteint, c’est de combattre la vie chère et d’établir pour
chaque chose le « juste prix », en d’autres termes le prix minimum. Comment a-t-elle
résolu le problème ? D’une manière aussi simple que radicale : par la suppression
des intermédiaires. Entre le producteur et le consommateur, elle a établi un rapport
direct. Par une réglementation extrêmement compliquée, elle a créé cette chose qui
27 THEILLER I., « Prix du marché, marché du grain et crédit au début du XIIIe siècle :
autour d’un dossier rouennais », Le Moyen Age, 2009, t. 115, p. 233-276.
37
L’activité marchande sans le marché ?
l’est très peu : la mise en présence de celui qui a besoin d’une denrée et de celui
qui la produit. Elle a combattu avec autant d’acharnement que d’ingéniosité toutes
tentatives de monopole ou d’accaparement ; elle s’est donnée pour but d’empêcher
le renchérissement en empêchant que les marchandises passent par plusieurs mains
avant d’arriver aux mains de l’acheteur.28 »
Les penseurs médiévaux étaient parfaitement conscient des limites de ces
mécanismes et de nombreux textes témoignent de leur compréhension des
mécanismes de la hausse du prix des subsistance. Parlant de la grande famine de
1033, Raoul le Glabre note l’échec de toute régulation, ainsi que la hausse du prix
des denrées, à mesure que les quantités proposées diminuent :
« s’il se trouvait quelque nourriture à vendre, le vendeur pouvait, selon son bon plaisir,
augmenter ou respecter le prix accoutumé. On vit ainsi en beaucoup d’endroits le
muid de grain à soixante sous, dans d’autres cas le sextier à quinze sous.29 » Trois siècles plus tard, le marchand de blé florentin Domenico Lanzi, tenant la
chronique du marché aux grains d’Orsanmichele durant la difficile année 1329,
nous permet de comprendre la place que tenait le marché dans la lutte contre la
famine.30
Très peuplée (environ 100 000 habitants) mais ne pouvant compter que sur
un arrière-pays peu étendu, entourée de voisins hostile (Pisans et Siennois en
particulier), Florence était particulièrement sensible aux crises frumentaires,
qu’elle ne pouvait combattre, en cas de mauvaise récoltes, qu’en se ravitaillant à
l’étranger (Adriatique, Provence, Sicile). La crise du printemps 1329, que D. Lanzi
nous a racontée jour après jour, vue du marché aux grains, fut particulièrement
dramatique : la faiblesse de la récolte disponible força les officiers de la
commune à réquisitionner tout le blé disponible sur les marchés de la campagne
environnante, forçant les habitants des villages à recourir au marché florentin pour
leur subsistance. Le marché d’Orsanmichele faisait l’objet d’une administration
particulière, confiée à une commission de six « sages du marché » et à son podestat,
ser Villano de Gubbio. Ce fonctionnaire étranger (c’est un Ombrien) salarié par la
commune est en charge du maintien de l’ordre, en faisant usage, au besoin, de la
force de la familia (milice armée) communale. Les descriptions de Lanzi rendent
parfaitement compte de la tension qui investissait chaque jour le marché :
« Le vendredi 2e jour de juin, les Six de la Commune fournirent et firent mettre en
place 72 muids de blé communal pas très bon, à 32 sous le boisseau. Quand la place
fut fournie la foule des acheteurs arriva de toutes parts, de citadins et paysans, plus
nombreuse que jamais — que Dieu dans sa bonté veille à réparer une telle infamie,
de misère et de faim ! — avant même qu’on commence à vendre le blé. Il y avait tant
de gens que c’était merveille de les voir tous pressés et serrés pour s’approcher des
28 Henri PIRENNE, « Le consommateur au Moyen Âge », Histoire économique de l’Occident
médiéval, Bruges 1951, p. 532-534.
29 Raoul Glaber, Histoires, cit., p. 243.
30 Giuliano Pinto (éd.), Il libro del Biadaiolo, Florence, 1978, p. 322-323, 332-335 et 375,
pour ce qui suit.
38
Vérité et questions des marchés médiévaux
étaux et avoir du grain et la presse était telle que deux hommes et deux femmes en
furent retirés morts et portés au dehors. Et si ceux de la familia n’étaient intervenus
à temps, ils se seraient vraiment piétinés et blessés les uns les autres. Alors, les
Six [sages préposés aux grains] dessusdits et ledit ser Villano [podestat du marché
d’Or’sanmichele] regardèrent la place, cette si grande multitude et ceux qui en
avaient été tirés morts. »
Ce jour-là, comme ceux qui précèdent ou qui suivent, le podestat devra utiliser
tous les moyens à sa disposition pour calmer les présents, et leur faire admettre
la décision, injuste mais équitable, de frustrer une partie d’entre eux du droit
d’acheter du grain :
« Ils firent aussitôt appeler les gens de la familia, à la manière habituelle, et firent
mettre sur la place le billot et la hache avec deux bourreaux pour les garder et
faire justice de ceux qui s’opposeraient aux édits. Deux hérauts de la commune
proclamèrent un édit du podestat du marché ordonnant à tous les hommes de
plus de quinze ans d’évacuer la place, sous peine d’une amende de vingt-cinq lires.
Aussitôt, ser Villano et ses gens commencèrent à les chasser à coups de bâtons et de
lances, les uns comme les autres. Plus de mille, hommes et garçons, tous venus pour
chercher du grain, quittèrent la place. Puis ils fermèrent les entrées par des grilles et
postèrent des gardes qui chassaient ceux qui voulaient entrer et ne laissaient passer
personne, grande ou petite, pour quelque raison que ce fût. La vente commença
dans ce chaos à raison d’un demi-boisseau par tête aux femmes qui étaient sur le
marché. »
Les jours suivants, la hache et le billot, attributs significatifs de la main bien visible
qui gouverne le marché florentin, seront exhibés en permanence, tandis que Ser
Villano ordonnera, imprévisible, l’expulsion des femmes et des enfants ou de
tous les hommes de plus de quinze ans. Impitoyable avec les acheteurs, il ne se
montre pas tendre avec les vendeurs. Le 18 septembre de la même année, pour
décourager la tentation de spéculer chez les marchands, il fait arrêter 39 d’entre
eux et en fait torturer un devant les autres, pour leur faire comprendre sa volonté
de voir le marché convenablement pourvu de grain à prix raisonnable. Bien que
l’un d’entre eux, D. Lanzi ne désapprouve pas une telle violence. Bien mieux,
face à la démagogie de ses voisins siennois, qui ont cru désamorcer la crise en
chargeant l’hôpital Santa Maria della Scala de distribuer une aumône quotidienne
aux pauvres de la ville et de la campagne, créant les conditions d’une émeute
scandaleuse, suivie d’une répression inique, il félicite les autorités florentines
d’avoir choisi la voie étroite d’une régulation sévère mais équitable, du marché :
« Nécessaire est ton secours, Seigneur, et maintenant plus que toute autre chose ton
secours aux pauvres gens. En vérité, je l’affirme, s’il n’y avait eu des hommes de bien
dans l’office des Six durant cette année, bien des pauvres et petites gens, surtout à la
campagne, seraient morts de faim. »
Les marchés et la société
On ne trouve pas dans le monde médiéval d’indice d’une autonomie des
mécanismes du marché par rapport aux dynamiques sociales. En ce sens,
39
L’activité marchande sans le marché ?
l’hypothèse polanyienne de l’embeddedness apparaît validée par les sources
médiévales. Mais ce serait une erreur que de minimiser la part des comportements
économiques dans l’évolution de la société. La place tenue par le marché dans les
systèmes de représentations est un bon symptôme de cette importance. Giacomo
Todeschini avait à bon droit insisté sur la fréquence des métaphores marchandes
et monétaires dans la littérature patristique et dans la théologie médiévale. On
trouve les mêmes figures rhétoriques dans les chartes et diplômes, à l’appui de
transactions tout à fait concrètes, voire profanes. Voici par exemple le préambule
d’une donation faite aux moines de Cluny en 1062 :
« C’est une heureuse négociation (negociatio) et un accord commercial (mercatura)
souhaitable à tous les fidèles du Christ, que celui où l’on reçoit les plus grands
biens en contrepartie de peu de choses, des biens durables contre des transitoires,
des biens éternels contre des temporels. Comme moi, Arnoul de Regiomo, et ma
femme Élisabeth, nous voulions avoir notre part, si petite soit-elle, à ce marché
(mercatio), séduits par l’espoir d’une rétribution perpétuelle (spes perpetuae retributionis),
nous donnons au monastère de Cluny […] notre domaine héréditaire de l’évêché
de Besançon…»31.
De fait, l’idée que la vie du Chrétien est une succession de négociations dont le
solde sera calculé lors du Jugement dernier ne choque pas les théologiens. Elle
s’exprime avec un bonheur poétique inégalé dans les vers que Rutebeuf écrivit
vers 1260 en conclusion d’un récit de miracle, réussissant à placer au moins 12
occurrences de mots relatifs au marché et à la marchandise en 17 vers (sans
compter les acrostiches et homophonies) :
Hon dit: « De teil marchié, teil vente. »
Ciz siecles n’est mais que marchiez.
Et vos qui au marchié marchiez,
S’au marchié estes mescheant,
Vos n’estes pas bon marcheant.
Li marcheanz, la marcheande
Qui sagement ne marcheande
Pert ses pas et quanqu’ele marche.
Puis que nos sons en bone marche,
Pensons de si marcheandeir
C’om ne nos puisse demandeir
Nule riens au jor dou Juïse,
Quant Diex pranra de toz justise
Qui auront ensi bargignié
Qu’au marchié seront engignié.
Or gardeiz que ne vos engigne
Li Maufeiz, qu’adés vos bargigne.32
31 Auguste BERNARD et Alexandre BRUEL, éd., Recueil des Chartes de l’abbaye de Cluny, t. 4,
Paris, 1888, p. 477, n°3381.
32 Le miracle du Sacristain et d’une dame accompli par notre Dame, v. 16-32, dans Rutebeuf,
Œuvres Complètes, (Lettres Gothiques), 2005, éd. M. Zink, p. 588-591 : « On dit: « On a
le prix qu’on a su marchander. »/Ce monde n’est plus qu’un marché./Et vous qui marchez
40
Vérité et questions des marchés médiévaux
Il ne fait guère de doute qu’il existe dans les marchés médiévaux quelque chose
d’universel, qui justifie son usage allégorique. On pourrait en trouver la marque
dans le fait qu’il est sans doute la seule institution à associer tous les membres de
la société, quelles que soient leurs conditions sociales (le serf, le bourgeois et le
noble y ont le même droit et y paient le même prix) ou même leurs religions (pour
les régions d’Europe où Juifs et Musulmans se mêlent aux Chrétiens). Dès 1030,
l’énumération en forme de procession de tous ceux qui sont invités à passer avec
leurs marchandises sur le nouveau pont construit à Tours par Eudes de Blois, et
sur qui il s’engage à ne percevoir aucune redevance, en donne l’illustration :
« hommes de toutes provinces, de tous ordres et offices, étrangers ou autochtônes,
pélerins ou marchands, piétons ou cavaliers, pauvres ou riches, qu’ils conduisent des
charrettes, des juments bâtées ou sans charge ou des animaux quels qu’ils soient, où
que leur chemin les porte… »33
Mais ce serait se méprendre que de voir dans cette règle universelle de la
marchandise la prémisse d’une société rendue homogène par la circulation
monétaire. Les sources médiévales ne manquent pas de nous mettre en garde
contre une lecture abstraite de l’institution. Le marché médiéval n’existe que dans
son contexte : lieu, moment, conjoncture. Sur les marchés ruraux, les usagers
locaux, qui n’acquittent pas de droits sur les produits qu’ils acquièrent pour leur
subsistance ou sur ceux qu’ils portent à vendre, se distinguent des marchands,
venus de la ville pour acheter les produits de l’agriculture. À l’inverse le florentin
Domenico Lanzi repère sans difficulté l’afflux sur son marché florentin des
paysans venus des environs. Les fabliaux autant que les témoignages en justice
insistent sur le rôle qu’y jouent les vêtements et comportements, marqueurs de
conditions sociales et déterminants des rôles économiques. L’auteur du Dit des
tisserands (milieu du xiiie siècle) explique ainsi que le port de beaux vêtements peut
transformer un vilain en riche acheteur, objet de l’attention des marchands :
Il n’est si mauvais vilain,
Ni si endurci
Que s’il portait de beaux vêtements
Chacun n’appelât
Lui disant « achetez ! »34
vers le marché,/si au marché vous êtes malchanceux,/vous n’êtes pas un bon marchand./
Le marchand, la marchande/qui ne marchande pas sagement/a fait des pas pour rien et
pour rien a marché./Nous qui sommes du bon pays, de la bonne marche,/pensons à si bien
marchander/qu’on ne puisse rien nous demander/au jour du Jugement,/quand Dieu exercera
sa justice/sur tous ceux qui auront fait des affaires telles/qu’au marché ils auront été dupés./
Gardez-vous donc d’être dupés par le Malin: /on ne fait avec lui que de mauvaises affaires. »
Je dois à Isabelle Theiller la connaissance de ce texte.
33 Simone Lecoanet, « Charte d’Eudes II concernant le premier pont de Tours », Bulletin
philologique et historique du Comité des travaux historiques et scientifiques pour 1968 (1971), p. 523530.
34 « N’a si mauvais vilain/Ne si enduresté/Se il avoit biaux dras/Chascuns ne l’apelast/Et
diroit « Achetez », Dit des tisserans, cité par Danièle ALEXANDRE-BIDON et Marie-Thérèse
41
L’activité marchande sans le marché ?
Le sens de la comédie sociale qui se joue sur le marché n’échappe pourtant à
personne et bien des textes viennent affirmer que si le marché est l’instrument
essentiel d’une économie morale de la survie des pauvres, il veille parallèlement à
interdire autant que possible une mobilité sociale qui passerait par l’enrichissement
des plus modestes. Vers 1260, le prédicateur Étienne de Bourbon évoque ainsi
une figure promise à un brillant avenir littéraire :
« Ainsi, j’ai entendu parler d’une servante à qui sa maîtresse avait donné son lait du
dimanche, qu’elle portait sur sa tête pour le vendre à la ville. Marchant au long du
fossé, elle pensa que du prix de son lait elle achèterait une poule, qui lui donnerait
de nombreux poussins. Elle vendrait ceux-ci lorsqu’ils seraient devenus des poules
et achèterait des porcelets, qu’elle revendrait une fois devenus grands et en ferait des
moutons dont elle ferait des boeufs. Et, s’enrichissant peu à peu, elle s’allierait avec
un noble. Et pendant qu’elle se faisait gloire d’être conduite vers cet homme sur son
cheval, comme si elle éperonnait sa monture, elle frappa la terre du pied, criant Yo!
Yo! au cheval, son pied glissa, elle tomba dans le fossé, la cruche se brisa, le lait se
repandit. Elle perdit ainsi ce quelle espérait gagner, et ce qu’elle avait déjà. »35
Quatre siècles avant La Fontaine, cette aïeule de Perrette allant au marché rêvait
que le bénéfice de ses affaires se traduirait en ascension sociale et lui obtiendrait
la main d’un noble. Sans illusion ni espoir en la matière, Perrette ne s’autorise que
la vision d’une vache et de son veau dans le troupeau communal. Pour modestes
qu’ils soient, ces « châteaux en Espagne » s’évanouissent dès que le pied manque,
et Gros-Jean, réveillé de sa rêverie doit reconnaître que le marché ne lui concèdera
rien qui puisse changer sa condition de paysan.
De fait, la morale des fables et contes est sans indulgence pour les paysans
rencontrés sur la route vers le marché. Hans le « bienheureux », héros ingénu
d’un des Contes des frères Grimm, ne prétendait à rien d’autre qu’à retourner au
village pour voir sa mère, une fois achevé son apprentissage en ville. Son maître
l’avait payé d’un lingot d’or, cadeau absurdement inutile et pesant dont Hans ne
savait quoi faire. Qu’à cela ne tienne, croisant sur sa route ceux qui se rendaient
au marché, Hans échangera son or contre un cheval, qu’il cèdera ensuite contre
une vache, elle-même vite convertie en un cochon, puis en une oie. Un rémouleur
lui échangera celle-ci contre une pierre à aiguiser, qu’Hans épuisé et assoiffé,
laissera ensuite échapper au fond d’un ruisseau. Dépouillé de tout, mais toujours
le plus heureux des hommes, Hans peut ainsi rentrer au village, ayant reçu du
négoce tout ce qu’il pouvait en attendre.
On ne connaît pas de source médiévale à Hans im Gluck. Mais ce serait se
méprendre que de lire le conte comme un apologue cynique et vaguement
sadique moquant la sottise des paysans et leur inaptitude à l’économie. Il y a
dans le bonheur du petit Hans quelque chose d’un programme de vie, dont le
LORCIN, Le quotidien au temps des fabliaux, Paris, 2003, p. 205.
35 Texte latin dans Albert LECOY DE LA MARCHE, Anecdotes historiques, légendes et apologues
tirées du recueil inédit d’Étienne de Bourbon, dominicain du XIIIe siècle, Paris, 1877, p. 226-227, qui
publie aussi la version donnée de la même anecdote par Jacques de Vitry, vers 1240.
42
Vérité et questions des marchés médiévaux
christianisme médiéval donne d’autres exemples. De fait, le corpus des légendes
franciscaines, tel que le lit Giacomo Todeschini, livre une série impressionnante
de « transactions » parfaitement analogues à celles accomplies avec succès par
notre héros. François offre à un chevalier pauvre le manteau reçu en aumône,
loge et nourrit les mendiants. Les Fioretti insistent sur le caractère contagieux et
efficient de cette économie de la redistribution immédiate. Lorsque les premiers
frères se réunissent en 1221 dans la plaine d’Assise,
« leur pieuse insouciance à l’égard de la nourriture et du logement et leur indifférence
évangélique vis-à-vis de l’avenir provoquent le miracle d’une extraordinaire abondance
« de pain et de vin, de fèves et de fromage et d’autres bonnes choses à manger, selon
qu’il était nécessaire aux pauvres du Christ » que fournissent les admirateurs du
nouvel ordre venus de toutes les villes environnantes : « et bienheureux s’estimait
qui pouvait apporter le plus de choses, ou servir avec le plus d’empressement. »
Dans cette économie de la redistribution et de la consommation immédiates, les
transactions monétaires ne sont pas niées : elles sont plutôt contournées par un
itinéraire qui projette le Poverello vers les campagnes et leurs habitants, hommes
et bêtes. Face à la société monétarisée des villes et de leurs marchés, François
parcourt les chemins du contado avec le même esprit qui pousse Hans vers le
dénuement et la félicité :
« Il existe un ailleurs qui, comme les forêts, cerne les villes : là, l’argent cesse de
fonctionner comme un moyen de communication. Il n’explique ni ne schématise la
réalité. S’il peut être pour les voleurs, les lépreux, les rustici et les pauvres ordinaires
l’objet d’un désir, il ne détermine en rien leur appartenance à la civilisation : pour ces
« infâmes » habitants des marges sociales, il signifie non pas honneur mais uniquement
subsistance, non pas appartenance à la cité, mais simplement survie. »36
Il y a bien des différences, mais aussi plus d’un rapport entre l’itinéraire de
François vers une pauvreté extatique et la succession de transactions vaguement
grotesques qui dépouillent Hans de son trésor si honnêtement acquis. Le sens
mystique de son cheminement n’est plus guère sensible dans la version recueillie
à la fin du xviiie siècle par les frères Grimm. Son sens social et économique
apparaît au contraire avec netteté et donne un sens plus ambigu aux textes
franciscains. Il nous dit que le bonheur des pauvres, ou des paysans, ce qui est la
même chose, était indispensable au bon fonctionnement du marché, et que leurs
transactions les plus réussies étaient de l’ordre du don. Le marché pouvait leur
rendre la pareille, en cas de disette, en maintenant les subsistances à un bas prix,
tant que la chose était possible. Mais ils ne pouvaient prétendre participer aux
bénéfices qu’on y réalisait, à égalité avec ceux qui jouissaient de plein droit de ses
ressources. Dans leurs principes comme dans leur fonctionnement, les marchés
médiévaux furent sans doute de puissants instruments d’intégration sociale et
d’assistance aux pauvres. Dans ce sens, ils doivent être étudiés avec les pratiques
de secours liés à la dîme, à l’aumône et aux institutions hospitalières. Mais jamais
il ne fut dit qu’il y avait de l’égalité entre les acteurs qui s’y retrouvaient.
36 Giacomo Todeschini, Richesse Franciscaine, cit. p. 84-85, 95.
43
Activités marchandes, activités
administratives, marché et organisation :
une approche sur la longue durée via l’Eglise
François-Xavier de Vaujany
CERAG et IAE de Grenoble
Peut-on penser l’activité marchande sans le marché ? Difficile de débattre de cette
question ardue sans une perspective historique, sans mobiliser ce que Braudel
appelait la longue durée. La question se pose alors de l’articulation « en pratique »
des activités marchandes avec le marché.
Mais au-delà d’une réponse descriptive, un détour historique sur cette question
peut aussi être l’occasion d’ouvrir le débat en invitant des éléments qui sont les
pendants de l’activité marchande et du marché : l’activité administrative, d’une
part, et l’organisation (ou la hiérarchie), d’autre part. L’idée qui sous-tendra cette
contribution est la suivante : la genèse de l’activité marchande, ses articulations
avec le marché, gagne à être mise en perspective avec l’émergence de ce qui leur a
donné un sens par dichotomie (les activités administratives et l’organisation).
Comment traiter alors un sujet aussi complexe, qui implique d’inviter à la même
table économistes, gestionnaires et historiens ? Nous proposons un point d’entrée
qui permettra de centrer le propos : l’histoire des organisations religieuses, et
plus particulièrement celle de l’Eglise Catholique et de ses enclaves. De par leur
longévité, ces organisations peuvent être un traceur opportun afin de mieux
comprendre la dynamique des activités administratives et marchandes, et leur
relation avec le marché ou l’organisation (qui sera d’abord la bureaucratie).
Tout d’abord, l’histoire de Eglise (et de ses enclaves) peut être un traceur
institutionnel au sens où elle permet de mieux saisir l’environnement institutionnel
qui va contraindre et habiliter les activités marchandes (et financières). Difficile
de comprendre la légitimation du marchand et du banquier dans les sociétés
occidentales sans faire référence à la naissance (au Moyen Age) du purgatoire, ou
La notion d’enclave sera utilisée ici dans un sens proche de celui proposé par Mintzberg et
Westley (1992), à savoir un sous-ensemble organisationnel relativement étanche, délibérément
isolé du reste de l’organisation, et qui présente des spécificités culturelles et structurelles. La
notion est difficilement dissociable d’un modèle de gestion par l’enclavement qui consiste à
observer les changements possibles (et «endigués») qui émergent au niveau d’une enclave, et à
la diffuser parfois sur d’autres enclaves (cf. partie 2 du chapitre). 45
L’activité marchande sans le marché ?
pour la période contemporaine, à la doctrine sociale de l’Eglise. Difficile également
de comprendre l’institutionnalisation de certains outils marchands ou administratifs
sans faire référence aux enclaves (monastiques) de l’Eglise. Plus que des inventeurs,
les abbayes et monastères ont été des promoteurs, des diffuseurs et des affineurs de
dispositifs formels d’animation de l’action collective. Le destin de la comptabilité en
partie double, pour ne citer qu’elle, gagne fortement à être rapprochée de l’histoire
de l’Eglise pour en comprendre de nombreux aspects. Ce type de détour historique
permet alors de mettre en lumière une activité marchande pensable sans le marché.
Le Moyen Age est lié pour l’essentiel à une « économie nature », fondamentalement
fermée (Le Goff, 1964). Cette économie a ensuite progressivement été enchâssée
dans un espace marchand qui a fait l’objet d’un discours spécifique de l’Eglise.
Le marché comme l’activité marchande sont devenus des concepts distincts et
autonomes, mais finalement placés dans une relation hiérarchique.
L’histoire de l’Eglise (et de ses enclaves) sera également un traceur organisationnel, au
sens où l’histoire d’acteurs catholiques majeurs permet d’illustrer des combinaisons
locales et singulières d’activités marchandes ainsi que leur intégration dans le
marché. C’est le cas notamment des cisterciens, forts de 900 ans d’histoire plus
ou moins tumultueuse. Les cisterciens ont ainsi combiné de façon étonnante
activités marchandes, activités administratives, marché et organisation. A son
échelle, la Curie Romaine (que l’on peut définir comme les services administratifs
centraux de l’Eglise basés au Vatican) a aussi connu des tentatives d’équilibrages
constantes entre le dogme et les nécessités économiques ou politiques du
temps. Les multiples et complexes mutations organisationnelles de cet acteur en
témoignent largement (cf. de Vaujany, 2006, 2007).
L’histoire de l’Eglise comme traceur institutionnel de
l’articulation entre activités marchandes-managériales et
marché-organisation
L’histoire de l’Eglise et de ses enclaves permet de mieux comprendre l’articulation
en pratique des activités marchandes avec le marché ou encore l’autonomie
C’est particulièrement évident dans le cas de l’Allemagne et l’émergence de la cogestion
(Gomez et Wirtz, 2008). L’économie du Moyen Age est une déclinaison de l’ « économie nature » décrite par
Hildebrand (1848). Par économie nature, « il faut entendre pour l’économie médiévale
une économie où les échanges, tous les échanges, étaient réduits au strict minimum. Donc
économie nature serait à peu près synonyme d’économie fermée. Le seigneur et le paysan
trouvent la satisfaction de leurs besoins économiques dans le cadre du domaine, et dans le cas
du paysan surtout dans le cadre domestique : la nourriture est tenue par le jardin attenant et
par la part de la récolte de sa tenure qui lui reste après remise de la part du seigneur et de la
dîme de l’Eglise, le vêtement est fait par les femmes à la maison, l’outillage de base - meule à
bras, tour à main, métier - est familial. » (Le Goff, 1964, p. 224).
Nous approfondirons ce point dans la partie 2 du chapitre.
46
Activités marchandes, activités administratives, marché et organisation...
(oubliée dans le contexte contemporain) des deux notions. Nous commencerons
par montrer en quoi les enclaves catholiques ont progressivement défini des
systèmes de règles, des espaces organisationnels. Nous verrons en quoi ces
espaces ont amené un nouveau rapport à l’activité marchande, entre acteurs
organisationnels « réglementés ». Nous montrerons ensuite de quelle façon
l’Eglise a eu une influence institutionnelle déterminante, d’abord sur les activités
marchandes, ensuite sur le marché comme institution abstraite qui structure la
rencontre d’une offre et d’une demande.
Distinguer le dehors du dedans : l’émergence de structures protobureaucratiques via la règle monastique
Dans cette économie nature qu’est le Moyen Age, nous sommes encore dans
une économie fermée, dominée par un sentiment d’insécurité et une relative
hostilité par rapport à l’Etranger (Le Goff, 1964). Les échanges sont quasiment
inexistants (Gauvard, 2004). A l’image des abbayes, la plupart des acteurs du
Moyen Age (surtout le haut Moyen Age) sont dans des situations d’autarcie. A
cette époque se dessinent de multiples « dedans » et « dehors ». Le Moyen Âge
est la période des communautés, qu’il s’agisse des monastères, des guildes, des
universités ou de toutes autres sortes de corporations (des « universitas » au sens
large) (Le Goff, 1964, p. 257). Celles-ci constitueront les unités fondamentales
organisant la concurrence et l’échange (notamment marchand) en leur sein et
entre elles (Kieser, 1987, 1989 ; Verger, 1973).
Parmi ces corporations, l’une d’entre elles aura un rôle déterminant : le monastère
(Kieser, 1987). En effet, les enclaves monastiques ont joué un rôle important
dans la conception de l’action collective moderne et l’arrivée de la bureaucratie.
Elles ont contribué à définir le « dehors » du « dedans », l’espace de l’activité
administrative et celui de l’activité marchande. C’est principalement la règle de
Saint Benoît apparue au VIe siècle qui peut être considérée comme un point de
rupture majeur dans l’histoire de l’action collective en occident.
La réforme bénédictine ne peut être bien comprise qu’en faisant référence à ce qui
l’a précédée, à savoir les mouvements érémitiques (Berlioz, 1994 ; Pacaut, 2005).
Ceux-ci correspondaient à des groupements d’individus qui vivaient leur foi
(sans infrastructure particulière) autour d’un leader charismatique. Les membres
évoluaient à l’écart du reste du monde (dans les déserts libyens ou égyptiens
par exemple) et s’efforçaient de vivre avec ce que la nature ou plus rarement, la
générosité humaine, leur permettaient d’obtenir. Avec la règle de Saint Benoît
naît au VIe siècle un nouveau type d’action collective religieuse (Fauchez, 1994).
Le groupe s’organise à l’intérieur d’un monastère. Il alterne travail et prière. Le
collectif vit en autarcie, généralement loin des villes.
Elle se diffusera surtout à partir du VIIIème siècle où elle s’imposera face aux autres règles
qui coexistaient alors (sous l’impulsion du pouvoir impérial, cf. Bazin et al, 1998).
47
L’activité marchande sans le marché ?
L’ordre bénédictin et les ordres qui lui sont associés incarnent en fait une rupture
majeure. Avec lui naissent les premières communautés de pratiques religieuses, dont
la finalité est ponctuellement et accessoirement productive (tournée vers le travail de
la terre et/ou des activités plus intellectuelles comme la production de manuscrits ou
l’artisanat). Avec lui se développe également une nouvelle forme d’action collective,
autonome au sein de la société, et sujette à ses propres régulations.
La seconde rupture arrive au Xe siècle, avec l’expansion de certains ordres qui
deviennent des organisations complexes, à forte inscription économique, mais
aussi avec le développement, un siècle plus tard, des ordres mendiants. Le
paysage européen connaît alors une évolution lente et profonde. On passe d’un
monde bâti autour du château du seigneur, à de véritables villes dont le centre de
gravité s’éloigne progressivement de la place forte. Les marchands, les banquiers,
deviennent des figures majeures de ces nouvelles cités (Le Goff, 2001). Les bases
du capitalisme sont en train d’émerger. Par rapport à cela, l’Eglise et certains de
ses acteurs institutionnels, comme de nombreux membres du clergé (de façon
plus individuelle), vont jouer un rôle majeur.
Les ordres monastiques pour commencer, vont devenir des acteurs techniques et
économiques importants (Hetzlen et de Vos, 1994). L’organisation monastique se
complexifie (notamment avec l’arrivée de frères lais ou convers), l’utilisation des
techniques agricoles devient de plus en plus sophistiquée, le développement de
formes de sous-traitances auprès de communautés paysannes environnantes aux
monastères ou encore l’expansion spatiale des propriétés monastiques s’affirment
(cf. Bouché, 1994). Pacaut (2005, p. 157) remarque ainsi que les cisterciens
s’intéressent « fort souvent aux techniques et se révèlent bons agronomes,
sachant engraisser les sols et ne reculant pas devant les entreprises les plus
prenantes lorsqu’il s’agit de mieux aménager l’exploitation rurale ou les ateliers
dans lesquels sont fabriqués les outils ». De façon plus étonnante, des abbayes
vont être impliquées dans des activités marchandes ou foncières (avec la gestion
du patrimoine ou l’offre de prêts avec usure…). Le tout se fera même parfois avec
une certaine concurrence entre les enclaves monastiques (Bouché, 1995). Plus
simplement, de puissants monastères comme celui de Cluny en Bourgogne, vont
être impliqués dans la gestion de nombreuses « filiales » (plus de 1200 à l’âge d’or
de l’organisation), ce qui posera un certain nombre de problèmes d’organisation
auxquels seront données des réponses innovantes (Pacaut, 2005 ; Aubert et al,
1975 ; Merdrignac et Mérienne, 2003) : divisionnalisation de la structure autour
de « provinces », formalisation d’une comptabilité, nouveaux mécanismes de
gouvernance basés sur des assemblées annuelles de prieurs, développement de
En complément de la prière qui reste bien sûr l’activité centrale.
Comme les Franciscains et les Dominicains (cf. Pacaut, 2005).
Investis principalement dans les activités matérielles du monastère.
« Pour faire approuver ses décisions, et peut-être aussi afin de recueillir les avis des uns et
48
Activités marchandes, activités administratives, marché et organisation...
tournées de contrôle et d’inspection par l’abbé de Cluny… Une spécialisation
des tâches toute nouvelle (autour des frères de chœur, des convers, des familiers,
des salariés…) se met en place. Elle est poussée à un degré tout à fait inédit
en occident par les Cisterciens10 (Fossier, 1994; Barrière, 1994). Cependant,
le contexte sociétal ne se prête pas encore à une diffusion importante de ces
nouveaux modes d’action collective (« These institutional innovations could not
spread on a larger scale before the restrictive rules of medieval economic thinking
had been removed and pursuit of profit had been introduced as a legitimate
principle », Kieser, 1989, p. 559).
Si elles renforcent la spécialisation de l’action collective, les organisations
monastiques incarnent également une rupture en terme de formalisation. En
témoignent les multiples règles monastiques liées aux différents ordres (Pacaut,
2005). De façon surprenante, ces règles incluent de nombreux éléments
organisationnels, tout particulièrement en ce qui concerne le contrôle et la
gouvernance (cf. Lapierre, 1982). Outre de nombreuses règles sur l’ « ordre des
psaumes », la « mesure du manger » ou encore celle « du boire », la règle de Saint
Benoît précise comment « il faut appeler les frères en conseil ». Il est ainsi précisé
que « toutes les fois qu’il y aura dans le monastère quelque affaire importante à
traiter, l’abbé convoquera toute la communauté, puis il exposera lui-même ce
dont il s’agit. Après qu’il aura entendu l’avis des frères, il examinera la chose en
lui-même, et fera ensuite ce qu’il aura jugé le plus utile (…). Les frères donneront
leur avis en toute humilité et soumission, en sorte qu’ils n’aient pas la présomption
de soutenir avec arrogance leur manière de voir ; mais il dépendra de l’abbé de
prendre l’avis qu’il juge le plus salutaire. » (Lapierre, 1982, pp. 63-64). Une forme
de pré-bureaucratie weberienne naît donc dès le Moyen Age.
Au-delà des règles, un vaste édifice réglementaire relativement complexe va se
structurer du VIe au XIIIe siècle, avec le développement de « coutumiers » puis de
« statuts » (Racinet, 1994, 2007). A l’origine, les coutumes sont « une interprétation
qui précise et complète les dispositions relatives à la liturgie et à l’organisation
matérielle de la communauté » (Racinet, 2007, p71). Elles sont progressivement
formalisées à partir du VIIIe siècle sous forme de coutumiers qui sont donc la
traduction concrète dans un contexte local de la règle. Les coutumiers deviennent
également le lieu d’une expression identitaire de l’enclave. A partir du XIIIe siècle,
les statuts vont préciser et compléter les règles et coutumiers, avec une fonction
des autres, tous les abbés et prieurs [NDT, de l’ordre clunisien] se réunissent en une assemblée
qui va être élevée peu après au niveau des structures institutionnelles et former le chapitre
général de l’ordre. Ainsi installé, celui-ci se réunit chaque année à la maison-mère sous la
présidence de son abbé, sur la proposition duquel il arrête les mesures jugées nécessaires, après
avoir entendu les rapports des visiteurs qui ont inspecté les couvents des diverses provinces. Il
tempère le système monarchique jusque là observé, d’autant plus qu’il lui revient de désigner
ces visiteurs et de choisir en son sein des religieux qui assistent le chef suprême pour préparer
les statuts sur lesquels il délibère. » (Pacaut, 2005, p. 89).
10 Voir le cas des cisterciens dans la seconde partie.
49
L’activité marchande sans le marché ?
bien précise. Contrairement à la règle, « ils ne préexistent pas nécessairement à
l’établissement d’une communauté. Contrairement aux coutumiers, ils n’établissent
pas a posteriori des usages déjà implantés mais en édictent de nouveaux ou en
révisent les anciens. » (Racinet, 2007, p. 71). Ils se présentent comme des sortes
de compilations ou des codifications de textes édictés par les chapitres généraux
ou les ordonnances des monastères.
Les abbayes vont donc contribuer à la formalisation de l’action collective. Elles
vont tout particulièrement jouer un rôle dans la conception et la diffusion de
proto-outils de gestion (des activités marchandes et/ou administratives). Les
moines vont ainsi être de véritables « passeurs de pratiques », d’une enclave à
une autre, et indirectement, d’un territoire à un autre. Cela se fera tout d’abord
à travers le suivi d’un modèle de l’enclavement (Mintzberg et Westley, 1992).
Il s’agit de constituer des enclaves, de sous-ensembles relativement étanches
les uns par rapport aux autres. Tout changement local est d’une certaine façon
naturellement endigué. En revanche, une pratique locale jugée pertinente pourra
être observée pendant une période test par l’enclave nodale (la Curie Romaine en
l’occurrence) qui pourra éventuellement institutionnaliser et diffuser la pratique
à d’autres sous-ensembles. C’est ce qui se passa au XIIIe siècle avec la pratique
de prêches laïques par les humiliati (cf. Mintzberg et Westley, 1992, p. 52). A une
échelle plus individuelle, des personnages monastiques vont également jouer un
rôle dans la formalisation et la diffusion de pratiques marchandes, que ce soit
au Moyen Age ou à la Renaissance. On peut mentionner ici Angelo Pietra (un
moine bénédictin) au XVIe, Luca Pacioli (un frère franciscain) au XVe et XVIe
siècles, Ludovico Flori (un jésuite) au XVIIème (Courtis, 1997 ; Quattrone, 2004).
Des moines et des prêtres ont ainsi joué un rôle crucial dans le développement, la
formalisation et la diffusion des techniques comptables. Cela n’a pas grand chose
d’étonnant, la communauté ecclésiastique étant alors la seule communauté érudite
de l’occident. Il faudra attendre assez longtemps pour que le savoir se « laïcise ».
On remarque qu’il en fût de même pour les connaissances organisationnelles,
financières, informationnelles et techniques.
L’influence institutionnelle : du refus des activités marchandes à la
recherche d’une « domestication » du marché ?
En dehors de son rôle « exemplaire » (au sens où elle a proposé des modèles
légitimes) pour l’action collective, l’Eglise a également eu un rôle plus directement
institutionnel dans l’évolution des activités marchandes puis du marché comme
institution abstraite.
Tout d’abord, comme nous l’avons évoqué dans la section précédente, elle a été
au cœur des nombreuses communautés coopératives qui apparaissent au Moyen
Age (Le Goff, 1964 ; Verger, 1973). Les « universitas » (guildes, universités,
monastères…) sont des espaces organisationnels dont les règles suivent des
50
Activités marchandes, activités administratives, marché et organisation...
préceptes religieux, et qui définissent un espace de concurrence. L’activité
marchande est d’abord régulée par le seigneur (dans des marchés physiques avec
des frontières clairement délimitées). Le seigneur garantit le bon fonctionnement
de ces espaces, tout particulièrement les poids et les mesures (dont les étalons
sont conservés au château, à l’abbaye11 ou à l’hôtel de ville des bourgeois).
Les enjeux sont de taille. Comme le rappelle Le Goff (1964, p. 277), « parmi
les formes insidieuses de la lutte des classes, il faut faire une place à part aux
innombrables contestations qui se sont élevées autour des poids et des mesures.
La détermination et la possession des étalons qui fixent la quantité du travail et des
redevances sont des moyens de domination économique essentiels. » Religieux,
nobles et bourgeois se livreront ainsi une lutte sans fin sur la possession de ces
référentiels de l’activité marchande.
Elément du cadre institutionnel de la pratique marchande, l’Eglise est également
un moteur de l’échange marchand et plus généralement, du développement
économique. Dans le Bas Moyen Age, à travers l’action des évêques, elle a ainsi
largement contribué à renforcer le développement économique et à alimenter
les marchés naissants. Si avant l’an mille, l’Eglise a massivement thésaurisé,
passé ce cap, elle « déthésaurise » (Le Goff, 1964) et « met en circulation les
trésors accumulés » (p. 64) en finançant de grands projets de constructions (de
Cathédrales), à l’aide parfois de « miracles » qui aident à découvrir opportunément
des trésors enfouis… Plus directement encore, l’Eglise finance la croissance via
des enclaves monastiques qui jouent parfois le rôle d’établissements de crédit (au
XIe et XIIe siècles, à une période où
« les juifs ne suffisent plus à jouer le rôle de créanciers qu’ils ont jusqu’alors assumés
et où les marchands chrétiens n’ont pas encore pris la relève », Le Goff, 1964,
p. 64).
Toutes ces évolutions sont finalement très étonnantes, car la position de l’Eglise
sur le thème de l’activité marchande est assez ambivalente. Garante institutionnelle
(avec d’autres) des pratiques marchandes, l’Eglise ne légitime pas pour autant le
commerce (et le prêt à usure) à l’époque du haut Moyen Age. Au contraire, la
doctrine officielle méprise le marchand et le banquier, tous deux voués à l’enfer.
On peut commencer par remarquer que cette diabolisation sans nuance est à
dater. Les premiers temps du Christianisme s’inscrivaient probablement dans une
vision beaucoup plus nuancée de l’activité marchande. D’après Le Goff, (1964,
p. 200) :
« Toute l’attitude du Christ à l’égard de Mathieu, percepteur ou banquier, homme
d’argent en tous cas, venait corroborer cet aspect indulgent du christianisme à la
finance. Il fut presque totalement ignoré ou passé sous silence par le Moyen Age. Au
contraire, la chrétienté médiévale, après avoir condamné le prêt de consommation
entre chrétiens - autre preuve de sa définition comme groupe clos - et laissé aux
11 Le rôle institutionnel de l’enclave monastique par rapport au marché est à nouveau
évident.
51
L’activité marchande sans le marché ?
juifs le rôle d’usuriers, ce qui n’empêcha pas les grandes abbayes du haut Moyen
Age de jouer dans une certaine mesure le rôle d’établissements de crédit, s’opposa
aussi longtemps au prêt de production et plus généralement condamna comme
usure toutes les formes de crédit – stimulant sinon condition de la croissance
économique. »
A partir du XIIe siècle une invention doctrinale majeure, le purgatoire, va
permettre de lever l’opprobre sur le marchand et les banquiers (Le Goff, 1981,
2001). Si du Ve à la fin du XIe siècle l’Eglise agitait des exempla particulièrement
effrayantes en direction des usuriers et des marchands, elle adopte ensuite une
position plus pragmatique en tolérant certaines formes de pratiques marchandes et
usurières. Le problème se déplace alors vers la détermination de niveaux d’intérêts
acceptables ou la recherche d’un juste profit. Les indulgences permettent aux
usuriers et marchands d’espérer la rémission de certains pêchés. Le purgatoire
offre également aux pêcheurs (notamment marchands et banquiers) un espace
entre l’enfer et le paradis, dont le séjour sera fonction à la fois des fautes passées
et de l’action des vivants pour le rachat de l’âme de leur proche. Il n’y a plus à
choisir entre la « bourse et la vie » (Le Goff, 1957, 2001).
Ainsi,
« l’Eglise tout au long de la période protège le marchand et l’aide à vaincre le préjugé
qui le fait mépriser de la classe seigneuriale oisive. L’Eglise entreprend de réhabiliter
l’activité qui accomplit l’essor économique, et, du travail-châtiment défini par la
genèse – l’homme déchu doit, par pénitence, gagner son pain à la sueur de son front
– fait une valeur de salut. » (Le Goff, 1964, p. 173).
Avec le XIXe siècle et l’apparition de courants théoriques nouveaux (marxisme,
approche néo-classique…), le marché comme entité abstraite fait également son
entrée dans le débat doctrinal de l’Eglise. Il n’est plus (seulement) cet espace
physique délimité mais un mécanisme économique plus large qui n’est ni bon ni
mauvais en soi, et doit rester subordonné à la sphère politique. C’est du moins ce
que va affirmer la doctrine sociale de l’Eglise sous forme d’encycliques, dont la
première est le fameux Rerum Novarum de Léon XIII (en 1891). Comme le dit
clairement Laurent (2007, p. 149),
« les papes défendent une vision organique de l’ordre social, caractéristique des
sociétés traditionnelles. Si les papes se sont réconciliés avec l’Etat moderne, grâce
au thomisme, ils ne renoncent pas pour autant à substituer leur vision de l’ordre
social à celle du monde moderne. C’est la raison pour laquelle les encycliques
stigmatisent tant l’Etat socialiste qui ignore l’individu que l’Etat libéral, qui ignore
la communauté. »
Pour l’Eglise, la régulation de la société doit s’exercer au niveau d’un corps
intermédiaire entre l’Etat et l’individu : les communautés (quoi d’étonnant à
cela après ce que nous avons vu dans la première partie…). C’est pourquoi la
doctrine sociale réhabilite les corps intermédiaires. En reprenant un principe du
droit romain, la subsidiarité, elle « précise les rôles assignés à chacun : individus,
communautés, Etat » (Ibid).
52
Activités marchandes, activités administratives, marché et organisation...
Reconnu comme une entité réelle et efficiente (distinguée de la seule activité
marchande), le marché doit être maîtrisé et régulé par l’Etat. Plus subtilement, il
est également l’objet d’un certain scepticisme. L’Eglise qualifie ainsi
« de mythe l’harmonie naturelle des intérêts qui est censée résulter du fonctionnement
concurrentiel des marchés selon l’enseignement des économistes. » (Ibid, p. 354).
In fine, le marché serait devenu
« une institution au service de l’intérêt des plus puissants. Il devient un lieu
d’asservissement, d’aliénation et d’exploitation » (p. 354).
Mais si l’Eglise en tant qu’institution et acteur de l’histoire des organisations et
des outils de gestion peut être riche d’enseignements, l’Eglise en tant qu’objet
organisationnel spécifique peut aussi être des plus stimulantes. C’est ce que nous
allons découvrir dans la seconde partie.
L’histoire de l’Eglise comme traceur organisationnel :
des arrangements locaux entre activités marchandesadministratives et marché-organisation
De façon plus locale et singulière, l’Eglise et ses enclaves sont également des
traceurs exceptionnels de possibles dynamiques organisationnelles. Nous
souhaitons montrer dans cette seconde partie en quoi les organisations
religieuses (notamment les cisterciens) permettent d’illustrer des dynamiques
organisationnelles et des combinaisons possibles de pratiques administratives et
marchandes (sur la longue durée).
Mise en perspective descriptive des variables sur la longue durée :
l’apport de la théorie des organisations appliquée au cas des
organisations religieuses
Les historiens, et notamment Fernand Braudel, se sont interrogés depuis
longtemps sur la notion de « longue durée ». Pour Braudel (1958), la recherche
historique a été exagérément focalisée sur la notion d’ « évènements », mettant
de côté les structures et dynamiques qui correspondent à une longue durée.
Certains travaux verraient trop dans l’Histoire une succession de temps courts
et d’évènements, négligeant par la même des dynamiques plus larges de rupturecontinuité des dynamiques collectives.
La notion de longue durée est un élément central de l’ « histoire nouvelle », dont
Simiand fut un des fondateurs (Le Goff, 1978). Dans une contribution déjà ancienne,
Simiand (1903) a dénoncé trois idoles majeures de la « tribu des historiens » :
• L’idole politique, c’est-à-dire la priorité donnée à l’histoire politique qui
va ensuite valoriser des faits de la vie des institutions dont l’importance sera
souvent exagérée ;
53
L’activité marchande sans le marché ?
• L’idole individuelle, centrant l’histoire sur celle d’individu qui porterait
l’histoire collective (à l’image des « success stories » en gestion) ;
• L’idole chronologique, valorisant des tracés uniques sur les origines du
présent et évitant de comprendre la nature de la normalité propre à chaque
époque.
Insistant sur le dernier point, Le Goff (1978, p. 64) a ainsi invité les historiens
à « constituer une nouvelle chronologie scientifique qui date plutôt les
phénomènes selon la durée de leur efficacité dans l’histoire que selon la date de
leur production. »
Mais qu’est-il advenu de l’invitation temporelle de Braudel et Simiand ? D’après
Vovelle (1978), de nombreux chercheurs auraient essayé d’y répondre, en s’ouvrant
à une pluralité d’orientations temporelles et en insistant sur des matières propres
à devenir des traceurs du temps long, notamment les mentalités. Aujourd’hui,
« il semble donc que l’on se soit engagé sur la voie d’une multiplication des temps,
en attendant cet ‘entrelacement’ des temps historiques dont parle Althusser.
Temps de l’histoire économique, temps de l’histoire sociale, temps de l’histoire des
structures mentales : inégalement rapides… lorsque Labrousse parlait de l’histoire
des résistances au changement, à découvrir dans le domaine des mentalités, il
supposait implicitement ces rythmes différents, tout en conservant un flux unique
progressivement assourdi, de flux initial, d’ordre matériel, ou infrastructure, aux
structures sociales conservatrices pour finir dans les prisons de longue durée du
mental… » (Vovelle, 1978, p. 92).
Dans le champ de la théorie des organisations, plusieurs travaux ont modélisé
des dynamiques organisationnelles de long terme en s’appuyant fortement sur le
cas des organisations religieuses (catholiques, juives ou bouddhistes). Mintzberg
(avec Westley) a été un véritable précurseur sur le sujet. Dépassant une vision
religieuse du sujet, il a commencé par avancer une forme d’organisation à la
culture très homogène : l’ « organisation missionnaire ». D’après le théoricien,
les organisations missionnaires présentent un certain nombre de traits distinctifs.
Tout d’abord, elles ont une idéologie spécifique, c’est à dire
« un riche système de valeurs et de croyances qui caractérisent une organisation,
prenant son origine dans le sens d’une mission associée à un leadership
charismatique, développé à travers des traditions et des sagas, renforcée par un
processus d’identification » (Mintzberg, 1991, p. 322).
Ensuite, elles sont souvent un « vernis », un mode d’organisation qui se superpose
à une autre configuration existante. Cependant, dans certains cas (notamment les
organisations religieuses), elles peuvent être une configuration per se.
D’une façon générale, Mintzberg remarque que l’organisation missionnaire
suppose une mission spécifique et claire. Par ailleurs, elle s’appuie sur une
standardisation par les normes (« on tire tous ensemble dans le même sens »)
qu’elle va renforcer par la sélection, la socialisation et l’endoctrinement de ses
membres. Enfin, ce type d’organisation regroupe souvent de petites unités (des
54
Activités marchandes, activités administratives, marché et organisation...
« enclaves »), « organisées de façon assez souple et hautement décentralisées mais
soumises à de puissants contrôles normatifs » (Mintzberg, 1991, p. 322).
Qu’évoque Mintzberg en ce qui concerne les modalités de changement et
d’expansion de l’organisation missionnaire et sa dynamique de changement
à long terme ? Il valorise des spécificités très fortes, notamment par rapport
aux organisations managériales. D’après Mintzberg, l’expansion comme le
changement se font par agglomération cellulaire, par création d’unités autonomes,
qui vont reproduire des éléments liés à une cellule initiale (celle des apôtres, d’une
congrégation originelle, d’une organisation originelle, etc.). La raison de cette
modalité du changement est simple : « des idéologies très fortes dépendent d’un
contact personnel ». On retrouve cette évolution aussi bien dans la croissance
de certains ordres monastiques que dans celles de Kibboutz israéliens.12 Les
organisations missionnaires évoluent donc de façon très morphostatique et vont
développer divers rituels et routines (des outils de maintenance du social) dont le
but sera de renforcer et reproduire les structures de l’organisation. Mintzberg et
Westley (1992) distinguent trois types de changements missionnaires :
• L’ « enclavement » qui consiste à accepter des nouvelles pratiques de
façon très maîtrisée et isolée, en intégrant « soigneusement leur leçon dans la
structure existante, de façon à la capturer à partir d’une enclave particulière »
(Mintzberg et Westley, 1992, p. 52). On pourrait également voir cela comme
l’admission de réservoirs de changement au niveau des enclaves, changements
qui seront ensuite répliqués si besoin dans le reste de l’organisation. Au
cours de son histoire, tout particulièrement au XIIIe et au XVe siècles, l’église
catholique aurait fortement usé de ce mode de changement organisationnel
(Mintzberg et Westley, 1992).
• Le « clonage » est davantage conforme à la nature morphostatique
des organisations missionnaires. Il consiste en une sorte de différenciation
cellulaire, une réplication d’enclaves originelles sur de nouveaux ensembles
avec des processus d’adaptation à des éléments de cultures locales.
• Le « déracinement » enfin, consiste à changer les habitudes quotidiennes
de religieux. Il s’agit de les ramener vers des pratiques originelles, épurées, afin
de retrouver l’intensité charismatique des premiers stades de l’organisation
(cf. Bouddhisme primitif ou chartreux).
Enclavement, clonage et déracinement illustrent un rapport assez spécifique au
temps. Les membres de l’organisation missionnaires sont tournés vers un temps
qui dépasse celui des organisations usuelles : l’éternité, le jugement dernier, la
12 « C’est ainsi que lorsque l’organisation missionnaire dépasse une certaine taille au-delà de
laquelle ses membres ne peuvent plus rester directement en contact personnel les uns avec les
autres, elle tend à se diviser elle-même, un peu à la façon d’une amibe en formant ce qui peut
être vu comme des formes d’enclaves, qui sont en fait les répliques de l’unité initiale et qui
sont fondées sur la même idéologie.» (Mintzberg, 1991, p. 331).
55
L’activité marchande sans le marché ?
quête de la perfection, le samsara… Les organisations religieuses sont ainsi dans
un temps long dominant, autour duquel s’entrelacent des temps courts.
Au-delà de Mintzberg et de son approche structurelle, d’autres travaux, parmi
lesquels ceux de Thompson (1979), Bartunek (1984), Mutch (2006), de Vaujany
(2006 et 2007) ou encore MacGrath (2005) ont également traité du changement
à court et long terme dans les organisations religieuses. Ils les ont considérées
comme des systèmes d’action. Les organisations religieuses seraient ainsi portées
par des pratiques, filtrées par des schèmes interprétatifs relativement homogènes
et rigides (Bartunek, 1984) qui reproduisent et transforment des connaissances.
Les pratiques activent différents rythmes sociaux et des orientations temporelles
spécifiques à certains champs. Cela peut déboucher sur des conflits de temporalité
(notamment lorsque le religieux se confronte au profane), les fameuses
« dyschronies organisationnelles » décrites par Alter (2000).
Finalement, ces recherches sur ces vieilles organisations que sont les structures
religieuses ou missionnaires souffrent de plusieurs faiblesses. Elles ne traitent
pas vraiment de l’évolution des communautés de pratiques13 et leur lien avec la
structure formelle. Elles ne discutent pas plus du lien entre le marché (ou l’activité
marchande) et les pratiques administratives sur la longue durée. En nous appuyant
sur l’histoire des cisterciens, nous allons proposer dans la section suivante une
articulation en pratique entre marché, activités marchandes et organisation.
Nous proposerons également une distinction fondamentale entre communautés
de pratiques managériales (fondamentalement liées à l’activité marchande) et
communautés de pratiques religieuses (plus périphériques à celles-ci).
Une illustration avec le cas des cisterciens : de l’entrée involontaire
dans la logique marchande à une contribution à la structuration
d’un marché ?
L’ordre cistercien a été fondé en 1098 par Robert de Molesme. Il a fêté ses
900 ans d’existence en 1998. Tourné vers les campagnes et la terre, il doit son
développement à Bernard de Clairvaux (1090-1153), souvent présenté comme le
maître spirituel de l’ordre. C’est en effet à Bernard et
« aux trente postulants qui arrivèrent avec lui en 1112 que l’abbaye, qui vivotait
depuis sa fondation en 1098, doit l’éclat et la rapidité de son développement. »
(Bazin et al, 1998, p. 37).
Son histoire permet d’illustrer de nombreux aspects de la théorie des organisations,
mais aussi des éléments plus en rapport avec notre sujet. Les cisterciens sont
ainsi passés d’une activité marchande de subsistance à une insertion dans de
véritables marchés (avec même parfois une logique de profit). D’un point de
vue administratif, ils ont contribué (avec d’autres ordres) à l’affirmation de
13 Au sens de Lave et Wenger (1991) ou Wenger (1998), à savoir des acteurs qui partagent
une pratique commune.
56
Activités marchandes, activités administratives, marché et organisation...
formes proto-bureaucratiques et à de nouveaux modes de relations intra ou
extra-organisationnels (salariat, sous-traitance, fonctionnement en réseau…). On
peut distinguer quatre grandes périodes dans l’histoire de l’ordre. Du XIe au XIIe
siècles, du XIIe au XIVe siècles, du XIVe siècle à la révolution, de la révolution à
aujourd’hui.
Du XIe au XIIe siècles, les cisterciens fondent une organisation suivant la règle
Bénédictine, et s’inscrivent en rupture avec certaines déviances clunisiennes
(Pacaut, 2005). Les cisterciens alternent typiquement prière et travail, sur fond
d’autarcie. A la différence de Cluny (structure très hiérarchisée), le chapitre
cistercien suit dès le début un principe de collégialité. Tous les abbés ont ainsi
même autorité pour débattre du temporel et du spirituel de l’ensemble des
établissements (Bazin et al, 1998).
Au milieu du XIIe siècle, l’ordre compte déjà près de 170 abbayes filles dans sa
dépendance directe (Bazin et al, 1998, p. 37).
A partir du XIIe siècle, les moines sont progressivement secondés par des convers
qui travaillent dans les granges de l’abbaye. Ils sont répartis en équipes. L’une
d’elles
« a en charge l’abbaye et la grange qui lui est adjointe. Elle peut compter épisodiquement
sur l’aide des moines qui constituent une main d’œuvre d’appoint ; les autres sont
affectés aux autres granges du patrimoine, en principe sous la responsabilité d’un
‘grangier’ ou ‘maître de grange’ ; quelques convers peuvent en outre être détachés
dans les maisons que l’abbaye a acquises dans les villes environnantes et qui servent
d’entrepôts et de relais pour les échanges commerciaux. » (Barrière, 1994, p. 47).
Combien sont-ils à cette époque ? Le chiffrage est difficile. Vers 1200, ils sont
entre 100 et 200 moines pour 300 à 500 convers sur les sites de Clairvaux ou de
Pontigny (Barrière, 1994, p. 47).
La demande croissante en produits bruts et manufacturés, les excédents de
production liés à leur bonne gestion14, vont cependant les amener à entrer de plus
en plus dans une logique marchande (Bazin et al, 1998 ; Pacaut, 2005). Les villes
sont en plein essor. On a « besoin de sel, de vin de fer, de cuir, de bois, de laine. »
(Fossier, 1994, p. 41). Le troc, d’abord pratiqué avec les abbayes avoisinantes,
ne suffit pas. Les distances, les difficultés de transport, l’insécurité, rendent le
procédé trop lourd à mettre en œuvre. L’activité marchande finit par s’imposer
d’elle-même, et « Cîteaux entre plus à fond dans l’économie de marché » (Bazin et
al, 1998, p. 21). Subtilement, c’est aussi un cadre idéologique, celui de l’économie
d’argent et du capitalisme naissant que les moines adoptent. Les convers ne
suffisent plus. Ils sont de toute façon de plus en plus rares (les mendiants sont
devenus de redoutables concurrents) et le chapitre les juge dès 1225 « paresseux et
inutiles » (Fossier, 1994, p. 42). Des salariés (mercenarii) prennent progressivement
14 A Clairvaux, la métallurgie est florissante. Par ailleurs, les troupeaux sont nombreux et
l’abbaye exploite 25000 hectares dépendant d’une quinzaine de granges (Bazin et al, 1998).
57
L’activité marchande sans le marché ?
la relève dès la fin du XIIe (et on en trouve à Clairvaux à partir de 1135). Dès le
XIIIe siècle, les vignes de Cîteaux sont ainsi travaillées par des vignerons salariés.
Mais « comme il s’agit d’une vigne précieuse et très rentable, les moines de Cîteaux
veillent sur la vendange, la vinification et la commercialisation du vin, se réservant
les droits et missions du propriétaire. » (Bazin et al, 1998, p. 17).
Cette main d’œuvre est embauchée au début sur des horizons déterminés, le temps
d’une récolte ou d’un chantier. A partir du XIIIe siècle, il est vraisemblable que la
proportion convers-salariés se renverse en faveur des seconds (Barrière, 1994). D’une
durée temporaire, les emplois deviennent de plus en plus à durée indéterminée. La
pénurie des convers, flagrante au XIIIe siècle, explique largement cette évolution.
De façon très stratégique, les cisterciens sont même au cœur de l’infrastructure
des activités marchandes de l’époque. Au-delà des lieux de résolution de l’activité
(le marché, la foire), les denrées ou autres biens font désormais des déplacements
longs, liés pour l’essentiel aux fleuves et mers. Dans cette configuration, les abbayes
cisterciennes deviennent le vecteur et le garant d’une partie de ces mouvements
pré-capitalistiques. En effet, placées pour certaines le long des rivières (ellesmêmes affluents de grands fleuves), elles sont incontournables pour assurer la
logistique des produits des campagnes vers les villes ou entre les villes (Chauvin,
2008). Cîteaux (par son voisinage de la Vouge) est ainsi à la rencontre de trois
fleuves majeurs (Rhône, Loire et Seine), élément indispensable pour quiconque
voudrait comprendre les raisons du développement commercial de l’abbaye et sa
maîtrise d’une partie importante du réseau commercial couvrant l’Europe.
Lors de la seconde période, les cisterciens sont également les acteurs d’une
évolution majeure de l’économie occidentale : l’émergence d’un espace
institutionnel abstrait, le marché moderne. D’un lieu physique, le marché devient
progressivement cette institution invisible qui assure un cadre à la rencontre d’une
offre et d’une demande. Les cisterciens doivent en effet gérer des productions et
des propriétés sur des espaces importants, avec des moyens (moines et convers)
de plus en plus limités. Les possibilités offertes par cette nouvelle gestion (derrière
lesquelles on devine une « marchéisation » progressive et relative de l’activité)
sont les suivantes (Barrière, 1994, p. 48) :
•
Augmenter le nombre de salariés (ce qui devient coûteux) ;
• Détacher une partie du patrimoine (pour les terres les plus éloignées),
les céder moyennant un cens à des tenanciers, ce qui fait basculer les abbayes
cisterciennes dans un mode de « faire-valoir indirect ». Cette solution pouvait
être cumulée avec un faire-valoir direct par des convers et des salariés
(éventuellement même par des cerfs) ;
• Accenser « le terroir de certaines granges après l’avoir découpé en petites
tenures » (Barrière, 1994, p. 48) ;
58
Activités marchandes, activités administratives, marché et organisation...
• Donner la grange au maître de la grange, qui se chargera seul de recruter
des salariés afin de gérer le domaine ;
• Enfin, l’abbaye peut « seule ou en paréage avec un prince laïc dans
le cas des Bastides du Sud-ouest » lotir « le terroir d’une grange ou une
partie de celui-ci pour créer un village neuf qui va se peupler de tenanciers
censitaires ».
Ces pratiques ont été complétées par la technique de l’arrentement qui consistait
à donner à un tiers (généralement un laïc) tout ou partie du domaine, moyennant
le paiement d’une rente. Le tiers s’engageait en contre-partie à assumer la gestion
du domaine pour une durée généralement limitée. Ces évolutions contribueront
à développer (mais aussi à légitimer) différentes formes de marchés au sens
moderne, tout particulièrement les marchés de l’emploi et de l’immobilier15. La
main d’œuvre est une force qui peut être vendue selon des règles de plus en plus
instituées. La terre, son produit, sont par ailleurs des actifs qui peuvent être gérés
et valorisés de différentes façons. Les cisterciens accompagnent ainsi l’ouverture
de l’économie médiévale. A la fin du XIIIe siècle, ils ne sont plus dans une
logique autarcique. Il s’agit de produire pour vendre, et même plus largement,
d’entreprendre (Bazin et al, 1998). Mais cette évolution (qui sera progressivement
réfrénée) ne concerne que les abbayes les plus grandes, telles que Grandselve,
Clairvaux ou Vaucelles (Barrière, 1994, p. 50). Une majorité d’abbaye reste
probablement à l’écart du mouvement.
Toujours sur la seconde période, l’ordre connaît une évolution majeure dans
sa gouvernance en abandonnant en partie le principe de la collégialité. La salle
capitulaire de Cîteaux devient trop petite pour abriter les abbés de toutes les
autres abbayes. Le principe de la visite devient peu réaliste.
Du XIVe siècle à la révolution, l’ordre cistercien va se vider encore plus de sa
substance réglementaire. Au XVIIIe siècle, il ne subsiste ainsi quasiment rien des
principes bénédictins et les moines deviennent de moins en moins nombreux
(Bazin et al, 1998). Il est même de plus en plus fréquent que « le profit de l’abbaye
revienne à un prétendu abbé qui vit à Paris ou à Versailles » (p. 21). C’est ce que
l’on appelle le système de la commende.16 Parallèlement, les cisterciens participent
à la constitution légale du marché en devenant (avec d’autres) la chambre
d’enregistrement des mouvements du marché. Les ateliers des moines copistes
(les scriptoria), victimes de l’invention de l’imprimerie, sont de moins en moins
15 Le développement des villes jouera probablement un rôle plus décisif dans la formation
de ces marchés.
16 « Mis en place par les papes d’Avignon, ce système qui avait pour but initial de moraliser
l’attribution des charges ecclésiastiques, aura un effet désastreux pour l’ordre de Cîteaux. Les
abbés n’étant plus élus par la communauté, mais nommés par le roi ou le pape, on voit alors
à la tête des abbayes, des prélats séculiers ou des seigneurs laïques que l’on veut remercier ou
dont on veut s’assurer les services (…). A la fin du XVIe : la plupart des abbayes en France et
en Italie vivent sous le régime de la commende. » (Bazin et al, 1998, p. 52).
59

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