Nouvelle "Reprendre la route"

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Nouvelle "Reprendre la route"
Concours artistique organisé par
Nouvelle sur le thème :
situation de handicap en milieu étudiant
2ème prix LMDE
Reprendre la route
Alice FRANTZ
1
Reprendre la route
Avez-vous déjà fait un de ces rêves dans lesquels il vous est impossible de vous
mouvoir ? Il se passe un tourbillon de choses autour de vous, un objet tombe, quelqu’un
vous poursuit, un de vos proches vous demande de l’aide, mais vous êtes totalement
impuissant face à la situation. Vous ressentez le besoin urgent d’agir, de vous sortir d’un
mauvais pas, mais vous n’êtes capable ni de vous enfuir, ni de lever un bras, ni même
d’ouvrir la bouche. Le rêve vous maintient dans cet état d’observateur frustré, affolé, et vos
membres semblent pris dans des sables mouvants, tandis que votre langue s’englue dans
une substance lourde et pâteuse. Vous êtes seul avec cette angoisse sourde, et ce
sentiment désespéré d’impuissance.
Je fais un tel rêve chaque nuit depuis mon accident. Parfois, je le fais même dix fois de
suite. La panique me tord le ventre et mon corps se couvre de sueurs froides, c’est une
sensation terrible. Et pourtant, quelque chose me plaît dans ce rêve. Dans mon sommeil, je
ressens mon infirmité comme anormale. Je suis à chaque fois révolté par le fait que mes
jambes ne puissent se mouvoir, je sais que ce n’est pas mon état normal. Comme une
persistance acharnée de mon inconscient à me considérer avec mes deux jambes valides.
J’aime le fait de me dire : « il se passe quelque chose de pas naturel, je ne peux pas bouger
pour l’instant, mais ce n’est que temporaire. Il y a certainement une explication, et une
issue ».
Lorsque j’ouvre les yeux, je peux me redresser sur mes avant-bras, reprendre mes
esprits, et parler. Mais je sais que je ne me lèverai pas. Plus jamais. Alors il me semble
parfois que j’aimerais me rendormir, encore et encore, et faire ce mauvais rêve de nouveau,
pour pouvoir simplement espérer que mes jambes vont se mettre bientôt à courir… Mais
heureusement pour moi, j’ai abandonné cet espoir depuis longtemps. Cela semble peut-être
stupide, mais je n’ai pas abandonné tout de suite. Même après que le médecin m’ait
expliqué clairement ce qu’il en était, j’ai espéré. Il me semblait impossible de ne plus me
servir de mes jambes de toute ma vie, il me semblait que quelqu’un, quelque part, allait finir
par me venir en aide. Car je n’étais pas n’importe qui, comprenez-vous ? Eh oui, j’étais moi,
et parfois le simple fait d’être soi, de se connaître depuis plus de vingt ans, et d’avoir passé
tout ce temps-là à se projeter dans le futur et à se regarder le nombril, ce simple fait rend
présomptueux. Il me semblait tout à fait grotesque que moi, Fabien Dutour, je devienne « un
handicapé ».
C’est l’association qui m’a aidé à faire ce pas. Maman a tenu à m’inscrire dans un lieu
où je rencontrerais des « semblables ». Au début, je n’étais pas vraiment enthousiaste. Je ne
voyais pas l’intérêt de se réunir pour la seule raison que nous avions tous un handicap.
J’avais le sentiment de me trouver à l’amicale des monstres de foire. La première fois que
j’ai visité les locaux, je regardais autour de moi avec angoisse, détaillant les difformités de
chaque personne. Cà et là s’éparpillaient toutes sortes de phénomènes, culs-de-jatte,
aveugles, manchots, ou encore des jeunes auxquels il ne manquait pas vraiment quelque
chose, mais qui se déplaçaient ou s’exprimaient avec grande difficulté. Bien sûr, il y avait
aussi une bonne partie de « roulants », comme moi. J’étais face aux mêmes personnes qui,
quelques mois auparavant, provoquaient chez moi cette réaction étrange que chacun adopte
face à un handicapé. Il y a cette curiosité naturelle qui oriente le regard directement vers la
partie « anormale » du corps de l’autre. Et puis, tout de suite après, il y a la gêne, le rejet, le
dégoût même. Et surtout, la volonté d’oublier rapidement ce que l’on vient de voir. A présent,
j’étais censé m’intégrer à ce groupe, car j’étais comme eux. J’avais une irrépressible envie
de prendre mes jambes à mon cou, ce qui m’était bien sûr impossible. Quoiqu’il en soit, je
suis presque sûr que sans Firmin, je serais parti sans demander mon reste.
« Alors, on se sent différent ? »
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Ses petits yeux perçants scrutaient mon visage avec malice. Il ne cessait de s’agiter
avec nervosité, comme ces valides qui oscillent sans arrêt d’une jambe sur l’autre, ou font
les cent pas. Seulement, chez lui, ce brassage d’air n’était dû qu’au mouvement de son
poignet gauche, qui poussait le fauteuil d’avant en arrière avec agilité.
« Différent de quoi ? », ai-je fini par répondre après quelques secondes d’hésitation,
me demandant soudain si mon expression trahissait à ce point mes pensées. Firmin a souri.
« Différent d’eux, différent d’avant, peut-être un peu des deux ! Ca vaut le coup d’y
réfléchir… On boit un coup ? » J’éprouvais des sentiments contradictoires. Depuis mon
accident, je m’étais renfermé sur moi-même, et je refusais en particulier de parler de mon
handicap, que je n’acceptais toujours pas. J’avais repoussé avec hargne toutes les
tentatives d’approche de mon entourage : famille, amis, psys… Je ne voulais pas
reconnaître mon problème, je ne voulais pas dire ma douleur, et par-dessus tout je détestais
tous ces gens qui m’offraient leur pitié et cherchaient à soulager leur conscience. Je cachais
ma souffrance aux autres avec une fierté véhémente, et je me voilais moi-même la face en
rêvant de guérison miraculeuse. Niché tranquillement à l’intérieur de moi-même, j’hibernais
de l’esprit et du cœur. Mais Firmin avait tout de suite su comment me prendre. Bien sûr, le
fait qu’il soit sur roulettes aussi lui facilitait les choses. Mais au-delà de cela, il s’était adressé
à moi en tant que personne, et pas en tant qu’handicapé. Surtout, il m’avait proposé son
amitié avec légèreté. Il n’avait pas l’air torturé d’avance par la réponse que je pourrais lui
faire, ni par le fait que je pourrais choisir de rester seul au lieu de parler.
Nous avons roulé jusqu’à l’une des tables du café de l’assoc’. Les consommations
étaient proposées à tous, mais peu de valides venaient commander ici. Je les comprenais un
peu. Il y avait tant d’autres endroits où prendre un verre dans le coin… Les cafèts et les bars
associatifs grouillaient littéralement sur le campus. Il me vint à l’esprit que nous avions tous,
membres de l’association, un autre point commun : nous étions tous étudiants. Ce fut un bon
sujet pour commencer.
« Alors, t’es en quoi cette année ? » ai-je fait à Firmin, espérant vaguement que le
fâcheux thème de la différence serait écarté pour un moment.
« En sciences po’, cinquième année, et toi ? T’es nouveau, je me trompe ? »
« Enfin, disons que je… reprends ma socio parce que j’ai dû… arrêter l’an dernier…
J’entre en première année, quoi. » Moi qui voulais changer de sujet, j’étais tombé en plein
dedans avant même de m’en rendre compte ! Je me suis mis à me mordre la lèvre
d’agacement.
« C’était un accident ? » a enchaîné Firmin avec la froideur d’un médecin légiste.
« De voiture. Oui… » L’image confuse des phares du camion venant s’écraser contre la
vitre m’a fait frissonner. J’ai prié pour que Firmin n’en ait rien vu. En tout cas, il n’en a rien
montré.
« Et alors ? » a-t-il demandé, et ses yeux souriaient toujours malgré le sérieux de ses
traits. « Qui est l’heureux fautif ? Toi, bourré ? Un chauffard inconnu ? Pire : un proche ? »
Je ne savais plus si ce jeune garçon maigrelet m’amusait, me blessait ou m’énervait.
Où voulait-il en venir ? J’ai opté pour une réponse simple : « Ma mère. ». S’en est suivi une
conversation plus longue au cours de laquelle j’ai expliqué à mon compagnon que, si ma
mère était restée dans son bon droit du début à la fin, elle n’avait pas pour autant réagi de
manière à sauver son fils, ce qui, j’en étais bien certain après presque dix mois de réflexion,
aurait été tout à fait possible.
« La grand fautive, c’est donc ta mère… Pas aux yeux de la loi, bien sûr, mais dans ton
délire d’infirme ! Bien joué, mon gars, une mère fautive c’est l’idéal… Tu la maintiens
simplement dans son rôle : elle doit te nourrir, t’habiller, te dorloter, répondre au moindre de
tes caprices, et bien sûr être ton souffre-douleur, exactement comme quand tu avais deux
ans ! Sauf qu’aujourd’hui, bien sûr, il lui faut une bonne raison pour continuer… Et j’imagine
que tu ne cesses de la lui rappeler. »
Cette fois, Firmin a vraiment poussé. J’ai senti mes oreilles virer à l’écarlate et mon
cœur s’emballer. « Ah oui ? Et qu’est-ce qui te fait parler comme ça ? Qu’est-ce que tu sais
de moi au juste ? Et puis d’abord, c’est normal que ma mère s’occupe de moi, surtout après
ce qu’elle m’a fait, non ?!? Non mais de quoi je me mêle ! Et ta mère à toi, hein, qu’est-ce
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qu’elle fait de mieux ta mère ? » Au fur et à mesure que ces mots stupides et insensés
sortaient de ma bouche, j’ai éprouvé le sentiment étrange qui m’envahit parfois lorsque mon
corps va plus vite que mon cerveau. C’était comme si le vrai moi était assis calmement dans
un coin et regardait l’ « autre » s’agiter sur un écran de télévision. Mon esprit froid et détaché
face à la confusion de mes actes. A la fin de ma tirade, j’ai regardé avec stupeur autour de
moi, priant pour que personne n’ait prêté attention à mon intervention. Puis j’ai rentré la tête
dans mes épaules et je me suis mis à plisser nerveusement ma serviette en papier. Je me
demandais comment j’allais bien pouvoir me sortir de ce mauvais pas, et j’aurais voulu être
loin, très loin de là.
« Ma mère est morte », a fini par articuler Firmin après quelques instants. Je n’avais
rien à dire. « Ulcère, cancer… Que du stress. Sûrement à cause de moi. Je lui en ai fait voir
de toutes les couleurs. Tu sais, ça fait un bail que mes pieds n’ont plus touché le sol. ». Ca a
été à lui de me raconter sa vie. Firmin s’appelait Clément. Vers l’âge de dix ans, une maladie
avait atrophié ses membres inférieurs jusqu’à ce qu’il soit obligé de renoncer à s’en servir.
Dès lors, il s’était lui-même rebaptisé Firmin. Le verlan pour infirme. Il était typiquement le
gamin malchanceux qui avait tout pris à la rigolade pour tenir le coup. Dans son village, tout
le monde le trouvait hilarant, et on le prenait souvent comme exemple de la joie de vivre.
Enfin un qui ne passe pas son temps à pleurer sur son sort… Et enfin une bonne raison pour
les gens bien portants de se sentir mieux dans leurs pompes. Pour vaincre la pitié des autres
et sa propre tristesse, Firmin avait redoublé d’énergie et d’humour, prenant tout son
entourage au dépourvu. Même les psys n’ont pas insisté. Et pourtant, il fallait bien qu’il lâche
du lest de temps en temps, il fallait bien qu’il exprime sa colère lorsqu’il se demandait
pourquoi il ne pouvait grimper aux arbres avec les autres enfants, pourquoi lui ne pouvait
atteindre les cimes miraculeuses où s’échangeaient secrets et baisers furtifs… La vierge
Marie sur le buffet ne répondait jamais. Alors, lorsque les nerfs du petit Firmin craquaient,
c’était pour sa mère. Pourquoi l’avait-elle fait comme ça ? Pourquoi n’avait-elle plus de mari
pour payer le docteur ? Et surtout, pourquoi racontait-on qu’elle s’était laissé tabasser par le
père pendant sa grossesse ? Toujours joyeux à l’école et au village, il était souvent d’humeur
noire quand il rentrait chez lui. Et c’était celle qui lui donnait le plus qui en recevait le moins.
« Tu vois, c’est pour ça que je t’en parle… Un peu brutalement. Tu sais, un fautif, on en
trouve toujours, mais ça ne sert pas à grand chose. Une alliée comme ta mère, tu n’en
trouveras pas deux, et c’est ça qui te fera tenir le coup. Tu vois ? »
Je n’ai rien dit mais j’ai commencé à y réfléchir. Je n’étais pas convaincu de l’inutilité
d’un coupable, mais je comprenais ce qu’il voulait me dire. Firmin avait senti la rancœur
derrière mes mots. Du haut de ses dix ans d’infirmité, il savait mieux que moi la relation que
j’avais pu instaurer avec ma mère. Il devinait les mots durs qu’on ne retire pas, les regards
fuyants, les mercis qui n’arrivent jamais, les affronts cruels qui touchent en plein cœur. C’est
tellement facile de faire souffrir une mère ! Lui jeter ses erreurs en pleine figure est à
proprement parler un jeu d’enfant ! Moi-même je sais bien que, avec ou sans moi, Maman
passera toujours son temps à se reprocher ce qui ne va pas chez moi, au lieu de se
demander ce qu’elle a pu m’apporter durant vingt longues années…
Cette première après-midi à l’assoc’ a marqué le tournant de ma vie. C’est à partir de là
que j’ai commencé à me sentir à nouveau en phase avec moi-même. Ca n’a pas été
fulgurant, bien sûr, mais le fait d’affirmer mon statut d’handicapé d’une part, et d’échanger de
vraies réflexions avec Firmin d’autre part, m’a permis de remettre doucement mon corps et
mon esprit sur la voie d’une étroite collaboration. Firmin et moi sommes devenus
inséparables en un rien de temps, si bien que certains membres de l’assoc’ nous appelaient
parfois Firmin et Firm’deux. Mon nouvel ami m’a forcé à me reconstruire une vie sociale. Il
connaissait un nombre incroyable d’étudiants, à tel point qu’il nous était impossible de
traverser la fac sans nous arrêter au moins quatre ou cinq fois pour saluer quelqu’un. Il est
même arrivé qu’il me re-présente des amis auxquels je n’avais plus adressé la parole depuis
mon accident, considérant que mon ancienne vie était bien révolue… Et puis, il y avait les
filles. Firmin, sans mentir, était un vrai aimant à filles. Evidemment, c’était un type cultivé,
ouvert et plein d’humour ; en plus de cela, il avait une mémoire faramineuse et se rappelait
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toujours du prénom, de la filière et de la petite particularité de chacun. Ainsi, il ne manquait
pas d’adresser un petit mot personnel à chaque étudiante qu’il croisait dans les couloirs,
faisant instantanément battre ses cils, palpiter son cœur et frémir son ego…
Firmin avait réussi l’incroyable exploit qui consistait à changer le regard des autres sur
le freluquet à roulettes pathétique qu’il aurait pu représenter pour eux. Réfléchissez deux
minutes : vous vous baladez tranquillement dans la rue lorsque vous croisez, au niveau de
votre hanche droite, le visage émacié d’un jeune homme qui vient juste d’atteindre l’âge
adulte. Il n’est pas spécialement beau, avec son teint jaunâtre et ses petits yeux nerveux de
rongeur, et à en croire le choix de sa tenue, il ne doit pas être très riche non plus.
Cependant, tous ces petits détails vous laisseraient certainement indifférent sans la vision
terrible du fauteuil. Pauvre garçon qui n’aura jamais le droit de vivre une vie normale ! Il ne
pourra jamais jouer au foot avec son fils – mais, que pensez-vous là, il n’aura certainement
pas d’enfants… Personne ne voudra de cet individu diminué de moitié, surtout avec ces
jambes toutes rabougries… Et pourtant, il est sûrement très sympathique ! Mais enfin, cela
ne vous concerne pas, n’est-ce pas ? Peut-être donnerez-vous quelque chose la prochaine
fois qu’ils passeront pour le calendrier, si la pensée de ce garçon difforme vous donne
encore la chair de poule. Pauvre de lui ! Heureusement, il est déjà loin derrière, et votre
journée, elle, est devant vous.
Ca, c’est très certainement la vision de Firmin qu’auraient les gens s’il n’était pas
Firmin. En vérité, tout ce qu’il est transpire autour de lui, et la force de son âme frappe son
entourage bien avant qu’il n’ait pu se faire ce genre de réflexions. C’est pourquoi observer
Firmin à l’œuvre a été un grand plaisir pour moi dès notre première rencontre. Son
assurance et son sourire tuaient dans l’œuf toute tentation de le plaindre ou même de l’aider.
Après tout, à contempler l’expression de son visage et sa manière d’évoluer au milieu des
étudiants, il semblait de loin être le plus heureux de la fac. Ceux qui le connaissaient
savaient également qu’il avait les meilleurs résultats de sa promotion, et qu’il avait tout le
respect du Doyen depuis une intervention surprenante lors d’une conférence. A son contact,
j’ai pris conscience de l’importance de la manière d’être de chacun ; j’ai compris que Firmin
était simplement devenu ce qu’il avait décidé d’être. Et j’ai réalisé que le regard des autres
n’était pas une fatalité, même pour le pauvre handicapé que j’étais.
J’étais seul à connaître la faiblesse de Firmin. Etrangement, il s’était ouvert à moi dès
le premier jour, comme s’il avait su d’emblée qu’il pouvait me faire confiance. Avec cette
confidence, il avait scellé notre amitié et créé un lien entre nos deux histoires. C’était comme
s’il instaurait une continuité entre nous à travers les deux figures de nos mères. Pourtant,
passé ce moment d’intimité, il avait rarement évoqué son enfance et ses remords. Un jour,
comme il m’avait invité dans sa chambre après une forte dispute entre ma mère et moi, j’ai
tenté de lui en reparler.
« Tu dis que les coupables ne servent à rien, et qu’il faut profiter de la vie, mais toi
alors ? Tu es à fond dans l’auto-culpabilisation, non ? Je t’ai entendu décréter que ta mère
était morte par ta faute, alors que tu n’as aucune raison concrète de penser ça ! Tu nous fais
le complexe classique de l’orphelin, Firmin… Toi qui es si pragmatique d’habitude ! Parfois je
me dis que tu devrais penser à vaincre tes propres démons. » Il s’est tourné vers la fenêtre
et a fait face au ciel sombre de décembre. Noël approchait et de légers flocons
commençaient à donner un air de fête aux murs gris de la ville. Tout à coup, je me suis
demandé ce qu’il allait faire pour le réveillon. Mais j’ai préféré retenir ma curiosité pour le
moment. Je ne pouvais voir ni ses yeux, ni son visage. J’entendais seulement le son lent et
grave de sa respiration. Les minutes se sont écoulées et un milliard de pensées futiles et
sans intérêt ont eu le temps de me traverser l’esprit malgré la gravité du moment. Quand
Firmin s’est retourné, j’ai su qu’il venait de faire un énorme travail pour refermer la porte de
ses souvenirs, et qu’il était déjà prêt à clore le « débat ».
« J’ai dit que les coupables ne servaient à rien, pas qu’ils n’existaient pas… Mais c’est
vrai qu’on se trompe souvent quand il s’agit de les désigner. Pour ce qui est de profiter de la
vie, je crois que t’as vraiment aucune leçon à me donner ! Ca fait combien de temps que t’es
pas allé danser ? »
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Un tas d’idées se sont bousculées dans ma tête en l’écoutant, mais je crois que la
seule qui est restée claire à mon esprit c’était « il va me forcer à sortir en boîte ». Il n’a eu
aucun mal à embrayer sur le thème des endroits où sortir sur le campus, commentant les
différentes ambiances et apportant les informations essentielles sur la facilité d’accès aux
roulants. Terrifié à l’idée de me retrouver coincé au milieu d’une foule de jeunes qui sautent
et se déhanchent, torturé par l’éventualité que l’un d’eux ne trébuche sur mon fauteuil ou que
le videur ne me refuse le droit d’entrer devant une bande d’étudiantes joliment apprêtées, j’ai
complètement oublié le sujet qui me préoccupait. Plus tard, j’ai réalisé avec quelle habileté
Firmin avait retourné la situation. Il semble que certaines personnes ne vivent que pour aider
les autres, tout en ne supportant pas d’être aidées elles-mêmes.
Le premier samedi de décembre, après plus d’une semaine de harcèlement moral,
Firmin avait obtenu que je l’accompagne au Lagoon, une boîte proche de sa chambre
étudiante. Ce soir-là, j’ai passé un sale quart d’heure en tête à tête avec mon miroir, à
ruminer mes angoisses.
« De quoi peut avoir l’air un infirme sur une piste de danse ? Ou même à côté ? Tous
les autres vont penser que je ne suis pas à ma place, et ils auront raison. Ils vont se dire que
je prends trop d’espace, et tout ça uniquement pour picoler et me rincer l’œil… Dans quoi je
suis encore allé me fourrer ? »
Plusieurs fois j’ai envisagé de renoncer, d’envoyer un message à Firmin pour
décommander. Mais mon ami avait bien fait les choses : il m’avait fait promettre, et il savait
que je ne revenais jamais sur ma parole. Quant à moi, je le connaissais assez pour savoir
que, promesse ou non, il ne me lâcherait pas aussi facilement. Alors je me suis regardé
enfiler une chemise blanche, mettre du gel dans mes cheveux et arroser le tout d’eau de
toilette. Autant ne pas faire les choses à moitié. De toute façon, je ne pourrais que me faire
remarquer.
J’ai retrouvé Firmin chez lui en milieu de soirée, et il a sorti deux bières de son frigo
lilliputien. Il m’a raconté comment le Lagoon était devenu la boîte la plus accueillante de la
ville pour les roulants. Deux ans plus tôt, le Lagoon était une discothèque ordinaire, dotée
d’un molosse apathique pour surveiller l’entrée. Celui-ci cherchait en priorité à évincer les
personnes qui s’écartaient trop d’un idéal défini : une personne jeune, bien proportionnée, à
la peau blanche et au look soigné. Ainsi, quand Matthieu, un des roulants de l’assoc’, s’était
présenté devant le videur, ce dernier n’avait pas réfléchi bien longtemps avant de le renvoyer
chez lui sous un prétexte fallacieux. Le lendemain, lorsque Matthieu avait raconté sa
mésaventure à l’un des piliers de l’assoc’, la résistance avait commencé à s’organiser.
Les cinq fondateurs de l’assoc’ n’étaient pas là seulement pour échanger des cours et
boire des pots. Pour eux, la raison d’être du groupe était la défense des droits des
handicapés en tant que minorité. Ils étaient le noyau actif du groupe, notre syndicat.
Toujours prêts à former des comités d’actions, à organiser des manifs ou faire signer des
pétitions. Le président de l’université et ses collègues savaient qui ils étaient et, en général,
ils leur accordaient ce qu’ils voulaient. Etant donné que leurs réclamations concernaient la
plupart du temps le manque d’ascenseurs ou de toilettes adaptées, Firmin les surnommait
parfois les « architectes d’intérieur ». De l’esprit plutôt mal placé, mais toléré. Après tout,
Firmin aussi était un pilier de l’assoc’. Un facteur de cohésion et de bonne humeur.
Quoiqu’il en soit, les représentants de l’assoc’ ont eu vite fait de parler avec des
personnalités influentes et de lancer une campagne de diabolisation du Lagoon. Menacé de
toutes parts, le gérant du Lagoon s’est senti obligé de changer les consignes données aux
videurs, et a même fait rénover sa boîte pour une meilleure accessibilité aux handicapés. La
nouvelle s’étant répandue comme une traînée de poudre, le Lagoon est devenue la boîte de
prédilection des roulants.
« Encore un coup de l’ironie du sort ! » a conclu Firmin. Puis il a vidé sa deuxième
bière d’un trait et j’ai senti que l’heure du départ était imminente. Ca m’a fait des nœuds dans
les tripes.
Comme prévu, nous n’avons eu aucun problème pour pénétrer dans le Lagoon. Par
contre, nous étions les seuls non-valides. « Boîte de prédilection, boîte de prédilection … »,
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ruminais-je intérieurement en balayant les lieux du regard. « Evidemment, y a pas beaucoup
d’handicapés qui sortent en boîte ! ». Firmin a entrepris de s’enfoncer dans la foule et a serré
quelques mains. Je m’efforçais de rouler dans son sillage en fixant droit devant moi, évitant
les regards obliques qui s’accrochaient à mes roues. Que faire ? Le peu de mots
qu’échangeait Firmin avec ses connaissances se perdait dans le vacarme bien avant
d’arriver à mes oreilles. Lorsque l’on entre dans une discothèque où l’on ne connaît
personne et que l’on veut se donner une contenance, tout le monde sait ce qu’il faut faire.
Commander à boire. Mais dans mon cas, cela impliquait de me frayer un chemin à travers la
foule qui s’agglutinait autour du bar, puis de trouver le moyen d’attirer l’attention du serveur
malgré le fait que ma tête ne dépasse pas du comptoir. En bref, une galère.
J’ai détaché mes yeux du bar pour me retourner vers mon ami. Il dansait. Son fauteuil
tournait sur lui-même comme une toupie et ses bras s’agitaient au-dessus de sa tête. Un
large sourire illuminait son visage. Dans ma torpeur, je l’ai trouvé émouvant. Je n’étais tout
de même pas là pour lui gâcher sa soirée. Alors, en donnant de la voix et en me servant de
mes deux membres valides avec conviction, j’ai réussi à commander une bouteille de
whisky. Mieux valait limiter les allers-retours. Je me suis installé à une petite table au bord de
la piste de danse, ce qui m’a permis de contempler mon meilleur ami tout en buvant. Il
dansait mieux que tous les autres, sans rire. C’était comme s’il avait ouvert en grand la porte
de ses émotions pour les laisser s’envoler à leur guise. Ses mouvements exprimaient
tellement de joie, comparés aux petits pas calculés et stéréotypés des valides qui
l’entouraient… Il était tout en couleurs et les autres semblaient ternes à côté. Je crois qu’à
cet instant, nous avons tous envié la capacité de Firmin à être libre. Nous, les invalides du
cœur.
« Et alors, tu la bois tout seul ta bouteille ? »
Des jolies lèvres qui hurlaient à mon oreille s’échappait une haleine fortement
alcoolisée. La fille avait les traits fins et gracieux, un teint de porcelaine. Ses grands yeux
d’un noir profond me dévisageaient, hébétés.
« Euh, non, je suis avec un pote », ai-je balbutié, peu accoutumé à ce genre d’incursion
féminine.
« Comment ? », a-t-elle hurlé de plus belle en s’asseyant à ma table. Apparemment,
cette entrée en matière lui semblait suffisante pour engager une conversation.
« JE SUIS AVEC UN POTE !!! » ai-je répété, en joignant à mes paroles un geste en
direction de Firmin.
« Ah, OK… » Ma réponse n’a pas eu l’air de lui plaire. Après quelques secondes
d’hésitation, qui témoignaient du peu de timidité polie qui lui restait dans son état, elle est
allée droit au but : « Tu m’offres un verre ? »
Il était clair qu’elle n’avait vraiment pas besoin de ça. Cela dit, tant que Firmin
continuerait à tournoyer sur la piste, j’étais effectivement seul face à ma bouteille. Et puis, il
semblait tout à fait grossier de refuser un verre à quelqu’un, surtout à une jeune fille. Ma
fausse galanterie s’est complètement révélée lorsque la demoiselle a passé une main
délicate dans son épaisse chevelure noire et soyeuse, me laissant découvrir le plus fin et le
plus adorable des cous. Au diable les scrupules. J’ai rempli son verre tendu. Tandis que
nous buvions, nous avons échangé quelques banalités avec difficulté, peinant à couvrir la
musique de nos voix. La belle se prénommait Lucine, et étudiait l’italien. Elle sortait très
souvent, avec ses amis ou seule. Elle habitait en banlieue, à quelques kilomètres de là.
Après une ou deux gorgées, Lucine a senti qu’elle avait atteint ses limites.
« Bon… » a-t-elle fait d’un air mi-figue, mi-raisin. « Tu veux danser ? »
Elle n’avait pas l’air d’y croire vraiment. J’en ai profité pour exploiter la faille dans sa
motivation.
« Bof… J’aime pas trop cette musique. »
« T’as raison. Mais il faut que je bouge. Tu m’accompagnes faire un tour dehors ? »
Tout à coup, j’ai été pris d’un doute affreux. Avait-elle remarqué mon fauteuil ? Dans
son état avancé d’ébriété, et compte-tenu du fait que je n’avais pas bougé de derrière la
table, il était tout à fait possible qu’elle me prenne pour un gars normal. Et même, qu’elle me
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drague vraiment. Après tout, j’avais pas mal de succès, avant. En proie à la panique, j’ai
décidé d’utiliser Firmin comme cobaye, pour tester ses réactions.
« Attends, ’faudrait déjà prévenir mon pote. Il est juste là. » Je me suis assuré qu’elle
avait bien compris de qui il s’agissait. A ce moment là, Lucine s’est levée et a crié en
direction de mon ami : « Firmin ! Je réquisitionne ton pote pour faire un petit tour, OK ? On
revient dans cinq minutes ! » J’étais bluffé. « Evidemment ! » a ricané ma petite voix
intérieure, « ils sortent tous les deux au moins trois fois par mois, et presque toujours dans
cette boîte ! En plus, ils sont tous les deux du genre sociable… Pas étonnant qu’ils se
connaissent ! » Je me sentais stupide, et je n’avais toujours pas la réponse à ma question.
Je savais tout du moins qu’elle n’était pas allergique aux handicapés. Finalement, j’ai décidé
de me lancer, la bière et le whisky favorisant certainement ce courage soudain. Lucine m’a
souri puis, sans se retourner, elle s’est faufilée avec agilité jusqu’à la sortie. J’ai levé la tête
vers Firmin, et il m’a souri à son tour, me gratifiant d’un clin d’œil qui semblait empli de la
fierté d’un père. Alors, j’ai roulé tant bien que mal vers la sortie. Le videur a poussé la porte
pour moi, et j’ai découvert Lucine assise sur un perron. Elle allumait une cigarette avec
délectation. Je me suis approché d’elle, guettant un quelconque changement d’expression,
mais elle n’a pas semblée choquée du tout par mon apparence.
« T’en veux une ? » a-t-elle demandé en tendant son paquet de Marlboro.
« Non, merci. »
« Alors, t’es pote avec Firmin ? Comment ça se fait que je t’aie jamais vu ici? »
« C’est que… Je n’aime pas trop les boîtes. »
« T’aimes ni les cigarettes, ni les boîtes !… Je parie que tu es le genre premier de la
classe, comme Firmin ! »
« Non, pas spécialement… Il faut croire que j’ai rien de spécial. »
Elle a explosé de rire. Puis elle a retrouvé son sérieux : « De toute façon c’est pas
facile de tenir la comparaison avec Firmin, tout le monde l’admire… Avec sa maîtrise de
Sciences Po’ mention très bien et ses articles trop mortels dans le journal de la fac… » Elle a
eu l’air de se perdre dans ses pensées.
« Firmin n’aime pas trop qu’on parle de lui avec admiration », ai-je fait. En même
temps, je me suis demandé pourquoi j’abordais ce sujet. « Il dit qu’un compliment fait à un
infirme a toujours l’air d’être suivi par « et en plus, il est handicapé ! ». »
Lucine a ri. « Il est con, celui-là. C’est déjà pas mal d’être admiré. Et puis, de toute
façon, y a pas que pour les handicapés que ça fonctionne. Par exemple, si une femme
devenait PDG d’une multinationale, on l’admirerait parce qu’elle a réussi malgré son sexe,
non ? Même chose pour un Noir… Il n’y a pas que les handicaps moteurs, dans la vie. Faut
sortir de votre trou, les mecs ! »
Elle me plaisait de plus en plus. Etait-il possible que je lui plaise aussi ? A voir ses yeux
se fermer doucement, j’ai eu envie de la ramener chez elle. Mais nous étions venus « à
pied » de chez Firmin, et devions partager sa chambre pour la nuit. Et puis, voiture ou pas, je
n’aurais pas pu conduire. Je me suis soudain demandé où elle comptait dormir, vu que son
appartement était, d’après elle, à une dizaine de kilomètres.
« T’es fatiguée ? », ai-je fait bêtement.
« Ouais, je vais me rentrer. Merci de m’avoir accompagnée ! Ma voiture est juste au
coin. » Je n’ai pas voulu comprendre. En se levant, elle a sorti un bout de papier de son sac
et a griffonné un numéro dessus. « Appelle-moi quand tu veux, beau gosse. J’aime bien
discuter avec toi. »
Tétanisé, je l’ai regardée s’éloigner en faisant tinter les clés de sa 205. Je n’arrivais rien
à dire ni à faire. Seuls mes doigts restaient fermés sur le bout de papier. Elle va conduire.
Elle est complètement saoule, elle a dix kilomètres à faire, et elle prend sa voiture. Une fois
de plus, j’ai cru entendre le pare-brise voler en éclats dans la lumière des phares du camion.
Le routier, lui aussi, avait bu. Les flics me l’ont dit. Il a bu et il a pris mes jambes, mon espoir,
ma vie. Ce type a picolé avant de prendre le volant et mon monde s’est écroulé à jamais. La
belle Lucine ne vaut pas mieux que lui. Doucement mes doigts se sont écartés pour laisser
choir le morceau de papier. Lorsque la pluie s’est mise à tomber, mes joues étaient déjà
trempées, et mes idées toujours noires.
Alice Frantz - Reprendre la route
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