À votre écoute coûte que coûte humour

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À votre écoute coûte que coûte humour
humour & information
À votre écoute coûte que coûte
Humour radiophonique non identifié
par Manon Conan, étudiante C3M 2014-15
« Feindre veut bien dire faire semblant, simuler, jouer ; et tromper seulement quand l’autre ne sait pas
(ou ne comprend pas) que nous faisons semblant. »1 François Niney
L’émission de France Inter À votre écoute coûte que coûte montre combien la frontière
semble ténue entre feindre et tromper, surtout lorsque l’humour s’en mêle. Manon Conan
questionne et analyse, à l’aune du dernier livre du sémiologue Frédéric Lambert, cet objet
radiophonique mal voire non identifié, qui a fait beaucoup parler.
Le 16 janvier 2012, à 12h20, les auditeurs de France Inter ont pu entendre un tout nouveau programme, coûte que
coûte. Une émission venue s’intercaler entre Les Affranchis d’Isabelle Giordano et les Carnets de campagne de Philippe Bertrand, deux programmes phares de la radio.
Une semaine auparavant, le générique avait été diffusé, sans aucun discours d’accompagnement : « À votre écoute
coûte que coûte. À votre écoute coûte que coûte… Anima sana in corpore sano. Un esprit sain dans un corps sain. Le
corps c’est lui, l’esprit c’est elle… Docteur Philippe et Margarete de Beaulieu. » Le générique à deux voix était accompagné par le Concerto alla rustica de Vivaldi.
Le programme, d’une durée moyenne de sept minutes, diffusé entre janvier et juin 2012, se présente comme une
émission de libre antenne sur la santé. Margarete de Beaulieu, psychothérapeute, et son mari Philippe de Beaulieu,
médecin, conseillent les auditeurs qui les appellent. Lors de la première, le 16 janvier 2012, Julien, auditeur victime
d’une entorse, se plaint du temps d’attente aux urgences hospitalières. Selon lui, il faut être au chômage pour avoir le
temps de se faire soigner. Le couple de spécialistes acquiesce à ses propos, et au fil des mois, ils s’appliqueront à ne
pas cacher leurs positions profondément racistes, homophobes, sexistes et réactionnaires.
L’humour peut-il être compris lorsque le programme n’est pas présenté comme humoristique ?
Très rapidement les réactions affluent sur l’espace consacré à l’émission sur le site de France Inter : 337 commentaires pour cette première (« L’homme qui participait à la première émission »), 319 pour la seconde (« La femme
qui voulait que son enfant soit bon en maths ») et 843 pour la troisième (« L’homme qui avait un enfant blanc »). Les
commentaires expriment aussi bien la surprise, l’incompréhension, la consternation que le doute :
« Rassurez-moi ! C’était bien une blague de tata et tonton Beaulieu du Vésinet, non ? ».
D’autres félicitent France Inter pour cette émission « très drôle » : « On a vraiment peu de raisons de rire en écoutant
France Inter mais là : Bravo, Bravo à Margarete et Philippe de Beaulieu, car nous venons de passer 10 minutes à rire
de bon cœur, tout y est, le ton années 50 (le n° de téléphone donné à deux voix) le psy : «Mais Julien vous avez une
phobie contre les médecins» (le pauvre Julien n’a pas eu le temps de se rendre à l’hôpital). Bravo depuis les inconnus
(au début je pensais qu’il s’agissait d’eux) jamais tant ri sur France Inter. À quand une émission de deux heures de
Margy et Phiphi ? »
Ainsi, l’émission se trouve très rapidement plongée au cœur d’une controverse, une grande partie des auditeurs ne
comprenant pas comment un tel programme a pu se retrouver sur les ondes d’une radio du service public à une
heure de grande écoute. Certains, s’ils perçoivent le second degré, n’en sont pas convaincus. D’autres encore trouvent
l’émission inutile, de mauvais goût, choquante, offensante. À ce sujet, un auditeur anonyme écrit le 17 janvier 2012 :
« Le principe reste aussi ambigu et pervers qu’hier. » On lit aussi qu’il s’agit « d’humour pas acceptable »2 ou bien
encore « d’émission nauséabonde »3.
Une parodie masquée est-elle encore une parodie ?
À votre écoute coûte que coûte apparaît, dès lors, comme un objet médiatique singulier, inédit et polémique : l’émis1
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sion est insaisissable, aussi bien dans son concept que dans ses visées. Rien, ni sur le site de la radio ni pendant
l’émission, n’informe l’auditeur qu’il s’agit en réalité d’une parodie. Pourtant, ce sont deux acteurs qui campent le
couple de spécialistes : Zabou Breitman et Laurent Lafitte. Les auditeurs qui appellent sont également de faux-auditeurs, plusieurs personnalités du cinéma et du petit écran se sont prêtées au jeu4.
Ce programme met profondément en question le contrat de communication : quelle est la nature de cette émission,
parodie, pastiche, satire ? Parodier, selon P. Charaudeau dans « Des catégories pour l’humour »5, c’est « […] écrire –
ou parler – comme un texte déjà existant, en en changeant quelques éléments de sorte que le nouveau texte ne puisse
pas être totalement confondu avec le texte de référence. La parodie s’affiche comme telle, c’est-à-dire comme un texte
qui imite un original sans passer pour cet original […]. ». Qualifier cette émission de parodie ne semble pas adéquat
puisque si elle est comprise comme telle pour certains, elle n’est pas évidente pour tout le monde. Cela signifierait-il
que « les quelques éléments » qui doivent être ajoutés, selon P. Charaudeau, pour justement ne pas confondre le nouvel objet avec l’objet de parodie, n’ont été ni assez nombreux ni assez remarquables ? Quelle valeur attribuer à cette
« parodie » si elle n’est pas perceptible par tout le monde ? Est-ce elle qui est critiquable ou le manque de jugement
des auditeurs qui ne l’ont pas perçue ? Sachant que dans une parodie « l’effet humoristique provient de la coexistence
d’un original avec son imitation reconstruite », comment le programme peut-il être perçu comme drôle si la coexistence n’est ni avérée, ni certaine ?
Puisque le terme de parodie ne semble pas entièrement approprié, pouvons-nous à la place qualifier cette émission
de pastiche ? « Le pastiche cherche à se faire passer pour l’original sans le dire. »6 Là encore, le terme n’est pas satisfaisant puisque pour certains auditeurs ce programme ne constitue pas une véritable émission de libre antenne.
De cette incapacité à saisir la nature de l’émission découle une incapacité à cerner sa visée : qu’est-ce que l’on veut
nous dire ? À qui s’adresse ce programme ? À une partie privilégiée d’auditeurs, des auditeurs idéaux capables de
déceler en filigrane le vrai contrat de communication ? L’humour peut-il fonctionner sans accord préalable entre les
locuteurs et destinataires, sur ses tenants et aboutissants ? Peut-on rire, se sentir autorisé à rire, en découvrant un
programme dont le média ne revendique pas le caractère humoristique ? Il est d’usage de dire que le sens de l’humour
n’est pas largement partagé, mais comment espérer partager un humour qui ne dit pas son nom ?
« Quelle égalité de chance face au croire ? »7
À votre écoute coûte que coûte soulève des questions éthiques. Pour reprendre Patrick Charaudeau : « Jusqu’où
peut-on aller trop loin ? »8, y a-t-il tromperie de la part des producteurs et créateurs de l’émission ? Une tentative de
manipulation de l’auditoire ? Pouvons-nous rire de la croyance de certains ? Ces interrogations entrent en résonance
avec la réflexion menée par Frédéric Lambert : « Quelle égalité de chance face au croire ? »9. Dans son ouvrage Je
sais bien mais quand même. Essai pour une sémiotique des images et de la croyance10, ce sémiologue spécialiste des
images nous permet de mener une réflexion sur le croire, sur l’existence ou non d’une égalité de chance face au croire.
En effet, il interroge, à travers une multitude d’exemples, les raisons qui font que l’on croit les mots que l’on utilise
ou que l’on nous adresse, les images que l’on voit ou encore les histoires que l’on nous raconte. Et justement, ce que
prouvent les réactions à l’émission À votre écoute coûte que coûte, c’est que nous ne sommes pas égaux face au croire.
Certains auditeurs se moquent même de ceux qui se sont fait piéger : « Les auditeurs qui prennent cela au premier
degré sont encore plus drôles que l’émission elle-même »11, « c’est navrant de penser que c’était du premier degré »12.
D’autres parlent d’auditeurs ne sachant pas auditer et certains sont même agressifs, demandant le retour de la peine
de mort pour tous ceux qui critiquent l’émission et qui n’ont pas compris.
Selon Frédéric Lambert, « la foule est en enfance » : « La foule, l’audience, le public, la masse est ce paradigme de la
réception collective que nous imaginons, où le croyant et le participant ne distingueraient plus ni le vrai ni le faux,
ni la fiction de la réalité, ni l’information de la communication, et seraient pour le moins manipulés ». Mais selon lui,
croire que l’autre y croit absolument c’est espérer son idiotie. Il ne faut jamais penser que l’autre croit. Nous voyons
ici, mis en scène sur l’espace du site dédié aux commentaires, ce conflit vis-à-vis de la croyance : les moqueries par
rapport à la crédulité de certains, le sentiment de supériorité de ceux qui ne se sont pas fait piéger. Avec cette émission, France Inter a parié sur l’intelligence de son public, sur ses compétences « médiaculturelles ». Le pari était osé
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et le risque de décevoir était d’autant plus grand.
Pareil objet radiophonique nous incite également à questionner l’impact d’une telle diffusion sur la perception par
les auditeurs du service public dans le contexte médiatique actuel, fragilisé par un principe d’incertitude généralisée
vis-à-vis des médias et de ceux qui font les médias. Un « croire pas serein » évoqué longuement par Frédérique Lambert13 : « Nous ne pouvons plus nous installer dans un croire serein et l’autorité des images est aujourd’hui inquiétée
[…]. Cette publicité qui se donne comme une œuvre d’art, ce tableau qui se construit à partir d’une photographie de
presse […]. Nos doutes sont sans cesse mis à l’épreuve, notre résistance au doute aussi. Plus nous savons nos images
décontextualisées, empruntées, hybrides, citées et clonées, plus notre place de spectateur doit s’affirmer et notre
adhésion à l’institution qui diffuse l’image se confirmer. »
À votre écoute coute que coûte se trouve donc au cœur d’une multitude de tensions profondes ; et si l’émission
choque, bouscule ou fait rire, elle ne laisse pas indifférent et nous force à nous interroger sur notre rapport aux médias : quelle confiance accordons-nous à ce qu’ils nous racontent ? Et là, assurément, il y ail semblerait qu’il y ait de
quoi rire… jaune.
1. cité par Lambert Fréderic, Je sais bien mais quand même. Essai pour une sémiotique des images et de la croyance, Editions Non Standard, 2013, p. 111
2. Auditeur anonyme, émission n° 2, 17/01/2012.
3. Auditeur anonyme, émission n° 1, 16/01 /2012.
4. Omar Sy, Guillaume Gallienne, François Berléand, Charles Berling, Karin Viard, etc.
5. Charaudeau Patrick, « Des catégories pour l’humour ? » in Questions de communication, 2006, n°10, p. 19-41.
6. Ibid.
7. Lambert Frédéric, Je sais bien mais quand même. Essai pour une sémiotique des images et de la croyance, Éditions Non Standard, 2013.
8. Charaudeau Patrick, « Des catégories pour l’humour ? » in Questions de communication, 2006, n° 10, p.19-41.
9. Lambert Frédéric, Je sais bien mais quand même. Essai pour une sémiotique des images et de la croyance, Éditions Non Standard, 2013.
10. Lambert Frédéric, Je sais bien mais quand même. Essai pour une sémiotique des images et de la croyance, Ibid.
11. Commentaire anonyme, émission n°2, 17 janvier 2012.
12. Commentaire anonyme, émission n°2, 17 janvier 2012.
13. Lambert Frédéric, Je sais bien mais quand même. Essai pour une sémiotique des images et de la croyance, Éditions Non Standard, 2013.
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