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MUSIQUES par FRANÇOIS BENSIGNOR Vilayat Khan, musicien philosophe Grand maître du sitar et de la musique classique indienne, Vilayat Khan s’est éteint le 13 mars 2004. Il laissait derrière lui une œuvre prolifique et splendide, goûtée et respectée par les mélomanes du monde entier. Son jeu, son style figurent aujourd’hui parmi les références indépassables pour tous les musiciens qui souhaitent se réaliser à travers la connaissance approfondie de cet art. 1)- Ensemble d’instruments de la musique classique indienne à cordes pincées. La rivalité légendaire qui opposa les deux grands sitaristes, Ravi Shankar et Vilayat Khan, a sans doute fourni à ce dernier un aiguillon pour parvenir aux sonorités, phrasés, intuitions mélodiques qui sont la marque d’une originalité fulgurante. Vilayat Khan a ouvert un champ extraordinaire à la modernité contemporaine dans la musique classique indienne. Pour autant, il ne s’est jamais éloigné du strict respect des règles qui se sont formulées au cours de son histoire multimillénaire. Témoin, la musique originale qu’il composa pour Le salon de musique (1958), chef d’œuvre du cinéaste Satyajit Ray. Profond et fécond, son enseignement a marqué son temps et marquera les prochaines générations de musiciens indiens. Son fils et disciple, Shujaat Khan, incarne la septième génération d’héritiers d’un savoir d’une incroyable finesse, qu’il exprime à travers un chant tout en nuances et un jeu de sitar d’une infinie souplesse. À la mémoire du grand artiste disparu à Bombay il y a deux ans, voici la retranscription des paroles pleines de sagesse, de connaissance et d’affection qu’il prodiguait lors d’un entretien, à l’occasion de son ultime concert à Paris sur la scène du Théâtre de la Ville, le 8 octobre 2002. Vilayat Khan : “Je crois que la sensibilité esthétique est avant tout un don de naissance. Dès mon enfance, j’ai bénéficié de l’environnement d’une famille au sein de laquelle l’art de la musique s’était transmis pendant six générations. Nous vivions à Calcutta à cette époque et de nombreux grands maîtres de musique, qui étaient des amis de mon père, venaient lui rendre visite dans notre maison. J’ai ainsi pu écouter très tôt de merveilleux chanteurs, des percussionnistes et des instrumentistes qui jouaient toutes sortes d’instruments en dehors du sitar : la vina, la rudra vina, le sarod, le surbahar(1), etc. J’avais de nombreuses occasions d’écouter ces artistes.” Musiques - N° 1260 - Mars-avril 2006 143 La transmission “Ma grande chance était d’avoir du côté paternel des instrumentistes et du côté maternel des chanteurs. Mon grand-père maternel a commencé par m’enseigner le chant. Et mon oncle paternel, après la mort de mon père, m’a enseigné le sitar et le surbahar. Je suivais ces deux enseignements parallèlement et mon oncle maternel, qui était chanteur, me guidait sur les deux disciplines. Il me donnait des exercices à faire au sitar et au chant. Chacun m’apportait ses connaissances de la musique indienne, dont j’ai pu absorber une large palette d’expressions. C’est ainsi que je suis devenu un musicien assez capable et expérimenté. Pourtant, il m’arrive toujours aujourd’hui de ne pas être satisfait de ma musique. Il m’en faut toujours plus et plus…” […] “Durant ma vie, j’ai pratiqué un enseignement aussi profond que toute école de musique indienne au monde. Une vingtaine de mes élèves jouent aujourd’hui ce que je leur ai offert dans le domaine de la musique classique indienne.” Biographie Le concert donné par Vilayat Khan au Théâtre de la Vilayat Khan est né en août 1928 à Gauripur, Ville le 8 octobre 2002 avait une dimension assez un village de l’actuel Bangladesh, dans une exceptionnelle. La présence de Mohammed Zaher famille de musiciens. Son père, Inayat Khan, faisait partie de la cinquième génération Shah, roi d’Afghanistan en exil, venu tout spécialede la “gharana” – littéralement “maison”, ment d’Italie pour saluer celui qui enseigna la qui signifie ici lignée ou école musicale défimusique à la famille royale, y contribua sans doute. Le nissant un style –, à laquelle son grand-père Imdad Khan donna son nom, Imdadkhani maître offrit au public parisien trois moments de gharana. À dix ans, lorsque son père meurt, concert totalement différents : une première partie Vilayat se produit déjà sur scène auprès de lui classique, somptueuse de maîtrise du raga et de l’inset poursuit son apprentissage avec les musitrument ; une seconde partie comme un panorama de ciens de sa famille. l’insondable diversité de la musique indienne ; et une troisième partie, joyau de musique d’une rare audace, où l’émotion esthétique atteignait des sommets rarement atteints. Chose extraordinaire, pour ce troisième mouvement, Vilayat Khan désaccordait entièrement son sitar avant de le raccorder selon une autre échelle avec une rapidité et une justesse déconcertantes… Commentaires du maître. Vilayat Khan : “Dans la première partie, la musique était soumise à ma propre loi, ma religion intime : pas de compromis, voilà ce que je suis, vous comprenez ou vous ne comprenez pas, c’est ma musique ! Si vous passez du temps dans votre vie à pénétrer cette musique, alors vous la comprendrez et l’apprécierez de mieux en mieux. Si vous l’écoutez tout simplement, prenez-y du plaisir, n’essayez pas de comprendre ce qu’elle est ! Le plaisir est une chose qu’il n’est pas nécessaire de comprendre. 2)- se prononce “rag” Pour la seconde partie, j’ai présenté un florilège de raga-s(2). C’est une (pluriel raga-s) : chose que j’ai conservée depuis l’époque où j’écoutais jouer mon père : on forme musicale déterminante de la musique l’appelle “rag mala”, la “guirlande” des raga-s. Je choisis de petites parties indienne classique. de raga-s que j’assemble les unes avec les autres, afin d’apporter au public une notion générale de cette musique, qui la rende compréhensible à tous. Je suis d’abord un instrumentiste, mais j’ai chanté afin de présenter mon 144 Bretagne, terre d’immigration en devenir - N° 1260 - Mars-avril 2006 © D.R. propre style, une façon de dire au public : ‘Prenez-le tel qu’il est !’ Dans cette seconde partie, j’ai voulu le nourrir selon son goût. La troisième partie était un clin d’œil que je voulais faire au public occidental : ‘Regardez ! Dans cette musique classique indienne, on peut aussi changer l’accordage. Et quel que soit le changement complet d’accordage que j’opère, cela ne me pose aucun problème.’ Je voulais montrer aux musiciens occidentaux et orientaux que nous savons aussi changer d’accordage (il rit doucement)… Mais il ne s’agissait pas de raga, ni de musique classique indienne, juste une petite leçon aux musiciens occidentaux…” Écouter voir la musique À un moment de l’entretien, la parole du maître se fait poésie pure. Sa voix énonce des phrases pleines d’images profondes, de sens à méditer. Vilayat Khan : “Parfois la musique vous donne à voir par l’écoute. Fermez les yeux ! Voyez et écoutez ! Avec la musique d’aujourd’hui et la télévision, vous écoutez avec vos yeux. Avec cette musique [que je joue] : nuages, nous roulons à travers les nuages ; fleurs, les couleurs et les motifs des fleurs ; vous êtes sur la terre, vous êtes sous l’eau, si bien que tout le mouvement du corps s’en trouve transformé… Ainsi, vous exécutez des motifs en même temps que votre regard traverse les fleurs, vous produisez des couleurs à travers les notes, votre sensibilité, votre image, votre pensée… Vous êtes assis là, chez vous ou devant un public, et vous sortez de votre enveloppe pour vous retrouver en face de vous-même. Alors vous devenez un admirateur, un auditeur, un critique, un homme de goût : ‘Non, non, non, ce n’est pas beau ! Cela tu aurais pu le faire un peu plus dans ce sens. Oh, oui ! Ce que tu viens de faire est très bien, très satisfaisant…’ Parfois donc, vous deve- Musiques - N° 1260 - Mars-avril 2006 145 © D.R. nez votre propre auditeur et, tout d’un coup, à la manière moderne, les gens se mettent à applaudir. Cela vous déconcentre et vous vous dites : ‘Ah, c’est vrai, je suis devant un public…’ J’ai beaucoup apprécié le public d’hier, qui n’a pas applaudi une seule fois durant les morceaux. Je préfère un public qui écoute. C’est comme de boire un bon vin. Quand 3)- Terme sanskrit désignant vous buvez un bon vin, vous ne pouvez pas parler ! Vous ne pouvez que la “nature essentielle” de boire et déguster. Et c’est seulement après que : ‘Ah ! excellent !’ Ou bien : l’univers dans la conception des Hindouistes. (source : ‘Oh ! très mauvais !’ Mais c’est seulement après. Et pas quand le breuvage www.experiencefestival.com/ coule entre vos lèvres. À ce moment, vous ne parlez pas. Alors, quand vous tattva) buvez la musique, n’applaudissez pas ! Tous les oiseaux s’envolent si vous applaudissez. Soyez silencieux et voyez comme les oiseaux, les fleurs et les papillons prennent plaisir à l’écoute. Un musicien doit être un scientifique aussi, un homme de chiffre aussi, et un soufi aussi, un philosophe aussi. Tout est en un et qui se renouvelle. Au cinquième tattva(3), c’est le moment où un homme commence à s’élever au-dessus des autres. Au septième tattva, tout se rassemble pour atteindre la condition suprême. Telle est la science : sept planètes, sept notes, sept couleurs, sept jours, sept océans, sept cordes du sitar… Puis tout devient unité, les planètes et la globalité. Il existe un écho particulier. Chaque pièce possède son propre écho, de même que la bombe atomique porte en elle son écho… Je ne parle pas seulement de science. Les scientifiques disent qu’il ne faut pas trop jouer avec la bombe atomique, parce que c’est un son, une réaction en chaîne de sons. Plus le son est grand, plus il y a de destructions. Et un jour, si le son entre en phase avec celui qui lie les planètes et la globalité, la réaction en Discographie sélective : chaîne fera éclater toute la globalité et pas seulement un pays. Ce dont je parle ici est en dehors de la musique… Rag Shahana, puis Bageshree, 1993 (2CD) (Navras 0052/53) Il s’agit de science : sept couleurs, sept notes. Rag Darbari Kanada, 1968 (CDNF 150186) Au lever du soleil ou à son coucher, il y a tant de couMaestro's Choice, 1995 (Music To Day A95001) leurs ! Et ce ne sont que les combinaisons des sept couShringar – Concert au Théâtre de la Ville, Paris, 8 octobre 2002, 2003 (Navras 0181) leurs. Lorsqu’elles se mélangent, elles donnent douze couleurs. De même il y a douze demi-tons dans une Le site de référence sur la musique classique indienne, réalisé par Patrick Moutal : octave. Les raga-s sont également composés en fonchttp://homepage.mac.com/patrickmoutal/ tions de couleurs : c’est une science très profonde. Elle macmoutal/rag.html prend en compte le temps. La nuit et le jour sont divisés en quatre parties respectives. Ainsi les raga-s sontils destinés à l’un ou l’autre de ces moments du jour ou de la nuit. La couleur qui leur correspond se réfère seulement à celle du soleil. La qualité du raga est aussi en rapport avec la saison : automne, hiver, printemps, été.” Le temps prévu pour l’entretien était écoulé. Bouleversé par ses paroles, je remerciai le maître qui prenait congé avec des paroles bienveillantes. 䉳 146 Bretagne, terre d’immigration en devenir - N° 1260 - Mars-avril 2006