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Éditions du CÉFAL Boulevard Frère-Orban, 31 B - 4000 LIEGE ✆ (+32) - (0)4 254 25 20 Fax (+32) - (0)4 254 24 40 Ouvrage édité avec l'aide de la Communauté française © 2001 Les «Editions du CÉFAL» Tous droits de reproduction, d'adaptation et de traduction réservés pour tous pays. ISBN 2-87130-026-7 4 Michel LEMOINE L'Autre Univers de Simenon Guide complet des romans populaires publiés sous pseudonymes Collection «Paralittératures» dirigée par Jean-Marie GRAITSON Bibliothèque des Paralittératures de Chaudfontaine Liège Éditions du CÉFAL 2001 3 TABLE DES MATIÈRES Préface...............................................................................p. 5 Introduction .......................................................................p. 7 Addendum ....................................................................p. 487 Index 1. Index des oeuvres de Simenon ....................................p. 491 2. Index des oeuvres d'autres auteurs ............................p. 499 3. Index des personnes et des personnages ....................p. 501 4. Index des travaux consacrés à Simenon ....................p. 505 2 Préface Depuis plusieurs années, Georges Simenon, le Simenon des Maigret et des romans d'atmosphère, est l'objet d'une attention croissante de la part des critiques et des spécialistes. Il bénéficie ainsi d'une reconnaissance de plus en plus marquée, et la création d'un Fonds et d'un Centre Simenon à l'Université de Liège en 1977 n'est pas pour peu dans cet intérêt accru, soutenu. Accédant à la dignité littéraire, l'œuvre se trouve définitivement instaurée en véritable objet d'étude. Aussi le moment est-il venu de veiller à ce que les textes de la maturité ne retiennent pas seuls l'attention des chercheurs et que l'enquête soit étendue aux écrits de jeunesse ainsi qu'aux années de formation. On sait à cet égard que Simenon est entré en littérature par la porte de service. Journaliste à ses débuts, il monte à Paris pour se vouer à la fabrication d'une énorme quantité de récits qui, signés de différents pseudonymes, appartiennent de façon exemplaire à la paralittérature. Fictions sentimentales ou grivoises, romans d'aventures ou exotiques, le tout constitue une nébuleuse diffuse qui se situe à l'évidence dans les marges du littéraire. Production alimentaire et donc peu susceptible d'intéresser ou de valoir ? Gardons-nous de la ravaler trop vite à ce statut décevant. Dans la profusion débridée de ces années-là s'exprime chez Simenon une passion quelque peu sauvage, voire trouble, pour l'écriture rapide et le romanesque élémentaire. En tout état de cause, et à considérer les choses rétrospectivement, il est clair qu'un jeune écrivain fait ainsi ses gammes et procède à l'essayage de son talent. Qu'il soit trop tôt pour que le génie perce ne fait guère de doute. Tout au moins, on voit se manifester dans cette masse textuelle, par éclairs ou par saccades, un art en gestation. On conçoit dès lors que notre connaissance de Georges Simenon, de sa carrière et de son œuvre, passe par celle des écrits de jeunesse et de la production populaire. C'est ce dont s'est avisé Michel Lemoine, qui, depuis plusieurs années, accumule sur l'écrivain liégeois un savoir incomparable. Rappelons, en effet, que cet érudit a contribué déjà à L'Univers de Simenon, publié en 1983 par Maurice Piron, avant d'être l'auteur d'un monumental Index des personnages de Simenon (1985). Il nous offre aujourd'hui le présent Guide, dont on peut dire d'emblée qu'il rendra bien des services. Mais ce n'est sans doute pour lui qu'une étape dans un travail long et scrupuleux d'inventaire et de rassemblement. On serait tenté de dire que Michel Lemoine accomplit ici une œuvre de bénédictin. Mais son propos essentiel est d'un autre ordre. Si l'inventaire analytique des romans populaires qu'il propose est le résultat d'une très longue patience, il correspond en outre à une manière de coup de force qui pourrait faire date. L'auteur de ce Guide a en effet le grand mérite de recenser toute une production «triviale» et par plus d'un côté médiocre sans préjugé ni fausse pudeur. Il choisit de la prendre au sérieux et même de la traiter avec égard. Il choisit encore de l'analyser avec finesse et pondération. Et c'est bien ce qu'il convient de faire désormais avec ce genre d'archives. 5 L'intérêt majeur d'une telle entreprise est qu'elle trouve à se déployer autour d'une hypothèse d'ordre génétique. C'est à lire le jeune Simenon que l'on cernera mieux le Simenon de la maturité. C'est dans la production originaire que prennent source les formes et les thèmes qui se verront plus tard affinés, épurés, développés. En sorte que l'univers secret ou souterrain de Simenon viendra éclairer celui que nous connaissions déjà. Aussi ce Guide témoignera-t-il dorénavant d'un passé singulièrement révélateur tout en délimitant un nouveau territoire de recherches, selon la cartographie d'une œuvre immense. Sachons gré à Michel Lemoine de l'avoir conçu et réalisé avec sa minutie, sa rigueur et sa probité coutumières. La connaissance de l'œuvre de Simenon qu'il manifeste un peu plus à chaque fois fait croître ses titres à notre reconnaissance. Jacques DUBOIS 6 Introduction Les quelque cent quatre-vingt-dix romans que Simenon a signés de dix-sept pseudonymes n’ont guère retenu, jusqu’à présent, l’attention de la critique. Sans doute a-t-on pensé que ces écrits de jeunesse, coulés dans le moule contraignant des collections populaires des années vingt et trente, ne méritaient pas d’être sortis des oubliettes où les rejetait la Littérature. Il est vrai que ces ouvrages ressortissent à une esthétique du cliché ou du lieu commun et qu’ils ne répondent nullement aux exigences narratives profondes qui régissent l’œuvre signée peu après du nom de Simenon. Pourtant, l’écrivain n’a jamais renié cette abondante production qui lui a permis le plus fructueux des apprentissages. C’est là en effet, au cœur même de genres on ne peut plus paralittéraires, que Simenon a appris à composer un roman ; c’est au sein de ce terreau fécond qu’a germé une des sommes romanesques les plus imposantes et importantes du siècle. Le romancier lui-même n’a-t-il pas déclaré en outre qu’il lui était arrivé, dans ces fictions mineures, de s’essayer à un type de littérature plus sérieuse en y glissant un paragraphe, une page ou toute une séquence correspondant davantage à l’idée qu’il se faisait de l’écriture ? Il paraît dès lors inopportun de considérer comme mesures pour rien ces textes où l’auteur a fait patiemment ses gammes en attendant que puisse enfin s’épanouir et resplendir la symphonie. Ces romans appartiennent, avec des nuances, à trois registres différents : le roman léger, un peu grivois, qui se teinte volontiers d’un humour facile ; le roman sentimental, aux personnages stéréotypés, aux intrigues amoureuses parfois débridées, où l’amour triomphe généralement après avoir été en butte à des ennemis féroces ; le roman d’aventures, aux multiples rebondissements censés tenir en haleine le lecteur jeune ou moins jeune. Cette dernière catégorie peut à son tour être subdivisée en deux types de romans : d’une part, ceux qui ont essentiellement pour cadre la France et l’Europe occidentale ; d’autre part, ceux qui entraînent le lecteur en dehors de l’Europe et pour lesquels Simenon a puisé dans des sources livresques un pittoresque où abondent les lieux communs, œuvres auxquelles nous avons attribué l’appellation de romans d’aventures exotiques 1. Au reste, un tel classement ne peut être considéré comme un modèle de rigueur : s’il est aisé d’établir une liste des romans légers, il en va tout autrement pour les romans sentimentaux et les romans d’aventures. Ces derniers comportent en effet presque toujours un aspect sentimental et il arrive que tel roman sentimental se déroule sur un fond d’aventures. D’autre part, l’intrigue sentimentale ou l’intrigue du roman d’aventures sont de temps à autre concurrencées par une intrigue policière ou pimentées d’un soupçon d’espionnage. En outre, toute classification, c’est bien connu, comporte des exceptions. Où ranger par exemple Au Pont des Arches, le premier roman écrit par Simenon, sinon dans une autre catégorie qui serait le roman humoristique ? Le lecteur soucieux de minutie aura pu s’étonner de l’imprécision numérique qui ouvre cette introduction. Dans l’état actuel de nos connaissances, il est effectivement malaisé de chiffrer avec exactitude le nombre de romans de Simenon parus sous une autre signature que 1. M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31-111. 7 la sienne propre. Certaines de ces œuvres, en effet, ont bien été écrites, mais il est assuré — ou presque assuré — qu’elles n’ont pas été publiées. D’autres romans, au contraire, ont connu une réédition n’hésitant pas à proposer un titre différent, voire un texte modifié. De plus, l’une ou l’autre fiction attribuée à Simenon s’est avérée n’être pas de lui. Témoigne de ces difficultés le dernier état de la bibliographie établie par Claude Menguy2, lequel continue à affiner la liste exhaustive qu’il avait livrée dès 19673. Ainsi, notre ouvrage retient cent quatre-vingt-dix romans, mais ne donne une notice complète que pour cent quatrevingt-sept d’entre eux. En effet, les titres L’Envers d’une passion et Lily-Palace ne nous sont connus que sur la foi de contrats avec éditeurs ; quant à Un Petit Poison, annoncé comme n° 5 de la collection «Les Romans Drôles» ( Ferenczi), il nous a été impossible de le dénicher malgré une chasse incessante auprès des bouquinistes et des collectionneurs, au point que nous nous demandons si ce livre a vraiment vu le jour ; on peut en tout cas être sûr qu’Un Petit Poison, s’il a jamais été publié, est le plus rare de ces ouvrages réputés introuvables. Au nombre des romans sans aucun doute écrits par Simenon mais n’ayant pas paru, on peut ranger avec certitude Le Bouton de col, rédigé en collaboration avec HenriJ. Moers. Neuf autres fictions peuvent presque certainement rejoindre Le Bouton de col dans cette catégorie d’écrits non publiés : ce sont Garde Clémentine, Le Monsieur du samedi, Les Noces d’Arlette ou Une Orgie à Pithiviers, Un Homme ardent ou Les Douze Baisers d’Arthur ou La Douzième Étreinte, Le Chéri de tantine ou Le Trio en folie, Les Clients de Mme Marthe, Une Petite Femme sincère, Julius et sa négresse ou La Négresse déchaînée et Emma la gaillarde. Ces romans, vraisemblablement prévus pour les collections «Les Romans Drôles» et «Les Romans Folâtres» (Ferenczi), ne nous sont en effet connus que par la copie d’une version dactylographiée conservée au Fonds Simenon de l’Université de Liège et il serait étonnant qu’ils aient fait l’objet d’une parution dont personne n’a conservé la trace (voir la notice consacrée à Garde Clémentine). Pour les amoureux des précisions chiffrées, nous pouvons donc conclure de ce qui précède que Simenon a écrit au moins cent quatre-vingt-sept romans signés d’un pseudonyme4, tandis que cent soixante-dix-sept d’entre eux au moins ont effectivement été publiés. On ne manquera donc pas de remarquer que l’auteur a écrit presque autant de romans signés d’un pseudonyme que de romans signés de son véritable patronyme. Encore n’est-on pas à l’abri de toute surprise, s’agissant d’une œuvre aussi abondante que celle de Simenon : qui sait si l’un ou l’autre de ces romans ne gît pas au plus profond d’un grenier ou n’est pas endormi au sein des pages jaunies d’une revue confidentielle ? N’a-t-on pas exhumé récemment des textes signés Simenon tombés dans l’oubli comme Menaces de mort, Les Cent Mille Francs de P’tite Madame, Le Drame mystérieux des îles Galapagos ou Mademoiselle Augustine? Ayons donc la modestie de croire, en ce domaine, que les recensements des chercheurs n’ont pas un caractère définitif. 2. 3. 4. 8 Dans A. BERTRAND, Georges Simenon, Lyon, La Manufacture, 1988, pp. 259-266. Le bibliographe s’y résout, avec raison, à éliminer du corpus Une Môme dessalée et Nichonnette, romans dus respectivement à Renée Dunan et Eric Demeige. C. MENGUY, «Bibliographie des éditions originales de Georges Simenon, y compris les œuvres publiées sous des pseudonymes», Le Livre et l’estampe, n° 49-50, Bruxelles, 1967, pp. 4-37. Rappelons pourtant que, parmi ces cent quatre-vingt-sept romans, Le Bouton de col a été écrit en collaboration. On s’interrogera aussi sur la part réelle que Simenon a prise à la rédaction des Mémoires d’un prostitué par lui-même. Nous demandons dès lors la bienveillance du lecteur : nous ne voulons en aucune façon semer le doute dans son esprit si nous ajoutons à ces données chiffrées que notre ouvrage a aussi retenu les trois nouvelles intitulées Nuit de noces, Doubles Noces et Les Noces ardentes, nouvelles ayant paru en volume sous le titre Nuit de noces (voir la notice consacrée à ce titre). Chaque roman fait ici l’objet d’une notice précise qui entend caractériser l’œuvre de la manière la plus complète possible. Toute notice comprend en effet au moins un résumé du roman précédé de données bibliographiques incluant des indications relatives aux divisions et aux éventuelles subdivisions du récit. Vient ensuite un commentaire plus ou moins long : des romans importants comme L’Amant sans nom ou La Maison de l’inquiétude ne peuvent évidemment s’accommoder de caractéristiques aussi sommaires que des ouvrages sans prétention aucune comme L’Orgueil d’aimer ou Étreintes passionnées. Le commentaire est généralement suivi d’extraits souvent courts, mais représentatifs du roman envisagé. Enfin, chaque notice se termine, s’il y a lieu, par une bibliographie propre à la fiction étudiée. Sans doute n’est-il pas inutile de préciser ces divers points. En tête de chaque notice figure le titre du roman précédé du pseudonyme utilisé. On constatera que certains titres sont doubles et parfois triples : c’est là le fait de romans dont la publication n’est pas assurée. Nous signalons d’autre part en note les changements de titres intervenus entre la remise du manuscrit à l’éditeur et l’impression du livre lorsque ces modifications nous sont connues. En caractères italiques et entre guillemets, nous transcrivons sous le titre le type de roman tel qu’il est souvent mentionné au début du récit lui-même : «roman d’amour», «roman d’aventures», etc. À la ligne suivante et à droite est indiqué de manière plus objective le genre romanesque auquel appartient l’œuvre envisagée ; nous avons adopté ici les appellations traditionnelles : «roman sentimental», «roman léger», «roman policier», «roman humoristique», «roman d’aventures» et la précision «roman d’aventures exotiques». Nous avons pourtant tenu à montrer que certaines frontières s’avèrent parfois fort incertaines en optant de manière hybride pour le mélange des genres ; on ne s’étonnera donc pas de se trouver par exemple face à un «roman sentimental et policier». La description bibliographique comprend le lieu et la maison d’édition, la collection et son numéro, la date d’édition, le format et le nombre de pages, ces deux derniers éléments permettant de savoir d’emblée si l’on a affaire à un long roman ou à ce que certains n’hésiteraient pas à appeler une nouvelle5. Vient ensuite la précision chronologique autorisant à placer la notice à l’endroit où elle figure dans notre classement des œuvres (voir infra). La mention éventuelle d’une réédition — voire de plusieurs — indique s’il s’agit d’un texte abrégé. Précisons à ce sujet que notre ouvrage ne cite que les rééditions antérieures au 31 décembre 1990, ce qui risque, à plus ou moins long terme, de rendre le relevé incomplet puisque à l’heure où nous écrivons ces lignes, quatre romans de Simenon 5. Nous pensons particulièrement ici aux romans de la collection «Le Petit Roman» (Ferenczi) qui comptent trente-deux pages. 9 publiés sous pseudonymes ont été réédités et un autre a été édité pour la première fois en 19916. Nous avons cru qu’il était souhaitable de faire suivre ces références bibliographiques d’informations concernant le découpage du récit en chapitres et, parfois, en parties ; on trouvera donc, en complément, le nombre de chapitres et de parties ainsi que leurs titres lorsque ces divisions sont intitulées. Nous laissons aussi apparaître, le cas échéant, les modifications apportées en ce domaine aux rééditions comportant un texte abrégé. S’agissant de romans où l’intrigue joue presque toujours un rôle essentiel, le résumé vise généralement à montrer son évolution ; il s’attarde donc plus au rôle des principaux protagonistes qu’à leur personnalité, même si celle-ci est suggérée. On ne s’étonnera pas non plus que des romans à l’intrigue foisonnante soient parfois résumés d’une manière succincte ne s’attachant qu’aux grandes lignes du récit ou même à sa caractérisation : notre dessein, en cette matière, a plus souvent été guidé par un souci de clarté que par l’obsession de l’exhaustivité, même si telle n’est manifestement pas toujours la préoccupation essentielle de maints romans envisagés. Dans les meilleurs des cas, le commentaire se situe à divers niveaux. Des remarques touchant l’originalité de l’œuvre, ses qualités, ses défauts peuvent à l’occasion s’accompagner d’observations sur la composition, l’intrigue, le traitement du temps et de l’espace ou l’élaboration de personnages. Les relations entre tel roman et un récit antérieur ne sont pas éludées, Simenon n’hésitant pas à se plagier lui-même dans ces fictions, non seulement de manière ponctuelle, mais en utilisant à nouveau sans vergogne la totalité d’une intrigue. L’exemple le plus flagrant de ces auto-imitations est sans doute constitué par La Femme qui tue, Une Femme a tué et La Femme en deuil, trois romans qui racontent la même histoire de vengeance avec une intrigue semblable et plusieurs détails identiques, mais bien d’autres ouvrages souffrent de ces répétitions. Le commentaire ne pouvait non plus passer sous silence les éléments trouvant un prolongement dans les écrits ultérieurs signés Simenon : situations, thèmes, motifs annonciateurs de l’œuvre future sont donc signalés et font parfois l’objet d’une analyse spécifique. Il faut pourtant faire remarquer dès maintenant, à ce sujet, qu’il existe peu de passerelles entre les deux versants du massif romanesque simenonien : malgré la présence de ces situations, de ces thèmes et de ces motifs communs, l’impression d’ensemble laissée au lecteur est qu’aucun roman de jeunesse signé d’un pseudonyme ne peut présager le futur Simenon, à l’exception peut-être de ceux où se font jour à la fois l’annonce d’un ton et l’approche d’une atmosphère, comme L’Homme à la cigarette, Le Château des Sables Rouges ou La Maison de l’inquiétude par exemple. En fait, dès que Simenon a commencé la série des premiers romans de Maigret signés de son nom, il a échappé aux poncifs qui caractérisent ses fictions publiées sous pseudonymes. Un des mystères les plus fascinants de la création simenonienne réside d’ailleurs dans la facilité 6. 10 Artisan de la première édition de Jehan Pinaguet, Francis Lacassin a joint à ce texte une réédition d’Au Pont des Arches et de l’essai intitulé Les Ridicules : Georges SIM, Jehan Pinaguet. Au Pont des Arches. Les Ridicules. Œuvres de jeunesse de Georges Simenon, Paris, Presses de la Cité, 1991. Ces écrits sont précédés d’une préface de Francis Lacassin qui assure aussi la présentation des autres rééditions parues chez Julliard en 1991 dans la collection «La Seconde Chance» ; il s’agit de Train de nuit, La Jeune Fille aux perles (autre titre de La Figurante), L’Homme à la cigarette et Le Château des Sables Rouges. L’éditeur précise qu’il a éliminé de ces romans «quelques incohérences ou contradictions». — ou l’apparente facilité — avec laquelle le romancier est passé d’un registre à l’autre, aucun élément affectant l’ensemble d’un roman, qu’il s’agisse de contenu de type idéologique, de techniques narratives ou de style ne constituant un point commun entre eux. Ceci ne signifie nullement que le jeune auteur des fictions auxquelles nous nous attachons ne savait pas écrire, même si son écriture, coulée dans le moule normatif d’une tradition contraignante, restait soumise aux lois d’une esthétique formaliste stérilisante et si son manque d’originalité ne laissait en rien présager l’écriture souvent qualifiée de neutre ou blanche du futur Simenon. Ceci ne signifie pas non plus que les résultats fragmentaires auxquels a abouti notre confrontation soient sans intérêt, loin s’en faut : on sait combien peut s’avérer fructueuse l’étude thématique d’une œuvre qui ne se laisse déchiffrer que pas à pas et dont les secrets commencent seulement à s’entrevoir. Le commentaire s’attache enfin à déceler les traces autobiographiques contenues dans les romans. Souvenirs de jeunesse liégeois et découvertes plus récentes, parisiennes ou autres, ont en effet alimenté bon nombre de fictions populaires comme ils ont nourri l’œuvre future signée Simenon. À cet égard, la période durant laquelle le romancier fut le secrétaire du marquis de Tracy et celle qui le vit parcourir la France par les voies navigables à bord du «Ginette» semblent avoir été d’une importance considérable. Ces divers points couvrent l’essentiel de nos commentaires de l’œuvre, mais ne se veulent pas limitatifs. Faut-il souligner que d’autres considérations ne seront pas laissées dans l’ombre si elles s’avèrent intéressantes ? On comprendra facilement que les extraits cités devaient forcément être brefs. Malgré cette réserve, notre choix a été dicté par le souci de montrer grâce à eux tel(s) aspect(s) caractéristique(s) du roman envisagé. Qu’ils mettent donc l’accent sur les stéréotypes ou — moins souvent — sur l’originalité relative de l’ouvrage, ces extraits devraient, dans notre esprit, être représentatifs de l’œuvre tout en illustrant parfois des éléments mis en lumière dans le commentaire. Quoi qu’il en soit, ainsi s’élabore, page après page, une véritable «anthologie» de ces textes méconnus. À défaut de pouvoir se procurer ces récits de jeunesse devenus aujourd’hui rarissimes, le lecteur pourra de la sorte avoir un aperçu fragmentaire de leur contenu et de leur écriture... en attendant que paraisse une édition enfin vraiment complète de l’œuvre de Simenon. La bibliographie qui clôt la plupart des notices est spécifique à chaque roman étudié. Elle permettra donc de se référer à tout ce qui a été écrit sur les ouvrages présentés ici jusqu’au 31 décembre 1990, date à laquelle nous avons arrêté ce recensement7. Malgré notre volonté d’exhaustivité en ce domaine, il est possible que nous ait échappé l’un ou l’autre article : si tel est le cas, nous demandons d’avance l’indulgence du lecteur, s’agissant d’une matière qui a rarement été abordée de front. Précisons toutefois que nous n’avons retenu pour la bibliographie que les mentions dignes d’intérêt ; nous avons par conséquent rejeté toutes les citations d’un roman sans référence à un propos éclairant, comme c’est par exemple le cas dans mainte biographie ou dans ces listes d’œuvres qui figurent en annexe de plusieurs ouvrages sur Simenon. Il faut bien reconnaître en outre que toutes les études relatives à cette production ne sont pas d’égale valeur. Il nous plaît à cet égard de rendre hommage aux découvreurs que furent Maurice Dubourg et Claude Menguy. Il est regrettable 7. Elle ne comprend donc pas les préfaces écrites par Francis Lacassin pour les rééditions et la première édition mentionnées dans la note 6. Voir supra. 11 que certains commentateurs aient recopié les écrits de ces défricheurs sans rien y ajouter d’original, même parmi la critique récente. Ainsi, le lecteur qui prendrait la peine de vérifier chacune des références que nous citons en tenant compte de leur chronologie ne manquerait pas d’éprouver quelque doute sur la probité intellectuelle de l’une ou l’autre plume que nous appellerions volontiers de seconde main. Quatre index complètent le volume. Faut-il préciser que ces annexes entendent faciliter le maniement d’un livre qui se veut aussi instrument de travail et ouvrage de consultation ? Le premier index est indispensable puisqu’il s’agit de celui des œuvres de Simenon. Viennent ensuite un index des œuvres d’autres auteurs, un index des personnages et des personnes et un index des études mentionnées notamment dans chaque bibliographie spécifique. Il est temps de dire un mot des critères qui ont déterminé notre classement des romans. Plusieurs options s’offraient à nous en cette matière : classement par genres, classement par pseudonymes, classement par éditeurs et collections, classement chronologique. Nous nous sommes finalement rallié à ce dernier par élimination des autres. En effet, nous l’avons déjà fait remarquer, le classement par genres se serait avéré aléatoire et subjectif dans la mesure où certains genres se chevauchent : tel roman d’aventures est fort sentimental et tel roman sentimental laisse une large place à l’aventure, comme le montre par exemple la série de récits mettant en scène l’aventurier Yves Jarry qui est aussi un amoureux impénitent ; tel roman policier oblitère l’enquête au profit du sentiment ; tel roman léger est plus humoristique que grivois, etc. Un classement par pseudonymes n’aurait pas été tout à fait logique : si les pseudonymes Luc Dorsan et Gom Gut ne signent guère que les romans légers, si les romans d’aventures exotiques sont dus à Georges Sim et Christian Brulls, il n’y a pourtant pas là de règle absolue puisque Luc Dorsan a aussi écrit Les Mannequins du Dr. Cup, un roman qui n’a rien de léger, et Jean du Perry, qui compose généralement des romans sentimentaux, a également signé Les Noces d’Arlette ou Une Orgie à Pithiviers, «petit roman folâtre» ; quant à Georges Sim, il signe toute espèce de production. Ces types de classements présentaient en outre l’inconvénient de ne pas faire apparaître une chronologie d’ensemble ; c’est la raison pour laquelle nous avons aussi rejeté le classement par éditeurs et par collections, au demeurant commode et pratique8. Il nous a donc paru finalement qu’un classement chronologique où les genres, les pseudonymes et les éditeurs seraient confondus offrirait une plus grande lisibilité, en raison notamment des reprises (d’intrigues, de thèmes, de motifs) nombreuses dans ces romans. En effet, ces récurrences affectant indifféremment les divers genres, le classement chronologique tous azimuts s’est imposé à notre esprit. Imposé, certes, mais non sans poser de problèmes, puisque l’ordre chronologique de parution ne reflète pas nécessairement la chronologie rédactionnelle, comme le prouve une confrontation entre les dates des contrats signés par Simenon et les dates de publication. Hélas ! Les dates de contrats ne nous sont pas toutes connues, loin de là, bien qu’elles nous aient néanmoins servi de correctifs pour trente-neuf romans. Pour le reste, c’est-à-dire une très large majorité d’entre eux, force nous a par conséquent été de nous rabattre sur la date de l’achevé d’imprimer. Lorsque celle-ci était trop vague, nous avons pu la préciser par celle 8. 12 C’est la solution adoptée par Claude Menguy pour la bibliographie qu’il présente dans Enigmatika, n° 31, octobre 1986, pp. 13-41. de la parution présumée grâce au numéro de la collection et à la périodicité de la publication. Nous avons aussi tenu compte des dates de prépublications éventuelles en feuilletons. Nous ont donc semblé déterminantes, dans l’ordre, la date du contrat, celle d’une prépublication, celle de la parution présumée et celle de l’achevé d’imprimer9. En outre, concernant les années 1929 et 1930, nous n’avons pas hésité à adopter les hypothèses chronologiques formulées par Maurice Dubourg et Claude Menguy (Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984 ; essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège), hypothèses affinées ensuite, pour quelques romans, par le même Claude Menguy et Pierre Deligny («Les vrais débuts du commissaire Maigret», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, pp. 27-43) ; fondés sur une argumentation sérieuse, solide et documentée, ces travaux ne peuvent en effet qu’emporter l’adhésion du chercheur. Nous ne nous cachons pas ce que ce classement chronologique d’inspiration pour le moins hétéroclite peut avoir d’imparfait. Toutefois, dans l’état actuel de nos connaissances, sans doute est-ce celui qui se rapproche le plus du véritable classement chronologique rédactionnel, lequel demeure aujourd’hui un idéal inaccessible, mais que la recherche future parviendra peut-être à établir si les cruelles lacunes dont nous souffrons peuvent un jour être comblées. Si l’on reconnaît néanmoins quelques qualités à notre tentative de chronologie, elles doivent être attribuées pour une bonne part à Claude Menguy dont nous n’avons jamais sollicité en vain l’érudition et à qui nous sommes redevable des dates des contrats, des prépublications et des parutions présumées. Outil de référence entendant poser des jalons susceptibles d’engranger de futures réflexions critiques, notre guide se veut avant tout descriptif et reste généralement aux frontières de ce que permet le premier degré de la lecture. Si nos commentaires ne s’interdisent pourtant pas systématiquement de s’aventurer au-delà de ce principe et s’il nous arrive, de-ci de-là, d’émettre une considération de caractère sociologique ou de risquer une plongée dans la psychologie des profondeurs, ces propos demeurent on ne peut plus partiels et ne visent jamais à l’exhaustivité qu’atteindrait le spécialiste de la sociocritique ou de la psychocritique. Le seul dessein littéraire avoué de Simenon, lorsqu’il a rédigé ces romans, était d’apprendre à écrire et à composer au milieu d’une forêt de clichés obligés : c’est surtout à l’observation de cet apprentissage que nous nous sommes limité, tout en essayant de déceler quelques-unes des règles qui régissent l’élaboration de ce premier univers de Simenon et sa cohérence interne, même si nous sommes conscient que les lieux communs autorisent l’éclosion et le développement, sous le masque, de fantasmes inavoués. Nous laisserons à d’autres le soin de dégager et d’analyser ces composantes passionnantes10. Nous avons adopté la même démarche à propos du contenu idéologique. Ainsi, le lecteur 9. Sans compter les trois romans dont la rédaction est datée : Au Pont des Arches, Jehan Pinaguet et Les Mémoires d’un prostitué par lui-même. 10. La recherche s’est d’ores et déjà engagée avec bonheur sur cette riche voie interprétative dont nous ne doutons pas qu’elle soit promise à un bel avenir. Nous pensons plus particulièrement ici à la substantielle conférence donnée le 10 mai 1991 par Paul Mercier à l’Université de Besançon sur «Simenon et Freud». L’auteur y place au centre de ses réflexions Un Monsieur libidineux, ouvrage dans lequel il voit, «bien autant que Pedigree, la matrice de l’œuvre». 13 le plus ingénu a tôt fait de découvrir dans ces romans de jeunesse — et plus particulièrement dans les romans d’aventures exotiques — une idéologie de type racial constituée par la supériorité de la race blanche sur les autres et, à l’intérieur de cette race, la supériorité du Français sur les autres Blancs. Fallait-il pour autant s’appesantir sur ces considérations et prendre au sérieux les remarques nationalistes et raciales qui constellent ces ouvrages et leur confèrent une tonalité pour le moins étrange ? Nous ne le croyons pas; nous pensons que c’était plutôt là un des poncifs du genre à l’époque, poncifs que Simenon ne pouvait sans doute pas éviter. Destinés à de jeunes lecteurs, ces romans devaient à coup sûr assumer une fonction éducative de type traditionnel, ultra-conservateur, et il n’était probablement pas question de transgresser les règles de ces collections populaires. En outre, jamais, par la suite, dans les romans signés de son véritable patronyme, Simenon n’est tombé dans ce genre de considérations que nous aurions trop vite tendance à prendre pour des aberrations mentales d’un esprit débile. Néanmoins, ces romans existent et nous ne pouvons donc pas ne pas en tenir compte. Leur analyse nous semble nécessaire si nous voulons un jour posséder de Simenon une vue globalisante, mais l’analyste doit alors avoir la sagesse de tenir ces productions pour ce qu’elles sont et de les remettre à leur vraie place qui apparaît tout de même secondaire dans l’ensemble de l’œuvre considérable de Simenon. Nous n’éluderons donc pas les traces idéologiques des romans de jeunesse, mais nous nous garderons d’en tirer des conclusions ultimes et hâtives. Essentiellement analytique, notre ouvrage n’a pas la synthèse pour vocation11 et la présente introduction ne constitue pas le lieu pour s’y atteler. Nous espérons pourtant qu’au fil des analyses, le lecteur pourra facilement procéder au regroupement de quelques thèmes et de quelques questions qui s’imposent à tous ceux qui s’intéressent à la genèse de l’univers imaginaire de Simenon. On pourra ainsi se rendre compte de la progression cahotante de l’œuvre vers un certain réalisme dû aux petits détails vrais qui auront toujours la faveur de l’auteur et à la peinture multi-sensorielle génératrice de ce que l’on a appelé l’atmosphère Simenon. On suivra avec attention la lente gestation, dans le corpus, de l’élément policier qui reste trop souvent noyé au sein des stéréotypes sentimentaux ou de l’aventure, mais tente parfois une timide émergence afin de s’en évader et de conquérir son autonomie. On verra apparaître, au gré de cette fermentation policière, des personnages récurrents, parmi lesquels Maigret, Lucas et Torrence qui ne sont pas sortis tout armés du cerveau de Simenon écrivant Pietr-le-Letton : on se demandera à quels besoins ils répondent dans cette production où l’énigme policière demeure généralement secondaire par rapport aux genres qui la sous-tendent, mais où elle acquiert une importance capitale si l’on se réfère à l’avenir. De même, quelle fonction assume Yves Jarry, héros de quatre romans populaires et incarnation de l’aventure impossible selon Georges Sim ? À quelles motivations correspond la création de l’inspecteur Sancette et de ses doubles, rivaux livresques de Maigret, dont l’œuvre signée Simenon ne dédaignera pas quelques avatars ? Ces considérations ne 11. Nous nous permettons de rappeler que nous avons déjà sacrifié à des travaux de ce genre dans trois articles : «Maigret en gestation dans les romans populaires», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, pp. 53-79 ; «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 265-274 ; «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31-111. 14 manquant certes pas d’intérêt trouvent des prolongements dans ce guide où se lit la préhistoire littéraire de Simenon à travers le domaine paralittéraire. En effet, que l’on ne s’y trompe pas : même si nous avons déjà signalé qu’il n’existe globalement aucune commune mesure entre les deux volets de la création romanesque simenonienne, cela n’empêche pas que des rapprochements pertinents et fructueux soient possibles sur certains points précis. Peut-être contribuerons-nous à aiguiller vers eux la recherche future dont nous souhaitons qu’elle tienne enfin compte du pan trop souvent occulté de cette œuvre foisonnante. D’une manière générale, puisse notre livre servir à mieux faire connaître ces écrits de jeunesse qui méritent plus qu’un rapide survol, même si leur auteur, tout en ne les reniant pas, n’a jamais manqué de souligner qu’il s’agissait là d’une production alimentaire appartenant à son passé et avec laquelle il avait complètement rompu12. Ces textes constituent certes un autre univers de Simenon, mais font partie intégrante du monde imaginaire créé par un des romanciers les plus féconds du siècle. En écrivant ces mots, nous ne pouvons oublier notre collaboration, sous la direction de Maurice Piron, à L’Univers de Simenon qui se voulait un «guide des romans et nouvelles (19311972) de Georges Simenon»13. Faut-il préciser que ce nouveau guide se situe dans la filiation de celui-là dont il se veut le complément, même si sa présentation est différente et si ses notices n’ont pas été conçues selon la même méthode? On comprendra dès lors aisément pourquoi nous avons ici une pensée émue envers la mémoire de Maurice Piron qui guida nos premiers pas hésitants dans le domaine touffu de la recherche simenonienne. Nous l’avons dit, en dehors de quelques rééditions, les romans de jeunesse de Simenon signés de pseudonymes sont aujourd’hui rarissimes. Pour avoir accès à ces fictions si peu répandues, nous nous sommes principalement adressé au Fonds Simenon de l’Université de Liège dont le conservateur, Mme Christine Swings, nous a accueilli avec sa souriante gentillesse coutumière et a livré les collections du Fonds à notre soif de lecture. Qu’elle trouve ici nos plus vifs remerciements pour son amabilité et sa compétence. Afin de combler les quelques lacunes dont souffre malheureusement encore le Fonds Simenon, nous avons eu recours aux services de collectionneurs qui n’ont pas hésité à se démunir provisoirement pour nous des fruits précieux de leurs patientes recherches ; c’est pourquoi il nous est particulièrement agréable d’exprimer notre amicale gratitude envers MM. Claude Menguy, Christian Vanpetegem et Désiré Roegiest. Enfin, la spécificité de notre travail nous a souvent amené à consulter les trésors réunis à la Bibliothèque des Paralittératures et du Cinéma de Chaudfontaine où nous avons toujours reçu le plus bienveillant accueil de la part de M. Jean-Marie Graitson, âme de cette Bibliothèque qui s’incarne en quelque sorte en lui et à laquelle, n’en doutons pas, il s’identifie. C’est en outre M. Jean-Marie Graitson, mis au courant de nos recherches, qui a eu l’idée de faire publier ce livre par les éditions du Centre de Lecture Publique de la Communauté Française : qu’il soit assuré de notre chaleureuse reconnaissance. Liège, 15 juin 1991 12. Voyons-en une nouvelle preuve dans la réticence avec laquelle Simenon, de son vivant, n’a autorisé qu’au compte-gouttes la réédition de quelques œuvres publiées sous pseudonymes. 13. Paris, Presses de la Cité, 1983. 15 16 Georges Sim, Au Pont des Arches «Petit roman humoristique de mœurs liégeoises» Roman humoristique Liège, Bénard, 1921, 21 x 14 cm, 95 pp. Daté de septembre 1920. Rééditions : 1. Paris, Éditions d’Aujourd’hui, «Les Introuvables», 1975. 2. Liège Bruxelles, Libro-Sciences, 1988. Deux livres de sept et cinq chapitres précédés d’une préface de l’auteur. I, 1 : Où le lecteur fait connaissance avec la famille Planquet. 2 : Où il est traité de désillusions. 3 : De la conjugaison du verbe «aimer». 4 : Où il est parlé de petits inconvénients qu’une maîtresse peut entraîner. 5 : De l’argent et des liaisons sentimentales. 6 : Où l’on voit comment Paul revient à une vie rangée. 7 : Qui sert d’épilogue. II, 1 : Où l’oncle Timoléon voit les choses en grand. 2 : Du lancement des Pilules Purgatives pour Pigeons ! 3 : Des premières atteintes du mauvais sort. 4 : Où il est traité d’une bien triste résolution. 5 : Qui laisse prévoir un nouveau dîner. Résumé Joseph Planquet est «pharmacien à l’enseigne du “Pont des Arches”», à Liège. Son fils Paul, étudiant âgé d’une vingtaine d’années, se choisit une maîtresse, la facile Julia Piron, qu’il installe dans un appartement ; cette liaison lui coûtant trop cher, il met fin à l’aventure. Quant à Joseph, il se laisse séduire par une idée de son frère Timoléon qui vit sous le même toit que lui après s’être retiré d’un commerce prospère ; il s’agit d’exploiter sur une grande échelle la spécialité de la pharmacie : les pilules purgatives pour pigeons. L’affaire échoue et Timoléon, rongé de remords, quitte la maison. En guise de réparation, il fait acheter par des hommes de paille les stocks de pilules accumulés par Joseph. Celui-ci, sur la foi de cette vente miraculeuse, invite son frère à vivre à nouveau chez lui. Commentaire Liée à deux personnages — père et fils —, l’intrigue se développe dans deux directions sans rapport entre elles : l’enseigne de la pharmacie «Au Pont des Arches» constitue à peine une unité spatiale, puisque la première direction éloigne Paul Planquet de ce lieu. À l’échec sentimental du fils répond l’échec commercial du père, l’échec s’inscrivant dans le roman dès le chapitre premier, lors de la scène du repas manqué. Dès ce premier roman apparaissent des incohérences de détails : la famille Dujardin (pp. 30, 43) devient Dejardin (p. 82) ; elle est composée p. 30 d’un vieux commerçant et de ses trois filles, puis, p. 82, de la veuve Dejardin et de ses filles. Comme l’annoncent le sous-titre et la préface, le roman se veut humoristique — le comique résidant surtout dans les situations et les descriptions —, mais manque d’efficacité à cet égard, bien qu’il se place sous l’autorité de Rabelais auquel le jeune Simenon emprunte les deux célèbres vers suivants en guise d’épigraphe : 17 «Mieux est de ris que de larmes escrire Pour ce que rire est le propre de l’homme». Au détour d’une page, telle atmosphère semble déjà simenonienne, comme dans l’évocation matinale de la Meuse et du pont des Arches (p. 10). Apparaît aussi parfois le petit détail «vrai» que Simenon a toujours affectionné. Comme la mère de Simenon telle que la montre le romancier dans ses écrits autobiographiques, Ursule Planquet, épouse de Joseph, accable son entourage de reproches (pp. 87-88). Comme Désiré Simenon, père de l’écrivain, Joseph Planquet s’installe dans un fauteuil d’osier pour lire son journal (p. 15). Julia est la première héroïne simenonienne à porter ce petit chapeau rouge (p. 32) omniprésent dans l’œuvre ; quant à Paul, il inaugure un autre motif courant dans la somme romanesque en laissant sa montre en gage lorsqu’il n’a pas assez d’argent pour payer la chambre de l’hôtel Charlemagne où il a emmené sa bienaimée (p. 37) : ces deux leitmotive se rattachent à des expériences vécues par Simenon à Liège. L’appartement loué par le jeune homme se trouve dans une de ces «rues calmes et cossues qui avoisinent l’hôpital de Bavière» (p. 54), c’est-à-dire dans le quartier où habitait Simenon, qui avait agi comme Paul, si l’on en croit une confidence livrée dans le dixhuitième volume des Dictées : «Ayant rencontré une jeune fille qui recevait chaque semaine un amant, ingénieur à Anvers, je louai un petit appartement meublé boulevard de la Constitution et je l’y installai» (Georges Simenon, Les Libertés qu’il nous reste, Paris, Presses de la Cité, 1980, p. 94). Enfin, la pharmacie qui donne son titre au roman a réellement existé sous la dénomination de «pharmacie Germain» jusqu’en 1967 ; située rue Pied-du-Pont-des-Arches, n° 13, son pignon s’ornait d’un panneau publicitaire vantant ses «produits pour pigeons, volaille, chiens, chats et tous animaux». L’ouvrage s’agrémente de dix-huit illustrations dues à des peintres liégeois fréquentés par Simenon : six sont d’Ernest Forgeur, cinq de Joseph Coulon, cinq de Jeph Lambert et deux de Luc Lafnet qui a en outre signé le dessin de la couverture. Extraits «Une animation extraordinaire régnait dans la petite maison, tandis qu’au dehors un froid d’octobre embuait la Meuse et rendait indécis les lourds contours des chalands amarrés au quai. Le pont des Arches lui-même s’estompait de brume, comme noyé dans le brouillard. Quelques ombres s’y profilaient, toutes grises, pressées, et l’on devinait les cols relevés, les nez violacés et les mains enfouies tout au fond des poches» (p. 10). «Dans les carrés lumineux des étals, la ville grouillait d’une vie intense, où dominaient le pas pressé des demoiselles de magasin et des commis, le cri des marchands de journaux et le tintamarre fuyant des tramways. Longeant les trottoirs, les deux frères cheminaient en devisant, et, sans le savoir, savouraient les effluves de toute cette vie qui tourbillonnait autour d’eux» (p. 72). 18 «Elle [Ursule] ne déversa pas sa rancœur d’un seul coup. Ce fut une série ininterrompue de phrases ambiguës, de reproches voilés — si peu ! — qui surgissaient à propos de tout et de rien, au déjeuner, au dîner, le matin et le soir» (pp. 87-88). À consulter F. BRESLER, The Mystery of Georges Simenon. A biography, Londres, Heinemann/Quixote Press, 1983, pp. 32-33 et sa traduction française, L’Énigme Georges Simenon, Paris, Balland, 1985, pp. 42-43 J.-C. CAMUS, Simenon avant Simenon. Les années du journalisme. 1919-1922, Bruxelles, Didier-Hatier, «Grands Documents», 1989, pp. 173-175. G. DELHASSE, «Une réédition surprenante : “Au pont des Arches”, le premier roman de Georges Simenon», La Wallonie, 23 juin 1989. S.G. ESKIN, Simenon : a critical biography, Jefferson, Mc Farland & Company, 1987, pp. 4243 et sa traduction française, Simenon. Une biographie, Paris, Presses de la Cité, 1990, p. 67. J. JOUR, Simenon enfant de Liège, Bruxelles, Libro-Sciences, 1980, pp. 22-23. F. LACASSIN, Conversations avec Simenon, Genève, La Sirène/Alpen, 1990, pp. 119-120. F. LACASSIN, in Georges Sim, Au Pont des Arches, Paris, Éditions d’Aujourd’hui, «Les Introuvables», 1975, quatrième page de couverture. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 273 M. LEMOINE, Liège dans l’œuvre de Simenon, Liège, Faculté Ouverte, 1989, pp. 9-12. M. LEMOINE, «Traces autobiographiques d’origine liégeoise dans l’œuvre romanesque de Georges Simenon», in Cahiers Simenon, n° 3, Des doubles et des miroirs, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1989, pp. 125-126, 133, 134. O. SERVAIS, «Georges Sim. Au Pont des Arches», Noss’Pèron, 2e année, n° 7, 12 février 1921, p. 6. T.B., « “Au Pont des Arches” par Georges Sim», Le Journal de Liége, 8 février 1921, p. 3. (Ces initiales pourraient être celles de Théo Beaudhuin, journaliste au Journal de Liége). Georges Sim, Jehan Pinaguet. Histoire d'un homme simple. Roman humoristico-philosophique Inédit. Manuscrit dactylographié conservé au Fonds Simenon de l’Université de Liège, 93 pp. Daté d’avril 1921. Huit chapitres non intitulés. Résumé Arrivé de sa campagne des environs de Theux dans une ville — Liège, dont le nom n’est jamais cité — avec l’intention d’y trouver du travail, Jehan Pinaguet est d’abord cocher, ce qui lui permet de parcourir avec enchantement les rues de la ville et de humer ses odeurs, 19 un rien le mettant de joyeuse humeur. Il est ensuite engagé comme garçon de café, ce métier l’amenant à prendre conscience de l’importance des questions sociales. Pourtant, les idées socialistes ne le satisfont pas. Il s’est pris d’amitié pour un abbé Chaumont, érudit discrètement épicurien qui l’ouvre au monde de la culture. Désireux de mieux saisir cette culture sur le vif, Pinaguet devient commis de librairie, mais s’aperçoit que les diverses théories philosophiques sont aussi séduisantes et aussi valables les unes que les autres. «Alors, Pinaguet ne chercha plus à savoir. Il regarda à nouveau la vie au travers de ses illusions et de son âme, et sagement il ferma les livres» (p. 88). L’abbé initiateur meurt, Pinaguet se recueille sur sa tombe et retourne à la nature d’où il venait : «Tout seul, par les chemins déserts, dans la campagne blanche, sous le grand ciel tout blanc, loin de la ville où tout s’agite, Pinaguet va, le nez au vent» (pp. 92-93). Commentaire Telles sont les dernières lignes de ce récit dans lequel on ne peut que reconnaître un roman d’apprentissage. À travers ses expériences successives, Pinaguet a en effet acquis — ou conquis — une sagesse qui l’entraîne à fuir la ville pour se fondre dans la nature tandis que tombe la neige. Grâce à ce dernier élément, le jeune romancier rend plus sensible la fusion entre la nature et le héros, tous deux unis en une blancheur virginale — les deux derniers paragraphes du roman abondent en termes connotant la blancheur — où peut commencer une vie nouvelle. Pour une fois chez Simenon, la neige n’est pas sale ! Tel Descartes quittant «l’étude des lettres» pour lire «le grand livre du monde» (Discours de la méthode, Paris, Garnier, 1960, p. 40), Pinaguet se retrouve en effet à l’aube d’une existence neuve lorsque se termine le roman. Les derniers mots laissent entendre que le jeune homme y accordera la primauté au monde des sensations. Il ne faudrait cependant pas croire que l’ouvrage est constamment sérieux et profond : cet aspect ressort en effet d’une fiction qui s’apparente au picaresque et où les composantes comiques s’avèrent plus efficaces que dans Au Pont des Arches. Certaines pages laissent entrevoir la plume de celui qui signera plus tard ses œuvres du nom de Simenon : l’ouverture du roman qui décrit le marché du quai de la Goffe et la Meuse toute proche (pp. 1-2), d’autres évocations des calmes rives du fleuve momentanément troublées par le passage d’un tramway (pp. 8-9), tel passage où se font écho des sensations gustatives, auditives et visuelles (p. 10). Relisant cette œuvre de jeunesse en 1978, Simenon s’étonne de la permanence de ses idées : «J’ai eu la stupeur de retrouver dans ce vieux manuscrit la plus grande partie de mes idées d’aujourd’hui, de mes goûts, voire de mes manies. Ainsi donc, j’ai passé plus de cinquante-cinq ans de ma vie sans pour ainsi dire changer, ce qui est une constatation à la fois agréable mais aussi quelque peu mélancolique» (G. Simenon, On dit que j’ai soixante-quinze ans, Paris, Presses de la Cité, 1980, p. 54). L’auteur évoque son deuxième roman dans d’autres œuvres autobiographiques : Je me souviens … , in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1968, t. 17, pp. 104-105 ; Un Homme comme un autre, Paris, Presses de la Cité, 1975, p. 259. Dans ce dernier ouvrage, Simenon place aussi Jehan Pinaguet sous l’influence de Rabelais (comme Au Pont des Arches) et … de l’Anatole France de La Rôtisserie de la Reine Pédauque. Le goût pour les marchés manifesté par Pinaguet correspond au goût du romancier : parmi les nombreuses œuvres signées Simenon où ce goût se concrétisera, contentons-nous de citer Le Destin des Malou, Le Petit Homme d’Arkhangelsk et Le Petit Saint. De même, c’est aussi dans une 20 fusion avec la nature que René Maugras entreverra un bonheur possible (G. Simenon, Les Anneaux de Bicêtre, in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1970, t. 38, p. 175). Une manifestation de «garçons de restaurant, garçons de café, cuisiniers, marmitons, plongeurs et femmes de peine» (p. 76) annonce de loin la manifestation de grévistes décrite dans Pedigree (in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1968, t. 18, pp. 114-121). Lorsqu’il se préoccupe de problèmes sociaux, Pinaguet fréquente la Populaire où officie le député Bloquet, transposition limpide du Troclet réel (pp. 70-71). Devenu commis à la librairie du «Bibliophile avisé», le héros a pour patron Octave Bigoureau dont le portrait caricature peut-être le libraire George qui fut le patron de Simenon avant de le remercier (p. 83). D’autres pages semblent inspirées par le service militaire du romancier (pp. 16, 57) et par ses passages quotidiens et matinaux au commissariat de police où le journaliste était à l’affût de la matière digne de figurer dans la Gazette de Liége (p. 28). Là se trouve un commissaire qui constitue un ancêtre fort lointain de Maigret : «Il caressait de la main une superbe pipe d’écume dont il suçait de temps à autre le bout d’ambre où tremblait du soleil» (p. 30). Le roman n’a jamais été publié, Simenon expliquant que Joseph Demarteau, directeur de la Gazette de Liége, avait été choqué par ce texte sentant le fagot et avait menacé son auteur de licenciement si le livre voyait le jour (G. Simenon, On dit que j’ai soixante-quinze ans, op. cit., p. 53). Nous regrettons, quant à nous, que Simenon n’ait jamais autorisé, par la suite, la publication de ce roman qui nous paraît meilleur qu’Au Pont des Arches. Nous le regrettons d’autant plus que le jeune écrivain s’est partiellement dépeint lui-même dans son héros. Rappelons à ce propos deux lignes du savoureux article que le romancier a fait paraître dans la Gazette de Liége du 9 mai 1952 : «Le vrai Simenon est un adolescent éternel qui va le nez au vent, mains dans les poches, humant l’air des quais et des venelles». Pinaguet est originaire d’un village proche de Theux appelé Saint-Audin. Tel était déjà le nom d’un village hesbignon mentionné dans L’Histoire véridique de Célestin Noël, organiste, conte de Georges Sim paru dans Noss’Pèron le 9 janvier 1921. Extraits * «Par-dessus la tringle de cuivre, Jehan apercevait tout à coup un client et il regagnait sa voiture après avoir jeté de la monnaie sur le comptoir. Il rassemblait les guides et, dans l’agitation des rues, oubliait son rôle héroïque pour humer le divin parfum de la rue ou l’odeur des jupons et l’arrière-goût des poussières se mêlant au fumet des fientes de chevaux, les relents de poubelles à la chaude haleine des autos» (p. 22). «Malgré, et peut-être à cause de sa vaste érudition, il [l’abbé Chaumont] goûtait des joies simples, se réjouissait du soleil et de la pluie, d’un coin de rue pittoresque ou d’un type original. Après avoir passé les trois quarts de sa vie à étudier et à lire, il s’inquiétait peu * Nous nous sommes permis de rétablir l'orthographe correcte de cette version dactylographiée où les coquilles restent nombreuses. On trouvera d'autres extraits de Jehan Pinaguet dans notre Liège dans l'œuvre de Simenon et dans notre article sur les «Traces autobiographiques d'origine liégeoise dans l'œuvre romanesque de Georges Simenon». 21 des livres et des philosophes, se complaisait dans son imagination qui rendait intéressants les gens et les choses les plus simples» (p. 42). «Un après-midi, alors que le soleil baignait la pâtisserie et même la grande salle de rayons lumineux et chauds, le hasard du service conduisit pour la première fois Pinaguet aux cuisines. En voyant servir des plats fins, et en servant lui-même des boissons chaudes, jamais encore il n’avait songé d’une manière bien précise à ceux qui les préparaient. Il savait, certes, que dans les sous-sols, des hommes et des femmes travaillaient à accommoder les mets, et il se les figurait, tout de blanc vêtus, devant des fourneaux spacieux. Quelle ne fut pas sa stupéfaction de se trouver dans des caves étroites, où la vapeur assombrissait encore un maigre demi-jour, dispensé, avec l’air respirable, par des soupiraux grillagés. D’énormes fourneaux surchauffaient l’atmosphère tellement épaisse qu’on la voyait se déplacer, et l’odeur des sauces se mêlait aux innommables relents de vaisselle. Sous la voûte basse et enfumée, des hommes et des femmes travaillaient en effet, les uns offrant leurs bras nus et leur visage congestionné à la cuisante chaleur des fours et des marmites, les autres remuant des plats gras et des assiettes où collaient des reliefs de repas, dans l’eau chaude qui se couvrait de taches de graisse et exhalait une odeur écœurante. De petites lampes électriques salissaient encore ces caves en rendant plus visible l’atmosphère qu’elles ne perçaient pas. Pinaguet se sentait oppressé ; il lui semblait qu’il ne pourrait demeurer une heure dans cet enfer. Alors, comme il s’informait, il apprit que cuisiniers et femmes de peine y vivaient chaque jour durant dix heures, sans voir le soleil et la rue. Les tempes bourdonnantes et la poitrine douloureuse, il grimpa rapidement les escaliers et la lumière de la grande salle l’éblouit. En regardant les clients, paisiblement attablés, il sentit que l’inégalité humaine venait seulement de lui être révélée. Des sentiments confus l’agitaient, et des idées de révolte germèrent en son cerveau» (pp. 61-62). «Pinaguet se souvint d’un chaud dimanche qui avait vu défiler dans les rues les fanfares déchirantes et les oriflammes écarlates, suivies de la foule houleuse des malcontents. Il n’avait pas compris alors la signification de ces parades menaçantes. Mais aujourd’hui, dans cette salle où le petit personnel surtout, les marmitons, les hommes de peine, les femmes d’ouvrage, tous ceux des cuisines et des sous-sols puants, attendaient avidement qu’on s’occupât d’eux, il songeait à nouveau aux mineurs et aux ouvriers du fer qu’il avait vus défiler, alors qu’ils réclamaient les huit heures de travail. Une pitié immense l’envahit pour ce peuple à qui sa misère pèse plus lourdement depuis qu’il a pris conscience de sa force et de son droit au bonheur» (p. 66). «Il semblait que le Journal du Peuple donnait à tous le ton qui convenait. Chaque jour, sur chaque question, cette feuille émettait un avis et, comme les articles étaient rédigés par des députés socialistes, force était à chacun d’y puiser ses propres opinions. 22 Point n’était besoin de penser ; si, par hasard, quelqu’un osait avoir des idées personnelles sur une question à l’ordre du jour, il devenait aussitôt suspect, et les “purs” ne tardaient pas à l’écarter» (p. 69). «Tout seul, dans la ville, entre l’auberge et la librairie, Jehan trouva la vie maussade. Tandis que l’hiver mettait la pluie ou la grisaille dans les rues, il se sentait mal à l’aise dans la mince jaquette noire qui compressait (sic) ses poumons avides de grand air et réprimait les mouvements de ses bras gigantesques. Dans les livres, dans la poussière, près des beaux esprits pédants et gâteux, sous les ordres d’un libraire bouffi d’orgueil à faire crever sa chétive personne, il songeait aux campagnes infinies, humides de pluie ou luxuriantes de soleil. Il rêvait des terres embroussaillées ou pelées par la charrue, des ruisseaux faisant une guipure aux hautes collines boisées. Il rêvait de matins brumeux, de midis lourds et chauds, de vesprées, de soirs et de nature meilleure. Il rêvait surtout d’une vie libre et franche, rude, belle et sauvage, parmi les paysans, les rustres, parmi les gueux, ses frères, gens sans latin, sans science et sans esprit, qui vivent de bon lard, de soupe et de grand air, de travail et d’amour, sans s’inquiéter d’autrui, ni des astres ni des livres. Un matin que la neige blanchit, sans jaquette, sans faux col, dans un ample manteau où il est à l’aise, il quitte l’auberge. D’abord il va au cimetière, dans un coin, tout au fond, loin des grands mausolées où nul ne vient jamais. L’abbé Chaumont est là sous la neige. Pinaguet, grand, mince et noueux, avec des cheveux en broussaille, s’agenouille et rêve longtemps. Ils sont très doux, très doux, ses songes, comme le bon vieux enterré là. Il fait tout blanc, il fait silence, et Jehan s’assoit sur le tertre […]. Pinaguet reste là longtemps et les flocons tombent toujours. Très tard il quitte la tombe, le cœur ému, mais l’âme pleine de choses calmes, douces et bonnes. Tout seul, par les chemins déserts, dans la campagne blanche, sous le grand ciel tout blanc, loin de la ville où tout s’agite, Pinaguet va, le nez au vent» (pp. 91-93 ; fin du roman). À consulter F. BRESLER, The Mystery of Georges Simenon. A biography, Londres, Heinemann/Quixote Press, 1983, p. 33 et sa traduction française, L’Énigme Georges Simenon, Paris, Balland, 1985, p. 43. J.-C. CAMUS, Simenon avant Simenon. Les années du journalisme. 1919-1922, Bruxelles, Didier-Hatier, «Grands Documents», 1989, pp. 175-185. S.G. ESKIN, Simenon : a critical biography, Jefferson, Mc Farland & Company, 1987, p. 43 et sa traduction française, Simenon. Une biographie, Paris, Presses de la Cité, 1990, pp. 67-68. F. LACASSIN, Conversations avec Simenon, Genève, La Sirène/Alpen, 1990, p. 120. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 273. M. LEMOINE, Liège dans l’œuvre de Simenon, Liège, Faculté Ouverte, 1989, pp. 12-16, 122123. M. LEMOINE, «Traces autobiographiques d’origine liégeoise dans l’œuvre romanesque de Georges Simenon», in Cahiers Simenon, n° 3, Des doubles et des miroirs, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1989, pp. 107, 131, 150. 23 Georges Sim, Le Bouton de col (en collaboration avec Henri-J. Moers) Roman policier parodique et humoristique Inédit. Manuscrit partiellement dactylographié conservé au Fonds Simenon de l’Université de Liège, 144 pp. de formats divers. Rédigé en 1921 ou 1922. Quarante-sept chapitres. 1 : Où le lecteur fait connaissance avec Vauxville et à propos de quel événement. 2 : Où il est parlé d’un gros commissaire, d’un maigre gendarme et d’une baleine de corset. 3 : Où la sieste de Monsieur Chuttart est désagréablement interrompue. 4 : Où il sera traité des illusions déçues. 5 : Des voyageurs de commerce en général et de l’un d’eux en particulier. 6 : Des faits et gestes de Gom Gutt dans la chambre 22. 7 : Où Mme Degouttières se rend à l’Hôtel de Ville. 8 : Où le commissaire est sur la piste. 9 : Où Collefort est beau. 10 : Des rues de Veauville. 11 : Des droits d’un syndiqué. 12 : Où Collefort est heureux. 13 : Où le lecteur apprend quelque chose. 14 : Où Mme Collefort se foule le pied. 15 : Des remarques que fit Mme Collefort au sujet de son locataire et de la façon dont une femme vaillante comprend son devoir. 16 : Comment une brave femme passa la nuit. 17 : Où le lecteur assiste à une séance du conseil municipal de Veauville. 18 : Où le lecteur assiste à la reprise de la séance. 19 : Où Monsieur Grossard rend visite à Madame Collefort. 20 : Où il ne s’agit que d’un journaliste. 21 : Où le journaliste écoute aux portes. 22 : Où sont réunis de nouveau les principaux personnages. 23 : Où les journalistes font la besogne des auteurs. 24 : Où Collefort est très étonné. 25 : Premier d’une série de chapitres. 26 : Où Jeanne, la petite bonne, voit se dresser une cruelle énigme. 27 : Où Léonce Gabin voit aussi se dresser une énigme. 28 : Où sont exposées les pensées de M. Grossard. 29 : De plus en plus compliqué. 30 : Encore une piste. 31 : Léonce Gabin rassure la petite bonne. 32 : Parenthèse qui nous montre Gom Gut perplexe. 33 : Où l’on retrouve la délicieuse Mme Collefort. 34 : Où les auteurs continuent le récit. 35 : Où le lecteur s’en mêle, très peu, d’ailleurs. 36 : Un chapitre étrange. 37 : Où Marcel Christo continue à être le personnage principal. 38 : Où Gabin prouve qu’il a de l’ordre. 39 : Encore un pour Madame Collefort. 40 : Où il est question d’affaires (business). 41 : Où il est question d’honnêteté. 42 : Où il est parlé d’une héroïque décision. 43 : Montrant M. Grossart assez embarassé (sic). 44 : Le troisième vendredi. 45 : Où Gom Gutt fait une découverte décisive. 46 : Où certain personnage obscur prend une importance capitale. 47 : Où le lecteur assiste à une scène inattendue. Résumé La calme cité française de Vauxville — ou Veauville — est en effervescence : une tache de sang a été découverte au commissariat de police. Le meurtre ne fait pas de doute, même si aucun cadavre n’est signalé. Une dissension apparaît dans les compétences : tandis que le commissaire Grossard — ou Grossart — fait confiance à l’inspecteur local Collefort, dont la femme joue un rôle non négligeable dans l’enquête, le juge d’instruction Chuttart fait appel au fameux détective anglais Gom Gut(t) de Paris. Ce dernier, plus subtil que Collefort, base son enquête sur la découverte, près de la tache de sang, d’un bouton de col. Une deuxième tache de sang étant trouvée chez les Collefort, le mystère s’épaissit. Collefort 24 soupçonne Gom Gut(t), tandis que celui-ci soupçonne celui-là. Tout aboutit à l’arrestation des époux Collefort et de Gom Gut(t) lorsqu’un employé de l’Hôtel de Ville, Gandin, avoue qu’il est le coupable … d’une bonne farce : le sang provenait de l’hôpital. Parallèlement à ces enquêtes plus ou moins officielles, deux journalistes, Gabin et Boquay, mènent pour leur propre compte une enquête destinée à éclairer leurs lecteurs vauxvillois — ou veauvillois. Commentaire Le roman se veut amusant et l’est parfois grâce à l’accumulation de situations absurdes et dérisoires à travers lesquelles les enquêteurs cherchent une vérité toujours fuyante. À l’exception de huit d’entre eux, les chapitres sont coiffés d’une épigraphe dont le sérieux ou la banalité contraste avec le contenu de ce qui suit. Ces épigraphes sont signées Longfellow, Kleist, Dickens, France, Shakespeare, Bourget, Mme Tinayre, Schiller, Chénier, Grimm, Hugo, La Bruyère, Poe, Schär, Arvers, Jacobs, Crawford, Lessing, Conscience, Kluge, Tallemant des Réaux, Racine et Bazin. Gom Gut(t) se place sous l’autorité de Sherlock Holmes qui apparaît dans le roman, d’abord sous forme d’esprit, puis en chair et en os. C’est d’ailleurs «en qualité de deuxième valet de chambre» de Holmes «que Gutt a appris la profession qu’il exerce avec la dignité qui convient» (p. 9). Un cottage des environs de Vauxville — ou Veauville —, cottage où se déroulent quelques scènes de l’ouvrage, rappelle aussi le maître détective britannique. Quelques patronymes prêtent à rire, comme certains noms de rues vauxvilloises — ou veauvilloises — : rue Marion de Lorme, rue des Trois Mousquetaires, rue de la Collectivité économique dans le système fermé de l’Univers, rue de la Loi d’airain des salaires, rue du Pied du Mur … Le nom même de la cité où se déroule l’action est amusant, qu’il renvoie au vaudeville ou à la ville des veaux. Des considérations sur le métier de journaliste (p. 51), le fait que Collefort s’installe dans un fauteuil d’osier (p. 25), que Gom Gut(t) fume la pipe (p. 9) peuvent faire penser à des allusions autobiographiques. Extrait «Pour le bourgeois, miniature de la foule, le journaliste est une sorte d’être surnaturel qui connaît celui qui a coupé la femme en morceaux et le nom de l’avant-dernier président du conseil. C’est un demi-dieu que les agents de police laissent passer respectueusement et qui va au théâtre sans payer. Le bourgeois a raison : c’est tout cela, un journaliste. C’est même beaucoup plus : un journaliste, c’est un homme qui est capable de pratiquer une vie solitaire dans la foule, sans en subir la suggestion ; c’est un homme qui a le courage d’assister à de mornes vaudevilles et à des drames en vingt tableaux ; c’est un homme qui connaît la science de trouver un éloge relativement honnête pour les cabotins riches de tous les arts ; c’est un homme qui reste éveillé dans les meetings politiques ; c’est un homme qui connaît la langue des poètes et celle des apaches, qui s’assied à la table couverte de fleurs comme à celle dont les pieds branlent ; c’est un homme, surtout, qui écrit une ou deux colonnes sur un sujet dont il ne connaît pas le premier mot» (p. 51). 25 À consulter F. BRESLER, The Mystery of Georges Simenon. A biography, Londres, Heinemann/Quixote Press, 1983, p. 33 et sa traduction française, L’Énigme Georges Simenon, Paris, Balland, 1985, p. 43. J.-C. CAMUS, Simenon avant Simenon. Les années du journalisme. 1919-1922, Bruxelles, Didier-Hatier, «Grands Documents», 1989, pp. 187-188. M. LEMOINE, «Images de journalistes dans l’œuvre romanesque de Simenon», in Cahiers Simenon, n° 4, Du petit reporter au grand romancier, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1990, pp. 54-55. Jean du Perry, Le Roman d'une dactylo «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Livre», 623, s.d. (1924), 14 x 10,5 cm, 79 pp. Date de parution présumée : août 1924. Dix chapitres non intitulés. Résumé La jeune Linette Marsan aime Jean Berthollet, commis à la banque parisienne Etcheberry et Sovrinos, où elle travaille aussi comme dactylo. Jean commettant un détournement de fonds pour lui offrir une bague de fiançailles, le directeur de la banque, Alexandre Sovrinos, mis au courant, voit le parti à tirer de cette situation : il propose à Linette de se taire et d’éviter à Jean la prison, mais il faudra qu’elle feigne d’être sa propre maîtresse. Linette accepte pour sauver Jean : elle quitte donc son fiancé et sa mère pour mener la vie mondaine et élégante que lui offre le banquier. Jean ne sait pourquoi elle l’a quitté : venu un jour la voir, il se fait éconduire par Linette qui l’aime toujours, mais applique les ordres de Sovrinos. L’émotion due à cette scène la rend malade et Sovrinos la conduit en convalescence à Aix-les-Bains. C’est là qu’éclate la sombre machination du banquier qui commande à Linette de devenir la maîtresse du baron de Kreutz, un vieillard autrichien milliardaire et libidineux qui mène une «vie de débauche crapuleuse» (p. 4). Sovrinos pense ainsi pouvoir extorquer au baron l’argent dont il a besoin pour éviter la faillite qui le guette. Ce plan ne réussit qu’à moitié : Linette se donne à Kreutz, mais celui-ci ne cède pas aux exigences de Sovrinos. Au cours d’une croisière en Méditerranée, Sovrinos tente d’assassiner Kreutz, mais c’est lui qui est abattu. La mort du banquier libère Linette pour qui c’est la fin du cauchemar : elle rentre à Paris où elle explique tout à Jean qui admire son sacrifice et veut encore d’elle. Commentaire Au centre de l’intrigue se trouve le personnage de Linette Marsan qui sacrifie son honneur et sa vertu pour sauver de la prison celui qu’elle aime. Le séjour à Aix-les-Bains s’inspire de celui qu’y effectua Simenon au service du marquis de Tracy en août 1923, mais la peinture du lac du Bourget et de la nature alpestre 26 (pp. 31, 32, 47) n’échappe pas aux poncifs des romans sentimentaux, poncifs dont souffre également le caractère peu nuancé des personnages. On se souvient que le voisin de Chrétien Simenon, grand-père du romancier, se nommait Creutz. Le nom de ce sympathique marchand et réparateur de poupées de la liégeoise rue Puits-en-Sock, nom devenu aussi Kreutz dans Pedigree, est peut-être à l’origine de celui qui baptise l’ignoble et volage baron autrichien — il se pourrait même qu’il soit grec… — de ce premier roman vraiment populaire de Georges Simenon. Sovrinos est aussi le nom d’un banquier véreux dans M. Gallet, décédé. Extraits «Un moment, elle oublia toutes ses misères pour admirer avec le cœur simple et ardent qu’elle avait gardé sous les dentelles et les bijoux de la courtisane, le spectacle de l’aurore, dorant les hauts sommets où le soleil se reflétait sur la nappe éclatante des neiges éternelles. Et soudain, ce fut un cri ému qui jaillit de ses lèvres quand apparut la surface unie, couleur de topaze et d’émeraude tout ensemble du lac du Bourget» (p. 31). «Debout, au milieu de la terrasse où la foule brillante s’attablait, Linette promena autour d’elle un regard étrange qui semblait scruter les âmes viles cachées sous ces dehors fastueux. En quelques mois elle venait de découvrir la boue que recouvrent les parures et les sourires blasés. Elle devinait entre toutes ces gens qui éclaboussaient la foule de leur luxe insolent, des marchandages pareils à celui dont elle était victime, des vilenies semblables à celles qui se tramaient autour d’elle, peut-être pires encore» (p. 44). «C’était bien Jean qui était là, et qui levait la tête vers les fenêtres. Elle vit son visage plus pâle, plus amaigri lui aussi, où brillaient les yeux sombres dont elle aimait tant le mâle éclat» (p. 48). «Il aimait à rappeler ainsi l’humilité de sa condition première, mais il se gardait bien d’avouer les malpropretés répétées, les louches spéculations qui avaient servi de base à cette scandaleuse fortune ! Nul ne s’aviserait de reconnaître dans l’homme que tout Paris adulait, l’individu malpropre qui, dans les rues de Vienne, vivait de la prostitution des filles, et qui devait d’être sorti de la misère et de la honte à la prospérité inespérée d’une maison louche à lanterne rouge qu’il avait montée» (p. 57). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 49-50. S.G. ESKIN, Simenon : a critical biography, Jefferson, Mc Farland & Company, 1987, p. 61 et sa traduction française, Simenon. Une biographie, Paris, Presses de la Cité, 1990, p. 90. 27 M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 270. M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 46, 82-83, 91, 191, 192. Jean du Perry, Amour d'exilée «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Livre», 632, s.d. (1924), 14 x 10,5 cm, 79 pp. Date de parution présumée : octobre 1924. Sept chapitres non intitulés. Résumé Âgée de seize ans à peine, Denise Sabatié habite à Calcutta avec son père qui vit d’expédients. Ce père a jadis quitté Paris en abandonnant la mère et en emmenant avec lui l’enfant qui n’avait que deux ans, pour vivre une existence d’aventurier. Denise apprend que son père l’a promise à Douglas Bikkings, riche chef anglais des Services Administratifs de Calcutta. La jeune fille ne veut pas de ce barbon et elle s’enfuit se cacher à bord d’un navire en partance pour la France. Lorsqu’elle est découverte, le capitaine et le lieutenant ont pitié d’elle et décident de la garder à bord. Une tendre affection ne tarde pas à unir Denise et le lieutenant Georges de Bernier. Celui-ci envisage le mariage, mais, à Paris, sa famille refuse une telle mésalliance. Georges étant reparti vers l’Extrême-Orient exercer son dur métier, la mère de l’officier manœuvre de façon à faire croire à Denise qu’il ne l’aime plus. La jeune fille n’en croit rien, mais la machination aboutit partiellement dans la mesure où les lettres que s’écrivent les amoureux ne trouveront plus leur destinataire. Entre-temps, Denise occupe un emploi d’ouvrière chez la célèbre modiste Marthe Demony, où elle est en butte aux brimades de la première, la triste Mlle Pillet. Celle-ci exige que Denise quitte la maison et son emploi quand elle s’aperçoit que la jeune fille est enceinte. Désespérée, se voyant privée de ressources, Denise est à deux doigts du suicide, mais elle est sauvée par sa riche patronne qui a pitié d’elle et … s’avère être sa propre mère. Dès lors, tout s’arrange : grâce à la fortune que Denise apporte en dot, la famille de Georges accepte le mariage qui a lieu lors du retour du lieutenant. La morale est sauve, puisque les jeunes mariés abandonnent cette dot aux pauvres ouvrières modistes «auxquelles la maternité enlèvera momentanément leur gagne-pain» (p. 77). Commentaire Une opposition entre l’argent et l’amour empêche celui-ci de se concrétiser, puis, l’argent venant, tout s’arrange. Denise est au centre de l’intrigue dont le futur mari ne semble constituer qu’un élément secondaire. 28 Extraits «Ils s’étaient accoudés tous deux au bastingage et devant eux roulaient, dans une fanfare de soleil, les flots azurés du Bosphore» (p. 25). «Ils s’étreignirent, et en même temps que leurs êtres frémissaient d’un même amour, leurs âmes communièrent, dans la grande pitié humaine, qui n’est que l’amour élargi, s’étendant à tout ce qui souffre» (p. 79 ; fin du roman). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 270. Georges Martin-Georges, L'Orgueil qui meurt «Roman dramatique» Roman sentimental Paris, Tallandier, «Le Livre de Poche» (nouvelle série), s.d. (1925), 16,5 x 11 cm, 64 pp. Contrat du 27 novembre 1924. Huit chapitres. 1 : L’ivresse d’être belle. 2 : «Étoile !» 3 : L’amertume de la gloire. 4 : L’orgueil contre l’amour. 5 : Les chemins arides de la gloire. 6 : Les yeux qui s’ouvrent. 7 : Le visage de la mort. 8 : L’amour est le plus fort. Résumé Jeannie Méran, cousette parisienne, a l’occasion de côtoyer une troupe d’acteurs américains venus tourner dans la capitale française. Elle se dit que sa beauté lui permettrait d’égaler la célèbre étoile Mary Pearl, d’autant plus que le metteur en scène William B. Oswald lui promet la gloire. Elle fait fi de l’amour que lui porte Jacques Servien, un étudiant trop obscur pour elle, et elle part pour Los Angeles, son ambition étant la plus forte. Là, elle devient la maîtresse d’Oswald malgré la présence de Jacques qui a fait le voyage pour la revoir et qu’elle chasse. Le film dont elle est la vedette obtient un succès tel qu’elle est remarquée par Elie Howard, le jeune directeur de la «Pacific Trust Company», amant par ailleurs de Mary Pearl. Il délaisse Mary au profit de Jeannie qui partage dès lors sa vie. À cause d’une cabale ourdie par Oswald et Mary Pearl, tous deux lésés par le succès foudroyant de Jeannie, le deuxième film tourné par celle-ci est un échec cuisant à la suite duquel Howard la délaisse. Outrée par ce monde factice, Jeannie s’enfuit de Los Angeles, tente de se suicider, est sauvée in extremis et rentre à Paris où elle retrouve Jacques Servien qui l’aime toujours et lui propose de l’épouser, ce qu’elle accepte bien volontiers, son orgueil étant mort. 29 Commentaire L’Orgueil qui meurt est aussi le titre d’un film tourné par Jeannie. Extraits «Oui, son beau visage était bien celui d’une grande amoureuse, capable aussi bien d’ensorceler les foules que de rendre les hommes fous de passion. Elle le savait. Elle savait la puissance de ses yeux de velours où brillait, par instant, une flamme dominatrice. […] Une simple robe de satin noir, rehaussée d’un petit col blanc, qui soulignait encore la fraîcheur de son visage et de son cou, avait suffi à donner à son corps jeune et gracile tout le charme que les coquettes cherchent vainement dans des toilettes somptueuses» (p. 5). «C’était la seconde fois que Jeannie Méran apercevait tout d’un coup l’égoïsme des hommes et les calculs auxquels ils se livrent alors même qu’ils feignent de céder à l’amour» (p. 49). À consulter S.G. ESKIN, Simenon : a critical biography, Jefferson, Mc Farland & Company, 1987, p. 64 et sa traduction française, Simenon. Une biographie, Paris, Presses de la Cité, 1990, pp. 93-94. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 270. Georges Simm, Les Larmes avant le bonheur «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Livre», 638, s.d. (1924), 14 x 10,5 cm, 79 pp. Date de parution présumée : décembre 1924. Sept chapitres. 1 : La «Ruche» ensoleillée. 2 : L’amour et le crime. 3 : Le douloureux secret. 4 : L’implacable destin. 5 : L’amour, le crime … et la mort. 6 : La chambre du désespoir. 7 : … Et la vie renaît. Résumé Alors qu’elle passe des vacances auvergnates avec un groupe d’autres dactylos parisiennes, la jeune Liliane Brémond est victime d’un grave accident de voiture provoqué par le vicomte Charles de Quercy-Latour. Ce dernier la fait soigner au château familial où 30 il devient amoureux d’elle. Le soir des fiançailles, célébrées dès que Liliane est guérie de ses blessures, le père de Charles tente d’abuser de la jeune fille. Celle-ci se défend et le tue, mais la scène a eu un témoin en la personne de l’intendant-régisseur du château, Tardivon, qui comprend le profit qu’il peut tirer de ce meurtre et propose à Liliane de se taire moyennant rétribution financière. Liliane accepte le marché, car elle ne peut révéler à Charles ni l’assassinat ni l’inconduite d’un père que le vicomte croyait honnête et intègre. Charles et Liliane s’épousent et s’installent pour l’hiver dans l’hôtel parisien des QuercyLatour. Là, les exigences du maître-chanteur deviennent démesurées, de sorte que Liliane est contrainte, pour les satisfaire, à voler dans le coffre de son mari devenu comte. Surprise par celui-ci, elle s’enfuit, éperdue, chez sa mère et reprend son emploi de dactylo. Ne pouvant se résoudre à vivre sans Charles, elle tente de se suicider, mais est sauvée au dernier moment. Charles, qui apprend la vérité sur les motivations ayant conduit Liliane au vol, lui pardonne tout et ils reprennent heureux leur vie commune. Commentaire C’est à nouveau une dactylo qui est au centre de l’action. Si tout s’arrange pour elle, l’intrigue laisse néanmoins à désirer puisqu’on ne sait ce que devient Tardivon. Dès ce roman sont présents deux motifs qui auront de l’avenir : celui de la maison campagnarde blanche aux volets verts (p. 1) et celui du papier peint aux décorations familières qui prennent soudain une allure fantastique (p. 58). Le régisseur Joseph Tardivon porte le même nom que le régisseur du château de Parayle-Frésil où Simenon a accompagné le marquis de Tracy. On sait d’autre part que ce Pierre Tardivon réel a inspiré à Simenon le personnage du père de Maigret, régisseur du château de Saint-Fiacre. Le pseudonyme utilisé est bien Georges Simm et non Georges Sim. Extraits «Dans le soleil vibrant et clair de juillet, la Ruche bourdonnait gaîment. C’était une grande maison toute blanche, juchée au haut des montagnes de l’Auvergne, et de toutes ses fenêtres dont les volets verts venaient de s’ouvrir, des rires fusaient, des babillements voletaient dans l’air tiède du matin» (p. 1 ; début du roman). «Elle resta quelques instants sans pouvoir reprendre ses esprits, les yeux rivés au papier de tapisserie dont les petites fleurs roses l’amusaient tant quand elle n’était qu’une petite fille rieuse. Ces bouquets prenaient alors à ses yeux les formes les plus bizarres, ressemblant tour à tour au concierge, à un guerrier casqué, à un cheval fougueux … Mais cette fois, il lui sembla soudain voir le visage du vieux comte de Quercy-Latour qui ricanait d’un air menaçant» (p. 58). 31 À consulter S.G. ESKIN, Simenon : a critical biography, Jefferson, Mc Farland & Company, 1987, p. 61 et sa traduction française, Simenon. Une biographie, Paris, Presses de la Cité, 1990, pp. 90-91. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 270. Gom Gut, Un Viol aux «Quat'z'Arts» Roman léger Paris, Prima, «Collection Gauloise», 21, s.d. (1925), 18,5 x 12 cm, 64 pp. Date de parution présumée : 25 janvier 1925. Huit chapitres. 1 : Les ventres d’Eugénie Truche. 2 : Nichette amoureuse. 3 : Nichette en ménage. 4 : Les transes d’Oscar Truche. 5 : Un viol aux «Quat’z’Arts». 6 : Le ventre litigieux. 7 : Un gentleman gênant. 8 : Oscar Truche, gigolo ! Résumé Eugénie Truche étant partie quelques jours dans le Calvados où la réclame une tante malade, son mari, le peintre parisien Oscar Truche, se met en quête d’un modèle qui lui permettra de ne pas donner à chacun de ses nus l’affreux ventre bedonnant d’Eugénie, laquelle ne lui a jamais permis d’autre modèle qu’elle-même. Il rencontre Nichette qui accepte volontiers de poser pour lui et devient sa maîtresse. Mais Eugénie va revenir : quel stratagème trouver pour que les amants puissent poursuivre leurs ébats malgré la présence de l’épouse encombrante ? Un ami d’Oscar, Joseph Boireau, qui désire lui aussi la belle Nichette, n’est pas particulièrement déluré. Tous trois se rendent au bal des «Quat’z’Arts» où Boireau boit plus que de raison. Lorsqu’il émerge de son état d’ébriété, les amants lui font croire qu’à la fin du bal, il a violé Nichette, une jeune fille vierge ! Pour réparer sa faute, Boireau ne peut qu’accepter d’entretenir Nichette dont il fait sa maîtresse. Ainsi, Oscar pourra la revoir quand il le voudra : il suffira d’écarter le naïf ! Quant à Eugénie, rentrée du Calvados, elle devient la maîtresse de l’ex-ami de Nichette, un vague souteneur qu’elle paie pour ses services. Commentaire Comme tous les romans légers de Simenon, celui-ci est plus comique qu’érotique ou pornographique. Encore l’aspect comique est-il assez mesuré. À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 271, 272. 32 Jean du Perry, L'Heureuse Fin «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Livre», 645, s.d. (1925), 14 x 10,5 cm, 79 pp. Date de parution présumée : janvier 1925. Six chapitres non intitulés. Résumé Depuis la mort de sa mère, la jeune Lucienne de Parny vit dans le château de son oncle, le marquis de Bréhan-Rodaille. Rusé, cet affreux vieillard feint d’être en mauvaise santé et même de se trouver à la veille de la mort pour inciter Lucienne à l’épouser. Ses desseins sont exaucés : la jeune fille se laisse apitoyer et devient sa femme. Aussitôt il se porte mieux et voici Lucienne qui regrette sa pitié et s’ennuie dans le château campagnard, d’autant plus qu’elle aime un voisin, le jeune Jacques Rocher. Lors d’une partie de chasse, le barbon, jaloux, tire sur Jacques qui est laissé pour mort. L’hypocrite marquis déclare à qui veut l’entendre qu’il s’agit d’un accident. Lucienne l’accusant, il la fait interner, mais elle s’échappe et retrouve Jacques qui n’est pas décédé. Ce dernier l’installe à Paris, mais le marquis, grâce à un nouveau chantage à la mort prochaine, l’attire derechef en son château où il la séquestre. Il a l’intention de partir avec elle en Corse et ose même exiger de Lucienne des relations intimes qu’il n’avait jamais réclamées auparavant. C’en est trop : une lutte s’engage entre eux au cours de laquelle le marquis tombe … et succombe. Jacques et Lucienne s’épouseront après qu’elle ait laissé aux pauvres une fortune considérable et le château. Commentaire Certains chapitres ont une longueur inhabituelle par rapport à ceux des autres romans sentimentaux. L’asile d’aliénés où est enfermée Lucienne fait l’objet d’une peinture assez réaliste. L’épisode du crime maquillé en accident de chasse figurait déjà, avec une issue moins heureuse, dans le deuxième des contes publiés par Simenon dans Le Matin sous la signature de Georges Sim. Intitulé Le Coup de feu, ce texte a vu le jour le 23 octobre 1923. Le roman n’hésite pas à montrer de manière satirique le monde des hobereaux et des nouveaux riches. On peut penser que Simenon a connu ce monde provincial lorsqu’il était secrétaire du marquis de Tracy. Un ami médecin du marquis s’appelle Varin, nom bien connu à Liège. Extraits «Le cœur des femmes contient des trésors de pitié, de dévouement, alors même qu’en se dévouant, c’est leur propre vie qu’elles sacrifient» (p. 7). 33 «Hobereaux sans fortune, perpétuant en de modestes gentilhommières les traditions moyenâgeuses ; nobillions (sic) de fraîche date ayant acquis châteaux et terres, et s’empressant de se frotter à la vraie noblesse ; industriels puissants et riches reçus partout depuis que les millions équivalent aux titres les plus sonores, tout cela […] lui déplaisait. Elle détestait ces comtes ou barons raides et orgueilleux qui n’avaient d’autre souci dans la vie que de faire sonner bien haut leur nom et leur titre et pour qui la chasse était comme un dernier vestige du passé, comme un privilège des gens de noblesse. Elle n’aimait pas davantage ces commerçants enrichis qui tentaient par leurs manières de faire oublier la boutique d’où ils étaient sortis et qui, parce qu’ils avaient acheté quelque vieux manoir, rougissaient de leurs origines et parlaient avec un mépris souverain des “gens du commun” dont cependant était leur père !» (pp. 14-15). «L’amour qui est souvent l’inspirateur de grandes choses et d’actes sublimes, provoque ainsi parfois dans certaines âmes les pires sentiments …» (p. 69). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 271. Georges d'Isly, Étoile de cinéma Roman sentimental Paris, Rouff, «Mon Roman», 109, s.d. (1925), 15 x 10,5 cm, 78 pp. Contrat du 10 avril 1925. Onze chapitres non intitulés. Résumé Le riche et désœuvré Georges Darcelles parie de devenir avant trois mois l’amant de l’actrice Eve Charny. Il part pour Aix-les-Bains, où tourne la jeune fille, et, afin de l’approcher, il s’engage dans la troupe. Bien qu’il tienne un rôle mineur, ses talents d’acteur sont reconnus et Eve lui donne même des leçons d’art dramatique. Georges se met à aimer vraiment l’actrice. Ils vont se donner l’un à l’autre quand Eve est mise au courant du pari. Elle est désespérée et Georges, déconfit, rentre à Paris où, pris par la fièvre cinématographique, il écrit un scénario qui raconte leur histoire. Eve est amenée à lire ce scénario que Georges a envoyé à Aix-les-Bains ; elle comprend ainsi qu’au-delà du pari, il l’aimait vraiment. Ils se retrouvent à Aix-les-Bains où ils tombent dans les bras l’un de l’autre. Ils s’épousent et s’apprêtent à jouer chacun leur propre rôle dans le film tiré du scénario. 34 Commentaire Le scénario constitue une sorte de mise en abyme du récit. En outre, cet acte créatif permet à l’amour de s’épanouir. Comme dans Le Roman d’une dactylo, le choix d’Aix-les-Bains et de ses environs est sans doute inspiré par le séjour de Simenon dans la ville en août 1923, lorsqu’il y accompagnait le marquis de Tracy. Extrait «Il lui sembla que le paysage autour d’elle, tournoyait soudain dans un mouvement endiablé. Elle sentit sous sa tête un heurt de terre dure. Une dernière sensation lui parvint : l’odeur subtile d’un brin de menthe poivrée qu’elle avait écrasé dans sa chute» (p. 69). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 20, 59, 78. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 269, 270. M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 91, 145-152, 153, 223. Jean du Perry, L'Oiseau blessé «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Mon Livre favori», 211, s.d. (1925), 15,5 x 10 cm, 63 pp. Achevé d’imprimer : avril 1925. Dix chapitres. 1 : Le meurtrier invisible. 2 : Aux prises avec l’ «invisible». 3 : L’amour dans l’angoisse. 4 : Une victime nouvelle. 5 : Le mystère de «La Briche». 6 : Pendant qu’un crime s’accomplit. 7 : «Le phare qui tue». 8 : Deux cœurs. 9 : L’œuvre d’un fou. 10 : Dans le ciel d’azur. Résumé La base d’aviation militaire de Ténex, dans les Landes, est en émoi par ce bel été : huit avions se sont récemment écrasés sans raison apparente, causant la mort de douze pilotes. Le jeune lieutenant Lucien des Essarts, héros de la guerre, veut percer ce mystère lorsque son avion est lui aussi abattu. Il échappe à la mort par miracle et quand il reprend ses esprits, 35 il est soigné à La Briche, propriété louée par le professeur Bourrié-Stévens dont la fille, Eliane, s’éprend du séduisant lieutenant qui ne tarde pas à être séduit, lui aussi. Tout à ses expériences scientifiques, le professeur refuse d’avertir les autorités de l’accident, prétextant son besoin de tranquillité, de sorte qu’Eliane et des Essarts jouissent d’un calme merveilleux pour s’avouer et savourer leur mutuel amour naissant. Pourtant, deux autres avions s’écrasent et tirent les tourtereaux de leur béatitude. Ils devinent rapidement que les accidents sont liés aux expériences du professeur. Ce dernier se révèle être un savant gagné par la folie et désireux de devenir le roi du monde grâce à une invention qui lui permet de mettre le feu à distance ; c’est lui qui a abattu les avions pour expérimenter son périlleux système de combustion. Démasqué par les efforts conjugués du convalescent et d’Eliane, le mégalomane s’électrocute en voulant tuer des Essarts. Rien n’empêche dès lors les fiançailles, puis le mariage des jeunes gens. Promu commandant grâce à son exploit, des Essarts s’envole avec sa jeune épouse vers une lune de miel sereine. Commentaire Premier roman sentimental à placer au centre du récit un héros et non une héroïne, L’Oiseau blessé est aussi le premier roman de Simenon abordant le thème de l’homme qui veut être roi. La morale est bien connue : «Science sans conscience n’est que ruine de l’âme». Extraits «Toutes les femmes sont ainsi nées gardes-malades, en ce sens qu’elles ont toutes dans leur cœur un besoin immense de dévouement, une soif de sacrifice. Se pencher sur un lit de souffrances, aider la vie à renaître, n’est-ce pas pour elles le plus beau des rôles ?» (p. 13). «"Je suis le roi du monde ! “Dans cinq ans, j'en ai la certitude matérielle, scientifique, j'aurai asservi non “seulement l’Europe, mais la terre entière. “Tous les peuples, tremblants d'effroi, se prosterneront à mes pieds, et l'humanité sera “mon esclave !” […] “Les hommes ont découvert l'électricité ; ils ont découvert les ondes hertziennes, et, tout “ce qu'ils ont su en faire, cela a été de s'éclairer, d’inventer la télégraphie sans fil, de donner “des concerts à distance. “Ce sont de grands enfants qui se font un jouet des plus grandes forces de la nature. “De ces mêmes éléments combinés, moi, j'ai fait une chose prodigieuse, j'ai bâti de mes “propres mains un fléau. “Au lieu de transmettre de vagues discours, des nouvelles inutiles ou des notes de “musique, l'air se fera désormais, pour moi et pour moi seul, l'intermédiaire de la mort. 36 “Je peux, dès maintenant, envoyer la mort à distance, anéantir au loin tout ce qui vit. “Je peux enflammer des usines, faire éclater des arsenaux, abattre sur le sol, d'un même “geste, les plus orgueilleux des joujoux des hommes : les avions et les dirigeables ! “Je pourrais faire cadeau à un pays, au mien, de cette formidable puissance. Il y aurait “ainsi des guerres dévastatrices qui rayeraient de la carte du monde des pays tout entiers. “Je préfère devenir, moi, le roi du monde”» (pp. 46-47). «— Il ne faut pas qu’un cerveau humain se laisse griser à nouveau par cette puissance malfaisante. L’homme n’est pas fait pour commander à la mort …» (p. 58). À consulter S.G. ESKIN, Simenon : a critical biography, Jefferson, Mc Farland & Company, 1987, p. 64 et sa traduction française, Simenon. Une biographie, Paris, Presses de la Cité, 1990, p. 94. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 270. Christian Brulls, La Prêtresse des Vaudoux * «Roman d’aventures» Roman d’aventures exotiques Paris, Tallandier, «Grandes Aventures et Voyages excentriques», 68, 1925, 19 x 12 cm, 192 pp. Contrat du 24 mai 1925. Dix-neuf chapitres suivis d’un épilogue. 1 : Le testament mystérieux. 2 : Les embuches (sic) de la forêt vierge. 3 : La forêt qui s’anime. 4 : Les angoisses d’Hélène. 5 : Deux fripouilles. 6 : La prêtresse des Vaudoux. 7 : Prisonnière ! 8 : La Mamaloi. 9 : L’hallucinant sorcier. 10 : Les serpents sacrés. 11 : L’ennemi imprévu. 12 : Deux amours. 13 : La douleur qui rend fou. 14 : De l’or. 15 : Le souterrain. 16 : Le mancenillier. 17 : Deux contre deux. 18 : L’accusateur. 19 : La dernière pensée d’un lache (sic). Épilogue : «La villa du bonheur». Résumé Georges Servan et sa sœur Hélène arrivent à Haïti dans le but d’aider leur oncle, Hector Bourrage, à retrouver le trésor des Bourrage, caché par des ancêtres à la fin du XVIIIe siècle. Une ambiance hostile les entoure dès leur débarquement à Jérémie où ils apprennent la mort de leur oncle. Ils décident néanmoins de s’enfoncer eux-mêmes dans la forêt profonde à la * Autre titre proposé et non retenu : Les Vaudoux mystérieux. 37 recherche du trésor. Ils sont aidés dans leur tâche par le vicomte d’Estars, amoureux d’Hélène, par leur vieux serviteur noir John Bird et par une jeune Haïtienne amoureuse de Georges, Takita. Leur chemin est parsemé d’embûches dues à la nature inhospitalière et au chef de district Boukala, Noir haïtien qui voudrait lui aussi s’emparer du trésor. Cet homme cruel et cupide, qui ne recule devant aucune vilenie pour satisfaire ses passions, est aussi le grand-prêtre du culte vaudou et, comme tel, jouit de la dévotion de la population insulaire. La quête du trésor est marquée par de multiples aventures au cours desquelles les héros sont plusieurs fois bien près de perdre la vie. Chemin faisant, ils découvrent la grande-prêtresse des Vaudoux, une Blanche qui n’est autre que la fille d’Hector Bourrage, laquelle avait été enlevée dès sa prime enfance à l’affection de sa famille par l’infâme Boukala. Ils découvrent aussi l’oncle Hector qui n’est pas mort, mais qui erre dans la forêt et a perdu la raison à la suite des tortures que lui ont infligées Boukala et ses sbires. Ils découvrent enfin le trésor après avoir été les témoins horrifiés des rites cruels du sanguinaire culte vaudou. Takita et Boukala sont tués dans l’aventure. Les survivants se retrouvent riches sur la Côte d’Azur : Hector a recouvré la raison, Georges épouse la fille d’Hector et le vicomte d’Estars épouse la belle Hélène. Commentaire Dès ce premier roman d’aventures exotiques, Simenon a trouvé un filon qu’il continuera à creuser dans d’autres concessions au genre : aspect encyclopédique et didactique, primauté civilisatrice des Blancs par rapport à la sauvagerie des peuples primitifs. Les Noirs des Antilles se montrent particulièrement cruels. Parmi eux se distingue Boukala qui ne vit que pour tuer et torturer malgré sa qualité de chef de district. Le culte vaudou lui-même exige un rituel où la torture occupe une place prépondérante. Par contraste, la fille d’Hector Bourrage — la prêtresse des Vaudoux —, qui n’a jamais vu que des Noirs, sent s’éveiller en elle «les sentiments de sa race» dès qu’elle est en présence des Blancs. John Bird, pourtant, n’a rien d’un sauvage, mais ce serviteur noir a été touché par la grâce de la civilisation. Quant à la Noire Takita, son statut d’amoureuse du héros lui confère seul une considération particulière qui ne l’empêche pas de mourir : elle se sacrifie en effet en se faisant tuer à la place de celle qu’aime celui dont elle est amoureuse … Apparaît pour la première fois dans ce roman le motif de la caverne sans issue visible où les héros se retrouvent prisonniers. Parmi les dangers prodigués par la forêt haïtienne, les serpents constituent un élément de choix. Dès lors, la mangouste apprivoisée d’Hélène, Riki, s’avère bien utile et sauve plusieurs situations fort compromises. Extraits «Tout à coup, un mouvement se produisit parmi la foule qui s’écartait, pour livrer passage à deux nègres qui transportaient quelque chose, et une clameur monta : — Le cabri sans corne ! … La foule houleuse paraissait danser en répétant ce mot. Georges Servan et le vicomte essayaient en vain de distinguer l’objet dont étaient chargés les deux nègres. 38 Ils ne l’aperçurent qu’au moment où on le déposait aux pieds de Boukala, dont le visage reflétait une cruauté implacable. Et oubliant toute prudence, sans penser qu’ils étaient deux contre mille, ils faillirent alors se précipiter, surgir au milieu de l’orgie pour empêcher le crime de s’accomplir. Car cette chose, ce cabri sans corne, n’était autre qu’un enfant de cinq ans environ, qui jetait autour de lui des regards d’effroi, se recroquevillait, poussait des cris aigus. Boukala avait déjà placé des morceaux de corne dans les cheveux de l’enfant, y avait mis le feu, et en même temps ses doigts serraient le négrillon à la gorge, l’étranglant brutalement. Servan se sentait défaillir à ce spectacle et le vicomte, lui aussi, était devenu blême, la respiration coupée, les poings violemment serrés. — C’est horrible ! râla-t-il. Au vingtième siècle ! … Et ils n’avaient plus la force de regarder, car ils savaient ce qui allait se passer : les nègres dévoreraient cette chair comme ils avaient dévoré tantôt la viande de bouc !» (p. 68). «— Si l’on en croit les récits des voyageurs, il y a encore en Afrique quelques tribus de cannibales. Mais ceux-là […] ont une excuse. Ils ne savent pas. Ils considèrent le blanc comme un être tout différent d’eux, comme un animal, et ils le dévorent. D’ailleurs, partout où la civilisation a passé, le cannibalisme a disparu. Mais ici, le cas est différent. C’est de la folie pure, ce qu’on pourrait appeler la frénésie du sang. S’il y a parmi tous ces hommes des êtres incultes, aux instincts primitifs, il y en a d’autres, comme ce Boukala par exemple, qui ont vécu parmi les blancs, qui ont voyagé dans les villes d’Amérique. Je ne peux pas comprendre comment ils peuvent se livrer encore à des rites aussi ignobles !» (pp. 69-70). «La poitrine de la jeune fille se soulevait violemment, à mesure que le récit jetait de nouvelles lueurs dans son esprit, lui révélait l’infamie de Boukala, la lâcheté des pièges tendus par lui … Ses yeux se dessillaient. Les sentiments de sa race entraient dans le cœur de Bilina. Son esprit s’ouvrait à la civilisation» (p. 86). «Aussitôt qu’elle avait compris la différence entre les blancs et ces indigènes cruels au milieu desquels elle avait vécu jusque-là, la jeune Mamaloi avait été avide de connaître davantage cette civilisation à laquelle un sort mystérieux l’avait arrachée» (p. 120). «Quel bourreau cruel et sadique avait fait couper ainsi les oreilles, arracher les cils, les sourcils, tailler dans le nez et tracer avec la pointe d’un couteau des croix profondes sur les joues ? …» (pp. 125-126). 39 «Dans toutes les Antilles et dans l’Amérique équatoriale, le mancenillier est bien connu des indigènes, qui ne consentiraient pas pour la plus fabuleuse des fortunes à s’endormir à son ombre. La croyance populaire veut, en effet, que quiconque s’étend sous ses branches succombe peu à peu aux émanations qui s’en dégagent. En réalité, l’absorption seule du suc laiteux que contiennent les branches ou les fruits, qui ressemblent aux pommes d’api d’Europe, produit une mort presque instantanée» (pp. 155-156). «Comme tous les amoureux, il brûlait du désir de se distinguer, d’accomplir quelque action d’éclat, de forcer l’admiration de l’aimée par un acte périlleux, par une bravoure insensée» (p. 166). À consulter M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31, 32, 33, 43, 58, 59, 63, 65, 66-67, 74, 75, 76, 80-81, 82, 100. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. Jean du Perry, La Fiancée fugitive «Roman dramatique» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Mon Livre favori», 221, s.d. (1925), 16 x 10,5 cm, 63 pp. Achevé d’imprimer : juin 1925. Dix chapitres. 1 : Du bonheur à l’angoisse. 2 : La fugitive ! 3 : L’infernal complot. 4 : Un mariage hallucinant. 5 : Un père, un fiancé. 6 : Les remords d’un débauché. 7 : Une erreur policière. 8 : La fin d’un monstre. 9 : Pour réparer sa faute. 10 : «Soyez heureux». Résumé La jeune parisienne Berthe Molinier est fiancée au peintre slave Yvan Banine. Le frère de Berthe, Jean, fréquente un groupe d’anarchistes qui viennent de commettre un attentat en plein Paris. Leur chef , Isaac Goldstein, profite de la ressemblance d’un des membres du groupe, Kostioukov, avec Banine pour ourdir une machination qui doit aboutir à l’obtention de l’argent qu’une tante genevoise de Berthe vient de lui léguer sans qu’elle le sache encore, Jean étant au courant et ayant renseigné les libertaires. Ceux-ci font donc croire à Berthe que son fiancé est coupable de l’attentat et qu’elle doit accompagner à Genève Kostioukov — qui se fera évidemment passer pour Banine — afin de détourner l’attention de la police. 40 Le plan réussit au-delà de toute espérance puisque, à Genève, le groupe anarchiste arrive même à persuader Berthe d’épouser le faux Banine, puis à la retenir enfermée sous prétexte de prudence. Tout s’arrange grâce à l’arrivée de Jean qui, pris de remords, tue Goldstein au moment où celui-ci tente de violer Berthe. Jean a en outre le temps de dénoncer le groupe à la police avant de se faire tuer par Kostioukov. Berthe retrouve enfin son fiancé, le véritable Banine, qui est blanc comme neige. Commentaire Il s’agit du premier roman «anarchiste» de Simenon, mais l’anarchie n’y est pas montrée sous un jour favorable, loin de là, le chef du groupe, Isaac Goldstein, cumulant tous les défauts. Basée sur une stupéfiante ressemblance entre deux personnages, l’intrigue n’est guère vraisemblable. Le pathétique du roman repose moins sur l’amour de Berthe et Banine séparés que sur l’attachement liant Berthe à son père, Oscar Molinier, qu’une coquille fait nommer … Molière p. 31. Le nom de cet allègre vieillard, peintre membre de l’Institut, a-t-il été inspiré à Simenon par celui d’un protagoniste des Faux-Monnayeurs ? Certes non, puisque La Fiancée fugitive voit le jour le mois même où Gide achève la rédaction de ce qu’il considère comme son seul roman (le 8 juin 1925). Curieuse coïncidence, néanmoins, s’agissant d’une œuvre on ne peut plus mineure de Simenon et d’une œuvre majeure de Gide, quand on sait que les deux écrivains ne se connaîtront qu’une dizaine d’années plus tard. Le cadre spatial partiellement suisse (genevois, puis montagnard) n’est qu’esquissé et ne reçoit aucune note pittoresque. Extrait «Quelle puissance maléfique avait pu éloigner Berthe des deux hommes qu’elle aimait, de son père qui venait de mettre le comble à son bonheur et de celui qui était, dès ce jour, son fiancé ? À quels mobiles avait-elle obéi en abandonnant, sans rien dire, la joyeuse maison de Passy, tout embaumée encore des fleurs destinées à enrubanner dignement ses dix-huit printemps ?» (p. 9). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 270. M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 81, 95-96, 191-192, 208-210. 41 Jean du Perry, Entre deux haines «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Mon Livre favori», 227, s.d. (1925), 16 x 10,5 cm, 63 pp. Achevé d’imprimer : août 1925. Onze chapitres. 1 : Entre deux amours. 2 : Comment naquit une haine. 3 : Angoisses d’amour. 4 : La fugitive. 5 : Le piège. 6 : Vers le bonheur. 7 : La griffe du destin. 8 : La petite amie des mauvais jours. 9 : L’impossible bonheur. 10 : Le retour mélancolique. 11 : L’amour tue la haine. Résumé Un fermier du Bourbonnais, Louis Verdier, surnommé La Doucette, est trompé par sa femme que le baron local d’Estaces a contrainte. Elle meurt en mettant au monde une fille, Edwige, dont le père est le baron. Ne vivant plus que pour se venger, Verdier confie l’enfant à une vieille paysanne, maman Hortense, et va vivre à Paris. Dix-huit ans plus tard, l’heure de la vengeance a sonné. Verdier enlève Edwige et l’abandonne blessée dans le parc de l’hôtel parisien où vit le baron : il espère voir celui-ci devenir amoureux de sa propre fille. C’est ce qui se produit, mais Edwige résiste, car elle s’éprend du bel Alex, neveu du baron. Ne voulant pourtant pas paraître ingrate envers celui qui l’a recueillie et soignée, elle s’enfuit et rencontre Julia, une ouvrière qui lui procure du travail dans un atelier de modiste. Retrouvée par le baron qui la ramène chez lui, Edwige reçoit l’aveu amoureux d’Alex, mais d’Estaces éloigne son neveu et tente d’abuser de la jeune fille, laquelle est sauvée in extremis du déshonneur par l’arrivée de Julia. Tandis qu’elle s’enfuit à nouveau, Verdier fait connaître au baron l’identité de celle dont il est épris. Brisé, d’Estaces part vivre à l’étranger. Un an après, Edwige rencontre par hasard Alex dont les recherches pour retrouver sa trace avaient été infructueuses. Leur amour n’étant pas mort, ils s’épousent, alors que le baron d’une part, Verdier d’autre part, continuent à mener une vie solitaire, brisée à jamais par la haine. Commentaire Le récit comporte un important retour en arrière, puisque les événements passés liés à la naissance d’Edwige ne sont racontés que dans le deuxième chapitre. Le château du Bourbonnais peut faire penser à ceux qu’a fréquentés Simenon lorsqu’il était au service du marquis de Tracy. Ladoucette est le nom d’un romancier populaire. Extraits «— Un ami ! pensait la jeune fille, la veille encore. Un bon ami avec lequel j’aime à converser, parce que son visage est franc, ses manières très simples, et aussi parce qu’il a de l’esprit. Mais si je préfère sa compagnie à celle du baron, c’est seulement parce qu’il est de mon âge, qu’il a les mêmes goûts que moi, les mêmes enthousiastes (sic). 42 N’était-il pas naturel qu’elle fût plus joyeuse les jours où il devait venir, un peu triste lorsque sa visite n’avait pas lieu ? Elle se trompait, cependant, comme on se trompe si souvent au début de l’amour. Celuici, en effet, pour pénétrer dans les cœurs sans exciter la méfiance, prend la forme de l’amitié. Si bien qu’on l’accueille … Et on ne s’aperçoit que trop tard qu’on s’est livré sans retour au plus doux des esclavages» (p. 7). «— Je reste toujours le même ! se disait-il avec rage. Toujours emballé. Toujours prêt à m’enflammer pour la première femme venue, pour une gamine quelconque qui se moque de moi. Et toujours prêt à souffrir lorsque je m’aperçois de mon erreur … J’ai cru que j’aimais cette Edwige. J’ai même failli le lui dire … et voilà que je m’aperçois que c’est une aventurière quelconque qui n’en veut qu’à l’argent de mon oncle … Les amoureux sont toujours enclins à salir de la sorte l’objet de leur amour après l’avoir exalté. Mais le vicomte mentait à lui-même et il en avait conscience. Il sentait bien que l’affection qu’il avait vouée à Edwige ne ressemblait en rien aux amourettes nombreuses, feux de paille vite éteints, qui avaient émaillé sa vie de garçon. Aussi, au moment même où il niait la force de son sentiment était-il prêt à sangloter de désespoir. Les dernières semaines avaient été si douces ! Moment unique de l’amour, que celui-là, où deux êtres ne se sont encore rien dit, mais où chaque jour naissaient entre eux des liens nouveaux, presque à leur insu. Longs tête-à-tête délicieux, au cours desquels on cherche à se découvrir, où chaque mot, chaque phrase a un sens profond, où l’on met dans un regard autant que dans un long discours» (pp. 18-19). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 269, 271, 273. Gom Gut, Aux Vingt-Huit Négresses Roman léger Paris, Prima, «Collection Gauloise», 37, s.d. (1925), 18,5 x 12 cm, 62 pp. Date de parution présumée : 25 septembre 1925. Neuf chapitres dont le dernier n’est pas intitulé. 1 : L’empreinte digitale mal placée. 2 : La maison des femmes nues. 3 : Ménage à quatre. 43 4 : Une nudité vraiment encombrante. 5 : Désespoir. 6 : Un sacré tempérament. 7 : Un drôle de métier. 8 : Une position sociale. Résumé Euloge Machepet et sa femme Françoise vivent tranquillement rue Caulaincourt. Il a une maîtresse, elle a un amant, mais cela ne vaut pas que l’on s’y arrête. Leur oncle Creusapompe, qu’ils imaginent riche, vient de revenir de Haïti avec ses vingt-huit épouses noires. Il en cède une, Arnica, à Euloge qui installe cette dernière chez lui. Pour éviter de contrarier l’oncle Creusapompe dont elle espère l’héritage, Françoise accepte cette présence inattendue. Cependant, le tempérament exceptionnel d’Arnica s’avère de plus en plus exigeant : Euloge ne lui suffit pas et elle partage avec Françoise l’amant de celle-ci, Octave Fermeta. La frénésie sexuelle d’Arnica ne connaît pas de bornes et elle entraîne Françoise dans son sillage, Euloge, épuisé, devenant le pourvoyeur en amants de ses deux femmes. Ainsi, la plupart des employés de chez Dufayel, où Euloge travaille, sont amenés à fréquenter la rue Caulaincourt. Devenu un scandale permanent, Euloge perd son emploi lorsque meurt l’oncle Creusapompe. Celui-ci ne lègue pas à son neveu l’argent escompté, mais bien les vingt-sept épouses qui lui restaient. Qu’à cela ne tienne : les Machepet ouvrent un établissement que l’on appelle «Aux Vingt-Huit Négresses». Commentaire L’accent étant à nouveau mis sur l’aspect comique plus que sur l’aspect érotique (voir la notice consacrée à Un Viol aux «Quat’z’Arts»), ce roman léger se révèle nettement plus amusant que le précédent. Des interventions du narrateur commentent malicieusement les situations extravagantes. Aux Vingt-Huit Négresses marque la première apparition dans l’œuvre romanesque de ce Picratt’s Bar que l’on retrouvera dans quatre autres romans populaires (La Noce à Montmartre, Le Feu s’éteint, Miss Baby, Victime de son fils) et dans plusieurs romans et nouvelles signés du véritable patronyme de Simenon. À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 273. Jean du Perry, Pour le sauver «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Livre», 677, s.d. (1925), 14 x 10,5 cm, 79 pp. Achevé d’imprimer : septembre 1925. Neuf chapitres. 1 : Les fiançailles joyeuses. 2 : Haine ou amour ? 3 : Jeux de coquette. 4 : Jusqu’à la honte. 5 : Le fiancé héroïque. 6 : Séquestrée ! 7 : La preuve du forfait. 8 : La volupté du sacrifice. 9 : Le véritable amour. 44 Résumé Le jeune poète Albert Dulin va enfin pouvoir épouser Louise Herbert, ouvrière dans une maison de modes parisienne : en effet, engagé comme secrétaire particulier par l’écrivain Maxime des Courtières, de l’Académie Française, il sera à même de subvenir aux besoins d’un couple. Hélas ! La fille de l’écrivain, la coquette et perverse Dolly, fait de lui son jouet en l’ensorcelant par sa beauté. Un jour où son père lui reproche ses scandales et notamment sa liaison avec l’ambassadeur Georges X …, elle n’hésite pas à le tuer et à faire croire au naïf poète qu’elle a agi ainsi parce que son père s’opposait à son mariage avec … lui-même, Albert Dulin ! Ce dernier lui propose de s’accuser du meurtre ; Dolly accepte cyniquement cette proposition, de sorte qu’Albert est arrêté. Louise ne croit pas à sa culpabilité et, décidée à prouver son innocence, elle se fait engager comme femme de chambre par Dolly. En surprenant une conversation entre Dolly et Georges X …, elle ne tarde pas à découvrir la vérité qu’elle clame à la face des deux amants, lesquels la séquestrent aussitôt. Elle parvient pourtant à s’évader en dérobant des lettres compromettantes qu’elle s’empresse de livrer au tribunal, ce qui permet la libération d’Albert. Guéri de sa folie, celui-ci épouse Louise, tandis que l’ambassadeur demande à être muté au Tonkin et que Dolly part en croisière vers l’Extrême-Orient. Commentaire La justice montrée ici est une justice de classe puisque la coupable n’est pas inquiétée alors que des preuves de sa culpabilité ont été fournies. La vie menée par Albert Dulin avant d’être engagé par Maxime des Courtières fait penser aux débuts difficiles de Simenon à Paris. Comme lui, le futur romancier a connu à cette époque «d’humbles chambres d’hôtel» (p. 7). Extraits «Maintenant, âgé de vingt-quatre ans, il vivait tant bien que mal d’articles placés à grand’peine dans de rares journaux, sans souci du lendemain, persuadé qu’un jour il arriverait à percer et à goûter, lui aussi, à la gloire, comme des Courtières. Mais il aimait. Louise était rentrée dans sa vie au hasard d’une rencontre devant le comptoir d’un petit bar où elle prenait en hâte son café de midi. Il s’était bientôt senti pénétré d’une tendresse infinie pour cette jeune fille sage et belle qui lui avait donné, elle aussi, tout son cœur. Grâce à cette place providentielle, il allait pouvoir l’épouser. Ils se feraient une vie bien à eux, douillette, toute vibrante d’amour, dans ce grand Paris turbulent» (p. 7). «Certaines personnes sentent ainsi, intérieurement, au premier coup d’œil, ce qu’elles peuvent attendre, bien ou mal, de tel être, mis tout à coup en leur présence. Les femmes, d’une sensibilité plus développée, ont souvent de ces sortes d’avertissements …» (p. 41). 45 «Elle n’avait aucun égoïsme. Elle était prête à se sacrifier. Mais qu’au moins lui soit sauvé ! Qu’il soit heureux ! Amour rare, que ne peuvent entretenir que des âmes d’exception, pures et nobles comme Louise elle-même» (p. 58). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 269. Christian Brulls, Dolorosa Roman sentimental Paris, Fayard, «Le Livre Populaire», 226, s.d. (1928), 18,5 x 12 cm, 284 pp. Prépublication : Paris-Soir, du 19 juillet au 17 septembre 1927. Contrat du 19 novembre 1925. Réédition : Paris, Presses de la Cité, «Les Introuvables de Georges Simenon», 5, 1980. Quatre parties de onze, huit, sept et huit chapitres suivies d’un épilogue. I, 1 : Au studio de Vincennes. 2 : L’éternelle aventure. 3 : Dolorosa. 4 : Le bijou révélateur. 5 : Une future «star». 6 : L’inexplicable angoisse. 7 : Les fantômes du passé. 8 : Le bonheur et les larmes. 9 : Le geste hallucinant. 10 : Le marché. 11 : La maison grise. II, 1 : L’amour qui tue. 2 : Deux épaves. 3 : Jusqu’au crime. 4 : Le forfait. 5 : Face à face. 6 : L’impossible amour. 7 : Remords. 8 : Dolorosa. III, 1 : Pendant qu’on tourne. 2 : Le fantôme de la Mondia. 3 : L’ultime attentat. 4 : Madame Hortense. 5 : Un amant jaloux ! 6 : La machine infernale. 7 : Le fantôme et l’ange gardien. IV, 1 : Dans un faubourg de Londres. 2 : L’espoir qui renaît. 3 : La déclaration imprévue. 4 : Le chauffeur impassible. 5 : «À la loyale». 6 : La joie près de la souffrance. 7 : … Mais l’amour est absent ! 8 : Le cœur a ses droits … Épilogue : La vieille maison grise. Résumé Parmi les figurants qui viennent se présenter au studio de la Ciné-Mondia à Vincennes, Andrée est remarquée par Jacques Detaille, un étudiant pauvre, et Oscar Barafond, sousdirecteur et metteur en scène. Andrée a un secret : fille d’un armateur du Havre, elle a fui il y a trois ans la maison paternelle pour épouser en Angleterre, selon le rite anglican, un maharadjah qui l’a bientôt délaissée et qu’elle a tué le jour où il a ordonné à son confident, Akrim, d’emmener leur enfant en Inde afin qu’il y soit élevé. Désormais méfiante envers la passion, Andrée dédaigne l’amour que lui porte Jacques, tandis que Barafond, qui a deviné son talent d’actrice et appris son passé, exerce sur elle un chantage : il ne dévoilera 46 pas ce qu’il sait à condition qu’elle soit sa maîtresse. Elle accepte à contrecœur et va tourner à Los Angeles un film qui raconte sa propre histoire. Là, elle est en butte à la jalousie de la star Lora Mirtill, maîtresse du directeur de la CinéMondia, Harry Kings. Lora considère en effet Andrée comme une future étoile capable un jour de la supplanter ; en outre, elle voit lui échapper son amant, lequel n’a d’yeux que pour cette nouvelle venue qui joue la douleur avec brio, au point d’être surnommée Dolorosa. Lora demande même à un soupirant d’empoisonner Andrée. Or, ce soupirant — un jouet entre ses mains — n’est autre que Julien Breton, frère d’Andrée et officier de marine qui a abandonné son poste par amour pour la star. Julien rencontre Jacques qui a suivi celle qu’il aime aux Etats-Unis ; les deux Français font échouer le plan diabolique de Lora, ainsi que des attentats et autres machinations ourdies par elle en vue de briser sa rivale. Ils font aussi échouer le plan de Barafond qui, poursuivant son chantage, espérait qu’Andrée lui obtiendrait auprès de Kings une charge plus importante encore au sein de la Mondia. Les deux hommes, toutefois, ont de bonnes raisons d’agir dans l’ombre et Andrée ne connaît pas ses anges gardiens. Le succès d’Andrée est complet, mais elle n’est pas heureuse : son fils lui manque. Or, à Londres où se trouvent Akrim et l’enfant, l’ex-confident du maharadjah a connaissance de cette renommée. Il se rend aux Etats-Unis dans l’intention d’épouser Andrée et de l’emmener en Inde avec l’enfant : là, il pourra jouir des immenses richesses de son ancien maître. Cette situation périlleuse est à nouveau sauvée par Jacques et Julien, Jacques tuant Akrim dans un combat «à la loyale» et les deux hommes se faisant enfin reconnaître. Andrée retrouve donc un frère, son fils et un amoureux qui accepte de devenir un père pour l’enfant. Il ne reste plus aux nouveaux époux qu’à se rendre au Havre où les parents d’Andrée lui pardonnent son passé. Commentaire Parmi les romans populaires de Simenon, Dolorosa est par excellence le roman de la douleur morale incarnée par le personnage principal qui connaît «toutes les souffrances, celles de l’amante, celles de la mère, de la sœur … celles même de la courtisane !» (p. 157 *). L’accumulation des malheurs qui s’abattent sur Dolorosa crée une intrigue foisonnante assez compliquée que Simenon maîtrise bien, intrigue dont une trame simplifiée figure dans un roman précédent. En effet, les trois premières parties de l’ouvrage amplifient des données contenues dans L’Orgueil qui meurt : à Paris, Andrée habite rue de Vaugirard comme Jeannie Méran ; elle est aimée par Jacques Detaille, étudiant pauvre qui la suit aux Etats-Unis, tout comme Jacques Servien, autre étudiant pauvre, y suit Jeannie ; elle est la maîtresse du metteur en scène Oscar Barafond, comme Jeannie a pour amant le metteur en scène William B. Oswald ; elle est remarquée par le directeur de la Ciné-Mondia, Harry Kings, comme Jeannie l’est par le directeur de la «Pacific Trust Company» ; sa rivale est la star Lora Mirtill, comme celle de Jeannie est l’étoile Mary Pearl. D’autres détails plus particuliers se font écho d’une œuvre à l’autre. L’atmosphère de l’hôtel où Julien tente de se suicider constitue peut-être un de ces essais dont parle Simenon lorsqu’il déclare qu’il s’est parfois dégagé des stéréotypes auxquels le contraignaient ses romans populaires. On peut en tout cas sentir dans ce passage la plume du futur Simenon (pp. 142-143 *). 47 Pour la première fois dans l’œuvre, l’amour-passion est considéré ici à l’égal d’une maladie, comme il le sera dans d’autres romans, populaires ou non, et comme l’auteur le soutiendra souvent dans ses écrits à caractère autobiographique : «Certains médecins et psychologues prétendent que l’amour relève de la pathologie, c’est-à-dire qu’il constitue une véritable maladie. Peut-être cette opinion excessive, qui déplore un des plus beaux sentiments humains, est-elle juste, cependant, dans certains cas» (p. 141 *). La deuxième phrase de cette citation est évidemment une concession au genre sentimental. Le roman fait allusion à la cruauté des Asiatiques (p. 273 *) et à «cette odeur particulière à l’Asie, que les Orientaux apportent avec eux partout où ils s’installent» (p. 274 *). Se Ma Tsien, le sacrificateur reprendra ces motifs en les amplifiant. Lorsque Jacques se rase, c’est «devant la fenêtre, à l’espagnolette de laquelle il avait accroché son miroir» (p. 127 *) ; Maigret agira souvent de même dans son appartement du boulevard Richard-Lenoir. Extraits «Être l’époux ou l’amant d’une femme célèbre et n’être rien soi-même, n’est-ce pas la pire torture pour l’orgueil d’un homme ? Sentiment égoïste, mais sentiment noble quand même, parce que profondément inné. L’homme n’a-t-il pas besoin de se sentir le plus fort, de protéger celle qu’il aime, d’être son guide et son appui ?» (p. 39 *). «Le maharadjah d’Adgir n’était-il pas l’incarnation même de l’amour? Il était beau, comme savent l’être ceux qu’une longue suite d’aïeux d’un même sang a affinés, et cette beauté s’augmentait encore d’un reste de sauvagerie. Ses lèvres minces évoquaient les plus enivrants baisers, ses dents blanches faisaient penser aux cruelles morsures d’un tigre royal, orgueilleux et féroce. Tout son être respirait la force indomptée. Et il était magnifique comme ne peuvent l’être que les gens très riches qui, à l’aide de millions, effacent de la vie les petites mesquineries, les choses ternes et banales. N’était-ce pas plus qu’il en fallait pour griser une jeune fille ignorante des réalités, nourrie de récits merveilleux et avide d’une existence de rêve ?» (p. 61 *). «Elle regardait, là-bas, près de la jetée, la façade grise qu’on apercevait maintenant, endormie, les volets clos. La maison de son enfance ! La maison qu’elle avait emplie de ses rêves frémissants, de ses impatiences, de son ardent désir de vivre … Quelques semaines de joies, puis de la douleur, une longue chaîne d’années douloureuses, dont il était impossible de prévoir le dernier chaînon, telle avait été la réalité cruelle … 48 — Maman ! balbutia Andrée de toutes les forces de son âme … Maman ! L’ultime cri de détresse d’un cœur torturé. L’appel aux bras indulgents qui s’ouvrent toujours pour accueillir l’enfant prodigue, l’appel aux baisers qui seuls ne mentent jamais …» (p. 89 *). «C’était une nuit radieuse. Au-dessus de Los Angeles, un ciel magnifique et serein étalait ses myriades d’étoiles aux feux clignotants. Ne suffit-il pas parfois de la magie d’un décor naturel où s’exalte la majesté du monde pour élever notre âme qui tressaille, avide de s’élancer vers de plus nobles buts ?» (p. 109 *). «Une fois dans sa chambre, il ferma soigneusement la porte. L’hôtel où il habitait était un établissement à bon marché, où des locataires nombreux étaient entassés, si bien qu’il y régnait un vacarme continu. Un couple se disputait quelque part. Ailleurs, un saxophoniste jouait inlassablement de son instrument, étudiait un nouvel air en vogue. Partout une activité bruyante animait l’atmosphère. — On ne m’entendra même pas mourir ! constata Breton. Et cela vaut mieux ainsi. On ne pourra pas me porter secours avant qu’il soit trop tard. Tranquillement, il défit sa veste, alluma une dernière cigarette et tira de sa cantine d’officier, qu’il avait conservée, un revolver d’ordonnance. Un rayon de soleil, se glissant entre les hauts immeubles, éclairait la pièce, semblable à un adieu de la nature» (pp. 142-143* ). «Déjà elle ne voyait plus les laideurs de la vieille, qui lui paraissait moins difforme, tant il est vrai que la beauté est avant tout le reflet de l’âme» (p. 202 *). «— Mon petit, mon cher tout petit … Tu m’as dit tantôt que tu voudrais avoir un papa, n’est-ce pas ? … Le ciel t’en a donné un. Le voilà, ton papa ! Aime-le bien fort … Aime-le autant que moi-même ! Et tandis que l’enfant regardait curieusement cet inconnu, elle éclata en sanglots convulsifs. — Jacques ! … Mon Jacques … haleta-t-elle … Je suis trop heureuse ! … Il me semble que je ne suis plus sur la terre... Jacques ! Les bras des deux amants s’unirent. Entre leurs visages, il y avait le visage de l’enfant, que chacun couvrait de baisers. 49 — C’est bon aussi, un papa ! dit gravement le petit bonhomme quand l’étreinte se fut desserrée» (pp. 298-299 * ; fin du roman). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, p. 60. C. DELCOURT, «Une esthétique ensembliste», in Lire Simenon. Réalité/fiction/écriture, Bruxelles, Nathan/Labor, «Dossiers Media», 1980, p. 160. P. DESCAZAUX, «BRULLS (Christian). — Dolorosa», Les Livres, Paris, n° 263, mars 1981, p. 97. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 267. M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 123-124, 153-159, 177, 220. * Pagination de la réédition de 1980. Jean du Perry, Ceux qu'on avait oubliés «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Mon Livre favori», 241, s.d. (1925), 16 x 10,5 cm, 63 pp. Achevé d’imprimer : novembre 1925. Douze chapitres. 1 : L’éternel amour. 2 : La tentation. 3 : L’écueil. 4 : La peur ou le remords. 5 : L’angoisse d’une mère. 6 : Le secret du passé. 7 : La mère et le fils. 8 : Sacrifice de mère. 9 : Une jeune fille en détresse. 10 : Découragement. 11 : Le voleur ! 12 : Le bonheur qu’on n’attendait plus. Résumé Dactylo à la succursale parisienne des soieries lyonnaises Oscar Duverne et Fils, Lucienne est amoureuse du fils, Henri, qui est aussi son patron. Celui-ci lui déclarant qu’il l’aime également, Lucienne, toute joyeuse, s’empresse de mettre aussitôt son frère Jacques au courant, mais oublie son sac chez lui. Or, Jacques, être faible qui s’est laissé entraîner dans un trafic de drogue, a justement besoin d’argent. Il trouve dans le sac de sa sœur la clé du coffre de Henri Duverne et va y dérober une somme importante. Le lendemain, Lucienne devine tout en arrivant à son bureau ; elle s’accuse et s’enfuit afin de ne pas compromettre son frère. Henri se rend à Lyon pour relater ces événements à son père, chef de l’entreprise, et à sa belle-mère, l’ancienne actrice célèbre Lucette Doré. Celle-ci comprend que Lucienne est un des deux enfants qu’elle a jadis abandonnés avant de connaître Oscar, lequel n’est pas 50 au courant de cet abandon. Elle part aussitôt pour Paris afin de la rechercher. Elle ne la retrouve pas, mais retrouve son fils Jacques qui lui révèle son méfait. Henri et son père arrivent à leur tour dans la capitale. Oscar y surprend Lucette en compagnie de Jacques et croit que ce dernier est son amant : une scène a lieu au terme de laquelle Lucette quitte Oscar. Jacques et Lucette parviennent à retrouver Lucienne, après quoi Jacques avoue tout à Oscar et à Henri. Tous se pardonnent, les larmes aux yeux. Henri épousera Lucienne. Commentaire Le roman met en scène le premier clochard de l’œuvre de Simenon. Il figure d’ailleurs sur la couverture du livre illustré par M. Jacquot. C’est un être bourru, mais bon, puisqu’il aide Lucienne lors de sa fuite ; il est surnommé le père Doucette, sobriquet qui rappelle le nom d’emprunt de Louis Verdier dans Entre deux haines. (Rappelons qu’Edmond Ladoucette était un auteur de romans populaires). Le père de Lucienne et Jacques est un écrivain qui a partagé la vie parisienne de Lucette quand elle n’avait pas encore connu le succès. Lui non plus n’était pas encore connu. Peutêtre doit-on voir dans l’évocation de leur vie d’alors une transposition des débuts parisiens de Simenon et Régine Renchon : «Quatre années durant, ils avaient vécu ensemble la vie âpre de ceux qui, à Paris, sans fortune et sans appui, débutent dans une carrière artistique. […] Leur vie se déroulait dans un petit appartement misérable, où ils subissaient en riant les pires privations» (p. 30). Ceux qu’on avait oubliés n’est pas le seul roman sentimental ou d’aventures comprenant des passages explicatifs généralement moralisateurs et sentencieux, mais ils sont particulièrement fréquents dans celui-ci. Extraits «Henri Duverne n’avait aucun de ces préjugés qui ont encore cours dans certaines familles bourgeoises. Il aimait Lucienne, Lucienne l’aimait, qu’importait tout le reste ?» (p. 4). «Peut-être est-ce la peur qui, avant tout autre sentiment, provoque le remords dans l’âme des criminels ? L’histoire est pleine, en tout cas, d’exemples saisissants de cette action grandissante, dominatrice, de la peur. Elle s’empare du coupable, sitôt son coup fait, et, dès lors, elle s’implante en lui, grandit démesurément, refoule, anéantit toutes les autres pensées. Et le cauchemar commence. L’homme tremble, vit dans l’angoisse… jusqu’au jour où il deviendra fou, ou bien où il ira se livrer pour échapper à la hantise qui le poursuit» (p. 21). 51 «S’il était devenu un être sans scrupules, menant une vie plus ou moins débauchée, la faute n’en était pas entièrement à lui. Son plus grand tort était d’être faible, et, tel, d’avoir été livré à toutes les influences de camaraderies de hasard, sans qu’une affection véritable lui montrât la route à suivre, l’aidât à résister aux tentations. Là où l’exemple de sa sœur n’avait pas suffi, l’amour d’une mère eût sans doute été plus efficace. Cet amour lui avait manqué et il était devenu un de ces êtres vivant plus ou moins en marge de la société et finissant par perdre toute notion du bien ou du mal» (pp. 36-37). «Mourir ! C’est la solution qui s’impose dès l’abord à tous ceux qui viennent de subir une grande douleur, surtout lorsqu’ils se sentent sans appui, sans soutien, sans rien qui puisse leur rendre espoir en la vie ! Solution séduisante. Un mauvais moment à passer, puis l’oubli, l’anéantissement de toute souffrance …» (p. 46). «Des hommes l’abordèrent encore. Elle vit des filles s’en aller au bras de passants, l’air résigné. Peut-être un moment la tentation pénétra-t-elle dans son cœur ? Mais elle regarda le visage de ceux qui l’approchaient ainsi. Elle vit dans leurs yeux cette lueur de désir qui révoltait son âme et son corps de jeune fille. Échouer aussi misérablement, donner ainsi au premier venu tout son être qu’elle avait jalousement gardé intact pour l’homme qu’elle aimait … Non ! ce n’était pas possible ! La mort était préférable …» (p. 50). «Il sentait qu’elle avait besoin de raconter sa peine, de se laisser aller à des confidences trop longtemps contenues. Il est des moments où ce besoin est si fort que les caractères les mieux trempés aborderaient le premier venu pour lui dire leur douleur. Au front, on a vu des soldats parler à leurs chevaux, des sentinelles raconter leurs angoisses à leur fusil, à un arbre calciné» (p. 51). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 270. 52 Jean du Perry, Pour qu'il soit heureux «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Livre», 685, s.d. (1925), 14 x 10,5 cm, 79 pp. Achevé d’imprimer : novembre 1925. Neuf chapitres. 1 : La veille des noces. 2 : L’autre amour. 3 : Les angoisses d’un cœur. 4 : L’homme sans nom. 5 : L’erreur du cœur. 6 : La vengeance d’un amoureux. 7 : Face à face. 8 : L’holocauste. 9 : Épilogue. Résumé Au cours d’une permission, le lieutenant de marine Henry d’Esparville est devenu amoureux de Jeanne, modeste ouvrière dans un atelier de couture parisien. Il feint cependant d’être épris de la riche Fanny Merceret qu’il s’oblige à épouser afin de redorer le blason pour le moins terni de sa famille peu fortunée. Le mariage va avoir lieu lorsqu’un différend entre la France et la Turquie oblige le lieutenant à rejoindre son vaisseau en Méditerranée. Lors d’une tempête au large de la Grèce, il est emporté par une lame et on le croit mort. Il n’en est rien, mais il profite de cette opportunité pour rentrer clandestinement à Paris où il s’installe auprès de Jeanne. Faisant le point, il constate qu’il a ainsi sacrifié son amour à son devoir : en effet, il se rend compte qu’il aime vraiment Fanny Merceret. Jeanne comprend la situation et se sacrifie à son tour, s’effaçant de la vie du lieutenant … pour qu’il soit heureux. Rien ne s’oppose dès lors au mariage de Henry et Fanny. Commentaire Basé sur les intermittences du cœur, ce roman sentimental est le premier qui ne se termine pas bien, puisque Jeanne renonce à celui qu’elle aime. Un début d’intrigue amoureuse entre Octave Merceret, père de Fanny, et Hélène d’Esparville, sœur de Henry, n’est pas développé. Octave Merceret et son ami Jean Bouvier représentent un monde de débauche qui constitue une sorte d’arrière-plan sous-jacent de l’œuvre. Extrait «Au dernier rang de la foule qui entourait le perron de l’église pour contempler le couple radieux, une jeune fille se haussant sur la pointe des pieds, tentant d’apercevoir, elle aussi, ceux dont tout le monde enviait le bonheur. Ses dents mordillaient son mouchoir. Ses yeux étaient secs, mais brillants de fièvre. Au moment où les nouveaux époux sortaient du sanctuaire, un sanglot s’échappa de sa poitrine, faisant se retourner des badauds. Honteuse, elle s’enfuit, pour reprendre son humble place dans ce grand Paris où elle avait espéré connaître l’amour. 53 De tout ce beau rêve, il ne restait que la modeste chambre de la rue Championnet où elle était revenue furtivement et où, toute seule, parfois, il lui arrivait de parler en regardant le fauteuil, comme si quelqu’un y était encore assis» (pp. 78-79 ; fin du roman). Gom Gut, La Noce à Montmartre «Roman gai de mœurs montmartroises» Roman léger Paris, Prima, «Collection Gauloise», 42, s.d. (1925), 18,5 x 12 cm, 64 pp. Date de parution présumée : 10 décembre 1925. Réédition : dans Froufrou, nOS 188-191, du 7 au 28 juillet 1926, en feuilletons sous le titre Le Dernier Jour du «Picratt’s Bar». Sept chapitres. 1 : Le dernier jour d’une «boîte» bien sympathique. — Une merveilleuse idée de M. Gaston. — La môme Pipi est bien dressée. — Tous en chemise … et même sans chemise ! 2 : Le commissaire est bon enfant. — Le nouveau patron du «Picratt’s». — Comme quoi un divan est souvent indispensable. — La môme Pipi ne marche pas. — Un papa consciencieux. 3 : Deux petites filles trop poussées. — M. Bird aime les jumelles. — Des chaussettes captivantes. — Un signe révélateur. 4 : Héloïse Bird, épouse indésirée. Une conversation édifiante. — Tant pis pour le derrière de M. Quimouille. — Ces dames ne s’entendent pas. — Leur pudeur est en jeu. 5 : Une rencontre de M. Gaston. — L’argent file. — Une réédition du coup des chemises. — La fête bat son plein… 6 : Qui est un très court chapitre, mais aussi un chapitre important. — Qui prouve en outre que M. Gaston avait une âme pleine de noirceur. — Et que Mme Bird aimait bien son mari. 7 : Comment M. Bird achète à nouveau le «Picratt’s» tout en le vendant. — Et comment il est cocu, par surcroît. Résumé Elie Bird, Américain venu visiter la France, Paris et Montmartre, se laisse prendre au piège d’une nuit orgiaque passée au Picratt’s Bar, une boîte montmartroise qui marche mal. La propriétaire, Mme Marthe, revend très cher le Picratt’s à Elie qui n’y voit qu’un moyen de coucher gratuitement avec les prostituées fréquentant l’établissement. Le gérant est Gaston, le garçon, qui espère racheter le Picratt’s pour une bouchée de pain quand Elie s’apercevra de son mauvais placement financier. Cependant, les prostituées ne veulent rien entendre au plan d’Elie qui doit continuer à les payer. Son affaire périclite … et il faut pourtant bien faire venir sa femme, Héloïse, de Chicago. Celle-ci arrive et succombe au charme de Gaston qui, sans avertir Elie, fait racheter le Picratt’s par Héloïse tout en touchant un pourcentage important. Commentaire Ce roman léger, à nouveau plus comique qu’érotique, comporte un aspect financier autour duquel tourne l’intrigue. 54 La Noce à Montmartre voit la première apparition dans les romans de Simenon du … fricandeau à l’oseille (p. 3). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 271-273. Jean du Perry, Amour d'Afrique «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Livre», 693, s.d. (1925), 14 x 10,5 cm, 79 pp. Achevé d’imprimer : décembre 1925. Neuf chapitres suivis d’un épilogue. 1 : La rencontre. 2 : Et l’amour naît … 3 : Un bonheur éphémère. 4 : La jalousie meurtrière. 5 : Le duel. 6 : La révélation incomplète. 7 : L’impossible explication. 8 : Le perfide mensonge. 9 : Quand tout espoir s’est éteint. Résumé Non loin de Gabès, Georges Barsanges, colon célibataire âgé d’une quarantaine d’années, rencontre l’amour en la personne de la jeune Martine qu’il parvient à séduire. Martine lui rappelle étrangement Jeanne, une femme mariée qu’il a jadis aimée de manière toute platonique. Or, la ressemblance entre elles n’est pas l’effet du hasard, puisque Martine est … la fille de Jeanne. Des fantômes surgissent ainsi du passé, d’un temps où Barsanges habitait dans une ville du centre de la France. À cette époque, le mari de Jeanne, un hobereau local jaloux nommé Tessier de Chervez, avait surpris son épouse en compagnie de Barsanges ; concluant un peu vite qu’elle avait un amant, il l’avait tuée. Tessier de Chervez vivant aujourd’hui à Gabès avec sa fille Martine, il ne veut en aucune façon entendre parler d’une union entre elle et Georges, en qui il voit encore la cause de son existence brisée. Mieux : il va jusqu’à défier Barsanges en duel. Il le blesse d’autant plus facilement que Georges se laisse volontairement atteindre. Soucieux d’éviter d’autres rencontres entre Martine et Georges, Tessier de Chervez quitte la Tunisie et va vivre à Paris avec sa fille. Celle-ci a vent du drame passé et est persuadée, elle aussi, que Georges a vraiment été l’amant de sa mère ; elle le repousse donc lorsqu’il arrive à son tour dans la capitale pour la revoir. Désespéré, Barsanges s’engage dans les bataillons d’Afrique. En découvrant d’anciennes lettres, Martine comprend enfin l’infamie de son père et la bonté de Georges qu’elle épousera au terme de son engagement. Commentaire Tout en ne s’attardant guère au pittoresque tunisien, le roman laisse entendre que les Arabes ne sont pas faciles à manier : «Les hommes de même race ont à s’entr’aider pour lutter contre une nature hostile ou contre des indigènes» (p. 4). 55 N’était l’âge de Martine, on ne pourrait déterminer si le drame passé s’est déroulé dix ou vingt ans avant le présent du récit, lequel comporte en effet plusieurs précisions temporelles contradictoires. Extrait «Georges Barsanges fit deux ou trois fois le tour du grand quadrilatère de terrain dénudé où des ouvriers arabes travaillaient, le torse et les pieds nus, à creuser des séguias, sortes de canaux étroits qui, en amenant l’eau, rendraient fertile une terre jusque-là improductive. Non sans qu’un mâle orgueil éclairât son visage bronzé par le soleil, il jeta un regard circulaire sur la plaine qui d’un côté s’étendait jusqu’à la mer et de l’autre était bornée par des dunes stériles. Dix ans auparavant, il n’y avait là que du sable où poussaient à peine de maigres chardons. Par sa seule énergie, il avait créé de toutes pièces une des plus florissantes propriétés du sud de la Tunisie. Encadrés par des palmeraies, des champs de coton, de tabac et de maïs alternaient, étalant leur tache vive, telle un tapis, sous le ciel d’un bleu immuable» (pp. 12 ; début du roman). À consulter P.-P. GOSSIAUX, «L’Afrique nue de Simenon», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, p. 97. M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 32, 33, 63, 83, 106. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 270. Jean du Perry, À l'assaut d'un cœur «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Livre épatant», 292, s.d. (1925), 15,5 x 10,5 cm, 79 pp. Achevé d’imprimer : décembre 1925. Douze chapitres suivis d’un épilogue. 1 : Les compagnons du milliardaire. 2 : L’inutile dévouement. 3 : La méprise. 4 : Chantage. 5 : Passions, haines et jalousies. 6 : Courtisane. 7 : La révolte du cœur. 8 : La vengeance. 9 : Le piège. 10 : L’apparition imprévue. 11 : Tête à tête. 12 : Le dernier chantage. 56 Résumé Rescapée de la révolution russe, Tatiana est devenue à Paris une célèbre danseuse. Le richissime Henri Tessier, à qui personne ne résiste, s’est mis en tête de faire d’elle sa maîtresse. Elle refuse, puis feint d’accepter lorsqu’elle est la victime du chantage de l’infâme Goyard, âme damnée de Tessier : celui-ci la menace en effet, si elle ne s’exécute pas, de lancer son débauché de patron dans les bras d’Andrée, fille de la danseuse. En fait, Goyard désire surtout que Tatiana soutire à Tessier de l’argent qu’elle lui remettra. Tatiana cède donc pour éviter le déshonneur de sa fille et la voici à Trouville, à bord du yacht de Tessier. Au moment où celui-ci va parvenir à ses fins, Tatiana tente de se suicider en se jetant à la mer. Elle est sauvée par Jacques de Signac, secrétaire de Tessier et amoureux d’Andrée, laquelle avait repoussé ses avances sous l’instigation de sa mère qui avait en fait cru Andrée amoureuse de … Tessier. Réfugiés dans un hôtel de Trouville, Jacques et Tatiana se plaisent et sont bien près de se croire amoureux l’un de l’autre, lorsque Goyard met sa menace à exécution : sous un prétexte fallacieux, il amène Andrée à Tessier, mais Jacques a compris la manœuvre et sauve in extremis la jeune fille du viol. Dès lors, mise au courant de l’amour mutuel qu’éprouvent Jacques et Andrée, Tatiana ne peut refuser leur mariage. Quant à Tessier, il s’assagit soudain, son cœur fondant devant ces événements émouvants : devenu bon et vertueux, peut-être épousera-t-il plus tard Tatiana … Commentaire Pour la première fois dans ses romans sentimentaux, Simenon mène de front deux intrigues, s’intéressant tour à tour au sort de Tatiana et à celui d’Andrée, mais on ne peut soutenir qu’il le fasse en virtuose : on sent trop la fabrication de ce récit qui contient en outre des incohérences temporelles dans les évocations du passé de Tatiana. Le patronyme Tessier était déjà utilisé dans le roman précédent. Celui de Goyard apparaîtra à nouveau dans Le Chien jaune. Extraits «Le premier amour, celui qui naît à l’insu de nous-même (sic), n’est-il pas le plus impérieux des sentiments, en même temps que le plus aveugle ? On n’a pas aidé à son éclosion. On l’a subi. Souvent même on ne s’est aperçu de son existence qu’après qu’il eût déjà grandi, étouffé nos autres affections. À cause de cela, précisément, on ne peut croire que le cœur s’est trompé. On se raccroche avec force à son illusion. De là tant de drames où succombent les jeunes filles. De là aussi les folies que commettent les jeunes gens lors de leur première passion» (p. 15). «Tatiana, de son côté, ne pouvait penser que le jeune homme vers qui elle se sentait attirée aimait sa fille du plus pur amour. Combien souvent, de la sorte, les drames de la vie ne sont-ils que l’effet des caprices du hasard ? 57 Combien de douleurs n’eussent jamais existé sous (sic) ces effroyables méprises qui nous guettent à chaque pas, comme si un destin ironique se plaisait à embrouiller les fils de notre vie, à dresser les uns contre les autres des gens faits pour s’aimer et parfois même à mettre l’amour au cœur de ceux que sépare une infranchissable barrière ? Il semble qu’un mot eût pu tout éviter. Mais ce mot n’a pas été dit et de là naissent les pires aventures. N’était-ce pas le cas ici ? […] Cet autre malentendu, qui laissait ignorer à Tatiana que le jeune homme était amoureux de sa fille, et à Signac que la maîtresse de Tessier n’était autre que la mère d’Andrée, n’allait-il pas avoir des conséquences plus terribles encore ?» (p. 43). «Une pensée bien plus grisante encore l’animait, presque à l’insu d’elle-même. C’était, avec toute son imprécision, mais aussi son charme subtil et capiteux, un naissant amour. Car le cœur ne meurt jamais tout à fait, et il n’est pas de désespoir qui ne s’évanouisse un jour pour céder la place au renouveau de l’âme. Tatiana était jeune. Malgré l’amour maternel dont elle tentait de combler sa vie, il était des moments où le rêve d’un compagnon, la soutenant sur le chemin de la vie, hantait ses rêves. Jacques de Signac n’était-il pas ce compagnon-là, que la Providence avait placé sur sa route à un moment précis, pour lui éviter la pire des chutes ? Leurs cœurs n’étaient-ils pas faits pour se comprendre et s’unir, blessés tous deux, également avides de réconfort ?» (p. 52). «Elle était à l’âge où tout est bon et droit et où l’amour, qui n’est qu’une forme plus large de la bonté, s’ancre avec d’autant plus de force dans notre cœur» (p. 57). À consulter S.G. ESKIN, Simenon : a critical biography, Jefferson, Mc Farland & Company, 1987, p. 63 et sa traduction française, Simenon. Une biographie, Paris, Presses de la Cité, 1990, p. 93. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 270. Luc Dorsan, Nuit de noces 58 (suivi de Doubles Noces et Les Noces ardentes) Nouvelles légères Paris, Prima, «Collection Gauloise», 58, s.d. (1926), 18,5 x 12 cm, 48 pp. Prépublication: 13 janvier 1926 pour Nuit de noces (Froufrou, sous la signature de Georges Sim). Il s’agit de trois nouvelles. La brièveté de ces textes ne justifie pas, en effet, qu’on leur accorde l’appellation de romans. Néanmoins, ils sont plus longs que les contes parfois repris en volumes dans la même collection (Perversités frivoles, Au Grand 13, Plaisirs charnels, Voluptueuses Étreintes, Mémoires d’un vieux suiveur, Liquettes au vent, Paris leste), contes non retenus ici. C’est pourquoi nous donnons un résumé de ces trois récits parisiens. Les Noces ardentes sont la seule de ces nouvelles qui fasse l’objet d’une division (trois chapitres non intitulés). Résumé Nuit de noces La nuit de ses noces, Eugène Pistil couche par inadvertance avec Hortense, sœur de sa femme Amélie. Le fiancé d’Hortense, Prosper, exige en compensation de coucher avec Amélie. Peu après, Prosper et Hortense se marient, mais Prosper continuera à fréquenter Amélie, tout comme Eugène ne cessera pas d’honorer Hortense. Doubles Noces Quelques curieux visitent les Catacombes. Mme et Mlle Marmousset reçoivent dans l’obscurité de ces lieux les hommages de plusieurs … membres de leur groupe, mais croient avoir affaire aux assauts réitérés du seul Jérôme Mièle. Impressionnée par le tempérament incendiaire de ce mâle, Mlle Marmousset épouse Jérôme, sa mère escomptant aussi ses faveurs. À l’épreuve, Jérôme se révèle un piètre amant ; il s’engage à retrouver aux Catacombes «l’homme aux six fois». Les Noces ardentes Jim Sweet, citoyen de Cincinnati, épouse Ellen Rootberry. Persuadés que l’amour ne se fait bien qu’à Paris, ils s’y rendent en voyage de noces, demeurant chastes jusqu’à leur arrivée dans la capitale française. Là, après avoir expérimenté les services d’une maison de massages spéciaux, ils passent enfin leur nuit de noces au Chick’s Bar où se déroule une orgie au cours de laquelle ils connaissent plusieurs partenaires sans pourtant se connaître l’un l’autre. 59 Commentaire Ces récits amusants mêlent à nouveau le comique à l’aspect libertin. À cet égard, le plus attrayant des trois est Doubles Noces. Extrait «Hélène Marmousset, se trouvant dans le noir absolu, n’avait pas hésité à dévoiler certains de ses charmes que les mains qui la caressaient mettaient trop longtemps à atteindre. C’était une demoiselle pleine de vie et d’entrain, pleine aussi de désirs et d’adresse pour les satisfaire. Si bien que l’étudiant tâta une croupe nue, tandis que l’Anglais trouvait mille délices à hauteur de la poitrine et même plus bas. Ce fut lui qui, le premier, risqua une attaque essentielle. Il en risqua deux. Il en risqua trois … Le jeune homme à boutons ne comprenait pas grand chose aux soubresauts qu’il percevait près de lui, mais il attendait, se disant non sans raison qu’il lui resterait bien quelque chose. Et, en effet, quand tout fut calmé, une voix murmura soudain à son oreille : — Encore … Prends-moi toute … Il prit. Il reprit. Il reprit encore, car il était à l’âge où ces choses là (sic) s’exécutent avec le sourire» (Doubles Noces, p. 21). Luc Dorsan, Histoire d'un pantalon Roman léger Paris, Prima, «Collection Gauloise», 45, s.d. (1926), 18,5 x 12 cm, 64 pp. Date de parution présumée : 25 janvier 1926. Six chapitres. 1 : Un furoncle mal placé. L’amour d’une femme du monde. Une carotte de première grandeur. Des chambres où il y a des miroirs. Compliments à Ernestine. Sacré furoncle. 2 : La chambre de la colonelle. Un miroir à trois faces. On cocufie quelqu’un. Le falzar dénonciateur. Billenbois dans une armoire à glace. Un service qui compte. 3 : Une décision inattendue. L’admiration d’Ernestine. Le falzar déchiré. La femme du monde de Sacassec. Aristide Bricot compromis. Le septième ciel. 4 : La bonne conduite récompensée (!). Pour sortir Ernestine. Les chats du capitaine. Une délicieuse baignade. Encore le falzar. Fermeta n’en revient pas. 5 : L’adjudant Fermeta, détective. Le vicomte venge son honneur. Du pantalon jaillit la lumière. Une vengeance qui appelle une autre vengeance. La mansarde 60 aux amants. 6 : Billenbois n’y comprend plus rien. Un coup de pied du capitaine et des sourires de l’adjudant. Une carotte phénoménale. «J’emmène Ernestine.» La révélation fatale. Résumé Le soldat de troisième classe Octave Billenbois, de la garnison de Saint-Cubizon, est désigné comme ordonnance du colonel Pichedoux par le capitaine Moudoiseau. Celui-ci a pensé — si l’on peut utiliser ce verbe s’agissant d’un tel taré — qu’avec cet empoté de Billenbois, les amours adultères qui le lient à la colonelle ne seront pas troublées. C’est compter sans le furoncle mal placé dont souffre le soldat qui, un jour où il est seul dans la maison du colonel, tente de contempler son mal dans le miroir à trois faces qui orne la chambre à coucher. Entendant arriver la colonelle et son amant, il se précipite dans l’armoire à glace. Le colonel rentrant à son tour chez lui, le capitaine s’enfuit, tandis que Pichedoux découvre sa femme en petite tenue … et le pantalon que Billenbois, dans sa hâte à se cacher, a abandonné dans la chambre. Pichedoux en conclut que sa femme le trompe avec Billenbois, lequel ne fait rien pour le … détromper. Sans trop se préoccuper de l’infidélité dont il est la victime, le colonel se soucie beaucoup plus de l’opinion qu’auraient de lui la caserne et la ville si sa mésaventure venait à être divulguée : il interdit donc à Billenbois de sortir de la maison. Tout à ses amours avec Ernestine, la bonne des Pichedoux, Billenbois n’en demande pas tant. Sur cette donnée viennent se greffer une série de quiproquos au terme desquels Billenbois, après avoir semé la perturbation au sein de la garnison, est envoyé terminer son service à Paris. Commentaire Plus qu’au genre érotique, le roman ressortit à celui du comique troupier que l’on ne s’attend pas à trouver sous la plume du jeune Simenon. Comme telle, l’Histoire d’un pantalon est une des plus réussies et des plus amusantes parmi celles que Simenon a données aux éditions Prima. Parmi les figures cocasses de gradés typés se détache celle de l’adjudant Fermeta, belle caricature — et à peine caricature — de la bêtise militaire. Nous ne doutons d’ailleurs pas que le romancier se soit inspiré de son propre service pour évoquer le monde des casernes. Le nom de la ville où se déroule l’action, Saint-Cubizon, suggère, par rapprochements phonétiques, outre Cupidon, le sein, le cul, la bitte et le bisou. Du côté des patronymes, on l’aura remarqué, l’onomastique romanesque n’est pas triste non plus. On se souvient à ce sujet que le nom Fermeta était déjà utilisé dans Aux Vingt-Huit Négresses. À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 272. M. LEMOINE, «Traces autobiographiques d’origine liégeoise dans l’œuvre romanesque de Georges Simenon», in Cahiers Simenon, n° 3, Des doubles et des miroirs, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1989, p. 139. 61 M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 55, 61-62, 64, 68-70, 187, 188-189. Christian Brulls, Se Ma Tsien, le sacrificateur «Roman d’aventures» Roman d’aventures exotiques Paris, Tallandier, «Grandes Aventures et Voyages excentriques», 135, 1926, 19 x 12 cm, 224 pp. Contrat du 18 mars 1926. Trois parties de sept, neuf et neuf chapitres suivies d’un épilogue. I, 1 : L’épave du «Mousmé». 2 : Les pirates jaunes. 3 : Le négociant Ma Toan. 4 : Le grand sampan. 5 : Séparés ! 6 : L’attaque inattendue. 7 : Le signe mystérieux. II, 1 : La pagode de Se Ma Tsien. 2 : Les «Fong» sacrificateurs. 3 : Le temple de la mort lente. 4 : La haine qui naît. 5 : Wen le mystérieux. 6 : Le flacon mystérieux. 7 : L’arsenal souterrain. 8 : Le corps sans vie. 9 : La flèche de la vie. III, 1 : La colère des dragons. 2 : L’abri inespéré. 3 : La tentative désespérée. 4 : Seule ! 5 : Le sacrifice ultime. 6 : Réunis ! 7 : La bataille. 8 : Jours d’inquiétude. 9 : Les commerçants se suivent … Résumé En quête d’aventures, le Breton Georges d’Ernenon s’est embarqué sur le «Clotilde», un cargo qui va en Chine. À proximité des îles Liou-Kiou, le bateau croise une épave à bord de laquelle se trouvent huit cadavres décapités et une jeune fille. Celle-ci raconte à ses sauveteurs que ce yacht a été attaqué par des pirates qui ont emmené son père, le colonel Tercy. Chevaleresque, Georges propose à l’infortunée Régine de l’aider à retrouver son père. A Fou-Tchéou, où on leur est hostile, ils recrutent un matelot, Fred, mauvais sujet sympathique qui pourra les guider vers les îles Liou-Kiou. Le bateau qu’ils ont acheté ayant été saboté, c’est en barque et à la nage qu’ils parviennent à l’île Yué, l’île des pirates où de multiples aventures les attendent, où ils sont faits prisonniers et où est détenu le père de Régine. L’île est aux mains de Se Ma Tsien, grand-prêtre des Fongs, dont la religion exige des sacrifices humains précédés de supplices rituels au cours desquels les victimes sont écorchées vives. Se Ma Tsien est en outre le chef des pirates qui arraisonnent les bateaux pour voler la marchandise qu’ils transportent et procéder à divers trafics. Il a partie liée avec un espion russe, Orloff, auquel les prisonniers occidentaux des pirates peuvent livrer des renseignements. Les hommes sans scrupules dont Se Ma Tsien s’est entouré sont des repris de justice tout à sa dévotion, car ils lui doivent la vie. L’un d’eux pourtant, Wen, son bras droit, a été touché par la civilisation ; devenu amoureux de Régine, il se sacrifie pour sauver la vie des héros. Il provoque en effet une gigantesque explosion dans laquelle meurt également Orloff, mais non Se Ma Tsien qui prend la fuite. Tous deux désiraient aussi 62 Régine, mais c’est bien évidemment à Georges que va l’amour de la jeune fille. Ce sentiment étant partagé, ils s’épousent. Commentaire Les tortures, décrites parfois avec complaisance (pp. 95-98), sont liées à une religion, comme dans La Prêtresse des Vaudoux, roman auquel Se Ma Tsien, le sacrificateur fait référence (p. 32) pour montrer que l’aventure peut encore exister sur la surface du globe, malgré le développement universel de la civilisation. La Chine et les Chinois sont nettement dépréciés, comme les Asiatiques en général, puisque le roman parle du «génie tourmenté des races jaunes» (p. 72). Les défauts les plus caractéristiques des Chinois sont la superstition (p. 166) et la férocité (p. 160) ; même les enfants se montrent plus féroces que les adultes (p. 138). La Chine possède une odeur spécifique, odeur de pourriture et de mort qui frappe l’Occidental (pp. 34, 70) ; le village où se déroule l’action ressemble d’ailleurs à une vaste poubelle en plein air (pp. 69, 86, 112). Le narrateur ironise à propos des périphrases dont use volontiers la langue chinoise (p. 112). Il est fait allusion à la situation politique de la Chine, pays qui «ne cesse d’être mis à feu et à sang par des partis divers qui se battent, sans qu’il soit possible à un Européen de comprendre exactement pourquoi» (pp. 38-39) ; néanmoins, la présence dans l’île Yué de l’espion soviétique Orloff est assez significative de l’influence communiste subie à l’époque par le pays. Finalement, le seul Chinois sympathique du roman est Wen, qui se sacrifie pour sauver celle qu’il aime et auquel les héros rendent un hommage ému (p. 214), mais Wen a été touché par la grâce de la civilisation occidentale (p. 128). En revanche, les Français sont toujours peints sous les traits les plus valorisants. L’attitude héroïque de Georges d’Ernenon se rattache d’ailleurs à une ancienne tradition d’aide aux faibles et aux déshérités : «On le sentait animé par ce sentiment admirable de la vieille chevalerie française, par cette volonté qu’avaient déjà les seigneurs d’autrefois de se consacrer à une cause, quitte à aller mourir en Palestine» (p. 29). Intrépide et courageux, Georges d’Ernenon ne le cède en rien à Régine Tercy qui, face à l’adversité, fait preuve, elle aussi, d’une énergie farouche (p. 64). Lorsque Georges et Régine se lancent à l’assaut du village chinois défendu par des mitrailleuses (pp. 210-211), Georges est conscient de combattre au nom de la France. Le père de Régine n’est pas en reste : subissant les affreux supplices des Fongs, il s’apprête sereinement à montrer aux Chinois comment un Français sait mourir (p. 96). Georges d’Ernenon est fort proche phonétiquement de Georges Simenon. Celle qu’il aime se prénomme Régine, comme la première épouse du romancier. Le patronyme Tercy a probablement été inspiré à Simenon par le nom du marquis de Tracy. Extraits «Le capitaine Ressier accompagna à terre Georges d’Ernenon et Régine Tercy, qui s’étonnèrent de l’odeur écœurante qui régnait. — Cette odeur-là, mes amis, c’est toute la Chine ! leur déclara-t-il en riant de leur dégoût. Allez où vous voudrez, vous la trouverez. Et vous la trouverez même hors d’Asie, 63 dans le quartier chinois de tous les grands ports. Odeur de pourriture et de mort … Odeur différente de toutes les autres, à laquelle on met des années à s’accoutumer. — C’est épouvantable. — Elle règne dans les taudis et dans le palais des mandarins, dans les pagodes et même dans ces merveilleux jardins que nul jardin d’Europe n’égale. Malgré les fleurs épanouies, elle y persiste, y domine …» (p. 34). «Ainsi l’homme le plus fort, le plus sûr de lui, devient-il gauche et naïf quand il s’agit de l’amour» (p. 174). «Sans souci des balles, il se dressa de toute sa haute taille, lança autour de lui un regard d’aigle. — Vous voyez ! ils ne peuvent m’atteindre … Par une chance incroyable, en effet, il n’était pas touché par la mitraille qui crépitait alentour. Cette vue électrisa les hommes, qui ne voulurent pas demeurer en reste. Au lieu d’avancer en rampant, avec une désespérante lenteur, ils se levèrent, eux aussi, coururent à l’assaut comme les Français savent le faire, sans regarder à côté ni derrière eux, les yeux rivés au but à atteindre. — Admirable ! avouait le colonel. Je n’ai jamais vu pareil entraîneur d’hommes !» (p. 211). «Wen retomba. Ses yeux se révulsèrent. Mais ses lèvres obstinées parvinrent encore à bégayer, avant le soupir final : — Vous … vous aimais … sans espoir … vous … Quand le matelot revint avec un peu d’eau, il était trop tard. Wen était mort, après avoir sauvé celle qu’il aimait, après avoir payé son salut de sa vie. Georges se découvrit gravement, laissa rouler deux larmes sur ses joues brûlées par le soleil. — Fermez-lui les yeux ! dit-il à celle qui avait été l’objet d’un si pur amour. Il l’a mérité … Peut-être n’eus-je pas été capable de faire ce qu’il a fait …» (p. 214). À consulter S.G. ESKIN, Simenon : a critical biography, Jefferson, Mc Farland & Company, 1987, p. 64 et sa traduction française, Simenon. Une biographie, Paris, Presses de la Cité, 1990, p. 94. 64 M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31, 32, 33, 37-38, 52, 57, 58, 60, 63, 64, 66, 67, 75, 76, 84, 87-88, 90, 91, 100, 102. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. Jean du Perry, L'Orgueil d'aimer «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Livre», 704, s.d. (1926), 14 x 10,5 cm, 79 pp. Achevé d’imprimer : mars 1926. Onze chapitres. 1 : La rencontre. 2 : L’impossible amitié. 3 : On ne commande pas à son cœur. 4 : L’amour qu’elle n’attendait plus ! 5 : Courtisane ! 6 : Perfidie ! 7 : La fuite amoureuse. 8 : Seule. 9 : Le séducteur. 10 : L’accusatrice. 11 : L’amour commande. Résumé Georges Defresnes, jeune attaché au ministère des Affaires Étrangères, se remet d’une bronchite à Nice lorsqu’il rencontre Odette Charny, une courtisane qui accompagne son amant attitré, Hector Buret. Georges et Odette se plaisent : elle se donne à lui, quitte Hector et décide de changer de vie, Georges désirant l’épouser et se faisant même blesser pour elle dans un duel lors de leur retour à Paris. Pourtant, son passé de courtisane fait repousser Odette par la rigide famille de Georges, lequel s’enfuit du domicile paternel et passe quelques jours idylliques avec Odette dans une auberge de Saint-Cloud. Le père de Georges, un ancien diplomate, parvient cependant à le retrouver et, usant de ses influences, le fait envoyer en mission à Berlin. Venue s’informer, Odette reconnaît en ce père l’amant qui l’avait séduite et abandonnée quinze ans plus tôt, l’amenant ainsi à exercer le plus vieux métier du monde. Dès lors, pour racheter cette ancienne faute, le père ne peut que s’incliner : Georges et Odette s’épousent. Commentaire Ce grand amour sert à nouveau de prétexte aux habituelles réflexions sentencieuses. Extraits «Il est de grandes passions qui ne résistent pas à la séparation. L’amant, repris par ses occupations habituelles, vivant à nouveau dans l’atmosphère de tous les jours, oublie peu à peu la griserie d’un moment … Ce n’est plus qu’un souvenir confus qui, lui-même, avec les années, s’efface, jusqu’à ne plus être qu’un nom qu’on prononce sans émotion. Tel n’était pas le sentiment qui était né au cœur de Georges Defresnes. 65 Et si, à Paris, ce sentiment s’amplifia encore au lieu de se dissiper, c’est qu’il avait nom : amour. Oui, c’était bien l’amour, avec toute sa fougue et toute sa simplicité, avec ses naïvetés et ses élans généreux !» (p. 16). «Qui dira toute la générosité d’un petit cœur de seize ans ? Et qu’est-ce, pour une femme, le premier amour, sinon le besoin de se donner corps et âme, de dispenser du bonheur, de se dévouer à un être ? Ce même sentiment, plus tard, fera de la femme cette incarnation la plus noble de l’humanité : la mère. Elle se dévouera avec plus d’ardeur encore, sacrifiera tout à l’enfant qui sera né d’elle. Et elle se donne, même si l’amoureux est loin de ressembler à son rêve. C’était le cas. L’ami d’Odette avait su faire vibrer la corde sensible de celle-ci» (p. 65). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 270. Luc Dorsan, Nini violée Roman léger Paris, Prima, s.d. (1926), 19 x 12 cm, 189 pp. Prépublication en feuilletons : 14 avril 1926 pour le chapitre premier. Treize chapitres. 1 : Qui commence par un viol. 2 : Qui continue par un autre viol. 3 : Où il est question de Tatave. 4 : Où l’amour devient encore plus illusoire. 5 : Où il est question de vice. 6 : La maison des voluptés. 7 : De la douceur de l’amitié. 8 : Où il est question d’Eugénie Barafond. 9 : Où l’on voit des gens nus dans un bois. 10 : Où l’on assite à une partouze. 11 : Comment arrive une merveilleuse aventure. 12 : Où l’on voit un ménage pas fier. 13 : Où l’on viole Nini. Résumé Entretenue par Oscar Barafond, un papetier en gros, Nini rêve d’être violée, car les prouesses amoureuses routinières de son amant ne la satisfont plus . Pour comble, elle assiste au viol de sa bonne, Emma, par Barafond. En quête d’un violeur, elle tombe sur Roger, un petit souteneur qui la fait engager chez Madame Rose. Or, depuis le viol d’Emma, Barafond s’est deviné un tempérament vicieux ; à la recherche de sensations neuves, il se 66 rend chez Madame Rose où il rencontre Nini : grande est leur déconvenue. Se promettant de grands moments d’exaltation amoureuse, ils décident de participer à une partouze au bois de Boulogne où les conduit Roger et où ils sont arrêtés, nus, par la police. Après avoir passé la nuit au Dépôt avec Nini, Barafond est bien décidé à demander des comptes à Roger qu’il trouve ... dans les bras de Madame Barafond, laquelle éprouve aussi un besoin de changement et paie les services du souteneur en se faisant passer pour la femme d’un ambassadeur. Émus, les époux sentent renaître entre eux une attirance mutuelle qu’ils n’avaient plus éprouvée depuis longtemps. Quant à Nini, menacée d’être violée par un locataire de l’immeuble où elle habite, elle prend peur et appelle à l’aide. Commentaire Le roman est parfois franchement drôle. Au Dépôt, le commissaire «fait monter des demis et des choucroûtes (sic ) de la brasserie voisine» ( p.171). Maigret se contentera plus tard des demis et des sandwiches de la brasserie Dauphine. Un passage où il est question d’ «offrir la montre de son parrain en échange d’une caresse» ( p. 39 ) semble utiliser un souvenir appartenant en propre à Simenon qui a plusieurs fois rappelé comment, dans sa jeunesse désargentée, il avait donné en paiement à une prostituée la montre que lui avait offerte son père (voir notamment Quand j’étais vieux, in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1973, t. 43, p. 264). Ce souvenir, déjà évoqué dans Au Pont des Arches, sera repris plus tard dans La Rue aux trois poussins, La Révolte du Canari, La Veuve Couderc et Pedigree. Le nom et le prénom d’Oscar Barafond ont déjà été employés dans Dolorosa. Extraits «Au lieu du satyre, ce fut la pluie qui survint, une de ces pluies inlassables qui ont l’air de devoir durer toujours. D’un pas morne et découragé, Nini vint reprendre son métro, sourit au jeune homme qui la tenait serrée dans un coin. Elle eut une lueur d’espoir. Il lisait un journal, mais elle sentait bien, elle avait même la preuve qu’il pensait à tout autre chose. La preuve? Non! Car il murmura soudain, en tirant quelque chose de sa poche! — Excusez-moi! C’est ma pipe...» (p. 20). «— Maintenant, je vais pouvoir vivre ma vie! se disait Nini en montant à pas lents la rue Blanche qui la conduisait à Montmartre. Et ces mots évoquaient en elle d’incroyables délices, d’orgiaques folies. 67 En somme, à vingt ans, elle n’avait encore rien vu. C’est tout juste si elle avait eu une petite dizaine d’amants, en comptant le gamin qui, le premier, l’avait caressée, sur un banc du boulevard des Batignolles. Dix amants, cela ne compte guère, surtout de semblables! Un employé du gaz, par exemple, qui n’avait même pas retiré sa veste et qui avait gardé son crayon derrière l’oreille! Ou bien cet Américain qui l’avait emmenée un jour qu’elle se promenait sur les grands boulevards et qu’elle avait envie d’une sacoche en porc véritable! Est-ce que cela s’appelle l’amour? Est-ce que cela s’appelle la noce ? Nini rêvait d’une vie moins bourgeoise. Elle rêvait surtout d’être vraiment aimée, c’està-dire d’être violée, mordue, battue, bousculée, chahutée par un homme la désirant follement, risquant pour elle la cour d’assises et le bagne. Elle voulait connaître des émotions diverses, des secousses extraordinaires, des frissons délectables en place de ce petit choc toujours le même, parfois à peine agréable, que les hommes lui avaient procuré jusqu’alors» (pp. 30-31). «— Eh bien? Ça ne te fait pas plus de plaisir que ça? Tu ne dis rien! — Heu!... grogna-t-il. — Quoi? Explique... Qu’y a-t-il? — C’est que... Je ... vous ... tu ... Nini n’y comprenait rien. — Mais parle donc ! — Voilà... Il ne fallait pas rester si longtemps sur mes genoux... — Que veux-tu dire? Le pauvre était à la torture. Les yeux au fond de son verre, il confessa : — Je n’ai pas l’habitude, moi!... Alors, depuis deux heures qu’on est là... Hum! Enfin, maintenant, il est trop tard. Il paya le champagne d’un geste gauche, se glissa entre les tables, fila vers la porte avec l’air honteux du renard qui a laissé sa queue dans un piège» (p.38). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 271. M. LEMOINE, «Traces autobiographiques d’origine liégeoise dans l’œuvre romanesque de Georges Simenon», in Cahiers Simenon, n° 3, Des doubles et des miroirs, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1989, pp. 125-127. 68 Jean du Perry, Celle qui est aimée «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Livre», 716, s. d. (1926), 14 x 10,5 cm, 78 pp. Achevé d’imprimer : juin 1926. Huit chapitres. 1 : Claudine et Annette. 2 : L’erreur d’un cœur. 3 : La chanson d’amour. 4 : Le sacrifice ultime. 5 : Le poison du soupçon. 6 : Un cri dans la forêt. 7 : Les yeux qui s’ouvrent. 8 : Au delà (sic) des forces. Résumé Antoine de Versins vit dans sa gentilhommière campagnarde en compagnie de sa fille, Annette, et de sa nièce, Claudine Muret, qu’il a recueillie. Les deux jeunes filles, qui s’entendent très bien, rencontrent lors d’une réception Georges Dinès, un ingénieur dont elles s’éprennent toutes deux. Georges, lui, aime Claudine, mais celle-ci lui demande de feindre d’aimer Annette, infirme de santé fragile, à qui les médecins ne laissent pas deux ans à vivre. Pour plaire à Claudine, Georges accepte. Le baron de Groux, un hobereau voisin qui voudrait épouser Annette pour sa fortune, a deviné ce plan et prouve à la malade que Georges aime Claudine. Annette comprend alors que Claudine et Georges ont agi par pitié envers elle. Pour qu’ils puissent s’aimer sans remords, elle accepte d’épouser Groux, tandis que Claudine épouse Georges. Peu après son mariage, Annette s’évanouit... Commentaire Dans ce récit émouvant à souhait, tous les personnages sont bons, à l’exception de Groux. Extraits «Ce n’est pas sans raison que de tous temps on a représenté l’amour avec un bandeau sur les yeux. S’il est un dieu, en effet, c’est un dieu aveugle. Combien crédule est une personne qui aime vraiment de toutes les forces de son âme! Combien crédule surtout est la jeune fille qui aime pour la première fois! C’est ce qui fait d’elle la victime toute résignée (sic ?) du premier aventurier. C’est la cause de l’éternel drame de la séduction « (pp. 19-20). «C’est, hélas ! le sort de chacun d’être égoïste au sein du bonheur ! Et ce bonheur-là était si grand, si grisant ! Il emportait l’âme si haut au-dessus des contingences matérielles, au-dessus de la terre ! En s’arrêtant de dix mètres en dix mètres, on faisait de cette route une sorte de rosaire de baisers. Les yeux se cherchaient à travers le brouillard du soir. 69 — Tu m’aimes ? — Oh oui! — Ma femme... Ma femme chérie... — Mon fiancé ! Le mot ivresse seul convient parce que vraiment, en de pareils moments on est arraché à la vie de tous les jours, à l’existence monotone et banale. Les yeux voient autrement. Les choses, alentour, deviennent plus belles» (p. 26). «Situation étrange que celle des trois personnages et qui n’était supportable que du fait de la grande affection que les deux amants avaient pour Annette. Ils étaient un peu semblables à des époux qui se sacrifient pour un enfant chéri et qui trouvent la force de sourire. Peut-être, à de rares occasions, la poignée de mains qu’ils échangeaient en se quittant se faisait-elle longue et passsionnée. Leur poitrine devenait oppressée. Mais ils se ressaisissaient bien vite. Ils regardaient Annette dont le bonheur, qui éclatait sur son visage, était leur œuvre à tous deux» (pp. 48-49). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 270, 271. Jean du Perry, Les Yeux qui ordonnent «Roman dramatique d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Mon Livre favori», 272, 1926, 16 x 10,5 cm, 62 pp. Achevé d’imprimer : juin 1926. Quatorze chapitres. 1 : Le roi du mystère. 2 : La peur d’aimer. 3 : Le rôle infamant. 4 : Rencontre nocturne. 5 : L’accusation. 6 : Pour la sauver. 7 : Les yeux qui s’ouvrent. 8 : Le bijou révélateur. 9 : L’étrange aveu. 10 : Tête-à-tête. 11 : Désespoir. 12 : Le forfait ultime. 13 : La nuit atroce. 14 : Le passé qui s’éteint. Résumé Le magicien Barberet arrive dans une ville du Centre pour y réaliser son numéro. Il est accompagné de Zita, son médium aux dons étonnants. Parmi les spectateurs se trouve 70 Edgard Vigneau, un jeune étudiant qui suit le couple de ville en ville, car il est amoureux de Zita. Barberet est aussi amoureux de la jeune fille qui s’est toujours refusée à lui, tout comme elle se refuse à Edgard par qui elle est pourtant attirée. Un vol a lieu dans la ville et tout accuse Zita, qui nie. Pour la sauver, Edgard s’accuse à sa place ; cependant, le juge Deligeard a tôt fait de comprendre la situation : c’est bien Zita qui a volé, mais elle avait été hypnotisée par Barberet. Celui-ci arrêté, Zita demeure pourtant dans l’état cataleptique grave où l’a plongée le magicien. Il faut que Deligeard menace Barberet pour que ce dernier cesse d’avoir sur elle une influence néfaste. Guérie, Zita épouse Edgard. Commentaire Le début du récit a pour cadre une gare aux «quais mal éclairés» qui ne déparerait pas les romans signés du véritable patronyme de l’écrivain. On mettra d’ailleurs à l’actif du romancier l’aspect réaliste de cet incipit, tout en regrettant une fâcheuse contradiction qui montre le manque d’attention accordé à ces textes par le jeune Simenon. Le roman reprend le motif de l’amoureux qui s’accuse d’un méfait commis par celle qu’il aime, motif déjà rencontré dans Pour le sauver. Les chapitres sont d’une brièveté inhabituelle. Extrait «La gare de cette petite ville du Centre était presque déserte quand l’express de minuit vingt-quatre arriva, en sifflant de toute sa vapeur. Des courants d’air glacial balayaient les quais mal éclairés où l’on voyait se perdre dans la nuit la longue perspective des rails luisants et des signaux pourpres. Quelques voyageurs de commerce descendirent, se hâtèrent vers les hôtels proches. Déjà, le chef de gare allait donner le signal du départ quand un couple parut à la portière d’un wagon de seconde classe. Et toute l’attention fut aussitôt concentrée sur les deux nouveaux visages» (p. 1 ; début du roman). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 270-271. 71 Gom Gut, Une Petite très sensuelle Roman léger Paris, Prima, «Collection Gauloise», 56, s.d. (1926), 18,5 x 12 cm, 48 pp. Date de parution présumée : 10 juillet 1926. Dix chapitres. 1 : L’album de photographies. 2 : Une … primeur ! 3 : Mille francs d’amour ! 4 : Les plaisirs du sixième. 5 : Un béguin. 6 : Une spécialiste des Galeries. 7 : L’annonce. 8 : «Arlette, tous massages». 9 : Un petit commerce. 10 : Épilogue. Résumé Le narrateur trouve chez Madame Marthe un cahier contenant les Mémoires de Bobette. Il décide de les publier. À Pontarlier, on a toujours estimé que Bobette est «une petite très sensuelle». Elle va exercer ses talents à Paris où elle se fait gruger par un escroc, puis par un valet de chambre dont elle devient pourtant la maîtresse, avant de recruter ses clients dans un grand magasin. Elle escroque à son tour nombre de commerçants, mais se fait voler le produit de ses escroqueries. Elle est engagée dans la maison de Madame Arlette où un client lui propose de la faire devenir, elle aussi, patronne de maison. Ses affaires prospèrent, mais elle commet l’erreur d’épouser un proxénète qui dépense son avoir et exige qu’elle retourne travailler chez Madame Arlette. Commentaire L’histoire des mésaventures parisiennes de cette jeune beauté pontissalienne qui se fait gruger chaque fois que ses charmes lui procurent des gains considérables se révèle souvent amusante. Le procédé consistant à feindre de reproduire des Mémoires réels permet de mieux faire ressentir les réactions de l’héroïne face au monde marginal parisien qu’elle découvre avec émoi. L’ouvrage acquiert un aspect encyclopédique lorsque Bobette tente de définir les «espèces de poules» et les «mille catégories» de ces espèces. Extrait «Certaines femmes sont nées pour faire de la … confection ouvrière dans les quartiers excentriques. D’autres, au contraire, conviennent aux rues calmes et bourgeoises, avec l’aspect desquelles leur physique et leur humeur s’harmonisent. Il y en a qui doivent fatalement finir dans une maison à lanterne rouge. Il y en a aussi qui sont plutôt destinées aux entresols. Ce ne sont là que quelques variétés qui se subdivisent elles-mêmes en mille catégories. 72 Je ne citerai que pour mémoire la poule de bec de gaz qui, comme son nom l’indique, est née pour se tenir sous un réverbère ; la poule d’encoignure, qui opère de préférence à la porte d’un hôtel ; la poule aux cent pas qui, elle, circule, mais sur un terrain restreint ; puis celle qui fait des kilomètres sur les boulevards ou ailleurs. Il y a la petite femme d’étalage, qui se tient avec un air intéressé à la devanture des bijouteries ou des maisons de lingerie fine. Il y a … Mais c’est un livre comme le Larousse qu’il faudrait pour donner une nomenclature complète des espèces de poules» (pp. 26-27). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 271. Jean du Perry, Que ma mère l'ignore! «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Livre épatant», 306, s.d. (1926), 16 x 10,5 cm, 74 pp. Achevé d’imprimer : juillet 1926. Treize chapitres précédés d’un prologue. Prologue : La crémerie de la mère Moret. 1 : La tentation. 2 : L’exemple qui entraîne. 3 : Boîte de nuit. 4 : L’horrible soupçon. 5 : Pour sauver sa fille. 6 : Par orgueil. 7 : La faute d’antan. 8 : L’amour impossible. 9 : Le cœur qui s’humilie. 10 : La faute et le remords. 11 : Désemparée. 12 : Un corps inerte. 13 : Épilogue. Résumé Il y a dix-huit ans, la jeune Germaine Moret, attirée par le monde du plaisir, s’est rendue à un bal où elle a été enivrée par Martin, un étudiant en droit qui a abusé d’elle avant de l’abandonner. Une fille est née de cette union éphémère. Devenue une secrétaire fort appréciée de ses patrons, Germaine a aujourd’hui trente-cinq ans et vit avec sa fille Martine dans un petit appartement coquet de la rue de Grenelle. Tout serait parfait si Martine, qui va avoir dix-sept ans, n’était à son tour attirée par les plaisirs nocturnes. Une nuit, se laissant entraîner par une amie à l’insu de sa mère, elle va danser et boire à Montmartre où elle rencontre le pâle Ernest Desterne. Dans une boîte, elle a une altercation avec la demimondaine Hortense d’Harbelle qui se moque de sa robe trop simple à son goût. Au retour, Desterne s’arrange pour lui confier un collier précieux qu’il a volé à Hortense. Martine rentre se coucher, mais Germaine s’est aperçue de l’absence de sa fille. Sans rien lui dire 73 cependant, elle découvre le collier et craint que Martine ne coure au-devant de graves dangers, d’autant plus que le lendemain, la jeune fille ne lui souffle pas un mot de sa nuit. Hortense ayant porté plainte et les journaux ayant diffusé la nouvelle, Germaine s’accuse du vol et est arrêtée, tandis que Martine comprend qu’elle a été jouée par Desterne. Elle se confesse enfin à son voisin, le jeune avocat Albert Darrien, qui est amoureux d’elle et parvient à faire innocenter la mère et la fille. Le hasard veut que le juge chargé de l’affaire du collier soit justement l’amant d’Hortense et que cette liaison tapageuse commence à lui peser. En outre — coup de théâtre ! —, ce juge, nommé Martin Mollard, n’est autre que l’amant fugitif d’autrefois en même temps que le père de Martine. Il regrette sa faute de jeunesse et s’apprête à la réparer, tandis que Martine, tout en se découvrant un père, se rend compte qu’elle aime Albert. Commentaire À ses débuts, l’aventure de la fille est parallèle à celle de la mère. Extraits «Il y a quelque dix-huit ans, le Quartier latin gardait encore, par endroits, comme des reflets du temps des belles lorettes. Bon nombre d’étudiants considéraient la rive droite comme une autre ville où ils n’étaient pas chez eux. Les ponts étaient une frontière. Si la bohème ne fleurissait plus comme au siècle passé, il en restait pas mal d’échantillons, étudiants perpétuels ; poètes au verbe haut, rapins au feutre immense pour qui la crémerie, qu’aujourd’hui les “bouillons” remplacent de plus en plus, était une vraie providence» (p. 1; début du roman). «Ainsi font les gens : ce qu’ils ne savent pas, ils l’invantent (sic), et le récit, ainsi fabriqué de toutes pièces, devient pour tous une vérité» (p. 8). «Ainsi souvent naissent les drames, faute d’un mot qui eût tout expliqué et qu’on n’a pas osé prononcer !» (p. 31). «Le juge était devenu l’amant de la demi-mondaine un soir de solitude et d’ennui. Et bientôt il avait été rivé à elle par la chaîne de ce que le peuple, dans son langage pittoresque et expressif, appelle un collage. C’était bien un collage, avec tout ce que ce mot comporte de rancœurs et de lassitudes, de tentatives pour s’échapper, d’impuissance à le faire, à cause de la force de l’habitude, de ces mille riens qui rendent l’homme lâche devant celle qui sait parler haut, user de ruses et d’artifices. En réalité, Mollard était l’esclave de cette femme, qui poursuivait un but bien précis. 74 Après avoir brillé dans le monde de la galanterie, elle voulait faire une fin, s’introduire enfin dans le vrai monde qui lui était fermé. Elle se ferait épouser par le magistrat et, grâce au nom qu’il lui donnerait, tout son passé serait effacé. Ses efforts n’avaient pas encore abouti, mais elle gagnait du terrain. Déjà Mollard ne s’indignait plus à cette perspective, qu’elle évoquait adroitement. Peut-être, sans cette affaire du collier, eût-elle réussi dans son ambitieuse entreprise. Mais n’est-ce pas une goutte d’eau, une seule, qui suffit à faire déborder la coupe ?» (pp. 44-45). «Les amoureux seuls jouissent de cette faculté de puiser dans leur amour même le moyen de se leurrer. Ils ont tant et tant caressé un beau rêve que, celui-ci une fois dissipé, ils ne peuvent admettre la réalité brutale. Ils se forcent à croire malgré tout et quand même. Ils s’exaltent, quitte à retomber un beau jour» (p. 52). Jean du Perry, De la rue au bonheur «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Mon livre favori», 280, 1926, 16 x 10,5 cm, 62 pp. Achevé d’imprimer : août 1926. Treize chapitres suivis d’un épilogue. 1 : La rafle. 2 : Sauvée ? 3 : La blessée inconnue. 4 : L’oiseau sauvage. 5 : Le passé trouble. 6 : Une épave. 7 : Chantage ! 8 : L’irréparable geste. 9 : Le grand Gustave. 10 : Angoisses. 11 : L’enquête. 12 : L’étrange aveu. 13 : Pour échapper au destin. Résumé Suzy a été élevée à Paris par le grand Gustave, un faible qui se laisse trop facilement entraîner. À seize ans, elle a assisté à un cambriolage auquel Gustave a participé parce qu’on l’y a obligé. Seul membre arrêté de la bande, il a été condamné au bagne. Quant à Suzy, blessée, elle a été recueillie par le comte Henri de Meursang qui s’est épris d’elle et l’a épousée, ignorant tout de son passé. 75 Huit ans plus tard, Gustave s’est évadé du bagne et a besoin d’argent pour se construire une vie fondée sur des bases nouvelles. Il a donc donné rendez-vous à celle qui est devenue Suzanne, comtesse de Meursang, dans un bal du quartier de la Roquette. Elle y va, mais est prise dans une rafle et conduite au Dépôt. Le directeur de journal Antoine Villemin, qui a assisté à la scène et poursuit depuis longtemps la jeune femme de ses assiduités, vient la délivrer, mais exige, pour prix de son service et de son silence, que Suzanne se donne à lui, sinon il révélera au comte et au monde qu’elle fréquente les bas quartiers de la capitale. N’entrevoyant aucune issue, Suzanne le tue. Arrive Gustave qui vient chercher son argent. Son âme fruste mais généreuse s’émeut en la voyant sur le point d’être condamnée et il lui propose de s’accuser du meurtre à sa place. Suzanne s’étonnant de cette proposition, il lui avoue qu’il est son père : jadis, à Nevers, il avait aimé Thérèse, une jeune fille appartenant à une riche famille qui n’avait pas voulu de lui ; il s’était enfui à Paris avec elle, mais le père de Thérèse avait retrouvé leur trace et était venu dans la capitale lui arracher Thérèse en lui laissant leur enfant, Suzanne… Gustave s’accuse donc du meurtre de Villemin et est arrêté, mais Suzanne ne peut supporter une telle injustice : elle s’accuse à son tour, est arrêtée et tente de se suicider. Elle échappe pourtant à la mort, est acquittée, retrouve l’amour de son mari et … une mère qui vit toujours à Nevers où elle est veuve d’un riche industriel. Pour Gustave aussi, tout est donc bien qui finit bien. Commentaire L’intrigue assez complexe est basée sur deux événements passés qui sont révélés au cours de l’action présente : le cambriolage (quatrième et cinquième chapitres) et l’aventure amoureuse de Gustave (neuvième chapitre). On ne peut pas prétendre que ces retours en arrière soient insérés de manière naturelle dans le récit : Simenon fait son apprentissage. Nous avons déjà rencontré un personnage s’accusant du meurtre commis par autrui dans Pour le sauver et Les Yeux qui ordonnent. D’autres se sont accusés de méfaits plus légers dans Ceux qu’on avait oubliés et Que ma mère l’ignore ! Le sauvetage de Suzy blessée par Henri de Meursang qui s’éprend d’elle rappelle celui d’Edwige qui séduit le baron d’Estaces, son sauveteur, dans Entre deux haines. Il anticipe la scène de La Nuit du carrefour où Bertha Krull est recueillie par Carl Andersen qui devient amoureux d’elle. Les «gens en mal d’émotions fortes» (p. 3) qui fréquentent les bals musettes du quartier de la Roquette se retrouveront dans d’autres romans. Simenon lui-même a souvent raconté qu’il fréquentait ce milieu lorsqu’il habitait à Paris dans les années vingt. Le directeur de journal Antoine Villemin exerce un pouvoir dû au chantage : «On chuchotait que, pour parvenir à ses fins, le directeur de L’Époque n’avait eu recours qu’au chantage et on ne l’en craignait que plus, sachant qu’il possédait sur toutes les personnalités en vue des rapports secrets plus ou moins accablants» (p. 24). Dans l’œuvre signée Simenon, nous retrouverons ce type de personnage et de journal dans Les Quatre Jours du pauvre homme et Maigret chez le ministre. Est-il en outre besoin 76 de rappeler l’expérience acquise dans ce domaine par l’auteur lorsqu’il avait collaboré à la feuille pamphlétaire Nanesse ? D’autre part — la coïncidence est frappante —, Simenon pouvait-il ignorer, en rédigeant cette bluette parue en août 1926, que Hyacinthe Dans, directeur de Nanesse de février 1924 à novembre 1925, venait d’être condamné à deux ans d’emprisonnement pour délit de presse le mois précédent ? C’est au début de juillet 1926, en effet, que les tribunaux liégeois ont rendu leur sentence touchant les activités «journalistiques» pour le moins équivoques de celui qui devait défrayer la chronique en 1933 par un triple meurtre dont le romancier retracera les circonstances dans Les Trois Crimes de mes amis. On sait par ailleurs que Simenon n’avait pas rompu tous ses liens avec Liège et qu’il lui arrivait de temps à autre de revoir sa ville natale à l’époque qui nous occupe. Le romancier a connu Nevers lorsqu’il était au service du marquis de Tracy. Le patronyme Meursang a peut-être été inspiré par la localité de Morsang, où l’écrivain rédigera certains de ses premiers romans de Maigret à bord de l’ «Ostrogoth» en 1930 et en 1931. On peut en effet raisonnablement supposer qu’il connaissait Morsang dès 1926. Extrait «Quand elle eut payé le chauffeur, elle eut un moment d’hésitation devant cette sorte de cloaque au seuil duquel elle se trouvait, repaire de malfaiteurs et de filles, où les débutants s’esseyaient (sic) aux airs les plus terribles, la casquette enfoncée sur l’œil, les pantalons à pattes d’éléphant montant jusqu’aux aisselles. L’inconnue ne manifestait cependant aucun effroi, mais plutôt une émotion étrange, faite de nostalgie et d’angoisse. Elle hésitait à s’avancer. — C’est bien d’être venue ! Elle tressaillit, aperçut l’homme qui s’était approché d’elle sans bruit, grâce à ses espadrilles, un grand diable dégingandé au visage osseux, aux petits yeux brillants de fièvre. Il était très ému. Il tendait les mains vers celles de la jeune femme sans oser les saisir. — C’est bien ! … Oui, c’est “chic”… Elle regardait avec une émotion croissante cet interlocuteur dont les vêtements usés, informes, faisaient un contraste violent avec sa toilette confortable. — Mon pauvre Gustave ! murmura-t-elle. Alors, tu es revenu ? — Oui, je suis revenu, fit-il d’une voix sourde. Faut que je te raconte… Viens… Elle lui emboîta le pas naturellement, comme si elle connaissait ces lieux aussi bien que lui, et ils se dirigèrent tous deux vers un bal musette où ils pénétrèrent. C’était une longue salle étroite, encombrée de tables serrées les unes contre les autres de telle sorte qu’il y avait à peine place pour s’asseoir sur les bancs. Autour du carré réservé à la danse, des filles se tenaient debout, attendant un cavalier, dansant ensemble quand il ne s’en présentait pas. 77 — Passons la monnaie, s’il vous plaît ! L’inconnue respira profondément, comme on le fait quand on retrouve une atmosphère comme jadis et qu’on veut s’en imprégner à nouveau. Elle regarda autour d’elle, fixa l’accordéoniste installé sur des tréteaux, puis chacun des personnages présents. — Ce ne sont plus les mêmes … murmura son compagnon, comme pour répondre à sa pensée. Ici, les visages changent souvent. Saint-Lazare dévore les femmes par fournées et Fresnes, la Centrale, les bataillons d’Afrique se chargent de leurs amants. Il poussa un soupir, avala d’un trait le verre qu’il avait devant lui et se mit à parler d’une voix plus basse, penché vers sa compagne. Les voisins ne pouvaient rien entendre de ce dialogue à la fois âpre et mélancolique» (pp. 2-3). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 269, 270. Georges Sim, Un Monsieur libidineux Roman léger Paris, Prima, s.d. (1927), 18,5 x 12 cm, 174 pp. Contrat du 30 octobre 1926. Neuf chapitres suivis d’un épilogue. 1 : Le monsieur qui est libidineux. 2 : Un mardi de catastrophe. 3 : Des soucis, des tracas, des humiliations ! 4 : Chacun sa «libido». 5 : La libido des autres. 6 : Orgie. 7 : Un viol dans un train. 8 : Une personne qui compte. 9 : Le drame. Épilogue : Vingt ans après. Résumé L’industriel parisien Joseph Oward se rend chez les filles tous les mardis. Or, ce mardilà est un Mardi gras et ces demoiselles ont pris congé, de sorte qu’après une nuit où s’exacerbe son désir, Oward se méprend et tente de violer un garde municipal. Il est emmené au commissariat où l’on exige, pour le libérer, un certificat d’aliéniste. Il va consulter le professeur Goldenstein qui, en disciple de Freud, lui parle de libido et le déclare hystérique. Fier de sa nouvelle condition de «libidineux», Oward, libéré, fait preuve de la plus grande compréhension scientifique lorsqu’il surprend sa femme en galante compagnie : sans doute est-elle «libidineuse», elle aussi. Il participe à une orgie, mais, en présence de dix femmes, il perd ses moyens et s’enfuit à la campagne, attribuant sa mésaventure à l’atmosphère de Paris. Dans le train qui l’éloigne de la capitale, il fait l’objet de la concupiscence d’Héloïse, une citoyenne de Saint-Avoye où il descend en même temps qu’elle. Après avoir passé quelque temps en compagnie de cette autre «libidineuse», il rentre à Paris où il a l’intention 78 de castrer Antoine, l’amant de sa femme. Sans doute va-t-on l’enfermer, ces histoires de libido lui ayant dérangé l’esprit. Toujours est-il que vingt ans plus tard, on le retrouve dans le cabinet de Goldenstein dont Antoine est aussi le patient. Commentaire Le roman utilise de façon comique les théories freudiennes, Freud étant cité plusieurs fois, notamment au cours de la consultation du professeur Goldenstein. Sans doute ceci reflète-t-il certaines lectures du jeune Simenon. Les obsessions d’Oward l’amènent à avoir des rêves et des visions érotiques à allure fantastique. Parlant du masochisme, Goldenstein évoque le motif de la dent malade dont on accentue la douleur en la pressant du bout de la langue, motif que l’on retrouvera dans tant de romans futurs. Extraits «Le docteur se leva, accomplit deux fois le tour de la pièce, cracha dans un récipient ad hoc son trop-plein de salive. — C’est la faute à votre libido ! décréta-t-il enfin. — Ma… ? — Votre libido ! Vous avez, autrement dit, une libido exacerbée par suite d’un refoulement systématique… — C’est … c’est grave ? M. Goldenstein haussa les épaules — Ce n’est pas mortel ! laissa-t-il tomber. Et, comme M. Oward le regardait en exhibant un visage décomposé, un peu semblable à une tomate des petites charrettes, il poursuivit : — Nous avons tous notre libido ! Vous avez la vôtre, j’ai la mienne, le sergent de ville du coin a la sienne, le pape lui-même… — Ah ! lui aussi ? — Freud appelle ainsi l’instinct sexuel qui est au fond de tout être, mâle ou femelle… Autrement dit, à moins de n’être ni l’un, ni l’autre, il faut se résigner à posséder une libido et faire autant que possible bon ménage avec elle. Le médecin vint se camper devant M. Oward et, les yeux dans les yeux, déclara : — Vous faites mauvais ménage avec votre libido. De là vient tout le mal ! 79 — Mais… pourtant… Il se sentait moins à l’aise depuis que l’existence de cette chose mystérieuse lui était révélée. Son propre individu l’impressionnait, à cause de la libido qui s’y cachait. M. Goldenstein s’était rassis, auréolé d’un prestige nouveau. Sa voix était plus sèche. Ses yeux paraissaient davantage intelligents. — Combien de vices avez-vous ? questionna-t-il. — Vous dites ?… Des… des vices ? Oh ! monsieur… Je vous ai dit que je suis un honnête homme… — Voilà ! Je m’y attendais !… Vous avouez que vous n’avez pas de vices ? Vous êtes sûr, n’est-ce pas ? — Heu ! … Pour tout dire, je mens bien un peu, ou plutôt j’ai la manie d’exagérer… — C’est tout ? — Quand nous faisons la manille avec ma belle-mère, j’essaie parfois de tricher, mais c’est pour rire ! — C’est fini ? M. Oward baissa la tête, parut fouiller tout au fond de sa conscience. Ce fut d’un ton penaud qu’il avoua : — Oui ! Je ne vois plus rien… — Et vous voudriez être sain ? Vous prétendez être bien portant ? s’exclama l’aliéniste d’un ton presque provocant. Ah ! Que n’avez-vous lu Freud quand vous étiez petit… — J’ai lu tout Alexandre Dumas père… — Je vous parle de Freud, du médecin, du philosophe, à qui l’on doit les récentes théories sur la sexualité, sur le rôle de la libido dans notre existence. Si vous l’aviez lu, vous ne seriez pas fier pour un sou de n’avoir pas le moindre vice à exhiber. — Ah ! vous croyez ? — Parbleu ! Vous sauriez, par exemple, que l’enfant qui vient au monde est farci de tous les vices possibles et imaginables ! Vous-même quand vous étiez petit… — Non ! — Si ! Je veux vous le prouver. Dites-moi donc si, quand vous tétiez, vous ne caressiez pas d’une main voluptueuse le sein de votre nourrice ? — C’était ma mère ! avoua M. Oward en rougissant. 80 — Je ne vous le fais pas dire ! Donc, vous étiez sur la pente dangereuse de l’inceste. — Monsieur ! s’écria M. Oward en se dressant. — Calmez-vous ! J’en ai fait autant. Nous en avons tous fait autant. Autre chose : je suis persuadé que, à quelques mois, vous vous obstiniez à rejeter les couvertures qui cachaient votre nudité ? — Je ne me souviens pas… — J’en suis sûr ! Eh bien ! c’était déjà de l’exhibitionnisme ! De même que, plus tard, à deux ou trois ans, vous vous installiez au bord du trottoir, bien en évidence, pour faire votre pipi !… — Jamais de la vie ! — Puisque la science vous le dit ! Auriez-vous la prétention de mieux le savoir que Freud ? Quand vous pleuriez, on vous caressait, n’est-ce pas ? Et cela suffisait à sécher vos larmes ? Volupté, cher monsieur !» (pp. 60-64). «Quel choc il reçut ! On a beau ne pas croire aux pressentiments, aux visions, cela vous fait quelque chose… Dans la chambre, près d’un lit, il y avait… C’est bête à dire, parce que la majorité des populations se figurera que ce n’est pas vrai… Cependant, il y avait là un derrière !… Le même que celui qui hantait M. Oward depuis une heure… Blafard aussi !… Un peu mou !… Un derrière qui ne semblait tenir à rien, qui paraissait évoluer tout seul à soixante-sept centimètres du plancher… Il se balançait doucement dans le clair-obscur comme si, depuis des siècles, il attendait le sort pour lequel il était fait, c’est-à-dire l’arrivée d’un M. Oward, guidé sur les routes de France par sa prescience comme les Mages le furent par l’étoile. Il n’hésita plus, M. Oward ! La fenêtre n’était pas fermée à l’espagnolette. Il la poussa. Il bondit. Il poussa un cri qui fut déchirant à force de sincérité. —Enfin ! disait ce cri-là. Car le but était atteint. C’en était fini des hésitations, des remords, des souffrances. Il n’y avait plus besoin de penser, de se demander quelles échappatoires donner à une libido exacerbée. L’échappatoire était là ! M. Oward s’y précipita, tête baissée, pourrait-on dire, et… 81 Ce fut insensé ! Ce fut fou ! Ce fut invraisemblable ! Une étreinte comme on n’en fait pas ! Quelque chose de surhumain, de grandiose ! Deux masses de chair roulaient, croulaient, s’agitaient. M. Oward en pleurait et riait tout à la fois. — Enfin ! … Enfin ! … hurlait-il … Oh ! ma chère petite libido … Chante ! … Exulte ! …» (pp. 135-136). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 272. Jean du Perry, Un Péché de jeunesse «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Livre épatant», 315, s.d. (1926), 16 x 10,5 cm, 78 pp. Achevé d’imprimer : octobre 1926. Trois parties de quatre chapitres chacune. I, 1 : Sur un lit d’hôpital. 2 : La jeunesse et l’amour. 3 : Celle qui aima. 4 : Un autre amour qui naît. II, 1 : Le piège. 2 : Deux désespoirs. 3 : Le plan infâme. 4 : L’héroïque mensonge. III, 1 : Le père et la fille. 2 : L’involontaire aveu. 3 : Pour se racheter. 4 : Épilogue. Résumé Blessée de deux balles lors d’un cambriolage, Jeanne Larmier meurt sans avoir livré le nom de ses complices, mais après avoir informé le ministre de l’Intérieur, qui a été son amant lorsqu’il était étudiant, qu’une fille est née de leur liaison. La malheureuse n’a toutefois pas le temps de lui révéler l’endroit où se trouve la jeune fille. Celle-ci, Germaine, vit à Tercysur-Loire auprès des Muret, des vignerons qui l’ont élevée, et elle aime le vicomte Jacques de Tercy, qui est aussi amoureux d’elle. Lorsque les Muret lui font savoir qui est sa mère, Germaine se sent indigne du vicomte et s’enfuit à Paris. Or, Jeanne était tombée sous la coupe d’Ernest Grollon, dit Nénesse, un proxénète pour le compte duquel elle travaillait. Grollon, qui connaît l’existence de Germaine, voit le parti à tirer de cette situation : il projette de faire de Germaine sa maîtresse et de réclamer une rançon au ministre. Son plan est près de réussir lorsque Germaine tente de se suicider, sans y parvenir. La police intervient et le ministre, mis au courant, reconnaît sa fille qui peut épouser Jacques de Tercy. 82 Commentaire Le village et le château de Tercy-sur-Loire, situés entre Pouilly et Sancerre, correspondent au village et au château de Tracy-sur-Loire où Simenon a résidé quand il était secrétaire du marquis de Tracy. Le patronyme Tercy a déjà été utilisé dans Se Ma Tsien, le sacrificateur. Extraits «L’infirmerie présentait un spectacle plus triste encore que le reste de la prison. Combien de malheureuses mouraient là, après avoir brillé à Paris dans le demi-monde ou dans les établissements luxueux de Montmartre ! Elles n’étaient plus que l’ombre d’ellesmêmes ; nul ne s’inquiétait d’elles, sinon les religieuses et les infirmières. Un ancien amant vint-il jamais voir celle qu’il avait jadis couverte d’or ?» (p. 3). «Il est tant de femmes ainsi, pour qui c’est un besoin de se dévouer ! Elles sont faites pour le dévouement par excellence qui est celui de la mère et, comme elles n’ont pas d’enfant à chérir, elles chérissent un époux, se dévouent à l’ami, à l’amant !» (p. 12). «Tercy-sur-Loire est un des plus charmants villages de la Nièvre. Ou plutôt, c’est un hameau, groupé autour d’une église qui date du treizième siècle et d’un château dont une des tours est de la même époque. Cela forme un cercle de maisons accrochées à la colline, tandis que les champs de vigne dévalent jusqu’à la Loire qui s’étale dans la vallée, étire des bras capricieux, laisse à découvert des flots verdoyants» (p. 20). «Il y a des minutes où la vie devrait se suspendre pour ne pas ternir de trop purs bonheurs, de même que la nature se tait pour ne pas troubler la majesté de la nuit» (p. 26). À consulter M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, p. 110. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 270. 83 Luc Dorsan, La Pucelle de Bénouville «Petit roman grivois» Roman léger Paris, Prima, «Collection gauloise», 72, s.d. (1927), 18,5 x 12 cm, 47 pp. Prépublication en feuilletons : du 24 novembre au 8 décembre 1926*. Cinq chapitres suivis d’un épilogue. 1 : Où l’on fait connaissance avec le Conseil Municipal de Bénouville. — Comme quoi le choix de la pucelle est facile. — De la fête vraiment républicaine qui se déroula. 2 : Une pucelle dans un train. — Torduchet commet un viol. — Le sleeping du mystère. — Manillard à la rescousse. 3 : La chasse à la pucelle. — Les délices de Paris. — Où quatre hommes suivent des routes diverses mais également accidentées. 4 : Où en termes décents nous raconterons une orgie. — Et comment le poste de police du dix-huitième hérite de quelques pucelles. 5 : Des édiles bien embêtés. — Où il est question d’Abeilles et de Reines. — Où la foule attend et où Bénouville se montre un peu là. Résumé Il ne reste qu’une pucelle à Bénouville : Marie Carrelet. Élue reine du village, elle est invitée dans la capitale pour un rassemblement de reines, abeilles et autres rosières. Dans le train qui l’y emmène, elle est dépucelée par un beau garçon nommé Jean et, dès son arrivée, elle s’enfuit avec lui dans Paris. Les quatre membres du conseil municipal de Bénouville qui l’ont accompagnée se lancent à sa recherche. Ne la retrouvant pas, ils amènent à la réception des reines, qui a lieu à l’Hôtel de Ville, des prostituées qu’ils ont rencontrées durant leur quête de Marie. Quant à cette dernière, elle est présentée comme reine… de Paris et elle demeure dans la capitale. Commentaire Il s’agit d’un texte amusant dans lequel Simenon tire parti de la localité normande où il a passé des vacances durant l’été 1925 et d’où il a ramené la cuisinière qui a été la compagne d’une grande partie de sa vie, Henriette Liberge, surnommée Boule. Le titre du roman aurait-il été inspiré par La Pucelle de Belleville de Paul De Kock ? Un taxi G 7 apparaît p. 30. Extraits «La séance où se prit la Grande décision fut, à son début, une séance comme une autre, dans la classe des garçons de l’école qui sert en même temps de mairie et, le dimanche de la Sainte Anne, de salle de danse. Il y avait là Aubépin, le maire ; Torduchet, le maire-adjoint, avec son œil bigle et sa verrue sur le nez ; Moutonneau, le secrétaire, instituteur et président de la fanfare ; Manillard, l’épicier et marchand de parapluies, bref toutes les grosses légumes de * Dans Froufrou, sous la signature de Gom Gut. 84 Bénouville, un patelin qui en vaut pas mal d’autres, malgré les mauvaises langues et malgré les cartes géographiques qui soutiennent qu’on n’y trouve que trois cent-vingt (sic) habitants et le bougnat. On parla d’abord de la récolte, puis des prévisions météorologiques de l’abbé Gabriel, puis du projet caressé depuis quarante-deux ans, d’installer une ligne de métro entre Bénouville et Yport» (p. 2 ; début du roman). «Mais nous en saurons davantage dans le sleeping en question. Cela nous donnera en outre, l’occasion de contempler la Marie dans son état le plus intégral de nudité. Vrai ! ce que j’en ai dit au premier chapitre n’est que de la petite bière à côté de la vérité. Quel corps ! Je parlais, je crois, d’une poitrine un peu là. Mais non… Imaginez deux globes lourds, d’une éclatante blancheur, d’une fermeté défiant toute concurrence, même la concurrence du marbre. Et les fleurs de ces fruits épanouis, ces deux fleurs roses, dardées, dont le modelé et le coloris se le disputaient en délicatesse… Je renonce à parler du ventre, parce que, du coup, ma plume en tremble… Blanc et blond, un peu bombé, pas trop… Les cuisses charnues, à fossettes, semblant sourire avec émotion… Tout cela sur la couchette d’un sleeping. Tout cela non dans une pose quelconque mais dans une pose abandonnée, lassée, les jambes repliées, les genoux vers le ciel» (p. 19). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, p. 53. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 272. M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 58, 63, 64, 182-183, 184-185, 186. Gom Gut, Orgies bourgeoises «Petit roman à lire à deux» Roman léger Paris, Prima, «Collection Gauloise», 65, s.d. (1926), 18,5 x 12 cm, 48 pp. Date de parution présumée : 25 novembre 1926. Dix chapitres, le dixième étant noté IX. 1 : Une première moitié de ménage qui s’excite. 2 : Deux ménages dans l’eau. 3 : Le 85 rapprochement par voie de terre. 4 : Le troisième couple. 5 : Toujours lui ! 6 : Une parenthèse. 7 : Deux dames qui s’ennuient. 8 : La conjuration. 9 : Une gare pas morose. 10 (9 bis…) : Qui servira d’épilogue, en attendant mieux. Résumé Le jeune couple Tige et le couple plus âgé Bille passent leurs vacances à Catimini-lesCaux, une plage du Midi. M. Tige et Mme Bille sont attirés mutuellement, pendant que Mme Tige et M. Bille éprouvent un semblable désir réciproque, Mme Bille et Mme Tige se plaisant aussi beaucoup ensemble. Tata et Bébert, une patronne de maison et un souteneur toulonnais, remarquent ces attirances multiples et s’immiscent au sein de la joyeuse quadrette dans un but intéressé. Ces manœuvres aboutissent à une orgie à cinq — Bébert filmant la scène à l’insu des Tige et des Bille — dans la salle d’attente de la gare de Catiminiles-Caux transformée en boudoir grâce à la bienveillance du chef de gare. Rentrés à Paris, les Tige et les Bille, que leurs vices attirent désormais dans des endroits spécialisés, ont la surprise d’assister à une séance de cinéma qui propose à l’écran leurs propres ébats azuréens. Ils sont les héros de la soirée. Commentaire Ce récit amusant est entrecoupé par des réflexions du narrateur qui assure la véracité de l’aventure dont il a été le témoin. Allusion est aussi faite à la vitesse de rédaction de ce même narrateur. Faut-il insister sur le choix des patronymes Tige et Bille ? Extraits «Je pense tout à coup, en effet, que vous ne croyez pas un mot de mon histoire. Vous vous imaginez que c’est un roman, que Catimini-les-Caux n’existe pas, que les ménages Bille et Tige n’existent pas non plus. Ha ! Ha ! J’y suis, moi, à Catimini-les-Caux ! ... Et si je ne faisais qu’y être !… Tenez, à l’instant même, M. Tige est installé dans un rocking-chair en face de moi. Il fait semblant de lire un journal, mais en réalité il me regarde écrire. Tantôt il s’est approché timidement. — C’est extraordinaire ! m’a-t-il dit avec admiration. Comment pouvez-vous écrire si vite ?… Surtout qu’il faut que vous inventiez tout ce que vous mettez sur le papier, n’estce pas ?… Ah ! ce que je serais curieux de lire… […] Et moi, je rigole ! Je me tors (sic)… Car je n’ai rien inventé du tout. Je ne possède pas un centigramme d’imagination ! Je me contente de regarder les Tige et les Bille, et aussi la grosse Tata et cette crapule de Bébert. 86 Il ne me reste qu’à mettre tout cela sur le papier. C’est même pour ça que cela va si vite !» (pp. 30-31). «Je pourrais vous raconter pareillement ce qui suivit, puisque j’étais là, confortablement installé sur une branche d’arbre. Cela se passa même presque à mes pieds. Mais les petites affaires de femmes ne regardent pas les hommes, n’est-il pas vrai ? Il faut savoir, au bon moment, jeter un voile, quitte à regarder par un petit trou» (p. 35). À consulter M. LEMOINE «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 272. M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 60, 71-76, 169-173. Georges Sim, Le Cercle de la soif «Roman d’aventures» Roman d’aventures exotiques Paris, Ferenczi, «Les Romans d’Aventures», 41, 1927, 22,5 x 18 cm, 77 pp. Contrat du 15 décembre 1926. Réédition : Le Cercle de la mort, Paris, Ferenczi, «Voyages et Aventures», 1, s.d. (1933). Trois parties de neuf, huit et huit chapitres suivies d’un épilogue. I: Les compagnons du Baobab. 1 : Au «Pickwick’s Bar». 2 : Les bras tatoués. 3 : L’inconnu en grand deuil. 4 : Le solitaire. 5 : Sur les rapides du Betchouanaland. 6 : Conciliabules. 7 : La soif qui torture. 8 : L’attaque des Boschimans. 9 : Nez-d’Oiseau. II : Le Cercle de la soif. 1 : La vengeance de Raclicks. 2 : La faim, la soif… et la haine. 3 : Sur la trace d’Ellen. 4 : Un amour dans le désert. 5 : Nama la négresse. 6 : Le compagnon enterré. 7 : Le crime de jadis. 8 : La fuite éperdue. III : Le diamant pourpre des Boschimans. 1 : L’ombre du baobab. 2 : L’invraisemblable disparition. 3 : Un homme qui renaît. 4 : La fosse aux reptiles. 5 : Sur la colline dévastée. 6 : Le rachat. 7 : L’obstacle imprévu. 8 : Sur les quais de Capetown. Résumé Il y a vingt ans, dans le Sud-africain, Mac Rootberry et John Pattern ont assassiné leur compagnon d’aventures Oscar Dorin et emporté les diamants qu’il avait trouvés. Rootberry 87 qui, à son tour, a volé Pattern vit aujourd’hui riche aux Etats-Unis. Pattern ayant retrouvé sa trace et le faisant chanter, Rootberry arrive au Cap avec sa fille Ellen qui n’est au courant de rien. Il s’agit d’aider Pattern à rechercher le diamant pourpre qu’avait sur lui Oscar Dorin au moment de sa mort. Ils s’enfoncent donc dans le désert du Kalahari en quête du cadavre que cherche aussi le fils d’Oscar, le Breton Yves Dorin. Celui-ci se joint à la première expédition, dont il ignore le véritable but, et il ne tarde pas à devenir amoureux d’Ellen. Ils sont capturés par des Boschimans qui reconnaissent en Rootberry et Pattern d’anciens tortionnaires de leur tribu et les condamnent à errer dans le Cercle de la Soif — ou de la Mort —, la région la plus inhumaine du désert, celle d’où personne n’est jamais revenu. Les autres apprennent qu’Oscar Dorin avait été… mal tué : recueilli par une femme noire, Nama, qui avait fait de lui son époux, il avait même eu le temps d’avoir d’elle un fils, Nez-d’Oiseau, métis devenu la mascotte de sa tribu, avant de s’éteindre de mort naturelle. Yves Dorin se découvre donc un demi-frère qu’il ne s’attendait certes pas à trouver en recherchant les traces africaines de son père. Nez-d’Oiseau se révèle sympathique et possède un esprit de finesse que sont loin d’avoir les Noirs au milieu desquels il vit. Néanmoins, le voici lui aussi amoureux d’Ellen, ce qu’Yves ne peut supporter, de sorte qu’au cours d’un combat presque homérique ayant pour objet cette autre belle Ellen, le Breton blesse son demi-frère. La tribu condamne aussitôt Yves à mort, mais il est sauvé par Nama, sensible à la ressemblance qui existe entre ce Blanc et feu son mari Oscar. Un cataclysme constitué par un violent orage et un glissement de terrain subséquent s’abat à ce moment sur le village qui est rapidement enseveli. Par chance, Yves, Ellen, Nez-d’Oiseau et quelques Noirs échappent à la mort, mais sont prisonniers d’une grotte remplie de serpents. Ils sont tirés de ce mauvais pas par le retour inopiné de Rootberry et Pattern, lesquels ont échappé au Cercle de la Soif grâce à Turnkey, un complice de Pattern qui les a retrouvés à demi morts, mais en possession du diamant pourpre. Un drame de conscience assaille alors l’esprit d’Yves Dorin, nouveau Cid : doit-il, pour venger son père, tuer Rootberry, père de celle qu’il aime ? Ce dilemme on ne peut plus cornélien trouve une issue lorsque Rootberry, s’interposant dans un combat qui met aux prises Yves et Pattern, est abattu par une balle destinée au jeune homme par Pattern. Rien n’empêche plus Yves d’emmener Ellen en Bretagne et de l’épouser, après que son demi-frère Nez-d’Oiseau se soit effacé. Quant à Pattern, il est un peu plus tard arrêté au Cap pour le meurtre de Turnkey. Commentaire L’ouvrage n’est pas exempt de considérations raciales d’où se dégage la «supériorité de la race blanche» (p. 52). Les Boschimans sont peints comme des «nègres petits et difformes, échantillons de la plus horrible des espèces humaines» (p. 13) ; d’autres passages montrent la laideur de ce peuple qui considère la femme «à l’égal des chiens» (p. 45). Grâce au personnage de Nez-d’Oiseau, le roman aborde les troubles causés au métis par sa double appartenance raciale (p. 75). Comme dans La Prêtresse des Vaudoux et Se Ma Tsien, le sacrificateur, les héros sont prisonniers d’une caverne où ils sont bien près de succomber. Une Ellen Rootberry apparaissait déjà dans Les Noces ardentes. 88 Extraits «Un second remorqueur accosta à cet instant et les passagers se bousculèrent pour y prendre place, tandis que des nègres, des métis de toutes teintes se précipitaient sur les malles, se disputaient les colis, créant un indescriptible tumulte. Malgré le soleil rutilant, l’atmosphère manquait de gaieté, sans doute à cause de sa lourdeur. On respirait péniblement. Les fronts étaient moites. La jeune fille fut impressionnée par ce débarquement. Elle eut un frisson en regardant la terre, dont on approchait : le sol d’Afrique, le continent noir et torride, dessinant au milieu des mers son triangle massif et comme implacable» (p. 6). «Les Boschimans, qui savaient les ravages que peuvent faire les carabines, étaient satisfaits, en somme, de la tournure des événements. Pattern qui n’était plus qu’à dix mètres d’eux environ avait tiré sa montre de sa poche, ainsi que d’autres menus objets : une pipe, une vieille clef, des pièces de monnaie, un briquet. — Nous apporter gris-gris ! cria-t-il. Gris-gris pour tous les bons nègres… Cette phrase, et surtout l’exhibition des objets susdits, obtinrent un vif succès auprès des indigènes, dont on voyait les yeux briller de convoitise. — Qu’ils sont horribles ! constata la jeune fille. Je n’ai jamais vu d’humains aussi répugnants… Cette opinion, pour sévère qu’elle fût, n’était pas exagérée. Les hommes qui s’approchaient, en effet, méritaient à peine ce nom. C’étaient des êtres très petits, atteignant au maximum un mètre trente-cinq, vêtus d’un lambeau de peau de bête. Quand ils eurent rejoints (sic) les blancs, on put les examiner à loisir. Leur mâchoire était plus proéminente que celle des autres nègres et leurs lèvres, percées au milieu, étaient traversées de chevilles de bois. Tout leur corps était d’une saleté repoussante, et Dorin constata avec stupeur qu’ils n’étaient pas du beau noir bleuté des Cafres, ni même de la couleur brune très foncée des Bantous, mais d’un ton jaunâtre indéfinissable. — Vous verrez que les femmes sont encore plus laides ! annonça Pattern» (p. 29). «On s’installa au pied d’un figuier d’accès facile, afin de pouvoir y grimper en cas d’alerte et de se mettre ainsi hors de la portée des fauves. 89 Le jeune homme voulut veiller et, dans cette intention, il s’adossa au tronc de l’arbre, son poignard à la main, les yeux grands ouverts sur le chaos noir de la nuit. Il entendait le souffle irrégulier d’Ellen, la respiration plus sonore de Trunkey (sic), qui n’offrit pas de monter la garde à son tour. Dorin avait les genoux brûlants, les doigts fébriles. Ses lèvres desséchées se tendaient douloureusement. Il lui sembla entendre ce bruit ravissant de l’eau qui coule… Ellen parlait… Le son cadencé des avirons… La silhouette de Rootberry, fumant cigarette sur cigarette… Il dormait, debout, la tête penchée sur son épaule, tandis que le poignard s’était planté dans le sol à ses pieds, épinglant un cancrelas (sic) sur une feuille» (p. 35). «Les Boschimans, ceux du Sud-africain comme ceux, plus terribles encore, des îles Salomon, ont la haine tenace, ou plutôt sont animés par une sorte d’instinct de la justice élémentaire qui leur fait rechercher un ennemi des années durant pour lui infliger un châtiment» (p. 36). «Le suc de baobab, préparé de certaine manière et fortement alcoolisé, amène une transpiration abondante, qui a pour résultat d’anéantir la fièvre, mais qui, en même temps, affaiblit le malade» (p. 45). «Les nègres étaient plus passifs, mais on sentait que toutes leurs sympathies allaient à Dorin. — Tu vas mourir ! grondait celui-ci d’une voix sifflante. Tu entends ?… Tantôt, je t’eusse peut-être laissé la vie sauve… Mais maintenant, il me faut ta vie… Les corps s’agitaient en des saubresauts tumultueux. Chaque fois que le Français était sur le point d’enfoncer le poignard dans la poitrine de son ennemi, celui-ci parvenait à esquiver le coup et le corps à corps reprenait de plus belle, sous le soleil du soir qui éclairait la scène de ses feux pourpres. Pattern avait l’avantage de la force, car il était d’une carrure exceptionnelle et ses muscles avaient la résistance du fer. Ses mains étaient des étaux terribles. Mais l’autre vibrait d’un tel enthousiasme, il était animé par une telle volonté de vaincre qu’il eut le dessus. Il put maintenir la tête du matelot contre le sol, en tenant le cou de la main gauche, et le poignard s’abaissa rapidement vers la poitrine… 90 Les yeux de l’aventurier étaient terrifiants à cet instant. Nulle défense n’était possible. C’était la mort…» (p. 73). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, p. 80. P.-P. GOSSIAUX, «L’Afrique nue de Simenon», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, p. 97. C. KNODEN, Images d’Afrique dans le roman français de Belgique (mémoire de licence en philologie romane, Université de Louvain-la-Neuve, 1988), pp. 22, 24, 29, 30, 31, 32, 37, 43, 44, 46, 48, 49, 58, 59, 69, 70, 72, 74, 75, 76, 82, 84, 85, 86, 87, 100, 103, 104, 113, 124, 125. M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31, 32, 33, 40, 41, 58, 59, 62, 63, 66, 76, 78-79, 82-83, 96. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. Christian Brulls, Le Désert du froid qui tue «Roman d’aventures» Roman d’aventures exotiques Paris, Ferenczi, «Les Romans d’Aventures», 48, 1928, 22,5 x 18 cm, 78 pp. Contrat du 15 décembre 1926. Réédition : Georges Sim, Le Yacht fantôme*, Paris, Ferenczi, «Voyages et Aventures», 12, s.d. (1933). Trois parties de neuf, huit et neuf chapitres. I: Le yacht fantôme. 1 : «La coquette». 2 : La tentatrice. 3 : Parmi les glaces flottantes. 4 : La terre inhospitalière. 5 : La première balle. 6 : Tête de phoque. 7 : Les Athabascas. 8 : L’interminable nuit. 9 : Les restes d’un camp. II : Jack-le-Manchot. 1 : Les chercheurs d’or. 2 : Dick et Jack. 3 : Sur la piste du Mackenzie. 4 : Dans la bourrasque. 5 : Vers de nouveaux crimes. 6 : Un plan diabolique. 7 : Lip-Kiche. 8 : Seul ! III : La fille du Wild. 1 : La mésentente naît. 2 : 52° sous zéro. 3 : Ennemis ?… 4 : La race. 5 : Le marché. 6 : Défiance. 7 : La mort dans la nuit. 8 : Veillée funèbre. 9 : La caverne du feu qui anéantit. Résumé Le savant professeur de radiologie Henry Tardois est convaincu par Jerrie Mills, sa préparatrice de sang à la fois hollandais et indien, d’aller dans le Grand Nord canadien * C'est aussi le titre de la première partie du roman. 91 chercher du radium : elle y connaît en effet une grotte qui regorge de cette matière. Pensant au bien qu’il pourrait causer à l’humanité, le professeur se rend donc au Canada à bord de son yacht, accompagné de la jeune fille, de son futur gendre Georges Crissel, du père Morue, un vieux matelot fécampois promu au rang de capitaine, et d’un jeune réfugié russe, exaspirant de marine, prénommé Sacha. Sans nouvelles d’eux, Madeleine et le jeune Ernest, enfants de Tardois restés en France, partent à leur recherche avec leur tante Hortense Morillot. Arrivés dans le Grand Nord, les deux groupes doivent lutter contre un froid intense, contre les loups, les ours et des chercheurs d’or sans scrupules, parmi lesquels le brutal Jack et le fourbe Dick. En même temps, Jerrie déchaîne les passions : le professeur est épris d’elle et Georges est bien près de succomber à ses charmes dont elle use en amoureuse du jeune homme. Malgré les dangers, les deux groupes finissent par se rejoindre dans des circonstances dramatiques et trouvent enfin la caverne où le père Morue meurt de froid, tandis que Dick est tué par Jack et que Jack lui-même est abattu par Ernest. Quant à Jerrie, elle se lance au-devant d’une balle que Jack destinait à celui qu’elle aime, sacrifiant ainsi sa vie pour le sauver d’une mort certaine : ultime preuve d’amour de la part de cette étrange jeune fille qui , pour être proche de Georges, n’a pas hésité à lui faire abandonner sa fiancée, tout en subissant l’appel de son enfance passée dans le Grand Nord. L’hécatombe finale amène Henry Tardois à regretter cette aventure : le radium ne vaut pas la vie d’un homme, d’autant plus que la caverne ne contient pas du radium, mais du fer… Quant à Georges, il épousera Madeleine. Commentaire Parmi les nombreuses cavernes que comptent les romans populaires de Simenon, celle de ce roman-ci semble jouer un rôle symbolique. Cette «caverne du feu qui anéantit» donne son titre au dernier chapitre, offrant un curieux parallélisme avec le titre de l’œuvre ellemême : froid et feu, désert et caverne s’y opposent, mais font également mourir. En effet, la caverne anéantit vraiment puisque quatre personnages y meurent, dont Jerrie Mills. Celleci, dont les actes sont dictés par l’amour qu’elle porte à Georges Crissel, certes, mais aussi par un désir parfois inconscient de retour à une enfance passée dans les immenses étendues nordiques, revient ainsi à un état intra-utérin, la caverne constituant pour elle un symbole évident du ventre maternel. Henry Tardois est un homme de science bien différent du professeur Bourrié-Stévens de L’Oiseau blessé ; il est même son antithèse dans la mesure où ses recherches visent le bien de l’humanité. Tendu vers ce but, il affronte avec stoïcisme les dangers qui se dressent devant lui et fait ainsi l’objet de l’admiration de ses compagnons (p. 33). Pourtant, la dernière page le montre repentant, son obstination ayant coûté plusieurs vies. Âgé de seize ans, Ernest Tardois possède la fougue de la jeunesse et croit à son étoile (p. 61), comme y croiront d’autres héros des romans d’aventures. Le narrateur semble le louer de sentir au lieu de penser, faisant ainsi l’éloge de son intuition : «Son esprit simpliste était sans doute plus près de la vérité que ne l’eût été un psychologue subtil» (p. 63). Voilà une profession de foi que Maigret ne renierait pas. Le roman contient de belles pages lorsque le délire s’empare du père Morue peu à peu engourdi par le froid (p. 59) ou lorsque les héros tombant de sommeil s’endorment et se mettent à rêver au lieu d’entretenir le feu qui permet de tenir les loups à distance (p. 60). 92 Les Indiens rencontrés au cours de l’aventure se montrent accueillants. L’un d’eux sauve même Ernest, Madeleine et Hortense des hordes de loups. Le narrateur sentencieux déplore pourtant que les Blancs leur aient apporté «le goût des boissons fortes» et de l’ivresse (p. 54) ; il met aussi en évidence leur crédulité et leur fourberie (p. 53). Curieusement, les Athabascas ont des noms francisés (Tête-de-Phoque, Mocassin-Volant), tandis que les Innouits et les Aléoutes portent des noms manifestement indigènes (LipKiche, Winn-Da, Moh-Trah, etc.). Simenon introduit malicieusement Olaf, son chien danois, dans le roman où il joue un rôle considérable, accompagnant ses maîtres Ernest et Madeleine tout au long de leur périlleux voyage. N’étant pas admis par les chiens de traîneaux, Olaf assied sa supériorité en tuant l’un d’entre eux (p. 26) de la même façon qu’il arrivait parfois au chien de Simenon de le faire (voir par exemple G. Simenon, À quoi bon jurer ?, Paris, Presses de la Cité, 1979, p. 172). Extraits «Si la race rouge a acquis au contact des blancs la connaissance des armes à feu et d’une langue plus ou moins intelligible, elle a acquis aussi le goût des boissons fortes, qui s’est propagé si rapidement et à un tel point que la race tout entière tend à disparaître» (p. 26). «Les Indiens se montraient d’une amabilité extrême. Sur un mot, on apportait aux voyageurs du saumon fumé, ou de larges tranches d’élan. On leur fit même manger des pattes d’ours qui, si au premier moment elles provoquent le dégoût, constituent un mets d’une extrême délicatesse, que des milliardaires de New-York (sic) ou de Chicago font venir à grands frais à leur table» (p. 27). «C’est une caractéristique du nord que la mort n’y soit pas douloureuse, ni la maladie. Le froid est tel qu’il engourdit, et souvent le moribond se croit jusqu’au bout en pleine force» (p. 33). «La piste était large, beaucoup plus sûre que celle des rivières sur lesquelles on avait circulé jusqu’alors. Le Mackenzie, en effet, est un fleuve très important, torrentueux l’été, à peine navigable à cause de la force des flots qui dévalent des montagnes, mais offrant l’hiver une route merveilleuse aux traîneaux» (p. 39). «Le vieux marin ne tarda pas à reprendre une respiration régulière, mais ce fut pour délirer. — J’vous dis qu’y a pu d’capelan, pu d’bulots… expliquait-il, le front plissé. On peut haquer… Et c’est plein d’pessons autour du doris… 93 Il avait repris son accent normand. Il se croyait à Terre-Neuve, au milieu d’un banc de morues qu’il rageait de ne pouvoir atteindre, faute d’amorces. — Pu d’capelan, comprenez !… Pu rien ! Rien de rien… Il s’agitait, grattait la neige autour de lui, serrait soudain les poings d’un air de défi. — Faut haquer avé quéqu’chose, que je vous dis ! Il étreignit un brandon du foyer sans ressentir aucune brûlure» (p. 59). «— Elle a cru, elle aussi… intervint Georges Crissel. Les images de notre enfance nous poursuivent toute la vie, démesurément grossies… Elle a essayé d’expliquer scientifiquement, plus tard, les miracles auxquels elle avait assisté… » (p. 78). À consulter M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31, 32, 33, 41-43, 53, 58, 62, 63, 65, 74, 75, 76, 83, 100, 101, 104. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. Georges Sim, Le Monstre blanc de la Terre de Feu «Roman d’aventures» Roman d’aventures exotiques Paris, Ferenczi, «Les Romans d’Aventures», 51, 1928, 22,5 x 18 cm, 78 pp. Contrat du 15 décembre 1926. Réédition : Christian Brulls, L’Île de la Désolation, Paris, Ferenczi, «Voyages et Aventures», 7, s.d. (1933). Trois parties de sept, neuf et neuf chapitres suivies d’un épilogue. I: Le monstre blanc. 1 : Punta Arenas, la ville des vents. 2 : La profession imprévue. 3 : Le canon mystérieux. 4 : Nuit d’angoisse. 5 : Une présentation peu protocolaire. 6 : L’hacienda blanche. 7 : L’affolante découverte. II : Le cap des tempêtes et de la désolation. 1 : La forêt en feu. 2 : L’autre route. 3 : Les naufragés. 4 : Niébla. 5 : Aux mains du monstre. 6 : Le cri de l’Eyra. 7 : Le cimetière des navires. 8 : Une capture ! 9 : Un bateau qui dérive. III : Les naufragés du cap Horn. 1 : Aux mains des bandits. 2 : Vers l’extrême sud. 3 : Parmi les phoques et les pingouins. 4 : Le compagnon imprévu. 5 : L’écœurant marché. 6 : Le combat décisif. 7 : Deux doigts qui étreignent… et qui tuent ! 8 : L’hacienda des éclopés. 9 : La catastrophe. 94 Résumé Explorateur et écrivain, Jérôme Dantan arrive à la Terre de Feu avec son chien Jack. Il est muni d’un mot d’un ami de San Francisco le recommandant à Antoine Morin, un éleveur de moutons d’origine bretonne. Tandis qu’il se rend chez lui, Dantan a maille à partir avec un brigand surnommé Nerf-de-Bœuf qu’il finit par capturer avec l’aide de Morin. Ce dernier a une fille, Annie, dont s’éprend Dantan, son sentiment étant partagé. L’explorateur apprend en outre que la région est terrorisée par un être presque mythique appelé le monstre blanc ou encore Niébla. On décide de remettre aux mains de la justice Nerf-de-Bœuf qui parvient pourtant à s’enfuir et court enlever Annie : il est moins épris d’elle que désireux d’affirmer sa force envers Morin, son ancien patron. Morin et Dantan poursuivent le ravisseur par terre et par mer, échappant à une tempête, mais non au monstre blanc qui les capture et les menace de la torture. Ils arrivent à se soustraire à lui et le capturent à leur tour après avoir découvert un sous-marin allemand échoué sur un rivage de l’île Clarence. Le monstre est cependant délivré par Nerf-de-Bœuf qui rôde dans les îles et les deux hommes concluent un marché : tandis que Nerf-de-Bœuf lui abandonne Annie, le monstre lui donnera la moitié d’une cargaison d’or transportée par un chalutier qu’il a arraisonné. C’est compter sans l’arrivée de Morin et Dantan, accompagnés de leurs hommes. Une bataille s’engage entre eux et les deux bandits soutenus par les suppôts de Nerf-de-Bœuf et les Fuégiens tout dévoués au monstre blanc. Au cours de l’engagement, Annie ne reste pas inactive puisqu’elle tue Nerf-de-Bœuf tandis que le monstre blanc est achevé par Dantan qui perd deux doigts dans l’aventure. Tout rentre donc dans l’ordre et Dantan épouse Annie. Le cahier que le monstre gardait sur lui nous renseigne sur son mystère. Baron allemand de Puckt, il commandait le sous-marin qui s’est échoué pendant la guerre à la suite d’une attaque. Sorti horriblement mutilé et défiguré du submersible, il a été considéré comme un dieu par les naïfs Fuégiens et son orgueil tout germanique l’a incité à profiter de ce fait pour devenir le roi de la région. Commentaire Le cadre spatial du roman sera repris dans Les Voleurs de navires, mais il est ici plus caractérisé et plus réaliste : les îles de la Terre de Feu sont notamment citées sous leur nom exact. Les Fuégiens s’avèrent primitifs et crédules (p. 44). Quant au monstre blanc, roi de la contrée, il anticipe par certains aspects le John Maxan des Voleurs de navires qui ambitionnera de devenir le roi du monde. Peut-être a-t-il été inspiré par l’avoué périgourdin Antoine de Tounens (voir la notice consacrée aux Voleurs de navires). Allemand orgueilleux et nationaliste, le baron de Puckt rappelle au lecteur les dangers que peut faire courir la nation dont il est le représentant ; ce thème sera développé dans Le Roi des glaces. Le combat qui oppose Niébla à Dantan (p. 71) prend une allure épique, comme d’autres affrontements émaillant volontiers ce type de romans. Dantan ne tue d’ailleurs le monstre que parce qu’il ne peut faire autrement sans perdre la vie, car, s’il est rompu lui aussi aux exercices physiques (p. 4), le Français a «horreur de causer la mort d’un homme» (p. 16). Élémentaire, l’intrigue est liée à une alternance de captures et de libérations. D’autre part, elle laisse apparaître une curieuse négligence : il est fait allusion (pp. 7 et 78) à un 95 événement supposé connu dont le lecteur n’a rien su. Comme le romancier, Jérôme Dantan a effectué son service militaire dans la cavalerie (p. 26). On sait aussi que Simenon rêvait de connaître plusieurs existences (voir notamment la lettre écrite à Gide au début de 1939, in Simenon, sous la direction de F. Lacassin et G. Sigaux, Paris, Plon, 1973, p. 400 : «Je voudrais connaître tous les métiers, toutes les vies»). Dantan concrétise ce rêve, préfigurant ainsi des personnages comme Yves Jarry ou le J.K. Charles de L’Homme à la cigarette ou encore… Maigret lui-même (voir notre article sur «Maigret en gestation dans les romans populaires», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989). Bien que l’aventure de Dantan ne l’amène pas à effectuer un voyage dans l’au-delà, une coquille le nomme… Dante p. 7 : il est vrai que le paysage de la Terre de Feu est proprement dantesque et que le monstre blanc aurait sa place dans l’Inferno de l’Alighieri… Extraits «Le Français était grand, presque maigre, mais on sentait en lui une énergie peu commune. Comme ceux des Arabes, ses muscles n’avaient pas besoin d’un volume impressionnant pour être redoutables. Le capitaine, au contraire, était un petit homme trapu, barbu, avec un visage qui commençait à s’empâter. — C’est vrai que vous avez pêché la morue à Terre-Neuve, le hareng dans la mer du Nord, que vous avez chassé l’ours blanc en Alaska, et… — J’ai même été ouvrier dans une usine de conserves, à Chicago ! lança Dantan avec un éclat de rire. C’est très drôle, je vous assure, de faire ainsi tous les métiers. À dix-huit ans, j’étais bachelier. On m’a placé chez un député, en qualité de secrétaire. Je l’ai quitté. Vous savez pour quoi faire ? — Voyager… — Même pas ! Pour devenir tapissier… Ah ! les pauvres gens chez qui j’ai placé des papiers peints !… C’était désastreux…» (p. 4). «Les Fuégiens sont peut-être le plus crédule des peuples de la terre. Vivant dans le pays des vents, ils ont naturellement fait de ceux-ci des dieux favorables ou défavorables selon la façon dont ils soufflent, selon le bruit qu’ils font en traversant le feuillage ou les vagues qu’ils soulèvent en rasant la mer» (p. 44). «— Dans mon pays, chez ma mère, par exemple, on mangeait de la morue quatre fois la semaine… Et quand je faisais Terre-Neuve… Dantan tressaillit, regarda le matelot avec plus de sympathie. 96 — Comment ! Tu as pêché à Terre-Neuve et tu ne le disais pas, bougre d’idiot ! Il y avait de l’affection dans sa voix. Il ne se souvenait plus que c’était un complice des bandits qu’il avait devant lui. La mer lie ainsi des individus très différents. On pense qu’on a couru les mêmes dangers, ressenti les mêmes angoisses et de pareilles joies. — Ah ! tu as pêché la morue aussi… Et un quart d’heure durant, ils parlèrent de leurs campagnes, de pêches merveilleuses qu’ils avaient faites, de capitaines qu’ils connaissaient l’un et l’autre, de bateaux aperçus dans les eaux de pêche» (p. 49). «Ainsi arrive-t-il souvent des hommes qui ont dépassé le milieu de la vie. Dépourvus de l’enthousiasme et des fols espoirs de la jeunesse, ils peuvent encore accomplir une œuvre avec persévérance, mais ils tombent en cours de route dès que le hasard s’acharne sur eux et les accable de ses coups» (p. 68). «Il est dans la vie des moments où les sensations atteignent une telle intensité, que l’être qui les ressent perd le contrôle de lui-même. Il agit, poussé par son instinct, sans réflexion, sans prudence» (p. 70). «Quel duel terrible se déroulait sur la falaise ! Les deux hommes étaient forts. Ils étaient braves l’un et l’autre, ne craignaient ni la douleur, ni la mort. Et la rage les animait pareillement ! Dès le début, Dantan faillit être vaincu, car son adversaire avait saisi sa main blessée et la douleur fut telle que l’écrivain crut s’évanouir. Il se ressaisit néanmoins. En somme, il ne disposait en fait d’arme que de sa seule main gauche. D’un mouvement preste, il chercha aussitôt la gorge de l’ennemi, enfonça ses doigts comme des tenailles. Ce monstrueux enlacement dura près de dix minutes. […] Maintenant, tout le monde regardait la lutte sauvage des deux hommes, des deux géants plutôt car, vraiment, en cette minute, ils étaient d’une beauté surhumaine» (p. 71). À consulter C. DELCOURT, «Une esthétique ensembliste», in Lire Simenon. Réalité/fiction/écriture, Bruxelles, Nathan/Labor, «Dossiers Media», 1980, pp. 154, 160, 161. 97 F. LACASSIN, Conversations avec Simenon, Genève, La Sirène/Alpen, 1990, p. 117. M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31, 32, 34, 48, 50, 54, 55, 57, 58, 59, 60, 63, 69, 70-71, 86, 91, 100, 104, 107, 110. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. M. LEMOINE, «Traces autobiographiques d’origine liégeoise dans l’œuvre romanesque de Georges Simenon», in Cahiers Simenon, n° 3, Des doubles et des miroirs, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1989, p. 138. Christian Brulls, Jacques d'Antifer, roi des Îles du Vent «Roman d’aventures» Roman d’aventures exotiques Paris, Ferenczi, «Le Livre de l’Aventure», 18, 1930, 18,5 x 12 cm, 200 pp. Contrat du 15 décembre 1926. Réédition abrégée : L’Héritier du corsaire, Paris, Ferenczi, «Voyages et Aventures», 77, s.d. (1934). Trois parties de neuf, huit et neuf chapitres. I, 1 : Le vainqueur du «Grand Prix». 2 : L’or des «îles du vent». 3 : La passagère du «Leeward». 4 : La relique des Caraïbes. 5 : L’île «Marie-Galante». 6 : Le domestique mystérieux. 7 : Troublante ressemblance. 8 : Le document antique. 9 : Au temps de la flibuste. II, 1 : Sur la piste. 2 : L’oreille coupée. 3 : Le diamant venu de nulle part. 4 : Un homme contre cinquante. 5 : L’hallucinante menace. 6 : Le «triméditel». 7 : La danse du feu. 8 : Vers le trésor ! III, 1 : Déception et inquiétude. 2 : La méprise. 3 : La démence de l’or. 4 : Le jockey fastueux. 5 : Le souterrain de la faim. 6 : Trop tard ! 7 : Le descendant d’un corsaire. 8 : Le canon d’un fou. 9 : Une cour martiale. N.B. : La réédition du roman sous le titre L’Héritier du corsaire voit tous les chapitres abrégés et intégrés deux à deux, de sorte qu’elle comporte treize chapitres au lieu des vingt-six que comprend Jacques d’Antifer, roi des Îles du Vent. On y observe quelques particularités concernant les titres des chapitres (titre du cinquième chapitre — correspondant au neuvième chapitre de la première partie et au chapitre premier de la deuxième partie de Jacques d’Antifer, roi des Îles du Vent — : Le document antique, qui était le titre du huitième chapitre de la première partie de Jacques d’Antifer, roi des Îles du Vent, ce dernier étant intégré au quatrième chapitre de L’Héritier du corsaire ; titre du sixième chapitre — correspondant aux deuxième et troisième chapitres de la deuxième partie de Jacques d’Antifer, roi des Îles du Vent — : Sur la piste, qui était le titre du chapitre premier de la deuxième partie de Jacques d’Antifer, roi des Îles du Vent, ce dernier étant intégré au cinquième chapitre de L’Héritier du corsaire ; titre du douzième chapitre — correspondant aux sixième et septième chapitres de la troisième partie de Jacques d’Antifer, roi des Îles du Vent — : Corsaires ; titre du treizième 98 chapitre — correspondant aux huitième et neuvième chapitres de la troisième partie de Jacques d’Antifer, roi des Îles du Vent — : La course à la mort !). Au début de L’Héritier du corsaire, on lit l’indication d’une Première partie, mais il n’y en a pas d’autre(s). Résumé Le jeune Jacques d’Antifer est intrigué par la chasse au trésor qu’entreprend l’Anglais John Raleigh dans les Antilles : en effet, ce personnage, ancien membre de la Chambre des Communes, s’est acharné il y a peu à vouloir lui acheter son château ancestral. Sa vitalité débordante correspondant mal, de surcroît, à la vie routinière que lui offre Paris, Jacques décide de partir, lui aussi, à la recherche de ce trésor caché jadis par des flibustiers. Accompagné de quelques serviteurs, il s’en va donc à bord de son yacht qui rejoint dans l’Atlantique celui de Raleigh. Observant le bateau anglais, Jacques s’aperçoit qu’une jeune fille semble prisonnière à bord. Une bouteille lancée à la mer et contenant un message lui apprend qu’il ne se trompe pas : Nita Derennes, fille d’un planteur de Marie-Galante, a en effet été enlevée, lors d’un voyage à Londres avec son père, par Raleigh et son secrétaire, Hardt, alors que ceux-ci s’emparaient d’une tête momifiée par des Caraïbes, tête que le père de Nita avait emportée dans ses bagages. La jeune fille a eu le malheur d’être témoin du vol ; de plus, les Anglais espèrent que sa connaissance de l’île les aidera à trouver le trésor. On arrive à Marie-Galante où Français et Anglais entreprennent leur quête, non sans que Nita ait été délivrée par Jacques. Celui-ci l’accompagne auprès d’un sorcier caraïbe qui détient d’anciens documents localisant le trésor. Il s’agit en fait du journal de bord d’un officier français qui s’avère être un ancêtre de Jacques. Combattant l’Espagnol et ayant fait naufrage, les Français du XVIIe siècle dont faisait partie ce lieutenant Georges d’Antifer ont caché leur butin dans l’île avant d’être capturés par des indigènes : ceci explique l’épisode de la tête réduite — dont les traits ressemblent à ceux de Jacques — et l’acharnement de Raleigh à acheter le château d’Antifer. Cependant, les Anglais, qui ont fait alliance avec des Caraïbes, capturent les Français. Jacques sauve la situation fort compromise en accomplissant une série de prouesses lors d’un rituel religieux, prouesses qui le font considérer par la population locale comme l’incarnation d’un dieu et évitent aux Français d’être… mangés, tandis que les Anglais deviennent à leur tour prisonniers des Caraïbes. Jacques et les siens ont alors les coudées franches et ont tôt fait de découvrir le fabuleux trésor que le héros compte restituer à la France. Entre-temps, le père de Nita est revenu en toute hâte de Londres et recherche sa fille. Au village caraïbe, Raleigh et Hardt lui font croire que Nita est prisonnière des Français. Ceux-ci subissent donc les conséquences d’un nouveau retournement des alliances : attaqués, ils sont vaincus et enfermés dans un souterrain avec… le père Derennes, confus de sa méprise, alors que les Anglais emportent le trésor. Le temps que les Français sortent de leur prison où les guette l’asphyxie, le yacht de Raleigh a repris la mer. Qu’à cela ne tienne : le dernier acte se joue sur l’Océan où les Français, tels les flibustiers d’autrefois, se lancent à l’abordage et réussissent à récupérer le trésor que défendent chèrement les Anglais. Jacques épousera Nita qui a pu apprécier ses qualités. 99 Commentaire Comme dans La Prêtresse des Vaudoux, autre fiction antillaise, l’intrigue est liée à un passé très lointain ; les trésors cherchés dans ce roman-là et celui-ci ont en effet été respectivement cachés aux XVIIIe et XVIIe siècles. La jeunesse, la santé, la vitalité de Jacques d’Antifer éclatent à chaque page et donnent chaud aux cœurs des autres Français auxquels il rend l’espoir au sein même des pires épreuves infligées par leurs ennemis. Parmi les héros des romans d’aventures exotiques, Jacques apparaît comme le super-héros, celui à qui toutes les qualités sont accordées. Intrépide, audacieux, bondissant d’exploit en exploit, il est partout à la fois et sauve par son dynamisme les situations les plus désespérées. Sa virilité n’exclut pas une sensibilité dont témoigne le «mâle adieu» (p. 193) qu’il adresse à ses compagnons morts au combat contre les Anglais. En outre, comme le fera plus tard Maigret, il s’efforce de «juger tranquillement, sans rancune si c’est possible» (p. 196). Néanmoins, l’enthousiasme débordant et juvénile dont il fait preuve entraîne davantage le sourire du lecteur qu’une adhésion sans réserve. Nous sommes plus sensibles à la peinture moins soignée, mais plus attachante, des «mauvais», trois Anglais dont le premier, Raleigh, est un fou avide de richesses, dont le deuxième, Hardt, se révèle être un fourbe à l’âme la plus noire, mais dont le troisième, Peary, possède une grande noblesse de caractère. Doué de ses multiples qualités, Jacques d’Antifer ne peut être que Français. Patriote convaincu, il veut rendre à la France le trésor qui lui appartient légitimement (p. 177), même s’il oublie, dans son nationalisme exacerbé, que «cet or et ces pierreries» (ibid.) ont jadis été dérobés par les corsaires français à un navire espagnol. On peut considérer à cet égard que le roman nous fait assister à une sorte de compétition entre la France et l’Angleterre dont le journal de bord de l’ancêtre constitue une mise en abyme franco-espagnole. À la magnanimité des aïeux (p. 74) fait d’ailleurs écho celle du héros qui use de la plus grande mansuétude envers ses adversaires (pp. 196-199). Tous les Français, cependant, ne sont pas de la même trempe que Jacques d’Antifer. Parmi eux figurent de curieux comparses, comme Georges Bourdin, alias Joe Strix, qui se laisse séduire par sa condition de nouveau riche avant de réagir avec vigueur, ou comme Léon, le peureux dont l’attitude contraste singulièrement avec celle du héros. Nous avons donc affaire là à deux anti-héros typiques. Tout en faisant allusion au mélange des races antillaises, le roman prétend que les îles ne sont pas exemptes de préjugés raciaux. Le court passage suivant montre aussi que le sens du terme «créole» était assez vague dans l’esprit du jeune Simenon : «Nulle part autant qu’aux Antilles le préjugé des races n’est impérieux. Un créole méprise profondément le mulâtre un peu plus café-au-lait que lui ; le mulâtre se refuse à fréquenter l’homme d’une nuance plus sombre et celui-ci affiche de la hauteur vis-à-vis du nègre franchement noir» (p. 162). Même s’il n’est pas question ici du culte vaudou, le roman offre plus d’une ressemblance avec La Prêtresse des Vaudoux qui se déroule dans un cadre géographiquement et thématiquement proche : nous passons en effet de l’île de Haïti à celle de Marie-Galante. 100 Recherche d’un trésor caché jadis dans l’île, souterrains périlleux, retournements de situations, trouvaille miraculeuse d’un diamant dont le héros est mystérieusement en possession : ces éléments constituent, parmi d’autres, quelques motifs communs aux deux œuvres, La Prêtresse des Vaudoux paraissant pourtant littérairement plus élaborée. Castier, le capitaine du yacht de Jacques d’Antifer, rompt «le tuyau de sa pipe en serrant les mâchoires» (p. 20) lorsqu’il est préoccupé (voir aussi p. 31), tout comme le fera parfois Maigret en proie à une intense émotion. Extraits «Déjà un acte invraisemblable se déroulait sous ses yeux, illustrant mieux que n’importe quoi le tempérament intrépide, follement audacieux, de Jacques d’Antifer. Celui-ci, avec une vélocité surprenante, avait bondi au milieu de la clairière et, avant que les spectateurs ahuris eussent pu se ressaisir, il s’était approché d’Elie Hardt, qui venait de mettre sa tête à prix. Il n’avait pas de revolver à la main, mais seulement son couteau. — Ah ! Je vaux vingt mille dollars ! cria-t-il, en accompagnant ces mots d’un vaste éclat de rire. Ah ! le reçu sera signé avec mon sang !… En voilà d’autre pour signer le pacte que vous venez de faire avec ces sauvages… Du beau sang frais… Preste comme l’éclair, il tendait le bras, lançait quelque chose au visage du secrétaire. La scène avait été si rapide que nul n’avait eu seulement l’idée d’intervenir. On entendit un terrible cri de douleur. Antifer, en effet, avait coupé une oreille d’Elie Hardt. C’est cela qu’il lui avait jeté à la face» (p. 88). «Havanes aux bagues larges comme des ceintures, liqueurs fines, mets de choix, l’ancien jockey connut tout cela, ce qui ne l’empêchait pas de soupirer en pensant à l’admirable vie qu’il eût pu mener à Paris avec sa fortune. — Hélas ! je ne reverrai plus la France ! lui arrivait-il de gémir. Jamais je ne me déciderai à traverser la mer à nouveau… — Bah ! se consolait Léon. On n’est pas mal ici. Le travail n’est pas dur… Il ne faisait rien du tout ! Il se contentait de donner des ordres à un domestique indigène qui lui-même, grâce à de la menue monnaie, faisait exécuter la besogne par des bambins miséreux. Ainsi vont les choses sous les tropiques, où le travail est considéré comme la chose la plus pénible et la plus déshonorante» (p. 162). 101 À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, p. 53. M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 32, 35, 59, 60, 62, 63, 74, 76, 83, 85, 88, 91, 98, 104, 107. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. Christian Brulls, Nox l'insaisissable Roman policier Paris, Ferenczi, «Le Roman Policier», 2, s.d. (1926), 18 x 12,5 cm, 31 pp. Achevé d’imprimer : 1926. Cinq chapitres. 1 : L’invraisemblable missive. 2 : Nox l’insaisissable. 3 : La villa de Saint-Cloud. 4 : Sur la grand’route. 5 : La cicatrice. Résumé Le détective privé Anselme Torrès s’est juré d’arrêter le cambrioleur Nox, dit l’Insaisissable, le «bandit invisible». Or, ce bandit vient une fois encore de se jouer de son adversaire en dérobant des pierres précieuses pour plusieurs millions à la banque American Trust de la place Vendôme ; il a même poussé l’audace jusqu’à avertir Torrès de l’heure à laquelle il allait opérer et, pour comble, afin d’accomplir son exploit, il s’est fait passer pour le détective lui-même. Celui-ci retrouve néanmoins la piste de Nox et il vient l’arrêter dans sa villa de Saint-Cloud. Il commet pourtant une erreur dont profite Nox pour s’enfuir et pour échafauder un plan qui doit aboutir à l’arrestation… du détective. C’est ce qui ne manque pas de se produire : poursuivant Nox en route pour la Belgique, Torrès est arrêté par la police de Maubeuge. Il s’échappe et parvient à rejoindre Nox au poste de douane où arrivent aussi les policiers maubeugeois qui arrêtent les deux hommes avant de reconnaître enfin la bonne foi de Torrès. Cependant, grâce à un nouveau coup d’audace, Nox peut passer la frontière et gagner la Belgique où il sera en sécurité. Du moins Torrès a-t-il eu le temps de récupérer les bijoux. Commentaire Il s’agit là de la première tentative de Simenon dans le domaine du roman policier. Néanmoins, la lutte entre les deux hommes très intelligents et déductifs que sont Torrès et Nox n’apparaît que comme une très pâle préfiguration de la lutte entre Maigret, l’intuitif, et Radek, l’intellectuel, à laquelle nous assisterons dans La Tête d’un homme. 102 Le détective n’est pas plus sympathique que le bandit dont le lecteur admire le talent, un peu comme il admire Arsène Lupin, qui semble avoir inspiré Nox. Un des noms d’emprunt de Nox est Tardivon, nom déjà apparu dans Les Larmes avant le bonheur et qui appartenait en propre au régisseur du château de Paray-le-Frésil dont Simenon s’est souvenu pour créer le personnage du père de Maigret. À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 151-152. M. DUBOURG, «Maigret et Cie ou les détectives de l’agence Simenon», Mystère-Magazine, n° 203, décembre 1964, p. 109. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, p. 23. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). S.G. ESKIN, Simenon : a critical biography, Jefferson, Mc Farland & Company, 1987, p. 65 et sa traduction française, Simenon. Une biographie, Paris, Presses de la Cité, 1990, p. 95. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 267. M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 99-102. Gom Gut, L'Homme aux douze étreintes Roman léger Paris, Prima, «Collection Gauloise», 70, s.d. (1927), 18,5 x 12 cm, 48 pp. Date de parution présumée : 10 janvier 1927. Six chapitres. 1 : Où Joséphin Fessemolle n’est pas encore tout à fait l’homme aux douze étreintes, mais où il n’est pas loin de le devenir. 2 : Où l’on assiste à des manœuvres que la morale réprouve mais que les pompes funèbres tolèrent. 3 : Où Joséphin veut douze étreintes, coûte que coûte et où, ma foi, il fait preuve d’un réel courage. 4 : Où l’on s’aperçoit que le métier de cartomancienne n’est pas sans risques et où cela pourrait bien tourner mal pour Mme. Eugénie. 5 : Où, comme dit Fessemolle, on va voir ce qu’on va voir ! 6 : Qui est le dernier et où il est surtout question de petits pois. Résumé Eugénie, cartomancienne adipeuse de la place Clichy, certifie à Joséphin Fessemolle, dont la trentaine est encore vierge, que la fortune lui viendra le jour où il accomplira douze étreintes consécutives avec une femme brune. Elle en profite pour lui ravir sa virginité. 103 Joséphin se met à l’œuvre dans une maison de passe où cinq pensionnaires viennent à bout, en vingt-quatre heures, des douze étreintes : il reçoit bien un héritage, mais peu important. Furieux, il retourne se plaindre auprès d’Eugénie. Celle-ci, qui est justement brune, lui fournit la preuve tangible que les douze étreintes avec une seule partenaire sont possibles… et elle l’épouse. Eugénie est en effet fortunée. Ils s’établissent en banlieue où Joséphin trompe sa femme avec Elise, leur bonne. Commentaire Parmi les protagonistes de ce récit amusant, le moins divertissant n’est pas le perroquet d’Eugénie qui répète inlassablement : «Passe-moi ta main». Joséphin est dit «commis-voyageur en enterrements». Il est en effet employé chez l’entrepreneur de pompes funèbres Torgnol. Il semble bien que ce dernier transpose humoristiquement le réel Borniol auquel feront allusion plus tard La Fenêtre des Rouet et Maigret et l’Inspecteur Malgracieux. Est-il besoin d’attirer l’attention sur le nom du héros ? Extrait «— Alors, le jour où tu livreras douze assauts à la femme brune tu deviendras riche… Et Mme Eugénie brouilla les cartes, se leva, en poussant un profond soupir. — C’est combien ? questionna Fessemolle en tirant son portefeuille. Mais elle n’entendit pas. Elle se contemplait amoureusement dans le miroir. — As-tu remarqué que je suis brune ! s’écria-t-elle soudain. Oui, je suis brune… de partout… C’est ce qu’il est important de savoir… Et elle laissa tomber le caraco, ainsi que le jupon du même rose qui voilait auparavant ses formes plantureuses. — Regarde !… C’est vrai que je suis brune de partout… Joséphin Fessemolle feignait de regarder le perroquet qui criait de plus belle : — Passe-moi ta main… Passe-moi ta main… Il toussa, se troubla, se moucha avec un bruit de trompette. Quand il permit à son nez de revoir le jour, cet appendice était rouge et luisant. — Brune, mon petit ! répétait Eugénie. Cela ne te dit rien ? Et comme il restait là, à la regarder d’un air bête, elle se précipita vers lui, écrasa contre sa maigre personne toute sa chair vibrante. Elle sentait le rhum et la flanelle. 104 Joséphin ferma les yeux… Il sentit qu’on l’entraînait vers un lit couvert de reps rouge. — Que faites-vous ? gémit-il… Oh !… Que… que… — Passe ta main ! Passe ta main !… glapissait le perroquet inlassable. — Oui, tu es un tempérament ! soupirait Mme Eugénie. Mais il faut que j’en sois sûre… Alors, tu comprends… Le chapeau melon orné d’un crêpe roula par terre. Le veston de cheviote (sic) noire alla se suspendre à la cage du perroquet. Le… le… pantalon aussi ! — Que faites-vous ?… Que… Je… Oh !… Joséphin ne résista plus» (pp. 8-9). Georges Sim, Le Feu s'éteint Roman sentimental Paris, Fayard, «Les Maîtres du Roman Populaire», 308, s.d. (1927), 26,5 x 18,5 cm, 70 pp. Contrat du 15 janvier 1927. Réédition : Paris, Fayard, «Les Romans d’Amour de Georges Sim», 5, 1954. Trois parties de onze, dix et onze chapitres. I: Le «Clos des Gueux». 1 : Le foyer tiède. 2 : Le père et le fils. 3 : La Tentation. 4 : Vers le Destin. 5 : Manette. 6 : L’amour naît. 7 : Sur la pente. 8 : Une autre passion. 9 : La lettre. 10 : Dans la nuit !… 11 : Au fil de l’eau. II : Le foyer dispersé. 1 : Solitude. 2 : Anniversaire. 3 : Deux épaves. 4 : La joie d’André. 5 : Pendant que Jean attend. 6 : Le plan infernal. 7 : L’inexplicable agression. 8 : L’accusation. 9 : Le coupable ! 10 : Quand-même ! III : La villa au bord de l’eau. 1 : Le rendez-vous. 2 : Au «Picratt’s». 3 : Un éclat de rire. 4 : Deux hommes. 5 : Le retour de Manette. 6 : L’étreinte de la fatalité. 7 : Les mois interminables. 8 : Départ. 9 : Maternité. 10 : Jean. 11 : Épilogue. Résumé Au Clos des Gueux, entre Pouilly et Sancerre, vit une famille de vignerons, les Chadourne. Le père est honnête et droit ; la mère, craintive et résignée. André, leur fils, poursuit à Paris des études d’ingénieur. Il est revenu au Clos demander de l’argent, car il est amoureux d’une riche Roumaine, Elvire Tedesco, auprès de laquelle il ne veut pas faire mauvaise figure. Le père ne voulant rien entendre, André se résigne mal et parle de se 105 suicider ; prise de pitié, sa sœur Manette lui procure ce qu’il désire en puisant dans le coffre familial. André retourne à Paris où l’attend sa dulcinée qui le fait engager par une société de recherches techniques. Au Clos, Manette est amoureuse d’un châtelain voisin, le comte d’Etances, lequel lui rend cet amour, ce qui provoque la jalousie de Jean, aide-vigneron amoureux d’elle. La jeune fille reçoit une lettre d’André réclamant à nouveau de l’argent. Pardonnant tout à son frère, elle demande la somme au comte qui la lui offre volontiers. Éperdue de bonheur, Manette se donne à lui. Le lendemain, elle s’aperçoit que le comte a quitté le château ; elle ne peut savoir qu’un peu éberlué par la somme demandée, il est parti réfléchir dans son hôtel parisien. Elle se méprend sur le sens de cette retraite et tente de se suicider, mais elle est sauvée par Jean qui la soigne. Guérie, elle se rend à Paris, devinant qu’elle y trouvera le comte. Jean l’accompagne et vit auprès d’elle comme un frère en attendant qu’elle ait découvert celui qu’elle aime. Elle est embauchée comme secrétaire dans l’usine de Billancourt où travaille son frère. Celui-ci la présente à Elvire et à ses amis roumains qui sont en fait des espions travaillant pour le compte de l’Allemagne ; ils se servent d’André pour se procurer des documents secrets concernant des découvertes techniques. Consciente de la gravité de ces actes. Manette rend les documents au sousdirecteur de l’usine, dont elle est la secrétaire. On la croit coupable du vol et elle est bien près de devoir satisfaire, à cause de cela, les assauts libidineux du sous-directeur qui exerce sur elle le chantage que l’on devine. Dans un cabaret où il l’a invitée, elle est stupéfaite de découvrir le comte d’Etances en galante compagnie. Cette vision l’affole et elle est la proie d’une dépression nerveuse. Le dévouement de Jean opère à nouveau : admirable d’abnégation, il la soigne longtemps, tandis qu’André, en guise de réparation, s’engage et combat pour la France en Syrie. Manette étant enceinte, Jean continue à s’occuper d’elle, toujours de la façon la plus platonique. Elle envisage de vivre avec lui et l’enfant qu’elle attend, mais Jean, dont la grandeur d’âme est de plus en plus étonnante, retrouve le comte qui aime encore Manette, de sorte qu’à la naissance de l’enfant, d’Etances vient implorer son pardon. Ils s’épousent, tandis que Jean revient au Clos des Gueux où il se console en vivant dans les lieux qui ont vu Manette… Commentaire Ce roman sentimental qui mène de front deux intrigues amoureuses (celle qui s’attache à André et à Elvire ; celle qui suit Manette, Jean et le comte) est aussi un roman d’espionnage, mais cet aspect n’intervient que dans la deuxième des trois parties et reste subordonné aux histoires d’amour. À la fin du troisième chapitre de la première partie et du chapitre premier de la deuxième, Simenon introduit un paragraphe qui détourne le lecteur de l’atmosphère tendue qui précède. Le père Chadourne est un personnage contemplatif et taciturne dont la stature et certaine attitude semblent annoncer celles de Maigret : «homme magnifique, grand, large, puissant» (p. 4), il serre entre ses dents «le tuyau d’une courte pipe» (ibid.), reste impénétrable lorsqu’il est préoccupé et aime à se camper chaque soir, immobile et pesant, «au milieu de la poterne» (p. 5), où il fume «lentement, par bouffées épaisses» (ibid.). Son épouse, Marie Chadourne, possède des traits de caractère appartenant à la mère de Simenon telle que l’a montrée ailleurs le romancier. 106 La situation du Clos des Gueux entre Pouilly et Sancerre fait à nouveau penser à une inspiration de Tracy-sur-Loire où vécut Simenon lorsqu’il était secrétaire du marquis de Tracy. On se rappelle d’autre part que l’idylle vécue par Jacques de Tercy et Germaine dans Un Péché de jeunesse naissait dans la même région vinicole où Germaine avait d’ailleurs été élevée par des vignerons et où Jacques de Tercy était déjà le châtelain local. Un des espions roumains se nomme Alex Sovrinos, nom qui rappelle celui d’Alexandre Sovrinos, le triste banquier du Roman d’une dactylo. Extraits «Le soir où les deux hommes avaient arpenté la route, le jeune homme eût été aussi capable de s’emporter, de rompre toute relation avec sa famille, voire de commettre quelque violence que de s’émouvoir et de se laisser reprendre par la tiédeur de la vie familiale. La tristesse grave de son père, qu’il avait senti (sic) percer à travers des paroles tranquilles en apparence, l’avait remué au plus profond de lui même (sic). Il était rentré au “Clos des Gueux”, des larmes pleins (sic) les yeux. Le lendemain, il fut de bonne heure sur les pas du vigneron dans les celliers, où il se fit expliquer le minutieux travail de coupage, puis de dosage de la liqueur nécessaire au vin mousseux. Il voulut même mettre la main à l’ouvrage, mais les ouvriers, voyant ses mains blanches et sa silhouette élégante n’acceptèrent pas de lui abandonner leur besogne. — Ce n’est pas de l’occupation pour vous, monsieur André ! surtout que cela laisse des taches sur la peau… Le jeune homme erra des caves et des ateliers au bureau où il tenta d’aider sa sœur. Le temps était gris. Une pluie fine tombait sans répit sur la campagne, augmentant la mélancolie de celle-ci. Chadourne laissait toute liberté à son fils, mais à chaque instant il essayait adroitement de l’intéresser au mécanisme de l’exploitation, qui était extrêmement complexe depuis que le “Clos des Gueux” avait pris une telle extension. André écoutait. Puis son regard devenait plus flou, se perdait dans une rêverie involontaire. Il évoquait l’appartement capiteux où le rythme de la vie était plus vif, où tout concourait à fouetter le sang, à tendre les nerfs…» (p. 8). «Il monta dans sa chambre dès que le repas fut fini. — Il est malheureux ! gémit la mère à cet instant. Cela me fait mal de le voir ainsi. Chadourne, qui allumait sa pipe, haussa les épaules. 107 — Il serait encore plus malheureux si je le laissais partir ! martela-t-il. Mais vous autres, femmes, vous ne considérez que le présent… Qu’il parte à nouveau à Paris avec de l’argent dans ses poches et dans un an, dans deux ans tout au plus, ce ne sera plus qu’une épave, un sinistre raté, s’il ne commet pas quelque irréparable bêtise. Ne vaut-il pas mieux qu’il souffre un peu maintenant ? Mais c’était là un langage d’homme, que des hommes seuls eussent pu comprendre. Les femmes s’affolent au spectacle de la douleur et sont incapables d’un pareil stoïcisme» (p. 9). «Elle sortit sur la pointe des pieds. Elle entendit le pas lent de son père qui rentrait, secouait sa pipe contre le portant. Il lui sembla que tout son sang se retirait soudain. Elle courut à sa chambre comme si elle était poursuivie. Et, un quart d’heure plus tard, alors que tout semblait dormir au “Clos des Gueux”, elle murmurait, les yeux grands ouverts sur l’obscurité de sa chambre : — Être aimée ainsi… Être aimée !… Aimer !… Il y eut un léger crissement sur le gravier de la cour. Quelqu’un se retourna dans un lit dont le sommier cria» (p. 10 ; fin du troisième chapitre de la première partie). «Il existe certainement chez les parents, chez les mères surtout, une sorte de préscience (sic), une double vue inconsciente pour tout ce qui concerne leur enfant» (p. 20). «N’en est-il pas toujours ainsi au début de la vie ? L’amour apparaît si beau, si noble, si surhumain en un mot qu’on n’ose l’effleurer d’une pensée ou d’une phrase vulgaire. À cause de cela peut-être maintes jeunes filles restent des mois sans oser avouer à leurs parents, ceux-ci leur fussent-ils extrêmement chers, que leur cœur est pris» (p. 20). «Le visage se brouilla. Les traits devinrent effrayants. Il semblait en les regardant qu’on assistât à une lutte terrible. Et la douleur fondit enfin en larmes. Deux larmes seulement, deux grosses gouttes troubles qui hésitèrent au bout des cils, roulèrent sur les joues sèches, zigzaguèrent avant de s’étaler sur le vêtement. — Nous ne pouvons même pas aller poser ces fleurs sur une tombe !… articula plus lentement l’homme aux épaules ployées. Nous ne sommes plus que deux, deux vieux qui n’ont plus rien à faire sur terre, qu’attendre le moment de mourir. Dans un élan de tendresse, il saisit sa femme dans ses bras, l’étreignit comme il l’eût fait vingt ans plus tôt, farouchement. 108 — Deux pauvres vieux ! répéta-t-il. Dans un coin de la cuisine, la vieille Toinette se mouchait pour cacher son émotion. Un coq, échappé du poulailler, s’était juché sur la fenêtre et chantait, le cou tendu, le bec large ouvert» (p. 27 ; fin du chapitre premier de la deuxième partie). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon. Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 20, 23-24. M. DUBOURG, «Géographie de Simenon», in Simenon (sous la direction de F. Lacassin et G. Sigaux), Paris, Plon, 1973, p. 139. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, p. 18. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). M.B. ENDRÈBE, «Chroniques détectives : Georges Simenon», in Enigmatika, n° 32, novembre 1986, p. 57. (Reproduction d’un article vraisemblablement paru en 1954). M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 268, 273. M. LEMOINE, «Maigret en gestation dans les romans populaires», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, pp. 54-55. Georges Sim, L'Envers d'une passion Publication non établie. Contrat du 8 février 1927 (avec l’éditeur Rouff). Nous signalons pour mémoire ce contrat concernant un roman à l’existence incertaine. Jean du Perry, Lili-Tristesse «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Livre», 747, s.d. (1927), 14 x 10,5 cm, 79 pp. Achevé d’imprimer : février 1927. Onze chapitres suivis d’un épilogue. 1 : Celle qui reste. 2 : Le nid déserté. 3 : Humiliations et chagrins. 4 : Un sauveur. 5 : Désillusions. 6 : Chez M. Maxime d’Osmont. 7 : Le prince charmant. 8 : Fuite. 9 : Désarroi et combinaisons. 10 : Un désespoir. 11 : Un père. 109 Résumé À dix-sept ans, Lili perd sa mère bien-aimée alors qu’elle n’a jamais connu son père. Son oncle et sa tante Ponsot l’emmènent de Paris dans leur épicerie de Bourges où elle est exploitée, maltraitée et où leur fils Henry tente d’abuser d’elle. Elle s’enfuit et parvient à regagner Paris grâce à la générosité de l’académicien Maxime d’Osmont, qu’elle rencontre à la gare et qui l’engage comme secrétaire. Grande est la stupéfaction de la jeune fille lorsqu’elle reconnaît dans le fils de l’académicien un jeune homme prénommé André qui lui avait déclaré son amour avant la mort de sa mère ; elle n’avait pu le revoir et ses lettres avaient été interceptées par les affreux Ponsot. Leur attirance est réciproque, mais des remarques malveillantes, sarcastiques et cyniques d’un cousin de l’académicien, des Landons, font fuir Lili qui ne veut pas que l’on croie son amour intéressé. Elle tente de se suicider sur la tombe de sa mère où elle est retrouvée par les Ponsot et sauvée par un gardien. En fait, les Ponsot n’ignorent pas les recherches effectuées par le père de Lili — qu’ils connaissent — pour retrouver sa fille ; espérant recevoir une fortune en échange de renseignements, ils sont venus lui apprendre ce qu’ils savent d’elle. Or, ce père n’est autre que des Landons qui avait jadis abandonné la mère de Lili, la croyant infidèle. Lili va donc pouvoir épouser André sans arrière-pensée, mais l’académicien est un peu triste : lui aussi aimait Lili. Commentaire L’épicerie berruyère des Ponsot semble inspirée par celle que tenait Maria CroissantBrüll, tante de Simenon, dans le quartier liégeois de Coronmeuse : elle est située «à la limite de la ville et de la campagne», on y vend de tout et il y règne une odeur caractéristique (pp. 10-11). Lorsque Lili s’échappe de Bourges et arrive à Paris, elle se précipite «vers le premier bar pour y dévorer des croissants. Et comme ils étaient savoureux !» (p. 27). Quand il est arrivé à Paris, venant de Liège, en décembre 1922, Simenon s’est lui aussi précipité sur des croissants qui ont constitué son premier repas parisien : ils avaient «un goût merveilleux» et ont été son premier «contact agréable avec Paris» (G. Simenon, Un Homme comme un autre, Paris, Presses de la Cité, 1975, p. 33). Cet épisode est raconté dans d’autres œuvres autobiographiques. Extrait «Est-il un moyen d’empêcher deux cœurs de battre à l’unisson ? Dans l’atmosphère chaude du cabinet de travail, les jeunes gens apprenaient à se mieux connaître qu’au cours de leurs entretiens de jadis, parmi la bousculade des trottoirs. André de Latour découvrait toute la finesse de cette petite ouvrière qui, au physique comme au moral, méritait de prendre place dans n’importe quel monde. Quant à Lili, elle savait maintenant, à n’en plus douter que M. André n’avait pas cherché du tout à s’amuser d’elle, mais qu’il nourrissait à son égard des sentiments tendres et profonds» (pp. 45-46). 110 À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du films noirs, 1989, pp. 269, 270. M. LEMOINE, «Traces autobiographiques d’origine liégeoise dans l’œuvre romanesque de Georges Simenon», in Cahiers Simenon, n° 3, Des doubles et des miroirs, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1989, p. 120. Jean du Perry, Un Tout Petit Cœur «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Tallandier, «Le Livre de Poche» (nouvelle série), 173, s.d. (1927), 16,5 x 11 cm, 64 pp. Achevé d’imprimer : février 1927. Neuf chapitres suivis d’un épilogue. 1 : La chanson des vingt ans. 2 : Le ver dans le fruit. 3 : L’intendant Torduron. 4 : La brute. 5 : Le drame africain. 6 : La passion aveugle. 7 : Le fiancé. 8 : Face à face. 9 : L’affolante découverte. Résumé Un drame affreux s’est déroulé il y a vingt ans au cœur de la jungle camerounaise. Trois aventuriers, dont Torduron et Mascaret, ont attaqué le marquis et la marquise de Vérigny pour les dépouiller de leurs diamants. Le marquis a été tué par Torduron ; la marquise, blessée par Mascaret, a été achevée par Torduron, tandis que leur bébé a été abandonné aux fauves. Bourrelé de remords, Mascaret est revenu sur les lieux du crime afin de sauver l’enfant… et la mère qui n’était pas morte. L’aventurier a laissé dans un asile du Caire la marquise devenue folle de douleur et est rentré en France avec l’enfant, une petite Annie qu’il a fait passer pour sa fille. Celle-ci vit aujourd’hui dans un château de la côte normande avec Mascaret qu’elle croit être son père. Elle aime son voisin, le beau lieutenant de marine Gérald. Un nouvel intendant se présente à la propriété : c’est Torduron qui menace Mascaret de dévoiler son imposture et de l’accuser du crime passé s’il ne lui donne pas la main de sa fille. Tandis que Mascaret résout son dilemme en se suicidant, Torduron est bien près de parvenir à abuser d’Annie. Il faut l’arrivée de Gérald pour sauver la vertu de la jeune fille qui reste traumatisée par la scène violente qu’elle a vécue. Elle ne guérit qu’un mois plus tard et retrouve sa mère, guérie elle aussi, Torduron ayant été livré à la justice. 111 Commentaire Le récit du drame passé est inséré dans le présent (cinquième chapitre) moins artificiellement que dans certains romans précédents. Ce récit arrive en tout cas à point nommé pour répondre aux questions que se pose le lecteur quant à l’attitude intransigeante de Torduron qui commande en chef à Mascaret. Les Noirs présents dans l’épisode africain sont nettement inférieurs aux Blancs qu’ils servent très mal. Il faut sans doute voir dans le patronyme Torduron une déformation péjorative de Tardivon dont c’est la troisième utilisation après Les Larmes avant le bonheur et Nox l’insaisissable. C’est d’ailleurs la deuxième fois (voir Les Larmes avant le bonheur) que le patronyme désigne un intendant de propriété, ce qu’était dans la réalité le Pierre Tardivon qui a inspiré à Simenon le personnage du père de Maigret. Avant de se suicider, Mascaret a glissé sa confession dans une… enveloppe jaune. Extraits «Le tableau était délicieux. Des roses montaient à l’assaut du vieux mur comme si elles eussent voulu, elles aussi, voir de plus près cette rose plus fraîche qu’elles qu’était la jeune fille. Sur la pelouse, Mathilde était gracieuse dans sa robe d’un vert pâle, et son frère ne déparait en rien l’harmonie de l’ensemble. C’était un beau matin de mai. Comment ne pas être gai, ne pas respirer plus profondément, n’être pas heureux de vivre lorsqu’on s’agite dans un pareil cadre ?» (p. 4). «Un jour qu’ils croyaient mourir sous l’accablante chaleur, ils avaient débouché tout à coup dans une clairière où des blancs les avaient accueillis. Quelle surprise de rencontrer au cœur de la brousse un jeune ménage dans toute l’acception du mot, une jolie femme et un bébé de deux semaines à peine ! Quelle surprise plus grande encore d’apprendre que ces gens étaient de cette aristocratie qui produit tant d’oisifs» (p. 30). «N’y a-t-il pas dans le cœur du plus exalté des amants, tout au fond de ce cœur, une place trouble où la jalousie parvient toujours à s’ancrer, où le doute le plus affreux parvient à se faire jour ?» (p. 48). 112 «Que se passait-il dans l’âme de l’amoureux ? C’est ce qu’il est difficile de démêler. Notre cœur possède tant et tant de détours, qu’il nous est impossible parfois de déterminer le mobile de nos propres actes» (p. 49). «Quelle douleur plus âpre que le doute ? La certitude de notre malheur nous accable, mais aussitôt les forces vives de notre être se révoltent et le désespoir n’est jamais absolu. Le doute, au contraire, livre en nous un combat acharné, nous ronge, nous décourage. On ne lutte pas contre lui. On le subit. On s’avoue vaincu dès la première minute. On perd tout contrôle, tout jugement» (p. 50). «Mathilde faisait preuve d’un courage extraordinaire, d’une présence d’esprit que les femmes révèlent presque toujours aux moments tragiques, où, il faut l’avouer, elles sont supérieures aux hommes» (p. 52). «Quel cri que celui qui éclata tout à coup, derrière un rideau ! Une femme se précipita à cet instant vers le lit, sanglotante, échevelée. — Ma fille ! Ma fille !… criait-elle d’une voix indescriptible… Oui, tu as une maman… Annie… C’est moi ! J’étais là… Ma petite fille… Lentement, Gérald et sa sœur s’éloignèrent, la poitrine serrée, sentant bien que l’étreinte dont ils étaient les témoins, cette étreinte farouche et d’une infinie douceur, mêlant intimement deux êtres, faisant jaillir des cris de passion, était l’expression la plus sublime de l’amour humain. — Viens, Gérald… Chut !… Ils percevaient des mots balbutiés, qui n’avaient pas de sens pour eux, qui n’en avaient que pour la mère et l’enfant, de vrais mots de délire… mais non plus du délire des corps meurtris… du délire des âmes trop heureuses !» (p. 64 ; fin du roman). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 270. 113 Gom Gut, Étreintes passionnées Roman léger Paris, Prima, «Collection Gauloise», 74, s.d. (1927), 18,5 x 12 cm, 48 pp. Date de parution présumée : 10 avril 1927. Cinq chapitres suivis d’un épilogue. 1 : La nuit très tumultueuse de Mrs. Mac O’Kan et ses résultats presque catastrophiques. 2 : Où Eléonore est vraiment une âme en peine, et il n’y a pas que l’âme ! 3 : Discrétion diplomatique au sujet d’un incident susceptible de rompre l’équilibre européen. 4 : Une princesse qui n’est pas commode… ou qui l’est trop ! 5 : L’Ivresse retrouvée… Résumé Ivre, la riche Américaine Eléonore Mac O’Kan passe à Paris une nuit orgiaque en compagnie de son mari et de plusieurs autres partenaires. Le lendemain, elle veut retrouver le mâle qui lui a fait connaître des émotions inoubliables. Elle n’y parvient pas, mais, emmenée par l’épouse d’un de ses amants nocturnes dans un endroit aux plaisirs asiatiques raffinés, elle y provoque un scandale qui la conduit au Dépôt. Là, un détenu lui fait retrouver les sensations auxquelles elle aspirait. C’est une sorte de clochard que le commissaire engage dans la police des mœurs, craignant un possible chantage. Commentaire Comme dans ce roman amusant, l’intrigue de Doubles Noces était déjà basée sur la recherche d’un fougueux étalon. Extrait «L’Agha caressait toujours, cependant que son visage devenait rose, puis pourpre puis bleuâtre. Il s’obstinait plus particulièrement à caresser la croupe, une (sic) façon étrange, avec des gestes que la femme ne comprenait pas. Tout à coup, il poussa un profond soupir, remit sa compagne debout. — Voilà ! dit-il. Merci beaucoup… — Hein ! Que voulez-vous dire ?… C’est comme cela que, hier… Mais vous n’avez rien fait… — Oh ! si ! murmura-t-il d’une voix confuse. — Je m’en serais bien aperçue ! Il hocha la tête. 114 — Hier non plus, vous ne vous en êtes pas aperçue… C’était dans la voiture, pendant que votre mari et la danseuse… Vous voyez ! vous ne vous en souvenez même pas… C’est que, à mon âge, n’est-ce pas ? ce n’est plus très très brillant… C’est… comment dirai-je ? … c’est modeste… c’est discret… Vous imaginez si Eléonore lui tourna le dos ! S’être dérangée pour ça ! Elle en était verte de rage ! — Vous êtes un vieux dégoûtant ! fit-elle carrément. Quand on ne peut même plus troubler une femme… L’Agha la regardait tranquillement. Il laissa tomber, sentencieux comme Mahomet luimême : — Est-ce parce qu’un poisson est petit, très petit, et qu’il ne provoque même pas de vagues en passant, qu’il doit s’interdire de pénétrer dans la mer ? Et est-ce parce que la mer ne s’aperçoit pas de sa présence qu’il n’y est pas réellement ? Ces Orientaux ont une façon tellement compliquée de dire les choses les plus simples!» (pp. 18-19). Georges Sim, Défense d'aimer «Roman sentimental» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Livre», 754, s.d. (1927), 14 x 10,5 cm, 95 pp. Achevé d’imprimer : avril 1927. Réédition : Jacques Dersonne, Défense d’aimer, Paris, Ferenczi, «Le Petit Livre», 1339, s.d. (1938). Douze chapitres suivis d’un épilogue. 1 : Un article sensationnel. 2 : Désespoir. 3 : L’invraisemblable nouvelle. 4 : Le piège. 5 : L’invraisemblable accusation. 6 : Le drame. 7 : Pour elle ! 8 : La justice va vite. 9 : Si près de la liberté. 10 : La rencontre inespérée. 11 : Un nouveau chantage. 12 : Pour sauver Dorothée. Résumé Étoile de music-hall arrivant des Etats-Unis, Dorothée est de passage à Paris. Ébloui par sa beauté et sa gentillesse, le journaliste Gilles Mercier devient amoureux d’elle et écrit un article dithyrambique sur ses talents de danseuse. La jeune fille ne le repousse pas. Tout irait donc bien si Dorothée ne faisait l’objet d’une machination ourdie par John Durham, son imprésario avide d’argent, et par le directeur de Gilles, Arthur Durondeau, qui voudrait faire de Dorothée sa maîtresse. Elle est donc conduite un soir dans un château proche de Paris 115 appartenant à Durondeau : l’ «enlèvement» doit permettre à ce dernier d’assouvir son désir et à Durham, de s’assurer une publicité rentable. Au moment où Durondeau va abuser de Dorothée, celle-ci s’évanouit. Mercier, qui a deviné où se trouve la jeune fille, surgit à ce moment : Durondeau n’a aucune peine à lui faire croire que Dorothée s’est déjà donnée à lui et qu’elle dort. Dépité, le journaliste rentre à Paris où l’on apprend quelques heures plus tard que Durondeau a échappé de peu à un assassinat dans son château et que Dorothée est en fuite. Comme le lecteur, Mercier imagine aisément ce qui s’est passé : quand Durondeau a voulu la violer, la jeune fille s’est défendue et a blessé le satyre avant de s’enfuir. La joie de Mercier éclate : Dorothée ne s’est donc pas avilie comme son directeur l’avait prétendu. Il se propose de s’accuser de la tentative de meurtre afin d’éviter la prison à celle qu’il aime et il est arrêté d’autant plus facilement que Durondeau, grièvement blessé, l’accuse avec véhémence. On va même jusqu’à lui imputer l’assassinat de Dorothée que l’on ne retrouve pas : la jalousie ne lui aurait-elle pas dicté ce geste meurtrier ? Pendant ce temps, Dorothée est en fait à Lyon où l’a menée sa fuite et où, dépressive, elle est soignée par un médecin compatissant. Le jugement a lieu et Mercier va être condamné lorsque Dorothée, guérie, survient au Palais de Justice et innocente le journaliste. Devant la tournure prise par les événements, Durondeau retire sa plainte et les deux amoureux sont enfin réunis. Durham n’a pourtant pas dit son dernier mot. Ayant aperçu à Paris la mère de Dorothée que celle-ci croit morte depuis longtemps, il recourt au chantage : la jeune fille retrouvera sa mère si elle poursuit sa carrière de danseuse, le temps pour lui d’amasser une fortune considérable qui lui assurera une vie facile jusqu’à la fin de ses jours. Mercier a tôt fait d’arranger les choses en retrouvant lui-même la mère de Dorothée, mère dont le mari avait jadis enlevé l’enfant avant de sombrer dans la folie. Dorothée se découvre donc une mère après avoir trouvé un fiancé. Commentaire Le roman fait se succéder deux intrigues : celle qui a pour objet l’amour entre Dorothée et Gilles Mercier (à laquelle est liée la machination tramée par Durondeau et Durham) et celle qui a trait aux retrouvailles d’une mère et d’une fille (à laquelle se rattache le chantage de Durham). Des réflexions sur l’innocence et la culpabilité interrompent le récit (p. 70). Comme dans Pour le sauver, Les Yeux qui ordonnent et De la rue au bonheur, un personnage s’accuse d’une tentative de meurtre commise par un autre. De même, la scène au cours de laquelle Durondeau fait croire à Mercier que Dorothée s’est endormie après s’être donnée à lui — alors qu’elle s’est évanouie quand il tentait de la violer — trouve une préfiguration dans Un Tout Petit Cœur où Torduron agit de manière identique envers Gérald à qui il montre Annie gisant sur son lit. On remarquera d’ailleurs la parenté phonétique qui unit les patronymes Torduron et Durondeau. Par certains aspects, le jeune journaliste Mercier ressemble au jeune journaliste Simenon (p. 14). Quant au personnage de Dorothée, peut-être a-t-il été inspiré par Joséphine Baker, avec laquelle le romancier a entretenu une liaison en 1926 et 1927. 116 Durondeau est un directeur de journal parisien possédant un château dans les environs de la capitale : peut-on s’empêcher de penser à Eugène Merle et à son château d’Avrainville? Un taxi G 7 apparaît p. 52. Extraits «Alors que la voiture filait à travers la banlieue grise, son esprit s’exaltait, échafaudait des rêves et des projets. — Je l’arracherai à ces hommes… Elle reconnaîtra alors combien je l’aime sincèrement, profondément… Peut-être m’aimera-t-elle aussi ?… Nous fuirons Paris, nous irons cacher notre bonheur dans quelque coin perdu de la belle France… Comme il arrive toujours en pareil cas, il se préoccupait d’un avenir lointain, beaucoup plus que du présent, que des actes qu’il allait avoir à poser dans quelques instants. Car enfin, que ferait-il, une fois en face du château de son patron ? De quel droit s’y introduirait-il ? Et à quel titre réclamerait-il la jeune femme à laquelle aucun lien ne l’attachait ? Folie de l’amour ! Magnifique inconscience de ceux dont le cœur est plein d’une image et qui la poursuivent ardemment, malgré tout, dans un véritable élan de folie. N’est-ce pas de la sorte que, souvent, on renverse d’infranchissables barrières ? » (pp. 24-25). «Le magistrat répondait évasivement. Car les formalités n’étaient pas terminées, et il fallut près d’une quinzaine avant qu’il pût annoncer à Gilles Mercier : — Mon ami, dès cette minute, vous êtes libre. Laissez-moi maintenant, d’homme à homme, vous féliciter de votre attitude et vous demander pardon d’avoir été obligé, de par mes fonctions, de vous torturer comme je l’ai fait. Rien ne ressemble plus à un coupable qu’un innocent, et je crois qu’aucun confrère ne peut se vanter de n’avoir commis pareille bévue au cours de sa carrière» (p. 70). «Ce fut une minute grisante et farouche à la fois. Les amants s’étreignirent avec fougue, comme s’ils voulaient, en un seul baiser, regagner toutes les heures qu’ils avaient perdues, passer par toutes les étapes de l’amour qu’ils avaient été forcés de brûler. — Ma petite ! balbutia Gilles. — Vous… Toi !… Enfin… Et Dorothée, pantelante d’énervement, la tête blottie contre la poitrine de son compagnon, avoua : 117 — Pourquoi n’ai-je pas parlé ce soir-là ?… Rien ne serait arrivé… Je vous aimais déjà, quand vous êtes venu dans ma loge me lire votre article… Seulement, j’avais peur… Je n’étais pas sûre de moi… ni de vous ! Si souvent les hommes se laissent griser par le prestige du théâtre… Alors, j’avais décidé d’attendre… Et le drame est survenu… Leurs joues se touchaient. À chaque instant, leurs lèvres s’unissaient et leurs yeux reflétaient l’extase. — Vous serez toute à moi, maintenant ? demanda Gilles, d’une voix tremblante. Vous acceptez d’être… d’être ma femme ? Ils finissaient par où les autres commencent. C’est après avoir souffert et lutté l’un pour l’autre, qu’ils songeaient à unir leur destinée. — Oh ! oui… Rien que votre femme ! Je ne veux plus être une artiste, un joujou du public et des hommes… Nous partirons très loin… Nous nous cacherons dans un petit coin tranquille…» (p. 71). À consulter M. LEMOINE, «Images de journalistes dans l’œuvre romanesque de Simenon», in Cahiers Simenon, n° 4, Du petit reporter au grand romancier, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1990, p. 53. Georges Sim, Les Voleurs de navires «Roman d’aventures» Roman d’aventures exotiques Paris, Tallandier, «Grandes Aventures et Voyages excentriques», 153, 1927, 19 x 12 cm, 223 pp. Achevé d’imprimer : avril 1927. Réédition : Paris, Tallandier, «Les Romans d’Aventures de Georges Sim», 1, 1954. Trois parties de huit, huit et neuf chapitres suivies d’un épilogue. I: Le cap des tempêtes et de la mort. 1 : Trois hommes veillent. 2 : À bord du «Santiago». 3 : L’homme au doigt coupé. 4 : L’inquiétant équipage. 5 : Mer de tempêtes. — Terre de désolations. 6 : Dans l’inconnu. 7 : Les sauvages blancs. 8 : Les révélations de TiHoo. II : L’homme au doigt coupé. 1 : Destination inconnue. 2 : Le port hallucinant. 3 : Le supplice de Mac O’Kan. 4 : Dans la barque de peau. 5 : Prisonniers ! 6 : L’inexplicable inaction. 7 : Un récit du passé. 8 : L’horrible drame. III : Les sauvages blancs. 1 : Quatre hommes à la dérive. 2 : La brute qui pleure. 3 : Les bandits en folie. 4 : L’île sinistre. 5 : Un fou sur la falaise. 6 : L’attaque de l’île. 7 : La grotte de la faim. 8 : Parmi les morts. 9 : L’audacieuse entreprise. 118 Résumé Des navires disparaissent dans la région du cap Horn. Télégraphiste de la British-Chilian Company de Liverpool, le Français Albert Viel propose à son directeur Herbert Fairlanks de s’embarquer sur le «Santiago» et d’enquêter sur place. Fairlanks accepte et part aussi, accompagné de sa fille Jennie et d’un important actionnaire de la compagnie, John Maxan. La duplicité de ce dernier apparaît rapidement : il s’avère être le chef des «voleurs de navires» qui, après avoir tué les équipages, amènent les vaisseaux dans le port souterrain d’une île du cap Horn. Ils sont destinés à fournir à Maxan une véritable armada capable de lui faire conquérir le monde. Lors du piratage du «Santiago», Viel et Jennie sont précipités à la mer et gagnent à la nage une île où ils entrent en contact avec des Fuégiens qui les conduisent au repaire des pirates. Au péril de leur vie, ils réussissent à libérer Fairlanks qui avait été fait prisonnier. Une révolte des Fuégiens provoque la destruction du port et la mort de Maxan. Dans l’aventure, Viel retrouve un père en la personne du lieutenant de Maxan, Bird, qui sacrifie sa vie pour faire sauter le repaire souterrain. Viel et Jennie, amoureux l’un de l’autre, vont pouvoir se marier. Commentaire Le roman comporte un aspect didactique non négligeable, qu’il s’agisse de décrire la désolation de la Terre de Feu (p. 37) ou les mœurs de ses habitants, les Fuégiens : «Ils ne sont pas méchants. Ce sont des hommes arriérés, sans culture, mais ce sont des hommes quand même» (p. 53). Laids (pp. 56-57), se comportant comme de grands enfants (p. 67), laissant aux femmes les tâches les plus rudes (p. 60), les Fuégiens sont rebelles à toute civilisation (p. 57). S’il donne parfois de l’Anglais une image caricaturale (p. 36), le texte accorde aux Français les qualités les plus valorisantes : Viel sait tout faire et est destiné à commander (p. 17) ; l’esprit, le sens des nuances, le tact, la délicatesse de Jennie font d’emblée savoir que du sang français coule dans ses veines (p. 14). Après Se Ma Tsien, le sacrificateur, le roman proclame que l’aventure et ses drames existent encore dans les régions les plus reculées du globe (p. 102), mais il rappelle que l’homme des villes, affaibli par la vie artificielle qu’il mène (p. 147), ne pourra jamais accéder à ce monde aventureux. Bird sacrifie sa vie en faisant sauter le repaire souterrain comme Wen sacrifiait la sienne en faisant sauter un village chinois dans Se Ma Tsien, le sacrificateur. Le personnage de John Maxan, qui désire devenir le roi du monde, à l’instar du professeur Bourrié-Stévens de L’Oiseau blessé, a peut-être été inspiré à Simenon, tout comme le baron de Puckt dans Le Monstre blanc de la Terre de Feu, par l’histoire réelle d’Antoine de Tounens qui, au XIXe siècle, s’était proclamé roi d’Araucanie et de Patagonie sous le nom d’Orélie-Antoine Ier. La proximité géographique de ces territoires et de la Terre de Feu autorise le rapprochement. Un élément fantastique est constitué par l’île creuse qui sert de repaire aux pirates et qui abrite en son sein une ville et un port (pp. 86-87). Peut-être s’agit-il là d’une réminiscence de L’Aiguille creuse. Le capitaine du «Santiago» s’appelle Mac O’Kan, nom déjà rencontré dans Étreintes passionnées. 119 Extraits «Miss Jennie possédait un caractère assez complexe, du fait peut-être que, si son père était de race britannique la plus pure, sa mère était Française, et, plus exactement : Parisienne. Si bien que la jeune fille alliait en elle les caractéristiques des deux nations. Au physique, elle était davantage anglaise, avec sa taille longue, mince et cependant musclée, qu’on sentait avide d’exercices violents et de plein air. Elle avait aussi l’esprit décidé, le goût des aventures et des voyages, l’amour du risque, de tout ce qui empêche la vie de se dérouler sur un plan monotone. Mais son esprit était tellement marqué de la grâce parisienne ! Maintes choses la choquaient, dans les êtres qui l’entouraient, hommes ou femmes, parce qu’elle ne trouvait pas chez eux ce sentiment sûr des nuances, ce tact, cette délicatesse qui sont comme l’apanage du beau pays de France. Ainsi, si sa vie active était anglaise, partagée entre le tennis, le golf, le rowing et l’équitation, sa vie profonde était bercée par les auteurs français qui lui communiquaient leur façon de sentir et de penser. C’était perceptible, même dans ses attitudes, grâce à un je ne sais quoi de raffiné, d’infiniment subtil, qui tempérait l’assurance de son maintien et la raideur de ses gestes» (pp. 14-15). «— Il y a des choses que je ne comprends pas. Il y a même en vous des choses qui m’inquiètent. Mais j’ai confiance quand même… Je suis sûr que vous êtes un gentleman. Il prononça ce mot avec fermeté, à la façon des Anglais, dans la bouche desquels il est en quelque sorte le suprême hommage et chez qui il tient lieu de lettres de noblesse» (p. 36). «Sans doute la Terre de Feu est-elle la partie la plus âpre du continent américain, plus âpre même que ce Groenland glacé et désertique, mais empreint quand même de poésie. L’extrémité sud, au contraire, où vient mourir la Cordillère des Andes, est un chaos étrange, presque désert, où les glaciers voisinent avec des forêts inextricables, où les îles s’enchevêtrent, peuplées seulement de quelques bandes d’hommes primitifs et peureux, rebelles à toute civilisation et où la pluie et les vents, qui soufflent avec une intensité inconnue ailleurs, rendent la vie pénible et sombre. Parfois l’eau du ciel tombe pendant des semaines entières, sans un moment d’accalmie, en véritable torrent et l’humidité des forêts inondées ne s’est pas dissipée encore que pareil déluge recommence. C’est pourquoi la partie continentale seule est habitée par les blancs. Encore les maisons y sont-elles rares, perdues au milieu d’immenses pâturages où l’on élève les 120 moutons et les bœufs par milliers. Il est fréquent d’y voir circuler, sous la garde de cow-boys aux chevaux fringants, des troupeaux de dix mille têtes et parfois plus. Mais les îles restent désolées. Leurs côtes, où les épaves viennent échouer, ne sont guère hantées que par les phoques et les pingouins qui, peu accoutumés aux hommes, se laissent approcher par eux sans manifester de crainte. Telle était la région au cœur de laquelle, en suivant le détroit de Magellan, le Santiago s’avançait péniblement, ballotté par une mer furieuse, ayant à lutter en outre contre le vent qui hurlait à l’assaut de sa proue» (pp. 37-38). «Les autres Fuégiens ne bougeaient pas plus que s’ils eussent été des statues. Quant à Ti-Hoo, après un silence empreint de la solennité qui était inhérente à sa personne, il saisit une mince baguette et commença à tracer sur le sol des signes incompréhensibles. — Que fait-il ? demande Jennie à son compagnon. Il veut certainement nous faire comprendre quelque chose, mais ce sera sans doute difficile. — Attendez ! Il me semble qu’il dessine une sorte de carte. Tous ces cercles doivent représenter les îles qui nous entourent et le cercle plus grand, placé au centre, est probablement l’endroit même où nous sommes. C’est, en effet, une caractéristique des sauvages et des enfants de donner des proportions beaucoup plus grandes à ce qui les touche de près qu’au reste du monde. Les premières cartes géographiques représentaient la terre comme un cercle immense et les étoiles, le soleil, la lune et les planètes comme des mondes minuscules» (pp. 66-67). «— Quel est le nombre des bandits ? questionna la jeune fille, qui, comme toutes les femmes, pouvait brusquement faire preuve d’un sang-froid incroyable, d’un esprit pratique qu’on dénie trop souvent au sexe faible» (p. 69). «Il est difficile de donner une idée exacte de l’attitude du capitaine Mac O’Kan. Des hommes d’une trempe exceptionnelle seuls peuvent garder, au milieu de tels événements, un pareil sang-froid. On pourrait même ajouter “des marins”, car n’est-ce pas la meilleure école d’énergie que celle de la mer, où la vie est une lutte de chaque jour contre les pires ennemis de l’homme, c’est-à-dire les éléments déchaînés ?» (p. 94). «Il crut que sa tête éclatait, que sa poitrine se gonflait brusquement comme un ballon. Il est difficile de décrire des sensations vécues de la sorte en quelques secondes. Mac O’Kan fut aspiré comme par une bouche immense. Il pensa que tout était fini, que la mort avait raison de lui malgré tout. «Pourvu que je n'aille pas en enfer !» eut-il le temps de songer. 121 Il traversa une épaisse nappe d’eau comme une balle. Sa bouche vomit une quantité importante de liquide. Il était sauvé ! Il s’était produit, en effet, ce qui se produit lorsqu’un sous-marin échoué au fond de la mer ouvre soudain ses écoutilles. Tandis que le bateau en flammes coulait, Mac O’Kan avait été pris par un remous d’air et transporté d’une poussée jusqu’à la surface des flots. De nombreux matelots de submersibles ont échappé de la sorte à une mort certaine. D’autres, arrachés de la même façon à l’épave — et ils furent plus nombreux ! — périrent au cours du bref trajet qui séparait le fond de l’eau de la surface, à cause de la pression du liquide. L’Irlandais, lui, respira. Il s’aperçut qu’il était toujours enchaîné et qu’il traînait derrière lui une véritable poutre. Il s’en servit comme d’une bouée, qu’il poussa lentement vers une des rives. Le canon s’était tu. Des coups de revolver éclataient encore, mais à longs intervalles. Quelqu’un appelait au secours, quelque part dans l’eau du bassin : un marin imprudent, sans doute, qui avait fait un faux pas et qui se noyait» (p. 168). À consulter M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31, 32, 33, 48-50, 52, 54, 57, 58, 60, 62, 63, 64-65, 69, 70, 72-73, 74-75, 84, 89, 96, 98, 99, 102, 107. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. Luc Dorsan, Les Mannequins du Dr. Cup «Roman-feuilleton» Roman humoristique Non publié en volume. Paru en feuilletons dans Le Pêle-Mêle du 8 mai au 18 septembre 1927. Vingt chapitres. 1 : Les conséquences d’une éruption d’acné. — Les exigences de Rosalie. —Comme quoi il est prudent d’être chatouilleux. 2 : Un homme embarrassé. — Comment la Préfecture de police accueille Aristide. — Aux Galeries Papaillettes. 3 : Au «Marché aux Puces». — Un client plutôt louche. — Comment la collection s’enrichit d’une pièce nouvelle. 4 : Une réception triomphale et des commandes comme s’il en pleuvait. — Aristide décide d’opérer 122 en grand. — Des personnalités, s’il vous plaît. 5 : Un homme blindé. — Où Aristide Mouillon retrouve le Dr. Cup. — L’influence des jeux forains sur la beauté physique. — Mouillon est chargé d’une mission. 6 : Une attaque de grand style. — Où l’on voit le «Magnific Palace» transformé en un second Musée Grévin. — Et la seringue fonctionne toujours ! 7 : Où ce sont bien les mannequins qui revivent. — Mouillon est ahuri, mais vaguement inquiet. — Comment il participe à l’enquête policière et fait la connaissance d’un détective. 8 : Où Mouillon décide de se débarrasser d’un personnage gênant. — Et où le directeur des Galeries voit mettre le comble à ses vœux. 9 : Où Aristide prend part, sans le vouloir ! à une magnifique arrestation. — Et où il reçoit les félicitations de la police. — Mais où il est par contre, bien ennuyé. 10 : Une mise en demeure catégorique. — Rosalie s’est éveillée. — Le seul moyen de la faire taire. — Un endroit où l’on est tranquille. 11 : Une véritable révolution qui n’est pas banale. — Le sous-directeur des Galeries n’abandonne pas ce qu’il a payé. — Mouillon est menacé dans sa quiétude. 12 : Où l’on s’aperçoit qu’une simple puce peut avoir une influence considérable. — Mouillon se révèle philanthrope sans le vouloir. — L’admiration transcendante de Brutus. 13 : Où Aristide Mouillon est, de plus en plus, victime de la destinée. — Le «Pied qui remue» en état de siège. — La bataille des bouchons. — Un colis «fragile», qui «craint l’humidité». 14 : Un honnête homme à qui la nuit donne des remords. — Une lettre au président de la République. — La seringue du docteur Cup à bord d’un transatlantique. 15 : Où le docteur Cup réapparaît. — Les explications d’Aristide sont plutôt confuses. — Une audacieuse opération est projetée et Herbert Ducanaillon est destiné à y jouer un rôle étrange. 16 : Où l’on s’aperçoit que le docteur Cup ne manque ni d’imagination ni d’habileté. — Deux hommes qui ne veulent pas croire leurs yeux. — La police américaine arrête un Mouillon qui n’est pas Mouillon tout en étant Mouillon. 17 : Un débarquement mouvementé. — Rosalie ne veut pas quitter son mari. — Ducanaillon essaie en vain de prouver qu’il est Ducanaillon. 18 : Une usine bien modeste et un petit déjeuner qui compte ! — Où Aristide Mouillon provoque une catastrophe. — Celle-ci en amène une autre. — La maison des piqués. 19 : Mouillon, qui se sent de plus en plus une âme d’honnête homme, a l’impression qu’un mystère l’entoure. — Une piqûre qui ne fait pas de mal. — Une étrange expédition. 20 : L’invraisemblable aventure. — Mouillon se demande s’il a rêvé, mais il est ravi quand même d’apprendre qu’il est un incomparable héros. Résumé Chef de bandits internationaux, le docteur Cup a un secret qui consiste, à l’aide d’une simple piqûre, à rendre les gens semblables à des mannequins. Le professeur de maintien Aristide Mouillon surprend ce secret, comprend le parti qu’il peut en tirer et l’expérimente sur Cup lui-même qui est sa première victime. Mouillon fournit aux parisiennes Galeries Papaillettes un grand nombre de mannequins qui finissent pourtant par revenir à la vie normale. Le professeur est poursuivi jusqu’à bord d’un transatlantique par le détective Herbert Ducanaillon. Là, Mouillon se trouve en face de Cup, qui vient de se réveiller, et de ses complices. Cup le pique à son tour, ainsi que le détective, et il leur fait subir à tous deux des transformations telles que, quand il les rappelle à eux, Mouillon a les apparences de Ducanaillon et réciproquement. Ceci ne les empêche pas d’arriver aux Etats-Unis où, sur les ordres du docteur, le faux Ducanaillon remet le faux Mouillon aux autorités new yorkaises. Il fait ainsi la connaissance de Pick Parker, le roi des détectives américains, qui l’emmène chez lui. Par inadvertance, Mouillon livre la formule du sérum de Cup à Parker 123 qui s’avère être aussi le chef d’une bande de gangsters. Avec ses hommes, Parker livre bataille à Cup et sa bande à Jersey-City afin d’entrer en possession d’une grosse quantité d’or transportée par un avion. Mouillon l’a suivi, mais il s’enfuit lorsque les bandits commencent à se piquer mutuellement. Malgré cela, il est considéré comme un héros et reçoit la médaille de reconnaissance des Etats-Unis. Quant à Ducanaillon, il est libéré à la demande de Mouillon et il s’établit comme dentiste dans le Massachusetts. Commentaire Une intrigue à ce point invraisemblable nous incite à voir ici une parodie du roman d’aventures, ainsi que le prolongement d’une veine déjà exploitée par Simenon dans Le Bouton de col. Le résumé ne peut d’ailleurs faire apparaître que les toutes grandes lignes de ce roman-feuilleton qui s’apparente au genre picaresque. Ainsi, on n’y trouve pas mentionné le bandit Mac O’Kan dont le patronyme figurait déjà dans Étreintes passionnées et Les Voleurs de navires. De même, un personnage secondaire s’appelle Rootberry, nom utilisé antérieurement dans Les Noces ardentes et Le Cercle de la soif. Le nom du détective Pick Parker est manifestement inspiré par celui de Nick Carter. Georges Sim, Le Roi des glaces Roman d’aventures exotiques Paris, Tallandier, «Grandes Aventures et Voyages excentriques», 215, 1928, 19 x 12 cm, 233 pp. Prépublication en feuilletons dans L’Aventure du 23 juin au 15 septembre 1927. Réédition : Paris, Tallandier, «Les Romans d’Aventures de Georges Sim», 4, 1954. Trois parties de sept, huit et sept chapitres suivies d’un épilogue. I: Les voleurs d’avions. 1 : L’invraisemblable aventure. 2 : Vers le nord. 3 : L’étrange ennemie. 4 : Ti-Hoo l’énigmatique. 5 : Le «B-10». 6 : Fritz von Stromhein. 7 : L’énigme du pôle. II : L’or du pôle. 1 : Les silences de Ti-Hoo. 2 : La vie incroyable. 3 : Parmi les huttes d’or. 4 : Lambeau de France. 5 : Pour la race ! 6 : Un abri dans la tourmente. 7 : Une rencontre imprévue. 8 : L’impitoyable Edna. III : L’aventure et l’amour. 1 : La piste de la fortune. 2 : L’anneau d’or. 3 : La lutte s’engage. 4 : Eugène. 5 : L’agent O-67. 6 : Incertitude. 7 : Ti-Hoo parle. Résumé À Chicago, l’aviateur français Jean Nogaret s’apprête à effectuer un raid vers le pôle Nord, alors que la riche Américaine Edna Crawford est amoureuse de lui. Il est soudain capturé et retenu prisonnier pendant un mois dans des circonstances mystérieuses. Lorsqu’il est libéré, il ne sait rien de ses ravisseurs, mais la lecture des journaux lui apprend qu’on le 124 croit parti vers le pôle ; il peut d’ailleurs constater que son avion a en effet disparu. Il entend poursuivre les usurpateurs de son nom et s’envole, aux commandes d’un autre appareil, en compagnie du mécanicien Fred. Bien qu’il lui ait demandé de ne pas l’accompagner, Edna a pris place clandestinement dans l’avion et elle lui révèle qu’il court des dangers. Afin qu’il échappe à ceux-ci, elle fait tomber l’appareil, quitte à mourir avec Nogaret. Les trois occupants sont blessés et recueillis par des chercheurs d’or à la limite du monde des glaces. Si Nogaret se rétablit rapidement, Edna et Fred devront rester plus longtemps entre les mains de la vieille Indienne qui les soigne. Un mystérieux message ayant averti l’aviateur que son avion dérobé n’est pas loin de l’endroit où il se trouve, il se dirige vers le nord et trouve en effet son avion, mais il est accueilli par des coups de feu et fait prisonnier par deux Allemands, le savant Ulrich et l’ex-militaire Fritz von Stromhein. Il est sauvé par un Indien, Ti-Hoo, en qui il reconnaît avec stupeur un ancien camarade avec lequel il a effectué ses études en France. Dans le Grand Nord, Ti-Hoo est le «roi des glaces» et il conduit Nogaret dans son domaine où l’or abonde à un point tel que les maisons sont recouvertes du précieux métal. Le peuple de ce fascinant royaume nordique descend de Français qui ont fait naufrage au XVIIIe siècle et Ti-Hoo veut les préserver des influences néfastes de la civilisation. C’est pourquoi, approuvé par sa sœur Di-Nâh et Nogaret qui lui prêteront main-forte, il décide d’arrêter la progression d’Ulrich et von Stromhein qui n’ont d’autre but que de s’emparer de l’or. Non sans mal, les héros viennent à bout des Allemands au cours d’un combat où interviennent aussi, leurs blessures étant guéries, Fred et Edna. Le père de celle-ci n’est autre qu’Ulrich, lequel a organisé cette expédition projetée depuis qu’il a été le professeur de Ti-Hoo. En outre, un agent français du contre-espionnage, qui a participé lui aussi au combat, révèle qu’en Allemagne, une expédition officielle et militaire se prépare dans le but de s’emparer de l’or par la force. Dès lors, Ti-Hoo décide de mettre fin à son règne et de dissoudre son royaume des glaces : les habitants se dispersent en emportant chacun l’or nécessaire à leur vie dans les régions civilisées, tandis que Ti-Hoo demeure parmi les quelques irréductibles ne désirant pas quitter leurs chères solitudes glacées, l’or restant — les huit dixièmes !— étant offert à la France. Quant à Nogaret, il épouse Di-Nâh dont il a pu apprécier les qualités et dont il est devenu amoureux malgré le dépit éprouvé par Edna. Commentaire Contrairement à la plupart des romans d’aventures exotiques de Simenon, celui-ci fait l’éloge d’une contrée que la civilisation et ses méfaits n’ont pas atteinte et qu’il convient de préserver intacte (pp. 110-112), mais, comme si l’auteur était conscient de l’utopie qu’il propose, le royaume des glaces se désintègre à la fin du récit. Au reste, il faut remarquer que Ti-Hoo règne en fait sur… un village dont la description (pp. 92-93) donne par moments au texte une allure fantastique. Les Allemands n’ont jamais un rôle très reluisant dans les romans d’aventures exotiques de Simenon. Écrites quelque dix ans après la fin du premier conflit mondial, ces œuvres montrent souvent un antagonisme entre Français bons et Allemands mauvais. C’est néanmoins ce roman-ci qui offre le plus étrange prolongement du conflit, Ti-Hoo n’hésitant pas à déclarer, lorsqu’il s’agit d’arrêter la progression d’Ulrich et von Stromhein vers le village, qu’ «il va falloir défendre une fois de plus un morceau de la France !» (p. 97). Dans la dernière partie du roman (pp. 195, 212), le spectre d’une nouvelle guerre francoallemande se profile même à l’horizon sublime de ces vastes étendues glaciales. 125 Nogaret, lui, aide spontanément Ti-Hoo dans son entreprise, car, nationaliste à outrance, il est sans cesse soucieux de la grandeur de son pays. Lorsqu’il projette son raid vers le pôle, c’est à la France qu’il a promis cet exploit (p. 17) ; quand il retrouve son avion, il ne peut s’empêcher de s’exclamer : «—Mon B-10 !… Dieu soit loué !… Vive la France !» (p. 52). Héros paré de nombreuses qualités viriles — au point d’être aimé par deux femmes — Nogaret sait aussi se montrer sensible au sort de ses compagnons lâchement tués, comme le prouvent les «larmes combien mâles et généreuses» (p. 59) qu’il verse à cette occasion. Les paysages polaires font l’objet de descriptions qui échappent parfois aux clichés habituels (p. 70). Un Hollandais prénommé Jef s’exprime en un français traditionnellement prêté aux Belges, émaillant ses phrases de l’expression «tu sais» (p. 54 : «—Tu sais, monsieur, ce n’est pas dans le marché, ça ! Tu devras mettre des dollars en plus…» ; p. 55 : «—Il a raison, tu sais, monsieur»). Ti-Hoo était déjà le nom d’un chef fuégien dans Les Voleurs de navires. Extraits «Le ciel s’était rapidement éclairci. Le bleu sombre avait fait place à une teinte indéfinissable, où se mariaient l’azur et l’or de l’opale. Puis, brusquement, le soleil avait éclaté à l’horizon et le paysage n’avait plus été qu’une apothéose. Alentour, la glace scintillait à perte de vue au point que les prunelles étaient comme blessées par l’éclat ambiant. C’était loin d’être une surface unie et monotone, comme on pourrait le croire. En effet, des blocs de glace s’élevaient soudain, épousant les formes les plus inattendues, comme les rochers des grottes et les stalactites. Les uns ressemblaient de loin à de liliales statues de vierges ; d’autres, groupés, pouvaient être pris pour des fauteuils attendant les membres de quelque conseil d’administration. Et ce n’était pas tout. Il y en avait une variété infinie. Le sol lui-même parvenait à être sans cesse divers ; ici, poli comme un miroir, et, là, ondulé légèrement, ou encore irisé, ou piqueté de véritables aiguilles transparentes. Partout, le soleil, se décomposant parfois et inscrivant dans un cristal son prisme admirable et coloré» (p. 70). «L’Indien mangeait en silence, les yeux perdus dans une profonde rêverie. La jeune fille posait des questions à l’aviateur, curieuse comme toutes les femmes, même si elles vivent à l’extrême limite des terres où il est possible de subsister» (p. 95). 126 «— On considère ici que c’est un crime impardonnable de tuer, quelle que soit la raison, quelles que soient les circonstances. En état de légitime défense, un de nos sauvages attendrait encore la minute extrême et risquerait de succomber lui-même plutôt que d’esquisser un geste homicide. Je ne sais d’ailleurs pas à quoi il faut attribuer cet état d’esprit. Peut-être est-ce à l’atmosphère de paix infinie qui règne sur les grands espaces glacés ? On y croit en Dieu plus que partout ailleurs. Le contact des blancs, souvent sceptiques, n’a en rien atténué ma foi… Et Dieu défend de tuer. Ici, on ne le pense pas seulement. On le sent ! Les commandements du créateur sont en quelque sorte écrits dans ce grand livre ouvert sous nos yeux…» (p. 112). «— Les femmes, dans les pays civilisés, sont parfois tortueuses et si compliquées, que les hommes passent leur vie à tenter de les deviner…» (p. 132). «Que se passa-t-il dans l’âme de Nogaret ? Il y a des moments où toutes les forces qui couvent en nous se réveillent soudain avec une violence invraisemblable. C’est comme une lame de fond qui déferle et qui balaie tout sur son passage. Les obstacles n’existent plus. Ce qui, un instant auparavant, semblait une barrière infranchissable est brisé comme un fétu» (p. 180). À consulter M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31, 32, 33, 55, 58, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 72, 76-77, 86-87, 88, 92-93, 107. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 266-267, 273. Georges Sim, Miss Baby «Grand roman d’amour et de mystère» Roman sentimental Paris, Fayard, «Le Livre Populaire», 218, s.d. (1928), 18,5 x 12 cm, 287 pp. Contrat du 25 septembre 1927. Quatre parties de onze, dix, onze et quatorze chapitres, la troisième partie ne comportant pas de neuvième chapitre, le cinquième chapitre de la quatrième partie étant noté X et le quatorzième chapitre de la quatrième partie étant noté XIII. I: Fièvre. 1 : Une nuit au «Picratt’s». 2 : Miss Joyce. 3 : Une vie qui commence ? 4 : Une soirée mouvementée. 5 : Sagesse ? 6 : Au château d’Etanges. 7 : Pour défendre son amour. 8 : La mallette jaune. 9 : Viel l’énigmatique. 10 : Annie ! 11 : L’entrevue silencieuse. 127 II : L’homme qui sourit toujours. 1 : L’étrange bristol. 2 : Une affaire sans importance. 3 : Un coup de téléphone. 4 : Un rival ? 5 : Le reçu volé. 6 : Le document photographié. 7 : Deux amis. 8 : Seul. 9 : Le «Champollion». 10 : Vers l’Orient. III : Dans la jungle. 1 : La décision d’Annie. 2 : Dans la place ! 3 : Le bungalow aux hévéas. 4 : Chak. 5 : Une découverte de miss Joyce. 6 : Les méfaits des Moïs. 7 : Une femme et un cadavre. 8 : Accident. 10 : Après la fièvre. 11 : Une jeune fille ! 12 : À Xuan-Loc. IV : Deux femmes. 1 : Comme jadis. 2 : Le merveilleux instrument. 3 : Georges Viel. 4 : Amertume. 5 (10) : Presque un ménage. 6 : Loin du monde. 7 : La maison en folie. 8 : Convalescence. 9 : Au château d’Etanges*. 10 : Une fin. 11 : La vie à deux. 12 : L’impossible bonheur. 13 : Le train de Bretagne. 14 (13 bis) : Épilogue. Résumé Fils d’un homme politique en vue, Jean Kerlor est fiancé à Annie d’Etanges lorsqu’il est pris d’une passion dévorante pour Miss Baby, une jeune femme mystérieuse de passage à Paris. Tandis qu’il abandonne sa fiancée pour fréquenter assidûment Miss Baby, Jean est tiré de situations embarrassantes par un personnage non moins mystérieux nommé Georges Viel. Il comprend les intentions de Viel quand celui-ci lui demande une intervention politique visant à éviter la confiscation de plantations d’hévéas dont il possède la concession en Indochine. Jean est bien forcé de s’exécuter, car Viel exerce sur lui un chantage, mais ces événements provoquent en lui des débats de conscience où se mêlent politique, passion amoureuse et sens du devoir. Miss Baby ayant quitté Paris sans l’avertir, Jean a bientôt la preuve qu’elle s’est rendue à Marseille où elle s’est embarquée pour l’Orient en compagnie de Viel : il saute à bord du paquebot suivant et arrive à Saigon où ont débarqué ceux qu’il poursuit. Entre-temps, Annie d’Etanges n’est pas restée inactive : aidée par Ernest Saunier, un ami de Jean secrètement amoureux d’elle, elle s’est arrangée pour devenir la secrétaire de Viel qu’elle a accompagné en Indochine où se retrouve aussi Saunier. Leur but est d’éloigner Jean de Miss Baby. Ils se rendent bientôt compte que les hévéas de la concession ne sont qu’un prétexte : le terrain contient en effet du platine, autrement plus rentable, grâce auquel Viel espère devenir riche. Cependant, le régisseur de la propriété, un forçat évadé surnommé Chak, ne voit pas d’un bon œil l’arrivée de Viel accompagné de deux femmes. La présence de Saunier envenime encore la situation. Chak tente de l’assassiner, ainsi qu’Annie, sans y parvenir, mais il réussit à tuer Viel. Miss Baby s’enfuit et, en regagnant Saigon, elle croise Jean en route pour la concession. Elle rentre à Paris avec lui et lui raconte sa vie. De son vrai nom Dorothy Joyce, elle a été obligée d’être un jouet entre les mains de Viel, aventurier de haut vol qui connaissait la retraite de son père assassin. Elle est pourtant amoureuse de Jean, mais n’a pu laisser éclater ses sentiments, Jean n’étant qu’un pion dans le jeu de Viel. Les yeux de Jean se dessillent et il guérit de sa passion : dépourvue de son aura de mystère, Dorothy n’est plus pour lui qu’une femme comme les autres. Elle devine ces sentiments et s’efface après lui avoir expliqué le rôle joué par Annie en Indochine. Or, bien qu’elle soit sur le point d’épouser Saunier, Annie aime encore Jean. Celui-ci la retrouve donc avec soulagement : ils se marieront. * Le redoublement de ce titre, qui était déjà celui du sixième chapitre de la première partie, témoigne du peu d'attention accordé par Simenon à ces romans. 128 Commentaire L’aspect sentimental du roman laisse une large place aux aventures exotiques grâce à l’épisode indochinois. Comme dans Dolorosa, l’amour est à nouveau considéré comme une maladie (pp. 95, 119-120, 144, 166, 283). L’amour «fraternel» (p. 262) qu’offre Annie à Saunier est celui que Manette proposait déjà à Jean dans Le Feu s’éteint. Les villes asiatiques sont aussi malpropres et puantes dans Miss Baby (p. 136) que dans Se Ma Tsien, le sacrificateur. Machiavélique escroc d’envergure internationale, Viel semble bien être l’ancêtre des personnages de même nature qui hanteront, tel le Commodore du Relais-d’Alsace et d’autres fictions, plusieurs romans ou nouvelles signés de son véritable patronyme par Simenon. Au reste, malgré son côté démoniaque, Viel est plus fascinant qu’antipathique. Bien qu’il croie en son étoile, tout comme Ernest Tardois dans Le Désert du froid qui tue et Jérôme Dantan dans Le Monstre blanc de la Terre de Feu, on ne peut pourtant soutenir que cette étoile lui porte chance… On connaît la prédilection des romans futurs pour l’image de l’aquarium et de sa variante, celle de la cage de verre, qui permettent de montrer l’isolement et l’incommunicabilité dont souffrent certains protagonistes de l’œuvre. Elle sert déjà ici à concrétiser l’état dans lequel se trouvent Annie et Saunier à leur retour d’Indochine : «Ils avaient la sensation de s’agiter dans une lumière glauque d’aquarium et on eût dit que quelque chose s’interposait entre eux et le monde extérieur» (p. 259). Comme Simenon, Jean a connu dans sa jeunesse des crises de somnambulisme qui n’ont pas tout à fait disparu (p. 273). Peut-être faut-il voir un clin d’œil dans l’allusion de Viel à «l’incurie administrative» (p. 79) qui rappelle le titre des trois articles bien connus que le jeune Simenon avait consacrés à ce sujet dans les colonnes de la Gazette de Liége. Jean Kerlor est aussi le nom d’un auteur de romans populaires. Extraits «— Par ici, messieurs… Vous ne serez pas bousculés … Ils allaient s’asseoir. Peut-être, s’ils l’eussent fait, rien ne serait-il arrivé de tout ce qui allait advenir. Ainsi le moindre événement, qui paraît futil (sic) et sans conséquence, fait-il dévier parfois le cours d’une vie» (p. 5). «De la rancœur plein la poitrine, la bouche amère, il entra dans un bar américain, rue du Colisée, se hissa sur un haut tabouret. — Du whisky ! commanda-t-il. 129 Il avala un premier verre d’un trait, en recommanda. Le barman qui le connaissait s’inquiéta. — Cela ne va pas, Monsieur Jean ? Il ne répondit même pas. Les coudes sur le comptoir, la tête basse, il buvait méthodiquement, avec la volonté de s’enivrer très vite, de ne plus penser, de perdre toute mémoire. Mais à mesure que les fumées d’alcool emplissaient son cerveau, les images de la nuit le hantaient avec plus de force et de précision» (pp. 24-25). «Le lendemain matin, il était à son cabinet du Quai d’Orsay, occupé à liquider les affaires courantes qui n’étaient pas nombreuses, car le titre d’attaché de cabinet est assez vague pour permettre les fonctions les plus étendues comme les plus restreintes. Cela dépend à la fois du titulaire et du ministre, de l’activité du premier et de la confiance que le second accorde à son subordonné» (p. 100). «Le baron, après un court silence pendant lequel il reprit son souffle, qui était légèrement sifflant, continua : — Je me suis adressé à des agences de renseignements. Toutes les officines de ce genre qui existent à Paris me connaissent. On a cherché ou on a feint de le faire. Puis, une fois l’argent versé, on m’a déclaré avec une certaine ironie que quelques centaines de jeunes filles ou de jeunes femmes disparaissent chaque mois à Paris et que sans doute elles se trouvent heureuses, puisqu’elles ne reviennent pas» (p. 103). «— J’en suis arrivé à ne plus savoir qui j’aime ? Comprends-tu cela ?… Non, n’est-ce pas ? Pour la plupart des gens — des heureux, ceux-là ! — l’amour est un (sic) chose toute simple. On aime ou on n’aime pas … Mais on le sait ! On est sûr de soi ! Tiens, à cette minute, je crois que si Annie était là, je la supplierais de fuir avec moi, de me garder, de veiller sur moi, comme une mère veille sur son enfant, pour m’empêcher de penser à l’autre ! … Mais elle n’est pas là ! Dieu sait où elle a échoué ! … Et demain, dans quelques heures, je pénétrerai à nouveau, fiévreux, dans cet appartement du “Claridge”… Je serai prêt à m’agenouiller devant ma maîtresse et à lui demander pardon d’avoir pensé à une autre qu’elle … Voilà où j’en suis ! — Oui, tu es encore loin de la guérison ! constata Saunier d’un ton tel qu’on n’eût pu dire s’il trahissait une grande joie intérieure ou de la tristesse. Qui sait si tu guériras jamais… — Guérir ! Oui, tu as raison ! Le mot est juste. C’est à une véritable maladie que je suis en proie. Elle me ronge. Elle ne me laisse pas de répit… » (pp. 119-120). 130 «Il semblait au jeune homme qu’il devenait fou … Il vacillait littéralement. Il allait d’un coin dans un autre, fouillant partout, touchant à tout … Ah ! il était repris, et bien repris par sa passion ! Elle le tenaillait plus que jamais ! Les plus tendres caresses de miss Joyce ne l’eussent pas reconquis à ce point … — Fini !… C’est fini ! … articulait-il du fond de la gorge. Il avait les yeux secs, mais rougeâtres. Ses lèvres tremblaient… — Fini ! … Il baisa les mules passionnément. Il eut un cri qui ressemblait à un éclat de rire quand, dans la penderie, il aperçut ses pyjamas, des pyjamas qui avaient été achetés en compagnie de miss Joyce et que celle-ci avait choisis … Il les arracha brutalement des crochets, les froissa, les roula en boule. Il faillit lancer le tas par la fenêtre ouverte. — Fini ! … Il lacéra un des vêtements de soie, rageusement, s’acharnant sur les morceaux. Tout cela fleurait leur amour … Partout, accroché à tout, le même parfum … Et dans les draps, le creux qu’avait fait le corps de la jeune femme en dormant là sa dernière nuit. Il s’y roula, frénétique … — Pas une lettre, pas un mot ! songeait-il … C’est par le portier qu’elle me fait annoncer son départ ! … Par le portier ! Ha ! Ha ! … Et son amour pour miss Joyce se transformait encore. Il devenait plus proche de la haine» (pp. 124-125). «Il faut bien avouer que pour certaines besognes de patience ou de longue haleine, les femmes conviennent beaucoup mieux que les hommes, plus fébriles, plus avides aussi d’action immédiate et même brutale» (p. 144). «Lorsque le soleil eut disparu à l’horizon et que la pourpre dont celui-ci se tacha se fut éteinte dans l’envahissement bleuâtre du crépuscule, Miss Joyce sortit du bungalow à pas nonchalants. 131 Même au fond de l’Indo-Chine, elle restait l’élégante qu’elle était à Paris. Ses moindres vêtements révélaient le bon goût, le luxe le plus raffiné. C’est ainsi qu’elle portait présentement un costume de chasse marron clair accompagné de bottes souples en daim de ton plus tendre encore. Une seule note vive dans cet ensemble : le revers des bottes et le ruban du chapeau, qui étaient vert Véronèse» (p. 162). «Pour comprendre ce qui va suivre, il faut savoir que les Moïs sont les anciens occupants de la plus grande partie de la Cochinchine. Puissants jadis, tirant de cette ancienne puissance un inébranlabe (sic) orgueil, ils n’ont pas voulu se laisser envahir par la civilisation. À mesure que celle-ci gagnait du terrain, ils se repliaient vers le Nord, c’est-à-dire vers le (sic) jungle de plus en plus épaisse. Les blancs, cependant, défrichaient toujours, pour planter de ces précieux hévéas que l’automobile rendait plus indispensables encore étant donnée la formidable consommation de caoutchouc. Les Moïs se défendirent comme ils le purent. Ils tuèrent bon nombre de colons. Mais devant la force ils durent se replier encore, monter toujours … Vie misérable que la leur. Errant par tribus dans la jungle, ayant à lutter contre les grands fauves et contre les épidémies, contre la famine souvent, ils se raréfièrent. Certains composèrent avec l’envahisseur, c’est-à-dire qu’ils s’installèrent, par un accord tacite, à la limite de la forêt et des plantations. Ils pouvaient ainsi s’approvisionner quand la famine se faisait trop grande, mais par contre ils n’acceptèrent jamais de travailler pour le compte des Européens. La Société Industrielle du Darlac était située à l’extrême limite de la jungle. Au nord et à l’est, elle était entourée de la sorte de Moïs errants qui ne se faisaient pas faute d’attaquer ceux qui se risquaient à quelque distance de la plantation. Quelques mois plus tôt même, comme la faim était grande parmi eux, ils avaient cerné le bungalow et avaient failli s’en rendre maîtres. Les Annamites, en effet, craignaient par-dessus tout ces indigènes libres et rebelles à toutes entraves. Bien qu’au nombre de près de deux mille, ils se laissèrent envahir par la panique et la situation eût été désespérée sans la réelle bravoure de la brute qu’était Chak et qui tint tête, presque seul, à la bande ennemie. Il n’hésita pas à avoir recours à des cartouches de dynamite qu’il allumait froidement et qu’il lançait dans les rangs Moïs au moment où elles allaient éclater. Ce fut une hécatombe. Mais, pour quelque temps, on était tranquille de ce côté» (pp. 170-171). 132 «Ainsi nos actes s’enchaînent. Tel geste en appelle un autre, aussi rigoureusement que le coup de piston de la locomotive produit le mouvement de rotation des roues …» (p. 178). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 267, 273. M. LEMOINE, «Images de journalistes dans l’œuvre romanesque de Simenon», in Cahiers Simenon, n° 4, Du petit reporter au grand romancier, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1990, pp. 40-41. Christian Brulls, Mademoiselle X... Roman sentimental Paris, Fayard, «Les Maîtres du roman populaire», 332, s.d. (1928), 27 x 17,5 cm, 63 pp. Prépublication en feuilletons dans L’Œuvre du 14 mars au 26 avril 1928. Contrat du 15 octobre 1927. Vint-neuf chapitres dont le vingt-neuvième est noté XXX. 1 : D’étranges fiançailles. 2 : Des empreintes indiscutables. 3 : Martine. 4 : Gilberte. 5 : Un nouveau cambriolage. 6 : Les traces effacées. 7 : Une visite. 8 : Un nouveau billet. 9 : En pleine invraisemblance. 10 : La fiancée indiscrète. 11 : Un mort. 12 : Mademoiselle Canari. 13 : Encore les gants gris. 14 : Un coupable. 15 : Détective, bandit ou ange-gardien ? 16 : Le marquis est mort. 17 : Une tache sur le testament. 18 : L’accusation. 19 : Dans la nuit. 20 : Indécision. 21 : Fièvre. 22 : Deux jeunes filles. 23 : Un but ! 24 : Les gants de Suède. 25 : Le crime. 26 : L’hôpital. 27 : Le couple. 28 : La maison du canal. 30 : Épilogue. Résumé Depuis qu’il est fiancé à Martine Durand-Castin, le sculpteur de Montparnasse Yves Ramels se trouve au centre d’événements mystérieux, dont deux cambriolages — chez les parents de sa fiancée et chez l’oncle notaire de celle-ci. Ces cambriolages ont laissé des traces évidentes du passage d’Yves, alors qu’il possède des alibis sérieux. Il reçoit d’autre part des messages signés Mademoiselle X… lui conseillant de ne pas poursuivre ses relations avec la famille Durand-Castin. Il a en outre la preuve que sa fiancée fouille son atelier et lui a dérobé un bracelet qu’il portait jadis lorsqu’il était un enfant trouvé. Le mystère s’épaissit encore quand l’oncle notaire est assassiné. Mademoiselle X… se fait alors connaître : c’est Anne-Marie Givonne, «doctoresse-ès-lettres» (sic) voisine du sculpteur et amoureuse de lui. Elle le presse de l’accompagner à La Haye et lui révèle ce qu’elle sait de l’affaire. Yves est en fait le fils du marquis d’Hozier, ancien ambassadeur de France aux PaysBas où il habite encore. Fruit d’une union illégitime, il a jadis été abandonné, mais l’exdiplomate tente aujourd’hui de le retrouver. Au courant de ces recherches, les Durand133 Castin ont vu dans le mariage de leur fille avec Yves un bon moyen de leur assurer une fortune qui leur fait défaut, mais ils ont évidemment caché leurs intentions au sculpteur. Avant que le hasard les mette en présence d’Yves, ils avaient même projeté de faire passer pour lui Jean Thibaut, commis du notaire. Voyant s’écrouler son rêve d’un futur pactole, Thibaut a tué le notaire. C’est à lui que Martine a remis le bracelet qui constitue la preuve de la naissance du sculpteur. Il va de soi que Martine, dans ce contexte, n’est pas amoureuse du jeune homme, comme il aurait pu le croire. Tous ces événements sont venus à la connaissance d’Anne-Marie qui a été la préceptrice de Gilberte, jeune sœur de Martine ne partageant pas les idées mesquines de sa famille. Yves et Anne-Marie arrivent à La Haye au moment où l’ancien diplomate vient de mourir et ils découvrent que Thibaut se trouve aussi dans la ville. Yves réussit néanmoins à faire valoir ses droits après qu’Anne-Marie ait été blessée par Thibaut au cours d’une âpre lutte pour récupérer le bracelet. Les deux jeunes gens s’épousent, mais Gilberte est dépitée, car elle aimait Yves, elle aussi. Commentaire Le récit s’écarte parfois du roman sentimental traditionnel pour faire appel aux ingrédients du roman d’aventures. Le début du roman fait preuve d’un sens certain du suspense, puisque le lecteur est dans l’impossibilité de percer le mystère qui entoure Yves Ramels. Ce mystère ne s’éclaircit qu’au milieu du récit, quand le sculpteur accompagne Anne-Marie en Hollande, le passé étant alors intégré dans le présent avec plus de naturel que dans plusieurs œuvres précédentes. Mademoiselle X … offre la première peinture critique et quelque peu élaborée du monde de la haute bourgeoisie dans l’œuvre de Simenon. D’une façon générale, malgré l’un ou l’autre poncif dont nous sommes coutumiers (p. 62), les détails et l’ambiance du roman paraissent plus vrais, plus réalistes que dans les fictions antérieures ; en un mot, ils laissent davantage pressentir la future manière de Simenon. De même, la composition elliptique du vingt-septième chapitre montre que l’écrivain tente parfois, dans ses romans populaires, d’acquérir une certaine originalité stylistique. Même s’il n’est encore qu’un nom dans Mademoiselle X… , le juge Coméliau fait ici son apparition dans l’univers de Simenon. Chargé de l’enquête concernant l’assassinat du notaire, cité trois fois (pp. 33, 35, 45) sans être aucunement caractérisé, ce futur ennemi de Maigret est ainsi le premier personnage récurrent des romans postérieurs qui jaillisse sous la plume du romancier … et de l’inconscient du créateur. L’anti-Maigret apparaît donc dans l’œuvre avant Maigret lui-même ; le juge surgit avant le «raccommodeur de destinées» ; voilà qui n’est pas sans signification. Quelques détails figurant dans le roman semblent d’origine autobiographique. Ce n’est certes pas un hasard si l’action commence un 13 février, date de naissance de Simenon* . * L'écrivain aurait-il voulu marquer par là sa naissance à une écriture plus élaborée ? Hasardons cette hypothèse sans en faire un acte de foi. 134 Les débuts désargentés d’Yves Ramels à Paris font penser à ceux de l’écrivain qui a dû se contenter, lui aussi, de «meublés de dernier ordre», de «restaurants à prix-fixe» (sic) et «de quelques croissants» (p. 8 ; voir aussi la notice consacrée à Lili-Tristesse). La Cité Chomet, où habitent Yves et Anne-Marie, est une impasse de Montparnasse qui s’ouvre sur la rue Campagne-Première ; la description de cette voie est de toute évidence inspirée par l’impasse Saint-Honoré (aujourd’hui villa Wagram-Saint-Honoré) du quartier des Ternes où Simenon avait élu domicile en mars 1923 et où il n’est pas resté longtemps ; cet endroit aussi était occupé par «toute une rangée d’ateliers» (p. 3) d’artistes et était séparé de la rue (du Faubourg-Saint-Honoré) par une grille (ibid.), comme il l’est encore aujourd’hui. L’unique auto qui circule dans l’impasse, l’ombre et la lumière qui y règnent, les pavés irréguliers qui laissent pousser entre eux des brins d’herbe (ibid.) se rattachent aux souvenirs d’enfance de Simenon et se retrouvent dans plusieurs romans ultérieurs (voir notre Liège dans l’œuvre de Simenon, Liège, Faculté ouverte, 1989, pp. 43, 56, 65, 93, 97, 138-139, 149 et notre article sur les «Traces autobiographiques d’origine liégeoise dans l’œuvre de Simenon», in Cahiers Simenon, n° 3, Des doubles et des miroirs, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1989, pp. 102-103, 108-111, 142). Mademoiselle X… fait allusion à la rudesse du parler néerlandais (p. 60) comme le feront Les Timmermans, Le Bourgmestre de Furnes et La Maison du canal pour les dialectes flamands de Belgique. On aura d’ailleurs remarqué que le vingt-huitième chapitre de Mademoiselle X … est intitulé La Maison du canal. Issu tout droit des souvenirs limbourgeois de l’auteur, ce titre aura de l’avenir… Extraits «Ce jour-là — c’était le 13 février — une jeune fille passa à trois ou quatre reprises devant l’atelier d’Yves Ramels. […] Il y avait du soleil dans l’atmosphère, un soleil léger, capiteux, comme il l’est à cette saison. On, (sic) le savourait d’autant mieux que l’air était frais, presque froid. En passant de l’ombre à la lumière on percevait, telle une caresse une bouffée réconfortante. L’atelier d’Yves Ramels n’était que le numéro neuf de toute une rangée d’ateliers, pareils les uns aux autres, formant une impasse dans la rue Campagne-Première, à Montparnasse. Cela s’intitulait Cité Chomet, du nom du propriétaire, qui n’ayant jamais rien fait dans sa vie, était très fier de donner son nom à quelque chose. Une grille séparait la cité de la rue. Et elle donnait à l’impasse un certain air d’intimité. Les pavés étaient irréguliers et des brins d’herbe croissaient entre eux. Une seule auto y circulait» (p. 3 ; début du roman). «Des jours plus tard. Huit ?… Dix ? … Anne-Marie n’en sait rien. Et peu importe, puisqu’elle vit dans un monde où le temps n’existe pas. 135 Car elle a son monde à elle. Depuis le moment où elle s’est abattue sur l’étroit lit de fer de l’hôtel, elle a cessé d’appartenir au monde extérieur. Quelque chose s’est refermé sur sa personne, quelque chose de chaud, de moite, d’épais… Elle n’a pas vu son hôtelier, ni la femme de celui-ci. Elle ne les a pas entendus discuter à son sujet. Ou plutôt des mots sont bien arrivés à ses oreilles, mais elle ne les a pas compris. De même ignore-t-elle qu’elle a roulé en voiture à travers les rues de La Haye. Elle a été secouée. Elle a senti le roulement continu. Mais pour elle c’était le train. Et il y avait un homme contre elle : Yves qui lui prenait brusquement les lèvres. C’est ainsi que chaque détail extérieur provoque toujours en elle les mêmes images, les mêmes sensations. Sa pensée tourne dans un cercle restreint, où il est sans cesse question de Ramels. Même quand elle était dans la salle d’opération… Elle voyait un décor tout différent. C’était le jardin de la maison de Passy. Elle donnait à Gilberte sa leçon de latin. Et soudain elle apercevait entre les arbres au tronc noir et sinistre la silhouette d’Yves dont le bras enlaçait la taille de Martine. C’était la première fois qu’elle le voyait ainsi. Et sa poitrine se déchirait doucement, comme sous la pointe acérée d’une lame. Les chairs étaient douloureuses… Le cœur n’allait-il pas jaillir ?… — Non, je ne veux pas ! … Pas elle ! … Pas elle qui ne l’aime pas, qui le rendra malheureux … Elle parlait, elle criait même, mais elle était seule à entendre sa voix, car ses lèvres ne remuaient même pas, mais elle l’ignorait. Puis, tandis que les jours passaient, les sensations devenaient différentes. — C’est fini ! songeait-elle. J’ai fait tout ce qu’il fallait faire … Yves a le bracelet … On a trouvé le testament dans le coffre … Par conséquent, on lui a remis l’héritage … Je puis me reposer … Elle ignorait où elle était, mais elle ne s’en inquiétait pas. Cela lui semblait naturel de ne pas bouger, de ne rien voir et de ne rien entendre. C’était la fièvre qui l’anéantissait de la sorte, l’empêchant même de souffrir de sa blessure, engourdissant son cerveau qui ne remuait plu (sic) que des bribes d’idées, floues comme des nuages. Encore une voiture. Cette fois, elle n’évoqua plus un train. Elle pensa : — On me conduit au cimetière … Ce n’est pas terrible, la mort … C’est même très doux … 136 Des jours hallucinants, des moments d’angoisse, comme si soudain son esprit essayait de penser à nouveau normalement, y arrivait presque, puis était repoussé dans les ténèbres. Maintes fois ses lèvres s’ouvrirent pour un cri inarticulé. Puis elle put émettre de faibles plaintes. Enfin, un matin, un vacarme : — J’ai mal … Oui, ces deux mots firent un vacarme à ses oreilles, cependant qu’elle avait soudain conscience que c’était elle qui venait de les prononcer. — J’ai mal ! … répéta-t-elle pour mieux se convaincre. Sa voix était une voix de bébé qui souffre. Elle se demanda pourquoi elle avait dit cela. Où était-elle ? Dans le train, où Ramels tentait de l’embrasser ? Non, puisqu’il avait hérité ! Car il avait hérité ! Grâce à elle ! Donc il n’était pas là ! — Mais la note de l’hôtel ! Cette pensée se superposait aux précédentes, les effaçait. — La note de l’hôtel ! … Je n’ai pas un centime et il faudra que je paie la chambre où je suis… J’ai choisi un hôtel bon marché, mais il faut payer quelque chose quand même … Et je n’ai rien ! … L’homme se fâchera ! … En néerlandais ! … C’est terrible, les gens qui se fâchent en néerlandais … Les syllabes sont rudes … Et voilà que l’homme la secouait ! Il lui tenait les épaules. Elle se débattait. Elle ne voulait pas être battue. — Lâchez-moi … J’irai trouver le consul ! Et il payera le florin que je vous dois … Car une si petite chambre ne doit pas coûter plus cher qu’un florin pour une seule nuit ! … Un rire … L’homme riait ! — Lâchez-moi … Que se passait-il ? Le brouillard n’était plus aussi épais devant ses yeux. Il était traversé d’un rayon de soleil. Et dans ce rayon de soleil, il y avait une ombre large, puissante, des épaules qui semblaient gigantesques. Et le brouillard devenait toujours plus ténu … Une tête … Pas celle de l’hôtelier … Un cri perçant, un cri qui lui déchira la gorge, qui l’abattit sur son lit, presque sans connaissance : —Yves ! 137 C’était lui ! C’était lui ! Les épaules puissantes, c’étaient les épaules d’Yves. Comment ne les avait-elle pas reconnues plus tôt ? Et le visage ! Mais pourquoi la tenait-il aux épaules, comme pour la terrasser ? Pourquoi devenaitil son ennemi ? Car il allait la tuer ! Sinon ce n’était pas la peine de la ployer ainsi ! Anne-Marie aperçut une autre silhouette et elle comprit. Gilberte était là, devant le lit, elle aussi. Elle souriait. Elle disait : — Attention, Yves ! Elle l’appelait “Yves” ! Elle était près de lui ! Tout devenait clair. Elle l’aimait, parbleu ! Et lui aussi l’aimait ! Alors, elle les gênait, la pauvre demoiselle Canari. Elle s’était trop longtemps mêlée aux choses qui ne la regardaient pas. Si bien qu’il fallait la tuer … —Tant pis … puisque c’est ainsi … Elle entendait le son de sa voix qui était faible, fluet. — Même morte, je vous aimerai quand même … Et elle souriait à son tour. Il la tuerait et elle continuerait à l’aimer … Et ce serait pour toujours, pour l’éternité … Elle ne sentit plus rien. Ses membres s’étirèrent … Du soleil, seulement, tiède, doré, dans sa tête…» (pp. 60-61 ; totalité du vingt-septième chapitre). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, p. 152. M. DUBOURG, «Maigret et Cie ou les détectives de l’agence Simenon», Mystère-Magazine, n° 203, décembre 1964, pp. 109-110. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, pp. 23-24. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 267. 138 Georges Sim, Chair de beauté «Grand roman d’amour» Roman sentimental et d’aventures Paris, Fayard, «Le Livre populaire», 232, s.d. (1928), 18,5 x 12 cm, 287 pp. Contrat du 15 novembre 1927. Réédition : Paris, Presses de la Cité, «Les Introuvables de Georges Simenon», 2, 1980. Cinq parties de dix chapitres chacune, le septième chapitre de la première partie n’étant pas intitulé. I, 1 : Nadia. 2 : Par les rues. 3 : Lendemain. 4: L’engrenage. 5 : Frénésie. 6 : L. 53. 8 : L’Africain. 9 : Faste. 10 : Un vilain rôle. II, 1 : Yves Jarry. 2 : À Paris. 3 : Au «Monico». 4 : Énigme. 5 : Le crime étouffé. 6 : Sur la piste. 7 : Enquête. 8 : Une lutte qui s’engage. 9 : L’appartement vide. 10 : Fonds secrets. III, 1 : La vie d’une vedette. 2 : Retour. 3 : La maison vide. 4 : Vers Lagos ? 5 : Les dix compagnons. 6 : Kano. 7 : La chevauchée ardente. 8 : Le camp. 9 : Sous le voile noir. 10 : Nadia-la-cavalière. IV, 1 : Rudolf Hanneman. 2 : Un couple d’Anglais. 3 : Les vainqueurs embarrassés. 4 : Oscar Duboin. 5 : La lutte nécessaire. 6 : Dans le désert. 7 : La tentatrice. 8 : La danseuse enchaînée. 9 : La prisonnière. 10 : Angoisse. V, 1 : L’assassinat anonyme. 2 : Incertitude. 3 : Rencontre. 4 : Impatience. 5 : Le disparu. 6 : Effondrement. 7 : Première. 8 : Chambre 15. 9 : Départ … 10 : Épilogue. Résumé Nadia est danseuse-étoile au Palace de Paris. Le jeune architecte Georges Marret est amoureux d’elle et elle lui rend cet amour. Dans le même temps, l’écrivain-aventurier Yves Jarry, de passage à Nevers, d’où Georges Marret est originaire, engage comme secrétaire sa sœur Yvette, qui ne tarde pas à devenir amoureuse de lui. Jarry s’intéresse aussi à Nadia : attiré par sa beauté, il pressent en outre qu’un mystère entoure la jeune fille. En effet, celleci n’est qu’un pion entre les mains de son frère Hadj, un Touareg qui rêve d’unir sous sa domination les tribus nomades du Sahara. Pour atteindre ce but, il se sert de la beauté de sa sœur, obligée d’entrer en relation avec un espion allemand qui offre de l’argent pour soutenir la révolte des Touaregs ; la jeune fille se voit aussi contrainte de fréquenter l’administrateur colonial Duboin qui devient son amant occasionnel. Entre-temps, Georges, amant attitré de Nadia, poursuit des recherches architecturales d’avant-garde. Au retour d’un voyage à Nevers où il est allé voir sa mère, le jeune homme ne trouve plus sa bienaimée. Via Bordeaux et Lagos, il se rend dans le Sahara où il espère la revoir parmi les Touaregs, mais il est fait prisonnier par eux. De leur côté, Jarry et Yvette suivent, en passant par Marseille et Le Caire, l’espion allemand qui amène aux Touaregs l’argent nécessaire à leur révolte. En plein désert, Jarry parvient à dérober l’argent et gagne avec Yvette le poste français de Dibbela dirigé par Duboin. Arrivé déconfit au camp touareg, l’Allemand propose de rechercher Jarry dont on a appris la présence à Dibbela. Hadj envoie sa sœur amadouer Duboin, mais celui-ci ne s’en laisse plus conter et enferme la jeune fille. 139 Cependant, Georges est libéré par le diabolique espion qui lui révèle sadiquement la mission de Nadia. Aussitôt, le jeune homme fonce à cheval vers Dibbela où il rencontre Jarry et … sa sœur qu’il croyait mener une vie paisible à Nevers. Quant à Nadia, qui l’assure de son amour, elle lui avoue néanmoins que l’espion n’a pas menti et qu’elle s’apprêtait à se donner à Duboin comme elle s’était déjà donnée à lui à Paris. Sur ces entrefaites, Hadj vient délivrer sa sœur et tire sur Georges qui s’interpose, le blessant grièvement. Jarry poursuit les fugitifs et, comme il ne revient pas à Dibbela, on croit à la garnison que c’est lui qui a blessé Georges par amour pour Nadia : la scène s’étant en effet déroulée pendant la nuit, Georges n’a pu voir son agresseur. Yvette ramène en France son frère désespéré, après un séjour à Gabès où il est soigné. Quant à Jarry, il a réussi à enlever Nadia à Hadj, lequel, déçu d’avoir vu échouer son plan faute de l’argent nécessaire, voulait faire vivre à sa sœur la vie traditionnelle de sa tribu. Jarry et Nadia, eux aussi, rentrent en France où Georges devient célèbre grâce aux maquettes de cinéma qu’il a réalisées avant son départ. Lors d’une première, il retrouve Nadia qui n’a en fait jamais cessé de l’aimer. Ils se fiancent, tandis que Jarry projette d’épouser Yvette. Commentaire Premier roman où intervient l’aventurier Yves Jarry, Chair de beauté fait appel à une intrigue à rebondissements où le suspense est bien ménagé. Si les Touaregs sont peints comme des êtres valeureux, fiers et impénétrables, les Arabes restent peu caractérisés : du moins apprenons-nous qu’ils ne brillent pas par leur propreté (p. 263*). Comme dans Le Roi des glaces, les Allemands sont présentés sous un jour très défavorable. Adversaires de la France, ils voudraient la voir perdre son empire colonial, mais Jarry n’a guère de peine à les berner en s’emparant de l’argent destiné par eux à la révolte des Touaregs. Lors d’une réunion mondaine, Georges Marret se trouve mêlé à un groupe où des «crânes rasés, quelques balafres et des ventres orgueilleux attestaient la présence de Germains» (p. 60*). Jarry n’est pas le seul personnage récurrent apparaissant pour la première fois dans Chair de beauté. Le policier L. 53, ici commissaire au service des étrangers, se retrouvera lui aussi dans d’autres romans, sans pourtant conserver la même fonction. L’ouvrage dévoile également les premiers seins du … corpus sentimental (pp. 21* et 294*). La situation initiale montrant Georges amoureux de Nadia rappelle le début de Défense d’aimer et l’amour que porte Gilles Mercier à la danseuse Dorothée. D’autre part, son amour pour Nadia le forçant à mener une existence parisienne que ses moyens ne lui permettent pas, Georges demande à sa sœur une importante somme d’argent, tout comme l’avait fait André Chadourne, dont la situation était identique dans Le Feu s’éteint. Personnage secondaire du roman, le maharadjah d’Adgir porte le même nom que le maharadjah qui est à l’origine des malheurs d’Andrée dans Dolorosa. Le jeune Georges Marret, inquiet, nerveux, angoissé, d’une sensibilité exacerbée, annonce ces nombreux jeunes gens avides de vivre intensément et de modifier leur statut qui hanteront l’œuvre future de Simenon. 140 Le roman laisse apparaître quelques sources autobiographiques. Le père de Georges souffre d’une angine de poitrine (pp. 29-30*) et meurt alors que son fils connaît la volupté auprès de Nadia (p. 37* : «son père était mort, tandis que lui serrait dans ses bras l’étrangère qu’il ne connaissait pas quelques jours plus tôt») : analogies évidentes avec la maladie et la mort du père de Georges Simenon (voir notamment Un Homme comme un autre, Paris, Presses de la Cité, 1975, p. 33). La mère de ce Georges fictif possède en outre des traits de caractère semblables à ceux que présente la mère de Simenon selon les écrits autobiographiques de l’auteur (pp. 38, 69, 70*) ; une des rencontres entre la mère et le fils révèle qu’il existe «un abîme entre leurs mentalités» (p. 141*), «comme si un mur les eût séparés» (p. 142*). Il est permis de croire que Joséphine Baker a servi de modèle à Nadia, comme elle avait peut-être déjà inspiré la Dorothée de Défense d’aimer ; Nadia possède en tout cas un physique ressemblant à celui de Joséphine Baker telle que la montrent des photos de cette époque où elle entretint une liaison avec Simenon. Rappelons en outre qu’un des directeurs du théâtre des Champs-Elysées, où Joséphine Baker triompha dans la Revue Nègre, était à l’époque Rolf de Maré ; de Maré à Marret, il n’y a pas loin. Ce n’est certes pas un hasard non plus si Georges et Yvette Marret sont originaires de Nevers où se déroulent quelques scènes du roman : voyons-y un reflet des séjours effectués dans cette ville par Simenon lui-même lorsqu’il était secrétaire du marquis de Tracy. Extraits «La jeune femme dormait, la tête un peu penchée, parmi la soie des couvertures. Ses cheveux noirs formaient un cerne autour de son visage sur lequel flottait un léger sourire. Les cils paraissaient plus longs encore, et plus soyeux, quand les yeux étaient clos. Et un sein découvert montrait la pureté de sa ligne, la finesse de son modelé» (p. 21*). «— Venez … Une lampe éclairait à peine le petit salon, tout feutré de tissus sombres. Et, dans cette demi-obscurité, un baiser long, farouche, pareil à une morsure. Elle était dans les bras de Georges. Elle était rivée à lui des pieds à la tête. Et elle lui donnait ses lèvres, elle y emprisonnait les siennes, avec une sorte d’âpreté sauvage. — Tu as dit “comme un fou”… Une voix sourde, ardente. — Oui, comme un fou ! … Et plus que jamais, Nadia ! … Je ne sais même plus si je ne deviens pas vraiment fou … Le bruit des voitures roulant dans l’avenue. Ce corps contre le sien … Et rapidement, sans qu’il s’en rendît compte, presque sans qu’il le voulût, ce fut l’étreinte farouche, la possession de cet être de beauté, de ce corps qui était lui-même frénétique. 141 Des larmes de joie, d’énervement, d’angoisse … » (p. 23*). «Mme Marret travaillait sans cesse, par besoin de s’agiter. Elle cousait, tricotait, nettoyait dix fois les mêmes objets, avec obstination, comme si ce fût pour elle une question de vie ou de mort. […] Il y avait un orgueil instinctif, chez cette femme petite et frêle qui, pour vaquer comme elle le faisait à des travaux de ménage, était vêtue avec autant de soin que pour une visite» (pp. 69-70*). «— Asseyez-vous, Mademoiselle … Je vous en prie ! J’ai horreur de parler à une femme debout … Parfait … Voulez-vous déposer votre sac à main … Vous paraissez trop être en visite … Bien ! … Très bien … La scène se déroulait dans le petit salon de l’Hôtel de la Paix, aux meubles Louis XVI recouverts de cretonne rouge, à la table surchargée d’indicateurs de chemin de fer, de Bottins et de dépliants des Syndicats d’initiative de la région. Yves Jarry allait et venait dans cette pièce minuscule comme s’il eût cherché une issue pour échapper à l’atmosphère épaisse où il ne devait pas trouver assez d’air pour ses vastes poumons. Yvette avait craint d’être intimidée et elle s’étonnait de ne l’être nullement en face de cet homme dont les gestes et les paroles avaient cependant quelque chose d’inattendu. Au contraire. Elle avait aux lèvres un léger sourire amusé, exempt d’ironie. Elle regardait son interlocuteur bien en face. Et celui-ci, qui arpentait la pièce sans mot dire, se campait parfois devant elle pour l’examiner des pieds à la tête. Il était jeune. Peut-être son état civil accusait-il trente-cinq ans, mais il vibrait de jeunesse physique et morale. Il était grand, bien découplé, athlétique même. Et tous ses gestes étaient marqués d’une même aisance de sportif, d’homme sain, aux muscles assouplis chaque jour, sûr de sa force. Et on le sentait intellectuellement pareil. Une confiance illimitée en lui-même comme, à Nevers, Yvette n’en avait jamais pu constater chez un homme. Elle n’était pas depuis cinq minutes avec lui qu’elle subissait déjà l’entrain qui émanait de lui. On avait l’impression, en le regardant, qu’on vivait à une cadence rapide, qu’il fallait utiliser toutes les minutes, toutes les secondes» (pp. 71-72* ; première apparition d’Yves Jarry). 142 «Il était dix heures du matin. Yvette n’avait pas encore vu Yves Jarry ce jour-là et, lorsqu’elle était arrivée, Albert lui avait soufflé que son maître n’était pas rentré depuis la veille au soir. C’était fréquent. Et la jeune fille ne s’étonna pas en voyant arriver l’écrivain en habit et en cape du soir, le visage aussi frais que s’il eût dormi paisiblement dans son lit. — Rien de neuf ? questionna-t-il. Pas de coup de téléphone?… Vous vous y retrouvez dans ce fatras ?… Que de papier gâché pour rien, hein ?… Employer pour des factures inutiles de belles feuilles pour lesquelles on pourrait écrire des poèmes ! Et y coller dix sous de timbre ! … Il laissa tomber sa cape, appela d’une voix vibrante : — Albert ! … Un bain glacé ! … » (p. 76*). «En général, tous ceux qui débarquent en Afrique ont une première impression excessivement mauvaise, car il faut renoncer aux images rutilantes par lesquelles on se représente généralement les régions équatoriales. On est déçu aussi par l’absence de pittoresque. Les arbres, à première vue, sont peu différents des arbres de France. Et il y a des champs, des cultures, où aucun élément étrange ne décèle qu’on est à des milliers de kilomètres de Paris. Les maisons des coloniaux, enfin, entourées le plus souvent de jardins, sont pareilles à tant de villas de la Côte d’Azur, que flanquent quelques palmiers. Dans les villes, les nègres sont habillés à l’européenne. Et la lumière pour vive qu’elle soit, est loin de donner aux objets une vie intense. Quelque chose, sans cesse, voile le ciel, qui est plutôt grisâtre que bleu» (p. 156* ). * Pagination de la réédition de 1980. À consulter M.-P. BOUTRY, Les trois cents vies de Simenon, Paris, Claire Martin du Gard, 1990, pp. 235237. J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 67, 123-126, 130. M. DUBOURG, «Maigret et Cie ou les détectives de l’agence Simenon», Mystère-Magazine, n° 203, décembre 1964, p. 111. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, p. 25. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). S.G. ESKIN, Simenon : a critical biography, Jefferson, Mc Farland & Company, 1987, pp. 6566 et sa traduction française, Simenon. Une biographie, Paris, Presses de la Cité, 1990, p. 96. 143 M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 32, 34, 38, 63, 83, 86, 101, 106. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 267, 268. M. LEMOINE, «Maigret en gestation dans les romans populaires», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, pp. 55-58. M. LEMOINE, «Traces autobiographiques d’origine liégeoise dans l’œuvre romanesque de Georges Simenon», in Cahiers Simenon, n° 3, Des doubles et des miroirs, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1989, pp. 129-130. C. MENGUY, «Un rouquin nommé “G.7” (les précurseurs de Maigret)», Désiré, n° 29, octobre 1970, p. 864. Georges Sim, La Femme qui tue Roman sentimental et d’aventures Paris, Fayard, «Le Livre Populaire», 251, s.d. (1929), 18,5 x 12 cm, 255 pp. Contrat du 15 janvier 1928. Trois parties de quinze, quinze et dix-sept chapitres non intitulés suivies d’un épilogue. I : L’inconnu de l’Orient-Express. II : Le château dans la steppe. III : «L’Escarcelle». Résumé Rentrant d’Europe centrale en train, l’écrivain et explorateur Yves Jarry a l’occasion de sauver un jeune homme sur le point d’être arrêté par la police parisienne pour avoir tué dans son compartiment le marquis espagnol don James de Ismalda, résidant à Paris. À peine sorti de la gare de l’Est, le jeune homme prend la fuite. Une rapide enquête révèle à Jarry qu’il s’agit en réalité … d’une femme appartenant à la noblesse. Résolu à percer le mystère qui l’entoure, l’écrivain parvient à la revoir. Elle s’échappe encore, mais Jarry retrouve sa piste et la délivre des mains du détective privé Justin Pierremolle, ex-agent L. 53 de la Sûreté. Voyant qu’elle peut avoir confiance en lui, la jeune femme, qui dit s’appeler Claude Evrelines, ne dévoile pas son mystère, mais propose à Jarry de se mettre à son service, car il lui reste deux hommes à tuer : don José, le fils du marquis, et son homme de main, Dickle-Borgne. Pour cela, il faut se rendre à La Rochelle. Devenu peu à peu amoureux d’elle, Jarry accepte la proposition. Dans la cité charentaise, Claude est comme hallucinée à la vue du yacht de don José, au point de devoir être soignée en clinique, tandis que Jarry, s’étant entendu avec un pêcheur du cru, suit à bord d’un sloop le yacht de don José qui quitte le port nuitamment. Entre les îles d’Aix et d’Oléron, il peut ainsi observer don José et Dick se livrant à de curieuses plongées sous-marines. Rentré au port, Jarry met Claude au courant de ces agissements, mais peu après, la jeune femme disparaît à nouveau. Pierremolle, 144 présent lui aussi à La Rochelle, confie à Jarry que Claude a rejoint … son mari et que celuici l’a emmenée. Ayant le sentiment d’avoir été joué, l’écrivain procède à une enquête qui lui apprend que le mari de Claude est le prince von Winchen-Gratz, hobereau allemand du Mecklembourg. Accompagné de son serviteur Albert, Jarry se précipite vers cette région, bien décidé à résoudre ce nouveau mystère et à rejoindre celle qu’il aime. Il la rejoint en effet dans un lugubre château isolé des bords de la Baltique, au milieu d’un morne paysage de steppe enneigée, non sans s’être débarrassé de Pierremolle, rencontré dans le train et laissé drogué à Berlin. Le prince a cependant vite percé l’identité de Jarry et il l’emprisonne dans un cachot du château tout en ayant l’intention de le mettre à mort. L’écrivain réussit à s’échapper avec Albert et Claude, dont Jarry a appris qu’elle ne s’est jamais donnée à son mari. Au cours de la poursuite qui s’engage, Claude est blessée. De retour à Paris, la jeune femme, en voie de guérison, livre enfin son histoire à Jarry. Fille d’un roi scandinave, elle a passé une enfance et une adolescence moroses réglées par l’étiquette avant de rencontrer le navigateur solitaire français Jean Potier qu’elle a aimé le jour même où lui a été annoncé son futur mariage — tout politique — avec le prince von Winchen-Gratz. Cette union lui répugnant, elle a proposé à Jean de partir avec lui. Ce fut le début d’une croisière exquise qui conduisit les jeunes gens dans la région rochelaise où, au large de l’île d’Aix, ils ont découvert un trésor englouti. Mis au courant de cette trouvaille, les Ismalda n’ont pas hésité à éventrer avec leur yacht le sloop de Jean ; celuici est mort noyé, tandis que Claude, sauvée par des pêcheurs, n’a pensé qu’à se venger. Elle a commencé par tuer don James, mais a appris entre-temps qu’elle avait été mariée — malgré son absence à la cour de son pays — au prince von Winchen-Gratz, lequel a lancé le détective Pierremolle sur ses traces. Claude avoue à Jarry qu’elle l’aime et elle se donne à lui au cours d’une nuit fiévreuse. Toute à son amour, mais la pensée de la vengeance ne la quittant pas, elle va peut-être renoncer à tuer encore lorsqu’elle reçoit de don José un message provenant de l’île d’Oléron et lui demandant si elle est sûre que Jean soit bien mort. Jarry a tôt fait de subodorer dans ce message une ruse de l’Espagnol visant à revoir la princesse afin de lui faire révéler l’emplacement exact du trésor qu’il n’a pu localiser avec certitude. Jarry, Claude et Albert se rendent pourtant à l’île d’Oléron où ils ne trouvent que le seul Dick qui a tué don José. Dick capture Claude et tente de la faire parler, mais Jarry survient à temps pour la sauver malgré une blessure sérieuse, tandis que le bandit prend la fuite. Les héros vont ensuite goûter le repos dans un village italien de la Riviera, mais l’amour de Jarry et Claude s’étiole dans l’inactivité : il avait besoin d’action et d’aventures pour s’épanouir. Ils apprennent la mort du père de Claude et celle-ci rentre dans son pays, tandis que Jarry se rend à Nevers où l’attend sa fiancée, Yvette Marret. Commentaire Deuxième roman où intervient l’aventurier Yves Jarry, La Femme qui tue ne manque pas d’intérêt, mais contient des longueurs dues notamment au fait que Claude est au centre de deux intrigues, celle qui concerne sa vengeance et celle qui a trait à son mariage forcé. L’œuvre rappelle certains épisodes de la première aventure de Jarry, narrée dans Chair de beauté (pp. 27, 158, 252, 255). Le héros retrouve avec émotion Yvette Marret auprès de 145 laquelle il compte vivre un amour banal et durable, mais plus profond (p. 253) que la passion qui le liait à Claude. Celle-ci confirme elle-même ce point de vue en déclarant à Jarry qu’il a éprouvé pour elle «plus que de l’amitié» , mais «moins que de l’amour» (p. 246). Dans les deux romans, Jarry affirme sa croyance en la prédestination (p. 61 ; voir Chair de beauté, p. 124*). Nous retrouvons ici l’agent L. 53 qui a quitté la Sûreté pour devenir détective privé. Pour la première fois, La Rochelle et sa région constituent le cadre spatial partiel d’un roman de Simenon. Rappelons que l’écrivain a séjourné à l’île d’Aix durant l’été 1927 et qu’il a été séduit par les rivages charentais dès ce premier séjour. Comme dans Mademoiselle X… , le juge Coméliau n’est encore qu’un nom dans le roman où il est «chargé de l’affaire de l’Orient-Express» (p. 49). À Saint-Ouen, la maison de Justin Pierremolle possède des volets verts (p. 51). Un bureau de la Sûreté Générale, rue des Saussaies, est chauffé par un poêle en fonte devenu pourpre (p. 50) qui anticipe celui du bureau de Maigret. Un taxi G7 apparaît p. 55. Pour éviter d’être reconnu, Jarry se fait passer pour un comte de Tercy, nom évidemment inspiré par celui du marquis de Tracy auprès duquel Simenon exerça la fonction de secrétaire en 1923 et 1924. * Pagination de la réédition de 1980. Extraits «Le lendemain, alors que midi sonnait à toutes les églises, il fut tiré de son sommeil par une sensation agréable et bien connue. Un parfum un peu amer lui chatouillait délicieusement les narines avec obstination. Sans ouvrir les yeux, il murmura : — C’est toi, Albert ? Car c’était l’habitude d’Albert de l’éveiller ainsi en promenant sous son nez une tasse de café bouillant dont l’odeur avait le don de ravir son maître. — C’est moi, monsieur … Je suis ici depuis ce matin … Le valet de chambre soulevait l’oreiller en même temps que Jarry se dressait à demi, si bien qu’Yves se trouva confortablement assis sur son lit, un plateau avec le déjeuner sur ses genoux. —Très bien ! Dans ce pays-ci, mon pauvre Albert, ils ne savent pas éveiller les gens. Ils ignorent que c’est un art, que l’humeur d’un homme dépend de la façon dont il a été tiré le matin de ses rêves… Sais-tu ce qu’ils font, les brutes ? Ils ébranlent la porte à grands coups de poing. Et, non contents de ce vacarme, ils hurlent l’heure. — Évidemment ! fit Albert, flatté, ils ne peuvent pas savoir … » (p. 93). 146 «— Il faudra que je vous dise qui je suis … soupirait-il. Car vous vous faites certainement des idées fausses à mon sujet. Par exemple, quand vous avez trouvé le coffret d’acajou, vous avez cru que j’étais un voleur… Et malgré cela vous m’avez donné vos lèvres… Elle l’écoutait, les yeux mi-clos. Peut-être tous les mots n’arrivaient-ils pas à son cerveau engourdi. — Ce n’est pas tout à fait exact… affirmait Yves. Un voleur, non ! Un aventurier, oui ! … Ou plus exactement encore un coureur d’aventures ! Un amateur d’émotions, d’actions rapides, difficiles, dangereuses si possible … Mes papiers d’identité me donnent comme écrivain et explorateur… J’ajoute à ces deux professions trop tranquilles celle de fantaisiste, si je puis ainsi dire … Je me lance à corps perdu dans des affaires qui me passionnent … Je me laisse souvent aller à des actes qui ne sont pas tout à fait compatibles avec la morale telle qu’on l’entend aujourd’hui … » (p. 157). «N’est-ce pas une chose remarquable que le destin attende toujours la minute ultime pour intervenir. Il semble qu’il veuille laisser à l’homme, jusqu’au bout, ses responsabilités. Et c’est seulement quand celui-ci a épuisé toute la gamme de ses possibilités qu’il apparaît sous le nom de hasard» (p. 247). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, p. 67. M. DUBOURG, «Géographie de Simenon», in Simenon (sous la direction de F. Lacassin et G. Sigaux), Paris, Plon, 1973, p. 142. M. DUBOURG, «Maigret et Cie ou les détectives de l’agence Simenon», Mystère-Magazine, n° 203, décembre 1964, p. 111. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, p. 25. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, p. 110. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 267, 268, 273. M. LEMOINE, Liège dans l’œuvre de Simenon, Liège, Faculté ouverte, 1989, p. 16. M. LEMOINE, «Maigret en gestation dans les romans populaires», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, pp. 55-58. M. LEMOINE, «Simenon et l’Italie», La deriva delle francofonie : Les avatars d’un regard. L’Italie vue à travers les écrivains belges de langue française, «Bussola», 4, Cooperativa Libraria Universitaria Editrice Bologna, Bologne, 1988, p. 105. M. LEMOINE, «Les villes charentaises et vendéennes dans l’œuvre romanesque de Georges Simenon», in Cahiers Simenon, n° 2, Les lieux de la mémoire, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1988, p. 26. C. MENGUY, «Un rouquin nommé “G.7” (les précurseurs de Maigret)», Désiré, n° 29, octobre 1970, p. 864. 147 Jean du Perry, Le Fou d'amour «Roman dramatique» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 3, s.d. (1928), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 31 janvier 1928. Cinq chapitres suivis d’un épilogue. 1 : Une «nouvelle», rue de Lappe. 2 : Julia-la-Sage. 3 : La chute d’un homme. 4 : L’émouvante entrevue. 5 : Une balle. Résumé Délaissée par Jacques, fils de son patron, Julia tombe sous la coupe de François, un souteneur de la rue de Lappe auquel elle s’est donnée. François la brutalise, car elle ne veut pas se livrer à la prostitution. Un vieillard surnommé le Fou d’Amour a pitié d’elle et lui fournit de quoi donner le change à François grâce au travail de débardeur qu’il effectue sur les quais. Il se rend à Clamart, où habite la mère de Julia, pour la mettre au courant de ces événements. Il reconnaît en elle sa propre épouse qu’il a jadis abandonnée après avoir tué une femme qui l’avait dévalisé et l’amant de celle-ci. Sans dévoiler son identité, il rentre à Paris où François s’apprête à mettre Julia au pas sous la menace d’un revolver. Le Fou d’Amour s’interpose et reçoit la balle que le souteneur destinait à la jeune fille. Ce père meurt donc pour sauver son enfant. Julia retourne vivre chez sa mère. Commentaire Devant une telle accumulation d’événements survenant en trente-deux pages, on devine que rien n’est approfondi dans ce «petit roman». À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 269. Bobette, Bobette et ses satyres* «Confidences» Roman léger Paris, s.n. d’éditeur (Ferenczi), «Les Romans Folâtres», 1, s.d. (1928), 17,5 x 11 cm, 48 pp. Achevé d’imprimer : janvier 1928. * Autre titre proposé : Histoire de trois satyres. 148 Six chapitres. 1 : Où il est démontré que les hommes ne connaissent rien en fait de sensations féminines et où je me présente dans la splendeur de mon innocence. 2 : Où Gérard devient plus entreprenant et où, comme il ne paraît pas penser aux enfants, je le rappelle durement aux convenances. 3 : Où Gérard tire une sale tête mais où je lui tiens rigueur quand même et où, pour le punir, je fais le bonheur de M. Tromp, qui ne tarde pas à devenir mon second satyre. 4 : Où mon satyre numéro un me sauve de mon satyre numéro deux pour en arriver à des résultats effarants. 5 : Où mes deux satyres ont des attitudes bien différentes et où c’est maman qui prend une décision. 6 : Où il me reste à parler de mon troisième satyre et à dire quelques mots de tous ceux qui ne furent que des amants. Résumé Célibataire, Bobette a été aimée platoniquement par son cousin Jules et, sur une plage, par le jeune Gérard, à qui elle s’est donnée, mais qui n’a pas poursuivi l’aventure. Elle a épousé Tromp, un homme fortuné, qu’elle a … trompé avec beaucoup d’amants, dont l’un surpassait les autres, mais s’est retrouvé au bagne. Commentaire Bobette elle-même raconte ses aventures amoureuses sous forme de confidences. Il faut bien avouer que le récit est insignifiant. À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 272-273. Gom Gut, L'Amour à Montparnasse «Petit roman de mœurs» Roman léger Paris, s.n. d’éditeur (Ferenczi), «Les Romans Folâtres», 2, s.d. (1928), 17,5 x 11 cm, 48 pp. Achevé d’imprimer : janvier 1928. Huit chapitres non intitulés. Résumé Pharmacien à Saint-Servin, Oscar Béniquet entend profiter au maximum des huit jours que dure un congrès dans la capitale pour connaître le gai Paris. Son vieil ami Lhoiseau s’engage à lui révéler des sensations inédites. Le milieu d’artistes où il l’emmène est fort libre, mais Béniquet est intimidé par ce libertinage sans frein : il souhaiterait plus d’intimité. Toutefois, cette soirée orgiaque a exacerbé ses désirs, de sorte qu’à son retour à l’hôtel, il tente de violer la bonne et … se retrouve au commissariat. Il en a vu assez et fuit Paris. 149 Commentaire Ce récit sans prétention s’avère amusant. Les noms des personnages reflètent peut-être ceux qu’a dû connaître Simenon dans les années vingt lorsqu’il fréquentait le milieu cosmopolite des artistes de Montparnasse : Stulini, Strvzitz, Dajdana … Extrait «— Ouf ! On est mieux ainsi … murmura-t-elle. Asseyez-vous donc … Mettez-vous à l’aise … Et Béniquet se demandait comment il devait se mettre à l’aise. Devait-il simplement se débarrasser de son chapeau comme cela se pratique dans les salons de Saint-Servin, ou se débarrasser de tous ses vêtements comme c’était le cas de Mme Stulini ? Car elle était nue, cette dame, intégralement nue. C’était une mince personne, jolie de ligne, ma foi, avec deux petits seins placés très hauts, et des cheveux d’un noir intense. Tous les cheveux, bien entendu, et tout ce qui ressemble à des cheveux. Tout ce qui est de la même famille. D’un geste très mondain, du moins de l’avis de Béniquet qui en admira la désinvolture, Lhoiseau lui donna deux petites claques sur les fesses en guise de bonjour. — Toujours aussi fermes ! C’est bien, cela … Elle sourit. — Dans quelques minutes, si tout va bien, Yvan sera à vous … — Il peint ? osa questionner Béniquet qui avait besoin de dire quelque chose pour se persuader à lui-même qu’il n’avait pas l’air trop idiot. — Mais non ! riposta-t-elle le plus simplement du monde. Il fait l’amour … — Hein ! Ce cri avait été involontaire. Mais Béniquet était bien excusable. En somme, il n’était débarqué que de la veille et les discours de Lhoiseau ne pouvaient passer pour un cours complet sur les mœurs de (sic) vingtième siècle à Montparnasse» (pp. 6-7). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 28, 43-45. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 271. 150 Gom Gut, Madame veut un amant «Petit roman folâtre» Roman léger Paris, s.n. d’éditeur (Ferenczi), «Les Romans Drôles», 1, s.d. (1928), 17,5 x 11 cm, 48 pp. Date de parution présumée : janvier 1928. Cinq chapitres. 1 : Où il est démontré que les dentistes sont des gens dangereux, que les soupirs que l’on entend dans leur cabinet ne sont pas toujours des soupirs de douleur et où l’on voit une dame qui en apprend davantage dans un placard, en une heure, que dans son lit durant deux ans de vie conjugale. 2 : Où l’on s’aperçoit qu’on ne trouve pas un amant sous chaque pavé comme certains ignorants le pensent mais que c’est une denrée rare, qu’il faut chercher longtemps et entretenir avec soin quand on la possède. 3 : Où l’on voit un monsieur en pyjama, une dame en chemise et une dame en rien du tout qui, au lieu d’essayer de s’entendre en parlant tour à tour font un vacarme de tous les diables et où la scène finit dans le plus grand désordre. 4 : Où un jeune homme qui étudie l’Arétin voit se matérialiser devant lui l’image qui hante son esprit et où il se demande avec effroi si l’auteur n’a pas exagéré en parlant de trente deux (sic) positions. 5 : Comme quoi, dans la vie, les évènements (sic) n’arrivent jamais comme nous le prévoyons et comme quoi aussi le sort sait mieux que nous ce qu’il fait, ainsi que le prouve ce qui advint du ménage Porlit. Résumé Juliette Porlit est trompée par son mari dentiste. Elle veut se venger en le trompant à son tour avec son ami Gaston, mais celui-ci a déjà une maîtresse accaparante. Dès lors, elle se rabat sur le jeune Albert, dont les dix-sept printemps sont excités par les trente-deux positions de l’Arétin. Sa vengeance va donc s’accomplir. Commentaire Comme la plupart des romans légers de Simenon, celui-ci est plus humoristique qu’érotique. On ne peut s’empêcher de penser aux désirs de Simenon adolescent, désirs bien connus par ses déclarations des écrits autobiographiques, en lisant le début du deuxième chapitre où le narrateur se confie au lecteur. Extrait «Quand j’avais seize ans, il m’arrivait de songer, aux instants où mes désirs d’amour étaient le plus lancinant (sic) : — Dire qu’à cette heure-ci, rien qu’à Paris, il y a des centaines, des milliers de femmes qui ont envie d’amour, elles aussi. Je passe à côté de certaines d’entre elles. Je ferais très bien leur affaire et elles feraient la mienne, elles feraient même mes délices. 151 Et je râlais, les poings serrés» (p. 11* ; début du deuxième chapitre). À consulter M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 60, 65-67, 76-77, 164, 178-179, 181, 183-184. * Pagination du manuscrit dactylographié conservé au Fonds Simenon de l'Université de Liège, manuscrit dont nous avons respecté la lettre, fût-elle peu conforme aux normes orthographiques. Poum et Zette, Des Gens qui exagèrent * «Petit roman folâtre» Roman léger Paris, s.n. d’éditeur (Ferenczi), «Les Romans Drôles», 2, s.d. (1928), 17,5 x 12 cm, 48 pp. Date de parution présumée : janvier 1928. Cinq chapitres. 1 : Deux ménages amis. 2 : La bonne entente. 3 : Un froid inattendu. 4 : Une existence délicieuse. 5 : Deux cocus. Résumé M. Pige aime Mme Mège, tandis que M. Mège aime Mme Pige, mais les deux maris sont jaloux, de sorte que les amants se voient en cachette. Les choses rentrent dans l’ordre lorsque les hommes se rendent compte qu’ils sont trompés et ne peuvent le supporter. Commentaire Comme le laisse entendre la collection à laquelle il appartient, le roman est assez drôle. À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 271. * Titre primitif : Les Cocus interchangeables. Titre du manuscrit : Les Cocus interchangeables ou Quatre Personnages qui exagèrent. 152 Georges Sim, Les Cœurs perdus «Grand roman d’amour» Roman sentimental Paris, Tallandier, «Romans populaires» (Collection Rouge), 621, 1928, 19 x 11,5 cm, 223 pp. Achevé d’imprimer : janvier 1928. Trois parties de huit, dix et huit chapitres suivies d’un épilogue. I: Une vie qui commence … ou qui sombre … ? 1 : L’idylle trop moderne. 2 : Le yacht «Amour». 3 : Pour ne pas pleurer … pour ne pas rougir ! 4 : La brute amoureuse. 5 : La roulette infernale. 6 : La haine des hommes. 7 : Celle qui nie l’amour. 8 : L’hallucinante étreinte. II. La semeuse de désespoirs. 1 : Le fiancé d’antan. 2 : L’homme et l’esclave. 3 : Un scandale dans le monde. 4 : Un couple qui passe … 5 : Refaire une vie ! 6 : L’impossible oubli. 7 : Le calvaire d’une honnête femme. 8 : Traqué ! 9 : Fantaisie ou défi ?… 10 : Le dernier écœurement. III : La dame en blanc. 1 : Ceux qui naissent blessés. 2 : L’autre nid. 3 : L’éternel chant d’amour. 4 : L’autre amour. 5 : Appassionnata. 6 : L’amour et la jalousie. 7 : Un mourant … Une folle ? 8 : Les blessés de l’amour … Résumé Jeune licenciée en droit, Adeline Marnier passe des vacances à Porquerolles où elle subit les avances blessantes de Maurice Delamare, un fat qui croit que sa fortune lui donne tous les droits. Déçue dans son idéal amoureux, elle tente de se suicider, mais est sauvée de la noyade par Germain d’Antival, un riche yachtman qui abuse d’elle avant qu’elle ait repris connaissance. Ces deux tristes expériences l’ayant dégoûtée des hommes, elle décide de se servir de ses charmes pour détruire et annihiler l’univers abhorré de la virilité. Ce jeu lui permet d’acquérir une petite fortune, lorsqu’elle fait la connaissance, à Monte-Carlo, d’un bel officier de marine nommé Jean de Vigier. Usant d’une tactique désormais bien au point, elle le séduit, se joue de lui et l’abandonne, bien qu’il soit amoureux d’elle et qu’elle l’aime aussi. Deux ans plus tard, Adeline est à Paris la maîtresse richement entretenue d’Hector Delamare, le père de Maurice : elle a entrepris d’anéantir cette famille par ses dépenses somptuaires. Malgré les menaces de Maurice, elle ne refuse pas la perspective du mariage que lui propose Hector, puis dément le fait quand les fiançailles sont publiquement rendues officielles. Elle retrouve Vigier marié et laisse éclater pour lui un amour qui se traduit par un deuxième don total d’elle-même. L’officier est prêt à tout pour elle, même à abandonner sa femme enceinte. Pourtant, lorsqu’ils projettent de fuir tous deux aux Etats-Unis, Adeline est reprise par son besoin de briser les hommes et elle s’embarque avec son amie Vovotte pour seule compagnie. Sur le bateau, elle retrouve Germain d’Antival qui s’avère être un bandit évadé et qui a repris ses nuisibles activités dans le seul but de lui prouver ce dont il est capable pour elle. Elle se donne à l’aventurier et le suit en Californie où leur semblant de bonheur est rompu lorsque Germain la trompe avec Vovotte. Adeline s’enfuit. 153 Cinq ans ont passé. Adeline est devenue à Giens la «dame blanche» qui rachète ses fautes passées par des actes de charité. Son voisin, d’Erneville, est veuf et a deux bambins qui font la joie de la jeune femme. Quand il lui propose de l’épouser, elle hésite à cause de son passé et de son amour pour Vigier, amour toujours vibrant dans son cœur. Les enfants la pressant de devenir leur mère, elle finit cependant par accepter l’offre d’Erneville. Peu après, elle retrouve Vigier dont l’épouse est morte en mettant un enfant au monde. Elle ne peut cacher ses véritables sentiments, mais elle signifie à l’aimé que leur amour est maintenant devenu impossible, étant donné son mariage imminent avec son voisin. Un dernier baiser l’unit à son ancien amant qui est sur le point de la quitter, malgré qu’il en ait, lorsque d’Erneville, survenu inopinément, tente d’abattre Vigier. Celui-ci est grièvement blessé, tandis qu’Adeline sombre dans une profonde dépression. Tous deux guérissent pourtant et d’Erneville comprend, après un entretien avec Vigier, la grandeur de cet amour : il s’efface, de sorte qu’Adeline et Vigier peuvent enfin unir leurs destinées. Commentaire Basé sur l’idée selon laquelle la passion est une fatalité que rien n’arrive à freiner, le roman est nettement structuré, avec ses trois parties correspondant temporellement à trois moments distincts de la vie d’Adeline. Significativement, Vigier, l’être aimé, est le seul personnage de cette vie qui se retrouve dans chaque partie — la troisième n’étant consacrée qu’à l’expiation et à l’amour—, tandis que les autres personnages de la première partie ne se retrouvent que dans la deuxième — vouée à la vengeance — où Vigier est aussi le seul qui paraisse momentanément capable d’arracher Adeline à son obsession vindicative. Malgré les stéréotypes inhérents au genre — qu’il s’agisse de la grâce d’une matinée printanière à Paris (p. 79), de la grande voix inextinguible du cœur (pp. 126-127), de l’image bien connue du calme après la tempête (p. 183), des indicibles larmes de bonheur (p. 189) ou du passé intellectuel inégalable de la France (p. 174 : «Les enfants de France doivent sans doute au prestigieux passé de la race une intelligence précose —sic — qu’à dix ans ce sont parfois de petits hommes») —, le roman présente pour la première fois quelques motifs développés dans l’œuvre ultérieure, comme on va s’en apercevoir. Adoptant déjà une attitude morale qui sera celle de Maigret et que Simenon reprendra à son compte, les religieuses de Giens «ne jugent jamais personne» (p. 166). Plus encore que le Georges Viel de Miss Baby, Germain d’Antival est le prototype de ces nombreux bandits opérant à l’échelon international qui hantent les premières œuvres signées Simenon, bandits pourvus de multiples faux noms d’où ressort parfois celui de Commodore. Ici, le vrai nom de Germain d’Antival est Van Lidat, son exacte anagramme. Ce sujet hollandais est aussi dit Elie Levinson, Kourokine et Harry Bills. On remarquera encore que Germain d’Antival est bien proche de Germain d’Antibes, un des pseudonymes de Simenon lui-même, et d’Anseval, patronyme utilisé dans La Première Enquête de Maigret. Dès le début du roman, l’héroïne est fascinée par le monde sous-marin de la Méditerranée observé au large de Porquerolles, un monde dur et cruel où les poissons s’entre-dévorent, un monde que la mer cache sous sa «teinte veloutée» et son «vaste sourire irisé» (p. 21). Adeline a manifestement tiré parti de ce spectacle qui inspire la stratégie du combat — dur et cruel, lui aussi — livré au sexe opposé dont elle vise la déchéance. Ceci ressort clairement 154 des théories qu’elle expose à son amie Vovotte sur le paquebot qui l’emmène aux EtatsUnis : «Les hommes se mangent entre eux ? Bah ! les bêtes aussi … Les petits poissons mangent les mouches et les vers, ou encore les œufs d’autres petits poissons. Il y a des poissons plus gros qui les dévorent, et ceux-là sont dévorés par de plus gros encore, qui à leur tour … Mais je n’en finirais pas. Alors, tant qu’on y est, autant être un gros poisson» (p. 147). Simenon dira plusieurs fois, dans ses écrits autobiographiques, la fascination qu’il a lui-même éprouvée, à Porquerolles, pour cette vie sous-marine (voir notamment Un Homme comme un autre, Paris, Presses de la Cité, 1975, p. 107 : «C’est là que j’ai connu une des expériences les plus bouleversantes de ma vie […]. Ici, sous un ciel bleu, dans une mer bleue, c’était mille drames auxquels j’assistais chaque jour […]. Cela bouleversait toutes les idées que je me faisais sur le monde et sur la nature […]. Je pouvais assister à la véritable vie du monde» ; voir aussi, entre autres, les Mémoires intimes suivis du Livre de Marie-Jo, Paris, Presses de la Cité, 1981, p. 25). Ces images sous-marines ont connu leur plein épanouissement dans le monde romanesque signé Simenon qu’elles ont envahi. Ainsi, les premières pages du Cercle des Mahé montrent le héros obsédé par cet univers «si inhumain qu’il avait l’impression de découvrir une autre planète» (in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1969, t. 21, p. 156), un univers qui peuple ses cauchemars (id., p. 176) et qu’il finit par rejoindre en une fusion étonnante et exemplaire lors de son suicide final (id., p. 283). Chacun se souvient de l’odieuse mise en scène de La Neige était sale au cours de laquelle Frank Friedmaier, qui a donné à la pure Sissy un rendez-vous d’amour, la livre dans l’obscurité à son ami Kromer, scène qui constitue dans ce célèbre roman le point culminant de l’abjection dont Frank s’est fait une règle de vie. Une substitution semblable figure déjà dans la première partie des Cœurs perdus où Adeline, que Vigier doit rejoindre au lit, se fait remplacer par Vovotte. Les préparatifs de l’affaire possèdent des éléments communs dans l’un et l’autre romans. Dans La Neige était sale, Kromer s’inquiète : «— Si elle allume ? —Tu as déjà vu une jeune fille faire de la lumière dans ces occasions-là ? — Si elle me parle et que je ne lui réponde pas ? Il affirme : — Elle ne parlera pas» (in Œuvres complètes, op. cit., t. 24, p. 284). Les mêmes inquiétudes assaillent Vovotte dans Les Cœurs perdus : «— Mais il verra que ce n’est pas vous. — Pas du tout. Vous éteindrez toutes les lumières. Vous parlerez aussi bas que possible …» (p. 57). Enfin, l’ouvrage est le premier d’une longue série de romans qui auront Porquerolles pour cadre spatial partiel. Faut-il rappeler que Simenon a effectué dans cette île divers séjours dont le premier semble remonter à 1926 ? Extraits «C’était une de ces matinées d’avril, qui, à Paris, sont plus douces encore que le printemps qu’elles présagent. 155 Le parc Monceau, qui orne si magnifiquement le plus riche quartier de la capitale, commençait à verdir. Le gazon encore pâle était d’une grâce délicate, et le feuillage des arbres, presque transparent, avait des tons de pastel. Des jardiniers ratissaient les allées, où les nourrices surveillaient des bambins, poussaient de moelleux landaus. À demi couchée à une terrasse, une jeune femme jouissait de ce sourire de la nature ; elle était un peu alanguie, les traits légèrement tirés, mais heureuse apparemment de la caresse du clair soleil dans ce cadre merveilleux» (p. 79). «— Oh ! Line … Tu ne peux pas savoir à quel point je t’aime. Il faudrait, pour que tu le sentes, ouvrir ma poitrine et te montrer, tout pantelant, ce cœur déchiqueté qui saigne encore, qui n’est plus qu’une plaie et qui brûle, plus ardent sans cesse …» (p. 126). «—Vois-tu, ma petite, il arrive un moment dans la vie où l’on n’a plus le courage de s’indigner. Il faudrait le faire si souvent ! … — De sorte que si tu rencontrais cet Antival ?… — Je ne dirais rien. Je ne lui tournerais pas le dos, ni ne lui tendrais la main. Chacun son affaire, n’est-il pas vrai ? Il y a des brigands dans la politique et le pis qu’ils risquent, c’est d’être nommés ministres. Il y en a dans la finance, et, si tout va vraiment mal, ils vont se faire construire un hôtel particulier à Bruxelles… Il y en a qui passent leur temps à voler des cœurs de jeunes filles, et nul ne leur dit rien. On les félicite même parfois de ce qu’on appelle leurs “bonnes fortunes”… Antival est un brigand d’un autre genre, et, ma foi, il lui faut un certain courage, un certain cran pour garder sa peau intacte et jouir encore du beau soleil … — Je ne te savais pas révolutionnaire ! — Moi ? Je ne suis pas révolutionnaire du tout. La preuve, c’est que je ne veux pas changer quoi que ce soit au monde tel qu’il est fait» (pp. 146-147). «Une ville encore. Puis une autre … Une plaine désolée … La moto gagnait l’horizon pour en retrouver un autre et le poursuivre encore … Dans la nuit, le moteur grondait toujours, grosse mouche inlassable dans l’immense univers …» (p. 164). 156 «—Ah ! le calme … Qui dira les bienfaits de la solitude, des heures passées devant des murs nus, face à face avec son âme, avec sa conscience ?… Je dois paraître prêcher … Mais c’est tellement vrai, ce que je vous dis là ! Si seulement, chaque fois que nous allons commettre un acte téméraire ou mauvais, une Providence bienveillante pouvait nous enfermer un certain temps entre quatre murs ! … » (p. 183). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 267, 268. Georges Sim, Le Secret des lamas «Roman d’aventures» Roman d’aventures exotiques Paris, Tallandier, «Grandes Aventures et Voyages excentriques», 194, 1928, 19 x 12 cm, 223 pp. Achevé d’imprimer : janvier 1928. Réédition : Paris, Tallandier, «Les Romans d’Aventures de Georges Sim», 2, 1954. Trois parties de huit, huit et neuf chapitres suivies d’un épilogue. I: La montagne inaccessible. 1 : Messieurs les journalistes ! 2 : Miss Ellen. 3 : Jean Mister ! 4 : Moghed. 5 : À Calcutta. 6 : Un spectacle étrange. 7 : Au pied des montagnes. 8 : Un dur réveil. II : Au pays des énigmes. 1 : Sur la piste. 2 : Un village inquiétant. 3 : La caravane. 4 : Le Sarthal. 5 : Vers l’Everest. 6 : Un nid d’aigles. 7 : Le prisonnier du regard. 8 : La missive sur la pierre. III : La maison des Chinois. 1 : La route des pèlerins. 2 : Un procédé expéditif. 3 : Le piège. 4 : La terre de l’or. 5 : L’invraisemblable réveil. 6 : La rançon. 7 : Le marché. 8 : Tueles ! 9 : L’aveu de la pierre. Résumé L’industriel et explorateur américain John Bird vogue vers l’Inde avec sa fille Ellen, le professeur de langues orientales Peterhead et l’impénétrable Tibétain Moghed. Le but avoué de leur expédition est d’atteindre le sommet de l’Everest, mais Jean Mister, un Français en quête d’aventures qui navigue sur le même bateau, apprend que le véritable dessein des Américains est tout autre. Il arrive à se faire accepter parmi eux, tout en s’attachant à Calcutta les services d’un jeune Indien déluré, Ali. En outre, Mister n’est pas insensible au charme de cette nouvelle «belle Ellen» de l’œuvre. Tous mettent le cap sur l’Himalaya, mais en chemin, Mister et Ali sont drogués et ne trouvent plus à leur réveil les autres membres de l’expédition. Ils tentent de les rejoindre et y parviennent, mais l’accueil froid qui leur est réservé les incite à poursuivre leur route séparément, tout en observant la caravane de loin. Il s’avère bientôt évident que le vrai but 157 de Bird et Peterhead est une vallée perdue de l’Himalaya, le Sarthal — version asiatique du paradis terrestre —, où viennent mourir les lamas. C’est Moghed qui doit les y conduire à son insu : Peterhead possède en effet des dons d’hypnotisme dont il use pour questionner le Tibétain. Tout ne semble pourtant pas clair aux yeux de Mister qui devine que Moghed joue un rôle lorsqu’il est «hypnotisé». Ali et le Français suivent les traces d’un Chinois auquel Moghed a donné un message, lorsqu’ils sont faits prisonniers et jetés au fond d’une caverne. Ils devraient y mourir si Mister ne décelait un conduit qui les mène à un lac souterrain et … au merveilleux Sarthal où ils tombent d’épuisement. Sans que le fait soit expliqué, ils se réveillent dans une autre vallée où ils retrouvent la piste de l’expédition et s’aperçoivent, en la suivant, qu’Ellen, son père et Peterhead sont entre les mains de Moghed et du Chinois. Ils les délivrent au terme d’une âpre lutte et certains faits mystérieux sont éclaircis. Jadis, le Chinois, désirant découvrir le Sarthal, avait eu recours à l’aide de Moghed, futur lama, mais ils n’avaient rien trouvé et avaient conclu à l’inexistence de la vallée mythique. Moghed est ensuite allé étudier en Amérique où Peterhead et Bird ont eux aussi voulu se servir de lui pour partir à la recherche du Sarthal. Bien qu’il ait été amoureux d’Ellen, le Tibétain a averti le Chinois et tous deux ont conçu l’idée de l’expédition qui devait faire des deux Américains des prisonniers dont on aurait pu tirer une rançon. Le mariage d’Ellen et Mister a lieu à Paris après que Jean ait révélé sa véritable identité, «un des plus beaux noms de France, inscrit à chaque page de l’Histoire» (p. 219). Quant à la vallée paradisiaque, elle existe pourtant bien puisque Jean en a ramené deux énormes pépites d’or. Qu’à cela ne tienne : Bird et Peterhead sont prêts à repartir à sa recherche. Commentaire Jean Mister et Ali sont les seuls à découvrir le Sarthal. Le lecteur se demande comment les autres personnages n’y parviennent pas, alors qu’ils en sont si proches. Cette faiblesse de l’intrigue s’explique peut-être par le fait que Mister et Ali sont les seuls dignes de la vision paradisiaque, mais le roman n’offre à ce sujet aucune explication. Le Sarthal constitue l’élément fantastique de l’œuvre. Cette vallée édénique de l’Himalaya, au climat tellement doux qu’y croît une variété inouïe de végétaux (p. 178), est peuplée d’inoffensives panthères, d’éléphants débonnaires, d’hippopotames qui semblent jouer avec des paons, de vieillards «au calme surhumain» (p. 181) vêtus de blanc et «préoccupés uniquement […] de savourer la beauté des choses, la douceur inégalable de la vie » (ibid.). Véritable paradis perdu au cœur des montagnes, cet endroit contient en outre des pépites d’or, ce qui explique son nom, puisque Sarthal signifie, «en langue dhimal, pays de l’or» (p. 107). Sans doute Simenon, pour l’évoquer, s’est-il inspiré du mythe indien de la vallée heureuse dont s’est aussi souvenu Mircéa Eliade lorsqu’il décrit, dans Le Secret du Docteur Honigberger, deuxième récit du recueil de nouvelles intitulé Minuit à Serampore, la cité de Shambala, située dans une «verte merveille, logée entre les montagnes de neige» et peuplée d’ «hommes affranchis par l’âge qui conversent rarement entre eux tout en connaissant si bien leurs pensées réciproques» (cité d’après A.-M. Cocagnac, L’Inde spirituelle, Paris, Culture, Arts, Loisirs, «Bibliothèque de l’irrationnel. Le domaine invisible», 1976, p. 156). Mais le Sarthal rappelle aussi les mythes chrétiens du paradis terrestre et de la communion des saints, ainsi que le jardin des Hespérides des Grecs, puisqu’on y trouve des orangers 158 (p. 178). N’oublions pas non plus que Mister et Ali passent, pour accéder à la vallée, par une caverne dont le rôle pourrait être initiatique (voir Le Désert du froid qui tue). Au cours de leur expédition pourtant périlleuse, les héros subissent «le charme subtil de la montagne, qui est bien plus prenant encore que l’ivresse plus âpre que donne l’océan» (p. 141). Pour tout dire, la montagne himalayenne est magnifiée, sinon divinisée : «C’est le privilège des hauts sommets de posséder quelque chose de quasi divin» (p. 130). Si les Américains se montrent racistes (p. 47) et ne comprennent en aucune façon l’ironie (p. 34), il n’en va pas de même pour le Français que l’on reconnaît aisément à «la finesse nuancée de son sourire» (p. 7), qui oppose à l’adversité son sens de l’humour (pp. 84-85) et qui se soucie de comprendre la mentalité profonde de l’Inde (p. 67). Après Le Désert du froid qui tue, le roman privilégie l’intuition par rapport à la réflexion (p. 169). Extraits «Il convient de remarquer que les Américains, qui sont si sensibles à l’humour, n’ont jamais compris une autre nuance de l’esprit latin : l’ironie ! Devant elle, ils sont désarçonnés. Ils perdent pied. Souvent, ils se laissent envahir par la fureur» (p. 34). «Contrairement aux deux Américains, qui n’avaient d’autre sentiment à l’égard de tout ce qui était indigène qu’un mépris absolu, Jean Mister s’intéressait à toutes les choses de l’Inde. C’est là, d’ailleurs, une caractéristique du Français dans les pays de civilisation différente. Les Anglais ne pensent qu’à annexer, ou encore à visiter les lieux historiques, qu’il s’agisse d’un champ de bataille du temps d’Alexandre le Grand, des plaines de Waterloo, de l’Arc de triomphe ou des Pyramides. L’Américain passe en emportant avec lui tout son “confort”, si bien qu’il s’aperçoit à peine qu’il n’est pas chez lui. Le Français essaie de pénétrer la vie intime du pays. Il ne possède d’ailleurs pas comme les Anglo-Saxons le préjugé des races et il ne se considère pas comme déshonoré s’il compte un nègre ou un Asiatique parmi ses voisins de restaurant» (p. 67). À consulter M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31, 32, 33, 37, 58, 59, 62, 63, 71-72, 75, 76, 77, 86, 89, 90, 98, 99. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. 159 Luc Dorsan, Une Petite Dessalée «Petit roman folâtre» Roman léger Paris, s.n. d’éditeur (Ferenczi), «Les Romans Folâtres», 3, s.d. (1928), 17,5 x 11 cm, 48 pp. Achevé d’imprimer : février 1928. Six chapitres. 1 : Où l’on voit poindre une nouvelle étoile au firmament de la galanterie parisienne mais où cette étoile se demande si elle sera de première ou de cinquante-sixième grandeur. 2 : Où Nichette fait la connaissance d’un drôle de bonhomme, puis d’une chambre d’hôtel et où il est question des choses ahurissantes qui s’y déroulent. 3 : Où la dernière main est mise au rapport sur les pratiques vicieuses des professionnelles de l’amour et où M. Joseph Fistullin se trouble sérieusement. 4 : Où l’on fait la connaissance de Mme. Joséphine Fistullin qui est une personne très catégorique et où la situation est plutôt tendue. 5 : Où Nichette s’obstine à rester nue et où Joseph Fistrllin (sic) se demande s’il ne va pas devenir fou. 6 : Où l’on s’aperçoit que la S.D.N. mène à tout et qu’il y a des manies dont on ne peut se défaire. Résumé À Pouilly-sur-Loire et à Nevers, Nichette vit quelques aventures sans lendemain, mais elle se rend compte que les hommes la rétribuent en échange de privautés bien anodines sans qu’elle se donne à eux. C’est donc en ignorant tout des contacts plus intimes qu’elle décide de tenter sa chance à Paris. Là, elle tombe sur Joseph Fistullin, «conseiller technique du comité de la pudeur de la Société des Nations», qui est chargé de rédiger un rapport sur l’état du vice en France et feint d’être un client potentiel de Nichette. À la fois ingénue et perverse, celle-ci lui énumère diverses attitudes saugrenues et plusieurs types de comportements amoureux extravagants qu’elle invente et que note scrupuleusement l’envoyé de la S.D.N. Fistullin est tout de même sérieusement émoustillé, au point qu’il se déleste d’une forte somme pour posséder Nichette. Mme Fistullin les surprend et quitte son mari qui apprend peu après qu’elle le trompait. Il divorce donc et épouse Nichette, mais fréquente les maisons closes où il exige de ses partenaires les curieux exercices préparatoires dont sa nouvelle épouse lui avait parlé. Commentaire Parmi les éléments comiques de ce «roman folâtre», le moins divertissant n’est pas le passage où Fistullin lit à Nichette son rapport sur le vice en France, rapport qu’il a établi en se basant sur les explications saugrenues de la jeune fille elle-même. Rappelons que Simenon a bien connu Pouilly-sur-Loire et Nevers quand il était secrétaire du marquis de Tracy. 160 Extrait «— Alors, vous avez écrit là-dessus tout ce que … — Chut ! Asseyez-vous … Je vais vous le lire … Elle s’installa dans un fauteuil et, selon son habitude, sa robe remonta. M. Joseph regarda, loucha, toussa. — Voilà ! articule-t-il d’une voix un peu rauque. "Monsieur le Président, messieurs ! "Ce n'est pas sans émotion que je commence ce rapport attendu avec impatience par la commission qui aura le grand honneur de prendre les mesures nécessaires à la santé publique et à l’enrayement de ce fléau plsu (sic) grand que tous les autres qui s’appelle le vice. "Vous m'avez fait le grand honneur, messieurs, de m’envoyer vers ces femmes qui sont comme les prêtresses du culte que nous voulons extirper du cœur des humains. "J'y suis allé, messieurs, surmontant ma répugnance, mon dégoût…" — Ça, au moins, c’est gentil ! remarqua Nichette qui était vexée. — Chut ! C’est pour la forme … Vous comprenez … Je continue … (Là-dessus il loucha vers les jambes que la jeune femme avait installées sur le bord du bureau, si bien que le regard de l’homme plongeait vers des horizons savoureux). "J'y suis allé et je vous apporte le fruit de mon labeur. Écoutez-moi, messieurs, et sachez que chaque détail relaté a été en quelque sorte pris sur le vif " » (pp. 24-25). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 272. Gom Gut, Les Distractions d'Hélène Roman léger Paris, s.n. d’éditeur (Ferenczi), «Les Romans Drôles», 4, s.d. (1928), 17,5 x 11 cm, 48 pp. Date de parution présumée : février 1928. Six chapitres. 1 : Un oubli de rien du tout. 2 : Le monsieur qui doit rendre un pantalon. 3 : Une journée mouvementée. 4 : Le petit paquet de papier de soie. 5 : Quelques événements anodins. 6 : Un drôle de pantalon. 161 Résumé Hélène Majoret a oublié son pantalon chez un de ses amants. Elle soutient à Auguste, son mari, qu’elle l’a laissé chez Gradudos, son médecin, mais ce prétexte éveille les soupçons du mari qui est un ami du médecin. Elle promet à Majoret d’aller rechercher le pantalon le lendemain chez Gradudos. Avant d’y aller, elle court chez ses amants, retrouve l’objet et rencontre Philippe dont elle devient aussi la maîtresse. Chez Gradudos, celui-ci veut abuser d’elle, mais Auguste survient à temps. Elle a de toute façon pu remettre au médecin le paquet contenant le pantalon, de sorte qu’elle est sauvée. Pourtant, en rentrant, le mari trouve dans le paquet… deux caleçons : Hélène s’est trompée de paquet en sortant de chez Philippe, mais celui-ci ramène le bon paquet et elle raconte à son mari qu’elle lui a acheté deux caleçons. Commentaire Cette nouvelle «histoire d’un pantalon» (titre porté sur le manuscrit : Le Pantalon d’Hélène) réussit à être amusante. On y trouve une satire des sujets de pièces de théâtre. Extrait «Sur la scène, au premier acte, il y avait un lit, une dame en chemise, un monsieur en pyjama et un autre monsieur en habit. Au deuxième acte, le décor devait encore représenter une chambre à coucher et les personnages devaient être tous trois en pyjama. Au troisième acte enfin, la scène représentait une autre chambre à coucher. Et il y avait cinq personnages en pyjama, sans compter une dame dévêtue, mais cachée sous les draps. Ce n’était nullement un vaudeville crevant, mais une grave pièce d’un académicien qui avait sous-intitulé cela : Étude de mœurs. Et les personnages n’étaient pas des petits rigolos. S’ils étaient en pyjama, cela ne signifiait rien, car ils passaient le temps à discuter de leurs désirs et non à les assouvir. Hélène Majoret n’eut pas l’occasion de bâiller, car elle pensait à quelque chose d’autrement grave qu’aux désirs des personnages qui s’agitaient sur la scène. Elle pensait à son pantalon» (p. 12). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 271. 162 Kim, Un Petit Poison Roman léger Paris, s.n. d’éditeur (Ferenczi), «Les Romans Drôles», 5, s.d. (1928), 17,5 x 11 cm, 48 pp. Date de parution présumée : février 1928. Ce roman est absent du Fonds Simenon de l’Université de Liège et ne figure pas à la Bibliothèque Nationale. Sa parution est pourtant annoncée en dernière page du n° 4 de la collection «Les Romans Drôles» : «Le prochain numéro : Un Petit Poison». Nos efforts pour le dénicher auprès de divers collectionneurs n’ont pas abouti, ce qui nous fait penser qu’Un Petit Poison, dès lors particulièrement bien intitulé, doit être un des plus rares parmi les romans populaires de Simenon, si toutefois il a bien été publié. Jacques Dersonne, Un Seul Baiser «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 8, s.d. (1928), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 6 mars 1928. Six chapitres. 1 : Un petit cœur qui bat. 2 : Consolatrice ? 3 : Les lèvres qui s’unissent. 4 : Le rêve qui meurt. 5 : La porte qui se referme. 6 : Épilogue. Résumé La toute jeune Lilie, une ouvrière modiste parisienne, aime en secret Henry Laverne, qui habite non loin de son lieu de travail. Elle le rencontre par hasard et lui avoue son amour avant de se donner à lui. Pourtant, Laverne aime une autre femme, Martine, de sorte que Lilie s’efface, puis tente de se suicider. Laverne comprend néanmoins que Lilie représente pour lui le véritable amour et il arrive à temps pour l’empêcher de mourir. Ils s’épouseront. Commentaire L’intrigue se base sur des ressorts élémentaires et des sentiments sommaires. 163 Georges Sim, Le Gorille roi Roman d’aventures exotiques Paris, Tallandier, «Grandes Aventures et Voyages excentriques», 274, 1929, 19 x 12 cm, 224 pp. Prépublication en feuilletons dans L’Aventure du 15 mars au 14 juin 1928. Trois parties de huit chapitres chacune suivies d’un épilogue. I: La forêt hallucinante. 1 : Un télégramme sous les tropiques. 2 : Le messager. 3 : Un homme qui tombe du ciel. 4 : Dans l’inconnu des arroyos. 5 : Le fou errant. 6 : La nuit fantastique. 7 : Un combat singulier. 8 : Trois blancs. II : La ville des monstres. 1 : Le gibier humain. 2 : Le cirque de mangoustaniers. 3 : Le roi. 4 : Châtiment. 5 : Dans le déluge. 6 : Au bord du lac. 7 : Le bateau rouge dans la tempête. 8 : Le repaire. III : Les voleurs de diamants. 1 : Vers un but inconnu. 2 : Le prisonnier des Blancs. 3 : Philippe. 4 : L’allié des monstres. 5 : Une grande fête se prépare. 6 : Deux hommes. 7 : Le droit de tuer. 8 : Le collectionneur de dollars. Résumé Gérald Ducastaing et Philippe Vialar, deux officiers de marine, explorent l’Afrique orientale entre Zanzibar et le lac Tanganyika afin d’y étudier la redoutable tribu anthropophage des Yem-Yem, géants d’une force herculéenne qui tiennent à la fois de l’homme et du singe. Ils se sont séparés, mais correspondent entre eux. Un message désespéré de Philippe parvient à Gérald qui décide, avec son serviteur noir Bob, de voler à son secours en remontant le cours du fleuve Roufidji. Chemin faisant, Gérald a l’occasion de sauver de la mort Claude Cordier, une jeune fille qui recherche son père disparu. Elle soupçonne que ce dernier, colon propriétaire d’une scierie, a été en butte aux prétentions de Richard Weiller, négociant et trafiquant qui veut dominer la région. Le père Cordier est retrouvé fou et errant dans la forêt. Cependant, Bob, Claude et son père sont faits prisonniers par les terribles Yem-Yem. Gérald délivre Bob et Claude au moment où ils vont être mangés par les hommes-singes, tandis que Cordier jouit parmi eux de la liberté accordée à ceux qui sont «inspirés». Fuyant ces êtres monstrueux à la faveur d’un orage qui les terrorise, Gérald, Bob et Claude parviennent sur les rives du lac Tanganyika où ils assistent impuissants à l’arraisonnement à la mitrailleuse, par Weiller et deux complices, d’un vapeur qui transporte des diamants et qui est coulé avec ses passagers. Poussant une reconnaissance dans le repaire des pirates, Gérald y trouve Philippe prisonnier. N’étant pas en état de pouvoir le délivrer tout de suite, il sabote le bateau et la mitrailleuse de Weiller. Gérald, Bob et Claude suivent le long des rives le bateau réduit à louvoyer à la rame, lorsqu’ils sont à nouveau attaqués et faits prisonniers par les Yem-Yem. Ils s’aperçoivent avec horreur que Weiller a passé un pacte avec eux et que Philippe va leur être livré pour être dévoré. Gérald, qui a conservé un revolver, tue le chef yem-yem et est sur le point de tuer Weiller quand son revolver s’enraie. Survient Cordier qui semble recouvrer la raison en apercevant Weiller sur lequel il se précipite. La lutte sans merci qui met aux prises les deux hommes se termine par la mort de Weiller. Privés de leur chef et de Weiller, les Yem-Yem se réjouissent de la tournure prise par les événements : la qualité des mets sera doublée par leur quantité. C’est 164 compter sans Gérald qui a profité de la confusion pour se délivrer et remettre en état la mitrailleuse des pirates grâce à laquelle il fait fuir les Yem-Yem. La petite troupe retourne au repaire de Weiller où l’on trouve une impressionnante quantité de dollars en or. Le père Cordier rejoint sa scierie où Gérald et Philippe deviennent ses associés après que Gérald ait épousé Claude. Commentaire La présence des Yem-Yem confère au roman un aspect fantastique. Ces Noirs anthropophages à la stature de gorilles possèdent, tout comme les singes, une queue qui contribue à leur donner un air diabolique. Chose rare dans les romans de Simenon, l’auteur précise la source de son information concernant cette tribu : une plaquette rarissime de douze pages intitulée Les Yem-Yem, tribu anthropophage de l’Afrique Centrale, par M. le baron Henri Aucapitaine, sous-officier aux tirailleurs indigènes, attaché au bureau arabe, à Blida. — Paris, Arthus Bertrand, éditeur, 21, rue Hautefeuille, 1857 (p. 28). Simenon déclare en note que cette brochure est en sa possession et il cite quelques passages de l’ouvrage. Pourtant, les Yem-Yem ne constituent pas le seul danger affronté par les héros : en plus des périls inhérents à la forêt qui prend parfois, elle aussi, une allure fantastique (pp. 49, 69), ils doivent lutter contre Richard Weiller, dont on ne sait trop s’il est Américain ou Allemand. Cet ex-trafiquant d’esclaves et ancien forçat est prêt à tout pour satisfaire son besoin de puissance. Génie du mal opposé aux héros, c’est «un monstre comme hélas on en rencontre encore de par le monde, malgré la civilisation» (p. 176). Si Weiller incarne le mal, Cordier, qui lui doit sa folie momentanée, incarne la vengeance (p. 199) et a finalement raison de son ennemi. Ces deux hommes montrent à merveille comment les romans populaires de Simenon mettent en scène des personnages qui sont autant d’incarnations d’idées. Fantastique apparaît également, dans le delta de la Roufidji, le navire de guerre allemand «Kœnigsberg» qui a été coulé pendant la première guerre mondiale. On voit «ses mâts se dresser au milieu des palmiers et surtout des filaos aux troncs formidables, épais de plusieurs mètres» (pp. 9-10). Cet épisode est inspiré par un événement réel, l’épopée du «Kœnigsberg» ayant aussi donné à Wilbur Smith le sujet de son roman intitulé Shout at the devil, publié en 1968. Le fou errant dans la forêt errait déjà dans La Prêtresse des Vaudoux. Il s’agit dans les deux romans du père de l’héroïne qui a été torturé par son ennemi et qui a sombré dans la folie. De même, la mangouste du Gorille roi semble tout droit issue du roman haïtien. On remarque enfin que Gérald Ducastaing croit à son étoile (p. 162), tout comme Ernest Tardois dans Le Désert du froid qui tue, Jérôme Dantan dans Le Monstre blanc de la Terre de Feu et Georges Viel dans Miss Baby. Extraits «La vedette avançait, aveugle, jusqu’au cœur de cette forêt vivante qui semblait devoir se refermer sur elle, qui était comme une bête monstrueuse aux cent mille tentacules. 165 Alors que le soleil allait se coucher, il y eut un cri, un seul, qui glaça les trois personnages d’épouvante. Car ce cri, qui partait d’une des rives et que se renvoyaient tous les échos, ne ressemblait au cri d’aucun animal, ni à rien d’autres (sic) qu’ils connaissaient. Cela faisait penser pourtant à la sirène d’une usine ou d’un vapeur, mais à une sirène monstre, à la voix plus modulée, plus humaine. C’était puissant, si puissant qu’on eût pu croire que la forêt elle-même criait de la sorte, hurlait sa colère contre ceux qui venaient la violer» (p. 49). «Les filaos géants, à l’écorce rugueuse et noire, étaient très nombreux et s’élevaient vers la voûte de feuillage comme des piliers de cathédrale. Entre eux, les fougères atteignaient plusieurs mètres de hauteur, et des fleurs multicolores, larges comme la main, les parsemaient. Le soleil ne pénétrait pas dans la forêt. La lumière y était glauque, comme dans un aquarium. Le sol était humide et chaud. Un jeune léopard passa non loin du Français, manifestement affolé par cette présence inquiétante, courant en tous sens à la recherche de sa mère. Gérald pensa à rejoindre au plus tôt le bord de la rivière. Car, s’il avait gravi la falaise abrupte, c’était pour jeter un coup d’œil d’ensemble sur la région et, là où il était, il voyait à peine à plus de vingt mètres devant lui. Mais il était difficile de s’orienter. En effet, il ne pouvait même pas apercevoir le soleil, tant le feuillage était épais au-dessus de sa tête. Il y avait en quelque sorte deux voûtes superposées, avec, dans chacune, des déchirures. Une première couche de feuillage était d’un vert sombre, tandis qu’au-dessus d’elle s’étalait une sorte de scintillement continu : des feuilles que le soleil frappait en plein et qui jaunissaient, lançant des reflets d’or. Tandis qu’au-dessous les insectes étaient plutôt rares, ils s’ébattaient dans la lumière en un véritable nuage bourdonnant» (pp. 68-69). «La lutte reprit de plus belle. Les corps eurent des soubresauts formidables. Peter dut reculer parce que les deux hommes unis par cette incroyable étreinte roulaient jusqu’à ses pieds. Les herbes étaient foulées sur plusieurs mètres carrés. Il y avait des taches rougeâtres. Weiller bavait, les yeux hors de la tête, frappait du poing de toutes ses forces. 166 Sa vigueur était sans effet contre le colon décharné, tant il est vrai que les muscles sont impuissants contre une force morale. Cordier était une idée, un sentiment en mouvement. Il était la Vengeance » (p. 199). «De même qu’un lion subit pendant des mois la domination du dompteur, qui chaque nuit, devant des badauds amusés, le nargue de sa cravache et de ses bottes vernies, mais se réveille soudain, un beau jour, sans raison apparente, pour dévorer celui auquel il a si longtemps obéi, de même les Yem-Yem suivaient-ils à nouveau la logique de leur instinct» (p. 207). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 80, 97. P.-P. GOSSIAUX, «L’Afrique nue de Simenon», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, pp. 97-98. C. KNODEN, Images d’Afrique dans le roman français de Belgique (mémoire de licence en philologie romane, Université de Louvain-la-Neuve, 1988), pp. 25, 26, 27, 29, 38, 40, 42, 43, 44, 45, 47, 70, 71, 73, 75, 85, 86, 88, 89, 100, 102, 103, 114, 117, 125, 126. M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31, 32, 33, 52, 58, 63, 65, 67-68, 73, 74, 75, 82, 85, 96, 99, 107. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. Christian Brulls, Seul parmi les gorilles «Roman d’aventures» Roman d’aventures exotiques Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman d’Aventures», 93, s.d. (1937), 14 x 10 cm, 32 pp. Date de rédaction présumée : 1928 *. Quatre chapitres. 1 : La scierie dévastée. 2 : Au cœur de la forêt vivante. 3 : Les mitrailleurs obstinés. 4 : Les gorilles ! * Les ressemblances thématiques de Seul parmi les gorilles avec Le Gorille roi nous incitent à placer la notice qui lui est consacrée dans le sillage immédiat de la notice précédente. Il semble en effet que ce roman ne peut avoir été rédigé en 1937, date de sa publication. 167 Résumé Gérard Grosjean a quinze ans. Il est le fils d’un colon qui a réussi à implanter une scierie dans un des endroits les plus sauvages du Congo Belge. Arrivant du collège d’Albertville où il vient de terminer son année scolaire, Gérard trouve la scierie dévastée par des gorilles qui ont emmené avec eux son père et sa sœur. Il suit la trace des singes à travers la forêt équatoriale peuplée de dangers auxquels il n’échappe parfois que de justesse. Rejoignant finalement les gorilles, il délivre son père et sa sœur à l’issue d’un combat sans merci qui laisse plusieurs singes tués. Commentaire Truffé d’explications de type didactico-encyclopédique, ce court roman utilise à nouveau certaines données de la fiction africaine précédente — Le Gorille roi — qui exploitait déjà la veine du danger constant régnant dans la forêt. Ici, les gorilles se taillent la part du lion — si l’on ose ainsi s’exprimer —, mais rhinocéros, crocodiles et singes verts ne sont pas en reste. Comme les Yem-Yem du Gorille roi, les gorilles de ce roman-ci sont dits hommessinges (p. 10). Extrait «Le gorille est un des hôtes les plus redoutables de la forêt, beaucoup plus redoutable, par exemple, que le tigre lui-même. Sa puissance est telle qu’il peut étouffer un homme en quelques secondes d’une seule étreinte de ses bras velus. Et si, généralement, il ne se nourrit pas de chair, il n’en a pas moins une cruauté étrange, un besoin de pillage et de meurtre. Animal déconcertant aussi, à cause de cet embryon de pensée qui sommeille sous son crâne. Qu’un fauve s’attaque à un homme et on sait aussitôt qu’il veut s’en repaître. Le gorille, au contraire, agira différemment selon son humeur. C’est ainsi qu’on a vu des bandes de ces singes garder un nègre prisonnier pendant plusieurs mois, le nourrir, l’entretenir comme un objet de curiosité, non sans lui faire souffrir mille tortures. D’autres fois il tuera son ennemi brutalement et ne s’inquiétera plus de sa dépouille. D’autres fois encore il l’emmènera dans son repaire avec une certaine douceur et il le traitera de la sorte jusqu’à ce que, la mauvaise humeur s’emparant de l’animal, il en finît une fois pour toutes» (p. 11). À consulter M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 32, 35, 41, 58, 63. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. 168 Georges-Martin Georges, Un Soir de vertige «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 10, s.d. (1928), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 20 mars 1928. Cinq chapitres. 1 : Un soir d’ennui. 2 : Ivresse. 3 : La garçonnière. 4 : Comme Yvette. 5 : Épilogue. Résumé Un soir de Sainte-Catherine, Martine, modeste cousette parisienne, rencontre le prince charmant en la personne de Christian Dorsage, un jeune industriel. Celui-ci la ramène, ivre, dans sa garçonnière. Martine ne sait pas que c’est la conséquence d’un pari entre Dorsage et son ami Morlet. Le matin, elle s’éveille seule, se croyant déshonorée, lorsque Morlet vient lui offrir un chèque de la part de Dorsage. Elle le gifle, s’enfuit et, dépitée, tente de se suicider. Elle est sauvée par Morlet et Dorsage, ce dernier lui expliquant le pari et se déclarant amoureux d’elle. Ils s’épouseront. Commentaire L’idée du pari à la suite duquel un personnage masculin tombe vraiment amoureux fournissait déjà la trame d’Étoile de cinéma. La scène au cours de laquelle la jeune fille ivre est amenée dans un lieu inconnu par celui qu’elle aime figurait dans Que ma mère l’ignore ! avec des conséquences plus contraignantes. La chambre d’hôtel de Martine peut évoquer les premiers meublés occupés par Simenon lors de ses débuts parisiens. Faut-il rappeler que Dorsage était l’un des pseudonymes de Simenon lorsqu’il écrivait ses romans populaires et que Christian Brulls était un autre de ces pseudonymes ? Une coquille (p. 11) nomme le héros Morsage — télescopage entre Dorsage et Morlet ? —, ce qui fait penser au nom de lieu Morsang (voir la notice consacrée à De la rue au bonheur) : les pseudonymes Dorsage et Dorsan auraient-ils été inspirés par le toponyme des bords de Seine ? Extrait «À midi, elle prit le métro, rentra dans la petite chambre d’hôtel qu’elle occupait dans le quartier Saint-Paul. Sur la porte, un écriteau annonçait : "Il est défendu aux locataires de cuisiner dans les chambres ainsi que d'y laver du linge, sous peine d’expulsion immédiate." Mais Martine n’en tira pas moins des profondeurs de l’unique armoire un minuscule réchaud à alcool, ainsi qu’une serviette qui contenait du pain, du beurre et un petit morceau de viande acheté le matin. 169 Elle s’assura que la porte et la fenêtre étaient bien fermées. Elle alluma le réchaud. Quelques minutes plus tard, elle mangeait du bout des dents sur un coin de table encombrée de rubans tressés, dont certains commençaient déjà à constituer des chapeaux» (p. 2). Georges Sim, Les Maudits du Pacifique «Roman d’aventures» Roman d’aventures exotiques Paris, Tallandier, «Grandes Aventures et Voyages excentriques», 201, 1928, 19 x 12 cm, 224 pp. Achevé d’imprimer : mars 1928. Réédition : Paris, Tallandier, «Les Romans d’Aventures de Georges Sim», 3, 1954. Trois parties de huit chapitres chacune suivies d’un épilogue. I: Les hommes du «Cobra». 1 : La journée des transformations. 2 : Où l’on voit se constituer un étrange équipage. 3 : Les douceurs de Master John. 4 : Un riche personnage qui n’est pas fier. 5 : Une phrase qui assomme un homme. 6 : Le «Squelette» veut mériter son nom. 7 : Un équipage réduit à sa plus simple expression. 8 : Le cannibale qui ne veut pas être mangé. II : Les nègres des îles. 1 : Le village noir. 2 : Little Root n’est pas satisfait. 3 : L’esprit de l’île. 4 : Un esprit qui manie l’arc avec adresse. 5 : Master John est fou de rage. 6 : Little Root renaît à l’espoir. 7 : Un personnage qui n’a rien de rassurant. 8 : Master John reprend son assurance. III : Le chef des «maudits». 1 : Little Root voit un fantôme. 2 : Les deux «John». 3 : Un étrange combat. 4 : La guerre de tranchées. 5 : Une mâchoire résistante. 6 : Blancs contre noirs. 7 : La bataille fait rage. 8 : Celui qui fut assassiné deux fois. Résumé Venus d’horizons divers, une dizaine d’hommes s’embarquent à San Francisco à bord d’une goélette baptisée le «Cobra» et mettent le cap vers le sud, sous le commandement d’un curieux capitaine, Master John. Après avoir essuyé une tempête, ils abordent dans une île située près de l’équateur, à peu de distance d’un îlot qu’ils appellent l’Étoile. Là, les événements ne prennent leur sens qu’à la lumière de ce qui s’est passé dix-sept ans plus tôt. À cette époque, les membres de l’équipage faisaient partie — à l’exception de Jean et du mousse Harry Brown, dit Moïse — d’une bande de pirates qui écumaient les mers du Sud et avaient amassé un très riche trésor. Au moment d’abandonner leurs activités de piraterie pour regagner la civilisation, ils avaient laissé dans l’îlot de l’Étoile la moitié du trésor, se promettant de venir la reprendre quinze ans plus tard. Ils y avaient aussi abandonné le corps de leur chef, John Ier, qui voulait continuer sa vie de brigandage ; John Ier avait été assassiné par le cuisinier qui ne participait à la piraterie que sous la contrainte du second, Master John ; celui-ci l’avait obligé à tuer John Ier après lui avoir coupé le bras gauche. 170 En arrivant dans l’île, le groupe est dispersé à la suite de diverses circonstances, dont la présence d’anthropophages avec lesquels il faut composer. Jean s’avère être … Jeanne, fille du cuisinier Darbier, dit le Manchot ; elle est venue en ces lieux lointains et inhospitaliers pour venger son père. Lorsqu’il arrive à l’îlot de l’Étoile, Master John trouve John Ier… vivant, mais réduit à un état monstrueux : ils en viennent aux mains et John Ier tue Master John. Au cours d’un autre combat qui s’engage contre les anthropophages, plusieurs membres de l’expédition trouvent aussi la mort et la victoire n’est assurée que grâce à Moïse. Quant au trésor, il a disparu : un membre du groupe, James Norcklid, était déjà revenu le chercher deux ans après le drame et avait à cette occasion… tué une deuxième fois John Ier sans le tuer vraiment. Celui-ci ne survit pourtant pas à son troisième combat : il meurt à la suite de sa lutte avec Master John. Les survivants sont abandonnés par Jeanne dans un canot contenant des vivres, tandis qu’elle regagne San Francisco en compagnie de Moïse et d’un des sauvages qui a sympathisé avec eux, Toubou. Sans doute Jeanne épousera-t-elle Moïse quand ce dernier sera un peu plus âgé. Commentaire L’aventure passée n’est connue que dans la troisième partie du roman, ce qui assure à celui-ci un sens certain du suspense, l’intrigue souffrant néanmoins de négligences. Ainsi, le nombre de matelots morts au cours de l’aventure n’est pas loin d’excéder le nombre de ceux qui se sont embarqués à bord du «Cobra». Ce roman d’aventures exotiques est l’un des rares où l’aspect sentimental ne joue aucun rôle durant le récit, l’épilogue seul laissant entrevoir une future issue matrimoniale. La première partie accorde une grande attention aux choses de la mer (conduite du bateau, tempête, etc.), ce qui n’étonnera pas ceux qui connaissent la prédilection de Simenon pour les récits maritimes. L’abandon dans l’îlot de l’Étoile d’un personnage que l’on croit mort et qui s’avère bien vivant fait penser à une lointaine réminiscence de Treasure Island de Stevenson, même si d’autres détails sont loin de coïncider entre l’œuvre de l’illustre auteur britannique et celle du modeste Sim. Les Noirs du Pacifique «ressemblent aux Hottentots, dont ils paraissent descendre, et dont ils ont la laideur» (p. 41*), mais ils sont encore plus primitifs (ibid.*). Ainsi que les Fuégiens des Voleurs de navires, ils se comportent comme des enfants (p. 43*). Leur langage, tel qu’il est transcrit par Simenon, adopte résolument le style «petit nègre» (p. 42*). Leur assaut maritime contre l’îlot de l’Étoile (pp. 113 et sv.*) fait curieusement penser à l’attaque navale d’une île de la Terre de Feu par des Fuégiens dans Les Voleurs de navires. Comme les Fuégiens encore (voir Le Monstre blanc de la Terre de Feu, p. 48), ces indigènes ont un goût immodéré pour le tabac. Jean Darbier s’avère être en fait Jeanne Darbier, tout comme, dans Le Gorille roi, Claude Cordier, que l’on croyait d’abord représenter le sexe fort, apparaît on ne peut plus féminine. Comme dans Le Gorille roi aussi, les pirates simulent une panne de bateau (p. 89*) afin de mieux attaquer par surprise. Un matelot est surnommé Nez d’Oiseau, comme un des protagonistes du Cercle de la soif. 171 Extraits «— Que voulez-vous ? questionna assez sèchement Jean. — Moi esclave ! … Bon esclave toi … Monterai sur li bateau … Et tout !… Il répétait obstinément une même phrase, et il paraissait surtout pressé de monter à bord de la goélette, dont il ne connaissait pas le pitoyable état. — Mais, enfin, que se passe-t-il ? demanda la jeune fille. — Hutte di li sorcier brûlé ! … Tout brûlé ! … Fétiches brûlés ! Dieux sont fâchés … Sorcier aussi … Alors, trois hommes devoir être mangés … Deux dans la rivière … Moi me sauver … Moi vouloir esclave parce que li esclaves pas mangés … Dieux blancs pas manger pauvres nègres … Li battre mais pas manger !» (p. 42*). «Généralement, une première défaite produit chez les hommes forts un résultat favorable, en stimulant leur volonté et en leur donnant en outre une lucidité plus grande» (p. 66*). À consulter C. DELCOURT, «Une esthétique ensembliste», in Lire Simenon. Réalité/fiction/écriture, Bruxelles, Nathan/Labor, «Dossiers Media», 1980, p. 161. M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31, 32, 34, 57, 58, 59, 63, 65, 67, 75, 81, 108. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. * Pagination de la réédition de 1954. Christian Brulls, L'Île empoisonnée «Roman d’aventures» Roman d’aventures exotiques Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman d’Aventures», 59, s.d. (1937), 14 x 10 cm, 32 pp. Date de rédaction présumée : 1928* . Quatre chapitres. 1 : «L’Éléphant-Blanc». 2 : Les mangeurs d’hommes. 3 : Le démon de la caverne. 4 : Un homme sur les flots. * Voir note page suivante. 172 Résumé Capitaine de l’ «Éléphant-Blanc», Jack tente avec ses matelots de retrouver une île du Pacifique contenant un trésor. Jadis en effet, ils écumaient les mers du Sud sous les ordres de Jack-le-Chauve ; à la mort de leur chef, ils avaient laissé dans une caverne de l’île le produit de leurs pirateries. Alors qu’ils approchent de leur destination, un typhon provoque le naufrage de la goélette. Les survivants gagnent le rivage, mais doivent affronter les indigènes cannibales et leurs armes empoisonnées, si bien que seuls restent en vie Jack, son second — un brave Hollandais appelé Jef qui ne faisait pas partie de la bande de jadis — et un matelot. Lorsqu’ils arrivent à la caverne, voici que surgit Jack-le-Chauve qui n’était nullement décédé de mort naturelle, mais qui avait été … très mal assassiné par Jack. L’ancien chef des pirates se précipite sur le nouveau capitaine et les deux hommes s’entretuent, tandis que le matelot s’enfuit et que Jef assiste impuissant à la scène. Avant de quitter l’île en canot, le Hollandais s’empare de quelques pierres précieuses parmi l’imposant butin accumulé dans la caverne. Il les jettera néanmoins à la mer, car tout ce qui appartient à l’île porte malheur. Il sera recueilli par un navire. Commentaire Ce court roman reprend l’argument des Maudits du Pacifique en n’en conservant que l’essentiel : outre les éléments maritimes communs — dont une tempête qui accueille l’équipage touchant au but —, on y recherche aussi un trésor abandonné plusieurs années auparavant dans une île où l’on a également laissé un personnage gênant que l’on croyait mort et qui s’avère bien vivant, au grand dam des chercheurs. Aux chefs des pirates Master John et John Ier répond ici le couple antagoniste formé par Jack et Jack-le-Chauve, qui meurent tous deux en s’entre-tuant de la même façon que Master John et John Ier. Roman «anthropophage», L’Île empoisonnée présente les préparatifs du festin de la même manière que Les Maudits du Pacifique ; on retrouvera une «recette» identique dans La Panthère borgne et L’Île des hommes roux, pour nous limiter aux romans dont le cadre spatial est constitué par le Pacifique. Les Noirs hostiles sont tués à la dynamite, procédé que l’on rencontrera à nouveau dans La Panthère borgne ou Les Contrebandiers de l’alcool et dont Simenon conservera le souvenir en écrivant L’Aîné des Ferchaux. Le procédé était déjà employé pour se débarrasser de Moïs gênants dans Miss Baby. Extraits «Le soleil tombait d’aplomb sur le pont de la goélette qui semblait immobile, toutes voiles déployées, cependant, sur la face lisse et glauque des flots. * Tout comme nous avons placé la notice concernant Seul parmi les gorilles immédiatement après celle traitant du Gorille roi, nous situons dans le sillage des Maudits du Pacifique cette Île empoisonnée qui emprunte la plupart de ses éléments au roman précédent. Ce classement hypothétique ne relève pourtant pas d'un acte de foi se référant à une chronologie rédactionnelle précise, même s'il nous paraît impensable que Simenon ait pu écrire L'Île empoisonnée en 1937, date de sa publication. Il faut bien reconnaître, en effet, qu'il est impossible de dater de manière certaine — sinon approximative — la composition des deux romans édités en 1937 par Ferenczi dans la collection «Le Petit Roman d'Aventures». Face à cette impossibilité, nous n'hésitons pas, dans notre commentaire, à opérer des rapprochements avec des romans populaires peut-être écrits postérieurement, contrairement à notre principe habituel. 173 La température était accablante. Il n’y avait pas un souffle d’air, si bien que les voiles pendaient lamentablement le long des vergues. Jusqu’alors, elles avaient donné un peu d’ombre, mais le soleil arriva au zénith et ses rayons tombèrent selon une verticale rigoureuse» (p. 1 ; début du roman). «Le capitaine hurle. Les mouettes, là-haut, se sont enfuies. Pas de tonnerre. Pas d’éclairs. Une tempête à chaud, à sec. La pluie ne tombe pas. Et jamais l’air n’a été aussi peu respirable. Il brûle la peau en passant. — Un typhon ! … crie de toutes ses forces Mr. Jack. C’est un mot sinistre. C’est le point culminant de la colère des éléments. On lutte contre la tempête. On lutte contre l’orage. On lutte même de ruses avec le cyclone. Mais le typhon, lui, qui est le soulèvement puissant de l’océan, se rit de l’action des hommes. — Un homme à la mer ! fait une voix. On ne l’entend même pas. Quelques minutes ont suffi à ce déchaînement terrifiant de la nature. Et les montagnes d’eau deviennent vertigineuses. Chacun se cramponne comme il le peut, à ce qu’il trouve. Jef, pourtant, n’a pas lâché la barre. Sa main y est comme incrustée. Mais c’est machinalement qu’il la tient encore, car il n’est plus question de gouverner la goélette qui fait des bonds de folie, qui traverse des murs liquides cependant que ses voiles se déchirent, s’abattent sur le pont en même temps que des cataractes. Les mâts ne vont-ils pas céder ? Ce sera la fin, car le bateau roulera alors sur son flanc, se retournera comme un flotteur de liège déséquilibré. — Attention ! … Personne n’entend. Personne n’écoute. Les mâchoires sont serrées, les prunelles fixes. Une montagne s’avance. Celle-là, on ne l’évitera pas. Elle va tout écraser, tout tuer sur son passage. On voit sa cime blanche se courber. Les yeux se ferment … Et c’est alors une course vertigineuse. On se sent emporté à une vitesse invraisemblable. Le bateau vole, porté par la lame prodigieuse. Où s’arrêtera-t-on ? Comment ? Et ne sera-ce pas dans le néant ? 174 Tout se brise. Tout s’écroule. Tout bouillonne. Les hommes sont renversés. Ils glissent. Ils tombent les uns sur les autres. Ils se heurtent à des objets qu’ils ne connaissent pas… Ils hurlent … Une heure a suffi. Le typhon continue à dévaster la mer mais déjà il semble s’éloigner, cependant que la goélette reste échouée dans la forêt. Car c’est là que la lame l’a portée. Parmi les arbres !» (pp. 8-9). «Il fit un geste, un seul. La cartouche vola dans l’air surchauffé. Elle tomba au beau milieu des nègres qui avançaient en masse compacte et qui, croyant déjà à la victoire, poussaient d’invraisemblables hurlements de triomphe. Mais ces cris devinrent des cris d’effroi, de douleur, de folie, quand la cartouche éclata soudain, semant la mort autour d’elle, déchirant les chairs, couchant une vingtaine d’hommes sur le sol, cependant que les blessés se traînaient en hurlant vers la forêt et que les nègres valides s’enfuyaient à toutes jambes» (p. 19). À consulter M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 32, 35, 58, 63, 75, 76, 97. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. Jean du Perry, Cœur exalté «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Mon Livre favori», 364, s.d. (1928), 15,5 x 10,5 cm, 63 pp. Achevé d’imprimer : 4 avril 1928. Deux parties de cinq chapitres chacune, le troisième chapitre de la deuxième partie étant noté IV et le quatrième, VI. I, 1 : Le baiser qu’on n’a pas cherché. 2 : Folie ! … 3 : Promesse. 4 : Une visite. 5 : La dernière étreinte. II, 1 : Le gant oublié. 2 : La débâcle. 3 (4) : Dans la nuit. 4 (6) : Le secret d’Yvette. 5 : Épilogue. 175 Résumé Manutentionnaire dans un laboratoire pharmaceutique, Yvette aime son patron, Georges Arfeuille. Celui-ci lui rendant cet amour, il l’installe dans un appartement de Montparnasse, mais il est marié et a un fils. Son beau-père, François Godin, codirecteur de l’affaire, propose à Yvette d’être lui aussi son amant : elle refuse et s’enfuit. Désemparé en ne trouvant plus Yvette, Georges découvre que son beau-père lui a rendu visite. Il entreprend Godin sur ce sujet et le fourbe lui déclare qu’Yvette est depuis longtemps sa maîtresse. Fouillant l’appartement de son beau-père, Georges trouve la preuve qu’il n’a été épousé que pour sauver les Godin de la faillite ; quant à son fils, il n’est pas de lui. Tout est donc faux ? Alors qu’il s’apprête à se jeter dans la Seine, on en retire une jeune fille : c’est Yvette qui a eu la même idée, mais qui est encore vivante. Aux émotions mutuelles succèdent les explications réciproques qui lèvent les malentendus. Yvette donne naissance à un fils dont le père est Georges ; celui-ci divorce et épousera Yvette. Commentaire Les passages les plus «touchants» de ce pâle roman concernent la maternité (pp. 61-63). Extraits «— Que tout cela est sinistre ! murmura Arfeuille ! Et que la mort est laide dans les villes, où il faut subir encore l’attouchement de tant de gens, leur pitié souvent factice, leur curiosité surtout… Il se leva, faillit partir dans une direction opposée à celle du groupe. Mais une curiosité le poussa, lui aussi, contre lui-même. Car les faits divers de la rue ont une attirance étrange. L’homme va d’instinct vers tout rassemblement. Il s’y plonge avec une sorte de volupté farouche…» (p. 50). «Ce n’était pas de bonheur que rayonnaient ses traits. C’était quelque chose de plus grand encore, de plus subtil, de plus complet. Une minute unique… — Yvette ! Ma petite femme à moi … Il lui tenait le visage à deux mains. Leurs regards se pénétraient et des larmes de joie ruisselaient sur les joues. — Je t’ai donné un fils, Georges ! Es-tu content ?… Il l’embrassait d’une façon nouvelle, avec une profondeur qu’il n’imaginait même pas autrefois. — Ma petite Yvette ! … Il est beau … Et tu es belle, ainsi, petite maman chérie ! … Car tu es maintenant une petite maman ! Un voile léger, sur le visage de la jeune femme. — Rien qu’une maman ? … Je voudrais tant rester aussi une amante, la plus échevelée des amantes, Georges, ta petite maîtresse exaltée …» (pp. 61-62). 176 Gaston Vialis, Un Petit Corps blessé «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 13, s.d. (1928), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 10 avril 1928. Six chapitres. 1 : Un soir, au bal-musette. 2 : Le petit modèle. 3 : Un oiseau qui babille. 4 : Le grand Léon. 5 : Une poitrine sanglante. 6 : Épilogue. Résumé De passage rue de Lappe, le célèbre peintre Jacques Duvivier demande à Ninie, une cousette amoureuse de la danse, de poser pour lui. Elle accepte, au grand dam de Léon, un souteneur qui projette de la posséder et de la faire travailler pour son compte. Duvivier et Ninie ne tardent pas à s’aimer et ils passent une semaine de délices toujours renouvelées. Le peintre doit pourtant bien terminer le portrait d’une comtesse Bianchi, avec laquelle il a eu récemment une aventure de courte durée. Ninie les laisse donc et retourne rue de Lappe où elle revoit Léon. Elle s’enfuit, mais Léon la suit et la poignarde au moment où elle arrive chez Duvivier ; elle a toutefois le temps de voir le peintre dans les bras de la comtesse : elle ne peut savoir qu’il tente de l’éloigner de lui. Qu’importe ? L’amour est le plus fort : les deux amants s’épousent lorsque Ninie guérit de ses blessures et ils vont vivre à Juan-les-Pins. Commentaire Ce «petit roman» présenterait peu d’intérêt s’il ne peignait la faune de la rue de Lappe et s’il ne contenait quelques passages consacrés au vertige éprouvé par une jeune fille adorant la danse. On peut percevoir dans la bluette l’un ou l’autre écho affaibli des débuts de Simenon à Paris. Il n’était pas rare en effet que l’écrivain parte à la recherche de modèles susceptibles de poser pour son épouse Régine et on sait d’autre part que Simenon ne détestait pas fréquenter la rue de Lappe (voir les notices concernant De la rue au bonheur et Le Fou d’amour). Extrait «— On dirait que vous êtes prise d’une sorte de vertige, que vous savourez pleinement l’ivresse de la musique et du mouvement. Un sourire ineffable monte à vos lèvres et vos yeux se noient d’une buée voluptueuse … C’est ainsi que je voudrais vous peindre …» (p. 11). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, p. 28. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 269. 177 Georges Sim, La Maison sans soleil Roman sentimental Paris, Fayard, «Les Maîtres du Roman Populaire», 340, s.d. (1928), 27,5 x 17,5 cm, 63 pp. Contrat du 15 avril 1928. Réédition : Paris, Fayard, «Les Romans d’Amour de Georges Sim», 1, 1954. Trois parties de cinq, six et huit chapitres non intitulés suivies d’un épilogue. I : L’amour tragique. II : Les étapes de la haine. III : Le vieillard farouche. Résumé À Toulon, l’officier de marine Georges Froidcourt devient amoureux d’Odette d’Hozier, mais le père de celle-ci, Germain, la cloître dans leur «maison sans soleil». Pour communiquer avec elle, Georges recourt aux services d’Hélène, une amie de la jeune fille qui a épousé son second, Pierre Duvivier. Froidcourt se rend tellement souvent auprès d’Hélène que Pierre devient jaloux. Au cours de manœuvres en Méditerranée, Pierre intercepte une lettre envoyée par Froidcourt à Odette, mais il croit que sa destinataire est Hélène. Le ton amoureux de la missive le désespère tellement qu’en pleine tempête, il est sur le point de se jeter à la mer. Froidcourt l’assomme pour l’en empêcher, mais une lame emporte Pierre. Entre-temps, Hélène reçoit de son mari une lettre qui montre son désarroi. Elle comprend ce qui se passe, court chercher Odette et les deux femmes prennent aussitôt la mer sur un frêle esquif qui ne tarde pas à prendre l’eau. Transies toutes deux, elles sont recueillies, en même temps que Pierre, par le vaisseau amiral où elles sont soignées. Tout rentre donc dans l’ordre, mais, dès son retour à Toulon, Odette est à nouveau séquestrée par son père. C’en est trop : Froidcourt l’enlève et la cache chez une vieille voisine des Duvivier. Le père d’Odette retrouve pourtant sa trace et vient la rechercher. Il rencontre à cette occasion la gouvernante des Duvivier en qui il reconnaît… Françoise, sa femme, qu’il avait tenté d’assassiner vingt ans plus tôt parce qu’elle l’avait trompé ; il croyait y être parvenu, ce qui explique sa demi-folie due aux remords. Tout s’arrange : Froidcourt épouse Odette qui se découvre une mère, tandis que Germain et Françoise d’Hozier reprennent leur vie commune après vingt ans de séparation. Commentaire Le roman compte plusieurs intrigues qui se superposent : celle qui a trait à Georges Froidcourt et au couple formé par les Duvivier ; celle qui concerne Georges Froidcourt et Odette d’Hozier ; celle qui fait se retrouver Germain et Françoise d’Hozier. Le début du récit en amorce une quatrième qui reste à l’état d’ébauche : la liaison entre Georges Froidcourt et Irène Petit, que le résumé ne mentionne pas. Le premier chapitre est tout entier écrit au présent ; l’auteur utilise à nouveau ce temps dans le troisième chapitre de la deuxième partie (pp. 53-54*), lorsque Pierre Duvivier manifeste sa froideur envers Georges Froidcourt, tandis que s’annonce la tempête. Bien dans le ton des romans populaires, un personnage affirme qu’il y a plus de drames dans la vie que dans les livres (p. 105*). Le même personnage — Françoise d’Hozier — 178 souligne la différence entre l’amour vrai et durable et la passion passagère (p. 120*), différence que pressentaient déjà Que ma mère l’ignore ! et La Femme qui tue. Faut-il insister une fois de plus sur l’utilisation des thèmes maritimes et plus particulièrement du motif de la tempête (voir Les Maudits du Pacifique et L’Île empoisonnée) qui accompagne ici celle qui s’agite sous les crânes des protagonistes ? Rappelons simplement que Simenon a pu observer certaines manœuvres de l’escadre toulonnaise lorsqu’il résidait à Porquerolles. Georges Froidcourt est le cinquième personnage des romans populaires à croire en son étoile (voir Le Désert du froid qui tue, Le Monstre blanc de la Terre de Feu, Miss Baby et Le Gorille roi ). Le vertige de la danse qui s’empare d’Odette d’Hozier au début du roman (p. 7*) fait écho aux sensations éprouvées par Ninie dans Un Petit Corps blessé. D’autre part, un personnage de ce dernier roman était déjà nommé Duvivier. Peut-être est-ce le moment d’attirer l’attention sur la fréquence inusitée du prénom Georges pour désigner les héros de nos romans. Faut-il voir une inspiration rousseauiste dans la reprise du nom de la maison où Rousseau passa, s’il faut l’en croire, quelques-unes des années les plus heureuses de sa vie, maison qui fait à coup sûr partie de l’imagerie liée au «roman de Jean-Jacques» (voir le premier extrait cité ci-dessous) ? Extraits «Le ménage Duvivier possédait à quelques kilomètres de Toulon une villa minuscule, "Les Charmettes", qui était presque invisible de la route, tant elle était blottie dans la verdure. Et encore n’était-ce pas une villa à proprement parler. C’était une petite maison blanche, une ancienne maison de paysan que Duvivier avait transformée et qui était devenue un véritable nid tout parfumé des fleurs d’alentour» (p. 10*). «Odette d’Hozier était littéralement transfigurée. Depuis qu’elle aimait, qu’elle était aimée, elle s’épanouissait, à la façon d’une fleur. Son visage devenait plus expressif, ses yeux plus émouvants. Elle révélait une âme ardente, un être avide de vivre pleinement. Ceux qui jugent toutes les femmes, toutes les actions selon des règles fixes et étroites n’eussent-ils pas condamné sévèrement cette jeune fille, qui avouait ainsi son amour, qui écrivait chaque jour à celui qu’elle aimait, qui ne pensait qu’aux rares moments où elle pouvait être près de lui et qui alors, la première, en dépit de la présence d’Hélène, se blottissait dans ses bras ? Mais n’était-ce pas cette spontanéité sans arrière-pensée qui faisait le prix de cette âme ? N’était-ce pas précisément ce qui, en elle, charmait tant Froidcourt ?» (p. 26*). 179 «N’est-ce pas une chose étrange de contempler le retour à la vie d’un être endormi ? On assiste, en somme, au réveil progressif de l’intelligence, à la naissance des pensées qui se nouent peu à peu, floues d’abord, puis de plus en plus nettes. Le réveil de Germain d’Hozier était plus impressionnant encore. Son visage émacié n’était-il pas déjà impressionnant par lui-même ? Il l’était davantage après le récit qu’on venait d’entendre. Cet homme avait souffert. Il avait eu des passions violentes, des minutes déchirantes et des années de demi-folie. Ses yeux s’ouvrirent une première fois et se refermèrent, mais pour s’entrouvrir à nouveau un peu plus tard. Les prunelles étaient glauques et on sentit bien qu’à cet instant il ne voyait encore personne. Mais son front se plissait sous le coup d’un effort cérébral intense. Ses mains s’agitèrent. Enfin il vit le visage de sa femme, très près de lui. Et ce fut brusquement un effroi tel qu’on put craindre un moment de le voir mourir de peur. Avait-il recouvré sa raison ? Ou bien était-il encore aux confins de la folie ? Avait-il jamais été vraiment fou, ou seulement son étrangeté était-elle le fait du sinistre passé ? Toujours est-il que son corps se replia sur lui-même, se tassa. Les prunelles grandirent, brillèrent intensment (sic). Et les lèvres blêmes s’agitèrent, poussèrent soudain un cri : — Françoise ! …» (pp. 122-123*). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 268. * Pagination de la réédition de 1954. Georges Sim, Nez d'Argent «Roman d’aventures» Roman d’aventures exotiques Paris, Ferenczi, «Le Livre de l’Aventure», 21, 1930, 18,5 x 12 cm, 200 pp. Contrat du 17 avril 1928. Rééditions (la première présente un texte abrégé) : 1. Le Paria des bois sauvages, Paris, Ferenczi, «Voyages et Aventures», 31, s.d. (1933). 2. Paris, Presses de la Cité, «Les Introuvables de Georges Simenon», 9, 1980. 180 Deux parties de six et neuf chapitres précédées d’un prologue. Prologue : Un homme qui vient faire fortune. I: La rivière qui tue ! 1 : La chasse à l’homme. 2 : Une expédition qui s’ébauche. 3 : L’homme invisible. 4 : Le Pongo de Manseriche. 5 : Désertions. 6 : Les Jivaros. II : La fille de la forêt. 1 : Veillée funèbre. 2 : Des traces dans la forêt. 3 : Les chasseurs de têtes. 4 : Le désert de la faim. 5 : Séparation. 6 : Une armée en marche. 7 : Le siège. 8 : Nez d’Argent. 9 : Épilogue. N.B. La réédition du roman sous le titre Le Paria des bois sauvages réduit considérablement le texte primitif en supprimant le prologue ainsi que les troisième, quatrième et sixième chapitres de la première partie, tout en abrégeant les autres, à l’exception du deuxième chapitre de la première partie et du huitième chapitre de la deuxième partie. Ainsi, la nouvelle mouture n’est plus divisée en parties et ne compte plus que neuf chapitres et un épilogue, le neuvième chapitre de la deuxième partie de Nez d’Argent, intitulé Épilogue, y devenant l’épilogue. Les chapitres du Paria des bois sauvages ne sont pas intitulés. Résumé Le jeune Américain Jack Burns débarque à Guayaquil bien décidé à s’enrichir en Equateur. Hélas ! Dès son arrivée, il se fait voler et la recommandation qu’il possède en vue d’être introduit auprès du riche planteur et éleveur Pedro Chiquito s’avère peu utile ; en effet, conduisant Burns sur la route de la «terre vierge», Pedro le fait passer sur un pont qui s’écroule sous lui et le précipite dans le vide. Cinq ans plus tard, nous retrouvons un fils Chiquito, ses serviteurs et quelques autres marchands-trafiquants-aventuriers essayant de capturer le bandit surnommé Nez d’Argent qui vole, mais ne tue jamais, qui connaît la forêt comme sa poche et demeure insaisissable. Tandis que le groupe avance péniblement dans la forêt particulièrement hostile et sur des rivières aux défilés périlleux, Nez d’Argent semble narguer ses adversaires au sein de ce milieu où il se meut avec la plus grande aisance. Il est néanmoins blessé et va se faire soigner auprès d’une jeune métisse, Tilli Bernier, dont le père, français et écologiste avant la lettre, vient de mourir. Le bandit, que Tilli n’a jamais vu auparavant, déclare s’appeler Jack Burns, car le surnom même de Nez d’Argent risque de l’effrayer. Alors qu’il est convalescent, Tilli est enlevée par des Indiens Antipas. Aussitôt, Nez d’Argent se lance à sa recherche et la retrouve, aidé par des Indiens Huambisas. Ceux-ci lui apprennent qu’ils ont capturé des Blancs : ce sont les membres du groupe qui poursuit Nez d’Argent. Ces prisonniers parviennent à s’échapper, mais se perdent dans la forêt et les Huambisas, lancés à leurs trousses, auraient raison d’eux si le père Chiquito et son deuxième fils n’arrivaient à la rescousse, à la tête de deux cents hommes armés. Pris au piège et craignant pour la vie des Indiens que les Chiquito et leurs hommes s’apprêtent à massacrer, Nez d’Argent se livre à eux avant de leur raconter son histoire : Burns — car c’est bien lui — a échappé à la mort que lui avait préparée le père Chiquito ; rétabli de ses blessures, il s’est mis à voler les Chiquito et leurs semblables pour se venger. Tilli rappelle en outre un événement ancien que lui avait raconté son père : Pedro Chiquito avait jadis tué un homme qui avait prédit avant de mourir qu’un jour son fils le vengerait ; ce fils est évidemment Jack Burns. Chiquito explique pourtant qu’il avait tué le père de Burns en état de légitime défense, ce qui est sans doute vrai ; d’autre part, quand il a appris l’arrivée du fils, il a pris peur et a tenté de le tuer 181 avant qu’il ne découvre par qui son père avait été assassiné. Les malentendus dissipés, Chiquito et les siens regagnent une contrée plus civilisée et moins dangereuse, tandis que Burns demeure dans sa chère forêt en compagnie de Tilli qui lui est devenue non moins chère. Commentaire L’intrigue présente des invraisemblances. Au début du roman, Burns arrive en Equateur avec la seule intention de s’enrichir, alors que la fin de l’œuvre révèle de tout autres motivations ; en supprimant le prologue — dont les événements sont repris dans le premier paragraphe de notre résumé —, la réédition sous le titre Le Paria des bois sauvages se montre moins invraisemblable à cet égard, tout en ménageant un plus grand suspense. On notera aussi que la scène au cours de laquelle, p. 188*, Tilli remet à Pedro «un objet plat» est tout à fait mystérieuse et incompréhensible, car elle ne se rattache à aucun autre élément connu du lecteur. Nous l’avons déjà remarqué, les romans d’aventures exotiques de Simenon assument volontiers un caractère didactique et encyclopédique, au point qu’ils donnent parfois l’impression d’avoir été écrits autant pour donner des informations sur les régions où se passe l’action que pour raconter cette action. Parmi ces romans, c’est assurément à Nez d’Argent que revient la palme du didactisme : on y a droit à une avalanche de passages détaillant les aspects les plus exotiques de la forêt amazonienne. Simenon distingue les «trois grandes catégories» (p. 24*) d’Indiens qui peuplent le bassin de l’Amazone, il s’attache à la peinture des plus féroces d’entre eux (pp. 108-109, 115-116*), il ne nous épargne aucune des opérations qui permettent aux Jivaros et aux Huambisas de réduire les têtes de leurs ennemis (pp. 123-124*), il s’attarde sur le sort de l’Indienne, esclave perpétuelle (pp. 122, 140*). Qu’il s’agisse en outre du trafic des fusils de traite, des vampires, des piranhas, de l’anaconda, du masata, des œufs de tortue, du coton ou de la mygale, parmi bien d’autres éléments chargés de couleur locale, on dirait que Simenon s’est ingénié à déverser dans Nez d’Argent tous les renseignements qu’il a pu glaner sur l’Amazonie. On aura compris que la forêt amazonienne mériterait d’être appelée «forêt de tous les dangers» ; par exemple, dans les deuxième et troisième chapitres de la première partie, on y affronte successivement, en une quinzaine de pages, les moustiques, une crue de rivière subite, les vampires, un jaguar, les piranhas, les fourmis noires et un anaconda. Extraits «Guayaquil, où Jack Burns venait de mettre les pieds, est le seul port de la République de l’Equateur dont la côte s’étend, presque déserte, le long du Pacifique. C’est en même temps une des trois grandes villes. Les deux autres, Quito et Riobamba, se trouvent très avant dans l’intérieur des terres. Il est difficile de décrire les premières impressions du voyageur, qui était bien décidé à s’enthousiasmer de tout ce qu’il verrait dans le pays. 182 En se dirigeant vers l’hôtel, pourtant, entouré des trois hommes qui parlaient à la fois et qui lui faisaient une escorte trop voyante, il eut le temps d’apercevoir un tramway d’un étrange modèle qui, en passant, l’aspergea d’un liquide sombre et puant. Il en eut les vêtements détrempés, mais ce n’est que plus tard qu’il apprit l’usage original auquel est consacré dans cette ville le toit des véhicules. Les rues étant étroites, les habitants, de leurs fenêtres, y lancent les ordures de toutes sortes. Pendant des heures, le tramway promène ainsi par la ville le contenu des poubelles. Puis, arrivé dans la campagne, il déverse cette cargaison sur quelques talus» (p. 8*). «Outre l’odeur des tramways, Guayaquil a d’autres aspects déroutants. Ce n’est, en somme, ni une ville moderne, ni un sordide village. Une banque construite en béton voisine avec une maison de torchis. Des hommes de toutes races se coudoient dans les rues, mais tous ont un je ne sais quoi qui fait d’eux les dignes habitants de cette cité. Que ce soient des négociants allemands, des Italiens, des Juifs polonais ou des Espagnols, ils ont une même allure nonchalante, avec une espèce d’ironie dans les yeux, quelque chose d’à la fois implacable et désabusé. Quant à la foule, elle est faite d’un mélange intime de blancs et d’Indiens, en passant par tous les stades du croisement des deux races. Des mouches. Des moustiques. Un soleil pesant. Des gens couchés devant les maisons. Sur les quais, quelques ouvriers travaillant, mais travaillant à la cadence de l’Equateur, c’est-à-dire avec une nonchalance infinie, avec repos d’une demi-heure par heure. Impossible d’imaginer que des millions sont brassés dans cette ville, que toute la fortune d’un pays y passe et repasse sans cesse» (p. 11*). «Contrairement à la croyance commune, il est excessivement rare qu’un serpent s’attaque à l’homme et surtout lui donne la chasse. S’il n’est pas dérangé, il se replie sur lui-même, se met autant que possible à l’abri des feuilles jusqu’à ce que les intrus aient disparu» (pp. 31-32*). «Le singe ne se nourrit que des fruits de la forêt, qu’il connaît à merveille. Il ne choisit par conséquent que les plus savoureux. 183 En outre, il a la patience de les débarrasser de leur peau et surtout des nombreux pépins qui rendent certains de ces fruits immangeables par les blancs. C’est donc une marmelade délicieuse que l’on trouve dans son estomac et tous ceux qui y goutèrent (sic) ce soir-là affirmèrent que les fruits n’avaient rien perdu de leur goût, ni de leur fraîcheur. Quant aux peones, ils se contentèrent de dévorer du masata qui constitue leur nourriture préférée. Ils en avaient d’importantes provisions, qui représentaient un travail incroyable pour leurs femmes. Car le masata n’est autre que de la fécule d’arrow-root mâchée par les femmes. Elles en font avec leur salive une véritable bouillie qu’elles enferment ensuite dans des récipients hermétiques. Et cet aliment peut de la sorte se conserver indéfiniment, ce qui est un avantage précieux» (pp. 45-46*). Parfois, un bruit étrange montait de la rivière, qui n’était pas le croassement (sic) des grenouilles géantes, ni le bâillement des crocodiles. Cela ressemblait plutôt, mais en plus faible et en plus rauque, à l’aboiement d’un chien. Enfin, une lumière glauque tomba du feuillage et l’on put apercevoir dans l’eau tout un grouillement de poissons plats, rappelant par leur forme les poissons-lune. Ils faisaient des sauts nombreux au-dessus de la surface liquide. Parfois même, certains d’entre eux restaient assez longtemps à l’air libre, sur un des nombreux bancs de vase qu’avait créés la descente des eaux. Et c’est alors que ces bêtes poussaient leur aboiement. Le Mexicain lui-même ne les connaissait pas. Mais un des peones expliqua que le paranha, qu’on appelle aussi le poisson-qui-aboie, attaque tout ce qui vit, bêtes ou hommes. Et sa morsure est terrible, car il possède des dents longues et aiguisées. Quoique beaucoup plus petit, il est plus féroce encore que le requin et il vit en troupe tellement nombreuse qu’il est impossible à un homme de traverser la rivière là où les paranhas se tiennent. Avant d’être sur l’autre rive, il ne reste de lui qu’un squelette. On put s’en assurer en capturant un des poissons à l’aide d’une pique, dont on le traversa. Quoique blessé, l’animal essaya de mordre. Il se débattit longtemps sur la terre, parvint même à se débarrasser de l’épieu. Il faisait de véritables bonds, en poussant toujours son cri, en ouvrant démesurément la gueule. 184 Deux heures après avoir été arraché à son élément naturel, il vivait encore et il restait redoutable. On l’écrasa sous une grosse pierre et, réduit en bouillie, il continua longtemps à palpiter» (pp. 53-54*). «Les deux hommes crièrent eux aussi un bref adieu à Miguelin qui, sentant venir sa crise et sachant qu’elle serait d’autant plus forte que la pluie tombait, alla s’étendre sous un palmier, cependant que l’eau ruisselait sur son visage et se mêlait à ses larmes» (p. 82*). «Il y avait en elle une noblesse naturelle, qui était peut-être le fait de la vie simple qu’elle avait menée au sein de la nature. Oui, une noblesse semblable, par exemple, à celle de quelque panthère qu’on ne peut voir en cage sans souffrir de son avilissement. […] Tilli avait été élevée à rude école, et si elle restait une jeune fille par la grâce qui émanait de toute sa personne, surtout lorsqu’elle marchait, avec une ondulation particulière de tout le corps, elle pouvait, dans la forêt, tenir la place d’un homme» (pp. 103-104*). «Tandis qu’il pagayait, Burns, dont les sens étaient extrêmement aiguisés, crut entendre un léger glissement derrière lui, dans le canot même. Ce n’était pas plus fort que le bruit que fait un mille-pattes en s’avançant sur une surface lisse. Il ne se retourna pas moins brusquement et il vit, à dix centimètres de lui tout au plus, une araignée énorme, aux pattes velues, qui eût recouvert entièrement une assiette. Il esquissa un bond en arrière, au risque de faire chavirer l’embarcation, et il tua la bête à grands coups de pagaie. Il s’agissait en effet d’une mygale, une des bêtes les plus immondes de l’Equateur. La mygale est tellement puissante qu’elle parvient à tuer un poulet, qu’elle dévore ensuite. Au surplus, sa piqûre est le plus souvent mortelle pour l’homme» (p. 110*). «La pirogue du chef voguait au milieu de la flottille, qui se composait d’une vingtaine de barques longues et étroites que les indigènes dirigeaient avec une habileté incroyable. Dans l’une d’elles se trouvait un nid de fourmis d’où s’échappait une légère fumée. C’était en somme le briquet de la troupe. 185 Il est assez long, par le procédé ordinaire, qui consiste à frotter l’une contre l’autre deux pièces de bois, d’obtenir du feu. Aussi les Indiens ont-ils trouvé le moyen d’emporter toujours avec eux une sorte de veilleuse. Ils communiquent une étincelle à un nid de fourmis, au centre de celui-ci, et, le nid refermé, la matière se consume lentement. Pendant plusieurs jours, on a ainsi une braise rouge avec laquelle on allume les feux de camp. Le procédé a un autre avantage. Le nid dégage une fumée malodorante qui écarte tous les insectes, ce qui est infiniment précieux» (p. 116*). «Les traces laissées par les quatre hommes étaient tellement nettes qu’un Huambisas de six ans les eût suivies sans se tromper et eût pu donner en outre des détails sur les incidents de route. Car tout s’écrit dans la forêt, tout est raconté par le sol, par les épines, par les lianes, pour qui sait lire ce grand livre» (p. 142*). «Dix peones marchaient de front, la machette à la main, et ils donnaient de grands coups dans les lianes et dans les buissons de façon à creuser un passage. La jeune fille regardait cet acte de vandalisme avec une véritable révolte, car, pour elle, la forêt était une chose vivante, qu’elle aimait et respectait» (p. 152* ). À consulter J. DUVERNET, «SIM (Georges). — Nez d’Argent», Les Livres, Paris, n° 263, mars 1981, p. 88. M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 32, 35, 43-48, 58, 59, 62, 63, 69, 83, 84-85. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. * Pagination de la réédition de 1980. On trouvera d'autres extraits significatifs de cette œuvre suprêmement didactico-encyclopédique dans notre article sur les «Aventures exotiques...». 186 Georges-Martin-Georges, Brin d'amour «Roman sentimental» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 16, s.d. (1928), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 30 avril 1928. Cinq chapitres suivis d’un épilogue. 1 : Un futur petit ménage. 2 : L’accusation. 3 : Confidences. 4 : Chantage. 5 : Le coupable. Résumé Tous deux employés de la banque parisienne Sorinos, Jean Darblet et Lise Géniaux sont fiancés. Toutefois, le banquier désire aussi son employée, surnommée Brin-d’Amour, de sorte qu’il éloigne Darblet en le chargeant d’accompagner à Amsterdam une cliente, la baronne Liba, qui doit se livrer en Hollande à un trafic illégal de diamants. À Lise qui ignore tout de l’affaire, Sorinos déclare que son fiancé a été licencié pour vol et il menace de le dénoncer si elle ne lui cède pas. Elle s’évanouit au moment où les lèvres du satyre vont se poser sur les siennes. Heureusement, Darblet rentre à temps des Pays-Bas où il a pourtant succombé aux charmes de la capiteuse baronne. Bourrelé de remords, il est prêt à épouser Lise. Commentaire La trame et divers motifs de la fiction reprennent ceux du Roman d’une dactylo, le nom du banquier, Sovrinos, devenant ici Sorinos. Rappelons en outre que les jeunes amoureux de ce premier roman sentimental écrit par Simenon se prénommaient Jean et Linette, transformés dans Brin d’amour en Jean et Lise. L’évanouissement de la jeune fille sur le point d’être violée rappelle ceux d’Annie dans Un Tout Petit Cœur et de Dorothée dans Défense d’aimer, où ils se produisent dans les mêmes circonstances. Lise succombe elle aussi à la fascination de la danse qui transfigurait déjà Ninie dans Un Petit Corps blessé et Odette d’Hozier dans La Maison sans soleil. À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 270. 187 Christian Brulls, Les Adolescents passionnés Roman sentimental Paris, Fayard, «Les Maîtres du Roman Populaire», 344, s.d. (1928), 26,5 x 17 cm, 62 pp. Contrat du 15 mai 1928. Réédition : Paris, Fayard, «Les Romans d’Amour de Georges Sim», 4, 1954. Trois parties de six, huit et neuf chapitres précédées d’un prologue et suivies d’un épilogue. Prologue : Un matin de pluie. I : Celui qui revient. 1 : Train de nuit. 2 : Elle ! 3 : Anne d’Avricourt. 4 : L’affront. 5 : Armand Margerie. 6 : La garçonnière. II : Le mort. 1 : «Apassionnata» (sic). 2 : Deauville. 3 : L’homme bafoué. 4 : Espoir ! 5 : L’assassin ! 6 : Hébétude. 7 : L’instruction. 8 : Anne. III : Celle qui sait. 1 : Au parloir. 2 : Solitude. 3 : Deux femmes. 4 : Amour ? 5 : Un homme. 6 : Georges Daru. 7 : Tête à tête. 8 : Le geste difficile. 9 : Un maître. Résumé À dix-huit ans, Marthe Daru vient d’hériter et elle quitte l’île d’Aix avec sa mère pour aller vivre à Paris. Henry, son amoureux de seize ans, lui promet d’aller la rejoindre quand il aura fait fortune. Il arrive à Paris dix ans plus tard après s’être enrichi en Orient où il n’a plus eu de nouvelles de Marthe. Il la trouve mariée au banquier Margerie qui l’a épousée de force : en effet, ayant été volé par Georges, frère de Marthe, le banquier l’aurait fait incarcérer si la jeune fille avait refusé ce mariage. Ceci n’empêche pas Margerie d’avoir des maîtresses et d’entretenir Anne d’Avricourt, une demi-mondaine qui devient amoureuse de Henry dès qu’elle le voit. Marthe, qui n’aime pas son mari, tombe dans les bras de son ancien prétendant et poursuit bientôt avec lui une liaison qu’elle ne songe pas à cacher. Jalouse de Marthe qui jouit de tout l’amour de Henry, Anne d’Avricourt ne cesse de répéter à Margerie qu’en étant trompé de la sorte, il est la risée de tous. Le banquier prépare une vengeance exemplaire : il se suicide après avoir imaginé une mise en scène qui doit indubitablement faire croire qu’il a été assassiné par Henry. C’est ce qui se produit : Henry est arrêté et, bien qu’il clame son innocence, le juge est convaincu de sa culpabilité. Seule, Anne d’Avricourt détient la preuve de son innocence, mais elle ne la fournira que si l’accusé lui promet de devenir son amant et de ne plus revoir Marthe. Henry, à qui elle peut rendre visite en prison, refuse ce marché. Cependant, Marthe fait appel à son frère Georges qui est employé en Indochine dans une banque de feu son mari. Cet homme sûr de lui, froid, lucide et généreux, qui a acquis le sens de ses responsabilités après avoir renoncé à ses erreurs de jeunesse, possède une autorité et une force de caractère qui ont raison de l’obstination d’Anne d’Avricourt, laquelle consent à fournir à la justice la preuve qui innocente Henry. Celui-ci et Marthe peuvent donc se marier, tandis que Georges épouse Anne, qu’il réussit à transformer moralement, puis devient exploitant forestier et directeur de scierie dans le Jura. 188 Commentaire Le roman contient de nombreuses considérations touchant l’amour, la haine et la passion. On retiendra (p. 20) des réflexions à propos de l’amour de loin qui font écho aux théories stendhaliennes sur la cristallisation. On soulignera aussi les divergences qui séparent Georges Daru et Anne d’Avricourt (pp. 54-56), ces deux personnages ayant des conceptions de la vie tout à fait différentes, voire opposées ; pourtant, Simenon réussit en quelques pages une nouvelle résolution des contraires en unissant des destinées qui paraissaient antagonistes : c’est qu’Anne a trouvé en Georges un «homme dans toute l’acception du mot», «calme, maître de lui, sans nerfs, sans faiblesse» (p. 56), un homme qui la subjugue et la révèle à elle-même tout à la fois, un homme dont le sérieux et la profondeur de vues ont raison de sa superficialité (p. 60). Le motif du suicide déguisé en crime constitue une inversion amusante du motif traditionnel du crime maquillé en suicide. Le roman comporte des passages où des personnages sont saisis par le vide de leur existence, passages qui séduiraient à coup sûr Henri-Charles Tauxe (pp. 22, 48). Le chantage dont Marthe fait l’objet reprend celui qu’utilisait déjà Le Roman d’une dactylo et que nous avions retrouvé dans Brin d’amour. Dans les trois cas, le chantage est exercé par un banquier. Au cours de son séjour mouvementé en Orient, Henry a rencontré les anthropophages décrits dans Les Maudits du Pacifique et L’Île empoisonnée (p. 8). Résumant un développement qui avait retenu notre attention dans Les Cœurs perdus et qui sera souvent repris dans la suite de l’œuvre, le narrateur émet la réflexion suivante dictée par des observations piscivores : «Il y a, comme ça, des gens qui n’ont pas de chance, qui sont nés pour être des victimes. Certains poissons — les plus frêles, les plus jolis ! — ne naissent que pour servir de pâture aux autres» (p. 49). L’île d’Aix, déjà cadre spatial partiel de La Femme qui tue, était bien connue de Simenon qui y a passé des vacances en 1927, alors qu’il tentait d’échapper à l’emprise de Joséphine Baker, s’il faut en croire ses déclarations. Extraits «Tandis que lui luttait pour conquérir la fortune, pour conquérir Marthe, tandis qu’il s’exaltait en évoquant son image au milieu d’une existence épouvantable, elle menait, elle, une vie mondaine, toute de conventions. Ses sentiments à lui s’aiguisaient sans cesse. Comment ne pas aimer avec une ferveur décuplée quand on n’est plus qu’un pauvre être noir de charbon, enfermé dans les soutes d’un navire, par exemple ? Le visage de l’être aimé devient mille fois plus beau. Il semble irréel. Il égale les plus pures madones … 189 C’est presque à genoux qu’on aime alors, en se jugeant indigne d’être aimé en retour…» (p. 20). «C’était une sensation grisante que celle de vivre de la sorte dans un rêve perpétuel, un rêve brûlant et passionné. Mais pour cela, ils ne devaient pas s’arrêter. Ils étaient sur une pente glissante. Il leur fallait aller toujours, sous peine de perdre l’équilibre. Leur équilibre moral ! Car ils se fussent aperçus alors — et ils le savaient ! — qu’ils ne connaissaient que l’ombre du bonheur. Ils faisaient les mêmes gestes que les amants heureux. Ils disaient les mêmes mots. Mais, au fond d’eux, n’était-ce pas le vide ?» (p. 22). «— Je crois qu’il y a deux sortes d’amours, vois-tu. Les amours tièdes, qui peuvent remplir d’un pâle bonheur toutes les années d’une vie. Et l’amour comme le nôtre, si aigu, si violent qu’il en est presque douloureux et qu’en quelques mois il suffit à consumer deux êtres … N’es-tu pas comme moi ? N’aimes-tu pas comme moi ? N’aimes-tu pas mieux ce bonheur-là ?… Notre vie sera brève, je le sens. Mais elle aura été remplie de plus de passion que la plupart des autres vies» (p. 29). «Rien ne transforme la physionomie des choses comme une catastrophe, crime ou accident. Un paysage, riant quelques instants auparavant, avec ses arbres frémissants sous la brise, le bruit d’une source et le chant des oiseaux, prend soudain une allure sinistre parce qu’une auto s’est retournée au bord du chemin, ou que deux locomotives, tout là-bas, sur la voie, se sont embouties. L’air paraît plus épais. Il semble qu’on entende encore les cris des blessés et que l’air soit plein de l’odeur âcre du sang. Dans un appartement, c’est pis encore, parce que les moindres sujets se transforment» (p. 31). «Ce sentiment qui pénétrait en elle constituait un désastre, puisqu’il lui prouvait le néant de sa vie, le vide d’une existence dont elle se contentait autrefois. […] Elle en était arrivée à considérer que Henry-Jeanne lui volait quelque chose en aimant une autre femme, que c’était en quelque sorte un défi qui lui était lancé personnellement, une injustice intolérable. 190 Ainsi les hordes barbares d’autrefois, lorsqu’elles envahissaient les villes, brisaientelles sauvagement, avec la ferme volonté de détruire, ce qu’elles ne pouvaient pas s’approprier» (p. 48). «— J’étais né pour une vie simple et rude … Ma mère a hérité et je me suis perdu dans un Paris que je n’ai jamais compris … Longtemps plus tard seulement, je l’ai senti … Et c’est seulement maintenant que j’ai repris mon équilibre, que je me sens un homme, que je me sens surtout moi-même … Et, comme Anne le regardait sans mot dire, il ajouta pour elle : — Toi aussi ! Je l’ai compris dès le premier jour … Tu étais une déracinée … Tu te débattais … C’était son habitude de répondre ainsi pour sa femme. Mais comme il ne se trompait pas, elle ne protesta pas. Elle sourit, se blottit contre lui» (p. 61). À consulter M.-P. BOUTRY, Les trois cents vies de Simenon, Paris, Claire Martin du Gard, 1990, p. 303. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, p. 22. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). S.G. ESKIN, Simenon : a critical biography, Jefferson, Mc Farland & Company, 1987, p. 64 et sa traduction française, Simenon. Une biographie, Paris, Presses de la Cité, 1990, p. 94. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 267, 268, 273. Georges Sim, Le Semeur de larmes «Roman sentimental» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Livre», 810, s.d. (1928), 14 x 10,5 cm, 95 pp. Achevé d’imprimer : 18 mai 1928. Neuf chapitres suivis d’un épilogue, le cinquième chapitre n’étant pas numéroté. 1 : Au casino d’Etretat. 2 : «Les Goélands». 3 : L’inexplicable obstruction. 4 : Dans la nuit. (5) : Une journée de cauchemar. 6 : Les billets. 7 : Le piège. 8 : Aveux. 9 : Un autre amour. Résumé La jeune Gilberte Méret se laisse envoûter, à Etretat, par le bellâtre Max Darnetal qui va jusqu’à demander sa main. Séduit lui aussi par les bonnes manières de Max, le père de Gilberte la lui accorde volontiers, tandis que sa mère se montre plus réticente. Quand la 191 jeune fille la surprend en compagnie de son fiancé, elle conçoit des soupçons et découvre que Max a été il y a cinq ans l’amant de sa mère. Celle-ci avoue à Gilberte que Max a exigé d’elle cent mille francs pour renoncer au mariage. Gilberte va elle-même livrer la somme dérobée au père ; en échange, Max doit lui remettre des lettres compromettantes de sa mère, mais la jeune fille se laisse piéger et risque sa vertu dans la chambre d’hôtel du séducteur. Entre-temps, la mère confesse son ancienne faute au père et celui-ci arrive à point nommé pour sortir Gilberte de sa position délicate. Père, mère et fille se retrouvent heureux grâce à la vérité qui a été dite et à la lumière qui a été faite sur la véritable personnalité de Darnetal, même si Hélène, cousine de Gilberte, a failli, elle aussi, succomber aux charmes du suborneur. Commentaire Comme l’annonce son titre, le roman est particulièrement larmoyant, trois femmes ayant été les victimes du séducteur. Néanmoins, on leur pardonne volontiers : ainsi que l’énonce sentencieusement le père particulièrement magnanime, «on ne peut en vouloir à celles qui succombent. Ne croient-elles pas s’élancer vers la beauté, vers le rêve ? …» (p. 95). On notera encore que l’ «élégance assez étrange» de Darnetal sent «davantage le métèque que l’homme du monde» (p. 6). Extrait «Depuis plusieurs jours elle n’était attirée vers la table de jeu que par la présence de cet homme énigmatique qui l’observait sans cesse de ses yeux profonds — des yeux dont le regard la brûlait. Elle jouait comme pour le défier. Elle s’obstinait. Elle passait des heures en face de lui et elle avait l’impression de résister à sa séduction. Mais, en réalité, elle était déjà sa proie. La preuve est qu’il avait suffi qu’il parlât. Sans difficulté, il l’entraîna vers le dancing, passa son bras autour de sa taille, pencha son visage vers le sien. — Par exemple, il n’est pas besoin de vous apprendre à danser ! Votre corps semble animé par l’âme même de la danse. Il est toute souplesse, toute grâce …» (pp. 5-6). À consulter M. DUBOURG, «Géographie de Simenon», in Simenon (sous la direction de F. Lacassin et G. Sigaux), Paris, Plon, 1973, p. 141. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival du roman et du film noirs, 1989, pp. 270, 271. 192 G. Vialis, Haïr à force d'aimer «Roman sentimental» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 20, s.d. (1928), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 4 juin 1928. Sept chapitres, le cinquième étant absent … 1 : Une rencontre. 2 : Deux hommes. 3 : La consolatrice. 4 : Une nouvelle vie. 6 : Le drame. 7 : Celle qui sait. 8 : La lettre. Résumé Devenu riche, Jean revient à Paris voir celle qui, neuf ans plus tôt, l’a abandonné à cause de sa pauvreté. Il trouve Blanche mariée au banquier Delarue-Millière. De dépit, il a une liaison avec Martine, la maîtresse du mari, bien qu’il soit devenu l’amant de Blanche. Lorsque Delarue-Millière est tué d’une balle de revolver au domicile de Jean, celui-ci est le coupable tout désigné : il est arrêté et emprisonné. Pourtant, sur le point d’être condamné, il est sauvé par Martine qui apporte la preuve que le banquier s’est suicidé, ayant voulu provoquer par sa mort la condamnation de Jean dont il désirait se venger. Commentaire Haïr à force d’aimer est le «petit roman» de la grandeur d’âme : en effet, Martine sauve des affres de l’injustice celui qu’elle aime, bien qu’elle n’espère plus rien en échange, puisqu’elle a été témoin de l’amour de Jean pour une autre. L’intrigue reprend, en la simplifiant, celle des Adolescents passionnés : le retour à Paris du héros qui trouve mariée à un banquier celle qu’il aime, le suicide du mari déguisé en crime pour faire accuser et condamner son rival, la scène au cours de laquelle le faux coupable clame son innocence, la visite à l’innocent emprisonné de celle qui détient la vérité, le témoignage libérateur appartiennent aux deux fictions. Les deux extraits juxtaposés cidessous constituent un exemple flagrant de cette reprise. «— Marthe ! Ce n’est pas vrai … Je ne suis pas un assassin … Je n’ai rien fait … C’est lui qui … Le juge haussa les épaules. Henry s’en aperçut. — Je jure que je dis la vérité ! Il faut le croire, Marthe ! … Dis ! Le crois-tu ? … Elle ne répondait toujours pas. Toute vie était comme suspendue en elle. Une fois de plus il voulut se précipiter en avant. Comme les deux agents le maintenaient, il donna une violente secousse des bras. «— Dis-moi que tu le crois ! … Dis-le à ces hommes qui se moquent de mes explications… Car ils me prennent pour un menteur et pour un lâche … Si j’avais tué, je l’avouerais … N’est-ce pas, Blanche ? … Comme elle ne disait rien, il fit un effort pour se débarrasser des policiers qui le maintenaient. Il les renversa, se précipita vers la jeune femme qu’il étreignit avec force. 193 L’un des bras tomba sur le sol. L’autre heurta du front (sic) le chambranle de la porte. Ses lèvres cherchaient ses lèvres. Sa force n’était-elle pas décuplée à cet instant ? D’un mouvement sec, il brisa la chaîne des menottes, et il fit deux pas encore. — Me crois-tu, Marthe ? Il l’avait prise dans ses bras. Il la serrait contre lui, cependant qu’une vive agitation régnait parmi les spectateurs de cette scène. Le commissaire voulut intervenir. Mais le juge lui adressa un geste qui signifiait : — Laissez-le faire ! C’est très intéressant. — Dis, Marthe ? … Crois-tu que je sois un assasson (sic)? … Crois-tu que je te prendrais dans mes bras si j’avais versé du sang ?… Parle ! … Mais parle donc ! … Le reste m’importe peu ! … Ils peuvent, eux, raconter tout ce qu’ils veulent ! … Cela m’est égal … Mais toi ! … Farouchement, il chercha les lèvres de sa maîtresse. Et il y posa un long baiser, à en perdre haleine. — Me crois-tu, dis ?… Je veux que tu saches la vérité !… Il le faut !… C’est lui qui… Les agents s’étaient mis à quatre pour l’attirer en arrière. Et, comme il reculait malgré lui, le corps de Marthe tomba sur le tapis, sans vie. Elle s’était évanouie sous son baiser … — Conduisez-le au Dépôt ! dit le juge. Voilà une enquête rondement menée, ou je ne m’y connais pas !» (Les Adolescents passionnés, p. 33). 194 — Est-ce que je t’embrasserais de la sorte, si j'étais un assassin, si mes mains étaient tâchées de sang ?... Mais elle était sans voix. Il lui parla en vain, d'un timbre ardent, profond. — Je t’en supplie, Blanche, dis quelque chose ! Je ne puis pas me mettre dans la tête que tu me prends toi aussi pour un criminel … Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai … Il pantelait. Il jetait autour de lui des regards de défi. Et il étreignait toujours sa compagne. Ce n’est que quand on parvint à l’attirer en arrière qu’on s’aperçut que celle-ci était évanouie. — Assez de comédie ! laissa tomber le commissaire. Conduisez cet homme au Dépôt … Quant à madame, qu’on l’emmène dès qu’elle sera revenue à elle et qu’on la reconduise chez elle … Je crois que voilà une affaire rondement menée, et qui ne laissera pas beaucoup de travail au juge d’instruction !» (Haïr à force d’aimer, p. 24). Comme Simenon écrivait quotidiennement à sa fiancée Régine Renchon quand il effectuait son service militaire, Jean écrit aussi chaque jour à Blanche. Extrait «— Je vous hais … articula-t-elle en surmontant son trouble … N’avait-elle pas toujours eu un faible pour les attitudes théâtrales ? Elle saisit la lettre préparée, la lança d’un geste sec aux pieds du couple. — Je vous hais ! répéta-t-elle. Mais je vous sauve quand même … Tandis qu’elle sortait à grands pas rapides, le gardien l’entendit gronder en se tordant les mains : — Je le hais … Mais je l’aime quand même ! … Oui ! je l’aime plus que tout au monde … Je le hais plus que tout au monde aussi … Cependant, Blanche, qui avait parcouru la lettre des yeux, la regardait s’éloigner en soupirant : — Pauvre femme … Ne sont-ce pas de pauvres femmes, toutes celles qui voudraient être aimées et qui ne le sont pas ? … Ne sont-ce pas de pauvres femmes, toutes celles qui, faute d’amour, deviennent méchantes ?» (pp. 31-32 ; fin du roman). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 269. Jean du Perry, Trois Cœurs dans la tempête «Roman dramatique» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Mon Livre favori», 373, s.d. (1928), 15,5 x 10,5 cm, 63 pp. Achevé d’imprimer : 11 juin 1928. Neuf chapitres suivis d’un épilogue. 1 : «Le Rêve». 2 : L’ «Éléphant blanc». 3 : En mer. 4 : Le réveil. 5 : Premier contact. 6 : L’horrible tête-à-tête. 7 : Coups de hache. 8 : Le bateau qui sombre. 9 : Le jour. Résumé Yves Dubail aime la jeune veuve Jane Médanges et est aimé d’elle. Jane vit à SaintTropez avec sa sœur de lait, Monette. Le riche comte Protov désire aussi Jane qui le 195 repousse. Il feint alors d’aimer Monette qui se rend à bord de son yacht luxueux. La séduire est un jeu d’enfant pour ce don Juan consommé. Lorsqu’elle apprend où est Monette, Jane se rend à son tour à bord pour la sauver des griffes du dangereux séducteur. À peine s’y trouve-t-elle que le yacht prend la mer, mais Jane résiste aux entreprises du comte. Cependant, à bord de son propre yacht, Yves suit celui de Protov. Une tempête survient : le yacht d’Yves, moins résistant, va sombrer. Profitant de cette situation inespérée, le monstrueux Protov propose à Jane un affreux marché : il sauvera Yves à condition qu’elle feigne d’être devenue sa maîtresse, faute de quoi il précipitera en outre Monette à la mer. Yves est donc recueilli à bord de l’ «Éléphant Blanc», mais, désespéré par ce qu’il apprend, il pratique une brèche dans la coque du yacht, espérant engloutir dans les abîmes méditerranéens ceux qu’il croit être amant et maîtresse. Le bateau est sur le point de couler quand il comprend le rôle tenu par Jane. Tandis que Protov saute à la mer pour gagner le rivage à la nage et que les matelots veulent l’imiter, Yves leur enjoint de ne pas abandonner le yacht et réussit à leur faire pomper l’eau. Au petit jour, les voici, bien vivants, au large de Nice. Ils sont sauvés et Yves épousera Jane. Quant à Protov, il n’est pas mort non plus, mais il a perdu la raison. Commentaire Au cœur de la tempête qui fait rage, Yves Dubail s’avère être un véritable chef (pp. 5253), un héros qui aurait mérité de commander aux autres dans un roman d’aventures. Le roman peint la jalousie étreignant celui qui aime vraiment et se croit joué (pp. 60-61). Des bateaux baptisés «Éléphant Blanc» apparaissaient déjà dans les romans «jumeaux» Les Maudits du Pacifique et L’Île empoisonnée. Extraits «Un homme commandait, et voilà que tous obéissaient, se disant qu’il était peut-être capable de les sauver. Tant est grand le prestige d’une âme bien trempée, d’une âme de chef. Les deux femmes regardaient Yves avec stupeur. Elles le voyaient en quelque sorte grandir à vue d’œil. Il se haussait jusqu’à s’opposer, inébranlable, à cette tempête monstrueuse qui, un peu plus tôt, semblait devoir tout balayer sur son passage. Il luttait avec elle, d’égal à égal» (p. 52). «N’avait-elle pas, pour s’y blottir, l’ombre réconfortante du couple radieux ? — Je ne suis pas née pour aimer, mais pour jouir du bonheur des autres … murmurat-elle doucement. Et elle ajouta, prévoyant de ces menus orages qui éclatent dans les ménages les plus unis : — Peut-être aussi pour les aider à être heureux !» (p. 63 ; fin du roman). 196 À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 270. Georges Sim, Le Sous-Marin dans la forêt Roman d’aventures exotiques Paris, Tallandier, «Grandes Aventures et Voyages excentriques», 222, 1928, 19 x 12 cm, 224 pp. Contrat du 12 juin 1928. Réédition : Paris, Tallandier, «Les Romans d’Aventures de Georges Sim», 5, 1954. Deux parties de onze et douze chapitres suivies d’un épilogue. I: Le sous-marin dans la forêt. 1 : Une voie d’eau inexplicable. 2 : La scierie envahie. 3 : À travers les houles. 4 : Le champ d’épaves. 5 : Les démons gris. 6 : Le royaume des mouches et des sangsues. 7 : Les tueurs de dieux. 8 : La forêt vivante. 9 : Des singes ou des hommes ? 10 : Les Yem-Yem. 11 : La danse de mort. II : L’agonie de l’ «U-7». 1 : Les coassements de Jack. 2 : Le lieutenant Erhardt. 3 : AnneMarie. 4 : En plongée ! 5 : Le siège de Mpala. 6 : La déchirure. 7 : Le monstre qui s’enlise. 8 : Revirement. 9 : Trois hommes dans la forêt. 10 : Comme à l’âge de la pierre taillée. 11 : Les hommes-gorilles. 12 : Le couple sur la colline. Résumé Philippe d’Estravent est un navigateur solitaire. Au large de Madagascar, la coque de son bateau est brisée par un sous-marin en plongée. Vaille que vaille, il gagne l’île Anjouan où il trouve un Blanc en détresse. Hector Grosjean, propriétaire d’une scierie, a été attaqué par des pirates allemands qui sont arrivés en sous-marin et ont emmené sa fille Anne-Marie. Grâce à la radio, les deux hommes ont connaissance d’un autre acte de piraterie : le cargo «Saint-Louis», qui transportait des diamants et croisait dans les environs, a été arraisonné et a explosé après que son équipage ait été massacré. Son cotre réparé, Philippe propose à Grosjean de l’aider à retrouver sa fille prisonnière des pirates. Accompagnés par le fidèle serviteur noir Jack, ils prennent la mer et ne tardent pas à recueillir un rescapé du «SaintLouis». Ce matelot canadien prénommé Elie a été tellement impressionné par l’attaque sanguinaire qu’il ne possède plus toute sa raison. Ayant découvert que le sous-marin s’est engagé dans le delta de la Roufidji, nos héros l’y poursuivent et remontent le cours du fleuve. Bientôt attaqués par l’ «U-7», ils sont contraints d’abandonner la Roufidji et le cotre pour la forêt où ils échappent aux terribles Yem-Yem, monstrueux anthropophages pourvus d’une queue, intermédiaires entre l’homme et le singe. Les pirates parviennent cependant à capturer Philippe dont le lieutenant Erhardt, qui commande le sous-marin, connaît la réputation de navigateur solitaire. Il lui suggère de remplacer son second mourant et Philippe accepte dans le seul but de délivrer Anne-Marie qu’Erhardt envisage sérieusement 197 d’épouser. À la grande stupéfaction du Français, le sous-marin s’engage dans un canal souterrain qui relie la Roufidji au lac Tanganyika. Ce lac est le royaume d’Erhardt qui y a pillé nombre de bateaux. L’Allemand projette une dernière opération, le sac de Mpala, mais il est abattu par Philippe qui ne se résout à ce geste que pour sauver les habitants de la cité. Philippe prend le commandement du submersible malgré l’opposition de l’équipage qu’il sauve pourtant en grande partie quand le sous-marin, victime d’un sabotage, s’immobilise au fond du lac. Revenu sur la terre ferme, Philippe est à nouveau en butte à l’hostilité des matelots et est obligé de s’éloigner d’eux accompagné d’Anne-Marie. Entre-temps, Grosjean, Jack et Elie, attaqués une deuxième fois par les Yem-Yem, ont trouvé leur salut en grimpant dans un manguier qu’assiègent les hommes-singes. Ceux-ci abandonnent néanmoins ces proies pour le groupe des matelots allemands qui s’entre-tuent déjà. C’est alors qu’à la grande joie des rescapés surviennent Philippe et Anne-Marie qui ont retrouvé le cours de la Roufidji. L’amour est né entre Philippe et Anne-Marie qui partagera désormais la vie du navigateur. Commentaire Même s’il présente une intrigue différente, Le Sous-Marin dans la forêt possède plusieurs points communs avec Le Gorille roi : les anthropophages Yem-Yem sont caractérisés de la même façon, l’auteur précisant à nouveau la source d’information qu’il a utilisée (pp. 88-90) ; il s’agit, dans chacun des deux romans, de découvrir un personnage prisonnier des pirates ; dans les deux cas, ceux-ci attaquent à la mitrailleuse un navire transportant des diamants ; ici aussi, le père de la jeune fille aimée par le héros dirige une scierie ; revoici encore le fou chantant dans la forêt ; cette dernière présente les mêmes dangers et les mêmes caractéristiques, avec notamment ses singes verts facétieux ; il est également fait allusion au «Kœnigsberg» qui dresse ses mâts dans le delta de la Roufidji. À nouveau assuré par la présence périlleuse des mythiques Yem-Yem, le fantastique compte aussi parmi ses ingrédients le cours d’eau souterrain non moins périlleux qui unit la Roufidji au lac Tanganyika. Les pirates étant allemands, ils ne sont pas mieux traités que les chercheurs d’or du Roi des glaces ou les espions de Chair de beauté : certes, ils se montrent ordonnés et disciplinés (p. 138) — lieu commun germanique obligé —, mais on surprend surtout leur orgueil (p. 122), leur manque d’ironie (p. 121), leur lourdeur d’esprit (p. 126), leur bêtise et leur férocité (p. 128). Comme les héros du Roi des glaces, Philippe d’Estravent conçoit et mène d’ailleurs son aventure à l’instar d’une guerre (p. 109). L’écriture du jeune Simenon ne manque pas d’allure, malgré ses nombreux poncifs, lorsqu’il s’agit de décrire un coucher de soleil sur le lac Tanganyika (p. 154), d’évoquer l’état d’hébétude des protagonistes en proie aux souffrances dues à la chaleur (p. 192), de montrer les dangers de la forêt ou l’écœurement provoqué par le spectacle d’un repas anthropophage (pp. 204-206). D’une façon générale pourtant, nous n’échappons pas aux stéréotypes habituels, le romancier ne craignant pas, par exemple, de reprendre à son compte, par outrecuidance ou inconscience, l’image de la forêt semblable à une cathédrale (p. 80), image déjà utilisée dès Le Gorille roi (p. 68). 198 Croyant sa dernière heure venue, Hector Grosjean se souvient avec émotion de sa «villa aux volets verts qu’il ne verrait plus» (p. 209), évoquant ainsi un motif bien simenonien déjà rencontré dans Les Larmes avant le bonheur. Comme ce même Hector, le propriétaire de scierie de L’Île empoisonnée se nommait aussi Grosjean. Le début du roman montre Philippe d’Estravent en train d’écrire à bord de son cotre (p. 5), ainsi que le faisait Simenon à bord du «Ginette» — où Le Sous-Marin dans la forêt a peut-être été rédigé —, en attendant l’ «Ostrogoth». Extraits «Les troncs des arbres qui se dressaient autour des trois personnages, les troncs gris des mangoustans surtout, faisaient penser aux piliers d’une cathédrale gigantesque, dont la voûte de feuillage était presque aussi opaque que de la pierre» (p. 80). «Pouvait-on prévoir d’où viendrait l’attaque ? Et quelles étaient les armes de ces hommes sauvages, qui ne devaient même pas connaître les flèches et les lances ? Quelle était leur mentalité ? Quelles pouvaient être leurs ruses ? Autant de questions auxquelles il était impossible de répondre. […] Une fois de plus, il fallut faire un détour pour éviter une grappe de serpents qui pendait au bout d’une branche. C’étaient des bêtes minces et longues, qu’on rencontrait presque toujours par groupe. Philippe n’en connaissait pas l’espèce. Grosjean affirmait n’en avoir jamais vu de semblables dans son île. Étaient-ils venimeux ?… S’attaquaient-ils à l’homme ? … Autant de questions auxquelles nul ne pouvait répondre» (pp. 91-92). «— Philippe n’est pas parti dans cette direction … S’il avait changé d’objectif en route, il nous eût prévenu (sic), car il est prudent. Il ne laisse rien au hasard. C’était cette qualité qui donnait à l’ancien officier de marine une telle emprise sur ses compagnons. Sa bravoure était raisonnée. On sentait qu’il ne laissait rien au hasard. Pour lui, cette aventure était une véritable guerre et il la menait comme telle» (pp. 108-109). 199 «Tout le ciel était embrasé. C’était un flamboyement (sic) de pourpre qui se reflétait sur la face immobile du lac. À l’ouest, au contraire, une teinte verdâtre avait envahi le ciel, mais deux nuages d’or y étaient comme suspendus, légers, lumineux. L’air restait lourd. On avait une sensation d’engourdissement. Et l’on avait surtout envie de s’abstraire dans la contemplation de cette nature merveilleuse, de la forêt qui semblait flamber, cependant que des cris d’animaux commençaient à s’y faire entendre» (p. 154). À consulter J.-B. BARONIAN, «Simenon avant la lettre», in Simenon parmi nous, Bruxelles, Le Veilleur de nuit, 1985, p. 15. J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, p. 97. P.-P. GOSSIAUX, «L’Afrique nue de Simenon», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, p. 97. C. KNODEN, Images d’Afrique dans le roman français de Belgique (mémoire de licence en philologie romane, Université de Louvain-la-Neuve, 1988), pp. 28, 39, 40, 43, 44, 45, 47, 68, 72, 74, 77, 101, 114, 117, 124, 125, 126, 127. M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31, 32, 34, 37, 58, 60, 63, 67-69, 73, 74, 75, 86, 93, 94-95, 99, 100-101, 107. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. Jean du Perry, Les Amants de la mansarde «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 24, s.d. (1928), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 2 juillet 1928. Six chapitres, le sixième étant noté VII. 1 : Loin de la foule. 2 : La vie qui change. 3 : Vertige. 4 : L’engrenage. 5 : Prisonnier d’une femme. 6 (7) : Le salut. 200 Résumé Jacques Orban est peintre et Ginette, ouvrière pour un marchand de jouets. Ils s’aiment et partagent leur vie. Ginette a cependant été remarquée par Maxime Lévy, un amateur d’art qui veut faire d’elle sa maîtresse. Pour cela, il feint de s’intéresser aux tableaux de Jacques et il lui fait rencontrer certains personnages du demi-monde parisien, dont Nathalie, qui dit être une princesse russe, mais qui est en réalité la complice de Lévy. Elle séduit Jacques qui demeure avec elle. Pour sauver son amour, Ginette feint d’être la maîtresse de Lévy. Jacques revient alors auprès d’elle. De toute façon, ses toiles deviennent connues : une carrière commence… Commentaire L’évocation de la vie difficile du jeune couple à Paris peut faire penser aux débuts parisiens de Simenon. À consulter M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 79-80, 81, 92, 221-222. Christian Brulls, L'Amant sans nom Roman sentimental et d’aventures Paris, Fayard, «Le Livre Populaire», 238, s.d. (1929), 18,5 x 12 cm, 282 pp. Contrat du 15 juillet 1928. Réédition : Paris, Presses de la Cité, «Les Introuvables de Georges Simenon», 4, 1980. Cinq parties de huit, huit, dix, neuf et onze chapitres précédées d’un prologue. Prologue : Un homme de plus à Paris. I : L’amant de Mistress Bruce. 1 : Une querelle sans importance. 2 : Eléonore. 3 : N. 49. 4 : Un étrange amour. 5 : Les préparatifs de François. 6 : Une serrure du XVe siècle. 7 : La villa blanche. 8 : Mandat d’arrêt. II : Le secret d’Yves Jarry. 1 : Les mouches. 2 : Une visite. 3 : L’inculpé obstiné. 4 : Les yeux de Jessie. 5 : L’étrange confrontation. 6 : Les alarmes de François. 7 : Au travail ! 8 : Sans adieu ! III : Le forçat volontaire. 1 : Des débats sensationnels. 2 : La confession inédite. 3 : La causerie dans la prison. 4 : «L’Anacunda». 5 : Le convive au crâne rasé. 6 : Les cordes de Vladimir. 7 : «L’Étincelle». 8 : Touaï. 9 : La mort de Harry Bruce. 10 : La réponse de Jarry. 201 IV : Jessie et ses agents. 1 : 8, rue Lauriston. 2 : L’association. 3 : Une rencontre. 4 : La croisière de «l’Étincelle». 5 : Une lettre. 6 : Vladimir. 7 : Le «Léviathan». 8 : L’agent obstiné. 9 : Des pas. V : Le couple traqué. 1 : Dans la maison morte. 2 : Les précautions de N. 49. 3 : État de siège. 4 : Le prisonnier volontaire. 5 : Une ombre. 6 : La fuite possible. 7 : Un mois plus tard. 8 : Les yeux las. 9 : Le compagnon trop discret. 10 : Le rendez-vous en Camargue. 11 : Un diable débonnaire. Résumé À vingt-cinq ans, Yves Jarry est lassé d’une existence morne et décide de goûter à tout ce que peut offrir la vie. Avec l’aide d’un serviteur prénommé François, il devient cambrioleur et aventurier. À Deauville, il tente de conquérir l’altière Eléonore, épouse d’une des plus grandes fortunes du monde, l’Américain Harry Bruce. Son entreprise réussit au-delà de ses espérances, puisque Eléonore veut divorcer et l’épouser, ce qui ne plaît guère à l’aventurier, attiré aussi par Jessie Dessmond, jeune nièce des Bruce. Harry étant assassiné, les soupçons se portent sur Jarry, d’autant plus qu’il a pris soin de cambrioler la villa des Bruce en quittant Eléonore avec laquelle il a passé la nuit du crime. Il se laisse arrêter, s’évade de prison pour rencontrer Jessie qui ne lui dit pas les mots qu’il attend, réintègre sa geôle et est condamné au bagne. En Guyane, sa désinvolture et sa force de caractère lui valent de devenir le «patron» des forçats qui travaillent dans une exploitation forestière dont le directeur l’honore de son amitié. Eléonore Bruce en personne vient le délivrer au nez et à la barbe de ce directeur. Après un naufrage provoqué par le capitaine du yacht d’Eléonore, un ex-amiral russe amoureux de sa patronne et prénommé Vladimir, les deux amants parviennent en France où Jarry s’efforce de contenter l’esprit avide d’aventures et d’émotions de sa maîtresse. Celleci lui explique que grâce à sa mère, Polynésienne de caste élevée, elle est Aréoïs, donc sacrée, et qu’elle a tué son mari qui menaçait de lui enlever sa liberté. Pour lui plaire, Jarry va jusqu’à attaquer un train qui transporte des lingots d’or de la Banque de France, mais leur repaire deauvillois est découvert et ils subissent un siège en règle. Jessie parvient jusqu’à eux et va peut-être changer le cours des événements lorsque Jarry, qui ne voit pas d’issue à sa situation sentimentale, tente de se suicider. Il reprend pourtant conscience un mois plus tard alors qu’Eléonore s’est enfuie vers la Polynésie et a écrit au juge la vérité sur le meurtre de son mari. Ainsi, Jarry épousera Jessie, non sans que l’on ait appris son appartenance à une famille célèbre puisqu’il est prince B… Il explique sa conduite par son besoin de s’éloigner de Jessie à laquelle commençait à le lier un amour trop puissant qui entrait en conflit avec son besoin de liberté. Finalement, l’amour est le plus fort. Commentaire Dans ce troisième roman où il apparaît, Jarry possède un statut différent de celui qui était le sien dans Chair de beauté et La Femme qui tue. Alors qu’il était dit aventurier, écrivain et explorateur, il devient ici aventurier et cambrioleur. Il n’est plus fait référence à son appartement parisien et son serviteur ne s’appelle plus Albert, mais François. Il reste épris d’aventures, mais ne pense plus à Yvette Marret, sa fiancée nivernaise des deux volumes précédents. Face à l’amour, il hésite à s’engager, car il risque de perdre sa liberté : le héros 202 de Chair de beauté et de La Femme qui tue n’avait pas ces scrupules. La clé de ces modifications réside sans doute dans le fait que le héros n’a plus trente-cinq ans, comme le précisait Chair de beauté, mais vingt-cinq, ce qui fait bien de cette aventure-ci la première vécue par Jarry sur le plan fictif. Une note du quatrième roman où il intervient se réfère d’ailleurs à l’ouvrage que nous envisageons en mentionnant le titre L’Amant sans nom ou les débuts d’Yves Jarry (voir La Fiancée aux mains de glace, p. 32). Ainsi, dès l’époque des romans populaires, Simenon utilise un procédé que ne reniera pas l’auteur des romans de Maigret : on se rappellera en effet que La Première Enquête de Maigret a été rédigée après que plus de cinquante autres aient été écrites par le prolifique créateur du célèbre commissaire. L’Amant sans nom révèle en outre que Jarry n’est pas le véritable patronyme de l’aventurier, lequel porte en fait «un grand nom glorieux, un nom qui se trouve dans les manuels d’Histoire. Un des six ou sept noms illustres de l’épopée napoléonienne» (p. 120*). La fin du roman se montre plus précise quant aux événements qui ont rendu l’ancêtre illustre et le fait que Jarry soit dit prince B … (p. 303*) laisse évidemment penser qu’il descend de Bonaparte lui-même. Souvenons-nous d’autre part que Jean Mister, le héros on ne peut mieux surnommé du Secret des lamas, portait lui aussi, sous sa fausse identité, «un des plus beaux noms de France, inscrit à chaque page de l’Histoire» (p. 219). Aventurier et cambrioleur, Jarry rappelle Arsène Lupin dont il a parfois l’allure, d’autant plus que ses aventures l’amènent à se réfugier dans une ferme située au sommet d’une falaise fort proche de l’Aiguille creuse, entre Etretat et Bénouville, et qu’il espère bien trouver dans les falaises «quelque trou pour cacher les bijoux» (p. 50*) qu’il a dérobés. Ses nombreux déguisements mystificateurs font aussi penser au héros de Leblanc (pp. 50, 75, 212*). Lupin a d’ailleurs, lui aussi, une ascendance illustre puisqu’il s’inscrit dans la lignée des rois de France (voir Valère Catogan, La véritable identité d’Arsène Lupin ou le secret des rois de France). Le mas camarguais où Jarry rejoint Jessie à la fin du roman a des «volets clos, peints en vert clair» (p. 291*). Le motif récurrent des volets verts a déjà été décelé dans Les Larmes avant le bonheur et Le Sous-Marin dans la forêt. Un autre motif simenonien promis à un bel avenir apparaît pour la première fois dans L’Amant sans nom : celui des cercles concentriques s’élargissant (p. 271*). La grande mode de Deauville, lorsque Jarry s’y trouve, consiste à se coller des formes en papier sur le corps et à s’exposer ainsi au soleil : le papier «une fois enlevé, on obtient, en blanc sur le hâle, des dessins d’un effet plus ou moins décoratif» (p. 75*). Une allusion à cette mode se trouvait déjà dans Les Amants de la mansarde, roman qui attribuait son lancement à Nathalie : «— L’an dernier, à Deauville, c’est elle qui, la première, se colla des petits papiers découpés sur le corps, pendant le bain de soleil… La peau brunit, sauf sous les papiers. Et cela forma des dessins charmants. Huit jours plus tard, toutes les élégantes montraient de ces tatouages d’un nouveau genre …» (p. 21). C’est dans L’Amant sans nom qu’apparaît l’agent N. 49, première préfiguration policière de Maigret : «Un homme énorme et pesant. Des traits immobiles, épais. Un air de naïveté balourde. Un air buté aussi, têtu, obstiné» (p. 228*). Ce «brave homme aux allures balourdes» (p. 302*), qui est l’image «de la patience calme et froide, de l’obstination, du 203 flegme» (p. 228*), fume une pipe qu’il bourre «avec le soin qu’il apportait en toutes choses» (ibid.) et, même en sommeillant, il garde «la pipe toujours entre les dents» (p. 229*) ; peu après, comme le fera Maigret, il serre «entre ses dents le tuyau de sa pipe» (p. 230*). La servante de l’hôtel où il est descendu déclare à sa patronne : «On dirait qu’il ne voit pas les choses et les gens mais qu’il voit à travers» (p. 231*). Quant à lui, il les regarde «s’agiter d’un œil vague» (ibid.) semblable à celui que montrera parfois Maigret. Au Havre comme à Bourges dans Lili-Tristesse se trouve un magasin qui semble à nouveau inspiré par celui que tenait dans le quartier liégeois de Coronmeuse une tante du romancier ; il s’agit «d’une épicerie où il y avait un comptoir de zinc et où l’on vendait de tout, des bidons d’alcool et de pétrole, des cordages, des sabots, des tricots de marin et surtout des spiritueux» (p. 204*). Le séjour de Jarry et François dans une ferme de Bénouville trouve vraisemblablement sa source dans les vacances que Simenon a passées dans ce village normand durant l’été 1925. Le trajet routier accompli par Jarry lorsqu’il se rend en Camargue pour rejoindre Jessie correspond partiellement, dans sa dernière partie, à l’itinéraire suivi par Simenon quand il a effectué à bord du «Ginette» son tour de France par les rivières et les canaux : il s’agit de la descente vers le Midi suivant la vallée du Rhône par Valence, Pont-Saint-Esprit, Avignon, Tarascon et Beaucaire, descente permettant de gagner la Camargue. Le roman a d’ailleurs sans doute été écrit durant ce périple, ainsi que le pensent Claude Menguy et Pierre Deligny. L’arrière de la villa blanche où habitent les Bruce à Deauville ressemble curieusement à l’auberge du Vieux-Garçon que Simenon fréquenta assidûment lors de ses séjours à Morsang et qui est décrite dans d’autres romans (Signé Picpus, Le Grand Bob) : «Il y avait entre ces deux appartements un autre moyen de communication constitué par un couloir, ou plutôt par une galerie longeant tout le côté opposé à la façade. Aux deux bouts de ce couloir, des escaliers en colimaçon permettaient, lorsqu’on était dans un des deux appartements, de gagner le parc directement» (p. 52*). Cette description rappelle aussi, de façon plus lointaine, celle du collège Saint-Servais liégeois telle qu’elle figure dans Pedigree. Extraits «Le Bourget à cinq heures de l’après-midi. Un temps clair, presque chaud. L’avion de Berlin attendant de prendre son envol. Des chariots passant avec des sacs de voyage de grand luxe. Un ministre japonais, un général roumain, la fille d’un milliardaire américain… Et Paris proche, Paris qu’on devine à une sorte de vapeur qui s’élève dans le ciel, à un vaste halo circulaire» (p. 5*). 204 «Deauville au mois d’août. Une atmosphère de luxe, certes, mais de luxe criard, de luxe qui s’étale avec trop de complaisance et qui finit par prendre des allures de publicité commerciale. D’ailleurs, c’est le cas. Et tel gros marchand de pâtes alimentaires dont les journaux parlent chaque jour inscrit froidement ses dépenses somptuaires et ses pertes de jeu à son budget de publicité commerciale. Artistes et actrices ne sont-ils pas là que pour se montrer, eux aussi ? Et tel peintre à la mode n’entretient-il pas sa réputation en organisant chaque semaine sur la plage quelque petit scandale ? Une atmosphère légère quand même, la même atmosphère que l’on retrouve partout où la vie est artificielle et où toutes les valeurs sont renversées. Valeurs d’argent. Tel qui était riche hier est sorti ruiné du “Privé”, à trois heures du matin. Tel métèque sans le sou a, lui, fait fortune en quelques heures. Les objets n’ont pas de prix. Et l’on ne sait plus si l’on doit compter en francs, en dollars ou s’il ne serait pas plus simple de compter en millions. Les valeurs morales ne sont pas moins bousculées. Un toréador fameux, aux yeux de velours sombre, l’emporte sur des hommes d’État, des écrivains et des savants. (Il est vrai qu’il y en a peu d’égarés ici.) Et c’est une demi-mondaine qui défraie la chronique quotidienne» (p. 15*). «Il s’était aperçu que cette créature hautaine et magnifique, que la vie semblait avoir comblée, manquait pourtant de quelque chose d’essentiel : un point d’appui, une raison d’être. Il comprenait maintenant que les fantaisies ruineuses, provocantes, qui faisaient parler d’elle, n’étaient que des moyens de remplir plus ou moins artificiellement ce vide qui était en elle» (p. 37*). «Un ciel de plomb, plus souvent gris que bleu, mais semblable à une calotte immuable posée sur la terre pour empêcher l’air de circuler, pour décupler encore la chaleur ambiante. 205 Une chaleur d’autant plus étouffante que l’atmosphère est chargée d’humidité. Cette humidité, qui imprègne le sol, monte perpétuellement en une véritable vapeur qui rend l’air à peine respirable. Les poitrines se serrent. Les peaux deviennent moites. Un morceau de pain, après quelques heures, est couvert de moisissure verdâtre, en forme de filaments. C’est au bord de la mer, pourtant, que s’élève, à cinquante kilomètres de Cayenne, l’Anacunda, vaste exploitation forestière où ne travaillent, à part les chefs, que des forçats. La terre y est marécageuse, visqueuse et des insectes forment des nuages au ras du sol ou à quelques mètres de celui-ci, selon les heures. Les serpents pullulent» (p. 131*). «Gaston Boissier n’appartenait pas à cette catégorie de coloniaux réformateurs qui, ayant quitté la métropole avec des idées toutes faites sur la vie des tropiques, avec des théories séduisantes sur la façon de conduire les nègres, les jaunes ou les forçats, se découragent le plus souvent, une fois sur place, et deviennent des êtres amorphes, désabusés, résignés» (p. 137*). «Il subissait l’ascendant de Jarry. Il subissait surtout l’ascendant de la naissance, si l’on peut dire. Parti de rien, il gardait malgré lui un certain respect pour ceux qui avaient toujours mené une vie élégante, raffinée. Prestige éternel de la noblesse, qui reste vivace malgré la démocratie, malgré les révolutions, malgré les aristocrates tués sur l’échafaud. Or, s’il ne savait rien sur l’origine de son prisonnier, il sentait que celui-ci avait de la race !» (p. 141). «M. Charneaux seul parla encore. — Faut-il vous appeler par votre nom ? … demanda-t-il. D’instinct, Yves eut un geste brutal, comme pour lui imposer silence. — Ne craignez rien ! Nous sommes en famille, n’est-ce pas ? Ce nom, d’ailleurs, certain jour, dans certain cachot, vous avez offert de me le révéler … Je ne me doutais pas alors qu’il fût si glorieux, si grand… "Un nom capable de provoquer la réunion d'urgence d’un Conseil des Ministres… "Un nom qui ne devait pas être terni par des aventures, ces aventures fussent-elles, vues sous un certain angle, assez flatteuses… 206 "Vous me comprenez, monsieur le prince B … […] Le visage fermé de Jarry devint moins dur. Il eut l’air, un instant, d’un monsieur qui a une forte envie de sourire mais qui se gourme dans sa mauvaise humeur. Puis tout à coup il prit les deux mains du juge. — Vous êtes un sacré brave homme ! dit-il en lui donnant une bourrade … Vous … Vous méritez … — Chut ! souffla M. Charneaux avec une gravité subite. Ce que vous ne savez pas, c’est qu’un jour, sur une plaine désolée où des hommes se battaient, un de vos aïeux a dit presque la même chose à un des miens … Oui, à un vulgaire Charneaux qui n’était que tambour…» (pp. 302-303* ). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 138-139. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, p. 26. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). S. G. ESKIN, Simenon : a critical biography, Jefferson, Mc Farland & Company, 1987, p. 66 et sa traduction française, Simenon. Une biographie, Paris, Presses de la Cité, 1990, pp. 96-97. A. JARNAC, «Quand Simenon n’était que Georges Sim. De l’aventurier Jarry à l’inspecteur Sancette», Désiré, n° 15, 1er trimestre 1977, pp. 283-284. M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., pp. 62, 107. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 267, 268. M. LEMOINE, «Maigret en gestation dans les romans populaires», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, pp. 55-59. M. LEMOINE, «Traces autobiographiques d’origine liégeoise dans l’œuvre romanesque de Georges Simenon», in Cahiers Simenon, n° 3, Des doubles et des miroirs, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1989, p. 120. M. LEMOINE, «Les villes charentaises et vendéennes dans l’œuvre romanesque de Georges Simenon», in Cahiers Simenon, n° 2, Les lieux de la mémoire, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1988, pp. 25, 56. C. MENGUY, «Le pari de Georges Sim», Magazine Littéraire, n° 107, décembre 1975, p. 29. C. MENGUY et P. DELIGNY, «Les vrais débuts du commissaire Maigret», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, pp. 29-30. M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 103-104, 124-126, 216-217. * Pagination de la réédition de 1980. 207 Christian Brulls, Annie, danseuse «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 28, s.d. (1928), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 30 juillet 1928. Cinq chapitres. 1 : Dans les coulisses du «Prado». 2 : Aux sons du jazz. 3 : Un dur réveil. 4 : Jean. 5 : Épilogue. Résumé Le riche Jean aime Annie, une petite danseuse parisienne que la famille du jeune homme rejette au profit d’une cousine veuve et aisée. Désespérée, Annie se saoule dans un cabaret où elle provoque un scandale avant d’être ramenée chez elle par un client compatissant. Venu la voir, Jean croit deviner en cet homme un amant d’Annie : il la quitte. La jeune fille se jette alors par la fenêtre de son cinquième étage. Elle est grièvement blessée, mais Jean, comprenant son erreur, fuit sa famille, devient simple vendeur et vit désormais avec sa bienaimée. Commentaire Le roman est bâti sur l’opposition entre la richesse et la pauvreté à laquelle fait écho le traditionnel antagonisme inversé entre la pauvreté et la richesse des sentiments. Un passage au présent (pp. 3-4) souligne l’intensité d’un moment important dans la vie d’Annie. Extraits «Tandis qu’elle buvait, un des deux jeunes hommes entre lesquels Annie était assise en profitait déjà pour passer un bras autour de sa taille. D’instinct, elle se raidit, repoussa ce bras. Ce geste précipité n’était-il pas bien fait pour accroître son dégoût de la vie ? Ces hommes ne la connaissaient pas. Ils la voyaient seulement depuis quelques minutes. Mais ils la considéraient néanmoins comme leur chose. Restait seulement à savoir auquel d’entre eux elle serait. Comme en réplique au geste du voisin de gauche, celui de droite tenta de faire la même chose. Et cette fois, par lassitude, Annie ne riposta pas. Le bras resta derrière elle, cependant que des regards s’échangeaient entre les deux hommes» (p. 12). 208 «Deux carrières seules s’ouvrent à ceux qui sont nés trop riches : la diplomatie, d’une part, toute de prestige et d’honneurs ; l’armée, d’autre part, l’uniforme brillant. Mais Jean n’avait de goût pour aucune de ces carrières. Et, comme tant d’autres, il ne faisait rien. Comme tant d’autres aussi il en subissait les conséquences : à vingt-cinq ans, il était autant sous la tutelle de ses parents qu’un enfant mineur. Que répondre lorsque sa mère — elle toujours, car son père, clubman enragé, amateur de chevaux et de chasse, ne s’occupait ni de son fils ni même de sa femme ! — que répondre, dis-je, quand sa mère articulait sèchement : — Tu feras ce que je te dis ! Et, tant que tu seras sous mon toit, tu obéiras ! Situation humiliante ! Ne le nourrissait-on pas ? Ne subvenait-on pas à tous ses besoins ? On exigeait, par contre, que sa conduite se calquât sur les désirs de sa mère. — Amuse-toi tant que tu veux, fais des folies jusqu’au jour où j’aurai trouvé la femme qui te convient ! Mais pas d’amour, pas de liaison sérieuse. Et surtout, que quelque gamine ne vienne pas un jour me montrer un enfant en me disant qu’il est de toi … Comme on le voit, la mère de Jean était une femme de tête beaucoup plus qu’une femme de cœur. C’est elle qui régentait toute la famille, et d’ailleurs la plus grosse partie de la fortune lui appartenait» (p. 24). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 269. Georges Sim, Aimer d'amour «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Mon Livre favori», 382, s.d. (1928), 16 x 10,5 cm, 63 pp. Achevé d’imprimer : 13 août 1928. Neuf chapitres. 1 : Voir souffrir. 2 : Un bonheur mélancolique. 3 : De la haine ? 4 : La présence invisible. 5 : La nuit ardente. 6 : L’auto devant la maison. 7 : Deux hommes. 8 : Un nom ! 9 : Le véritable amour. Résumé Orpheline, Anne Moreuil a été recueillie par son cousin Pierre Dachet, un savant radiologue dont elle est devenue la collaboratrice. Attirés l’un par l’autre, ils se marient 209 malgré la différence d’âge de vingt ans qui les sépare. Sa réputation de chercheur amène Pierre à quitter Bois-le-Comte pour Paris où une situation exceptionnelle lui est offerte. Cependant, son sous-directeur, Jacques Detaille, devient amoureux d’Anne, tandis que celle-ci n’est pas insensible aux charmes et à l’élégance de cet homme plus jeune que son mari : elle se donne à lui à Bois-le-Comte. Pierre survient, les surprend et est prêt à s’effacer quand Anne, prise de remords, se jette dans la Marne. Pierre se lance à son secours, mais est emporté par le courant et les époux ne devront leur salut qu’à Detaille. Anne choisit pourtant avec sagesse de vivre avec Pierre, qu’elle aime vraiment, et elle abandonne ses errements passionnés. Commentaire Anne renonçant au monde des passions pour lui préférer un amour stable et quotidien, le roman développe une idée déjà rencontrée dans Que ma mère l’ignore !, La Femme qui tue et La Maison sans soleil. Chercheur en radiologie, Pierre Dachet rappelle le professeur Henry Tardois qui exerce la même activité scientifique dans Le Désert du froid qui tue. On se souvient que Tardois était attiré, lui aussi, par sa jeune assistante, Jerrie Mills, dont la personnalité ne lui permettait pourtant aucun espoir. En somme, Dachet réussit sentimentalement là où Tardois échouait. Le roman comporte des extraits du journal intime d’Anne qui permettent d’actualiser le récit et de mieux percevoir les états d’âme du personnage. Extraits «Il existe, le plus souvent loin des grandes villes, loin de la foule, de la publicité, des bonheurs qu’on pourrait appeler mélancoliques. Méritent-ils encore le nom de bonheur ? Oui, sans doute, puisqu’aussi bien il s’agit de vies exemptes de douleurs, exemptes aussi de soucis de quelque sorte. Qui n’a vu en passant devant le parc d’un vieux château perdu dans la campagne, une silhouette de femme un peu lasse, au long sourire étiré ? Qui n’a vu cette même silhouette derrière les vitres d’une grande maison froide de petite ville ? Ce sont des êtres à qui la vie a été douce, pourtant ! Jamais ces femmes n’ont connu les drames de la vie matérielle. Jamais non plus elles n’ont connu les grands drames du cœur. Autour d’elles, c’est le confort, voire le luxe. Un mari les aime et parfois les choie. Celles qui ne savent pas les envient. Ce sont pourtant des résignées, des femmes qui ont rêvé d’une autre vie, d’un autre bonheur. Elles ont fait un jour un mariage de raison. Ou bien le fiancé qu’elles paraient de toutes les qualités s’est révélé, au lendemain du mariage, un brave homme prosaïque et lourd. 210 Elles continuent à rêver. Mais elles n’espèrent plus vivre elles-mêmes les beaux rêves qu’elles font. Elles lisent …» (pp. 9-10) . «"Pauvre Pierre ! Comme il a été bon ! Comme il a été grand ! "Il ne m'a pas fait un reproche ! Pas une allusion, tout d’abord, à ce qui s’est passé. Il m’a traitée comme une enfant malade, qui a besoin de beaucoup de soins. "Malade ! Oui, bien malade ! Mais pas quand il le croyait ! C'est avant, que j’étais malade, alors que mon cerveau battait la campagne et que je cherchais ailleurs un bonheur que j’avais sous la main. "J'étais en quête de l’amour et je ne m’apercevais pas que cet amour, je l’avais, le plus beau, le plus vrai, le plus pur …» (pp. 61-62). Georges Sim, Songes d'été «Roman sentimental» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Livre», 828, s.d. (1928), 14 x 10,5 cm, 95 pp. Achevé d’imprimer : 21 septembre 1928. Deux parties de cinq chapitres chacune, l’indication de la première n’étant pas mentionnée. (I), 1 : L’auto en fête. 2 : Deux sœurs. 3 : Dans l’été luxuriant. 4 : Nuit d’orage. 5 : Le retour morne. II : L’autre Odette. 1 : Oscar Pierson. 2 : L’amant. 3 : Une jeune fille. 4 : Le dîner. 5 : Épilogue. Résumé Armand Duvivier et sa femme Jeanine, accompagnés d’Odette, la jeune sœur de Jeanine, et de leur ami Oscar Pierson, effectuent un tour de France en auto pendant les vacances. Dans le Midi, sous l’influence d’un climat et d’un environnement inhabituels, Odette se révèle femme et, en pleine nature, se donne à Armand devenu amoureux d’elle. Lorsqu’ils rentrent à Paris, Pierson, qui, lui non plus, n’est pas insensible à ses charmes, demande à Odette de l’épouser. Elle hésite entre les sentiments passionnés que lui porte Armand et l’amour banalement quotidien offert par Pierson, dont elle devient, comme indifférente, la maîtresse. Au cours d’une explication entre les quatre personnages, explication où est exalté l’amour sage dont Pierson se fait le champion, Odette accepte la 211 proposition de ce dernier, tandis que Jeanine pardonne la faute de son mari momentanément égaré. Commentaire Le roman contient de nouvelles considérations sur la passion dévorante opposée à l’amour durable et quotidien, les protagonistes optant résolument et on ne peut plus raisonnablement, au terme de longs débats de conscience, pour la deuxième solution. Sans doute n’est-ce pas sans raison que la passion atteint ici son maximum d’intensité par un temps orageux (pp. 28-34), puisqu’elle se montre elle-même aussi déchaînée et momentanée que l’orage. La nature méridionale n’est pas étrangère à ce déferlement passionnel, au point qu’Armand identifie la possession d’Odette à la possession de cette nature. Cette assimilation nous vaut les lignes suivantes qui ne sont pas les moins intéressantes du roman : «Il lui semblait qu’en l’étreignant il éteindrait (sic) toute cette terre chaude et voluptueuse, qu’il savourerait tous les fruits à la fois, respirerait le parfum de toutes les fleurs» (p. 27). Nous ne pouvons nous empêcher de voir là l’anticipation lointaine d’une idée qui nous paraît essentielle dans la future création du monde simenonien proprement dit : celle selon laquelle le bonheur ne peut naître que de l’accord entre l’homme et le monde, comme le rappelleront notamment Les Anneaux de Bicêtre. Souvenons-nous que cette fusion entre microcosme et macrocosme avait déjà été entrevue dès Jehan Pinaguet. Il ne nous paraît pas inutile de reproduire dès à présent la scène au cours de laquelle, dans la campagne landaise, sous l’orage et au pied d’une tour en ruine, Odette et Armand connaissent leurs premiers moments d’intimité. Malgré les stéréotypes, les motifs évoqués nous paraissent en effet riches en interprétations subconscientes et symboliques possibles : «Le tonnerre, maintenant, roule dans le ciel sans répit. Des éclairs illuminent soudain l’intérieur délabré de cette tour, au sol fait de gazon et de pierres éparses. Dans les murs, des lézardes laissent pénétrer la nuit, qui tombe rapidement, et de l’eau ruisselle tandis que dehors les branches gémissent. Un oiseau, quelque part, crie lugubrement. — Odette … Mon Odette … Elle a fermé les yeux. Elle ne sait plus où elle est, ce qu’elle fait. Elle est dans des bras robustes et elle s’abandonne, prise d’un vertige qu’elle ne peut dissiper. Elle frissonne et pourtant elle est pourpre. Elle souffre de tout son être et cependant elle voudrait que cette minute dure toujours… Une minute … — ou une heure — hallucinante. L’impression de bondir en dehors du réel, en dehors de la vie, l’impression de faire partie de la nature qui se venge des longues journées lourdes et chaudes, de la nature qui se cabre en des bonds tumultueux. Un petit oiseau s’est blotti dans un coin de la tour et, par-dessus l’épaule de l’homme, Odette l’aperçoit qui tremble de tout son petit corps détrempé. Ne tremble-t-elle pas aussi ? N’est-elle pas détrempée ? N’a-t-elle pas peur ? …» (p. 34). 212 Sans préjuger des conclusions auxquelles pourrait aboutir une étude approfondie de ce passage contenant des représentations traditionnelles de substituts fantasmatiques masculins et féminins, limitons-nous à ajouter que les deux premiers paragraphes du roman font déjà appel, sous leur apparence anodine, aux motifs de la tour et des flots tumultueux (voir le premier extrait cité ci-dessous). Le patronyme Duvivier désignait déjà des protagonistes d’Un Petit Corps blessé et de La Maison sans soleil. Le début du roman évoque, non sans humour, Tarascon et Beaucaire, puis la Camargue, Aigues-Mortes et «cette vaste et plantureuse région qui s’étend de l’Océan à la Méditerranée, au pied des Pyrénées» (p. 21). On sait que Simenon a connu ces endroits lors de son tour de France par les rivières et les canaux effectué en 1928. L’itinéraire suivi dans Songes d’été s’inspire évidemment du trajet méridional accompli par le «Ginette» au cours de cette croisière conçue par le romancier comme une exploration. On peut d’ailleurs raisonnablement supposer que le roman a été écrit durant ce voyage qui a alimenté, au fil des eaux à la fois tangibles et porteuses de symboles, tant d’autres pages de Simenon. À ce titre, l’ «exploration» de 1928 constitue une des sources spatiales essentielles où s’est ancrée — et encrée — une part non négligeable de la fiction simenonienne. Étant donné ce que le romancier a déclaré maintes fois à propos de son exigeante sexualité, nous sera-t-il même permis de nous demander si l’épisode de la tour n’aurait pas une origine autobiographique ? Extraits «Tarascon ! Beaucaire ! Entre les deux villes ensoleillées, le Rhône tumultueux. Et, sur chaque rive, un ancien château fort. Les tours ont encore l’air de se menacer, comme aux temps lointains où deux seigneurs se faisaient une guerre acharnée. N’est-ce pas encore la guerre entre Tarascon et Beaucaire ? Une guerre sans meurtrières et mâchicoulis, sans coups de bélier, sans flèches et sans huile bouillante dévalant des remparts. — Vous verrez que l’orage tombera sur Beaucaire ! vient-on de dire, à Tarascon, aux occupants d’une voiture qui file maintenant sur la route unie. Quand il pleut dans le Midi, c’est toujours à Beaucaire. Un village qui n’a pas de chance ! Et, à Beaucaire, les gens ont affirmé : — N’ayez pas peur ! L’orage tombera sur Tarascon ! Ils n’ont pas de veine, les povres ! » (pp. 1-2 ; début du roman). «Il y a ainsi, dans les grandes villes, des centaines d’humbles vies, de dévouements de tous les jours qu’on ne soupçonne pas» (p. 10). 213 «Campagnes splendides, où poussent tous les fruits — et où ils sont plus savoureux qu’ailleurs ! Villages clairs, aux murs multicolores, qu’engourdit le soleil. Une vie paisible, sans fièvre. Une vie très gaie malgré la langueur de l’air chargé des senteurs de l’été. Un peuple optimiste qui chante même quand il parle, qui s’enthousiasme jusqu’à cette exagération dont on a fait un sujet de plaisanteries. Les heures lourdes de midi, pendant lesquelles chacun fait la sieste… Les heures plus douces du soir, pendant lesquelles les hommes, devant l’église jouent gravement aux boules… Les troupeaux de moutons, dans le petit matin … Toute cette vie-là, la vie intime de la région, l’auto jaune la surprit au cours de sa randonnée. Sans chercher à battre des records, elle traversait lentement villages et champs, flânant et musant, aspirant cette atmosphère d’été épanoui, de nature riche, pleinement vivante, d’une vie calme et profonde, paisible» (pp. 21-22). «Elle avait un sourire amer quand elle se souvenait de ses rêves de jeune fille. Pour elle, alors, comme pour tant d’autres, l’amour ne pouvait être qu’un sentiment grisant, exalté, une union passionnée de deux êtres vivant désormais dans un perpétuel état de fièvre. N’est-ce pas cet amour-là qu’exaltent les poètes ? Elle y avait cru. Et elle avait été la maîtresse de son beau-frère, un soir d’orage, dans une tour en ruines. Qu’en restait-il ? Un arrière-goût d’amertume. Un morne accablement. Un souvenir douloureux» (p. 74). «Nous rendons-nous toujours compte exactement de nos propres sentiments ? Et ceuxci, les plus importants surtout, ne se glissent-ils pas le plus souvent dans notre cœur à notre insu, alors que nous nous en croyons à cent lieues ? » (p. 75). «— Ce n’est pas de l’amour ! fit Armand avec une véhémence soudaine, qu’on eût pu prendre pour de la rage. Je voudrais que tu le comprisses, Jeanine. Je voudrais surtout qu’elle le comprît, elle, si hélas elle ne l’a compris déjà … Car l’homme a une faculté prodigieuse de se tromper lui-même ! Avec une sorte de demi-bonne foi, il pare ses désirs de noms bien faits pour les exalter et les excuser tout ensemble … Il a intitulé gastronomie sa gourmandise … Ici, j’appelais "amour" ce sentiment qui m’attirait vers Odette et qui était surtout une sorte de curiosité trouble. J’étais sincère, je le jure ! 214 "Je croyais même aimer pour la première fois. Je vivais dans la fièvre … "À ce moment, je crois que j'eusse tout sacrifié pour l’assouvissement de mon désir … Ma vie même ! "Et un soir d'orage …" Il baissa la tête, reprit son accent sourd du debut (sic). — Ma confession est terminée, ou presque, dit-il. Nous étions seuls, Odette et moi, loin des regards. L’air était plus fiévreux que jamais… Je n’ai pas résisté à la tentation… Et ce n’est qu’après que j’ai compris ce que j’avais fait ! Quand il était trop tard ! "J'ai compris que je ne vous aimais pas d’amour, Odette, et je vous le dis en toute franchise. "J'ai compris que je vous avais seulement désirée ! "Et qu'à cause de ce désir, j’avais gâché votre vie, la mienne, celle de ma femme. "Voilà ce qu'il fallait que je vous dise, parce que je ne pouvais plus vivre avec cet étouffant secret. "J'en demande pardon à tous. J’ai honte de moi ! "Mais il n'est malheureusement pas en mon pouvoir de réparer le mal que j’ai fait." La voix sombra. Ce fut le silence. Un silence impressionnant comme le silence des cathédrales lorsque quelques fidèles y sont seuls avec Dieu» (pp. 88-89). «Il lui restait à dire au revoir à Armand. Elle s’avança vers lui, le visage ouvert, la main franchement tendue. Et, d’une voix qui ne tremblait pas, qui prouvait que tout le passé était balayé à jamais, elle dit : — Bonsoir, Armand … Les mains se serrèrent, simplement. — Bonsoir, Odette … prononça-t-il. Oscar Pierson rayonnait toujours. — Attention aux marches … souffla-t-il dans l’escalier. Il fait sombre … 215 Et il savourait déjà son rôle de protecteur, d’homme qui aime un être plus faible, qui veille sur lui, qui lui rend la vie douce et facile» (p. 95). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, p. 140. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 271. Georges-Martin-Georges, Les Cœurs vides «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 38, s.d. (1928), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 8 octobre 1928. Sept chapitres. 1 : La dame en gris. 2 : Albert. 3 : Les amoureux candides. 4 : Le passé qui revit ? 5 : Les lèvres unies. 6 : L’illusion du bonheur. 7 : L’homme tout seul. Résumé Pierre Manier a quarante ans. Dans une station balnéaire de l’Atlantique, il rencontre Madeleine, qu’il a aimée quand il était adolescent et qui l’a abandonné pour suivre à Paris un homme plus âgé qu’elle. Toujours mariée avec ce distillateur, elle a un fils de vingt ans, Albert. Elle devient pourtant la maîtresse de Manier, car elle n’a jamais vraiment aimé son mari. Albert croit que Manier exerce sur sa mère un chantage auquel elle ne peut se soustraire qu’en se donnant à lui et il menace de tuer l’amant s’il ne déguerpit pas. Manier ne le détrompe pas et quitte Madeleine, plus soucieux de ne pas troubler la tranquillité d’une famille que d’obéir au jeune homme triomphant. Commentaire Madeleine est avant tout amante et mère, mais ne se sent guère attachée à son mari. Albert, le fils, est un personnage perpétuellement inquiet proche de ces jeunes gens nerveux, ambitieux et impatients de vivre que l’on trouvera quelques années plus tard dans l’œuvre de Simenon, mais il est peint trop succinctement. Georges Marret, son frère aîné en inquiétude, faisait l’objet d’une analyse beaucoup plus soignée dans Chair de beauté. 216 Extraits «Elle était sans force contre lui. Elle était sa chose. Ce fut une nuit unique ! Ne la possédait-il pas enfin, après plus de vingt ans ? Autrefois, il n’avait fait qu’effleurer ses lèvres innocentes. Et voilà qu’elle était à lui ! Ils étaient amants ! Ils vibraient ! Ils s’exaltaient ! Ils étaient pris d’un véritable vertige auquel la jeune femme s’arrachait parfois pour murmurer avec effroi : — Que va-t-il arriver, Pierre ?» (p. 23). «Il arrive souvent que, dans des circonstances quelconques, nous savourions une émotion intense, un bonheur qui nous laisse pantelant. Presque toujours, dans la suite, nous tentons de retrouver ce bonheur-la (sic). Pour cela, nous nous mettons dans des circonstances toutes semblables. Nous voulons que l’atmosphère soit la même. Nous rusons en quelque sorte avec le sort. Mais le sort est le plus fort ! Et nous ne trouvons qu’amertume. C’est en vain que nous nous évertuons, en vain que nous nous recueillons. Ce qui est passé est passé. Et les mêmes émotions ne nous sont pas données deux fois» (pp. 23-24). «Près de lui, elle se sentait devenir l’amante dans toute l’acception du mot. Elle ne pensait plus. Elle vibrait à ses moindres paroles. Il lui faisait tout oublier. Mais, lorsqu’elle était seule, elle redevenait la mère ! Et elle vivait dans les transes» (p. 25). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 270. 217 Georges Sim, La Fiancée aux mains de glace Roman sentimental et d’aventures Paris, Fayard, «Les Maîtres du Roman Populaire», 356, s.d. (1929), 27,5 x 18 cm, 63 pp. Contrat du 15 octobre 1928. Trois parties de dix, neuf et sept chapitres suivies d’un épilogue. I, 1 : L’éclat de rire. 2 : Les fiançailles d’Else. 3 : Martine. 4 : Encore un coup de couteau. 5 : Le rameau d’olivier. 6 : Le couteau d’argent. 7 : Une épingle. 8 : La disparition d’Horace Van Heuvel. 9 : Au flanc du Revard. 10 : Un télégramme d’Albert. II, 1 : Martine*. 2 : L’épingle révélatrice. 3 : Zéro partout ! 4 : La maison du docteur Bourret. 5 : L’expédition nocturne. 6 : Deux lèvres blêmes. 7 : La balle. 8 : Tobvini. 9 : La glace fondue. III , 1 : Horace Van Heuvel. 2 : La villa inachevée. 3 : L’étrange épouse. 4 : Les mains d’Else. 5 : Un père. 6 : Le crime. 7 : Les deux sœurs. Résumé L’aventurier Yves Jarry est le témoin involontaire du meurtre de l’avocat VigierLevraut par Else Van Heuvel, fille d’un riche banquier hollandais installé à Paris. Il la revoit quelques jours plus tard alors qu’elle fête ses fiançailles avec Henry de Tercy : ses mains sont glacées. Peu après, il la rencontre à nouveau en train de passer une nuit joyeuse à la Rotonde en compagnie d’un jeune homme et d’un Tchèque nommé Tobvini. Jarry s’intéresse à ce cas bizarre, se mêle au trio et Else — qui dit se prénommer Martine — lui demande sa protection, car elle a peur de Tobvini. Le lendemain, l’aventurier se présente chez elle où elle ne semble pas se souvenir de sa nuit extravagante, mais tressaille lorsqu’il lui affirme connaître l’assassin de Vigier-Levraut. Le même soir, elle tente de tuer Jarry, auprès duquel elle envoie le lendemain Tercy pour l’inviter à déjeuner avec son père et son fiancé. Celui-ci fait part à Jarry de ses craintes devant une fiancée aussi fantasque. Durant le repas, Jarry sort machinalement de sa poche le couteau avec lequel Else a tenté de l’assassiner ; le père Van Heuvel ne peut cacher son trouble à cette vue: serait-il complice de sa fille ? L’aventurier en est là de ses investigations lorsque Else et son père disparaissent, au grand dam de Tercy. Jarry se rend à Aix-les-Bains où les Van Heuvel possèdent un bungalow. Il y trouve le père, mais non la fille. Il regagne son appartement parisien où l’attendent Else et Tercy : la jeune fille déclare à nouveau s’appeler Martine et ne prétend pas reconnaître Tercy, tandis que Tobvini fait les cent pas devant le domicile de Jarry. Celuici endort Tercy et cache Martine dans la chambre de son domestique Albert. Conscient qu’il existe probablement une Else et une Martine distinctes qui se ressemblent, Jarry retourne à Aix-les-Bains où il ne découvre ni le père ni la fille. Troublé, il revient à Paris où Martine a elle aussi disparu. Il reçoit un télégramme de Cannes d’où Else l’avertit qu’elle est internée dans un asile. Il va l’en délivrer, mais elle se blesse au cours de son évasion. Il la ramène néanmoins à Paris où il la soigne dans son appartement et où il se rend compte qu’il est * Ce titre figure déjà en I, 3. 218 amoureux d’elle, la jeune fille s’éprenant aussi de lui. Peu après, Jarry est blessé d’une balle tirée par Van Heuvel. Une visite de Tobvini lui apprend que le Tchèque s’est également mépris en confondant Martine et Else : c’est lui qui séquestre Martine, croyant qu’il s’agit d’Else, et fait chanter Van Heuvel en le menaçant de révéler que sa fille mène une double vie. Tobvini voudrait associer Jarry à son entreprise, car le banquier lui-même les croit complices. Feignant d’entrer dans le jeu du Tchèque, Jarry court voir Van Heuvel qu’il supplie de céder au chantage, quitte à récupérer son argent plus tard. Le banquier n’accepte pas de bon gré cette proposition qui permet pourtant la libération de Martine. Dès lors, les choses s’éclaircissent : Martine est la sœur jumelle d’Else ; en effet, vingttrois ans plus tôt, Van Heuvel a été l’amant, à Amsterdam, de Frida Stavitskaïa, une étudiante russe idéaliste appartenant à un groupement nihiliste ; celle-ci a donné naissance à des jumelles, Martine et Else ; abandonnant plus tard son amant, elle a emmené Martine avec elle, tandis qu’elle laissait Else à son père. Frida est morte depuis quatre ans, hystérique et épileptique. Else a hérité de sa mère sa maladie et son besoin irrépressible de tuer qui l’a conduite à assassiner Vigier-Levraut, lequel s’était montré fort entreprenant envers elle. L’amour qu’elle éprouve pour Jarry semble pourtant l’avoir guérie, mais l’aventurier est bien ennuyé, car Martine l’aime aussi et lui… aime davantage sa liberté. Finalement, Martine épouse Tercy qui confond les deux sœurs, en même temps qu’avec tact, Jarry fait comprendre à Else qu’elle aussi a besoin de liberté, mais peut sans inconvénient demeurer son amie. Commentaire Le quatrième roman où intervient Yves Jarry fait preuve d’un art consommé de l’intrigue, puisqu’il faut attendre la moitié du récit au moins pour savoir si Else et Martine sont ou non le même personnage. Ainsi que dans L’Amant sans nom, Jarry hésite entre l’amour et la liberté comme idéal de vie. Contrairement au roman précédent où il se laissait entraîner sur la pente amoureuse, il opte ici pour la liberté. Prise d’un besoin irrésistible de tuer (p. 58), Else annonce certains cas pathologiques dont devra s’occuper Maigret lors de ses enquêtes, et plus particulièrement celui du héros de Maigret et le tueur, ce Robert Bureau qui se confesse au commissaire en des pages émouvantes (Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1973, t. XXVII, pp. 151-163). Frida Stavitskaïa rappelle évidemment la première étudiante que la mère de Simenon avait accueillie à Liège, dans la maison de la rue de la Loi transformée en pension : même nom, même prénom et même statut d’étudiante aux idées révolutionnaires. Quelques éléments trouvent à nouveau leur source dans la fonction de secrétaire exercée par Simenon auprès du marquis de Tracy en 1923 et 1924. Henry de Tercy, personnage assez falot de l’œuvre, doit certainement son nom au marquis réel (voir aussi les Tercy de Se Ma Tsien, le sacrificateur, Un Péché de jeunesse et le pseudonyme adopté par Jarry dans La Femme qui tue). Henry de Tercy possède en outre un château voisin de celui de Van Heuvel qui se situe «à quinze kilomètres de Moulins, dans la direction de Bourbon-Lancy» (p. 20) : voilà qui le rapproche singulièrement du château de Paray-le-Frésil appartenant au marquis 219 de Tracy. Rappelons que Simenon a fréquenté ce château qui l’a marqué au point de faire naître Maigret à Paray-le-Frésil, devenu Saint-Fiacre dans la fiction. Ce n’est pas un hasard non plus si Van Heuvel possède un bungalow à Aix-les-Bains : voyons-y un nouvel écho du séjour qu’effectua dans cette ville le jeune Simenon accompagnant le marquis de Tracy en août 1923. Peut-être n’est-il pas sans intérêt, au terme de ces commentaires du quatrième roman où intervient Jarry, d’esquisser quelques considérations plus générales touchant ces romans et le personnage qu’ils mettent en scène. Sans doute leur ordre chronologique rédactionnel estil celui que nous avons adopté en nous basant sur les dates des contrats signés par Simenon, à savoir Chair de beauté, suivi de La Femme qui tue, L’Amant sans nom et La Fiancée aux mains de glace. Toutefois, le statut du personnage dans L’Amant sans nom nous incite à croire que cette œuvre occuperait la première place dans la chronologie fictionnelle du héros (voir la notice consacrée à ce roman). Telle quelle, la chronologie rédactionnelle laisse découvrir une évolution de la conception que Jarry se fait de l’amour. Considérant ce sentiment, dans Chair de beauté et La Femme qui tue, comme une aventure semblable à l’Aventure qu’il chérit, il y fonce tête baissée et se laisse prendre au piège de la passion pour Nadia dans Chair de beauté, pour Claude dans La Femme qui tue, passion qu’il parvient finalement à contenir pour retrouver la plus sage Yvette Marret, sa fiancée nivernaise. Il se montre nettement plus réfléchi vis-à-vis de la passion dans les deux autres romans. S’il se laisse encore surprendre par les rets passionnels, malgré de nombreuses hésitations, dans L’Amant sans nom où il succombe aux charmes de la jeune Jessie Dessmond après avoir repoussé, autant que faire se pouvait, l’envahissante Eléonore Bruce, La Fiancée aux mains de glace le voit bien décidé à choisir la liberté que lui interdirait l’amour d’Else ou de Martine. En outre, il n’est plus question, dans ces deux œuvres, d’Yvette Marret ni de perspectives matrimoniales qui cadreraient mal avec le personnage tel qu’il a évolué. Faut-il voir dans cette évolution du héros un reflet des relations que Simenon a entretenues à l’époque avec Joséphine Baker ? Peut-être, mais les documents actuellement en notre possession ne permettent en aucun cas de le prouver. Quoi qu’il en soit, cette transformation conduit le personnage et son auteur dans une impasse fictionnelle et narrative. En effet, qu’eût pu devenir Jarry selon la perspective esquissée ci-dessus ? Un aventurier sans amour amoureux de sa seule liberté ? Un quelconque Faublas sans arrière-plan auquel son absence de métaphysique ne pouvait conférer le statut de don Juan ? Soyons sérieux : à moins d’une profonde mutation affectant le personnage dans ce qu’il avait de plus attachant, Simenon ne pouvait conduire Yves Jarry vers d’autres aventures sous peine de mièvrerie. C’est pourquoi, pensons-nous, le romancier a abandonné à jamais, à la fin de La Fiancée aux mains de glace, son «vagabond d’amour» (p. 63) pour laisser de lui «le souvenir d’un rêve que l’on porte en soi jusqu’au bout et qui console des réalités de l’existence» (ibid.). Incarnation de l’aventure impossible selon Georges Sim, Jarry revêt pour la recherche simenonienne d’autres attraits dont le moindre n’est pas, pour nous limiter, celui de préfigurer partiellement le commissaire Maigret. Lors de ses aventures, une des 220 caractéristiques du héros est en effet de vivre plusieurs vies en vivant à la façon des autres, particularité que Maigret reprendra à son compte dans la mesure où lui aussi s’attache à s’identifier aux individus à propos desquels il enquête. Simenon lui-même ne s’y est pas trompé lorsqu’il reconnaît cette antériorité de Jarry sur Maigret dans plusieurs ouvrages à caractère autobiographique (voir à ce sujet notre article sur «Maigret en gestation dans les romans populaires»). Enfin, Jarry nous paraît donner de lui-même un portrait se rapprochant de celui de Simenon lorsqu’il se présente, dans les dernières lignes de La Fiancée aux mains de glace, comme «un vagabond qui aime comme les autres ne peuvent pas aimer mais qui sait qu’il est né pour la grand’route et non pour s’arrêter au bord du chemin» (p. 62). Extraits «C’était sa seule ressource en de semblables moments : s’installer quelque part, autant que possible dans un endroit où de nombreuses races se coudoient, où les classes sociales sont mélangées et observer les visages, les attitudes, surprendre des bribes de conversation. Ses yeux devenaient plus petits, plus vifs. Il semblait recomposer pour lui seul, d’après quelques indices, la vie entière des gens qu’il contemplait de la sorte» (p. 3). «Un être étrange. Un "gourmand de la vie" comme il le disait lui-même, de la vie sous tous ses aspects. Il voulait tout voir et tout faire. Il se reprochait comme une lâcheté les heures de sommeil. Pressentait-il une aventure, quelque troublant mystère ? Il s’y lançait à corps perdu, surtout si une femme y était mêlée» (p. 8). «Il y avait un autre Jarry qu’un évènement (sic) futile, un bout de papier trouvé dans la rue, une femme rencontrée suffisait à réveiller. Le Jarry aventurier ! Le Jarry qui, à vingt-cinq ans, écumait les palaces de Deauville et dévalisait les milliardaires. Le Jarry qui ressentait une volupté toujours nouvelle à vivre ces heures heurtées, fiévreuses, en marge de l’existence régulière, ne comptant que sur son flair, sa vigueur et sa souplesse. Les années, certes, l’avaient assagi et il n’arrivait plus à Yves de cambrioler quelque villa ou de subtiliser le portefeuille d’un passant. Mais, dès qu’autour de lui il reniflait le subtil parfum de l’aventure, dès qu’il flairait quelque mystère, il oubliait les vases chinois ou persans, les mensurations craniennes (sic) des habitants de Tahiti ou des îles Salomon, pour se jeter à corps perdu dans une nouvelle existence» (p. 32). 221 «Il y a des instants, dans la vie, où nos sensations atteignent soudain à une telle acuité qu’elles nous laissent pantelants, désemparés. Il nous semble que quelque chose fond en nous, qu’une atmosphère plus chaude baigne notre poitrine, que nous sommes meilleurs, plus sensibles, plus aptes à rire et à pleurer. Ces instants-là, on ne les provoque pas. Il est même impossible de les prévoir. Tantôt c’est un soir limpide au bord de la mer verdâtre ou dans la campagne infinie qui détermine le déclic. Tantôt une petite main blottie dans la nôtre … Et du coup, pour un temps, la vie prend une autre signification. N’est-ce pas une étincelle de divin qui nous habite ? Les objets s’animent à nos yeux, participent soudain à notre vie, perdent leur aspect banal et indifférent. Nos idées elles-mêmes, nos idées trop nettes, trop prosaïques sur les choses s’enveloppent de brume. Et plus rien ne compte que notre fièvre, que l’alanguissement qui nous pénètre, que l’émotion qui nous fait haleter … Ces instants-là sont rares, hélas ! Et bientôt les réalités s’emparent à nouveau de nous. Les soucis de tous les jours, avec leur désespérante mesquinerie nous assaillent. C’est en vain que nous tentons de nous raccrocher au rêve qui nous a ravi (sic), qui nous émerveille encore. Le rêve a fui. La chambre n’est plus qu’une chambre banale. Les objets qui nous entourent ne sont plus que des objets plus ou moins utiles, froids et revêches comme les photographies des catalogues …» (p. 43). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 21, 57, 77-78, 132. A. JARNAC, «Quand Simenon n’était que Georges Sim. De l’aventurier Jarry à l’inspecteur Sancette», Désiré, n° 15, 1er trimestre 1977, pp. 284-285. F. LACASSIN, Conversations avec Simenon, Genève, La Sirène/Alpen, 1990, p. 48. M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., p. 110. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 267, 268. M. LEMOINE, «Maigret en gestation dans les romans populaires», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, pp. 55-59. M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 196-199. 222 Georges-Martin Georges, Cabotine «Roman dramatique» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 41, s. d. (1928), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 29 octobre 1928. Cinq chapitres suivis d’un épilogue. 1 : Vie de garçon. 2 : La nuit ardente. 3 : Vie double. 4 : Le corps qui ne se relève pas. 5 : Lucette. Épilogue : Cabotine. Résumé Jeune avocat dans une petite ville du Centre, Jean Vialar va se marier dans une quinzaine de jours. Tandis qu’il enterre sa vie de garçon, il est fasciné par une danseuse de cabaret prénommée Lucette. Il devient son amant et mène une double vie jusqu’à la veille de son mariage. Le jour des noces, Lucette absorbe une faible dose de véronal. En feignant ainsi de s’empoisonner, elle veut empêcher le mariage, non par amour pour Jean, mais par vengeance. En effet, elle a jadis été la maîtresse du père de Jean, qui l’a abandonnée pour épouser un riche parti ; elle a même eu de lui un enfant décédé depuis. Par sa fausse tentative de suicide, elle entend donner une leçon aux deux hommes. Le mariage a pourtant lieu en présence de Lucette qui pense tristement, dans l’église, qu’ «on ne doit jamais se venger parce qu’on risque de se blesser soi-même» (p. 32). Commentaire Le thème de l’attrait du mystère et du fruit défendu (p. 12) se mêle à celui de l’expiation des fautes passées. Pauvre et de condition modeste, Lucette domine pourtant moralement les bourgeois Vialar. Extraits «L’Eden était un établissement rien moins que sensationnel qui, dans cette ville paisible, faisait fonction de mauvais lieu. Non pas qu’il s’y passât des choses extraordinaires. Mais tout d’abord il était installé dans un sous-sol. Ensuite, il restait ouvert — pour deux ou trois clients seulement, parfois ! — jusqu’à très tard dans la nuit. C’était une sorte de café-chantant où quelques numéros se produisaient. Ce qui valait surtout à l’Eden sa mauvaise réputation, c’est que c’était le port d’attache des quelques pauvres filles qui s’obstinaient à errer la nuit le long des trottoirs. Elles venaient s’y reposer d’heure en heure en buvant un bock. Elles faisaient des yeux le tour des consommateurs avec l’espoir de trouver parmi eux un compagnon de fortune. — Allons-y ! décida la petite troupe. Ils descendirent quelques marches et se trouvèrent dans une petite salle peinte en un rose agressif et décorée de motifs du plus mauvais goût. 223 Quelques tables entourées de chaises. Une estrade tenant lieu de scène. Un piano, un accordéon et un piston. Deux couples dansant sans conviction» (pp. 4-5). «Comment expliquer le vertige qui s’emparait du jeune avocat ? Car il perdait littéralement le contrôle de lui-même, au point de compromettre en quelques instants son avenir, son bonheur, tout ce qui jusque-là avait constitué sa vie ! C’est peut-être que Lucette représentait pour lui l’Aventure, ce rêve de vie libre, ardente, irrégulière, qui est ancré plus ou moins fort au cœur de tout homme, de tout être. Elle était aussi le Péché, le Fruit défendu !» (p. 12). «Aimait-il la danseuse ? Autre question à laquelle il lui était aussi impossible de répondre. Ses baisers étaient devenus pour lui une sorte de besoin. Il était un peu dans l’état d’esprit du fumeur d’opium qui se jure de résister à la tentation mais qui, privé de narcotique, est tellement dérouté qu’il retourne malgré lui à sa pipe. Ses vêtements, maintenant, n’étaient-ils pas imprégnés du sourd parfum de la jeune femme ? Il lui suffisait de sentir ce parfum pour être à nouveau troublé, pour oublier ses résolutions» (pp. 16-17). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 270, 271. Georges Sim, Les Nains des cataractes Roman d’aventures exotiques Paris, Tallandier, «Grandes Aventures et Voyages excentriques», 238, 1928, 19 x 12 cm, 223 pp. Achevé d’imprimer : octobre 1928. Rééditions : 1. Paris, Tallandier, «Les Romans d’Aventures de Georges Sim», 6, 1954. 2. Paris, Presses de la Cité, «Les Introuvables de Georges Simenon», 12, 1980. Trois parties de huit chapitres non intitulés chacune suivies d’un épilogue, le quatrième chapitre de la première partie étant noté VI. I : Du désert à la brousse. II : La montagne mouvante. III : Parmi les murailles d’eau. 224 Résumé Horace Van Heuvel exploite un élevage d’autruches dans le Transvaal. Il vit avec sa fille Jessie qui ramène un jour un blessé trouvé aux abords de la propriété. Celui-ci s’appelle Georges Bellenant et explique qu’il a découvert un gisement de diamants dans la région des cataractes où il a laissé deux compagnons qui l’attendent dans un piteux état. Secrètement amoureux de Jessie qu’il a aperçue un an plus tôt à Prétoria, Bellenant offre à Van Heuvel d’exploiter le gisement. Intéressé, le vieux colon accepte de l’accompagner et organise une expédition vers les cataractes, confiant Jessie à son régisseur Juan durant son absence. Cependant, à peine Van Heuvel et Bellenant sont-ils partis que Juan enlève Jessie et l’enferme dans une grotte où vit un sorcier noir : le régisseur est en effet amoureux d’elle, lui aussi. La jeune fille parvient à s’échapper et à regagner l’exploitation où elle constate que les Noirs, révoltés, ont mis le feu à la maison paternelle. À grand-peine, elle sauve son cheval de l’incendie et arrive à rejoindre l’expédition, au bord de l’épuisement. Ce n’est là que le début d’une série d’aventures dans le désert et dans la brousse, aventures qui finissent par décimer les rangs des serviteurs noirs accompagnant Van Heuvel, sa fille et Bellenant. Lorsqu’ils arrivent dans la région des cataractes, ils sont attaqués par des Pygmées qui les capturent et s’apprêtent à les manger, la situation n’étant sauvée in extremis que grâce au courage et à la détermination de Bellenant. Celui-ci retrouve ses compagnons Bennet et Schrooten, mais Bennet se fait tuer par les Pygmées. C’est donc à quatre qu’ils se mettent en quête du gisement, mais les recherches sont rendues difficiles par la faute d’une configuration de terrain différente : une nouvelle cataracte, causée par un gigantesque éboulement, a en effet noyé une partie de la forêt. Le gisement est pourtant retrouvé, mais à ce moment survient Juan qui a suivi le groupe et blesse grièvement Bellenant avant d’être tué par Schrooten. Georges guérit de ses blessures et tous quatre gagnent Prétoria où le héros épouse Jessie. On va pouvoir exploiter les immenses richesses découvertes par les intrépides aventuriers. Commentaire L’intrigue n’est pas toujours limpide : les causes de l’assassinat du sorcier (pp. 30-31*) et de l’incendie du Bastion (pp. 32-35*) ne sont guère expliquées clairement ; le lecteur aimerait savoir avec certitude par qui et pourquoi le sorcier a été tué ; il aimerait connaître le responsable de la révolte des Noirs qui ont mis le feu à la maison de Van Heuvel. Le roman fait l’éloge de la colonisation et tente de caractériser les indigènes de l’Afrique australe selon leur degré de réceptivité à la civilisation apportée par les Blancs (pp. 25-26*). Si «la grande tribu matabélé […] qui représente le plus beau type nègre de l’Afrique du Sud» (p. 25*) ne s’accommode pas trop mal de cette civilisation, les Boschimans, eux, ne sont pas mieux considérés que dans Le Cercle de la soif : «C’est la race la plus primitive de l’humanité, celle dont le cerveau se rapproche le plus du cerveau de la bête» (p. 53*). Quant aux Pygmées, «à la fois peureux et féroces, d’une intelligence qui ne dépasse pas celle des gorilles, […] ils n’ont pas la moindre idée de la culture» (p. 90*) et sont sans doute «des descendants d’une race dégénérée» (ibid.) ; ces «êtres les plus primitifs de toute l’Afrique, où se rencontrent pourtant des races à peine humaines» (ibid.), sont néanmoins encore dépassés, dans le domaine de l’horrible, par la race M’Fan «qui cumule toutes les laideurs» (p. 26*). 225 Sim dépasse le stade de la description neutre adoptée le plus souvent pour la porter à un niveau presque épique lorsqu’il s’agit de dépeindre la région des cataractes, comme si un ton naturel ne pouvait rendre son immensité, son étendue, son aspect démesuré (pp. 4951*). Le «spectacle hallucinant» (p. 71*) de la montagne qui se déchire pour laisser place à une nouvelle cataracte nous vaut aussi de telles descriptions. À l’intérieur des grottes où les rescapés ont trouvé refuge, le décor n’est pas moins grandiose, ni l’action, moins fantastique (voir, entre autres, les pp. 69, 85, 96*). Ainsi, la traditionnelle caverne des romans d’aventures exotiques — rappelons-nous notamment Le Désert du froid qui tue ou Le Secret des lamas — est à nouveau présente ici et même à double titre si l’on tient compte en outre de la grotte où Jessie est retenue prisonnière. Comme dans Le Cercle de la soif, le prétexte de l’aventure est constitué par la recherche de diamants. Certains épisodes liés aux dangers de la forêt sont déjà présents dans d’autres romans africains ; par exemple, le combat contre un rhinocéros figure dans Le Gorille roi. Horace Van Heuvel porte les mêmes nom et prénom que le banquier de La Fiancée aux mains de glace. Doit-on rappeler que le mari d’une tante de Simenon s’appelait Schrooten ? Extraits «Née en Afrique, ayant toujours vécu dans une région constituant la frontière entre les terres colonisées et la brousse, Jessie était capable de regarder les événements bien en face et de ne pas trop se laisser impressionner par leur cours brutal. Chose étrange, elle était restée extrêmement femme, extrêmement jeune fille même, alors que ses occupations étaient très sportives, que, parfois, elle avait à faire le coup de feu contre un fauve ou à lutter d’adresse avec un serpent, voire à tenir tête à quelque noir dangereux» (p. 25*). «Malgré le progrès, qui a organisé les nations, qui réunit les hommes par milliers pour des efforts communs, il y a encore des actions, et non des moindres, qui sont réservées à un seul. Pendant la guerre, alors que des masses imposantes étaient en présence, disposant d’un matériel formidable, alignant des canons monstrueux, des avions, des tanks, des croiseurs, des sous-marins et des torpilles, le sort des combats ne fut-il pas décidé souvent par un seul être, par un inspiré, par un héros, par un enthousiasme forcené tout comme au temps des batailles en corps à corps ? C’est un homme seul, tout seul, qui réussit le premier à vaincre l’Atlantique, et celuilà précisément qui avait mis de son côté en apparence du moins, les plus minimes chances de réussite, celui-là dont l’outillage n’avait rien de prestigieux et dont la boussole, seul guide dans l’infini du ciel et des flots, était presque un jouet d’enfant. 226 Ce qui prouve que les machines les plus perfectionnées ne remplaceront jamais ce qu’on pourrait appeler l’étincelle c’est-à-dire la volonté farouche d’un homme plus grand que les autres qui de par sa seule énergie, de par sa foi même, renverse tous les obstacles» (p. 48*). «On pénétrait peu à peu dans une région littéralement apocalyptique. Le continent africain seul, sauvage jusque dans sa forme, offre de pareils décors, qui défient toute description et qui ne semblent pas faits pour abriter des hommes. N’est-ce pas un pays pour géants, pour des êtres à l’échelle des mammouths de la préhistoire ? La terre n’est-elle pas restée là telle qu’elle était il y a des centaines de milliers d’années, alors qu’aucune civilisation n’y palpitait et que les animaux qui l’habitaient étaient des monstres gigantesques ? La troupe avait atteint ce vaste plateau qui est le vrai cœur de l’Afrique, puisque c’est là que tous les grands fleuves, le Nil, le Congo, le Zambèze prennent leur source, en des endroits que la science n’a pas pu déterminer jusqu’à ce jour. Un plateau irrégulier, titanesque, où l’on rencontre à quinze cents mètres d’altitude, des lacs grands comme des mers, où se creusent soudain sous les pas des gorges de mille mètres, où les rivières roulent en tous sens des eaux rapides qui, prenant leur élan, bondissent en bouillonnant dans le vide et forment d’invraisemblables cataractes. Pays de cauchemar ! L’homme n’y est qu’une fourmi minuscule et, dans l’immensité, les roches qui l’entourent ne sont que les cailloux de cet univers démesuré. Les forêts sont à l’échelle du reste de la nature. Des arbres géants s’élèvent, dont vingt hommes, en se tenant la main, ne peuvent encercler le tronc. Entre ces filaos monstrueux, les fougères sont aussi hautes que des arbres d’Europe. Les herbes atteignent les dimensions de nos taillis. Les lianes, parfois, ont la grosseur du bras. Et c’est une floraison merveilleuse, effrayante. Des fleurs aux pétales plus grands que la main balancent dans l’air épais leurs couleurs vives et grasses. Des insectes pareils à des oiseaux y butinent. […] Plus loin, une grappe de serpents longs et minces, semblable à une chevelure, se balance à une branche. […] Et les mouches, toujours, multicolores, rouges et noires, verdâtres, certaines pareilles à des pépites d’or, d’autres à des diamants mouvants. […] Une vie intense, mais inhumaine. Une vie qui est même hostile à l’homme, depuis les fauves jusqu’aux éléments inertes. Une poignée d’êtres avançant péniblement dans cette immensité …» (pp. 49-51*). 227 À consulter M. AUBIN, «SIM (Georges). —Les Nains des cataractes», Les Livres, Paris, n° 263, mars 1981, p. 88. J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 79-80, 97. C. DELCOURT, «Une esthétique ensembliste», in Lire Simenon. Réalité/fiction/écriture, Bruxelles, Nathan/Labor, «Dossiers Media», 1980, pp. 155, 156. P.-P. GOSSIAUX, «L’Afrique nue de Simenon», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, p. 97. C. KNODEN, Images d’Afrique dans le roman français de Belgique (mémoire de licence en philologie romane, Université de Louvain-la-Neuve, 1988), pp. 20, 22, 23, 29, 30, 38, 39, 41, 42, 44, 46, 47, 48, 68, 70, 71, 74, 75, 77, 78, 101, 102, 103, 104, 113, 117, 123, 124, 126, 127. M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31, 32, 34, 36, 39, 54, 58, 59, 62, 63, 64, 67, 73, 75, 76, 78, 79-80, 93-94, 101. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 129-132, 165-166, 199-200, 213-214, 223. * Pagination de la réédition de 1954. Gom Gut, L'Amant fantôme Roman léger Paris, Prima, «Collection Gauloise», 112, s.d. (1928), 18,5 x 12 cm, 48 pp. Date de parution présumée : 10 novembre 1928. Sept chapitres. 1 : Où cela commence déjà mal et où la chose menace de prendre une sacrée importance. 2 : Où s’organise quelque chose qui ressemble à la première croisade. 3 : Où l’on découvre tout à trac le secret du monsieur dévêtu. 4 : Où l’on voit payer chèrement quelques heures d’amour et où il est question d’un arbre, de coups de feu et d’une nuée de moustiques. 5 : Où l’on connaît les événements de la nuit, racontés par des gens sincères. 6 : Où la situation devient de moins en moins tenable. 7 : Où une jeune femme est en proie à une terrible émotion. Résumé Lors de ses tournées, le voyageur de commerce parisien Anselme Bigot n’est pas en peine de trouver une femme, puisque celles «des autres abondent» (p. 15). De passage dans une station balnéaire proche de Béziers, il jette son dévolu sur Amélie qui n’hésite pas à 228 tromper son mari avec le séduisant voyageur. Las ! La rencontre nocturne a lieu sur la plage et le vent emporte vers la mer les vêtements des amants. Si Amélie peut rejoindre son hôtel sans être vue, il n’en va pas de même pour Anselme, contraint de se cacher dans les rochers proches de la mer. Le lendemain, les vêtements sont rejetés sur le rivage et les commentaires vont bon train, d’autant que Nestor, le mari d’Amélie, reconnaît les vêtements de sa femme. L’événement prend une allure épique toute méridionale lorsqu’une habitante prétend avoir été poursuivie par un homme tout nu. Dirigés par Nestor, les vacanciers mâles organisent une battue dont même les journaux se font l’écho ; Anselme ne doit son salut qu’à un pin maritime dans les branches duquel il se voit obligé de passer la nuit suivante. Le jour se levant, un vieux clochard aviné vient s’étendre au pied du pin ; dès lors, Anselme est sauvé : revêtant les défroques du vagabond, il peut rejoindre son hôtel. Entre-temps, Amélie croit enfin le moment venu d’apporter des vêtements de son mari à son amant. Elle les dépose donc furtivement à proximité du clochard sans se douter qu’elle a été suivie par Nestor. Celui-ci, étonné par l’aspect répugnant de l’homme qu’il imagine être son rival, pense à ce que lui disait autrefois son père : «—Quand un mendiant te tend la main, donne-lui toujours quelque chose, si c’est un vieillard. Car tu ne peux pas savoir s’il n’est pas ton vrai père» (p. 47). C’est, se dit-il, ce qu’a dû aussi penser Amélie à laquelle il pardonne volontiers. Commentaire Basé sur un comique de situation, le roman grossit démesurément un fait anodin. Sans doute Simenon a-t-il connu le lieu qui constitue le cadre spatial du récit lors de son tour de France de 1928 à bord du «Ginette». Jean du Perry, Un Jour de soleil «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 43, s.d. (1928), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 12 novembre 1928. Six chapitres. 1 : Tandis que coule la fontaine. 2 : L’éternelle chanson ! 3 : Un soir … 4 : La valise. 5 : Le commissionnaire. 6 : Odette. Résumé En vacances à Aix-les-Bains, Georges Froidcourt devient amoureux d’Odette, une dactylo parisienne qui lui rend son amour. Riche fils d’industriel, Georges est volontiers joueur et perd une somme importante, de sorte qu’un employé de son père lui amène de quoi payer ses dettes. Le soir même, Odette se donne à lui, mais le lendemain matin, la jeune fille et l’argent ont disparu. Peu après, un commissionnaire rapporte la somme volée et Georges retrouve Odette qui s’apprête à rejoindre Paris en train avec un individu prénommé Léon. En fait, elle est sous la coupe de ce dernier qui l’a un jour surprise en train de voler dans un 229 grand magasin ; depuis lors, exerçant sur elle un chantage, il l’oblige à voler pour lui dans les hôtels. Dans le cas présent cependant, Odette a refusé de remettre à Léon l’argent volé à celui qu’elle aime et elle a fait rendre le produit du larcin. Georges prend les choses de haut, renvoie Léon seul à Paris et se déclare prêt à épouser Odette. Commentaire Georges Froidcourt désignait déjà le héros de La Maison sans soleil. Curieuse antithèse entre ce nom qui inclut la froideur et sa présence dans des romans aux titres solaires. Une fois encore, le récit rappelle le séjour de Simenon à Aix-les-Bains en août 1923. Extraits «Pour qui sait observer, il se joue partout, en public, des drames ou des comédies, voire des vaudevilles. Parmi la foule, mille faits se passent, qui échappent le plus souvent à l’attention, mais desquels ne dépendent pas moins, souvent, le bonheur, voire la vie de plusieurs êtres» (p. 1 ; début du roman). «Il y a des sympathies qui sont longues à se nouer. Il en est d’autres qui sont brutales. Il y a des amours qui sont nées à la suite d’une solide amitié. D’autres amours naissent d’une seule rencontre, un jour de printemps ou d’été. Mais n’y a-t-il pas surtout des êtres qui sont faits l’un pour l’autre et qui, lorsqu’ils sont mis en présence, se reconnaissent en quelque sorte ?» (p. 9). À consulter C. DELCOURT, «Une esthétique ensembliste», in Lire Simenon. Réalité/fiction/écriture, Bruxelles, Nathan/Labor, «Dossiers Media», 1980, p. 160. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 270. Georges Sim, Le Lac d'angoisse «Roman d’aventures» Roman d’aventures exotiques Paris, Ferenczi, «Les Romans d’Aventures», 57, 1928, 22,5 x 18 cm, 80 pp. Achevé d’imprimer : 22 novembre 1928. Réédition : Christian Brulls, Le Lac des Esclaves, Paris, Ferenczi, «Voyages et Aventures», 14, s.d. (1933). Trois parties de huit chapitres chacune suivies d’un épilogue. I : La princesse mystérieuse. 1 : Un scandale à Deauville. 2 : Le «Cormoran». 3 : Une mission. 4 : La princesse Bazile. 5 : Un homme amoureux ! 6 : L’homme à la médaille. 7 : L’inconcevable abandon. 8 : Un drôle de chef. 230 II : Le Grand Lac des Esclaves. 1 : Les deux cercles croisés. 2 : Les ennemis invisibles. 3 : On nous attaque enfin ! 4 : L’étrange Jim Sweets. 5 : Sur la piste. 6 : L’interminable nuit. 7 : La mort d’un homme. 8 : La caverne. III : Un drame de l’or. 1 : L’eau qui monte. 2 : Jim Sweets et Dolly. 3 : Disparition. 4 : L’histoire de deux hommes. 5 : La situation est changée. 6 : La nuit. 7 : Les crocs impitoyables. 8 : Un tribunal dans le Wild. Résumé Jim Sweets est un audacieux bandit américain qui se fait passer au Casino de Deauville pour John Spinnler, exploitant de mines d’or dans le nord du continent américain. Démasqué, Sweets est obligé de fuir Deauville. Le hasard a mis en sa présence le narrateur, le champion sportif Olivier Farabet, qui l’accompagne malgré lui dans sa fuite tout en étant séduit par son aisance et sa désinvolture. Sweets charge Farabet d’aller chercher à Ostende la princesse Bazile qui l’accompagne dans son voyage. Farabet accomplit cette mission et tous trois gagnent le nord de l’Amérique à bord du yacht de Sweets. Ils débarquent sur les rives de la baie d’Hudson et s’enfoncent dans le Nord inhospitalier. Farabet est abandonné par Sweets et la princesse avec quelques hommes qui l’accompagnent désormais vers le lac des Esclaves où l’on doit, disent-ils, retrouver les autres. Arrivés au lac, ils sont attaqués par une petite troupe qui s’empare de Farabet. Manifestement, on a pris le Français pour Sweets, puisque le chef du groupe n’est autre que John Spinnler. Farabet le détrompe et Spinnler lui déclare qu’il veut se venger de Sweets qui lui a dérobé son or et sa fille. Farabet lui propose de l’aider à découvrir le repaire nordique de Sweets qui doit se situer non près du lac des Esclaves, mais dans les environs du lac de l’Ours. Commence alors une aventure rendue pénible par le froid et les loups, aventure au cours de laquelle Spinnler se montre plus soucieux de son or que de sa fille. Sur le bord du lac se trouve une caverne aux nombreuses ramifications qui est sans doute le repaire. Les «justiciers» y pénètrent, mais sont pris au piège dans une salle que l’eau envahit. Farabet, que ses compagnons veulent tuer parce qu’ils l’accusent de les avoir entraînés là, est sauvé par Sweets qui éclaircit le mystère de toute cette affaire. Sweets s’appelle en réalité Duperré. Son père a jadis connu une mort horrible à cause de Spinnler alors qu’ils étaient tous deux jeunes chercheurs d’or. Jim a juré de venger son père, mais est devenu amoureux de Dolly, la fille de son ennemi, qui l’aime aussi et l’accompagne sous la fausse identité de la princesse Bazile. Pour Jim, la situation est donc cornélienne… Entre-temps, Spinnler s’est échappé de la caverne et a rencontré un groupe d’aventuriers dirigés par un détective : celui-ci a eu vent de la prime offerte par Spinnler à qui capturerait Duperré. Du coup, Jim, Farabet et Dolly sont assiégés dans le repaire et Jim est fait prisonnier. Voulant le délivrer, Farabet est attaqué par Spinnler, lequel est à son tour agressé par le chien de Farabet qui le tue. Dolly n’est heureusement que la fille adoptive de Spinnler ; elle peut donc plus tard épouser sans scrupules Jim qui a eu soin de partager avec les aventuriers venus le capturer l’or volé à Spinnler. Farabet est pourtant un peu dépité, car il avait pu croire auparavant que Dolly était amoureuse de lui. Commentaire Avant Le Lac d’angoisse, Simenon ne s’était jamais essayé au roman écrit à la première personne, sauf dans le court roman léger Bobette et ses satyres. 231 On relève une relation peu cohérente entre les âges des personnages dans le passé et dans le présent. Le cadre spatial et l’atmosphère sont semblables dans Le Lac d’angoisse et Le Désert du froid qui tue. Les mêmes dangers dus au froid et à une nature inhospitalière guettent les protagonistes des deux romans. Certaines scènes, même mineures, sont reprises d’une œuvre à l’autre, comme celle où l’on éprouve les plus grandes difficultés à manier des allumettes, les doigts étant engourdis par le froid. Sont à nouveau présents ici la caverne périlleuse et le chien danois, nommé une fois de plus Olaf et rappelant donc le chien de Simenon. À la manière de son modèle historico-littéraire, Olaf tue un chien de traîneau comme dans le précédent roman du Grand Nord, avant d’être à son tour tué en défendant son maître (p. 76). Farabet est abandonné par ses compagnons après avoir absorbé un narcotique, comme Jean Mister dans Le Secret des lamas. Extraits «Il m’est arrivé plusieurs fois d’accompagner des pêcheurs dans la mer du Nord ou sur l’Océan. Et toujours j’ai eu le même serrement de cœur au moment où le doris, balancé par la houle, s’éloignait de la ligne scintillante qui, zébrant la nuit, représentait la vie du continent, les hôtels, les cafés, les salles de danse et de jeu» (p. 6). «Des événements qui nous paraissent effrayants lorsque nous y songeons froidement, dans la paix d’une chambre close, font sur nous une impression toute (sic) autre lorsque nous les vivons réellement. On n’a pas le temps de penser ! Et c’est ainsi que l’homme, timoré lorsqu’il est seul, accomplit parfois des actes héroïques d’une inimaginable bravoure» (ibid.). «Seuls les chiens ne subissaient pas l’effet déprimant de l’hiver. Ils avançaient vaillamment et le soir, eux qui n’étaient pas admis dans les tentes, selon la coutume indigène, ils creusaient leur trou dans la neige, s’y tapissaient, à l’abri des morsures du froid. C’était un spectacle émouvant de les voir sortir de leur prison blanche, le matin, secouer leur épaisse toison et s’en aller, la queue frétillante, vers les traîneaux qui les attendaient. Braves chiens du pôle, sans lesquels la vie là-bas serait rigoureusement impossible pour les hommes ! Quelle douceur dans leurs yeux ! Et quelle intelligence ! …» (p. 46). 232 À consulter M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31, 32, 34, 42-43, 55, 58, 59, 62, 63, 74, 75, 76, 97, 101. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 127, 139-140, 162, 166, 174-175, 181, 224. Georges Sim, Le Sang des gitanes «Roman sentimental» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Livre», 838, s.d. (1928), 14 x 10,5 cm, 95 pp. Achevé d’imprimer : 28 novembre 1928. Deux parties de sept et cinq chapitres, le cinquième chapitre de la deuxième partie étant noté VI. I : Un mort. 1 : «La Sablaise». 2 : Huguette. 3 : Le cahier gris. 4 : La nuit. 5 : Un mort. 6 : L’évidence des faits. 7 : Confrontations. II : La confession ardente. 1 : Deux femmes en deuil. 2 : Le duel. 3 : Zita, gitane. 4 : Deux amours. 5 (6) : Le défenseur. Résumé Le jeune juriste Albert Violis passe des vacances aux Sables-d’Olonne où il devient par désœuvrement l’amant de Martine Barnet qui devient folle de lui. Peu après cependant, il tombe amoureux de Huguette, nièce de Martine. Lorsque Barnet est assassiné, Violis est arrêté : celui-ci n’a-t-il pas rendu visite à sa maîtresse pendant la nuit du crime ? Se sentant à juste titre rejetée par lui, Martine ne fait rien pour lever les soupçons qui l’accablent. Heureusement pour lui, Violis a un ami avocat nommé Fléchier qui plaide sa cause auprès de Martine. Troublée, celle-ci se confesse à cet ami fidèle et évoque sa jeunesse, le temps où, avant d’épouser Barnet, elle était la gitane Zita, dite Zita-la-Panthère, au tempérament fougueux. Violis, dit-elle, est le premier homme qu’elle ait vraiment aimé, son mari n’ayant pas tenu, après son mariage, l’engagement qu’il avait pris de lui laisser toute sa liberté. Durant la nuit tragique, c’est elle qui a tué Barnet parce que celui-ci, jaloux, était décidé luimême à aller sur-le-champ assassiner Violis. Huguette, qui aime aussi Violis, a entendu cette confession émouvante et elle s’apprête à laisser la place libre en quittant Les Sables, lorsqu’elle s’évanouit d’émotion. Émue à son tour, la gitane se constitue prisonnière. Remis en liberté, Violis épouse Huguette, tandis que Fléchier assurera la défense de Martine et espère bien l’épouser après l’avoir fait acquitter. 233 Commentaire Le roman utilise en l’abrégeant et en la simplifiant l’intrigue de L’Amant sans nom, une gitane, avec son exaltation et ses sentiments exacerbés, se substituant à l’Aréoïs de l’œuvre précédente. Non seulement le canevas est semblable, mais certains détails, même infimes, se retrouvent ici, comme la scène au cours de laquelle le héros entretient celle qu’il aime de la peinture italienne du XVIe siècle. Le Sang des gitanes oppose à nouveau la passion violente et tumultueuse à l’amour vrai et durable lié au mariage (p. 69). Le thème sous-jacent de l’amitié, représenté par Fléchier, aboutit aussi à l’amour. Violis tire la morale du récit en proclamant sentencieusement : «On ne devrait pas jouer avec l’amour … On ne devrait jamais le feindre ! Car on blesse si facilement un cœur …» (p. 94). Fléchier soutient «qu’il n’y a pas d’homme entièrement mauvais, sciemment méchant» (p. 68), ce qui annonce une idée parfois exprimée par Maigret (voir notamment Maigret se défend, in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1969, t. XXIII, pp. 283 et 412). Faut-il rappeler que Violis est un des pseudonymes utilisés par Simenon ? Extraits «Fléchier avait fait des provisions d’énergie. C’était plutôt un timide et c’est ce qui expliquait précisément son air indémontable du début. Car lorsqu’un timide se résout à une action difficile, il fonce en quelque sorte tête baissée sur l’obstacle» (p. 66). «—Vous connaissez la vie aussi bien que moi ! continua le jeune homme avec plus de calme. Et vous savez qu’à côté de l’amour, de ce qui mérite vraiment ce nom, il y a ce qu’on appelle la passion, ou plus exactement les passions … Pour un amour vrai, un homme vit, au cours de son existence, un nombre plus ou moins grand de ces passions …» (p. 69). À consulter C. DELCOURT, «Une esthétique ensembliste», in Lire Simenon. Réalité/fiction/écriture, Bruxelles, Nathan/Labor, «Dossiers Media», 1980, pp. 152-153, 161-162. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 271. M. LEMOINE, «Les villes charentaises et vendéennes dans l’œuvre romanesque de Georges Simenon», in Cahiers Simenon, n° 2, Les lieux de la mémoire, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1988, p. 41. 234 G. Vialio, L'Étreinte tragique «Roman dramatique» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 47, s.d. (1928), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 10 décembre 1928. Six chapitres. 1 : Le château morne. 2 : L’amour sacrifié. 3 : La chambre bleue. 4 : Le compagnon taciturne. 5 : Un coup de feu. 6 : Épilogue. Résumé Pour tenter de sauver une situation familiale compromise par des dettes, Nine a épousé le comte d’Achères, un cousin âgé de son père. Ce dernier étant mort, elle vit donc dans un lugubre château des bords de Loire en compagnie de son mari de soixante-cinq ans. Or, elle aime le journaliste Georges Vallier qu’elle rencontre brièvement lors de ses trop courts séjours à Paris. Devant effectuer un reportage en Amérique, Georges vient faire ses adieux à Nine avant son départ. Le comte l’invite à passer la nuit au château et à participer le lendemain à une partie de chasse qu’il a organisée. Durant la nuit, Nine se donne à Georges sans savoir qu’elle est observée par son vieil époux. Pendant que se déroule la chasse, Nine pressent un danger pour son amant et se précipite vers les bois : c’est elle qui reçoit la balle destinée à Georges par le comte, tandis que celui-ci s’effondre, victime d’une crise cardiaque mortelle. Nine n’est pas grièvement blessée et elle épousera Georges dès que la période de deuil sera écoulée. Commentaire Le roman reprend plusieurs éléments à l’intrigue de L’Heureuse Fin où une jeune femme est aussi mariée à un châtelain âgé et où le vieillard jaloux tire également, au cours d’une partie de chasse, sur le jeune homme qui a l’audace d’aimer son épouse. Les curieux des textes «préhistoriques» de Simenon remarqueront d’ailleurs avec intérêt que tel est déjà l’argument du deuxième conte paru dans Le Matin sous la signature de Georges Sim ; intitulé Le Coup de feu, il a vu le jour le 23 octobre 1923. Le chapitre premier s’ouvre sur l’évocation réaliste d’un automne pluvieux que ne renierait pas l’œuvre postérieure signée Simenon. Un chapitre s’intitule La Chambre bleue, comme un roman de Simenon publié en 1964. Extrait «Le temps était gris et froid. Un commencement d’automne, mais sans splendeur. Des jours pluvieux succédant à des jours pluvieux. Autour du château, tous les chemins étaient couverts d’une boue profonde et visqueuse. Les bois étaient sinistres, avec leurs arbres dénudés dont l’eau du ciel noircissait les troncs. Les feuilles mortes pourrissaient déjà sur le sol détrempé. 235 Et sur les étangs c’était du matin au soir le crépitement monotone des gouttes de pluie. Au village, c’était le silence. Les paysans sortaient à peine de chez eux et parfois, en plein jour, dans les fermes, il fallait allumer les lampes tant le ciel était d’un gris sombre» (p. 1 ; début du roman). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 270-271. M. LEMOINE, «Images de journalistes dans l’œuvre romanesque de Simenon», in Cahiers Simenon, n° 4, Du petit reporter au grand romancier, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1990, p. 53. Jean du Perry, Marie-Mystère Roman sentimental Paris, Fayard, «Le Livre Populaire», 268, 1931, 18,5 x 12 cm, 254 pp. Contrat du 15 décembre 1928. Réédition : Paris, Presses de la Cité, «Les Introuvables de Georges Simenon», 6, 1980. Cinq parties de dix, dix, dix, dix et trois chapitres suivies d’un épilogue. I, 1 : Un soir de tempête, à Fécamp. 2 : La maison sur la falaise. 3 : L’homme en noir. 4 : Le naufrage du «Dunois». 5 : La fille adoptive. 6 : Repentir. 7 : Lucien. 8 : Monique. 9 : La preuve. 10 : Le foyer brisé. II, 1 : Les révélations de Lucien. 2 : Sauver une âme. 3 : Jean Derincourt. 4 : Un grand amour. 5 : L’instinct qui devine. 6 : L’enquête difficile. 7 : Je vous aime ! 8 : La pitié et l’amour. 9 : La troublante découverte. 10 : Henry. III, 1 : Le testament. 2 : Lassitude. 3 : Révélations. 4 : Agonie. 5 : Papa ! 6 : L’emprise. 7 : L’orpheline. 8 : Le testament. 9 : Le triomphe de Lucien. 10 : La grande vie. IV, 1 : Mariette. 2 : L’amie. 3 : Les deux complices. 4 : Seule ! 5 : Précautions. 6 : En dérive. 7 : Mariage de raison. 8 : Fantômes. 9 : Le château d’angoisse. 10 : La montre. V, 1 : Le rendez-vous. 2 : Le verdict de François. 3 : L’auto jaune. Résumé En 1908, une femme meurt mystérieusement à Fécamp en mettant au monde une fille. Celle-ci est élevée par une famille de pêcheurs de Bénouville, les Dorchain, qui ont déjà neuf enfants et qui l’ont baptisée Marie-Madeleine. Pendant la guerre, le père Dorchain sauve de la mort le vice-amiral comte de Guérec. Les deux hommes se lient d’une vive amitié durant la convalescence du comte, lequel, charmé par l’intelligence de Marie-Madeleine, emmène l’enfant à Paris où il lui fait donner une solide éducation. 236 Cependant, deux autres individus, Lucien Desréaux et son serviteur François, connaissent l’identité de l’inconnue qui a donné le jour à Marie-Madeleine. Lucien est en effet le demifrère de Monique, que Guérec a épousée à Toulon il y a vingt ans. Durant une mission du comte en Extrême-Orient, Lucien, qui est un vaurien notoire, a lancé une rumeur selon laquelle, malgré sa grossesse, Monique était la maîtresse de l’enseigne de vaisseau Derincourt, vraiment amoureux d’elle, mais sans espoir. Sans nouvelle de son mari dont les lettres étaient interceptées, la jeune femme est devenue neurasthénique et Lucien, avec la complicité de sa maîtresse et de François, l’a emmenée à Paris, comptant bien kidnapper l’enfant à sa naissance et demander une rançon à Guérec lorsqu’il reviendrait d’Orient. Ayant eu connaissance de ces manigances, Monique s’est enfuie à Fécamp où elle a mis Marie-Madeleine au monde avant de mourir. Ainsi, Guérec vit à Paris avec sa propre fille tout en ignorant qu’elle l’est. MarieMadeleine a maintenant dix-huit ans et la maîtresse de Lucien est morte depuis longtemps. Quant à Lucien et François, ils ont mis au point un plan machiavélique qui leur permettra de mettre la main sur les richesses de Guérec : Lucien reprendra contact avec le comte, se montrera assagi et épousera Marie-Madeleine, sa seule héritière. Les deux premières phases de ce projet sont accomplies d’autant plus facilement que Lucien feint de se suicider pour mieux attendrir Guérec avant de lui laisser entendre que, contrairement à ce qu’il croit, Monique et sa fille ne sont pas mortes : il se fait fort de les retrouver. Le comte se laisse abuser par les belles paroles de cet habile comédien et accepte que Lucien entreprenne des recherches. Peu après, il retrouve Derincourt qui n’a jamais oublié son amour passé pour Monique ; Guérec lui raconte sa vie et accueille favorablement l’offre de ce frère d’armes qui veut aussi rechercher les deux disparues. Entre-temps, Lucien réussit à gagner l’affection, sinon l’amour, de Marie-Madeleine qui est pourtant davantage attirée par Derincourt. Un troisième soupirant apparaît en la personne de Henry Dorchain, le plus jeune fils de la famille qui a élevé Marie-Madeleine à Bénouville : devenu étudiant à Paris, il voue à Marie-Madeleine un amour secret et passionné. Cependant, François, l’âme damnée de Lucien, trouve que les choses n’avancent pas assez vite et il propose à son maître de supprimer Guérec, leur principal obstacle sur le chemin de la fortune. Par lâcheté, Lucien accepte et Guérec est donc assassiné par François qui ne laisse aucune trace. Lucien et François écartent habilement Derincourt et Henry Dorchain de Marie-Madeleine qui tombe ainsi entre leurs griffes, la jeune fille ignorant les buts cachés de Lucien et croyant celui-ci de bonne foi quand il lui déclare qu’il vient de découvrir sa véritable identité. Sans aimer Lucien, Marie-Madeleine accepte même le mariage qu’il lui propose, sa raison lui dictant ce choix. C’est alors que François exige pour prix de ses services la moitié de la fortune dont jouira son maître après le mariage. Lucien estime cette exigence démesurée et se méfie désormais de son serviteur : rien ne prouve en effet qu’il ne demandera pas davantage plus tard. Il tente donc de l’empoisonner, mais François est sur ses gardes et c’est finalement lui qui tue Lucien avant d’être abattu par Derincourt, lequel a découvert, grâce à Henry Dorchain, la duplicité des deux tristes sires. Quant à Marie-Madeleine, qui a entendu la dernière conversation entre Lucien et François, elle connaît à présent toute la vérité sur le sombre drame dont elle a été l’objet. Elle épouse Derincourt, tandis que Henry Dorchain accepte dignement son sort en pensant à Mariette, une prostituée au grand cœur qui l’aime vraiment, qu’il a sortie de l’ornière et qu’il ne désespère pas d’aimer un jour à son tour. 237 Commentaire Le roman ne manque pas d’intérêt. Même si les personnages sont fortement typés, il leur arrive parfois d’être vrais. Des lettres ne trouvant pas leur destinataire parce qu’elles sont interceptées jouent un rôle important dans l’intrigue ; ceci rappelle l’utilisation du même motif dans Amour d’exilée. Nous retrouvons ici ces lieux désormais bien simenoniens que sont Fécamp et Bénouville. Souvenons-nous que l’auteur a passé des vacances dans cette dernière localité en 1925. Une allusion à des fermiers du cru nommés Paumelle se réfère à une famille de Bénouville que Simenon a bien connue. La fin de l’année 1928 — date vraisemblable de la rédaction de Marie-Mystère — vit en outre souvent le romancier à Fécamp où il supervisait la construction de son cotre baptisé peu après l’ «Ostrogoth». Il semble bien que Paumelle ne soit pas le seul patronyme que la région de Fécamp ait inspiré à Simenon. Est-ce un hasard, en effet, si un personnage nommé Dorchain figure à nouveau dans la nouvelle fécampoise intitulée Le Dossier N° 16 ? Quant au patronyme Argentin, qui désigne dans Marie-Mystère une enfant d’Etretat, il peut avoir été inspiré par le nom d’un Argentin bien réel qui construisait des bateaux à Fécamp. Est-ce lui qui a construit l'«Ostrogoth» ? Ce serait trop beau. Extraits «Bénouville, qui ne compte que trois cents habitants et où ne passe aucune grande route, est situé dans un site admirable. Le long de la côte normande, une falaise à pic, de cent mètres de hauteur environ, se dresse tout le long de la mer, muraille de pierre blanche et grise, dorée par endroits, dont les vagues viennent baigner le pied. Dans cette muraille, quelques vallées se sont creusées et des villes s’y sont nichées aussitôt, comme Etretat, Yport, Fécamp … Mais il n’en est pas de même de Bénouville qui s’est juché tout au sommet de la falaise. Là, c’est un miracle brusque. À dix mètres l’un de l’autre, on contemple deux paysages différents. D’un côté, un horizon maritime, les rochers qui bordent les flots et qui se dressent parmi ceux-ci, le chaos constitué par les éboulis. De l’autre côté, dès le bord même de la falaise, la campagne normande, des prés, des cours de ferme pleines de pommiers, des champs …» (pp. 22-23*). «C’est ainsi que se rencontrèrent deux hommes placés à des pôles bien différents de l’échelle sociale : le pêcheur Pierre Dorchain et le vice-amiral comte de Guérec, un des gentilshommes les plus racés de France. Mais ils avaient un point commun : c’étaient de fiers marins tous deux ! Aussi, après quelques jours, s’estimaient-ils mutuellement à leur juste valeur. 238 Le comte de Guérec était le type même de l’officier de la marine française de la vieille école. De riche famille bretonne, jouissant d’importants revenus, il avait considéré comme un devoir d’être marin comme son père, son grand-père et tous ses aïeux avaient été marins. La marine n’est-elle pas le dernier refuge de la vraie noblesse ?» (p. 32 *). «Monique était heureuse d’aimer, d’être aimée, simplement. Et c’était à ce point qu’elle supplia Guérec, par égard pour sa famille, de ne pas l’épouser. — Nous serons heureux quand même ! Je serai à toi malgré tout ! Mais pense que je ne suis qu’une pauvre fille que rien n’a préparée au rôle de grande dame. Un mariage comme celui-là fera du tort à ta carrière ! À cette époque, il était encore nécessaire que la femme d’un officier de terre ou de mer fût dotée» (p. 55 *). «Il est des hommes qui n’ont pas le droit, à certains moments, d’être émus par leurs affaires personnelles. Ceux-là doivent avoir une âme bien trempée, une discipline de fer, un formidable empire sur eux-mêmes. Il leur faut faire taire leur cœur si le devoir les appelle. Et leur esprit doit rester lucide, en dépit du drame qu’ils traversent, parce qu’ils sont des chefs et que des millions d’êtres ont foi en eux» (p. 80 *). « “Ah ! voyez-vous, quand on a le bonheur d'aimer et d’être aimé, quand on possède ce trésor rare entre tous, on devrait le garder jalousement ! Plus rien ne devrait exister, ni carrière, ni devoir ! Je blasphème ! Et pourtant l’amour est un bien si précieux, il est à la merci de tant d’événements, tant de périls le guettent que ceux qui le possèdent ne devraient jamais se séparer, fût-ce pendant deux jours ! “Moi, fou que j'étais, je partais pour un an à l’autre bout du monde ! “La séparation ! Voilà la grande coupable ! Et c'est pourquoi les marins et les soldats ne devraient jamais aimer ! “Ils ont une autre maîtresse : la Gloire ! Et cette maîtresse-là est exigeante. Elle se venge cruellement des infidélités qu'on lui fait"» (p. 100 *). «Pour lui c’était comme une musique d’autant plus enivrante qu’elle lui rappelait une musique d’autrefois. 239 Ainsi parfois en entendant jouer certain air de jadis revivons-nous pleinement des heures que nous croyions mortes, avec une intensité qui tient du prodige. L’atmosphère d’antan nous enveloppe. Notre pouls bat à la même cadence. Nos sensations sont tellement les mêmes que, si la musique ne cessait soudain, nous croirions à la réalité de ce mirage, considérant tout le reste comme un mauvais rêve» (p. 104*). «Une nouvelle vie commençait pour lui avec ce nouvel amour. Et il s’y jetait à corps perdu, comme il se jetait autrefois vers l’ennemi, sabre au clair, comme il faisait toutes choses. Des gens parviennent à vivre sans idéal ou à se contenter de ce qu’on pourrait appeler un petit idéal quotidien. Mais il est des natures plus généreuses qui ont besoin de poursuivre sans cesse une grande idée, un but vaste et généreux. N’est-ce pas ce qui explique l’étrange amour que, près de vingt ans durant, Derincourt avait voué à Monique ? Et le mot culte ne convient-il pas plus que le mot amour ? À d’autres époques, il eût été un des premiers à partir en Terre Sainte, ou à défendre une foi, une idée, une liberté. Il eût été le plus ardent soutien d’un trône, d’un conquérant, d’un empereur» (p. 131 *). «— Mon Dieu ! C’est horrible ! Je veux qu’il vive ! N’est-ce pas, Lucien ? Il faut absolument qu’il vive ! Dites-le au médecin. Qu’il fasse n’importe quoi pour cela … Elle était dans un état d’énervement indescriptible. Elle essayait de contenir ses sanglots, mais brusquement ceux-ci éclataient par saccades. Et ses joues ruisselaient de larmes. Combien elle était belle et émouvante ainsi ! Ses longs cheveux s’étaient dénoués et encadraient de leurs boucles noires son visage où la fièvre mettait des rougeurs violentes. Ses yeux étincelaient. Ses lèvres semblaient saigner. Et tout son corps svelte se tordait dans des spasmes de douleur. — Papa ! Mon papa à moi ! râlait-elle. Les domestiques qui avaient suivi le couple et qui attendaient des nouvelles, eux aussi, détournaient la tête tant le spectacle de cette douleur déchirante leur faisait mal. Et Lucien lui-même, à cette minute, tandis que Marie-Madeleine s’abandonnait à ses consolations, qu’elle se blottissait d’instinct dans ses bras, ne sentait-il pas que quelque chose était sur le point de fondre dans sa poitrine ? 240 Il y a des moments où le plus endurci des pécheurs est bien près d’être touché par la grâce» (p. 167 *). «Le maître d’hôtel pleurait sans bruit, sans un sanglot, et les larmes étonnées cherchaient un chemin sur ces joues ridées qui depuis si longtemps avaient oublié comment roule l’eau trouble des pleurs» (p. 171 *). «Comme Marie-Madeleine le disait dans sa lettre, la décision qu’elle avait prise lui rendait le calme. Son sort était désormais fixé. Elle serait la femme de Lucien. Elle essayerait de l’aimer. Et en tout cas elle serait pour lui une bonne épouse. D’ailleurs elle aurait des enfants et n’est-ce pas là, pour une femme, le trésor essentiel ? N’est-ce pas pour cela qu’elle est au monde ? Ne remplit-elle pas ainsi sa tâche et le bonheur ne doit-il pas en découler ?» (p. 255 *). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 51-53. C. DELCOURT, «Une esthétique ensembliste», in Lire Simenon. Réalité/fiction/écriture, Bruxelles, Nathan/Labor, «Dossiers Media», 1980, pp. 155, 157, 162, 164. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, pp. 31-32. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 268. M. LEMOINE, «Traces autobiographiques d’origine liégeoise dans l’œuvre romanesque de Georges Simenon», in Cahiers Simenon, n° 3, Des doubles et des miroirs, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1989, p. 114. *Pagination de la réédition de 1980. Georges Sim, Les Mémoires d'un prostitué par lui-même* Roman léger Paris, Prima, s.d. (1929), 18,5 x 12 cm, 188 pp. Daté du 24 décembre 1928. Vingt-sept chapitres précédés d’une préface. 1 : La grue de l’Avenue des Ternes … et l’Allemand de Duseldorf (sic). 2 : La Guerrs (sic) … Le bourgeois de Ham … L’infirmière de Moulins. 3 : La dame aux histoires … * Projet de titre non retenu : Mémoires d'un fils de joie. 241 4 : Le Milliardaire excité. 5 : Les Valises … Le Pocker (sic) américain … et les Vierges. 6 : Le Tour du Monde d’un Milliardaire. 7 : «À mon Toto pour la vie !» 8 : L’Histoire de la Tétine. 9 : La plus belle Poule de Paris. 10 : La Comtesse de Rougeval. 11 : Le Bijoutier … sa Tante … et une Femme du Monde. 12 : La Bourgeoise au nègre … L’exclamation malheureuse … et la jeune fille gourmande. 13 : La punaise entre deux nez. 14 : La petite sœur. 15 : Le monsieur qui est un poulet et le monsieur brodé. 16 : Un recalé qui doit avoir des remords et l’écrivain aux dédicaces. 17 : Un amour de Portugais et un drôle d’objet. 18 : La fumeuse de la rue Ordener. 19 : Une drôle de naissance parmi les chats opiomanes. 20 : Un pauvre type qui va jusqu’au bout. 21 : Les barbonnes … et leurs illusions. 22 : Ma voiture et la drogue … 23 : Le «Dilettante Club» et ses deux membres fondateurs. 24 : Les patissiers (sic) ne mangent pas de gâteaux. 25 : On me demande en mariage. 26 : Une belle cérémonie. 27 : Un couple moderne. Résumé Âgé de trente-deux ans, le prostitué raconte sa vie depuis son enfance studieuse. Appartenant à une bonne famille qui lui a fait apprendre les langues, il s’est assez vite tourné vers le commerce du sexe. À la fois souteneur, gigolo, hétéro- et homosexuel, il a navigué dans le monde new yorkais et parisien du vice. Les anecdotes qu’il a vécues se mêlent à celles dont il a eu connaissance. Ayant rencontré une camarade de jeunesse lesbienne, mère et veuve, il l’a épousée, mais se prostitue toujours à l’occasion. Commentaire Ces Mémoires auraient pu être ceux d’un drogué, le prostitué s’avérant aussi toxicomane. L’ouvrage est assez indigeste ; son ton neutre, froid, objectif donne au texte l’allure d’un constat et fait penser à certains romans américains. Il n’est en rien amusant, ni humoristique, contrairement aux autres romans légers de l’auteur. Après Les Cœurs perdus et avant La Neige était sale, le roman comporte une scène au cours de laquelle le prostitué offre sa partenaire à son voisin d’orgie, sans qu’elle le sache (p. 85). Dans une Préface, Georges Sim déclare qu’il n’a fait que transcrire ces Mémoires selon le récit effectué par le prostitué lui-même, qu’il «appelle ainsi parce qu’il est à la fois gigolo, maquereau, pédéraste et marchand d’opium» (p. 12). Sa rencontre avec ce personnage a laissé à Simenon quelques souvenirs livrés dans une des Dictées (La Femme endormie, Paris, Presses de la Cité, 1981, pp. 139-142) où il rappelle qu’il a «été en quelque sorte le rewriter, le nègre» (id., p. 139) de l’ouvrage. Extraits «Je pousserai le scrupule jusqu’à vous dire comment j’ai rencontré mon prostitué. Depuis quelque deux ans, j’ai un trio de collaboratrices dont la tâche consiste à venir chaque semaine chez moi raconter des histoires pendant une heure. J’ai aussi un collaborateur qui, dans le privé, “fait” plus spécialement les portefeuilles, mais cela n’a rien à voir ici. 242 Mes collaboratrices sont d’intéressantes personnes qui couchent avec des tas de gens des deux sexes et qui se livrent à d’autres trafics plus ou moins anodins. Un jour, l’une d’elles m’a dit : — Je connais un type qui pourrait vous en raconter aussi. C’est un gigolo chic. Il fait des passes à cent louis. Hommes et femmes ! — Amenez-le ! Et il est venu. Nous avons signé un contrat sur papier timbré : 45 % pour mon prostitué, 45 % pour moi et 10 % pour notre intermédiaire. Vous voyez que je vous dis tout» (pp. 10-11 ; préface). «Il est devant moi, chez moi, et il boit de temps en temps une gorgée de cocktail. Il ne se saoûle pas. Il ne demande pas un quart Vichy non plus. Par contre, quand l’heure de la drogue arrive, il avale je ne sais combien de grammes de laudanum. Ma dactylo est à ma droite. Et il parle bien gentiment, sans rougir, en employant, ma foi, les termes de sa profession, ce qui est assez naturel. Un marin désignant la chose qui se dresse à l’avant de son bateau ne dit-il pas : — Une bitte … Et il ne rougit pas. Ma dactylo non plus. Cela ne va pas moins me faire un sacré turbin de remplacer toutes ces bittes et autres objets d’un calibre approchant par des mots congrus dans les pages qui vont suivre. Mais il faut bien que je gagne mes 45 % !» (p. 17 ; fin de la préface). «Les vraies affaires se font sur rendez-vous et tout le monde sait que des femmes du monde, des artistes plus ou moins célèbres ne dédaignent pas, sur un coup de téléphone de la maquerelle, de venir passer une heure dans les bras d’un amateur fortuné. Cela leur rapporte de trois cents francs à dix mille francs. Il y a aussi une clientèle féminine, composée surtout de provinciales cossues, sur le retour généralement, qu’effrayent les risques de l’aventure. Ces barbonnes ont lu tant d’histoires de colliers volés par des gigolos ou des danseurs mondains, elles ont entendu parler de tant de scandales qu’elles préfèrent le prévu à l’imprévu. 243 Or, les maquerelles garantissent l’honorabilité des amants qu’elles fournissent de la sorte. Il m’arrivait donc souvent de recevoir un pneumatique ou un billet apporté par un chasseur, me donnant rendez-vous dans une des quelques maisons où j’étais connu. En pareil cas, les choses se passent d’habitude tout autrement que pour la clientèle masculine. Les femmes sont beaucoup plus sentimentales, même lorsqu’elles s’adressent à un professionnel. Et il est très rare que l’on pénètre tout de suite dans la chambre à coucher» (pp. 88-89). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, p. 48. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 271. Georges Sim, La Femme 47 Roman sentimental Paris, Fayard, «Le Livre populaire», 271, 1930, 18,5 x 12 cm, 251 pp. Contrat du 29 décembre 1928. Quatre parties de douze, dix, onze et dix chapitres suivies d’un épilogue, la deuxième partie n’étant pas intitulée et le titre du cinquième chapitre de la troisième partie étant incohérent. I: L’inconnue du «Wintergarten». 1 : Essen, ville d’acier. 2 : La voyageuse en deuil. 3 : Amants. 4 : Philippe. 5 : Jalousie. 6 : L’autre vie. 7 : Confidences ? 8 : Autour d’une femme. 9 : Deux passions. 10 : Le premier engagement. 11 : La fausse victoire. 12 : Vers le calme ? II, 1 : Les baraquements de Vincennes. 2 : La maison hallucinante. 3 : Enquête. 4 : Le garde-malade farouche. 5 : «Mary !». 6 : Lassitude. 7 : Une photographie. 8 : Le convalescent. 9 : Le père et le fils. 10 : La balle. III : La dame de Méry. 1 : Les silences de Blanche. 2 : La maison du sauvage. 3 : Les troubles d’une jeune fille. 4 : L’homme à tête de chien. 5 : Deux sœurs qui s’ignorent. 6 : Les amoureux sages. 7 : La vie qui continue. 8 : L’incompréhensible absence. 9 : Des mots terribles. 10 : Les scrupules de M. et Mme Brun. 11 : La consigne impossible. IV : Fritz-la-Taupe. 1 : La promenade interrompue. 2 : Trois hommes. 3 : L’adresse de «la Taupe». 4 : Mary Bell va parler ! 5 : Révélation. 6 : Un visage. 7 : La vengeance difficile. 8 : Le dîner silencieux. 9 : L’étreinte. 10 : Un homme de trop. 244 Résumé L’austère avocat Henry Cazenave s’est rendu en voyage d’affaires à Essen. Il y rencontre l’envoûtante Mary Bell, s’éprend d’elle et, de retour à Paris où elle l’a accompagné, devient son amant. Veuf, l’avocat a une fille, Gilberte, fiancée à Gérard Debray qui occupe un poste important à la Défense Nationale ; il a aussi un fils, Philippe, étudiant fort émotif. Ce dernier devient également amoureux de Mary Bell qui ne décourage pas son empressement. Lorsque Philippe s’aperçoit que Mary se donne à son père, il tente de se suicider, mais ne réussit qu’à se blesser. Il guérit et va passer sa convalescence à Méry-sur-Cher où un ami possède une maison de campagne, tandis que son père, prostré, se lance dans la politique. À Méry, Philippe médite sur cet amour déçu et sur le méfait qu’il a accompli en son nom : il a en effet volé à son futur beau-frère un document secret que Mary lui avait demandé de dérober. Il ignore cependant que Debray, après avoir constaté la disparition du document, l’a récupéré auprès de Mary qui lui a avoué appartenir au contre-espionnage français. Quel jeu joue-t-elle donc ? Durant son séjour campagnard, Philippe rencontre une jeune fille nommée Blanche Bellenant qui vit chez un couple de paysans de l’endroit ; ils deviennent amoureux l’un de l’autre et Philippe lui raconte ce qui lui est arrivé. Bientôt pourtant, son horreur est à son comble lorsqu’il reconnaît de loin la mère de Blanche : c’est Mary Bell en personne qui vient voir sa fille une fois par mois. Ignorant que Philippe a aperçu sa mère, Blanche s’étonne de sa froideur quand elle le revoit ; elle exige d’en connaître la raison et il la lui avoue. Dès lors, ébranlée nerveusement, Blanche devient malade et refuse de revoir sa mère. Prévenue, celle-ci convoque à Méry Philippe, Henry et un romancier à succès qu’elle fréquente à Paris, Jacques Normand, qui se veut son ami et qui est aussi l’ami de Cazenave. Les trois hommes arrivent et elle se confesse à eux. Elle a passé son enfance et son adolescence dans un petit village des environs de Samois où elle vivait heureuse, insouciante et choyée par ses vieux parents, lorsqu’elle a été séduite par trois jeunes Parisiens. Venus pique-niquer dans la forêt de Fontainebleau, ils l’ont enivrée et ont abusé d’elle. Elle a gagné Paris où elle a mis au monde une fille, Blanche, qu’elle a ensuite placée à Méry avant de mener une vie d’aventures qui l’a conduite à Londres, à Bruxelles, à Vienne et à Constantinople, tandis que la guerre éclatait. Elle a eu l’occasion de faire de l’espionnage et a rendu des services à la France, mais elle est tombée sous la coupe d’un espion allemand, Fritz-la-Taupe, le seul homme dont ses charmes n’ont pas eu raison. Après la guerre, Fritz l’a menacée de révéler ses activités à sa fille si elle ne poursuivait pas pour lui son travail d’espionne. Lors d’une mission à Essen, elle a reconnu en Henry Cazenave un des jeunes gens qui l’avaient violée, entraînant la suite de ses déboires. Elle a voulu se venger en dressant le fils contre le père, mais, malgré sa haine, elle a souffert de l’issue tragique de sa vengeance. Normand avoue alors sa culpabilité : il a seul abusé d’elle dans la forêt de Fontainebleau. Il désire réparer cette ancienne faute et il épouse Mary, alias Marie Bellenant, tandis que celle-ci se réconcilie avec sa fille, qui épouse Philippe, et que Debray épouse Gilberte. Quant à Henry, sa profession et la politique absorbent son temps. Commentaire Dans ce long roman avant tout sentimental, la concession à l’espionnage semble au premier abord un hors-d’œuvre, mais elle est finalement intégrée assez harmonieusement à l’ensemble. 245 Un triple mariage clôt le récit où les personnages se sont déchirés. Pourtant, comme Fléchier dans Le Sang des gitanes, Normand pense qu’il n’y a pas de «gens vraiment mauvais, des gens nés mauvais» (p. 245). Le lecteur est étonné de trouver dans cette œuvre «émouvante» à souhait une référence à Dostoïevski suivie d’une réflexion freudienne : «L’avocat luttait toujours. Lutte étrange, douloureuse. Lutte contre ce que Destoïevsky (sic) appelle la voix souterraine. Ce terme ne convient-il pas à ces instincts troubles qui sont en nous mais que, dans la vie normale, nous refoulons en refusant même de les voir, d’en admettre l’existence ?» (p. 123). Henry et Philippe Cazenave entretiennent des rapports sobres et mesurés (p. 53) ressemblant fort à ceux qui existaient entre Simenon et son père tels que l’écrivain les rappelle dans maints écrits autobiographiques. Comme dans La Femme 47, Amadieu désigne un médecin dans Maigret et Monsieur Charles, le dernier roman écrit par Simenon. Extraits «Il y avait en Mary Bell, en n’importe quelle circonstance, dans l’intimité comme en public, quelque chose de provoquant (sic), un brio, un éclat qui attirait forcément l’attention. N’y avait-il pas aussi en elle une impudeur étrange que l’on percevait même quand elle était correctement vêtue, quand ses attitudes étaient correctes ? Il en est ainsi de certaines femmes qui sont nées pour être des amantes et qui sont en quelque sorte marquées de ce signe. Toujours elles évoquent l’amour. Toujours elles paraissent sortir d’une étreinte ou la désirer» (p. 27). «Est-ce qu’il y a réellement une atmosphère particulière pour le dimanche ? C’est un fait que l’air ce matin-là avait une limpidité spéciale, une sérénité qu’accentuait encore la cloche de l’église qui sonnait lentement afin d’avertir que la première messe allait commencer» (p. 129). «Nous sommes un mélange tellement intime de sincérité et de cabotinage que parfois nous ne savons pas nous-mêmes démêler nos sentiments réels et ceux que nous nous efforçons d’avoir» (p. 161). 246 «N’étaient-ils pas l’un et l’autre de la même race ? La race des sceptiques, la race des maudits, la race de ceux qui semblent n’avoir pas d’âme ! La race de ceux pour qui cette attitude n’est qu’une parade, une pudeur, comme Mary Bell l’avait dit. La race de ceux qui cachent soigneusement leur cœur pour ne pas laisser voir que ce cœur est tout pétri de sensibilité» (p. 245). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 73-74, 160. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, p. 32. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 267, 268. M. LEMOINE, «Traces autobiographiques d’origine liégeoise dans l’œuvre romanesque de Georges Simenon», in Cahiers Simenon, n° 3, Des doubles et des miroirs, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1989, pp. 130, 150. M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 108-109, 230-234. Georges Sim, En robe de mariée «Dramatique roman d’amour» Roman sentimental et d’aventures Paris, Tallandier, «Romans populaires», 683, 1929, 18,5 x 11,5 cm, 221 pp. Prépublication en feuilletons du 30 décembre 1928 au 14 février 1929 *. * Cette prépublication a paru dans L’Œuvre sous le titre Nicole et Dinah. Or, nulle Nicole n’apparaît ni dans la prépublication, ni dans le roman tel que l’a fait paraître Tallandier. Consulté au sujet de cette curieuse anomalie, notre ami Claude Menguy, qui connaît mieux que quiconque les romans populaires de Simenon, propose une explication qu’il a trouvée en compulsant sa collection de Paris-Plaisirs : «Je viens de trouver, je crois, la clef de ce mystère ou du moins, d’en soulever un coin du voile ! En effet, dans le n° 112 d’octobre 1931 à la p. 187, je tombe sur la brune et énigmatique NICOLE du Casino de Paris (trois photos représentant la danseuse) et quelle n’est pas ma surprise de découvrir au verso de cette page : "Une danseuse au charme exquis, c'est la jolie DINAH" ** !!! Nicole et Dinah ont donc existé et Simenon les a … “côtoyées” au Casino de Paris (à l’époque où Joséphine Baker était aux Folies Bergères …). Nicole n’a sans doute pas apprécié le rôle qu’on lui faisait jouer dans le roman. Il y a eu vraisemblablement quelques problèmes qui ont conduit Simenon à devoir changer le titre de son roman» (lettre de Claude Menguy à l’auteur datée du 22 février 1988). Malgré la date tardive du n° 112 de Paris-Plaisirs, Claude Menguy — que nous remercions pour son amicale collaboration — a peut-être mis … le doigt sur la raison qui a poussé Simenon à transformer en Anne-Marie sa Nicole primitive. ** «Il s’agit évidemment de danseuses nues. Nicole était aussi une excellente acrobate (une légende accompagnant une autre photo)» [note de Claude Menguy]. 247 Trois parties de huit chapitres non intitulés chacune suivies d’un épilogue, la troisième partie ne comportant pas de troisième chapitre. I : Le cadavre en robe de mariée. II : L’étrange conduite d’Anne-Marie. III : L’homme à la matraque. Résumé Une heure avant d’épouser le coureur automobiliste Georges Favereau, Dinah Tweeds meurt dans la maison de l’avenue du Parc-Montsouris où elle vit avec sa mère, son beaupère et sa demi-sœur Anne-Marie. Les parents et le fiancé sont d’autant plus accablés que cette mort, dont la médecine ne peut déterminer la cause, se double d’un enlèvement non moins mystérieux, puisque le cadavre de Dinah est enlevé le soir même. Les inspecteurs de la Sûreté Aubier et Desternes tâchent d’éclaircir ce mystère, mais Georges Favereau se fait fort, lui aussi, de retrouver le ravisseur qui ne peut être, selon lui, que l’assassin de la belle Créole, comme on avait coutume de surnommer Dinah. Les soupçons de Georges se portent sur Anne-Marie que la mort de sa demi-sœur n’a pas semblé affecter outre mesure et dont certaines sorties nocturnes s’expliquent difficilement. Une lettre anonyme l’avertit qu’il doit se rendre au bois de Boulogne avec une forte somme s’il veut revoir Dinah. Il y va, mais est assommé, ligoté et enfermé dans un pavillon de banlieue où il passe deux jours avant de s’évader. Rentré chez lui, il trouve Anne-Marie en train de cambrioler son appartement : il la poignarde, mais elle n’est que légèrement atteinte et elle se confesse à lui. Elle a toujours admiré Dinah qui, dès son plus jeune âge, courait les forêts de l’île MarieGalante où elle résidait avec sa mère et où elle était devenue prêtresse des Vaudoux. AnneMarie a pourtant découvert que sa demi-sœur était tombée sous la coupe d’un Noir antillais, Napoléon Castagno, et s’adonnait avec lui à la peu honorable activité de rat d’hôtel. C’est lui qui a empoisonné Dinah lorsque celle-ci a voulu changer de vie en épousant Georges ; c’est lui aussi qui a enlevé le corps pour éviter l’autopsie. Anne-Marie est allée lui donner des bijoux volés qui auraient compromis ses parents si on les avait découverts. Le Noir lui a enjoint de cambrioler l’appartement de Georges, l’assurant qu’en échange de l’argent ramené, il lui ferait connaître l’endroit où le sportsman était retenu prisonnier. Ce n’était là qu’un piège supplémentaire, puisque Napoléon avait deviné que les enquêteurs suivraient Anne-Marie et lui permettraient ainsi de prendre le large. Ému par une telle confession et par la crânerie de cette jeune fille de dix-sept ans, Georges épousera plus tard Anne-Marie. Commentaire En robe de mariée est un des bons romans populaires de Simenon. Le suspense y est entretenu par divers éléments qui laissent entendre que Dinah n’est peut-être pas morte ; cette incertitude confère à certaines scènes un halo fantastique (pp. 43, 76-77, etc.). L’œuvre possède en outre un aspect policier indéniable puisque les inspecteurs Aubier et Desternes mènent une enquête parallèle à celle du héros. Aubier, «assez balourd» (p. 42), a une quarantaine d’années, tandis que Desternes, «d’une dizaine d’années plus jeune» (ibid.), «blond et pâle, très poli» (ibid.), préfigure assez bien, physiquement, le futur inspecteur Sancette. Ces deux policiers à l’allure dissemblable sont également pourvus d’un «caractère aussi différent que possible» (p. 122). Malgré leurs différences marquées, Aubier et Desternes sont inséparables et constituent à leur manière la tête (Desternes) et les jambes 248 (Aubier) de la Sûreté. Après n’avoir été qu’un nom dans Mademoiselle X … et La Femme qui tue, le juge Coméliau acquiert ici une réelle présence, même si nous ne connaissons encore que sa voix : il procède en effet à l’interrogatoire de Favereau dont il calme les ardeurs (pp. 91-92) et suit les conseils (p. 208). Des notations temporelles précises (notamment p. 116) contribuent à faire prendre au sérieux ce côté policier malgré tout peu développé dans un roman sentimental où l’enquête effectuée par Favereau s’avère plus payante. Le roman fait à nouveau allusion à la différence entre la passion momentanée et l’amour durable (p. 219). Quelques lignes semblent inspirées par une certaine actualité. On apprend que les sergents de ville demandent volontiers leurs papiers aux passants «comme c’est devenu de mode, la nuit, à Paris, depuis que les étrangers pullulent» (p. 60). Anne-Marie porte une «robe noire, très cintrée, comme elle les portait toujours en dépit de la mode» (p. 71). Des références au culte vaudou (pp. 195-196) rappellent La Prêtresse des Vaudoux et le rituel que ce roman exposait avec complaisance. Dinah elle-même a été prêtresse du culte ; l’existence libre et sauvage qu’elle a menée durant son enfance et son adolescence antillaises l’a empêchée de s’adapter à la vie calme et rangée de son beau-père et de sa mère à Paris. Ce passé, qui assure à l’œuvre un arrière-plan contribuant à son aspect fantastique, a eu pour cadre l’île Marie-Galante, lieu des exploits de Jacques d’Antifer, roi des Îles du Vent. Le pavillon de banlieue inachevé où Favereau est abandonné pieds et poings liés, entre Sartrouville et Maisons-Laffitte, a déjà été utilisé dans La Fiancée aux mains de glace où Martine Van Heuvel était prisonnière d’un même bâtiment situé dans un décor semblable : «À l’entour, des tas de sable, de gravier, de mortier durci. Des briques éparses. Une brouette oubliée» (La Fiancée aux mains de glace, p. 48). «Pas de chemin, mais le sentier que les brouettes de maçons avaient tracé dans la boue. «À un kilomètre enfin il y avait un lotissement» (ibid.). «Aucune maison alentour, mais seulement le village à peine né, à près d’un kilomètre de là» (ibid.). «[…] quelques lampes électriques dans des rues à peine tracées» (ibid.). «[…] les rues de la cité nouvelle qui n’étaient pas encore nettement tracées» (id., p. 134). «[…] au loin, au flanc d’un coteau, les lumières vertes et rouges d’une ligne de chemin de fer» (ibid.). «Il vit la gare qui était encore à près d’un kilomètre, au sommet d’une route en pente» (id., p. 133). Un tas de sable à gauche. Quelques briques abandonnées à droite» (En robe de mariée, p. 132). 249 Au cours d’un épisode que le résumé n’a pas retenu, Anne-Marie est elle aussi détenue dans ce pavillon. La scène où elle est retrouvée présente à nouveau nombre d’analogies avec celle où est découverte Martine Van Heuvel dans La Fiancée aux mains de glace : «Van Heuvel s’apprêtait à faire sauter la porte d’entrée d’un coup d’épaule, […] Jarry […] fit jaillir un pinceau de lumière d’une petite lampe de poche. […] Un cri l’avertit que la jeune fille était là. Ce n’était qu’une forme sombre étendue sur le sol, ficelée, bâillonnée. […] Le mince pinceau blafard de la lampe de poche éclairait seul cette scène fantomatique» (La Fiancée aux mains de glace, p. 49). «Georges Favereau, un peu pâle, se dirigea le premier vers la porte et, d’un coup d’épaule, renversa celle-ci. […] On entendit un gémissement et le jet d’une lampe électrique éclaira le corps d’Anne-Marie. Sa robe était déchirée, son épaule sanglante, la blessure large ouverte, et elle se tordait pour se débarrasser des liens qui entravaient ses bras et ses poignets» (En robe de mariée, pp. 210-211). L’épilogue se déroule un vendredi 13 février, date anniversaire de la naissance de Simenon. Rappelons que l’action de Mademoiselle X… commençait, elle, un 13 février. Extraits «Chose étrange, depuis que son corps n’était plus là, dans les draps blancs, Dinah semblait moins morte» (p. 43). «Quel était l’état d’âme de Favereau ? On n’eût pu le dire. Son visage était fermé, car il est des émotions trop fortes qui ne trouvent pas le moyen de s’extérioriser. De même que les plaies superficielles sont les plus douloureuses, de même les douleurs qui nous font panteler, crier, nous agiter, sont-elles les douleurs à fleur de peau, sans lendemain. Les autres remuent des choses enfouies tout au fond de nous-mêmes et nul n’en peut rien voir, sinon l’observateur qui sait mesurer la valeur d’un regard, d’une légère crispation des traits, d’un abaissement des commissures des lèvres» (p. 193). «C’était un homme élégant, aux gestes aisés, à la parole facile. Un homme qui débitait les pires atrocités en souriant de son large sourire de fauve» (p. 202). «Rien ne nous détourne d’une grande douleur comme un problème angoissant qu’il faut résoudre de toute urgence» (p. 205). 250 «Tandis qu’il venait prendre des nouvelles d’Anne-Marie, il ne savait pas encore que c’était l’amoureux qui, en lui, était inquiet. Mais il savait déjà que le sentiment violent, impérieux, qui l’avait jeté dans les bras de Dinah était de la passion bien plutôt que de l’amour. Il l’avait désirée, désirée d’autant plus qu’elle s’était toujours refusée, avec un art consommé, au moment précis où elle semblait s’abandonner. Sa vanité d’homme avait été mise en jeu. Sa sensualité s’était exacerbée … Le drame avait balayé tout cela …» (p. 219). «Anne-Marie trahissait son angoisse : — Georges ! Est-ce qu’ils comprendront ? Comprendre qu’un véritable amour était né sur les cendres d’une passion malheureuse … Comprendre que la vie naissait une fois de plus de la mort. N’est-ce pas la loi la plus impérieuse de la nature ?» (p. 220). Luc Dorsan, Garde Clémentine «Petit roman drôle» Roman léger Notice bibliographique inconnue. Date de publication possible, mais non établie : 1928 *. * Il n’est pas du tout certain, en effet, que ce roman et les huit suivants aient vu le jour, même si le Fonds Simenon de l’Université de Liège possède une photocopie de leur version dactylographiée. Claude Menguy, bibliographe attitré de Simenon, pense en tout cas que ces œuvres légères sont demeurées inédites. Questionné à leur propos, notre ami explique la raison de cet avis tout en justifiant son choix de l’année 1928 auquel nous nous rallions sans réserve. Qu’il trouve à nouveau ici nos remerciements pour sa précieuse collaboration et la patience avec laquelle il a contribué à rendre moins caduque notre tentative de chronologie rédactionnelle en essayant d’élucider tels points particulièrement délicats. «Tous les romans — disons “égrillards” pour changer ! — que je cite dans ma bibliographie avec la mention “publication non établie” (mais lesquels pour moi sont inédits) portent après le titre soit l’indication “petit roman drôle”, soit “petit roman folâtre”, ce qui laisse bien supposer que ces textes étaient destinés aux collections jumelles et hebdomadaires éditées par Maxime Ferenczi : “Les Romans Folâtres”, paraissant le jeudi, et “Les Romans Drôles”, paraissant le samedi, collections qui devaient évidemment concurrencer la “Collection Gauloise” des éditions Prima ! Malgré leur prix de vente inférieur de vingt-cinq centimes, il semblerait que lesdites jumelles aient bu assez rapidement le bouillon ! Lancée en janvier 1928 avec Bobette et ses satyres (n° 1), la collection “Les Romans Folâtres” disparaît en effet rapidement des catalogues. Idem pour “Les Romans Drôles”. Curieusement, alors que la date du mois et de l’année de l’achevé d’imprimer figure sur les exemplaires de la collection “Les Romans Folâtres”, nulle trace d’achevé d’imprimer dans “Les Romans Drôles” ! Cela ne m’empêche nullement de situer — sans prendre de gros risques ! — la “publication non établie” de ces petits romans au cours de l’année 1928» (lettre de Claude Menguy à l’auteur datée du 15 novembre 1989). 251 Cinq chapitres. 1 : Où il est question de mes débuts dans les lettres et dans l’amour et où il est démontré que s’il faut tourner sept fois sa langue avant de parler, il est prudent de tourner sept fois sa main avant de caresser. 2 : Où j’ai l’air un peu ridicule mais où je suis bougrement content et où mon atelier devient un véritable paradis. 3 : Une drôle de vie. 4 : À la recherche d’un ami. 5 : Un simple oubli. Résumé Jeune poète provincial venu tenter sa chance à Paris, Hubert voudrait une maîtresse et envie son voisin, le sculpteur Fantori, qui a toutes les bonnes fortunes qu’il désire. Il se lie d’amitié avec lui et le sculpteur lui abandonne volontiers Lili, sa maîtresse du moment. Voici Hubert transformé : son rêve se réalise et il est aux petits soins pour Lili qui apprécie tellement ses gâteries qu’elle ne participe en rien aux travaux ménagers. À la longue, Hubert se lasse de cette attitude et en parle à son voisin qui lui suggère d’offrir Lili à un ami, comme il l’a fait lui-même. Après un bref débat de conscience, Hubert suit ce conseil, mais Fantori en profite pour lui amener Olga, sa nouvelle maîtresse. Commentaire Parfois comique, ce roman écrit à la première personne possède un titre incohérent, puisque nulle Clémentine n’y apparaît. Comme le jeune Simenon lors de ses débuts parisiens, Hubert habite un petit atelier situé «dans une impasse qui donne sur le faubourd (sic) Saint-Honoré et où une vingtaine d’ateliers de ce genre s’alignent, occupés par des peintres, par des sculpteurs, par des écrivains» (p. 1 **). «Cette impasse est quelque chose de spécial, un petit coin intime dans le vaste Paris» (p. 8 **). Autres points communs avec Simenon : le jeune poète fume la pipe et est attiré par les femmes boulottes aux charmes abondants. ** Pagination de la copie dactylographiée conservée au Fonds Simenon de l'Université de Liège. Luc Dorsan, Le Monsieur du samedi «Petit roman drôle» Roman léger Notice bibliographique inconnue. Date de publication possible, mais non établie : 1928 *. Cinq chapitres. 1 : Où le lecteur apprend une façon originale de faire la conquête d’une jolie femme. 2 : Où M. Bigre et Frères décide de tuer un homme et où il fait le nécessaire. 3 : Où une dame qui ne s’y attend pas se trouve en face d’un être étrange. 4 : Où Claudine se révèle sous un tout * Voir la note de la p. 251. 252 autre jour et où Pangolin n’est pas plus fâché que cela. 5 : Où M. Bigre et Frères est bien content de s’en tirer à si bon compte. Résumé Employés chez le fabricant de passementerie Hercule Bigre, Trouillon et Duveau décident de faire une blague à leur collègue Pangolin qu’ils soupçonnent de se vanter lorsqu’il fait état de ses très nombreux succès féminins. Ils parient qu’il ne pourra conquérir la première femme qu’ils lui présenteront. Or, ils le mettent en présence de Claudine, la maîtresse de Bigre, à l’heure où ils savent que celui-ci vient la voir dans son appartement de la rue Chaptal. Pangolin est sur la voie de la réussite lorsque Bigre sonne. Le don Juan se réfugie dans une cheminée qui communique avec un appartement voisin où il séduit une jeune fille. Entre-temps, Bigre découvre chez Claudine des traces laissées par son rival : furieux, il allume un feu dans la cheminée afin de faire sortir l’amant par les toits. Il se précipite ensuite dans la rue avec sa maîtresse pour jouir du spectacle, mais, n’apercevant personne sur les toits, il croit avoir commis un meurtre et fait jurer le secret à Claudine. Lorsqu’elle rentre chez elle, celle-ci découvre Pangolin qui lui renouvelle ses hommages et gagne donc le pari. En outre, il s’installe chez Claudine, puis, faisant chanter Bigre qui croit toujours avoir tué quelqu’un, il obtient une augmentation de ses appointements et divers avantages pour ses collègues. Commentaire Le roman réussit souvent à être comique. Jean du Perry, Les Noces d'Arlette ou Une Orgie à Pithiviers «Petit roman folâtre» Roman léger Notice bibliographique inconnue. Date de publication possible, mais non établie : 1928 *. Cinq chapitres non intitulés. Résumé Arthur Trinquet épouse Arlette Machu, fille d’un notaire de Pithiviers. Vierge et impatient de connaître sa femme qui s’est retirée un moment dans sa chambre, Arthur la rejoint et se précipite sur elle … sans se rendre compte qu’il est en train d’honorer sa bellesœur, Ninie. Lorsque Bébert, le fiancé de Ninie, est mis au courant du fait, il exige en réparation de passer à son tour un moment avec Arlette, sa future belle-sœur. Sa proposition est acceptée par le notaire soucieux d’éviter tout scandale. Bébert s’isole donc avec Arlette, * Voir la note de la p. 251. 253 mais les choses s’éternisent et Arthur déclare que c’est une injustice, car Ninie n’a été sienne que durant trois minutes. Il désire rattraper le temps perdu, ce qui lui est accordé … pour éviter tout scandale. Ainsi, jusqu’à une heure du matin, Bébert et Arlette d’une part, Arthur et Ninie d’autre part se livrent aux ébats amoureux, tandis que certains invités de la noce n’hésitent pas à les imiter. Commentaire Le roman comporte des traits d’humour bienvenus et possède un vocabulaire un peu plus cru que les autres romans légers. Nous trouvons ici le développement d’une situation déjà présente dans la nouvelle intitulée Nuit de noces. À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 271. Gom Gut, Un Homme ardent ou Les Douze Baisers d'Arthur ou La Douzième Étreinte «Petit roman drôle» Roman léger Notice bibliographique inconnue. Date de publication possible, mais non établie : 1928 *. Six chapitres. 1 : La troublante prédiction. 2 : Un homme embêté. 3 : Le douzième son. 4 : Une grosse dame qui est bien bonne. 5 : La fruitière de la rue Lepic. 6 : Un homme entre deux réparations. Résumé Une voyante de la rue Blanche prédit à Arthur qu’il deviendra riche lorsqu’il aura étreint douze fois successivement une femme grosse et d’un certain âge. Il trouve une partenaire et se met à l’ouvrage. Parvenu après plusieurs heures à son avant-dernière étreinte, il est interrompu dans ses œuvres par un incendie qui éclate dans l’hôtel où il officie. Évacué dans la rue par les pompiers, il croit y reconnaître sa partenaire et se précipite avec elle dans le couloir sombre d’une maison voisine pour consommer sa douzième étreinte. Il s’aperçoit trop tard que, dans sa hâte, il s’est trompé sur la personne : il a emmené une fruitière veuve que cet assaut a troublée au point qu’elle accueille Arthur chez elle et projette de l’épouser. Cependant, la fruitière a une fille jeune, belle et appétissante qu’Arthur désire bien plus que * Voir la note de la p. 251. 254 sa mère, de sorte qu’un jour, il renouvelle avec elle, mais cette fois dans la joie et l’exaltation, l’épreuve des douze étreintes. La fruitière met le comble à son bonheur en acceptant qu’il épouse sa fille. Commentaire Ce roman amusant n’est pas sans analogie avec L’Homme aux douze étreintes dont il constitue une sorte de variante. Plick et Plock, Le Chéri de tantine ou Le Trio en folie «Roman folâtre» Roman léger Notice bibliographique inconnue. Date de publication possible, mais non établie : 1928 *. Sept chapitres. 1 : D’un charmant petit jeune homme qui, après avoir reçu les recommandations de sa maman fait la connaissance de son tonton et de sa tantine et d’une touchante scène de famille qui en résulte. 2 : D’une drôle de façon qu’Emma possède d’éveiller les gens et des découvertes d’Albert sur la personne de sa tantine. 3 : Des fantaisies auxquelles se livrent le tonton et Emma et de la folie subite qui étreint Albert. 4 : D’une nuit unique, extraordinaire où, dans l’obscurité, Albert Chet se croit à deux doigts de la mort. 5 : Une drôle de vie qui commence et qui a des charmes multiples encore qu’elle ressemble à un emprisonnement. 6 : De la difficulté qu’il peut y avoir à satisfaire deux maîtresses et à plus forte raison une troisième. 7 : Où la solution au problème se présente d’elle-même, d’une façon inattendue, il est vrai, et assez peu agréable. Résumé Albert Chet, jeune et joli garçon de dix-huit ans qui n’a jamais connu d’aventures, arrive de Pontarlier afin de poursuivre ses études à Paris où il prend logement chez son oncle et sa tante Magloire, rue Caulaincourt. Sa tante et la jeune bonne, Emma, ont tôt fait de le déniaiser, mais Albert commence à trouver épuisant le service de ces deux maîtresses, d’autant plus que son oncle l’emmène de temps à autre voir les filles. S’apercevant qu’Albert est l’amant de sa femme, l’oncle encourage cette liaison, mais il se montre irrité quand le jeune homme lui avoue sa relation avec Emma. Celle-ci est en effet aussi la maîtresse de Magloire qui décide, par jalousie, de mettre Albert hors de chez lui. Commentaire Le roman comporte quelques passages amusants. * Voir la note de la p. 251. 255 Albert est originaire de Pontarlier, tout comme Bobette, l’héroïne d’Une Petite très sensuelle, autre roman léger. À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 271. Plick et Plock, Les Clients de Mme Marthe «Petit roman folâtre» Roman léger Notice bibliographique inconnue. Date de publication possible, mais non établie : 1928 *. Cinq chapitres, le cinquième étant noté VI. 1 : Où le lecteur pénètre au Pirouett’s bar et où il fait connaissance avec quelques personnages des plus sympathiques, encore qu’il lui soit strictement défendu de forniquer avec les dames de l’établissement. 2 : Où l’air est frémissant de caresses et où la danse devient une chose exquise encore qu’il soit toujours strictement interdit de forniquer. 3 : Où le spectacle devient hallucinant mais où il est toujours interdit de forniquer. 4 : Où cela continue, où c’est même de pis en pis mais où il reste strictement interdit de se livrer à des actes que la morale réprouve mais que la repopulation exige. 5 (6) : Où l’on assiste à un spectacle plutôt attristant et où nul n’aurait le courage de se livrer à des actes que la morale tolère mais qu’exige la repopulation. Résumé Pour fêter le dixième anniversaire de leur mariage, M. et Mme Dupois pénètrent au Pirouett’s, bar américain de la rue Fontaine tenu par Mme Marthe. Là, quelques entraîneuses et beaux jeunes gens les émoustillent, puis la danse achève de mettre leurs sens en émoi. Comme le bar doit fermer, le groupe se rend dans un établissement qui propose des tableaux vivants. Les Dupois ont leurs désirs exacerbés, mais on ferme à nouveau et tous vont dans un autre lieu discret où on leur projette des films pornographiques. Là, malgré le règlement interne, Mme Dupois trompe son mari … qui se réveille. En effet, ce n’était qu’un rêve : les Dupois sont bien entrés au Pirouett’s où Mme Marthe, tout en leur servant plusieurs bouteilles de champagne, leur a raconté comment son bar connaissait autrefois un immense succès grâce à des entraîneuses et des jeunes gens soudoyés qui emmenaient les clients chez sa sœur voir des tableaux vivants, puis chez sa mère, où étaient projetés des films pornographiques. Ivres, les Dupois se sont endormis après que Marthe leur ait vendu son bar sans qu’ils s’en aperçoivent. * Voir la note de la p. 251. 256 Commentaire Nullement déplaisant, le roman reprend le thème de La Noce à Montmartre. Passant de la rue de Douai à la voisine rue Fontaine, le Picratt’s Bar devient malicieusement le Pirouett’s Bar dont la propriétaire reste une Mme Marthe désireuse, dans l’un et l’autre ouvrages, de se débarrasser d’un établissement peu rentable. Sandor, Une Petite Femme sincère «Petit roman drôle» Roman léger Notice bibliographique inconnue. Date de publication possible, mais non établie : 1928 *. Six chapitres. 1 : Portrait de la petite femme sincère — Portrait de l’amateur de petite femme sincère — Commencement d’un tendre duo. 2 : Alfred est de plus en plus troublé — La petite femme est de plus en plus sincère — Le duo est de plus en plus tendre. 3 : L’histoire se complique encore — Alfred végète dans un placard — Il fait la connaissance d’un mari qui se montre gentleman. 4 : Il y a un homme de trop — Alfred reçoit encore deux mille francs — Il n’essaie même plus de comprendre. 5 : Le mystère s’épaissit mais Alfred parvient à dormir — Il est question d’un prince et d’un maharadjah — Il est question aussi d’un enlèvement. 6 : Lulu est tout à fait sincère — Alfred n’est pas tout à fait heureux. Résumé Resté célibataire malgré son âge mûr, Alfred devient amoureux de Lulu, dont le mystère l’attire. En fait, il s’aperçoit bien vite que Lulu lui ment effrontément, de sorte qu’il ne parvient plus à savoir quand elle dit la vérité. Ainsi, elle prétend avoir été enlevée par un maharadjah et sauvée par un prince, mensonge manifestement inspiré par un film qu’elle a vu récemment. Pourtant, Lulu sembler aimer Alfred : elle se donne à lui et a l’intention de devenir sa femme. Il l’épouse malgré sa mythomanie, mais il n’est pas tout à fait heureux. Commentaire Le roman se révèle assez terne malgré le sujet qui aurait mérité un autre développement. * Voir la note de la p. 251. 257 Jean Sandor, Julius et sa négresse ou La Négresse déchaînée «Petit roman folâtre» Roman léger Notice bibliographique inconnue. Date de publication possible, mais non établie : 1928 *. Cinq chapitres, le quatrième étant noté «Troisième». 1 : On trouve une nègresse (sic) nue dans les rues de Pithiviers et on cherche en vain l’heureux propriétaire — Par contre une annonce donne des résultats sensationnels. 2 : La pensionnaire du ménage Julius — Une annonce qui donne des résultats ébouriffants — Arnica veut de l’amour. 3 : Arnica a de terribles exigences et le ménage Julius tient une conférence importante au cours de laquelle il prend d’héroïques décisions. 4 (3 … bis) : Les effarements d’un garçon laitier et les curiosités d’une petite ville. 5 : Fermé pour cause de transformations — La colère de la grosse dame qui prétend avoir raison et qui finit par se facher (sic) tout rouge. Résumé Correcteur au Phare de Pithiviers, Julius rentre chez lui au petit matin lorsqu’il remarque, couchée dans la rue, une négresse nue et en pleurs. Il ne résiste pas aux charmes d’Arnica qui le suit chez lui, au grand dam de Catherine, sa femme. Les voici bien ennuyés, d’autant plus que le commissaire, mis au courant, déclare à Julius qu’il est responsable de cette mineure de seize ans. Le correcteur fait paraître dans son journal une annonce destinée à rendre Arnica à sa famille. Du coup, tout Pithiviers se précipite chez Julius pour voir la négresse nue, mais ce défilé excite fortement Arnica qui réclame de l’amour. Après un entretien avec Catherine, Julius s’exécute par des ébats réitérés. Se sentant frustrée, Catherine débauche le garçon laitier. Peu après arrive la «propriétaire» d’Arnica : c’est la patronne du Grand 13, la maison close du lieu, qui exige de Julius la valeur de huit passes et demie. Julius paie pour avoir la paix, tandis que la patronne félicite Arnica : celle-ci a en effet fort bien joué son rôle qui consistait à attirer l’attention générale de Pithiviers sur elle et, par conséquent, sur le Grand 13. Commentaire Le roman ne manque pas de scènes cocasses. Après Les Noces d’Arlette, Julius et sa négresse retrouvent Pithiviers comme cadre spatial, ce qui fait de cette cité beauceronne — à égalité avec Pontarlier (voir Une Petite très sensuelle et Le Chéri de tantine) — la capitale provinciale du vice selon les romans légers de Simenon. À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 271-272. * Voir la note de la p. 251. 258 Sandor, Emma la gaillarde «Petit roman leste» Roman léger Notice bibliographique inconnue. Date de publication possible, mais non établie : 1928 *. Sept chapitres. 1 : Où il est question d’une bonne petite ville, d’un bon petit homme et d’une bonne qui est la perle des perles. 2 : Où l’on voit M. Bonadieu mener une drôle de vie et où les nichons d’Emma prennent, dans sa maison, une place plus qu’importante. 3 : D’une soirée pendant laquelle ce bon M. Bonadieu eut chaud et qui fut suivie d’une nuit durant laquelle il eut plus chaud encore. 4 : Où il est démontré que, si un gateau (sic) de miel attire les mouches, il est des choses qui attirent plus sûrement encore les messieurs. 5 : Où il est démontré que les seins peuvent être des armes dangereuses, encore que non prohibées. 6 : Où Gustave frémit en s’entendant appeler ainsi mais où, peu à peu, il prend singulièrement goût à la chose. 7 : Où le notaire se montre le plus heureux des hommes et où M. Bonadieu marche de stupéfaction en stupéfaction, et de stupéfaction en volupté. Résumé Gustave Bonadieu, rentier à Trouhalec, a une nouvelle bonne, Emma, dont les seins plantureux, fermes et élastiques à souhait l’excitent grandement et font jaser toute la petite ville. Soucieux cependant de sa tranquillité de célibataire, il se garde bien de goûter à ces fruits jusqu’au jour où, les sens exacerbés, il tente de posséder Emma qui l’éconduit. Il apprend peu après que sa bonne va épouser le notaire dont elle n’est pourtant pas amoureuse : au contraire, c’est Gustave lui-même qu’elle aime et, pour le lui prouver, elle devient sa maîtresse. Le rentier s’étonnant de cette versatilité, elle lui explique alors qu’elle ne s’est pas donnée à lui plus tôt parce qu’elle suivait un conseil de sa mère : il ne faut pas céder à l’homme aimé si l’on n’est pas mariée. Commentaire Roman parfois amusant, Emma la gaillarde laisse apparaître deux fois (pp. 11 et 12 **) la variante Donadieu du nom Bonadieu. C’est là, on le sait, un patronyme qui fera fortune dans l’œuvre future de Simenon. À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 272. * Voir la note de la p. 251. ** Pagination de la copie dactylographiée conservée au Fonds Simenon de l'Université de Liège. 259 Jean Dorsage, L'Amour méconnu «Roman sentimental» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 51, s.d. (1929), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 7 janvier 1929. Cinq chapitres. 1 : Deux amis. 2 : L’intrus. 3 : Après l’étreinte. 4 : Deux mentalités. 5 : La vengeance. Résumé Michel et Martine Darrien reçoivent dans leur propriété vinicole proche de Sancerre un vieil ami de Michel, le Parisien Georges Malois. Celui-ci profite du fait que Martine rêve de Paris pour la séduire facilement. Elle tombe dans les bras de l’élégant Malois, mais s’en repent bientôt en songeant qu’il s’est servi d’elle comme d’un jouet futile. Son désarroi ne prend fin que quand son mari, qui a tout deviné, met Malois en demeure de quitter le logis. Le bon Michel pardonne volontiers à sa femme, leur amour étant bien au-dessus de considérations aussi superficielles. Commentaire L’amour quotidien et stable vainc à nouveau la passion qui n’apporte que trouble. Cette passion est d’ailleurs une fois encore liée à l’orage, comme dans Songes d’été : le rapprochement semble dès lors évident entre la manifestation épisodique du phénomène naturel foudroyant et l’assouvissement passager des sens exacerbés. Le cadre spatial est celui où se déroulaient partiellement Un Péché de jeunesse et Le Feu s’éteint, ce Sancerrois vinicole que Simenon a bien connu quand il servait de secrétaire au marquis de Tracy. Extrait «N’est-ce pas l’éternel antagonisme de l’homme et de la femme, la différence profonde entre l’âme féminine et le cœur masculin, qui sépara dès lors Georges Malois et Martine, plus encore que si toujours ils eussent été des ennemis mortels ? Martine était assez fine pour lire les pensées les plus secrètes d’un être, et son amant ne lui avait pas permis de se faire longtemps illusion. Il prouvait une fois de plus que, pour l’homme, l’amour n’est souvent qu’un jeu dont il recherche les plaisirs en n’en voulant ni voir ni accepter les conséquences. D’ailleurs, ne l’avait-il pas avoué d’avance avec des fleurs de rhétorique, il est vrai, si bien que Martine alors n’avait pas compris. Il lui avait parlé de l’aventure, de l’amour sans lendemain, de l’étreinte qui ne laisse qu’un grisant souvenir. N’est-ce pas souvent cela, l’amour, pour un homme ?» (p. 22). 260 À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 270, 271. G. Violis, Rien que pour toi «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 52, s.d. (1929), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 14 janvier 1929. Cinq chapitres suivis d’un épilogue. 1 : Une gamine drôlement fagotée. 2 : La merveilleuse quinzaine. 3 : Une transformation magique. 4 : La demoiselle en vert. 5 : Une mission déplaisante. Résumé Orpheline, Germaine a été recueillie par un oncle à qui elle sert de domestique dans son auberge montagnarde proche de Clermont-Ferrand. En août, Marcel Duvivier, un rentier parisien peintre à ses heures, voit en elle un délassement vacancier, tandis que la jeune fille se livre à lui avec passion : elle croit avoir trouvé l’amour. Décidée à le retrouver, elle quitte son auberge pour Paris où Duvivier ne la reçoit même pas : il est en effet occupé par une partie fine qu’il a organisée ; en outre, Germaine est vraiment trop «mal fagotée». Elle échoue à la Rotonde où un brave amateur de peinture nommé Boiret se montre sensible à son désarroi et entreprend sa transformation extérieure, de sorte que Duvivier, lorsqu’il la revoit par hasard, a peine à reconnaître en elle l’ancienne paysanne «mal fagotée» qu’il a naguère repoussée. Elle se moque à son tour de lui, puis, par bravade, veut devenir la maîtresse de son bienfaiteur, mais elle s’évanouit avant de s’abandonner dans ses bras. Boiret a toutefois deviné que l’amour de Germaine pour Duvivier est loin d’être éteint ; il se rend donc chez le peintre et le convainc d’aller voir Germaine. Cette démarche aboutit : Germaine et Duvivier sont à nouveau amants, mais Boiret est un peu triste, car lui aussi aimait Germaine … Commentaire Les personnages sont fortement typés : la jeune paysanne amoureuse et rêveuse, le «gros sentimental» qui la transforme, le viveur impénitent pris au piège de l’amour. Un artiste peintre se nommait déjà Duvivier dans Un Petit Corps blessé. 261 Luc Dorsan, Un Drôle de Coco Roman léger Paris, Prima, «Collection Gauloise», 118, s.d. (1929), 18,5 x 12 cm, 47 pp. Date de parution présumée : 25 janvier 1929. Quatre chapitres. 1 : Où l’on voit un monsieur jaloux exhaler sa douleur et se mettre avec acharnement à la poursuite d’un adultère, mais où les événements prennent une tournure qu’il n’avait pas prévue. 2 : Où l’on voit un mari qui n’est pas content du tout, mais pour des raisons assez inattendues et où un pauvre diable d’amant est traité sans la moindre douceur. 3 : Où il est prouvé qu’il n’est pas facile de faire plaisir à tout le monde et où, malgré moi, je mets à nouveau dans l’âme de Machumel de sombres soupçons. 4 : Où l’on voit se conclure un drôle de marché et où un tentateur est envoyé à Huguette. Où l’on assiste à un flagrant délit. Résumé Albin Machumel est un «drôle de coco». Il est convaincu — avec raison — que sa femme, Huguette, le trompe, mais il voudrait en même temps se rassurer et se prouver à luimême qu’elle ne le trompe pas. Aussi demande-t-il à son ami Ernest de tenter la conquête de sa femme. Ernest se récuse, puis accepte, pressé par son ami. Il emmène donc Huguette chez lui et devient aussitôt son amant. Or, Machumel lui avoue le lendemain qu’il l’attendait à son propre domicile avec un commissaire pour surprendre le flagrant délit et obtenir le divorce à son avantage. Outré par cette attitude, Ernest lui déclare tout net que sa femme s’est bel et bien donnée à lui. Machumel ne le croit pas et Ernest, comprenant que son ami cherchait à être rassuré, se rétracte en disant qu’il n’a pu entraîner la fidèle Huguette sur la voie de l’adultère. Machumel est temporairement tranquillisé, tandis qu’Ernest et Huguette continuent à se rencontrer à son insu. Ses soupçons se rallument lorsqu’il trouve dans le lit conjugal un mouchoir compromettant. Il réitère alors sa première mise en scène grâce à la complicité d’un individu qu’il paie pour séduire Huguette. L’homme accepte à condition de ne pas aller jusqu’à la consommation de l’acte. Ceci arrange Machumel qui arrive à nouveau avec un commissaire pour constater le flagrant délit. On trouve bien Huguette au lit et l’homme en caleçon. Le délit est donc flagrant, mais en examinant les «choses» de près, le commissaire et le mari s’aperçoivent que le complice est émasculé, rançon d’un accident de voiture. Aux yeux de Machumel, Huguette est donc innocente et il s’excuse. Commentaire Le récit est parfois amusant. Il s’agit d’un roman à la première personne dont le narrateur n’est autre qu’Ernest, témoin «privilégié». Extrait «Un jour j’écrirai tout un livre sur les jambes, ou en tout cas un très long chapitre. J’essayerai d’élucider ce troublant mystère : pourquoi les jambes sont-elles si idoines à nous induire en concupiscence suraiguë alors que, le moment venu, c’est-à-dire au lit (ou 262 en tout autre lieu favorable) elles perdent toute utilité et n’attirent plus un seul instant notre attention ?» (pp. 1-2). Jean du Perry, La Fille de l'autre «Roman sentimental» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Livre», 847, s.d. (1929), 14 x 10,5 cm, 95 pp. Achevé d’imprimer : 30 janvier 1929. Neuf chapitres suivis d’un épilogue. 1 : Les amoureux traqués. 2 : Le chauffeur mystérieux. 3 : Boulevard Suchet. 4 : Avenue de l’Opéra. 5 : L’étrange défense. 6 : Un coup de théâtre. 7 : Le chauffeur mystérieux *. 8 : Un homme défend sa tête. 9 : La parole est aux jurés. Résumé Le journaliste Henry Sorge est amoureux de Jane Darimer, mais le beau-père de celleci, le financier et spéculateur François Ortis, exige qu’elle épouse le riche Leperreux. Malgré qu’elle en ait, Madeleine, la mère de la jeune fille, appuie les dires de son mari, car ce mariage permettrait à la famille d’éviter la ruine. Henry projette d’enlever Jane lorsque le chauffeur d’Ortis, Jean, se permet de lui conseiller plutôt de chercher dans le bureau du financier des pièces compromettantes qui permettraient au journaliste de faire pression sur lui. Or, peu après, Ortis est assassiné dans son bureau : les soupçons se portent sur Henry qui avoue s’être trouvé sans le vouloir en face d’Ortis dans le bureau, mais affirme l’avoir quitté en vie. Henry est arrêté malgré ses protestations d’innocence quand survient Jean qui confesse avoir tué Ortis et apporte les preuves de son crime, mais refuse d’expliquer les causes de ce geste : il ne parlera qu’aux assises. Là, Jean fait enfin des révélations. Il y a vingt ans, il était l’ami d’Ortis et le mari de Madeleine. Ortis étant parti en Afrique, Jean l’avait rejoint dans le but de s’enrichir. Il s’est aperçu dans ces lointaines contrées que son ami bâtissait déjà sa fortune sur des escroqueries. Il le lui a reproché et Ortis l’a fait assassiner. Sa mort a même été annoncée en France, ce qui explique que sa veuve ait ensuite pu épouser Ortis, lequel se posait ainsi en bienfaiteur. En fait, Jean n’était que blessé et a été recueilli par une tribu à laquelle il s’est intégré. Lors d’un combat contre une tribu rivale, il a été fait prisonnier et a subi des mutilations au visage. Rentré en France depuis peu, méconnaissable à cause de ses blessures, Jean a tenté de retrouver Madeleine et l’a découverte mariée à Ortis. Devenu chauffeur de son ancien ami, il a essayé d’empêcher le mariage projeté et a tué Ortis quand celui-ci lui a ri au nez en prétendant que jamais on ne le croirait s’il disait la vérité. On le devine, Jean est acquitté. Il va pouvoir épouser … sa veuve, tandis que Jane épousera Henry. Le meurtre d’Ortis a en outre révélé diverses escroqueries du spéculateur. * La répétition du titre montre à nouveau le peu de sérieux accordé par Simenon à ces modestes tentatives romanesques. 263 Commentaire Les rebondissements n’empêchent pas que l’on devine rapidement le nœud de l’intrigue, annoncé dès le titre. Nous avons déjà rencontré dans des romans antérieurs le motif de la jeune fille qui sacrifie son amour pour un mariage de raison destiné à sauver sa famille de la ruine. Contentons-nous de rappeler L’Heureuse Fin et L’Étreinte tragique. De même, un drame africain passé était la cause lointaine du drame présent dans Un Tout Petit Cœur ; il en sera de même dans des œuvres signées Simenon, entre autres dans quelques nouvelles. Les débuts difficiles de Henry Sorge dans le journalisme ne sont pas sans évoquer les débuts de Simenon à la Gazette de Liége : «On l’accepta dans un petit journal pour s’occuper des “chiens écrasés”, c’est-à-dire pour courir les commissariats de Paris afin de s’y renseigner sur les menus faits de la rue» (p. 12). À consulter C. KNODEN, Images d’Afrique dans le roman français de Belgique (mémoire de licence en philologie romane, Université de Louvain-la-Neuve, 1988), pp. 69, 99, 100, 113. M. LEMOINE, «Images de journalistes dans l’œuvre romanesque de Simenon», in Cahiers Simenon, n° 4, Du petit reporter au grand romancier, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1990, p. 53. Georges Sim, L'Homme à la cigarette Roman sentimental, policier et d’aventures Paris, Tallandier, «Romans célèbres de drame et d’amour», 183, 1931, 22 x 18 cm, 126 pp. Dates de rédaction possibles, mais non établies : hiver 1928-1929 ou hiver 19301931 *. Trois parties de cinq, six et six chapitres, les titres des troisième et quatrième chapitres de la deuxième partie étant incohérents. I: Le mangeur de verre. 1 : «Allons … chez Léon». 2 : Le cotre disparu. 3 : La mort de William Biglow. 4 : J.K. Charles. 5 : Les empreintes de P’tit Louis. II : L’enlèvement de Betty. 1 : Joseph Boucheron. 2 : L’amant de Mrs. Biglow. 3 : Midi. 4 : Le portrait. 5 : M. Charles, vigneron. 6 : 40° de fièvre. III : La maison de Sancerre. 1 : L’aube inquiétante. 2 : Les confidences de J.K. Charles. 3 : L’hôtel de la rue de Berry (sic). 4 : Celle qui a tué. 5 : À bâtons rompus. 6 : L’Atlantic. * Voir note page suivante. 264 Résumé Le richissime philanthrope américain William Biglow est assassiné à son domicile parisien de la rue de Berri. L’assassin est rapidement identifié grâce à des empreintes laissées sur un verre : il s’agit d’un homme qui a déjà eu affaire à la justice, le matelot Louis Chapenet, dit P’tit Louis, mais celui-ci est en mer pour une longue campagne de pêche. L’inspecteur Boucheron se rend à Fécamp pour l’appréhender à son retour, mais P’tit Louis se fait littéralement enlever au nez et à la barbe de l’inspecteur par l’homme à la cigarette, personnage mystérieux ainsi surnommé parce qu’il a toujours à la bouche une fausse cigarette bourrée de poudre prête à exploser. Renseignements pris par Boucheron, il s’avère que l’homme est un agent du service de contre-espionnage connu sous le sobriquet de J.K. Charles. L’inspecteur ne tarde pas à apprendre que J.K. Charles est l’amant d’Eléonore Biglow, veuve de la victime, mais pourquoi a-t-il enlevé P’tit Louis, dont la piste paraît définitivement perdue ? Boucheron est d’autant plus frustré dans son enquête qu’il n’a aucune prise sur J.K. Charles, lequel semble le narguer par une série d’actes incompréhensibles. Ainsi, lorsqu’il invite le policier à aller vérifier si les empreintes relevées sur le verre sont bien celles de P’tit Louis, Boucheron trouve … ses propres empreintes. Les choses se compliquent encore quand J.K. Charles procède à un nouvel enlèvement, celui de Betty Tramson, la nièce de William Biglow. Or, dans la chambre de Betty s’étend une mare de sang : Boucheron * Un problème se pose au sujet de la datation du roman. La date de 1929 est suggérée par un document émanant du secrétariat de Georges Simenon et précisant que L’Homme à la cigarette a été donné en lecture dès 1929 à la N.R.F. qui l’a refusé ; ce document ajoute que le roman a aussi été présenté chez l’éditeur Fayard, où il a été pareillement repoussé, avant d’être accepté par les éditions Tallandier. Rappelons que l’ouvrage a enfin été publié par ce dernier éditeur le 26 mars 1931. Or, un passage du roman fait état de la dégustation d’un vin de Sancerre datant de 1930 ; dans une scène se déroulant au cours de la nuit du 2 au 3 janvier d’une année non autrement précisée, J.K. Charles fait à Boucheron la proposition suivante : «Si vous êtes comme moi, nous boirons quelques verres ensemble, histoire de faire connaissance avec mes différentes récoltes. Et vous verrez que le 1930 ne sera pas inférieur, avec un peu de bouteille, aux meilleures années …» (p. 83). Cet extrait infirme évidemment la théorie selon laquelle le roman a été écrit en 1929, Simenon n’ayant pas l’habitude de situer dans le futur — fût-il proche — l’action de ses fictions. Deux hypothèses peuvent dès lors être envisagées. Selon la première, fondée sur une lecture attentive du texte et sur les données objectives fournies par celui-ci, L’Homme à la cigarette n’a pas pu être rédigé avant l’hiver 1930-1931 et le document manuscrit provenant du secrétariat de Georges Simenon contiendrait une erreur manifeste. La seconde hypothèse ne rejetterait pas ce document et conclurait que l’ouvrage a été écrit durant l’hiver 1928-1929, la date figurant p. 83 ayant été modifiée lorsque le manuscrit du roman a finalement été accepté par Tallandier. Mis au courant de cette anomalie, Claude Menguy se déclare nettement plus favorable à la première hypothèse, confortée par la présence, dans le roman, d’une maison bretonne «en pierres grises» (p. 102), détail que Simenon n’aurait pu connaître, selon l’éminent bibliographe, avant son séjour de l’hiver 1930-1931 à Concarneau (lettres de Claude Menguy à l’auteur datées du 12 décembre 1989 et du 7 février 1990). Bien que nous voyions dans ce détail un indice susceptible d’étayer la position des tenants de la rédaction durant l’hiver 1930-1931, nous pensons, quant à nous, que ces «pierres grises» pourraient aussi constituer un simple lieu commun breton, même si on les retrouve à Concarneau dans Le Chien jaune. Enfin, un dernier élément versé à ce dossier : notre ami Claude Menguy, qui joint à ses connaissances de simenologue un talent non négligeable d’œnologue, nous signale que 1928 fut une bonne année et 1930 une année moyenne pour les vins du Sancerrois (lettre de Claude Menguy à l’auteur datée du 27 juin 1988). Voilà qui pourrait appuyer l’une et l’autre hypothèses sans les départager formellement. Il est bien difficile, dans ces conditions, de se rallier à une position plutôt qu’à une autre, d’autant plus que nous ne pouvons négliger, touchant ce roman partiellement fécampois, les fréquents séjours effectués par Simenon à Fécamp durant l’hiver 1928-1929, ces séjours ne constituant pourtant pas, eux non plus, une preuve définitive … 265 soupçonne donc J.K. Charles de l’avoir tuée après avoir tué son oncle, mais pourquoi ? La clé des deux affaires est révélée à Boucheron par l’homme à la cigarette lui-même que l’inspecteur retrouve à Sancerre où le mystérieux personnage est connu comme vigneron et où il soigne Betty, qui est grièvement blessée. J.K. Charles est devenu l’amant de la belle Eléonore Biglow, mais a été séduit par Betty dès qu’elle est arrivée, orpheline, chez son oncle. Ce dernier a aussi été attiré par la jeune fille et c’est elle qui l’a tué alors qu’il voulait abuser d’elle. Pour la sauver, J.K. Charles, seul à connaître la vérité, a organisé une mise en scène consistant notamment à amener auprès de la victime un verre portant les empreintes de P’tit Louis qu’il avait découvert rue de Lappe en état d’ivresse. Ne souhaitant cependant pas qu’un innocent soit condamné, il a enlevé P’tit Louis et l’a envoyé à Amsterdam. Néanmoins, malgré son amour pour Betty, J.K. Charles n’a pu se résoudre à abandonner Eléonore qui l’aime passionnément. Il a même poussé l’honnêteté et le sens de l’altruisme jusqu’à ne jamais toucher Betty, pourtant amoureuse de lui, et il a annoncé à Eléonore qu’ils allaient faire ensemble un voyage en Orient. Eléonore s’est vantée de ce succès face à Betty qui, de dépit, a tenté de se suicider. En l’«enlevant», J.K. Charles l’a donc sauvée et il demande à Boucheron de veiller sur elle pendant qu’il sera en voyage avec Eléonore. Séduit lui aussi par Betty, Boucheron va audelà des désirs de J.K. Charles puisqu’il est fiancé à la jeune fille lorsque se termine le récit. Commentaire L’intrigue est fort bien menée dans la mesure où l’enquête piétine et où le mystère n’est dévoilé qu’au terme du roman, le suspect mettant fin lui-même à la suspicion dont il fait l’objet et éclaircissant les événements en présence du policier qui le recherche. Les personnages sont peints de manière beaucoup moins idéalisée que dans beaucoup d’autres romans populaires. L’œuvre acquiert par là un réalisme et un ton de vérité qui annoncent les romans signés Simenon. En outre, ce qu’il est convenu d’appeler l’atmosphère reçoit tous les soins de l’auteur. La conjugaison de ces divers éléments fait de L’Homme à la cigarette un des meilleurs romans populaires de Simenon. Il semble que l’auteur a créé le personnage de J.K. Charles en pensant à Jarry dont il constitue, à bien des égards, un prolongement. En effet, comme Jarry, J.K. Charles a des intérêts marqués pour l’ethnologie (p. 36) et pour les voitures rapides (pp. 30, 95) ; son appartement parisien possède le même aspect hétéroclite que celui de son prédécesseur (pp. 41, 73) et son domestique est aussi prénommé Albert ; il prend plaisir à narguer la police avec bonhomie, comme l’aventurier de L’Amant sans nom. L’intrigue sentimentale de L’Homme à la cigarette est d’ailleurs calquée sur celle de L’Amant sans nom : rappelonsnous que dans ce dernier roman, Jarry est l’amant d’Eléonore Bruce, tandis qu’il aime vraiment la nièce de celle-ci, Jessie Dessmond ; dans L’Homme à la cigarette, J.K. Charles est l’amant d’Eléonore (encore !) Biglow, tout en étant secrètement amoureux de la nièce de celle-ci, Betty Tramson ; dans les deux romans, le mari d’Eléonore est assassiné, qu’il s’agisse de Harry Bruce dans L’Amant sans nom ou de William Biglow dans L’Homme à la cigarette ; on aura aussi remarqué que J.K. Charles et le Jarry de L’Amant sans nom se plient tous deux complaisamment aux fantaisies d’une maîtresse encombrante dans le seul but de ne pas la décevoir. Il y a plus. Tout comme Jarry, au cours de ses aventures, désire vivre de multiples vies (La Fiancée aux mains de glace, p. 32), J.K. Charles, lors de sa confession à Boucheron, explique non sans lyrisme comment il rêve lui aussi de vivre la vie 266 des autres (pp. 102, 110). C’est là une particularité que Maigret reprendra à son compte dans la mesure où il s’attachera à s’identifier aux individus à propos desquels il enquête. C’est aussi là un trait appartenant en propre à la vie réelle et aux rêves du jeune Simenon. Il faut néanmoins préciser que J.K. Charles n’est pas Jarry et qu’il possède sa propre individualité. Il est notamment moins épris de l’Aventure et ses actes se fondent sur une attitude plus réfléchie et plus profonde ; souvenons-nous en effet que Jarry suivait davantage ses impulsions du moment. N’oublions pas non plus que c’est J.K. Charles, et non Jarry, qui émet la fameuse profession de foi concernant les vies multiples. L’Homme à la cigarette possède un aspect policier incontestable. En dehors de J.K. Charles, le personnage le plus attachant est l’inspecteur Boucheron qui traque inlassablement le héros. Bien qu’il soit doté d’un physique qui sera celui de l’inspecteur Sancette, Boucheron peut être considéré comme un ancêtre de Maigret dont il a déjà le «pardessus noir» (p. 31). En effet, Boucheron se refuse à baser son enquête sur des procédés déductifs (pp. 34, 68) et il regrette bien de n’avoir pas reniflé la maison du crime (p. 60) au lieu de s’être laissé piéger par l’évidence des empreintes sur un verre. Comme le fera parfois Maigret, Boucheron dresse volontiers un schéma de l’affaire en cours, «schéma réduit à sa plus simple expression» (p. 48), mais qui devrait, par sa simplicité même, aider sa recherche. L’inspecteur connaît aussi cet état «à la fois suave et douloureux» (p. 64) qui sera souvent celui de Maigret sur le point de mener à bien son enquête. Boucheron a l’habitude de travailler avec un autre policier d’ «une placidité à toute épreuve» (p. 37). Caillol — tel est son nom — est aussi inspecteur ; «trapu, pesant» (ibid.), âgé d’ «une quarantaine d’années» (ibid.), il possède les poings «les plus volumineux et les plus durs de toute la police française» (ibid.). Ce couple Boucheron-Caillol est une descendance évidente du couple Desternes-Aubier d’En robe de mariée. Souvent aussi, le roman met l’accent, de manière réaliste, sur les inconvénients et les difficultés du métier de policier : «Boucheron eut la patience de se promener pendant près de trois heures encore sur ce même bout de trottoir dont il connaissait maintenant les moindres détails. Car il n’y a que dans les romans que le métier de policier consiste uniquement en déductions géniales et en exercices plus ou moins acrobatiques. Dans la réalité, il s’agit avant tout d’avoir des provisions infinies de patience, de résister au sommeil quand on a vingt-quatre heures à passer sur la banquette de la salle d’attente d’une gare ou dans l’encoignure d’une porte» (p. 58). Après L’Amant sans nom et Marie-Mystère, L’Homme à la cigarette nous entraîne à Fécamp : c’est là que se déroule l’ouverture — le chapitre premier — du roman dont la première partie est intitulée Le Mangeur de verre. Ce titre est aussi celui du chapitre premier d’un des premiers romans de Maigret, Au Rendez-Vous-des-Terre-Neuvas, chapitre qui présente de nombreux points communs avec le début de L’Homme à la cigarette, comme en font foi les extraits suivants dont il ne serait pas aisé de distinguer a priori ceux qui appartiennent à l’ouvrage signé Simenon et ceux qui proviennent du roman publié sous pseudonyme. Dans l’un et l’autre, la scène a pour cadre un bistrot du port tenu par Léon où sont venus se désaltérer des matelots rentrant d’une campagne de pêche ; parmi eux, un Breton et P’tit Louis, qui éprouve le besoin de se mettre en valeur après avoir déjà beaucoup bu. 267 «Tous avaient les poches pleines de billets crasseux» (L’Homme à la cigarette, p. 7). «— Avant-hier, il avait près de mille francs en poche !» (Au Rendez-Vous-desTerre-Neuvas, in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1967, t. III, p. 14). «C’étaient les hommes de l’Atlantic, un terreneuvier qui était rentré au port à cinq heures, après neuf mois de pêche à la morue» (ibid.). « — Après trois mois de mer, hein ! ça se comprend … — C’est l’équipage de l’Océan ? » (id., p. 11). «Il y avait une majorité de Bretons» (id., p. 8). « — Il n’y a pas assez de pêcheurs à Fécamp pour tous les chalutiers … On en fait venir de Bretagne …» (id., p. 15). «Il leur resterait juste assez d’argent pour payer leur billet» (ibid.). « — Demain, il n’aura plus un sou» (id., p. 13). «P’tit Louis se rendait compte du rôle qu’il jouait. Il en était fier. Un sourire excité se dessinait sur ses lèvres tandis qu’il cherchait sans cesse de nouvelles plaisanteries, comme un acteur qui “tient” son public. […] P’tit Louis sentait le besoin d’aller toujours plus fort» (id., pp. 8-9). «Il paradait. Il se sentait le centre de l’attention générale, et il était capable de faire n’importe quoi pour le rester. […] Il lançait autour de lui des regards de cabotin» (id., pp. 11-12) «Le café Léon se dresse tout au bout du quai, face à l’avant-port, c’est-à-dire à un des endroits les plus déserts de Fécamp, le soir, tout au moins (car, pendant la journée, c’est là que les chalutiers déchargent le poisson)» (id., p. 9). «C’était juste en face du chalutier Océan, amarré à quai, près d’une file de wagons. […] Des gens s’agitaient dans la lumière crue, déchargeant la morue» (id., p. 10). «Pour mieux éblouir ses compagnons, il avait saisi le dossier d’une chaise entre ses dents. Il prétendait la soulever ainsi, par le simple jeu des mâchoires» (id., p. 10). «P’tit Louis, de plus en plus excité, avait saisi une chaise entre les dents et, au milieu du cercle de matelots, la soulevait horizontalement» (id., p. 17). « — Une tournée pour moi, patron. Du fil-en-six ! » (id., p. 12). « — Du fil en six, Léon ! …» (id., p. 12). « — Apportez une pièce de deux sous en bronze, patron ! Et il la saisit, avec un regard de défi à son compagnon. Il la porta à ses dents, la coupa en deux en forçant sur la moitié de la pièce avec deux doigts» (ibid.). « — Une pièce de deux sous en bronze ! Qui est-ce qui a une pièce de deux sous en bronze ? […] On lui donna une pièce. Il la plia en deux, d’un effort des doigts, puis il la mit entre ses dents et la sectionna» (id., p. 11). « — Demande-lui de manger du verre, pour voir ! C’est toujours pas lui qui a fait ce métier-là place de la Bastille !» (ibid.). « — Attention, P’tit Louis ! N’oublie pas le coup du portefeuille quand tu faisais le mangeur de verre à la Bastille» (id., p. 13). 268 «Brusquement, sans qu’on pût prévoir son geste, il saisit son verre, y mordit à pleines dents, mâcha, avala» (id., p. 13). « — J’ai été à Fresnes» (ibid.). «Il prit un verre vide, y mordit à pleines dents, mâcha le verre en mimant la satisfaction d’un gourmet» (id., p. 12). « — J’aimerais autant aller à Fresnes …» (id., p. 14). «Le Breton […] tira de sa poche un rasoir qui fut aussitôt grand ouvert» (ibid.). «Le Breton, qui avait les mains libres, tira un couteau de sa poche» (id., p. 18). «L’inconnu fit un mouvement, un seul. Le bras du Breton fut happé comme par enchantement» (id., p. 14). «Ce fut Maigret qui les sépara, en les soulevant littéralement, un dans chaque main» (ibid.). «Des baigneurs s’attablaient chez Léon pour voir un vrai bistro (sic) de marins» (ibid.). « — Vous savez que j’ai une autre pièce à côté, pour les touristes ?» (id., p. 11). « — Paries-tu que je lui parle breton et qu’il comprend ?» (ibid.). « Tous deux se mettaient à parler breton» (id., p. 13). «Le Breton, après avoir résisté longtemps, les lèvres tordues par une moue, se dirigea vers la cour, où son estomac avait des comptes à rendre» (id., p. 15). «Il eut un haut-le-cœur, se précipita vers la rue, où on le vit vomir, debout au bord du trottoir, où le Breton le rejoignit» (id., p. 14). «Il racontait sa vie, parlait de la Bretagne, de la rue de Lappe, à Paris» (ibid.). « — Vous ne vouliez pas me croire, tout à l’heure, quand je vous racontais mes histoires de la rue de Lappe …» (id., p. 12). « — Le capitaine a dit qu’il n’y en avait pas un comme moi pour travailler … Il y a eu une avarie aux machines et il n’y a eu que bibi pour la réparer …» (ibid.). « — Le chef mécanicien de l’Océan me disait encore hier qu’il abat la besogne de deux hommes … En mer, un joint de vapeur a sauté … C’était dangereux à réparer … Personne ne voulait y aller … C’est P’tit Louis qui s’en est chargé …» (id., p. 15). Des éléments contenus dans le chapitre premier de L’Homme à la cigarette se retrouvent aussi dans Le Comique du «Saint-Antoine», une nouvelle datée de 1940 et publiée dans Gringoire le 18 janvier de la même année, le surnom du matelot n’y étant plus abrégé, puisqu’on l’appelle Petit-Louis. Son portrait ressemble à celui qui figure dans L’Homme à la cigarette : «Il n’était pas fait pour la dignité, avec «C’était un petit homme tout en nerfs. son petit corps maigre et pourtant râblé, son Un visage mince sous des cheveux bruns en long cou, sa tête étroite, aux traits irréguliers, broussaille. Des yeux d’une mobilité avec surtout ces immenses bottes qui extrême. Un corps qui semblait malingre, dans de semblaient taillées pour un géant et qu’il vieux vêtements, trop larges. avait dû replier comme des bottes de Il n’y avait de neuf sur lui, que des mousquetaires» (Le Comique du «Saintbottes de caoutchouc achetées à Sydney et Antoine», in Œuvres complètes, Lausanne, dont il était très fier, bien qu’elles fussent Rencontre, 1969, t. 26, p. 51). trop grandes de trois pointures pour le moins» (L’Homme à la cigarette, p. 15). 269 Dans Au Rendez-Vous-des-Terre-Neuvas aussi, P’tit Louis a «les traits irréguliers» (op. cit., p. 11) et, dans le roman comme dans la nouvelle, il confie sa paie à Léon : «— J’ai donné mon argent à Léon …» (id., p. 12) ; «— Voilà mon portefeuille. Il y a dedans tout ce que j’ai gagné …» (Le Comique du «Saint-Antoine», op. cit., p. 52). La scène de la nouvelle se déroule en effet à nouveau dans le bistrot fécampois de Léon. Petit-Louis y tient une fois encore «à aller jusqu’au bout de son numéro» (id., p. 57) et répète les exploits qu’il accomplissait déjà dans L’Homme à la cigarette et Au Rendez-Vous-des-Terre-Neuvas : «— Qui est-ce qui a une pièce de deux sous en bronze ? … Léon ! … Ce petit bonhomme avait des muscles d’acier. En quelques secondes, la pièce de bronze fut pliée en deux» (ibid.). «Il […] saisit le verre qui était devant lui et se mit, le plus naturellement du monde, à le mâcher» (id., pp. 56-57). Dans la nouvelle, Petit-Louis réussit en plus à déchirer avec ses dents un jeu de trentedeux cartes, puis un jeu de cinquante-deux cartes, ce qu’il ne faisait pas dans les deux romans précédents. La «boue compacte» qui envahit les rues «étroites, mal éclairées» de Fécamp par temps de pluie est présente dès Marie-Mystère (p. 8 *). Le même chapitre premier de L’Homme à la cigarette développe ce motif : «Et la boue, à Fécamp, c’est quelque chose ! C’est même, au mois de décembre, quelque chose d’unique, qu’il doit être impossible de trouver ailleurs. C’est une matière noire où il entre du coaltar, des déchets de hareng frais et de morue salée, sans compter les ordures ménagères. Là-dessus, il pleut sans discontinuer» (p. 7). Les œuvres signées Simenon ne se feront pas faute, elles non plus, de signaler ce motif fécampois bien ancré dans les souvenirs de l’écrivain. C’est ce qui ressort d’un texte introduisant Les Rescapés du «Télémaque», roman paru en préoriginale dans Le Petit Parisien à partir du 24 juin 1937. L’auteur y dit sa nostalgie du port normand où l’on patauge «dans la boue étoilée d’écailles» (Les Rescapés du «Télémaque», in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1967, t. 7, p. 265). «Il suffisait de marcher dans les flaques visqueuses où scintillaient des écailles de poisson et où pourrissaient leurs viscères» (Pietr-le-Letton, in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1967, t. I, p. 44). «Il […] pataugea dans la boue des quais» (id., p. 143). «Partout on marche dans une boue pleine de viscères de poisson et de résidus innommables» (L’Énigme de la «Marie-Galante», in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1967, t. V, p. 503). «Il découvrait le bassin lourd de pluie et de salure, ces quais noirâtres, visqueux» (Les Rescapés du «Télémaque», op. cit., p. 317). * Pagination de la réédition de 1980. 270 «Les quais étaient visqueux et la boue scintillante d’écailles puait le poisson» (Le Comique du «Saint-Antoine», op. cit., p. 51). «Elle s’acheta des bottes en caoutchouc verni, à cause de la boue dans laquelle ils pataugeaient toute la journée» (id., p. 63). «Quand bien même il y avait une éclaircie de quelques heures, le pavé des quais, toujours gluant de poisson, n’avait pas le temps de sécher» (Le Bateau d’Emile, in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1969, t. 26, p. 395). «Pour patauger dans la boue gluante du quai, il se chaussait de sabots cirés» (Les Anneaux de Bicêtre, in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1970, t. 38, p. 56). Quant à Léon, il sera encore patron de bistrot à Fécamp dans Pietr-le-Letton, Les Pitard, Le Bateau d’Emile et Les Anneaux de Bicêtre. Le corpus présente en outre des Léon patrons de bistrots, de cafés, voire d’hôtels, à Paris (Les Suicidés, Le Client le plus obstiné du monde, Maigret se trompe, La Folle de Maigret, Les Innocents), près de Cézy (La Sonnette d’alarme), à Port-en-Bessin (Le Passage de la ligne) et à Rochefort (Le Riche Homme).Tel Boucheron traquant l’homme à la cigarette et bien qu’il n’ait pas été en service commandé, notre ami Claude Menguy a mené à Fécamp une enquête exemplaire visant à retrouver les traces de ce Léon si souvent présent dans l’œuvre de Simenon. Sans dévoiler les détails de cette investigation couronnée de succès dont on découvrira sans nul doute une relation circonstanciée dans Simenon au fil des livres et des saisons, limitons-nous à révéler ici que Simenon a transposé sur les quais de Fécamp — où abondaient les bistrots et où un véritable Léon n’était pas absent — un café à l’enseigne «Où qu’j’allons … Cheu Léon» situé aux Loges*, à dix kilomètres de Fécamp et très près de … Bénouville. Fréquenté par les pêcheurs fécampois, ce café était tenu par un Léon Gosselin (lettres de Claude Menguy à l’auteur datées des 19, 20, 21 novembre et du 12 décembre 1989). Si l’on compare à l’enseigne le titre du premier chapitre de L’Homme à la cigarette, il saute aux yeux que Simenon en a conservé la finale. Ajoutons à tout ceci que les Léon du Passage de la ligne et du Riche Homme possèdent un physique rappelant celui du Léon Gosselin des Loges qui a été décrit à Claude Menguy. Un tel faisceau de convergences fait assurément penser que les mêmes souvenirs ont toujours affleuré à l’esprit de Simenon lorsqu’il a situé ses fictions dans la cité normande des terre-neuvas. Toutefois, les textes, que nous citons ici à foison, montrent qu’il ne s’agit jamais d’auto-plagiat textuel. Faut-il rappeler que le romancier semble avoir découvert Fécamp lors de son séjour de l’été 1925 à Bénouville et qu’il y a suivi de près la construction de l’ «Ostrogoth» durant l’hiver 1928-1929 ? Pour en revenir à L’Homme à la cigarette, le personnage du marin breton qui porte la main à sa poche où se trouve un rasoir tout en grondant «— Faudra pourtant que j’en descende un !» (p. 15) préfigure par là Félix Drouin qui ponctue Le Cheval-Blanc du menaçant leitmotiv «—Faudra bien que j’en tue un». * Cette localité sera mentionnée dans Pietr-le-Letton, Les Rescapés du «Télémaque» et Maigret et la vieille dame. 271 Parmi les lieux que Simenon connaissait bien et qu’il a introduits dans le roman figurent aussi Sancerre, où J.K. Charles s’explique longuement face à Boucheron — on trouve une rapide description de Sancerre aux pp. 83-84 —, et la parisienne place des Vosges où l’homme à la cigarette est domicilié au n° 23, ce qui fait de lui un voisin fictif de Simenon qui habitait — tel l’assassin de Steeman — au 21. Sans doute issus aussi de la mémoire du romancier, certains patronymes comme celui de la cuisinière de J.K. Charles à Sancerre, cette mère Tatin dont le nom reparaîtra dans L’Affaire Saint-Fiacre, Le Mort tombé du ciel, Malempin, Le Destin des Malou et Maigret à l’école, comme encore celui du patron du cotre baptisé «Françoise», un père Liberge dont le patronyme appartient en propre à la cuisinière surnommée Boule, originaire de Bénouville, qui a accompagné l’écrivain tout au long de sa carrière ; ce nom sera repris dans La Cheminée du «Lorraine», L’Inconnue d’Etretat, Le Charretier de la «Providence», La Fleuriste de Deauville et Le Rapport du gendarme. Quant au patronyme Biglow, beaucoup plus rare, on le retrouvera néanmoins dans Le Grand-Langoustier. Dans L’As de l’arrestation, une nouvelle parue dans Benjamin le 13 décembre 1934, un personnage possède le même pouvoir d’autodestruction que J.K. Charles : «Il portait toujours sur lui une charge de dynamite capable de faire sauter tout un pâté de maisons». On aimerait évidemment savoir si L’As de l’arrestation a été écrit avant ou après L’Homme à la cigarette *. D’autre part, nous retrouvons Boucheron dans Le Coup de poing, une nouvelle publiée dans Détective le 30 juillet 1930. L’inspecteur y vit une mésaventure qui figure aussi dans L’Homme à la cigarette (p. 38), où elle appartient au passé du policier. Une fois encore, on souhaiterait pouvoir disposer d’une chronologie rédactionnelle fiable dont l’absence se fait cruellement sentir. Un taxi G7 apparaît p. 39. Extraits «Les gens qui, l’été, villégiaturent sur les plages de la Manche, seraient sans doute fort étonnés s’ils pouvaient voir, au cœur de l’hiver, ces ports qui leur laissent un souvenir si riant. Tous les petits bateaux sont hissés à terre. Il ne reste plus dans les bassins que les chalutiers qui font la pêche au hareng et que viennent rejoindre peu à peu, à mesure que l’hiver s’avance, les trois-mâts retour de Terre-Neuve. Plus de yachts vernis. Plus de coques aux couleurs vives, ni de voiles pimpantes. De lourds bateaux de fer crachant une fumée noire et déchargeant des barils dont l’odeur vous attend à votre débarquement à la gare. Des trois-mâts sur lesquels des hommes ont vécu pendant huit ou dix mois sans toucher terre ! * L’As de l’arrestation fait partie des Exploits de Sancette, une série de seize nouvelles — dont l’une (Histoire du tonneau) est demeurée inédite — publiées dans Ric et Rac du 18 mai 1929 au 15 février 1930 sous la signature de Christian Brulls, à l’exception justement de L’As de l’arrestation qui n’a vu le jour qu’en 1934 et était signée Georges Simenon. 272 Les bateaux sont sales, décolorés ! Des wagons circulent sur les quais, s’emplissent de morue salée dont il semble qu’on ait l’arrière-goût écœurant dans la gorge. La pluie, la boue ! Certains jours, les chalutiers sortent malgré le gros temps, font demi-tour à peine hors des jetées. La nuit, on profite des heures de répit pour faire, à la lueur des phares à acétylène, les réparations urgentes. On voit par-ci par-là la flamme bleue des lampes à souder» (pp. 1617). «Un instant plus tard, il s’informait auprès de l’hôtelier de l’heure des trains pour Paris. — Il n’y en a pas avant demain matin six heures … — Hein ! Vous êtes sûr ? À la perspective de passer encore une nuit à Fécamp et de n’arriver à Paris que le lendemain à midi, M. Boucheron était devenu plus sombre encore. — Il y aurait bien un moyen … Le rapide du Havre s’arrête à Bréauté à onze heures quarante. Si vous trouvez une voiture pour vous y conduire, vous avez juste le temps … Il n’y a qu’une vingtaine de kilomètres … Un sourire sarcastique glissa sur les lèvres de l’inspecteur. Mais ce sourire ne s’adressait pas à l’hôtelier. Il s’adressait à tout et à rien, à l’injustice humaine qui tolère que les malfaiteurs disposent de puissantes voitures, qu’ils prennent des taxis à volonté, frêtent au besoin des avions, tandis que les infortunés policiers doivent rogner du bout des dents un budget infime. Rien que dans sa journée, l’inspecteur Boucheron avait fait des dépenses qu’il aurait toutes les peines du monde à faire admettre par ses chefs. Et on lui parlait de prendre encore une voiture. — Tant pis ! gronda-t-il entre ses dents. J’y serai de ma poche s’il le faut. L’idée de rester à Fécamp lui était intolérable. Il haïssait cette ville où aucune humiliation ne lui avait été épargnée et où, au surplus, il avait gagné un violent mal de gorge. Il demanda sa note. Son sac de voyage fut embarqué dans une auto qui prit la route de Bréauté. À cinq heures du matin, M. Boucheron foulait à nouveau le trottoir parisien, où une nouvelle rage l’attendait : il ne pleuvait pas à Paris ! Il n’avait pas plu depuis huit jours ! 273 Et il avait l’air d’un fou, avec ses vêtements crottés jusqu’aux genoux et tellement imbibés d’eau qu’il avait détrempé la banquette du compartiment à l’endroit où il s’était assis» (p. 34). «C’était tout le drame de la lutte de la société contre les malfaiteurs que reflétait le visage de l’inspecteur Boucheron tandis qu’il sortait en compagnie de Caillol. Un drame dont le public se rend trop rarement compte ! Car les forces sont loin d’être égales. Le bandit, fatalement, part avec de l’avance. Il sait. Presque toujours, il connaît ceux qui le traquent, et les moyens dont ils disposent. L’agent, lui, n’a que son flair. Il est mal payé. Ses crédits sont dérisoires. Doit-il tenter une opération d’envergure ? Des formalités administratives sont nécessaires, qui prennent du temps. Si bien que quand tout le monde est sur pied, il est souvent trop tard ! Et pourtant, le policier n’a pas le droit d’échouer, encore moins de commettre une bévue. La Presse le guette ! Le public est prêt à se gausser de lui, voire à s’indigner et à réclamer des sanctions» (p. 38). «Il faut le répéter : ce qu’on oublie souvent, lorsqu’on accuse la police de lenteur, c’est qu’elle voit son action entravée à chaque pas par le souci de la légalité, tandis que le coupable ne s’en inquiète guère» (p. 72). «Le village de Sancerre n’est constitué que par une grande rue zigzaguante, qui part du pont suspendu enjambant la vallée de la Loire et qui grimpe jusqu’au sommet de la colline sur laquelle est perché le château. La vallée est large. Les berges du fleuve sont désertes. Le long de l’ancien chemin de halage, on ne voit que quelques grosses propriétés entourées de murs ou de grilles. C’est à peine si on devine les maisons à travers les arbres» (pp. 83-84). « “Il y a des gens qui ne peuvent se contenter d'une seule vie … “Ils sont rares. Et c'est ce qui m’a toujours étonné. “Vrai, Boucheron, je ne puis réaliser que des êtres aient assez peu d'appétit pour se cantonner dans un tout petit compartiment du monde en même temps que dans une gamme restreinte de sensations. 274 “Je ne parle pas des simples, mais des gens intelligents, de ceux qu'on appelle les gens supérieurs. “Tenez, un gros banquier, qui, toute sa vie, ne savoure que des sensations de banquier ! … “Moi, je … “ Pourquoi ne le dirais-je pas ? J'ai été matelot, tout comme P’tit Louis. J’ai même été soutier. Vous avez vu que je pourrais être mangeur de verre. “J'ai été laveur d’assiettes à San-Francisco (sic), ouvrier dans une usine de conserves de Chicago. “Je suis agent secret, et pourtant, à Sancerre, je suis vigneron. “Ailleurs, je suis autre chose, mais cela ne vous regarde pas. Et ailleurs encore … “Des tas de vies ! “Et ce n'est pas encore assez ! Il faut que je vive la vie des autres, que je me mêle à leurs drames… “Le rêve ? … Tenez ! Je vais vous le dire ! Être assez riche et assez puissant pour vivre simultanément la vie d'une centaine d’hommes, de plus encore ! … “Pour vivre réellement ces vies, sans chiqué, entendez bien ! Fuir soudain un grand palace de Paris, gagner la côte bretonne et, là, trouver une bicoque à soi, en pierres grises, une simple bicoque de pêcheur, une barque, des filets … et pêcher … “Être pour les gens du pays un homme comme eux … “Puis, après des jours ou des mois, courir la province française en vrai voyageur de commerce ! … “Quitte, un peu plus tard, à jeter un million sur le tapis vert, au Privé de Deauville ! “Changer de personnalité à sa guise ! Connaître l'âpre lutte des pauvres pour le pain quotidien et connaître l’abondance, la satiété des riches, connaître les aubes glaciales en mer et les matins voluptueux de l’alcôve des grandes coquettes… “Vivre au rythme du monde ! Sentir palpiter la terre ! Toute la terre ! Que dis-je ? … Être le monde …» (p. 102). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 162-163, 167-168. M. DUBOURG, «Géographie de Simenon», in Simenon (sous la direction de F. Lacassin et G. Sigaux), Paris, Plon, 1973, pp. 139, 143. M. DUBOURG, «Maigret et Cie ou les détectives de l’agence Simenon», Mystère-Magazine, n° 203, décembre 1964, p. 112. 275 M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, pp. 34, 36-38. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). F. LACASSIN, Conversations avec Simenon, Genève, La Sirène/Alpen, 1990, pp. 113, 120. F. LACASSIN, «De Georges Sim à Simenon», Entretiens sur la paralittérature, sous la direction de N. Arnaud, F. Lacassin et J. Tortel, Paris, Plon, 1970, pp. 153-154. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 268, 273-274. M. LEMOINE, «Maigret en gestation dans les romans populaires», in Traces, n°1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, pp. 57-58, 61-64. Georges Martin-Georges, Aimer, mourir «Roman dramatique» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 55, s.d. (1929), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 4 février 1929. Six chapitres. 1 : Un matin de chasse. 2 : Le rendez-vous. 3 : Un mort … Un assassin. 4 : On demande une secrétaire. 5 : Folie. 6 : Justice. Résumé Lassé de Paris, Henry d’Estaces s’est retiré à vingt-cinq ans dans son château du Cher. Il est amoureux de Blanche, la jeune épouse du quadragénaire Georges Oudard, un riche homme d’affaires parisien. Il a donné rendez-vous à Blanche au bord du Cher durant une partie de chasse censée éloigner le mari. Il lui déclare son amour, mais ne désire pas devenir tout de suite son amant : en effet, quoique son plus cher désir soit de l’épouser, il ne veut rien entreprendre si Blanche aime son mari ; dans le cas contraire, il lui propose de l’emmener sur-le-champ ou d’attendre le divorce. Blanche tombe dans ses bras, puis s’enfuit vers le château où l’on ramène peu après … le cadavre de Georges. Accident de chasse ou assassinat ? Le gendarme enquêteur soupçonne Henry, mais Blanche déclare que c’est elle qui a tué son mari. Le Parquet arrive en même temps qu’un rabatteur qui est en fait un inspecteur de police. Celui-ci dévoile la vérité : c’est lui qui a tué Georges au moment où le mari jaloux s’apprêtait à assassiner Henry qu’il avait surpris en compagnie de son épouse. L’inspecteur révèle en outre qu’Oudard était un escroc international qui portait un faux nom et avait déjà tué pour asseoir sa fortune. De plus, il possédait un moyen de pression qui empêchait Blanche d’échapper à son emprise. Rien ne s’oppose donc plus au mariage entre la jeune femme et Henry. 276 Commentaire Les deux amoureux incarnent la grandeur d’âme «honnête» : l’amour proposé par Henry est on ne peut plus sérieux ; quant à Blanche, elle n’hésite pas à s’accuser pour sauvegarder la liberté de celui qu’elle aime. Faut-il insister sur le symbolisme du prénom de l’héroïne ? Elle est Blanche, comme si son mariage avec Oudard ne comptait pas. Les Cœurs perdus mettaient déjà en scène un escroc international aux multiples noms d’emprunt, comme nous en découvrirons dans l’œuvre signée Simenon. Celui qui n’apparaît ici que pour se faire tuer répondrait au véritable nom d’Albert Varlet ; outre Oudard, il se fait aussi appeler Henry Monnier — pour masquer son aspect prudhommesque ? — , Aristide Floquet — un patronyme qui fleure bon le dialecte wallon —, Charles Deviant — nom qui devrait plaire à Jacques Dubois — et — clin d’œil évident — William Brulls. Ce court récit offre une variante de l’ «accident» survenu durant une partie de chasse au cours de laquelle un mari tente d’abattre son rival, comme dans L’Heureuse Fin et L’Étreinte tragique, roman dont l’ambiance automnale initiale est reprise ici sous une forme plus synthétique. Extraits «C’était un matin gris, frileux, et les traînées d’un brouillard que le soleil ne venait pas dissiper ajoutaient à la mélancolie morne de l’automne. Un ciel bouché, d’une teinte uniforme. Et, dans le parc, les gouttes d’eau tombant les unes après les autres des arbres panachés de roux et de jaune» (p. 1 ; début du roman). «Hélas ! ce que Blanche avait pris pour de l’amour n’en était que le mirage. N’arrivet-il pas souvent, de la sorte, qu’au sortir de l’enfance, notre cœur qui a des trop-pleins de tendresse, s’élance vers un objet qui en est indigne et se leurre aussi longtemps que possible ?» (p. 24). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 270, 271. 277 Georges Sim, Destinées Roman sentimental et d’aventures Paris, Fayard, «Les Maîtres du Roman Populaire», 367, s.d. (1929), 27 x 18,5 cm, 61 pp. Contrat du 15 février 1929. Réédition : Paris, Fayard, «Les Romans d’Amour de Georges Sim», 3, 1954. Trois parties de cinq, six et cinq chapitres, les quatrième et cinquième chapitres de la troisième partie étant respectivement notés V et VI. I: Jacques et Elsie. 1 : La cantine de Woodhaven. 2 : La pension de Mme. Bonnet. 3 : Une formalité si simple ! 4 : Les mystères du Prado. 5 : Les pressentiments d’Elsie. II : Les hors-la-loi. 1 : Le gentleman. 2 : Le logement vide. 3 : Les insinuations de Bob. 4 : L’étrange roi des trafiquants. 5 : Au bout des jumelles. III : L’homme caché. 1 : Fin de chasse. 2 : Le corps dans la cheminée. 3 : Le garde-malade. 4 (5) : La fuite d’Elsie. 5 (6) : Brooks and C°. Résumé Issu d’une bonne famille française, Jacques Arbaud est venu à New York dans l’intention d’y faire fortune. Il a pourtant dû se contenter d’emplois médiocres, ce qui ne l’a pas empêché de rencontrer Elsie et de l’épouser. Rêvant de richesse, il accepte de s’occuper de trafic de drogue sous les ordres du trafiquant Smitt. Au retour d’une mission en France d’où il ramène une maîtresse, May, il est abandonné par Elsie. Dès lors, tout en regrettant la vie qu’il menait avec sa femme, Jacques devient le principal lieutenant de Smitt. Lorsque celui-ci est assassiné par une bande rivale, il est même considéré comme le chef de l’organisation criminelle, malgré l’opposition d’un autre lieutenant, Bob, qui sera abattu par May. Jacques est activement recherché par la police, incarnée par l’inspecteur Jackson qui le croit coupable des deux meurtres. Lors d’une fuite où il vend chèrement sa peau et où il est grièvement blessé, il est recueilli par Elsie que le hasard place sur son chemin. Elle le cache, le soigne et redécouvre un amour qui ne s’est pas éteint. Tous deux se retrouveront heureux fermiers en Arizona. Commentaire Destinées est le premier roman de Simenon qui ait New York pour cadre spatial principal. C’est aussi le premier qui mette en scène le gangstérisme «à l’américaine» que nous retrouverons dans d’autres romans populaires et, plus tard, dans des ouvrages devenus célèbres comme Un Nouveau dans la ville et Les Frères Rico. Destinées contient donc certains passages durs, mais n’est pas exempt d’un pathétique vrai, malgré les outrances inhérentes au genre sentimental. L’œuvre est précédée d’une épigraphe contant une anecdote de la vie de Rudolf Valentino telle que la rapportèrent «les journaux», signataires de cette citation. Ainsi le romancier semble-t-il dévoiler le point de départ de son récit. Le début du roman comporte une scène semblable à celle qui ouvre une nouvelle peu connue, Moss et Hoch, publiée dans Aujourd’hui le 14 décembre 1933. Dans le roman 278 comme dans la nouvelle, un jeune homme et une jeune fille désargentés se rencontrent en faisant la file devant la Soupe Populaire, mais, ni l’un ni l’autre ne voulant avouer leur dénuement, ils se prétendent tous deux journalistes venus enquêter sur cette «belle œuvre» (p. 6*) et leur façon de s’aborder est identique : « —Vous êtes journaliste aussi ?» (ibid.), demande Arbaud dans Destinées, tandis que c’est la jeune fille qui formule exactement la même question dans Moss et Hoch. Le motif de la femme à la fenêtre est aussi présent dans Destinées (p. 77*) avant de l’être dans des romans comme Pedigree ou La Neige était sale, entre autres, où il se charge forcément de tout autres connotations affectives et symboliques. Il nous semble encore que la jeune fille qui recommence «sans cesse la même phrase musicale» (ibid.) préfigure la jeune Mia Brandt qui, dans L’Assassin, joue «un morceau que Kupérus lui avait entendu jouer cent fois» (in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1967, t. 6, p. 471). On notera enfin que Destinées est un titre qui fait double emploi, puisque le dernier volume des Dictées, publié en 1981, est intitulé de la même manière **. Extraits « “Quelques années avant de connaître une des plus grandes popularités qui fussent jamais atteintes, Rudolf Valentino était laveur de vaisselle dans un petit restaurant de NewYork (sic). Congédié, il n’eut d’autre ressource que de se présenter certain jour à une soupe populaire. Et c’est alors, tandis qu’il attendait avec quelques centaines de vagabonds, que passa une jeune fille qu’il avait aimée en Italie et dont il avait perdu la trace. Elle s’engouffra dans une bouche de métro et il ne put la suivre, car il n’avait pas un sou en poche. Ainsi la perdit-il une seconde fois". LES JOURNAUX» (p. 3 * ; épigraphe du roman). «Il pleuvait. Le temps était gris. Le froid était vif. Aussi, après avoir relu deux fois l’écriteau qui s’étalait à la vitrine d’un pharmacien, le jeune homme releva-t-il le col de son veston et enfonça-t-il ses mains au plus profond de ses poches. Elles étaient bleues et engourdies. ** Cette anomalie n’est pas unique dans l’œuvre abondante de Simenon : Le Chien jaune est en effet le titre d’une nouvelle avant de désigner le célèbre roman et L’Escale de Buenaventura intitule deux nouvelles. 279 Il ne se résigna pourtant pas à poursuivre sa route sans avoir relu une troisième fois l’avis qui disait simplement : On demande un barman de couleur. Qu’on ne s’étonne pas de voir pareil avis à l’étalage d’une pharmacie, car, aux EtatsUnis, les pharmaciens sont en même temps marchands d’articles de toutes sortes, journaux et papeterie, valises et bibelots-souvenirs, mais ils sont surtout débitants de boissons. De boissons hygiéniques, bien entendu ! On ne trouve chez eux que des sirops, de la bière à un demi-degré d’alcool, des ice-cream et autres friandises. C’est dans les pharmacies que le plus souvent, à une heure, dactylos et employés se précipitent avec un sandwich dans un papier et qu’ils le dévorent au milieu d’une bousculade indescriptible. Or c’est une autre tradition que le barman soit un nègre. Est-ce que le jeune homme planté devant les vitres de l’officine espérait voir la pancarte se transformer ? Ou bien espérait-il lui-même passer du blanc au noir afin d’être admis à occuper ce poste enviable ? Plus simplement, contemplait-il à travers les fenêtres les boissons froides et chaudes ? Toujours est-il qu’il finit par pousser la porte. Il ne voulut pas être trop humble. Il garda ses deux mains dans les poches, son chapeau souple sur la tête. Et, essayant de cacher son fort accent français, il murmura négligemment : — Vous tenez à ce qu’il soit de couleur ?» (pp. 3-4 * ; début du roman). «Il s’étonna presque de voir, à une fenêtre qui se trouvait à cinquante mètres de lui, une jeune femme qui lavait son linge en chantant tandis que dans la chambre un marmot courait à quatre pattes sur le plancher. Quelque part on jouait du piano. Une jeune fille sans doute. Elle recommençait sans cesse la même phrase musicale et chaque fois elle faisait la même faute. Elle s’obstinait. Après dix minutes la phrase sortit correctement et Arbaud imagina la joie de la musicienne. Il était dans un état d’esprit étrange. Les moindres choses lui semblaient émouvantes, dans cette vie avec laquelle il avait rompu» (p. 77 *). «Était-elle vraiment sa femme ? L’avait-il tenue dans ses bras ? Avait-elle pleuré sur son épaule ? C’est à peine s’il pouvait le croire. Elle lui apparaissait maintenant comme un être si prestigieux … 280 Elle était pourtant dans une pauvre chambre. Ce n’était qu’une petite girl qui, des heures durant, répétait des pas devant un phonographe. Et pourtant il se sentait étreint par un sentiment quasi mystique, comme celui qui animait Fra Angelico peignant la madone à genoux» (p. 80 *). «Il haletait. Il avait les yeux étincelants. Il se sentait prêt à faire n’importe quoi, de désespoir ! Un désespoir tellement déchirant qu’une balle au cœur ne lui semblait pas suffisante pour l’éteindre. Il lui fallait autre chose, il avait besoin de violence, de carnage. C’est un sentiment bien humain, qu’on traduit d’ailleurs dans le langage populaire en parlant de l’énergie du désespoir. Une énergie farouche. Un être ainsi acculé sent décupler ses forces. Et rien ne peut désormais l’arrêter. Une force obscure le pousse, l’empêche d’hésiter, d’entendre la voix trop faible de la raison» (p. 84 *). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, p. 158. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d'apprentissage de Simenon, 1984, p. 38. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l'Université de Liège). M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 32, 35, 56, 63, 97-98, 106. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 267. * Pagination de la réédition de 1954. G. Violis, Trop beau pour elle ! «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 58, s.d. (1929), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 25 février 1929. Cinq chapitres suivis d’un épilogue. 1 : Line n’aime pas les hommes. 2 : Une nuit de fièvre … 3 : Nier l’amour … parce qu’on aime ! 4 : Un homme sur le trottoir. 5 : Un couple d’ennemis ? 281 Résumé À dix-neuf ans, Line est danseuse de music-hall à Paris et elle affirme à tout qui veut bien l’entendre qu’elle méprise les hommes. Cette haine est née deux ans plus tôt, dans la petite ville des bords du Cher d’où elle est originaire, quand elle a été repoussée par la famille de celui qu’elle aimait, Henry Cazenave. Elle retrouve pourtant Henry à Paris : il l’aime toujours et elle est toujours amoureuse de lui, malgré ses déclarations tapageuses ; ils vont donc s’épouser. Commentaire Le début du roman, qui se passe dans les coulisses d’un music-hall parisien, ressemble à celui d’Annie, danseuse, avec le régisseur mettant à l’amende les danseuses qui n’observent pas un règlement strict. Extrait «Henry Cazenave habitait le château de l’endroit, en compagnie de son père et de sa sœur. Il n’était pas noble, certes. Mais, dans la province, une noblesse d’argent n’a-t-elle pas pris la place de la noblesse de jadis ? Et n’a-t-elle pas édicté des règles aussi sévères que celles qui présidaient à la vie de l’aristocratie ?» (p. 19). Georges Sim, L. 53 Roman policier et sentimental Paris, Fayard, 1929 (non recueilli en volume). Publié dans L’Aventure des 14 et 21 mars 1929. Quatre chapitres. 1 : J’ai sommeillé pendant 7 minutes. 2 : Le revolver fantôme. 3 : La démission de l’inspecteur. 4 : Le secret du tuyau de poêle. Résumé Amateur d’affaires policières, Sim accompagne l’inspecteur de la Sûreté Joseph Boulines, dit L. 53, lors d’une mission nocturne à Asnières. Il s’agit de surveiller le pavillon habité par Morotzov, ex-général russe qui a reçu un billet anonyme l’avertissant qu’il serait assassiné pendant cette nuit. Rien ne se passe, mais on retrouve au matin Morotzov tué d’une balle de revolver malgré la surveillance dont le pavillon a fait l’objet. L’absence d’arme prouve qu’il ne s’agit pas d’un suicide. Écarté de l’enquête, Sim en vient à soupçonner Boulines lui-même : le narrateur ne s’est-il pas endormi durant sept minutes au cours de la pénible veille ? L’inspecteur aurait pu pénétrer dans le pavillon à ce moment. Sim veut en avoir le cœur net et se rend à la Sûreté où il apprend que Boulines a démissionné. De plus en plus intrigué, il recherche et retrouve l’inspecteur qui lui livre la vérité. 282 Ayant perdu sa fortune, l’ancien général s’était mis à jouer et s’était ainsi définitivement ruiné. Afin que sa fille puisse vivre décemment, il avait souscrit en sa faveur une assurancevie qui n’était pas valable en cas de suicide. Or, Boulines a découvert que Morotzov s’est suicidé tout en faisant disparaître l’arme dans un tuyau de poêle grâce à un système ingénieux. Son sacrifice a ému l’inspecteur qui a tu ce qu’il savait, d’autant plus qu’il est devenu amoureux d’Olga, la fille de Morotzov. Commentaire Il s’agit d’une courte fiction à la première personne dont le narrateur est nommé Sim. Remanié, le texte sera publié les 5 et 12 avril 1933 dans l’hebdomadaire Marianne sous le titre La Nuit des sept minutes et sous la signature de Simenon. Boulines-L. 53 y devient G 7 et Olga, Sonia, mais le père s’y appelle à nouveau Yvan Nikolaïevitch Morotzov, tandis que le narrateur n’est plus nommé. À noter que l’agent Aubier, présent dans les deux moutures, sort peut-être d’En robe de mariée où un inspecteur portant le même nom faisait équipe avec Desternes. Les remaniements affectent essentiellement la composition — notamment l’ordre de succession des événements —, mais de nouveaux épisodes sont aussi introduits dans La Nuit des sept minutes. Les passages repris d’une œuvre à l’autre font parfois l’objet de modifications ponctuelles visant le plus souvent une amélioration stylistique. On trouvera ci-dessous le début de L. 53 et, en regard, l’extrait de la nouvelle version qui y correspond, mais qui ne constitue pas l’incipit de La Nuit des sept minutes. Pour courte qu’elle soit, cette juxtaposition donnera l’occasion de vérifier de quelle manière Simenon procède à ces remaniements textuels. En italiques apparaissent les variantes offertes par les deux états de l’écriture. «Il faisait froid, à cause surtout du vent d’ouest qui s’engouffrait dans la vallée de la Seine. Il pleuvait comme il pleut en octobre, d’une façon continue, inlassable. Des gouttes fluides se succédant (sic) à intervalles réguliers. «Il faisait froid, à cause surtout du vent d’ouest qui s’engouffrait dans la vallée de la Seine. Et il pleuvait comme il pleut en octobre, bien qu’on fût en juin, d’une façon continue, inlassable. Des gouttes fluides se succédaient à intervalles réguliers. Toute la journée, d’ailleurs, le ciel avait été bouché, d’un gris uniforme. Dans la nuit, on ne distinguait qu’une calotte sombre, un peu glauque, sous laquelle passaient parfois très vite des lambeaux de nuages plus bas et plus noirs. Dans l’obscurité, on ne distinguait du ciel qu’une calotte sombre, un peu glauque, sous laquelle passaient parfois très vite des lambeaux de nuages plus bas et plus noirs. — Vous croyez qu’il se passera quelque chose ? demandai-je à voix basse. — Tu crois que ce n’est pas une blague? dis-je à voix basse. Nous en étions à cette période des relations où l’on commence à se tutoyer, mais maladroitement, par intermittence. 283 Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi je me donnais la peine de parler bas. J’aurais crié que mon interlocuteur seul eût pu m’entendre, à cause du bruit du fleuve en crue et des trains passant sans cesse sur un pont de chemin de fer, à deux cents mètres de nous. Au fait, pourquoi me donnai-je la peine de baisser la voix ? J’aurais crié que mon interlocuteur seul eût pu m’entendre, à cause du crépitement de la pluie et du bruit des trains qui passaient sans répit sur un pont de fer, à deux cents mètres de nous. L. 53 ne répondit pas. Mais il haussa imperceptiblement les épaules, ce que je traduisis par : G 7 ne répondit pas, haussa les épaules, ce que je traduisis par : “Qu'il se passe quelque chose ou qu’il ne se passe rien, que m’importe ?" — Qu’il se passe quelque chose ou non, que m’importe ? Et il enfonça davantage ses mains dans les poches de son pardessus sombre dont les épaules étaient dégouttantes d’eau. Pour la deuxième fois depuis que je l’avais rencontré, je remarquai qu’il était grognon, avec de l’ennui dans le regard. Les mains enfoncées dans les poches de son trench-coat dont les épaules étaient dégouttantes d’eau, il semblait ne s’intéresser à rien. J’avais cru malin de revêtir un trenchcoat, mais je m’en repentais déjà car, si mon vêtement était imperméable, il ne me protégeait nullement du froid et j’avais parfois des frissons qui n’étaient pas sans m’inquiéter. Il était onze heures du soir. Le quai était rigoureusement désert. Nous étions adossés tous deux au parapet et nous avions derrière notre dos un bras de la Seine, puis une de ces îles en friche comme il y en a tout le long du fleuve. Le quai était rigoureusement désert. Nous étions accoudés tous deux au parapet et nous avions derrière nous un bras de la Seine, puis une de ces îles en friche comme il en existe en aval de Paris. Au delà (sic), c’était Saint-Denis, avec ses cheminées d’usine d’où sortaient des flammes et le halètement puissant de machines mystérieuses Au-delà, c’était Saint-Denis, avec ses cheminées d’usine d’où sortaient des flammes et le halètement puissant de machines mystérieuses. Devant nous, au contraire, un décor calme de banlieue. Un quai planté d’arbres malingres. Le long de ce quai, des pavillons séparés les uns des autres par des jardinets ou par des terrains vagues. Devant nous, au contraire, un calme et sordide décor de banlieue. Un quai planté d’arbres malingres. Le long de ce quai, des pavillons séparés les uns des autres par des jardinets ou par des terrains vagues. 284 Nous avions vu s’éteindre les lumières de toutes les fenêtres. Les gens dormaient» (L. 53, L’Aventure, Fayard, n° 91, 14 mars 1929, p. 5). Rares étaient les fenêtres où il y avait de la lumière et, à celles-là, les rideaux étaient clos» (La Nuit des sept minutes, in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1967, t. V, pp. 454-455). La Nuit des sept minutes compte cinq chapitres ; seul le titre du premier — J’ai dormi sept minutes — correspond à un titre du texte primitif. M. Gallet, décédé reprendra l’idée du suicide maquillé en crime. À consulter M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, p. 34. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). A. JARNAC, «L. 53 (Joseph Boulines), l’inspecteur aux sobriquets : Sancette-G 7», Désiré, n° 29, octobre 1970, p. 866. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 267, 273. C. MENGUY, «Un rouquin nommé “G. 7” (les précurseurs de Maigret)», Désiré, n° 29, octobre 1970, p. 864. J.-K. Charles, La Police scientifique Chronique policière Paris, Fayard, 1929 (non recueilli en volume). Publié dans Ric et Rac du 16 mars au 25 mai 1929. Dix chapitres, le titre du premier ne correspondant pas à son contenu. 1 : Du dépôt au laboratoire. 2 : Le sacre de Napoléon. 3 : D.K.V. 4 : Policier-manucure. 5 : Je fais tourner les tables. 6 : Le Kaspern. 7 : La veste. 8 : Le mangeur de papier. 9 : La petite bonne vindicative. 10 : Une femme étrange. Résumé L’inspecteur Charles raconte comment il est entré dans la police et égrène quelques souvenirs tout en émettant des considérations sur l’aspect scientifique de la recherche des malfaiteurs : signalements, alphabets secrets, empreintes digitales, analyses de poussières, de papiers, de multiples traces. Il ne passe sous silence ni ses débuts administratifs, ni ses premières erreurs, ni la fragilité des témoignages. Commentaire Si La Police scientifique n’est pas un roman au sens strict, ce n’est pas non plus un reportage puisque le policier narrateur évoque ses souvenirs de manière non exhaustive, ne 285 retenant de son expérience passée que les épisodes les plus marquants groupés par chapitres reliés les uns aux autres. Le tout pourrait être considéré comme une série de nouvelles à la manière des Exploits de Sancette. Le texte est précédé d’un avertissement de la Rédaction faisant état du «pseudonyme transparent de J.-K. Charles». Pour nous, ce pseudonyme n’est guère lumineux ; rappelons simplement que tel était le nom d’emprunt du héros de L’Homme à la cigarette, orthographié J.K. Charles sans trait d’union. Il resterait évidemment à savoir si la composition de L’Homme à la cigarette a précédé ou non celle de La Police scientifique *. Dans le premier bureau occupé par J.-K. Charles se trouve «un gros poêle» (chapitre premier) semblable à celui qui tiendra une grande place dans le bureau de Maigret. Le deuxième chapitre fait allusion à «la corvée de fourrage à la caserne», ce qui peut rappeler le service militaire «cavalier» de Simenon. Un agent de la police secrète appelé Charles apparaîtra dans Pedigree où il sera amoureux d’Elise Mamelin. Le sujet n’est pas neuf pour l’auteur puisque le jeune Simenon s’était déjà penché sur la police scientifique dans deux articles parus dans la Gazette de Liége les 3 et 4 juin 1921. À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, p. 145. * Voir la note de la p. 265. Georges Martin-Georges, Voleuse d'amour * «Roman sentimental» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 62, s.d. (1929), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 25 mars 1929. Cinq chapitres suivis d’un épilogue. 1 : Les yeux verts. 2 : Les yeux qui défient. 3 : Deux femmes. 4 : Un geste. 5 : Fièvre. Résumé Henry et Martine d’Etaces sont mariés et s’aiment jusqu’à ce que Henry tombe amoureux de Georgette, un mannequin qui se refuse à lui tant qu’il n’aura pas divorcé. * Titre primitif non retenu : Voleuse d'âmes. 286 Devinant que son mari va se tuer de chagrin, Martine supplie Georgette de devenir sa maîtresse. Le mannequin se riant de cette proposition, elle saisit un chenet avec lequel elle frappe sauvagement sa rivale qui s’écroule. Martine ignore que Henry a entendu leur conversation : il survient et renvoie sa femme chez elle, mais celle-ci est la proie d’une violente fièvre nerveuse. Lorsqu’elle guérit, Henry lui explique qu’en entendant sa conversation avec Georgette, ses yeux se sont dessillés et il a compris où était le véritable amour. Quant à Georgette, elle n’était que blessée et elle a demandé à Henry de fuir avec elle ; il a refusé et lui a remis une forte somme pour ne plus entendre parler d’elle. Commentaire Comme dans Dolorosa et Miss Baby, la passion qui dévore Henry est comparée à une maladie. Une fois de plus, elle est opposée au véritable amour stable et quotidien. Extraits «Il existe des moments où, sans le vouloir, sans le chercher, à son insu même, la femme possède comme un sens supplémentaire. N’est-ce pas de la divination ? Elle perçoit des détails si menus d’atmosphère, que c’en est un prodige. Et même, il semble que la pensée de ses voisins se matérialise pour elle. Elle les regarde penser. Elle entend les mots qui ne sont pas formulés, ces mots qu’on n’articule pas mais qu’on prononce en quelque sorte en soi-même. Cela dure quelques minutes ou quelques heures. Et parfois, celle qui jouit ainsi d’une véritable seconde vue voudrait y échapper. Car n’est-ce pas se pencher sur un abîme que se pencher sur les pensées secrètes d’un être, même d’un être cher, même d’un être que l’on considère comme le compagnon de tous les instants, comme un autre soi ? Il en fut ainsi, ce jour de mai, pour Martine d’Etaces» (p. 1 ; début du roman). «Elle attendait. Elle souffrait. Elle guettait les progrès du mal sur le visage de son mari. Car c’était une véritable maladie que cet amour. […] Elle le plaignait. Elle regardait Henry comme un malade, comme un être faible, en proie à quelque mal implacable» (pp. 10-11). « — Nous avons été malades tous deux, ma pauvre chérie … Ou plutôt j’ai été malade le premier … Une maladie étrange, qu’on appelle la passion … Car il ne faut pas appeler cela de l’amour … Le trouble de l’homme devant une femme trop habile, qui sait se rendre mystérieuse et fuyante … La volonté de vaincre quand même … L’exaltation … Car on s’exalte … On croit que toute la vie réside désormais dans un regard, dans un sourire …» (p. 31). 287 À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 269. Georges Sim, Katia, acrobate Roman sentimental et policier Paris, Fayard, «Le Livre Populaire», 271, 1931, 18,5 x 12 cm, 255 pp. Contrat du 30 mars 1929. Trois parties de dix, douze et quatorze chapitres précédées d’un prologue de quatre chapitres et suivies d’un épilogue. Prologue. 1 : La nuit de Vienne. 2 : La mort de John Roberts. 3 : La vie qui change. 4 : Lady Markham. I : L’amant de la mort. 1 : E.-W. Johnny. 2 : M. et Mme Jean Saint-Clair. 3 : Une lettre. 4 : La bande de Hambourg. 5 : Disparition. 6 : L’enquête traîne. 7 : La bande de Hambourg *. 8 : Le couple. 9 : Mokowsky. 10 : Inquiétude. II : Le crime de Katia. 1 : Le deuxième suiveur. 2 : La prisonnière. 3 : Le brigadier n’est pas fier. 4 : Le disparu. 5 : L’accusation. 6 : La menace. 7 : Le piège. 8 : La question. 9 : L’inconnu. 10 : Retour. 11 : Le traquenard inutile. 12 : La chambre vide. III : L’homme aux deux vies. 1 : La garde-malade. 2 : La seconde vie. 3 : Bob. 4 : SaintClair ! 5 : 19 juillet. 6 : Dans les cintres. 7 : Un sauvetage. 8 : La chasse à l’homme. 9 : La nuit au music-hall. 10 : L’inconnu de Joinville. 11 : Le chantage de Mokowsky. 12 : Le fou. 13 : Les amants d’autrefois. 14 : L’entretien difficile. Résumé Attaché d’ambassade à Vienne, Jean Saint-Clair tombe amoureux de Katia, jeune acrobate de la troupe des Romanos constituée par son père, John Roberts, son frère Willy, Yvan Mokowsky et Hans Turner. Le père n’ayant pas donné son consentement au mariage, Katia suit Jean à Genève où ils apprennent que John Roberts a été assassiné le soir de leur fuite et que l’on soupçonne Jean. Pour survivre, ce dernier devient à Genève précepteur du fils d'une lady Markham. C’est en sortant de chez elle qu’il est la victime d’une tentative d’assassinat au cours de laquelle il est grièvement blessé. Trois ans plus tard, à Paris, le brigadier de la Sûreté Deffoux, enquêtant sur une bande de faux-monnayeurs dite bande de Hambourg, a la preuve que Mokowsky et lady Markham, de passage dans la capitale, font partie de cette bande. En filant Mokowsky, il découvre que Katia ne lui est pas inconnue, non plus que Jean Saint-Clair. Ce dernier l’intrigue : en effet, époux d’Yvonne de Vercourt et père d’un jeune enfant, paisible châtelain près de Pouilly, Saint-Clair s’absente parfois de chez lui pour se produire comme acrobate dans des numéros * Ce n'est pas la première fois que Simenon intitule de la même façon deux chapitres différents. 288 de music-hall d’une folle audace sous le nom d’E.-W. Johnny. Pressentant que la troupe des Romanos a un rapport avec la bande de Hambourg, Deffoux suit Katia et Jean à Turin où la jeune fille assassine Hans Turner. Le brigadier l’enlève, la ramène de force à Paris et l’installe à son propre domicile. Elle lui avoue que Saint-Clair possède une double personnalité depuis qu’il a été blessé à Genève ; ceci explique pourquoi le placide châtelain, marié par sa famille sans qu’il ait protesté, est aussi l’acrobate E.-W. Johnny et l’amant de Katia, laquelle laisse entendre à Deffoux que Jean court un grave danger. Retrouvant la trace de Mokowsky, Deffoux est fait prisonnier et torturé par les acolytes du faux-monnayeur qui désirent savoir où est cachée Katia. Le brigadier refuse de le leur révéler et un membre de la bande l’aide à s’évader. Rentré chez lui, Deffoux ne voit plus Katia que Mokowsky a réussi à enlever. Tous ces personnages vont pourtant se retrouver au théâtre de l’Empire où E.-W. Johnny, dans son état second, vient accomplir son numéro d’acrobate. Apercevant Katia, lady Markham et sa propre épouse dans la salle, Jean Saint-Clair recouvre ses esprits, est envahi par la peur et, paralysé dans les airs, accroché à un lustre par un pied, est sauvé de cette fâcheuse position par Katia qui opère magistralement son sauvetage. Deffoux profite de la panique créée par le dramatique incident pour arrêter Mokowsky. Pourtant, celui-ci se tait et le brigadier n’apprendra les dessous de l’affaire que par le frère de Katia, ce Willy Roberts en qui il reconnaît l’homme qui lui a permis de s’évader. Les Romanos constituaient bien une bande de faux-monnayeurs dont John Roberts dirigeait la filiale européenne, la tête de l’organisation se trouvant aux Etats-Unis. Quand on a proposé à John Roberts d’étendre la gamme du banditisme au cambriolage et à l’attentat, il a refusé, a été assassiné et Mokowsky a pris sa succession. Or, Mokowsky connaissait le secret de la naissance de Katia, fille de John Roberts, certes, mais aussi de … lady Markham qui avait mis l’enfant au monde avant son mariage. Mokowsky la faisait chanter, le mari n’étant pas au courant de cette faute. À Genève, Saint-Clair a été blessé par Mokowsky ou par Bob, émissaire américain de l’organisation, car Katia constituait, par chantage interposé, une importante source de revenus qu’il fallait récupérer. Après les événements genevois, Katia, qui ignorait tout du sort réservé à son amoureux, a cru que celui-ci l’avait abandonnée et elle a réintégré la troupe. Jean lui-même, marié, ayant acquis sa double personnalité, n’a dû qu’au hasard le fait de retrouver Katia dont il ne se souvenait même pas. Mokowsky projetait de le capturer et de faire chanter sa famille en la menaçant de révéler sa folie. Cependant, Katia a sauvé Jean grâce à son amour et l’a emmené à Turin où Turner avait été envoyé pour dicter les ordres de Mokowsky ; c’est pourquoi elle l’a tué. Jean et Katia vont enfin pouvoir s’aimer, l’épouse de Jean trouvant une consolation dans son enfant. Commentaire Le résumé rend difficilement compte de l’intrigue extrêmement compliquée et touffue de ce long roman, mais il s’agit d’une complexité qui ne nuit pas à la lecture. L’agrément procuré est évidemment lié aussi à l’artifice un peu grossier de la rupture des trois ans qui séparent le prologue de la première partie. Cette vacuite temporelle n’est comblée que peu à peu et les dernières clés du mystère ne sont livrées qu’à la fin de la troisième partie, ce qui ménage un suspense savamment dosé. 289 Le prologue aborde des considérations pédagogiques. Lorsqu’il est précepteur de Harry Markham, Jean Saint-Clair pense qu’il faut raconter à l’enfant «l’histoire de la pensée humaine» (p. 31) avant d’aborder toute autre matière. L’œuvre acquiert un aspect policier indéniable grâce à l’enquête menée par le brigadier Léon Deffoux. Celui-ci est aidé, dans une phase de ses investigations, par l’agent Richard, «un véritable athlète, au visage taillé à grands coups de hache, aux mains formidables» (p. 65). Après Desternes et Aubier dans En robe de mariée, Boucheron et Caillol dans L’Homme à la cigarette, Deffoux et Richard représentent à nouveau ici l’alliance de la capacité mentale et de la force physique. Nous voyons d’autre part Deffoux mettre en pratique des leçons qu’il aurait pu apprendre dans La Police scientifique, qu’il s’agisse de procédés d’identification d’un individu (p. 54) ou de signalements codés en langage chiffré (p. 63). Maigret, lui aussi, procédera à de tels déchiffrements dans Pietr-le-Letton. À cet égard, Mokowsky semble bien être un autre frère jumeau du Letton ; en effet, si leur code chiffré n’est pas tout à fait le même, l’interprétation simenonienne du chiffre les rend identiques, à l’âge, à la taille et à la nuance colorée des cheveux près. Que l’on en juge. «Le brigadier lut : Service Sûreté Paris 30 17 (sic) 01512 0224 0234 0255 02732 03116 03233 03325 03415 03522 04124 04144 04147 05221 06214 06218 07151 07161 0911112 0912211 092413 Signé : Sûreté Berlin. «Il [Maigret] ouvrit un tiroir, parcourut des yeux une dépêche du Bureau international d’identification de Copenhague. Sûreté Paris. Pietr-le-Letton 32 169 01512 0224 0255 02732 03116 03233 03243 03415 03522 04115 04144 04147 05221 … etc. C’était le signalement scientifique complet, en langage chiffré, d’un des membres de la bande de Hambourg. En se servant d’une table qu’il avait toujours en poche, le policier traduisit : Cette fois, il se donna la peine de traduire à voix haute, et même de répéter à plusieurs reprises, comme un écolier qui récite une leçon : “Âge apparent 30 ans — taille 1 m.75 — sinus dos nez rectiligne base horizontale, saillie grande limite — particularité cloison non apparente — oreille bordure originelle grande, lobe traversé limite et dimension petite limite antitragus saillant limite pli inférieur vexe, limite force rectiligne, limite particularité sillons séparés orthognate (sic) supérieur face longue biconcave — sourcils clairsemés blonds clairs — lèvre inférieure proéminente — épaisseur grande — inférieure pendante — cou long— auréole jaune moyen — périphérite intermédiaire — verdâtre moyen — cheveux blonds foncés» (Katia, acrobate, pp. 63-64). — Signalement de Pietr-le-Letton : âge apparent trente-deux ans, taille 169, sinus dos rectiligne, base horizontale, saillie grande limite, particularité cloison non apparente, oreille bordure originelle, grand lobe, traversé limite et dimension petite limite, antitragus saillant, limite pli inférieur vexe, limite forme, rectiligne, limite particularité sillons séparés, orthognate (sic) supérieur, face longue, biconcave, sourcils clairsemés blond clair, lèvre inférieure proéminente, épaisseur grande inférieure pendante, cou long, auréole jaune moyen, périphérie intermédiaire verdâtre moyen, cheveux blond clair» (Pietr-le-Letton, in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1967, t. I, p. 21). 290 Si l’on excepte l’orthographe, la ponctuation et une coquille (force/forme), ces deux signalements sont textuellement semblables, avec la même confusion entre la lèvre inférieure et la lèvre supérieure. Or, La Police scientifique donne déjà l’exemple suivant de portrait parlé, sans pourtant en livrer le chiffre : «Âge apparent, 30 ; taille, 175 ; sinus dos nez rec, base horizontale, saillie grande limite, particularité cloison non apparente, oreille bordure originelle grande lobe traversé limite et dimension petite limite, antitragus saillant limite pli inférieur vexe, limite forme rectiligne, limite particularité sillons séparés orthognate (sic) supérieur, face longue biconcave, sourcils clairsemés blonds clairs, lèvre inférieure proéminente, épaisseur grande, inférieure pendante, cou long, auréole jaune moyen périphérie intermédiaire verdâtre moyen, cheveux blonds foncés» (troisième chapitre). Ce portrait aura décidément beaucoup servi. Pour en revenir à Deffoux, il ne préfigure cependant pas Maigret avec lequel il n’a en commun que l’obstination et la ténacité. Domicilié rue Caulaincourt, il annoncerait plutôt l’inspecteur Lognon dont on connaît le domicile de la place Constantin-Pecqueur située au carrefour des rues Lamarck et Caulaincourt. S’il n’a pas toujours la malchance de Lognon, Deffoux est doté d’une épouse affligée des mêmes caractéristiques peu engageantes que celle du futur inspecteur Malgracieux. Prénommée Eugénie, l’épouse de Deffoux offre aussi à ses invités une liqueur de prunelle venue des Vosges (p. 165), comme la future Madame Maigret. Pourtant, Eugénie annonce bien davantage, par son caractère irascible et son manque de compréhension à l’égard de son mari, l’épouse de Lognon. Ce n’est certainement pas un hasard si Léon Deffoux est aussi le nom d’un auteur quelque peu oublié de nos jours. Parmi les nombreux documents conservés par le Fonds Simenon de l’Université de Liège figure un article signé Léon Deffoux concernant Monsieur La Souris et La Marie du Port. Ce compte rendu dont la provenance est inconnue a été publié le 3 décembre 1938 et envoyé à Simenon par l’auteur «avec son bon souvenir, ses compliments et ses amitiés». Même s’il ne constitue pas la preuve absolue que les deux écrivains se connaissaient dès 1929, cet envoi est malgré tout révélateur. Dans la cuisine des Deffoux règne «une vapeur épaisse» (p. 115) qui s’échappe d’une casserole. Simenon ayant raconté maintes fois comment, dans sa jeunesse, la cuisine de sa mère, rue de la Loi, était pareillement embuée, on peut croire que cette vapeur s’est aussi échappée de Liège pour envahir la cuisine montmartroise. Extraits «Les oreilles sont presque aussi révélatrices en matière de police que les empreintes digitales. C’est le signalement de l’oreille d’un individu recherché que les agents se transmettent plutôt que le signalement du visage. Ils disposent même d’un langage abrégé qui leur permet de donner en quelques mots la description d’une oreille quelconque. Celle de Saint-Clair était du type dit Sep, c’est-à-dire qu’elle avait un lobe à adhérence sillonnée» (p. 54). 291 «Il faut aux policiers beaucoup plus de courage qu’on le croit communément, sinon pour mener à bien une enquête, du moins pour la commencer, car c’est là une tâche aussi désespérante que possible. En l’occurrence, le brigadier Deffoux n’avait aucun fil conducteur. Il ne possédait aucun renseignement sur ceux qu’il était chargé de dépister et d’empêcher sans doute de commettre quelque nouveau crime. Peut-être s’agiterait-il dans le vide pendant des jours et des jours. Il suivrait cent pistes fausses pour une bonne — s’il trouvait en fin de compte celle-ci !» (p. 57). «Katia, à ce moment, était bien l’amante dans toute l’acception du mot. Il y a des femmes qui évoquent irrésistiblement l’étreinte, le baiser brûlant et profond, et il semble que traînent derrière elles comme des moiteurs d’alcôve. Elle était de celles-là. Et la preuve en est que, dans le restaurant, tous les hommes regardaient Saint-Clair avec envie. Ce n’était pas la réunion de deux êtres que le hasard a mis en présence. C’étaient des amants ! Des amants qui se suffisent à eux-mêmes et qui se sentent isolés partout, qui s’excluent en quelque sorte de l’atmosphère ambiante» (p. 83). «Une fois de plus, Mme Saint-Clair se taisait et Deffoux comprenait la supériorité que lui donnait l’éducation qu’elle avait reçue et qui lui permettait de contenir ses sentiments, de garder à cet entretien douloureux, qui eût pu être déchirant, tumultueux, les allures d’une conversation presque banale» (p. 174). «On était en juillet. La température était étouffante. Le bitume semblait fondre sous les roues des véhicules qui y marquaient profondément leurs empreintes. Et à chaque instant on rencontrait des taxis chargés de malles, de tentes de plage, de voitures d’enfant qui se dirigeaient vers les gares. Paris se vidait. Des autocars promenaient les étrangers à travers les rues à demi désertes et les terrasses des cafés, où il faisait frais, étaient les seuls endroits où l’on rencontrât du monde. À la Sûreté comme ailleurs, les vacances se faisaient sentir. Le personnel était réduit au tiers, les uns étant en congé, les autres se voyant désignés pour des missions à Deauville, au Touquet, à Biarritz ou à Vichy» (p. 189). 292 «Tandis que Willy Roberts parlait, le brigadier Deffoux, tout naturellement, évoquait Katia installée au chevet de Saint-Clair, Hans étendu dans sa chambre d’hôtel à Turin, un poignard dans la poitrine, Mokowsky et Bob en prison. Il pensait à Yvonne Saint-Clair, à lady Markham. Et toutes ces destinées, vues ainsi dans un raccourci vertigineux, avaient quelque chose d’infiniment dramatique, en même temps que de très suggestif. Il avait plus que jamais l’impression très nette qu’aucun événement, si infime soit-il, n’est l’effet du hasard, mais que chaque geste participe à la réalisation d’un but déterminé, inconnu des hommes» (p. 237). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 160-162. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, p. 39. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 267, 273. M. LEMOINE, «Maigret en gestation dans les romans populaires», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, pp. 59-60. M. LEMOINE, «Simenon et l’Italie», La deriva delle francofonie : Les avatars d’un regard. L’Italie vue à travers les écrivains belges de langue française, «Bussola», 4, Cooperativa Libraria Universitaria Editrice Bologna, Bologne, 1988, p. 105. Jean du Perry, L'Amour et l'argent «Roman sentimental» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 64, s.d. (1929), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 8 avril 1929. Quatre chapitres suivis d’un épilogue. 1 : Les murs ont des oreilles. 2 : L’Eve éternelle. 3 : Rencontre. 4 : La porte mi-close. Résumé Jean aime Odette, une petite vendeuse parisienne, mais il est le fils d’Arthur Mège, un veuf fortuné qui ne veut pas entendre parler d’une telle mésalliance et se propose de montrer à Jean qu’Odette ne vit que pour l’argent. La jeune fille, qui a surpris leur conversation, provoque elle-même le père et multiplie bientôt les sorties avec lui, au grand dam de son amoureux. Elle va jusqu’à se faire offrir un appartement où, un soir, elle fait venir Jean qui, par une porte mi-close, entend la conversation qu’elle a avec son père. Il comprend ainsi 293 qu’elle ne s’est jamais donnée à Arthur, lequel la demande en mariage. À ce moment, elle appelle le fils pour trancher la question. La cause est entendue : Jean et Odette s’épouseront, tandis qu’Arthur est tout marri, faute d’être mari. Commentaire L’intrigue se fonde sur deux entretiens confidentiels surpris par une tierce personne. Le procédé grâce auquel le héros apprend la vérité en écoutant une conversation par une porte mi-close était déjà présent dans Voleuse d’amour. Jean Dorsage, Celle qui revient* «Roman sentimental» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Livre», 857, s.d. (1929), 14 x 10,5 cm, 95 pp. Achevé d’imprimer : 13 avril 1929. Neuf chapitres suivis d’un épilogue. 1 : Une nuit, dans une petite ville. 2 : Le réveil d’Ernest Martinault. 3 : Paris … 4 : «Pickwick’s Bar». 5 : Un port ? 6 : L’atelier de la rue Campagne-Première. 7 : Le modèle aux yeux douloureux. 8 : La vie solitaire. 9 : Deux hommes. Résumé Lassée de Saint-Amand et de sa vie mesquine, Monique Martinault va vivre à Paris en compagnie de Jean Marchal, dont elle est la maîtresse. L’attrait de la jeune fille pour ce beau garçon et pour la capitale fait le désespoir de son père qu’elle n’a pas averti de son départ et qui avait déjà été abandonné par son épouse. À Paris cependant, Monique ne trouve pas la vie brillante à laquelle elle aspirait : le couple loge dans un triste meublé de Montmartre et le jeune homme joue du violon dans une boîte de Pigalle. Bientôt, Jean est infidèle, ce qui provoque le désarroi de Monique : elle pense avec nostalgie à la quiétude de l’existence qu’elle menait avec son père. Elle déambule tristement dans les rues de Paris lorsqu’elle rencontre un artiste peintre, Georges Lenfant, qui lui propose de devenir son modèle. Elle accepte et naît entre eux une amitié qui ne tarde pas à se transformer en amour. Dans l’atelier de Georges, elle rencontre un jour un autre modèle qui s’avère être … sa mère. Cette femme regrette aussi Saint-Amand et son mari qu’elle a quittés depuis quinze ans pour suivre un officier déserteur qui l’a rapidement abandonnée. Georges n’hésite pas : il va dans le Cher d’où il ramène à Paris le père Martinault qui pardonne volontiers à sa femme et à sa fille. Tous vont s’établir à Saint-Amand où ils vivront heureux. * Titre proposé et non retenu : La Disparue. 294 Commentaire Le roman oppose deux styles de vie et opte résolument en faveur d’une quiète existence provinciale, antithèse de la vie parisienne tumultueuse et précaire. C’est aussi le roman du pardon grâce auquel le bonheur est reconquis. Le thème des retrouvailles entre une fille et sa mère depuis longtemps disparue est bien dans le ton des romans populaires et a été abordé par Simenon dès Amour d’exilée. Une fois encore, un amour profond basé sur l’affection est préféré à un amour momentané issu d’une attirance physique. Le début du roman offre plus d’une analogie avec le début des Suicidés : outre le fait qu’y est évoquée la vie provinciale et mesquine de Saint-Amand qui n’est pas tellement différente de celle que l’on mène à Nevers, on y voit un jeune homme convaincre celle qu’il aime de l’accompagner à Paris. Si la tonalité entre les deux récits est évidemment bien différente, les courts extraits cités ci-dessous en dehors de leur contexte ne laissent pas facilement deviner lesquels appartiennent au roman publié sous pseudonyme. « — Dis donc la vérité, Monique ! Ou tu m’aimes, ou tu ne m’aimes pas ! Si tu hésites à m’accompagner, c’est que tu ne m’aimes pas, que tu t’es amusée seulement de mon amour … — Jean ! dit-elle encore avec reproche. — Alors, cette nuit ? Elle était désemparée. On eût dit qu’elle cherchait quelque chose à quoi elle pût se raccrocher. Il était penché sur elle. Il la serra contre lui. Elle sentit son souffle chaud contre sa nuque» (Celle qui revient, p. 4). «— Je n’ai même pas de bagages ! soupira-t-elle. Rien que la robe et le manteau que je porte … — Et qu’importe ? Tu auras tout ce que tu voudras, à Paris …» (id., p. 7). « Il la sentait trembler sous ses mains. Les deux fenêtres étaient éclairées. — Tu m’aimes, n’est-ce pas ? Elle faillit pleurer. Elle ne pouvait pas détourner son regard et il l’attirait contre lui, l’étouffait à force de la serrer contre sa poitrine. — Si tu ne viens pas avec moi, je serai mort dans cinq minutes» (Les Suicidés, in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1967, t. 1, pp. 508-509). « — Je n’ai pas mon manteau … balbutia Juliette. […] — Tu verras quelle vie je vais te faire !» (id., pp. 509-510). Rappelons que Simenon a connu Saint-Amand-Montrond lors du périple de 1928 à bord du «Ginette». Extraits «Il était fébrile. Parfois, il plongeait les yeux dans la salle quiète du Café du Commerce, qu’on voyait en face et où des garçons nonchalants suivaient les parties de billard, de jaquet et de cartes. 295 On apercevait distinctement de placides têtes d’hommes entre deux âges et de vieillards, la pipe aux lèvres, vidant lentement des demis. On entendait même le heurt des billes sur le tapis vert. Atmosphère de petite ville» (p. 2). «Chose étrange, il est rare de voir un vieillard, ou même un homme mûr s’abandonner au désespoir. La jeunesse seule, à la moindre catastrophe, se persuade que tout est fini et se laisse aller au découragement. A-t-elle donc le droit de désespérer ? Elle se refuse à voir que cette force jaillissante qui est en elle efface sans cesse le passé et ses drames et crée des avenirs nouveaux. La vie, à vingt ans, est faite de perpétuels avenirs, de renouvellements sans fin. Et quelques heures suffisent parfois ! Oui, quelques heures pour effacer des souffrances que l’on croyait éternelles, pour donner un sens nouveau à une vie dont parfois on avait songé à se débarrasser» (p. 56). «Cela ne ressemblait en rien aux étreintes de Jean Marchal. Celles de Georges éatient (sic) à la fois amoureuses et paternelles. On sentait que le trouble physique ne constituait que la plus faible partie des sentiments qui l’agitaient, qu’il y avait surtout une affection immense…» (p. 62). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 271. Georges Sim, La Panthère borgne Roman d’aventures exotiques Paris, Tallandier, «Grandes Aventures et Voyages excentriques», 259, 1929, 19 x 12 cm, 222 pp. Achevé d’imprimer : avril 1929. Réédition : Paris, Presses de la Cité, «Les Introuvables de Georges Simenon», 11, 1980. 296 Dix-neuf chapitres. 1 : Chez le Chinois. 2 : Le «Wilhelmine». 3 : Une île. 4 : La contrebande. 5 : La cargaison humaine. 6 : Any. 7 : L’île des Cobras. 8 : La nuit. 9 : L’enclos défendu. 10 : Jérémie. 11 : Un singe. 12 : Butin. 13 : Emma et les nègres. 14 : Le village en folie. 15 : Siège. 16 : Attente. 17 : Le geste d’Any. 18 : Au large ! 19 : La maison reconstruite. Résumé Yves Gérald arrive à San Francisco d’où il compte parcourir le Pacifique à la recherche de son frère aviateur qui s’y est perdu. Il s’embarque à bord d’un vieux yacht composé d’un curieux équipage : le capitaine, dit Sans-Nez, un être sans scrupules ; Allan Swifft, un marchand de fauves ivrogne qui emmène avec lui une panthère borgne appelée Emma ; Yan, un massif mécanicien hollandais ; le Noir Jérémie, un matelot voleur ; un mousse de dixhuit ans surnommé Fil-de-Fer. Bien vite, Yves se rend compte que cette bande profite du voyage pour s’adonner au trafic d’esclaves : six Noirs sont en effet achetés dans une île et jetés à fond de cale, non loin de la panthère. Excitée, celle-ci troue la coque du yacht avec ses griffes, Yves tirant parti de l’effervescence créée par l’incident pour délivrer les futurs esclaves et gagner à la nage une île proche dite île des Cobras. Stupéfait, il y découvre une jeune fille, Any, qui vit là en compagnie de son parrain de soixante-dix ans, Jack Auburn, dans une maison bleue située aux abords d’un village indigène. Il est accueilli par eux avec bienveillance, mais, le yacht abordant l’île à son tour, Sans-Nez capture Yves et Any, tandis qu’Auburn lui échappe. Yves se retrouve emprisonné avec … Swifft dans la hutte isolée des lépreux. Il s’en évade grâce à Swifft qui demeure auprès des lépreux, puis il tente de sauver Any que se disputent Sans-Nez et Yan, les deux hommes voulant faire d’elle leur épouse. Yves échoue dans son entreprise et le voici à nouveau prisonnier de Sans-Nez. Cependant, Emma sème la panique dans le village noir : non sans peine, les indigènes parviennent à l’abattre, mais ils sont excités contre les Blancs par le sorcier, d’autant plus que Yan a tué une demi-douzaine d’entre eux à la dynamite. Les Noirs se préparent à un repas anthropophage dont le hors-d’œuvre est constitué par les esclaves qu’Yves avait libérés et qui ont été capturés. Profitant de l’ivresse des indigènes, les aventuriers décident de quitter l’île à bord du bateau réparé, mais Sans-Nez abandonne Yves ligoté et inconscient dans la villa bleue. Sur le chemin conduisant au yacht, une conversation avec Sans-Nez apprend à Any qu’Yves est amoureux d’elle. Au terme d’une âpre lutte, elle réussit à tuer le capitaine et elle retourne auprès d’Yves, mais s’évanouit, rejoignant ainsi le jeune homme dans l’inconscience. Tous deux se réveillent à bord du yacht commandé par Yan, l’équipage n’étant plus composé que de Jérémie et Fil-de-Fer. On ne leur explique rien et les jeunes gens arrivent à San Francisco où ils apprennent que le frère d’Yves a été retrouvé. Dans l’île des Cobras cependant, Auburn et Swifft reconstruisent la villa détruite par les indigènes, ceux-ci étant retombés dans leur habituelle léthargie après leur crise sanguinaire. En fait, les deux hommes, qui se connaissent depuis longtemps, ont sauvé Yves et Any. Celle-ci est en effet la fille de Swifft ; elle a perdu sa mère dans son enfance et son père l’a installée dans l’île avec Auburn. Devenu trafiquant, joueur et buveur, Swifft a voulu constituer pour elle une petite fortune afin de la soustraire à la condition qui a été la sienne. Il a pourtant compris que l’amour d’Yves pour sa fille compte plus que tout. Quant à lui, peut-être restera-t-il dans l’île ; encore faut-il savoir s’il n’a pas été contaminé par les lépreux … 297 Commentaire L’intrigue contient des invraisemblances et des éléments non expliqués. À cet égard, La Panthère borgne est sans aucun doute l’œuvre la moins achevée parmi la série des romans d’aventures exotiques. On y trouve cependant des passages réussis, comme la description d’un coucher de soleil polynésien (pp. 72-73 *) ou l’épisode de la mort d’Emma (pp. 138140 *). Certaines pages reprennent des motifs déjà présents dans des romans antérieurs. Les préparatifs de la scène d’anthropophagie sont semblables à ceux que décrivent Le Gorille roi, Les Maudits du Pacifique, Le Sous-Marin dans la forêt et Les Nains des cataractes. Les indigènes tués à la dynamite rappellent le traitement identique infligé aux Moïs indochinois dans Miss Baby et aux cannibales noirs dans L’Île empoisonnée. Se demandant quelles tortures les indigènes feront subir à Yves Gérald avant de le mettre à mort, Sans-Nez se rappelle avoir vu «dans les îles chinoises» (p. 167 *) des suppliciés écorchés vifs, ce qui nous remet en mémoire les scènes cruelles de Se Ma Tsien, le sacrificateur. On retrouve une panthère borgne nommée Emma dans un conte de Georges Sim paru dans Ric et Rac le 15 mars 1930. Intitulé Le Yacht et la panthère, ce conte offre d’autres points communs avec le chapitre premier du roman qui nous occupe : un personnage y perd en effet au jeu son yacht et sa panthère dans un bar louche appelé «Chez le Chinois», tout comme dans La Panthère borgne ; toutefois, la scène du conte n’a pas lieu à San Francisco, mais à Batavia. Le début du roman montre Allan Swifft serrant le tuyau de sa pipe (p. 7 *) comme le fera souvent Maigret. Extraits «Il n’y avait plus la moindre brise. La mer était plate comme un miroir, étalant des teintes d’une finesse exquise, depuis le vert pâle jusqu’au bleu profond, en passant par les ors et les pourpres que lui lançait le soleil couchant. […] Yves Gérald était dans un état d’esprit spécial. Un sourire très léger, très subtil, flottait sur ses lèvres. Il goûtait toute la saveur du paysage dans lequel il se trouvait. Il admirait la symphonie des couleurs sur la mer et surtout l’aspect que prenait le village bariolé dans le crépuscule. De tout cela se dégageait une impression de calme absolu, de simplicité extrême. […] Comme pour augmenter encore la poésie prenante, une musique vibra dans l’air. Quelque part, un indigène jouait d’un instrument primitif, espèce de xylophone fait de bouts de bois et de noix de coco et ne possédant que quatre notes qui suffisaient à composer une mélopée bizarre, dont la monotonie même constituait le charme» (pp. 72-73 *). 298 «Elle glissait … C’était étrange, c’était irréel … Elle glissait sur le sol … Elle était dans la maison et elle glissait vers Yves qui allait l’embrasser, la soigner, la guérir comme une fois déjà il l’avait guérie … Mais il y avait longtemps de cela … Any ne parvenait pas à se souvenir exactement de l’époque … Elle glissait … Puis, tout à coup, il y eut un petit frisson, comme ceux que la brise met sur la surface lisse de l’eau par temps très calme. Mais ce fut le long de son épine dorsale. Et quand le frisson atteignit son âme, ce fut tout … Plus rien … Plus de douleur … Rien …» (p. 172 *). À consulter M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31, 32, 34, 58, 59, 63, 67, 75, 93, 97, 99, 106. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. * Pagination de la réédition de 1980. Gaston Vialis, Le Parfum du passé «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 68, s.d. (1929), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 6 mai 1929. Cinq chapitres suivis d’un épilogue. 1 : Annette et ses mensonges. 2 : Timide amour. 3 : Révélation. 4 : Entre deux hommes. 5 : Aimer quand même. Résumé Amoureux d’Annette, sa payse qui vit à Paris, le berrichon Jean Lemperrière arrive lui aussi dans la capitale où il a obtenu une place de technicien dans une usine de chaussures. Hélas ! Annette est entretenue par le riche industriel Besombes dont elle fait croire à Jean qu’il est son mari. Désireux de se concilier ce gêneur tout en l’éloignant d’Annette, Besombes lui offre un poste plus avantageux dans une usine de Saint-Denis où il a des 299 intérêts. Là, Jean apprend que Besombes n’est pas le mari, mais l’amant d’Annette. Fou de rage, il se précipite à Paris où il assaille Besombes qui l’assomme pour se défendre. Émue par cet amour et par tant de candeur, Annette rompt avec Besombes et épouse Jean. Commentaire Le pur amour campagnard a raison de l’amour parisien superficiel, le roman prolongeant ainsi des considérations déjà émises dans Aimer d’amour, Rien que pour toi ou Celle qui revient. Extrait «Il est des moments dans la vie où nous n’obéissons pas à une volonté raisonnée et lucide, mais où nous suivons les impulsions d’un instinct plus fort que notre cerveau» (p. 24). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 269, 271. Georges Sim, Les Bandits de Chicago Roman d’aventures et policier Paris, Fayard, «L’Aventure», 1, s.d. (1929), 28 x 19 cm, 61 pp. Date de parution : 1er juin 1929. Trois parties de cinq, six et six chapitres, l’indication de la première partie n’étant pas mentionnée. (I), 1 : Un enterrement à Chicago. 2 : La nuit du «Pasquino». 3 : 32, rue Lawndale. 4 : Le lac Calumet et la pension de Mme. Bow. 5 : Une mission de tout repos. II, 1 : Le silence de Jackie. 2 : La prison de Billie. 3 : Le Balafré marque un point. 4 : L’aube du 31 octobre. 5 : Le building assiégé. 6 : Nid de bandits. III, 1 : La menace du Balafré. 2 : La guerre ! 3 : La fin du «Santa-Maria». 4 : Les pérégrinations hallucinantes. 5 : La baraque en planches. 6 : Le complice de Jackie. Résumé Le jeune Jackie sauve la vie d’Al-le-Balafré, chef incontesté des bandits de Chicago, qui s’enrichit grâce au trafic de l’alcool et au cambriolage. Jackie déclare au Balafré que son plus cher désir est de devenir son lieutenant. Séduit par son intelligence, sa désinvolture et sa détermination, Al décide de le mettre à l’épreuve. Jackie affronte avec succès les périlleuses missions que lui réserve le chef des bandits : le voilà donc promu second d’Al. Celui-ci lui confie qu’il a l’intention d’attaquer et de cambrioler le Cross Building, siège de 300 plusieurs banques, compagnies d’assurances et autres organismes financiers : de quoi empocher dix millions de dollars. Craignant que son second le trahisse, Al a soin de séquestrer la femme qu’il aime, Billie. Tout est minutieusement préparé et l’attaque a lieu : Al et ses hommes s’engouffrent dans l’immeuble, mais rien ne se déroule comme prévu. En effet, Jackie se révèle honnête : il a voulu livrer à la justice l’ensemble des bandits qui sont enfermés dans le Cross Building dont la police fait le siège. Il parvient à quitter l’immeuble tandis que, de la terrasse, les bandits peuvent le voir s’entretenir avec l’attorney-général Buster Smitt. Le siège prend fin lorsque la plupart des bandits sont faits prisonniers, mais Al s’est échappé avec une poignée de fidèles. La lutte entre Jackie et le Balafré se poursuit en bateau sur les eaux du lac Michigan. Non sans peine, Jackie l’emporte et Al se retrouve en prison. Il reste au jeune héros à retrouver Billie qu’Al avait prévu de faire tuer en cas de trahison. Il la découvre saine et sauve et l’on apprend que Billie est l’épouse de Jackie. Celuici n’est autre, d’ailleurs, que le fils de l’attorney-général ; il voulait devenir détective privé contre la volonté de son père et a tenté de lui prouver ses qualités. Commentaire Bien enlevé, ce récit au rythme rapide est avant tout constitué par le choc entre l’honnête Jackie Smitt et le bandit Al-le-Balafré, personnage manifestement inspiré par Al Capone. On se rappelle que le massacre dit de la Saint-Valentin a eu lieu le 14 février 1929, c’està-dire peu avant la publication du roman. Le Balafré garde toujours sur lui une cartouche de dynamite destinée à le faire sauter en même temps que le policier téméraire qui oserait l’arrêter. J.K. Charles, héros de L’Homme à la cigarette, adopte un procédé semblable grâce à sa cigarette truquée. Pour découvrir l’endroit où Billie est séquestrée, Jackie Smitt tente de se mettre dans la peau d’Al (p. 54). Cet effort d’identification rappelle au héros qu’il s’était déjà livré auparavant à une tentative dans ce sens. Voilà qui annonce à nouveau, après La Fiancée aux mains de glace, le procédé de Maigret qui consiste à s’identifier à autrui. Extraits «Le porteur d’un revolver tué, tout danger est écarté. Tandis qu’il ne sert à rien de tuer l’homme qui brandit une bombe. Celle-ci ne va-t-elle pas précisément éclater au moment de la chute de l’homme et de son propre contact avec le sol ? Est-elle mue par un mouvement d’horlogerie, par un détonateur ou par une mèche ? Pour le savoir, il faut la démonter ! Et on ne démonte pas une bombe, on n’en approche même pas, à moins d’être un spécialiste ! Ne put-on pas s’en rendre compte lors de certains attentats anarchistes, quand, par des matins blêmes, on découvrait soudain un engin sur le seuil d’une maison ? La foule s’amassait, certes, mais à distance respectable. Des centaines d’yeux fixaient l’objet prestigieux en attendant l’explosion. Et force était à la police de s’écarter, elle aussi. 301 Un grand cercle attentif, très loin du mystérieux colis, jusqu’à ce qu’enfin des hommes salués par des bravos de la foule, des techniciens et des héros tout ensemble, s’approchassent avec précaution. Quel frisson au moment où l’un d’eux, au mépris de la peur, mettait la main sur la bombe, la soulevait, en faisait sauter le couvercle !» (pp. 33-34). «Un des plus beaux spectacles qu’il puisse être donné de voir est certes celui d’un homme impassible, maître de ses nerfs, dominant les réflexes de la chair au milieu d’un tumulte meurtrier, au milieu de la panique qui l’entoure, de la rage qui naît, qui va confiner à la folie. Et c’est plus impressionnant encore si c’est cet homme qui a préparé les événements, qui a tendu tous les fils dont la trame semble enchevêtrée et que seul il démêle, s’il attend sans broncher, confiant dans les matériaux psychologiques dont il a baâti (sic) son œuvre comme le constructeur qui assiste en souriant au lancement du bateau dont seul il répond et que ses voisins craignent de voir sombrer dès son contact avec la mer» (p. 36). «Comme un corps humain, une ville est un toutd ont (sic) les parties sont solidaires les unes des autres, et ce n’est pas sans des bouleversements profonds qu’on ampute en quelque sorte un quartier entier» (p. 43). «C’est une chose qui est arrivée à chacun de devoir aller et venir à travers une ville, vaquer à des occupations avec plus de 39° de fièvre. N’est-ce pas une sorte de cauchemar que l’on vit alors ? N’a-t-on pas l’impression de circuler dans un univers cotonneux où les bruits les plus proches sont tantôt sourds et tantôt d’une acuité extraordinaire, où des gens nous frôlent, silhouettes falotes, inconsistantes et où le heurt d’un mur nous surprend, si douloureux que nous avons envie de crier ? En même temps des pensées se nouent et se dénouent dans notre cerveau et ces pensées s’enveloppent de brume, elles aussi. On croit qu’on tombera au premier carrefour et on tient bon pendant des heures. On se sent incapable du moindre effort, impuissant, amoindri et l’on réussit de véritable (sic) exploits» (p. 53). «Il était dans l’atmosphère voulue pour réfléchir, ou plus exactement pour essayer de reconstituer les pensées d’Al. 302 N’est-ce pas ainsi qu’une première fois il avait découvert la cachette de Billie ? Tant qu’il avait cherché avec ses yeux, avec ses mains, tant qu’il avait regardé la pièce avec ses yeux à lui, Jackie, il n’avait rien trouvé. Et, soudain, certain matin, tandis que le Balafré lui parlait, il avait fait un effort pour penser avec l’esprit du Balafré. Il s’était mis à sa place. Il avait regardé les lieux avec d’autres yeux. Pendant quelques instants il avait été le bandit ayant quelqu’un à cacher. […] Il était dans la peau du Balafré. Il pensait avec le cerveau de celui-ci. Il en avait même le rictus» (p. 54). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, p. 159. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, p. 38. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 32, 34, 58, 60, 61-62, 63, 75. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 267. M. LEMOINE, «Maigret en gestation dans les romans populaires», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, p. 60. Georges Sim, L'Île des hommes roux Roman d’aventures exotiques Paris, Tallandier, «Grandes Aventures et Voyages excentriques», 267, 1929, 19 x 12 cm, 223 pp. Achevé d’imprimer : 3 juin 1929. Trois parties de six, huit et sept chapitres suivies d’un épilogue, le sixième chapitre de la première partie étant noté VII. I: Les îles sanglantes. 1 : Le «Master Dick» fait la connaissance du vieil O’Neil et d’un étrange nageur. 2 : L’ «homme-caméra» s’aperçoit qu’une île minuscule n’est pas nécessairement le séjour de la paix. 3 : Le capitaine «God fer dom» est attendu avec impatience. 4 : «Monsieur Twinn» n’est pas de l’avis de tout le monde. 5 : Une île qui rappelle plutôt la France du Moyen-Âge (sic) que le Pacifique d’aujourd’hui. 6 (7) : L’épée de jade joue un rôle inattendu autant que providentiel. II : Les derniers Aéroïs (sic). 1 : Un grand chef qui ne veut pas être battu. 2 : Le nouvel Aréoïs est d’ores et déjà obligé de tricher. 3 : Armand Natier découvre le «parc aux hommes», en même temps que de vieilles connaissances. 4 : Un petit livre qui a fait 303 du chemin à travers le monde. 5 : Touaï laisse sa dignité à la porte. 6 : La conversation devient de plus en plus édifiante. 7 : L’épée de jade joue à nouveau son rôle. 8 : Un homme sur un toit de bambous. III : La goélette héroïque. 1 : Natier reçoit un message sur bambou qui exige un interprète. 2 : Un éboulement qui relève de la stratégie plutôt que du hasard. 3 : Un fort dont les occupants ne sont ni assaillants ni assaillis. 4 : Où l’amour et la haine se combinent pour sauver un homme. 5 : Un homme qui revient de loin. 6 : Les Maoris n’ignorent pas l’usage des parlementaires. 7 : Des hommes courent frénétiquement à la mort. Résumé Le cinéaste Armand Natier et ses deux opérateurs, Duchateau et Mapois, effectuent un reportage dans le Pacifique. Commandé par le capitaine Van Doorn et son second, Twinn, leur bateau arrive à l’île Tongatabou où vivent un vieil Irlandais, O’Neil, et sa fille Okouna. L’île est attaquée par des Maoris et les Européens assistent impuissants au pillage et au carnage. O’Neil et sa fille sont emmenés par les agresseurs que les héros décident de poursuivre, Natier emportant avec lui une curieuse épée de jade qu’il a trouvée à-demi enfouie dans le sol insulaire. La poursuite les conduit dans l’île Huari où ils sont aussitôt faits prisonniers, à l’exception de Natier que son épée rend tabou et qui mérite par là de faire partie des Aréoïs, les «êtres puissants entre les plus puissants, […] les chefs des chefs» (p. 106), dont la chevelure rousse, teinte au besoin, est la caractéristique. Le chef de l’île, Touaï, membre de cette caste, entreprend l’initiation de Natier, mais ne résiste pas au vaniteux désir de lui conter sa vie. Marin français de Fécamp répondant au véritable nom d’Ernest Daussy, c’est un mythomane doublé d’un mégalomane qui s’est mis en tête de devenir le roi des îles après la lecture d’un roman de Kipling, L’Homme qui voulut être roi. Il a ressuscité le mythe des Aréoïs pour mieux asseoir son pouvoir et sa toute-puissance. Devant cette monstrueuse duplicité, Natier entreprend un combat qui aboutit à la mort de Touaï et à la délivrance de ses compagnons prisonniers destinés à nourrir les Aréoïs. Au cours de cette lutte, on retrouve le vieil O’Neil et sa fille, laquelle devient la fiancée de Natier dont elle est tombée amoureuse. Commentaire Après Bourrié-Stévens dans L’Oiseau blessé, Puckt dans Le Monstre blanc de la Terre de Feu et Maxan dans Les Voleurs de navires, Daussy est le quatrième protagoniste de l’œuvre populaire qui désire devenir roi. Même s’il avoue avoir été influencé par le roman de Kipling cité dans le résumé — en fait, une nouvelle —, on se rappellera que nous avons émis l’hypothèse selon laquelle les deux personnages précédents ont peut-être été inspirés à Simenon par l’aventure d’Antoine de Tounens, ce rapprochement étant suggéré par le cadre spatial du Monstre blanc de la Terre de Feu et des Voleurs de navires. Est-ce dès lors un hasard si L’Île des hommes roux fait une nouvelle allusion aux Fuégiens, considérés ici comme d’«odieux sauvages à peau blanche» (p. 27) ? Le principal intérêt du roman est lié à la caste des Aréoïs, «maîtres de toutes les îles» (p. 85) océaniennes. Si Daussy a ressuscité ce mythe des Aréoïs pour assurer avec plus de fermeté son pouvoir royal, nous devons nous souvenir que le mythe avait déjà été ressuscité par Simenon lui-même dans L’Amant sans nom où Eléonore Bruce se proclamait Aréoïs et 304 s’exclamait : «Je suis une Aréoïs, moi, et les lois d’Occident ne sont pas faites pour moi!» (p. 161*). La mère d’Eléonore Bruce se nomme d’ailleurs Touaï, nom également adopté par Daussy dans les mers du Sud. Quant au patronyme Daussy, il serait bien étonnant que Simenon ne l’ait pas rencontré à Fécamp, où il fit de nombreux séjours durant l’hiver 19281929, si l’on considère qu’à l’heure où nous écrivons ces lignes, quatorze Daussy fécampois figurent dans l’annuaire téléphonique de Seine-Maritime pour l’année 1989. Les débuts journalistiques de Natier ne sont pas sans rappeler ceux de Simenon : «À dixhuit ans, il état (sic) reporter d’un petit journal parisien ; mais on ne lui confiait que ce qu’on appelle les chiens écrasés ; c’est-à-dire qu’il courait la ville en quête des faits divers» (p. 26). Voilà qui rapproche aussi le héros de Henry Sorge qui a connu les mêmes débuts dans La Fille de l’autre. Extraits «Décrire le combat est impossible. Celui-ci, en effet, ne dura pas une minute. Ce fut comme des bouillonnements qui naissent parfois à la surface des flots, sans raison apparente, et qui disparaissent, alors qu’on n’a pas encore eu le temps de les observer» (p. 68). «Un principe qu’il est évidemment plus facile de proclamer que de mettre à exécution et qui doit être à la base de la conduite d’un explorateur, est de ne s’étonner de rien» (p. 75). «Touaï avait eu facile de se faire passer pour un sauvage, car ses traits étaient aussi peu réguliers que possible. Sa caractéristique la plus essentielle était, sans doute, la hauteur du front, hauteur dépassant la moyenne de moitié pour le moins, mais rachetée par une étroitesse invraisemblable. Il avait, comme on dit en France, la tête en pain de sucre, mais cela d’une façon tout à fait exagérée. Et cette étroitesse du crâne était soulignée encore par la largeur des mâchoires, par la proéminence du menton. Autrement dit, sa tête était longue, plus large dans le bas que dans le haut. Rien n’était symétrique, et des lèvres épaisses achevaient de rendre l’ensemble inquiétant. Natier n’avait plus besoin des discours passionnés de Touaï pour comprendre. * Pagination de la réédition de 1980. 305 Son regard ne cessa de se poser sur la tête de son interlocuteur que pour chercher les mains. Il eût pu affirmer d’avance, sans les avoir vues, qu’elles étaient grandes et que le pouce, en particulier, était d’un volume fort au-dessus de la moyenne, qu’il était en outre plus articulé qu’il l’est ordinairement. La science lui permettait ces affirmations, la science qui a déjà eu à s’occuper maintes fois de spécimens humains de la catégorie de Touaï. Entre autres, lors d’un procès fameux, celui de Manzini-l’étrangleur … Lors d’autres procès encore … Entre ces procès, un lien commun : l’absence totale, chez le criminel, de la moindre ombre de pitié ! Des gens tuant sans arrière-pensée, sans remords ! Des gens, d’autre part, capables de raisonner comme des hommes normaux, sans qu’un observateur non averti pût s’apercevoir de leur folie. Natier avait suivi un de ces procès comme reporter. Il avait eu entre les mains les rapports des médecins légistes. L’exécution faite, il avait pu prendre connaissance des études faites par les spécialistes sur les mensurations craniennes (sic) du monstre. Il n’était pas besoin d’autopsie et de mensurations minutieuses pour affirmer que Touaï appartenait à cette catégorie de dégénérés amoraux, animés d’une cruauté instinctive» (pp. 133-134). «Sans paroles, les drames sont brefs. Ils acquièrent une grandeur, qui confine à la solennité» (p. 184). «Lorsqu’on a pénétré à fond le caractère d’un homme, il n’est pas difficile à un être intelligent et sensible de deviner les réactions de cet homme devant tel ou tel événement déterminé» (pp. 202-203). À consulter M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31, 32, 34, 52, 55, 57, 60, 63, 67, 69, 84, 85. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. 306 Jean du Perry, Cœur de poupée «Roman sentimental» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Livre», 866, s.d. (1929), 14 x 10,5 cm, 95 pp. Achevé d’imprimer : 15 juin 1929. Douze chapitres suivis d’un épilogue. 1 : La petite madame Roque-Tournon. 2 : Tête-à-tête. 3 : Gérard et Monique. 4 : Heures troubles. 5 : La première larme. 6 : Amants ! 7 : Révélations. 8 : La complice. 9 : Un homme. 10 : Le mort. 11 : «Nous la sauverons !» 12 : Vie de bonheur. Résumé De passage à Paris, l’officier de marine Gérard Dollent a l’occasion de revoir Monique, dont il était amoureux dix ans plus tôt, durant son adolescence nantaise, et que la vie a séparée de lui. Elle est maintenant l’épouse du riche homme d’affaires Martin RoqueTournon, qu’elle n’aime pas, mais que la raison lui dicte de ne pas quitter. Néanmoins, son émoi est grand en revoyant son ancien amoureux qui devient son amant. Cependant, RoqueTournon s’avère être un escroc que la police s’apprête à arrêter. Surprenant les deux amants, il leur déclare qu’il s’est arrangé pour impliquer sa femme dans ses escroqueries : elle le suivra donc en prison s’il lui arrivait d’être incarcéré. Gérard ne peut s’empêcher de se précipiter sur lui en le traitant de lâche, puis il sort en emmenant Monique qu’il installe à l’hôtel. Troublée par ces événements, la jeune femme sombre dans une profonde dépression que Gérard s’efforce de soigner avec un dévouement digne d’admiration. Entre-temps, le mari se suicide, peut-être parce qu’il pressent que tout est perdu pour lui. Gérard et Monique se marient un an plus tard. Commentaire Monique incarne la féminité conventionnelle faite de beauté, de grâce et de charme (p. 28) : c’est un «véritable petit poème de chair» (p. 68). Son «cœur de poupée» n’a rien d’intellectuel (p. 27), mais est capable d’embellir et de parfumer la vie d’un homme «par sa seule présence» (p. 28). Au-delà de ces stéréotypes, ce cœur cache une forte sensibilité qui s’épanouit au contact de l’être aimé et d’un véritable amour. Un passage où le motif de la mer se mêle au portrait de Monique dont elle est le reflet révèle peut-être plus de profondeur que ne le laissent entendre les poncifs habituels de l’écriture sentimentale. Aussi prierons-nous le lecteur de bien vouloir passer au filtre de l’étamine cette citation où le thème de l’eau — qui a toujours été cher à Simenon — n’est sans doute pas tout à fait innocent, même s’il apparaît «noyé» dans le stéréotype scriptural : «Gérard […] contemplait la mer si calme, si nacrée, si transparente, qui étincelait dans la radieuse clarté de ce matin pur, qui charriait comme des amas de pierreries, miroitait comme de la soie changeante, avait par places des tons de fleur et de coquillage, et, plus loin, s’assombrissait mystérieuse, perfide, métallique. 307 Il regardait aussi avec ravissement les grands yeux de sa Monique, les yeux rayonnants, limpides, que de longs cils onduleux voilaient, baignaient d’une douceur de crépuscule. Et l’affinité étrange qui existait entre son amante et la mer, qui faisait de l’une comme le miroir de l’autre, qui se révélait en tout l’être, en toute la beauté de la jeune femme, emplissait ce marin, ce fils de l’océan, d’un trouble puissant, d’un indéfinissable émoi. C’était, dans les prunelles, le même bleu, les mêmes métamorphoses de lumière et de couleur, le même charme redoutable, la même profondeur de gouffre où peuvent s’anéantir les espoirs, où peuvent sombrer les tendresses et les illusions comme de vaines épaves. C’était aussi la même indolente tranquillité de beau lac où l’on s’en va à la dérive, où l’on s’endort, où l’on savoure la joie de vivre. C’était dans les lignes indécises, graciles, fuyantes de ce corps, dans la molle langueur des gestes et des attitudes, l’enveloppement, la séduction de l’eau qui berce, qui entraîne et où l’on s’enfonce, où l’on cherche, aux heures mauvaises, l’éternel repos. C’était jusque dans la voix, dans le rire, comme un clapotis endormeur, assourdi, câlin, comme la chanson des vagues qui traîne le long des grèves, qui heurte et caresse les flancs du navire. Et comme ses yeux continuaient à admirer Monique avec cette insistance lourde, semblant vouloir la cribler de fluide, la noyer en des ondes magnétiques, la jeune femme se retourna le feu aux joues, enchaleurée par l’adoration de son amant et, sans plus s’occuper de sa ligne qui fila à l’eau, elle vint se blottir dans les bras de Gérard» (pp. 88-89). On nous accordera que ces lignes conjuguant la femme et la mer nous changent du ton auquel nous avaient habitués les romans sentimentaux. Elles témoignent d’une recherche qui ne s’imposait pas et dont l’auteur de ces bluettes aurait pu aisément se passer. Nous les verserons au dossier des histoires d’eaux selon Simenon, dossier qui a été entrouvert par l’un ou l’autre commentateur (Mambrino, Bertrand) et qu’il faudra bien revisiter quelque jour en vue d’une exploration minutieuse. La mer, il est vrai, inspire aussi à notre roman des lieux communs dont Simenon, soyons-en assurés, ne croyait pas un mot, notamment lorsqu’il est question de l’esprit de corps étroit qui règne dans la marine : «Si les officiers se considèrent les uns vis-à-vis des autres comme de vrais frères d’armes, les officiers supérieurs sont le plus souvent des pères pour les jeunes» (p. 67). Après bien d’autres, le roman émet de nouvelles considérations opposant la passion impulsive et l’amour plus profond, mais attribue celle-là à la prime jeunesse (p. 23). La rencontre entre des amoureux qui ne se sont plus vus depuis une décennie se produisait déjà dans Les Adolescents passionnés, Haïr à force d’aimer et Les Cœurs vides. Dans les deux premiers de ces romans, nous assistions aussi au suicide du mari. Ce n’est pas non plus le premier roman où un mari escroc entend entraîner sa femme dans sa condamnation : souvenons-nous plutôt de l’intrigue d’Aimer, mourir. Après Les Distractions d’Hélène, le roman se moque des sujets des pièces de théâtre à la mode : «Une fois de plus, il s’agissait du ménage à trois, qui est la providence des auteurs 308 dramatiques : monsieur madame et l’amant» (p. 1). On pourrait évidemment considérer que Simenon se rit ainsi de lui-même puisque cette situation, évoquée dès la première page, est justement celle que la fiction va développer ; voyons donc dans cette constatation une bien faible et toute relative «mise en abyme» de l’ouvrage. Faut-il rappeler que Simenon nommera Dollent le médecin et détective amateur qui mènera à bon terme les enquêtes dont il s’occupera dans Le Petit Docteur ? Ce patronyme était aussi celui d’un étudiant locataire de la mère de Simenon rue de la Loi, à Liège, pendant la jeunesse de l’auteur (voir notamment Des Traces de pas, Paris, Presses de la Cité, 1975, p. 159). Encore faut-il faire la part, dans le choix de ce patronyme, du rapprochement évident avec l’adjectif «dolent». Extraits «À dix-huit ans, on aime avec fougue ! On se donne avec élan ! On se jette à corps perdu dans une passion quelconque. Mais ce sentiment n’est-il pas un peu rudimentaire ? N’est-il pas mêlé de bien des scories ? N’y a-t-il pas une bonne part d’autosuggestion, de romantisme, de comédie que l’on se joue à soi-même ? On veut aimer, parce que l’on a hâte de ressentir ce sentiment. On pleure parce qu’il est doux de pleurer d’amour. On souffre parce que c’est une volupté de souffrir. Et il est difficile de démêler en soi-même la part de sincérité et de cabotinage. À vingt-huit ans, on aime autrement. On a passé l’âge de ces transports exacerbés. On est plus calme. Mais combien le sentiment que l’on éprouve alors est plus profond, plus subtil !» (p. 23). «Auparavant, il était tranquille, ou à peu près. Il était parvenu à faire taire son cœur. D’un amour défunt, il ne lui restait plus qu’un souvenir nostalgique en même temps que la volonté de ne plus aimer. Il travaillait. Plus exactement, le travail était devenu pour lui la vie, remplaçant tout ce qui à l’ordinaire meuble une existence. Ce n’était pas le bonheur, certes ! Mais du moins Gérard Dollent ne souffrait-il pas. Il savourait une paix étrange qu’il n’avait acquise qu’à force de volonté. Or, voilà que cette paix était menacée !» (pp. 26-27). «Un faible sourire éclaira les traits fatigués de la délicieuse figure, et, comme Gérard, très docile, lui recommandait d’une voix douce d’obéir à l’infirmière, elle se résigna et lui fit signe de s’asseoir près d’elle, gardant dans les siennes la main blanche et encore très fiévreuse. 309 Il se mit avec empressement auprès du lit et resta les yeux fixés sur les grands yeux de l’aimée. Tout leur amour mutuel passait dans ce regard, l’infirmière avait défendu de parler, mais elle ne pouvait empêcher leurs âmes de communier» (p. 81). Jean du Perry, Une Femme a tué «Roman dramatique» Roman sentimental et policier Paris, Ferenczi, «Le Livre épatant», 384, s.d. (1929), 16,5 x 10,5 cm, 95 pp. Achevé d’imprimer : 4 juillet 1929. Deux parties de six et sept chapitres suivies d’un épilogue. I: Le jeune homme en deuil. 1. L’étrange découverte de l’agent Aubier. 2 : Le jeune homme de la pension Howard. 3 : José de Pérero. 4 : Deux balles. 5 : Le billet menaçant. 6 : Panique. II : Il était un couple radieux. 1 : Lâcheté. 2 : Le couple de jadis. 3 : Le vertigineux voyage. 4 : Vers la vengeance. 5 : D’homme à homme. 6 : Pour celle qu’on aime. 7 : Un couple de bandits. Résumé Inspecteur à la P.J. de Paris, Georges Aubier soupçonne sa voisine Claude d’avoir assassiné le baron de Pérero. Il la file et arrive ainsi à l’appartement cossu des Pérero, avenue du Bois, d’où Claude sort blessée. Aubier la soigne et s’éprend d’elle, mais Claude s’échappe malgré ses blessures. Le policier devine que l’immeuble de l’avenue du Bois doit cacher d’autres secrets. Peu après, José Pérero, fils du baron, se suicide alors que Dick, son serviteur, prend la fuite. Claude est retrouvée emprisonnée dans la cave d’un pavillon de banlieue en construction où elle était destinée à mourir de faim, de soif, de froid ou des suites de ses blessures. Elle est soignée dans une clinique et raconte à Aubier sa triste histoire. Née dans une famille bourgeoise d’Amiens, Claude Gerfaut a trouvé l’amour à Paris, où elle poursuivait ses études, en la personne du peintre peu fortuné Jacques Derennes. Les parents Gerfaut ont refusé leur union, de sorte que les jeunes gens sont allés vivre pauvrement dans le Midi où Claude s’est donnée à Jacques. Ils ont gagné à la loterie et sont devenus immensément riches, mais les Pérero, mis au courant de cette fortune subite, les en ont dépouillés à la faveur d’un accident de voiture qu’ils ont provoqué et où Jacques a trouvé la mort. Claude s’est vengée en tuant le baron et elle s’apprêtait à tuer José lorsque ce dernier l’a blessée, puis l’a séquestrée avant de se suicider quand il a senti peser sur lui les soupçons de la police. Amoureux de Claude, Aubier ne peut se résoudre à la livrer à la justice. Il démissionne donc et poursuit pour son propre compte une enquête qui l’amène à Budapest, à Zara et à Raguse, d’où proviennent les Pérero qui, en véritables bandits, ont commis en Dalmatie des méfaits «dignes du moyen âge». Malgré ces révélations, Aubier et Claude laissent tomber 310 l’affaire dans l’oubli. Ils décident de commencer une vie nouvelle aux Etats-Unis où ils se marieront et où Aubier sera détective privé. Quant à Dick, complice des exactions de ses maîtres, il gagne lui aussi les Etats-Unis, mais meurt en tentant d’échapper aux policiers américains venus l’arrêter pour un trafic de diamants. Commentaire L’intrigue abrège et simplifie celle de La Femme qui tue. Une femme prénommée Claude entend venger le meurtre de celui qu’elle aimait en tuant les trois meurtriers, un père, un fils et un serviteur domiciliés avenue du Bois ; le fils et le serviteur s’appellent José et Dick ; l’assassinat du père a lieu dans un train, Claude s’étant déguisée en homme ; elle échappe à son bienfaiteur afin de ne pas éveiller les soupçons, puis est séquestrée : autant de points communs entre les deux romans, d’autres détails plus particuliers s’avérant identiques. Au reste, l’intrigue liée au passé de Claude trouve rapidement son dénouement, les derniers chapitres étant consacrés à l’enquête menée par Aubier sur le passé des Pérero, passé qui n’a rien à voir avec celui de la jeune femme. Ces chapitres constituent donc un hors-d’œuvre — sinon un dessert — tout à fait gratuit où le roman se transforme partiellement en guide touristique de la côte dalmate puisque l’on y découvre des descriptions de Zara (pp. 83-85) et de Raguse (pp. 87-88), ainsi que des considérations de type ethnographique sur la Dalmatie. Ces caractéristiques rejoignent le souci didactique qui préside aux nombreuses explications et digressions des romans d’aventures exotiques. Pourtant, malgré ce défaut de construction et une certaine mièvrerie inhérente aux romans sentimentaux, ce récit se laisse lire sans déplaisir. Comme dans La Fiancée aux mains de glace et En robe de mariée, l’héroïne est emprisonnée dans une villa inachevée de la banlieue (voir la notice consacrée à En robe de mariée). Ici comme là, cette maison est située «à quelques centaines de mètres d’un lotissement» (p. 53) et est entourée de «tas de sable et de mortier» (ibid.). En outre, le vagabond qui découvre la jeune femme se sert, ici aussi, d’une lampe électrique pour éclairer un spectacle d’autant plus triste «que la blessure de Claude s’était rouverte et que l’on voyait sur son corsage de grandes taches de sang» (ibid.). Aubier est déjà le nom d’un policier dans En robe de mariée et L. 53. Celui que nous rencontrons dans ce roman-ci est surtout intéressé par la psychologie des criminels (p. 9). Peu enclin à relever des empreintes, il tente de deviner les sentiments et les réflexes des bandits envers lesquels il ne montre aucune haine (p. 10). Voilà des caractéristiques que Maigret reprendra à son compte. Nous avons déjà rencontré dans L. 53 un inspecteur de police qui préférait démissionner de ses fonctions plutôt que livrer celle qu’il aime à la justice. Extraits «Notre corps n’est-il pas l’esclave de notre cerveau et, quand une grande passion nous habite, ne sommes-nous pas capables d’accomplir des miracles ?» (p. 47). 311 «Quelle tendresse n’a-t-on pas pour un être que l’on a vu plus près de la mort que de la vie et que l’on a aidé minute par minute à triompher du mal !» (p. 56). «Chaque femme n’est-elle pas faite pour être aimée d’une certaine manière ? Certaines, qui sont en quelque sorte de fragiles poupées, n’inspirent qu’une grande tendresse. On voudrait les bercer comme des enfants, les faire sourire. D’autres femmes provoquent une sorte de passion sauvage. Comment exprimer l’amour qu’évoquait Claude ?» (pp. 62-63). «La capitale de la Dalmatie est construite sur une presqu’île et elle est entourée par la mer de trois côtés. Les monuments et les antiquités sont nombreux, la domination vénitienne y a laissé une profonde empreinte ; architecture, sculpture, mœurs, tout rappelle Venise, même la disposition des rues étroites et tortueuses. Avant de se mettre au travail, Georges Aubier voulut flâner un petit peu et se rendit sur les quais faisant une large ceinture remplaçant les vieux murs écroulés. Jamais encore il n’avait vu une mer si pure, la faune marine y apparaissait comme dans un aquarium, les poissons passaient par bancs et les oursins au fond se touchaient comme les chataignes (sic) sous l’arbre au jour de la cueillette. Les bateaux semblaient poser (sic) sur du verre, seul le mouvement d’une rame troublait parfois cette limpidité, mais l’eau était si lourde qu’elle reprenait vite son apparente inertie. On était à l’époque de la vendange. À un autre quai, les barques arrivaient en foule, apportant dans des cuves, le raisin déjà foulé, prêt au pressoir et qui venait des îles. C’était le long des quais, un va et vient (sic) continu, les bateliers, en guise de passerelle, avaient posé le gouvernail sur la poupe. À moitié nus, ils puisaient la vendange pour en remplir des baquets. Leurs muscles étaient tendus par l’effort, leurs bras ruisselaient du vin qui découlait de partout et quand ils se redressaient la tête fière, largement taillée, ils prenaient l’apparence de bourreaux. Les femmes, d’un seul mouvement, enlevaient le baquet plein et le chargeaient sur leur tête ; leur taille se renversait un instant sous le poids qu’elles soulevaient et les plis de leur jupe s’inclinaient, marquant le mouvement. Puis, rigides, soutenant d’une main le fardeau, elles franchissaient la passerelle improvisée, traversaient le quai et disparaissaient sous la porte de la ville. On les retrouvait dans les ruelles ; entre les murs rapprochés, elles paraissaient plus grandes et leurs formes étaient plus statuaires encore. De petits drapeaux plantés sur les portes, marquaient les pressoirs où elles devaient s’arrêter. […] 312 Le Parisien avait encore plus d’une heure à perdre, il parcourut Zara, qui semble une vague vision de balcons, de fleurs festonnant aux murs, de treilles ombrageant les ruelles, de vieux pignons d’églises romanes, aux piliers revêtus de draperies somptueuses aux tons passés. Il s’attarda au marché frais et pimpant, rutilant des mille fruits colorés et s’intéressa aux belles filles alertes, généralement jolies et admirablement faites, à la coiffure semblant un casque orné de monnaies d’or et d’argent. Le costume dalmate est excessivement voyant : le rouge vif y domine. Petites vestes rouges très ornées de broderies et de dorures, larges culottes à la zouave, minuscule calotte rouge, coquettement inclinée sur l’oreille et retenue par un mince cordon élastique. Dans ce pays où il fait si chaud, les habitants ont sur le crâne un soupçon de coiffure, aussi quels visages bronzés» (pp. 83-85). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 67, 156. C. DELCOURT, «Une esthétique ensembliste», in Lire Simenon. Réalité/fiction/écriture, Bruxelles, Nathan/Labor, «Dossiers Media», 1980, p. 162. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 267. Germain d'Antibes, Hélas! Je t'aime «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 78, s.d. (1929), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 15 juillet 1929. Cinq chapitres suivis d’un épilogue. 1 : Un cœur neuf. 2 : L’inoubliable soirée. 3 : La découverte. 4 : Remords. 5 : Maintenant, je t’aime ! Résumé Jeune étudiant à Paris, Henry Berthier succombe aux charmes de Blanche Duperret, une quadragénaire coquette qui ne veut que s’amuser, tandis que Henry l’aime passionnément, au point de délaisser ses études pour elle. Il surprend pourtant entre Blanche et José, un Portugais qui projette de l’emmener à Nice, une conversation d’où il ressort que Henry ne compte pas pour elle. De dépit, le jeune homme se jette sous les roues du taxi qui conduit Blanche et José vers les délices azuréennes. Il est grièvement blessé et Blanche, prise de remords, renonce à son voyage pour le soigner chez lui. Elle l’aime enfin, mais Henry, lui, 313 n’est plus amoureux que de la Vie : il a compris que ce qu’il prenait pour l’amour était une passion dévorante et éphémère. Il le déclare à Blanche et retourne à ses études, tandis que la coquette part à Nice avec José qu’elle a conscience de ne pas aimer. Commentaire Le roman met une fois de plus l’accent sur la différence entre l’amour durable et la passion momentanée (pp. 28-30), tout en considérant à nouveau cette dernière comme une maladie (p. 11). Plus fort que tout semble être l’amour de la vie (p. 29). Extrait «— Je ne regrette rien parce que vous m’avez appris sans le vouloir le sens de la vie ! J’étais fou, Blanche ! J’ai cru que la passion était la seule chose existante au monde ! Quel blasphème ! Il n’y a que la Vie ! Il n’existe qu’elle ! Comprenez-vous ? Des larmes montaient aux yeux de la jeune femme. Elle était brusquement désemparée. Que signifiaient ces paroles ? — Je me suis exalté, jadis ! J’ai pris pour un événement essentiel ce qui n’était que de la joie ou de la souffrance d’un moment. J’ai pris la passion pour de l’amour» (p. 29). Christian Brulls, Un Drame au pôle Sud Roman d’aventures exotiques Paris, Fayard, «L’Aventure», 4, s.d. (1929), 28 x 19 cm, 62 pp. Date de parution : 15 juillet 1929. Trois parties de cinq, cinq et sept chapitres. I, 1 : L’opérateur du Quand-Même. 2 : Le Pack. 3 : La grande barrière. 4 : Hivernage. 5 : Travail. II, 1 : L’été polaire. 2 : L’avion disparu. 3 : Marivel. 4 : Colonne de secours. 5 : La colonne obstinée. III, 1 : La balle. 2 : Jack Burns. 3 : Dans la cabane. 4 : Agonie. 5 : Jusqu’au bout. 6 : Le Quand Même ! 7 : France ! Résumé Une expédition quitte Le Havre pour le pôle Sud. À bord du «Quand Même», explorateurs, savants et matelots dirigés par Jean Saint-Luce, dont c’est le deuxième voyage dans l’Antarctique, forment une équipe soudée, le seul élément trouble étant constitué par l’opérateur de cinéma qui remplace un homme malade au moment du départ. On découvre après quelques jours que ce Philippe Torn est en réalité une femme répondant au nom de Monique Torn. Toutefois, cette femme accomplit son travail avec un courage exemplaire. Dans l’Antarctique, un camp est dressé et les travaux scientifiques se multiplient, rendus 314 néanmoins pénibles par le froid et les tempêtes de neige. Pour les mêmes raisons, les reconnaissances aériennes s’effectuent difficilement. Au cours de l’une d’entre elles, Monique est la compagne de bord de Saint-Luce lorsque la jeune fille l’oblige à atterrir en lui tirant une balle dans le bras. Saint-Luce s’exécute et l’avion se retrouve à l’endroit où est mort, durant la précédente expédition, le docteur Morton, qui était le chef de Saint-Luce et que ce dernier a enterré sous la glace, à même le sol d’une cabane rudimentaire. Monique révèle alors à Saint-Luce sa véritable identité : elle est la fille de Morton et veut venger son père. Sur la foi d’un récit fait par le chef mécanicien de l’expédition antérieure, elle croit en effet que son père a jadis été mangé par Saint-Luce qu’elle est décidée à laisser mourir sur les lieux du forfait. Saint-Luce a tôt fait de la détromper en creusant la glace et en lui montrant le cadavre de Morton conservé intact. Les remords accablent d’autant plus la jeune fille que la fièvre et le délire dus à la blessure s’emparent de Saint-Luce qui s’avère bien incapable de remonter dans l’avion. En outre, malgré le mal qu’elle lui a causé, Saint-Luce a avoué à Monique l’amour qu’il a ressenti pour elle dès qu’il l’a connue. Cependant, les provisions emportées s’amenuisant, leur situation devient fort précaire, tandis qu’à la base, l’inquiétude grandit. On organise donc une colonne de secours qui parvient, au prix d’efforts multiples rendus inhumains par les conditions climatiques, à retrouver les deux disparus que l’on découvre presque morts. Ils sont pourtant sauvés et, rentrés en France, ils s’épousent, l’expédition ayant finalement connu le succès. Commentaire Si l’aspect sentimental de l’œuvre existe bel et bien, comme le laisse entendre le résumé, Un Drame au pôle Sud est avant tout un roman viril aux actes surhumains et aux scènes poignantes (pp. 40, 55, 57, entre autres). À l’instar de Claude Cordier dans Le Gorille roi et de Jeanne Darbier dans Les Maudits du Pacifique — sans parler de Claude Evrelines dans La Femme qui tue ni de Claude Gerfaut dans Une Femme a tué, romans avant tout sentimentaux —, l’héroïne ne parvient d’ailleurs à se faire admettre dans le groupe masculin prédestiné à l’aventure qu’à la faveur d’un déguisement la faisant passer pour un homme. À ce concept de virilité se rattachent certaines réflexions exaltant des «vertus» à la fois morales, patriotiques et militaires auxquelles, soyons-en assurés, le jeune écrivain ne croyait guère. C’est là le sens de ces lignes inattendues sous la plume de Simenon : «Ne faisaient-ils pas partie d’un même corps ? La discipline réussit parfois ce miracle de donner une seule personnalité à un groupement d’hommes» (p. 7). C’est là aussi la signification de la phrase que le narrateur propose comme épigraphe à son récit : «On n’a jamais fini de faire son devoir» (p. 59), sentence qui ne nécessite aucun commentaire. Le géologue de l’expédition se nomme Laffinet, patronyme qui rappelle celui de Luc Lafnet, peintre d’origine liégeoise qui fut l’ami de Simenon. D’autres personnages portent des noms utilisés auparavant : le héros de Nez d’Argent se nommait déjà Jack Burns et un Marivel apparaissait dès La Maison sans soleil. 315 Extraits «Tout le monde écoutait avec attention, car ces hommes étaient capables de comprendre les moindres parcelles du récit de leur compagnon. N’étaient-ils pas tous des frères du froid ?» (p. 25). «Il est rare que ceux qui mènent une existence aventureuse et qui jouent presque chaque jour leur vie sur un véritable coup de dés ne soient pas plus ou moins superstitieux» (p. 26). «Sans hésiter, Marivel exécuta une manœuvre qui allait peut-être décider de leur sort. Malgré la rafale, il décrivit un grand arc de cercle et mit le nez de son appareil au vent. Cela pouvait être l’écrasement, la débâcle. L’oiseau tint bon ! Il n’avança pas, mais il ne recula pas non plus, ou guère. Seuls les bons (sic) de côté qu’il faisaiit (sic) menaçaient encore de l’éloigner de sa base. Il resta là, comme suspendu dans l’espace en mouvement, seule chose immobile, dans un univers bouleversé. Une panne, un ralentissement du moteur et c’était fini !» (p. 33). «Un mieux très prononcé se manifesta dans l’état du malade qui ne se doutait toujours de rien et avec qui il fallait user de ruse pour lui faire abandonner sa charge et pour lui donner une ration supplémentaire de nourriture sans qu’il s’en aperçût. N’était-ce pas un spectacle unique que celui de ses trois camarades feignant de manger encore pour lui donner le change, alors que tous trois avaient la bouche vide, l’estomac creux, et qu’ils louchaient malgré eux vers le morceau de pemican (sic) que dévorait Laffinet ? À de tels actes on juge les hommes. Ceux-là là (sic) étaient de bonne trempe. Ils étaient dignes les uns des autres» (p. 40). «Gérard de Kergorec n’était pas de sang-froid. Il était fiévreux à tel point qu’il avait des mouvements brusques des poignets qui avaient pour résultat de faire faire à l’avion de dangereuses embardées. 316 Il eût été incapable de dire comment il avait décollé, comment il avait évité les obstacles, comment il avait pris de la hauteur et comment, enfin, il avait stabilisé l’appareil. Il avait agi par des réflexes indépendants de son cerveau. Et il continuait. Son regard était perdu dans le vide, un regard qui eût effrayé un observateur. Il semblait en effet à l’officier que s’il n’arrivait pas vite, très vite, il ne tiendrait pas jusqu’au bout. Il lui fallait dévorer l’espace, couvrir la distance qui le séparait du Quand Même ! d’un véritable bond. Dans cet état d’esprit, le voyage s’écoula comme un rêve, un rêve affreux, qui confinait au cauchemar» (p. 55). «Ces hommes rudes s’y connaissaient en hommes. Ils comprenaient. Ils étaient fiers de partir avec l’officier qui leur souriait d’un sourire vague, un peu figé, car lui seul savait quel effort il devait faire pour ne pas succomber à la lâcheté de sa chair, pour ne pas s’endormir dans la bonne, dans la généreuse chaleur» (p. 57). À consulter M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31, 32, 34, 52, 55, 58, 61, 62, 63, 65. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. Georges Sim, Le Roi du Pacifique «Roman d’aventures» Roman d’aventures exotiques Paris, Ferenczi, «Le Livre de l’Aventure», 6, 1929, 18,5 x 12 cm, 198 pp. Achevé d’imprimer : 20 juillet 1929. Rééditions (la première présente un texte abrégé) : 1. Le Bateau-d’Or, Paris, Ferenczi, «Voyages et Aventures», 115, s.d. (1935). 2 : Paris, Presses de la Cité, «Les Introuvables de Georges Simenon», 7, 1980. Deux parties de dix et treize chapitres suivies d’un épilogue, les quatrième et onzième chapitres de la deuxième partie n’étant pas intitulés. 317 I: Le pirate hallucinant. 1 : Les pêcheries de Bob Cumming. 2 : La nuit des ombres. 3 : La goélette disparue. 4 : Cauchemar. 5 : L’attaque. 6 : Terre inconnue. 7 : La porte ouverte. 8 : Bob Cumming. 9 : La goélette retrouvée. 10 : La hutte de Haï. II : M.52.-le diabolique. 1 : Un roi sans couronne. 2 : La première menace. 3 : Préparatifs de guerre. 5 : L’expédition. 6 : Le Grand Dick. 7 : La tête de Bob Cumming. 8 : La Panthère. 9 : Quatre contre cinquante. 10 : La veillée. 12 : Le vaincu ironique. 13 : Le canaque. N.B. : La réédition du roman sous le titre Le Bateau-d’Or abrège chaque chapitre et réduit leur nombre, de sorte que les deux parties ne comptent plus que quatre et six chapitres non intitulés, l’épilogue étant aussi abrégé. Ces nombreux abrègements n’empêchent pourtant la compréhension que dans un seul cas, à la fin du chapitre premier de la première partie qui correspond au troisième chapitre de la première partie du Roi du Pacifique. Résumé Une bande de pirates met à mal tout un secteur du Pacifique situé autour des îles Marquises. Johnny Hill et sa femme Ellen, fille du gouverneur militaire de Tahiti, ont décidé de découvrir leur retraite et de les empêcher de nuire. À l’île aux Perles, ils font la connaissance de Bob Cumming, un curieux colon qui exploite les indigènes de façon éhontée et qui possède une goélette baptisée la «Panthère», dont Hill comprend vite qu’elle n’est autre que le fameux «Bateau-d’Or» des malfaiteurs, bateau redouté dans les mers du Sud parce qu’il annonce toujours massacre et pillage. Pourtant, Cumming n’est que le second du «roi du Pacifique», un petit homme malingre dont les héros ont le loisir d’apprécier le charisme et la cruauté quand ils deviennent ses prisonniers après avoir risqué leur vie pour faire triompher l’honnêteté et le bon droit. Néanmoins, l’entente ne règne pas parmi la cinquantaine de bandits que cet homme a réunis dans l’île Maudite où ils se partagent l’argent, les armes et les femmes. C’est ce qui permettra à Johnny et Ellen d’avoir raison d’eux grâce à la complicité d’un Canaque amoureux d’Ellen, Haï, et de quelques pirates félons aspirant à une autre existence. Parmi eux, Dick, un rude et brutal colosse au grand cœur auquel Ellen a l’occasion de sauver la vie. Quant au chef, l’énigmatique M.52, c’est un ancien agent double et même … triple, sinon multiple, qui a jadis été torturé, qui connaît trop les secrets des grandes puissances pour être inquiété et qui assouvit dans les îles un désir de domination dicté par son orgueil. Sans profiter de ses crimes, mais régnant en maître sur le coin du monde qu’il contrôle, il est devenu le «roi du Pacifique». C’est ce qu’il raconte fièrement à Johnny avant de mourir de la main de Dick. Dans l’aventure, Ellen retrouve son frère, un aviateur qui avait disparu et qui était prisonnier de M.52. On laissera la vie sauve et la liberté aux bandits survivants à condition qu’ils s’amendent. Commentaire Le Roi du Pacifique est un des bons romans d’aventures exotiques. L’intrigue ne révèle que progressivement le nœud de l’affaire et possède un sens évident du suspense. Aux héros bons s’oppose M.52, sorte de génie du mal (pp. 175-176*), antagonisme grâce auquel est poussée jusqu’au paroxysme la conception manichéenne du monde que laissent apparaître ces romans. Les seconds rôles font l’objet d’une peinture soignée, qu’il s’agisse de Bob 318 Cumming, le cynique second de M.52, de Haï, le Canaque follement épris d’Ellen qu’il idolâtre, ou de Dick, le fruste bandit qui se repent de ses errements passés. L’ouvrage contient aussi des descriptions réussies des mers du Sud (pp. 72-73 *) ou des contrastes inattendus (p. 82 *), tout en restant attaché aux habituels poncifs. Ainsi, on sait les îles du Pacifique propices à l’amour, ce qui inspire à Simenon les lignes suivantes : «Aimer ! mot magique qui semble le seul but de ces îles du Pacifique. On se sent l’âme envahie d’un attendrissement lâche et d’une infinie lassitude quand, dans la paix du soir qui tombe, dans les reflets d’or du ciel où le feuillage des grands arbres découpe leurs silhouettes assombries, une chaude soif vient aux lèvres et la solitude paraît amère. Les races du Pacifique n’ont pas eu besoin qu’on leur apprenne l’amour ; les verdures géantes et parfumées sont un cadre merveilleux pour s’y bercer de tendresses infinies, pour y chuchoter les paroles qui versent l’extase, qui descendent comme des baisers sur la chair vivante du cœur» (p. 164 *). Dès lors, tout pousse l’individu «à la nonchalance et à l’abandon qui conduisent, par une sorte de mysticisme sensuel, à la béatitude d’un nirvana d’amour» (ibid.). Après L’Oiseau blessé, Le Monstre blanc de la Terre de Feu, Les Voleurs de navires et L’Île des hommes roux, on reconnaît en M.52 un nouvel avatar de l’homme qui veut être roi. D’autre part, ce personnage croit, lui aussi, à son étoile (p. 174*), comme Ernest Tardois dans Le Désert du froid qui tue, Jérôme Dantan dans Le Monstre blanc de la Terre de Feu, Georges Viel dans Miss Baby, Gérald Ducastaing dans Le Gorille roi ou Georges Froidcourt dans La Maison sans soleil. La recherche d’un frère aviateur disparu constituait déjà le prétexte de l’aventure dans La Panthère borgne. Le typhon dont est la proie le yacht de Johnny et Ellen amplifie celui qui sévissait dans L’Île empoisonnée. Cumming réduit les indigènes en esclavage selon une méthode déjà exposée dans Nez d’Argent. M.52 recrute ses hommes de la même façon que Se Ma Tsien dans le roman dont il est l’éponyme. Ces pirates sont tous des repris de justice, des criminels de la pire espèce à propos desquels le narrateur émet la réflexion suivante qui annonce le futur Simenon : «La psychologie, la réflexion, ne peuvent guère entrer dans les cerveaux mal équilibrés de ceux qui se sont adonnés au crime, sans cela ils verraient trop l’horreur de leur conduite et la criminalité serait moins active» (p. 162 *). Nous pourrons à nouveau lire dans les Dictées des développements de l’idée selon laquelle le sort du monde se trouve entre les mains de quelques-uns (p. 173 *). Extraits «Dans son bungalow, Bob Cumming fumait rageusement un cigare qui ne tirait pas et qu’il finit par lancer à la tête du premier domestique qui entra. La brise courbait mollement, comme en une caresse, la cime des arbres où dormaient les oiseaux» (p. 82 * ; fin du dixième chapitre de la première partie). 319 « — Si vous ne comprenez pas, c’est que vous ne connaissez du monde que ce que chacun peut en voir, des guerres que ce qu’on en lit dans les livres et dans les journaux, de la politique que ce qui se passe dans les Conseils de ministres et dans les Parlements. Et vous n’êtes pas seul dans votre cas ! … Tant de gens ignorent que les vraies affaires politiques et internationales se passent ailleurs et que le sort de millions d’êtres tient parfois à un homme comme moi, qui n’a même pas de nom …» (pp. 172-173 *). «L’Américain serra les dents. Et il n’eut plus l’espoir insensé de fléchir cet homme qui, passant sa vie en marge du monde, s’était fait une âme où la pitié n’avait aucune place, pas plus que n’importe quel autre sentiment humain. Il ne s’était pas fait bandit par esprit de lucre, ni par appétit. Il se moquait de l’or et des plaisirs, que son état de santé ne lui permettait quand même pas de savourer. S’il tuait, s’il commandait une bande d’assassins, c’était par amour de la lutte ellemême, ou plus exactement par haine de ce monde dont il connaissait trop les coulisses. Il s’était trempé une âme haineuse, impitoyable. Il n’avait pas enlevé Ellen par amour, ni même par convoitise, mais seulement pour détruire un bel avenir, un bel espoir. Et il irait jusqu’au bout … Il était diabolique !» (pp. 175-176 *). À consulter S.G. ESKIN, Simenon : a critical biography, Jefferson, Mc Farland & Company, 1987, p. 64 et sa traduction française, Simenon. Une biographie, Paris, Presses de la Cité, 1990, p. 94. F. LACASSIN, «De Georges Sim à Simenon», Entretiens sur la paralittérature, sous la direction de N. Arnaud, F. Lacassin et J. Tortel, Paris, Plon, 1970, pp. 154-155. M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31, 32, 34, 51, 58, 59, 61, 63, 69-70, 72, 75, 96, 97. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 266, 273. * Pagination de la réédition de 1980. 320 Georges Martin-Georges, Une Ombre dans la nuit «Roman sentimental» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Livre», 872, s.d. (1929), 14 x 10,5 cm, 95 pp. Achevé d’imprimer : 27 juillet 1929. Deux parties de quatre et six chapitres suivies d’un épilogue, le sixième chapitre de la deuxième partie n’étant pas intitulé. I : Le crime mystérieux. 1 : Le clos sanglant. 2 : Les traces. 3 : Veillée funèbre. 4 : La lettre. II : La femme traquée. 1 : Un couple fiévreux. 2 : L’homme aux abois. 3: L’accusation. 4 : Martine. 5 : Une courtisane. Résumé Vigneron près de Saint-Macaire, Robert Chauvelot découvre un matin de décembre son vieux domestique Jules assassiné et son coffre délesté de vingt mille francs. La fille de Chauvelot, Nicole, en devient malade d’émotion, alors que Henry Le Guéret, fiancé de Nicole, est soupçonné par la police. On a en effet remarqué des traces boueuses laissées par des souliers d’homme dans la chambre de la jeune fille ; l’alibi du fiancé est en outre fort léger. Tandis que le jeune homme proclame son innocence, une lettre reçue récemment par Nicole lui ouvre les yeux et il disparaît. Nous le retrouvons à Bordeaux où il cherche Georges, le frère de Nicole, qui accomplit ses études dans cette ville. C’est lui, en effet, qui a écrit à sa sœur pour lui demander de l’argent, sa maîtresse, Martine Bauer, ayant des exigences impossibles à satisfaire avec ce qu’il reçoit de son père. Pendant la nuit du crime, il est allé dans la chambre de Nicole qui lui a donné la clé du coffre. Georges n’est pourtant pas l’assassin : Martine l’accompagnait et c’est elle qui a abattu Jules. Henry surprend entre elle et Georges une conversation d’où il ressort qu’elle a agi de la sorte pour se venger de Robert Chauvelot, lequel l’avait abandonnée vingt ans auparavant alors qu’il était son amant. En fait, Martine, qui aimait le vigneron, avait déjà à cette époque un lourd passé d’aventurière et d’opiomane, de sorte que Chauvelot avait refusé d’unir son destin à celui d’une femme qu’il considérait comme inguérissable. Henry somme Martine de partir à l’étranger après qu’elle ait écrit au procureur une lettre avouant son crime. Nicole et Henry s’épousent un peu plus tard. Commentaire L’œuvre s’attache à deux intrigues successives. Après la résolution de l’énigme liée au meurtre et au vol commence la longue explication liée au passé de Martine Bauer et Robert Chauvelot. Le désarroi de Georges se traduit par le motif du miroir fêlé : «Avec des mouvements mécaniques, il s’habilla devant le miroir trouble dont une fêlure coupait en deux son image» (p. 49). L’œuvre future ne dédaignera pas ce procédé ; ainsi, c’est par exemple dans l’ «eau grise» d’un miroir que Maigret observe «le visage du Letton» se décomposer progressivement (Pietr-le-Letton, in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1967, t. I, p. 107). 321 On trouve dans le roman des épisodes rappelant certaines situations qui figuraient déjà dans Le Feu s’éteint, même si Une Ombre dans la nuit abandonne les vignobles du Sancerrois pour ceux du Bordelais et le clos des Andrés pour le clos Chauvelot. De même, l’idée de la femme qui se venge d’un ancien amant en s’en prenant à son fils formait la trame de Cabotine. Présente dans Le Feu s’éteint, la demande d’argent à une sœur de la part d’un frère qui ne se contente plus de sommes raisonnables avait aussi été rencontrée dans Chair de beauté. C’est dans Une Ombre dans la nuit qu’apparaît mentionné pour la première fois le patronyme Maigret qui désigne un médecin de Saint-Macaire. Ceci ne manque pas de piquant lorsqu’on sait que le commissaire a commencé, lui aussi, des études de médecine avant d’entrer dans la police (voir notamment Les Mémoires de Maigret, in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1968, t. XV, pp. 285-288). D’autre part, si le Maigret célèbre est né fictivement à Saint-Fiacre et si l’on admet que la naissance du patronyme se situe dans Une Ombre dans la nuit à Saint-Macaire, on ne peut qu’être frappé par le motif toponymique de la sainteté présidant à la venue au monde littéraire du personnage : un «petit saint», peut-être ? Ceci dit, le rôle du docteur Maigret se borne à une consultation strictement médicale : on l’appelle par téléphone, il arrive en carriole, émet un diagnostic, tient quelques propos destinés à rassurer l’entourage et rédige une ordonnance avant de prendre congé (pp. 30-32). Néanmoins, la phrase suivante ne manque pas d’avoir une allure policière si on la détache de son contexte : «Il [Maigret] ne put s’empêcher de lancer un regard curieux à Henry, et celui-ci sentait que, comme tout le monde, Maigret le soupçonnait» (p. 31). Le cadre spatial du roman se rattache à nouveau au tour de France par les canaux et les rivières effectué par Simenon en 1928. Extrait «On parlait avec sympathie de Mlle Bauer, une enfant modèle, mais on ignorait que, le soir, dans sa chambre, Martine continuait à fumer ; l’opium est une passion dont on se débarrasse difficilement. La maman Bauer s’étonnait bien parfois de cette odeur bizarre et un peu écœurante de cacao brûlé sortant de la chambre de sa fille, mais celle-ci lui avait répondu évasivement, et la vieille dame était trop heureuse de sa conversation pour essayer d’approfondir une chose pouvant la révolter. La pauvre femme savait-elle seulement ce qu’était l’opium et les ravages qu’il pouvait produire» (p. 79). À consulter M. LEMOINE, «Maigret en gestation dans les romans populaires», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, p. 61. M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 80, 81, 83-90, 136, 214-216, 223, 227-230. 322 Christian Brulls, Captain S.O.S. Roman d’aventures exotiques Paris, Fayard, «L’Aventure», 11, s.d. (1929), 28 x 19 cm, 62 pp. Contrat du 30 juillet 1929. Trois parties de sept, huit et sept chapitres. I: L’inspecteur Sancette. 1 : Trois litres de rouge. 2 : Le Grand Conseil. 3 : L’enfant terrible. 4 : La plage. 5 : L’homme à la main coupée. 6 : Les trois gentlemen. 7 : Moins cinq ! II : John Premier. 1 : Parmi les atolls. 2 : La confiance règne ! … 3 : La confiance règne de plus en plus. 4 : Un Empire. 5 : Le partage. 6 : le couple. 7 : La mèche. 8 : Les rescapés. III : Le mauvais ciel. 1 : Veillée. 2 : L’épave. 3 : Le bastion. 4 : Le jour ! 5 : Le dangereux sauvetage. 6 : Les pouces. 7 : Le passager. Résumé D’étranges événements surviennent à Tahiti : le gouverneur de l’île est enlevé, une goélette disparaît, ainsi qu’un paquebot et le millier de passagers qu’il transporte. Le gouvernement français voudrait confier les recherches à quelqu’un qui connaît les mers du Sud. L’inspecteur Sancette suggère de s’adresser à un ancien marin devenu clochard et connu sous le sobriquet de Captain S.O.S. Celui-ci accepte la mission : le voici sillonnant le Pacifique en compagnie de Sancette et d’un modeste équipage. Ils sont rapidement sur la piste de John Ier, un marin mégalomane qui, à la tête d’une cinquantaine de pirates, s’est emparé du paquebot et l’a conduit dans une île baptisée Terre John Ier dont il s’est proclamé empereur. John accepte la présence de Captain S.O.S. parmi ses hommes. Il a abandonné les passagers sur un autre atoll, n’emmenant dans son empire que les femmes destinées à devenir les épouses de ses pirates et de lui-même. Parmi elles, S.O.S. reconnaît Hélène, qu’il a jadis aimée avant de sombrer dans l’alcoolisme et la déchéance. Par maints coups de force, il arrive à se rendre maître de la situation, à capturer John Ier, à libérer les passagers prisonniers et … à regagner le cœur d’Hélène. Quant à Sancette, il épousera Yvette, la fille d’Hélène. Commentaire Contrairement à la plupart des héros de nos romans d’aventures exotiques, Georges Saint-Bonnet, alias Captain S.O.S., n’est pas un être tout d’une pièce : nuancé, capable du meilleur comme du pire, il révèle une sensibilité peu commune sous sa carapace de brute alcoolique. Après d’autres romans de ce type, celui-ci exalte à nouveau la France et les Français au détriment d’autres pays ou d’autres peuples, qu’ils soient européens ou canaques. Des informations de ce genre s’intègrent à une description de l’île de Tahiti brossée par le héros soucieux de renseigner au mieux l’inspecteur Sancette : 323 « — Taïti, vous le savez sans doute, est la principale île de l’Archipel de la Société, qui appartient à la France … L’île a trente ou cinquante milles de diamètre environ, et elle est à peu près ronde … Comme la plupart des îles du Pacifique, c’est un ancien volcan qui affecte la forme d’un cône … Vous voyez là-bas le sommet, couronné de verdure … Sur les flancs de la montagne, le climat est à peu près sain, les cultures abondantes : orangers, citronniers, bananiers, maïs, canne à sucre, café, tabac … C’est une sorte de cours que je suis en train de vous faire … Mais il est nécessaire que vous ayez une idée exacte du pays … “Une seule ville importante : Papeete. Les autres ne sont que des villages … “Pensez que la population entière de l'île n’est que de douze mille habitants … “Quelques centaines de blancs. Mais, bien que l'île appartienne à la France, il y a de tout : des Anglais, des Hollandais, des Allemands, et surtout des métis, dont il est impossible de définir les origines, mais qui ont presque tous du sang espagnol ou italien dans les veines … Des juifs aussi, comme partout ! “Les Taïtiens sont paresseux … On les fait travailler quand même, mais certains planteurs préfèrent faire venir des nègres, plus dociles, ou des coolies, qui acceptent plus facilement toutes les besognes … “Je crois que mon petit cours de géographie est fini …» (p. 15). Par cette dernière phrase, Simenon souligne lui-même le didactisme du passage et le peu de naturel avec lequel il est intégré dans le récit. Dès le débarquement des protagonistes à Papeete, Sancette peut vérifier la véracité du discours qui lui a été adressé, puisqu’il est frappé par la nonchalance des indigènes (ibid.). En la personne de John Ier se manifeste à nouveau le rêve d’être roi, comme dans L’Oiseau blessé, Le Monstre blanc de la Terre de Feu, Les Voleurs de navires, L’Île des hommes roux et Le Roi du Pacifique. Les pêcheries de perles, qui constituent pour les plongeurs l’antichambre de la mort (p. 12), sont présentées de la même façon dans Le Roi du Pacifique. Après P’tit Louis dans L’Homme à la cigarette, Saint-Bonnet renouvelle l’exploit qui consiste à mâcher une pièce de monnaie en bronze, exploit qu’accompliront à leur tour P’tit Louis dans Au Rendez-Vous-des-Terre-Neuvas et Petit-Louis dans Le Comique du «SaintAntoine» (voir la notice consacrée à L’Homme à la cigarette) : « — Vous n’avez pas une pièce de cent sous d’avant-guerre, naturellement ! Ni une pièce de deux florins et demi ! Ni une pièce de cinq marks ! … Peu importe … Donnez-moi un gros sou de bronze … Celui qui écoutait tira de sa poche ce qu’on lui demandait. L’autre mit la pièce en bouche, la mâcha sans effort apparent, en retira une petite boule informe de métal» (p. 3). 324 L’inspecteur Sancette est un célibataire de vingt, vingt-huit ou trente ans (sic) très éloigné du statut de Maigret. Physiquement, il rappellerait plutôt Joseph Boulines, l’agent L. 53. On retrouve cependant chez lui le souci de s’identifier au criminel, souci que Maigret reprendra à son compte : «Il prétendait que la vraie police n’est qu’affaire de psychologie. — Un policier est un confesseur à qui on ne dirait rien et qui devrait tout deviner ! disait-il volontiers. Ou encore : — […] Que d’autres étudient les trois cent dix-sept espèces de poudres, les stries produites sur une balle, qu’ils examinent des traces de tout genre au microscope … Ce qui m’intéresse, moi, c’est la mentalité des criminels … Un forfait est commis ? … Je me mets à la place de celui qui l’a commis … J’essaie d’avoir les pensées qu’il a eues» (p. 21). Extrait « — Silence ! — Dehors ! — Qu’on la ferme ! On ne pourra même plus roupiller pour ses vingt ronds, tout à l’heure … Des têtes se levaient un instant de la table à laquelle elles étaient appuyées. Des yeux pleins de sommeil se fixaient avec hébétude sur les deux hommes qui, dans un coin, conversaient depuis près d’une heure. Et ces regards étaient aussitôt attirés comme par un aimant par les trois bouteilles fichées sur la table, entre deux verres épais, sans pied. Deux des bouteilles étaient vides. C’étaient des litres. La troisième était encore à moitié pleine. On entendait des soupirs. Des langues gourmandes glissaient furtivement sur bien des lèvres. Puis tous les vagabonds, tous les gueux alignés là, sur des bancs, dans la grande pièce fumeuse où on leur vendait pour vingt sous le droit de passer la nuit, mais pas celui de s’étendre, laissaient à nouveau tomber en avant leur tête lasse. Il y avait des ronflements. Un petit vieux parlait en rêve d’une voix fluette d’enfant. Le patron, derrière son zinc, lavait bruyamment les verres. C’était place Maubert, au Chien Vert, un des derniers refuges des clochards, un de ces taudis où il est de mode, pour les joyeux soupeurs de Montmartre, d’aller jeter un coup d’œil après la traditionnelle tournée aux Halles» (p. 3 ; début du roman). 325 À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 225, 227. M. DUBOURG, «Quelques pertinents commentaires adressés à André Jarnac, suite à l’article paru dans le n° 15 de Désiré : "De l'aventurier Jarry à l’inspecteur Sancette"», Désiré, n° 18, 4e trimestre 1977. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, pp. 40-41. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). A. JARNAC, «L. 53 (Joseph Boulines), l’inspecteur aux sobriquets : Sancette-G 7», Désiré, n° 29, octobre 1970, pp. 867-868. M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 32, 35, 50-51, 58, 62, 63, 75, 76, 85. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. M. LEMOINE, «Maigret en gestation dans les romans populaires», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, p. 64. C. MENGUY, «Un rouquin nommé “G.7” (les précurseurs de Maigret)», Désiré, n° 29, octobre 1970, p. 865. C. MENGUY et P. DELIGNY, «Les vrais débuts du commissaire Maigret», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, pp. 27-28, 30-31. Georges Sim, Mademoiselle Million Roman sentimental Paris, Fayard, «Les Maîtres du Roman Populaire», 378, 1930, 27 x 18 cm, 61 pp. Contrat du 30 juillet 1929. Réédition : Les Ruses de l’amour, Paris, Fayard, «Les Romans d’Amour de Georges Sim», 7, s.d. (1954). Trois parties de six, sept et neuf chapitres suivies d’un épilogue, le titre du quatrième chapitre de la troisième partie étant incohérent et celui du sixième chapitre de cette même partie étant noté IV. I, 1 : La dernière classe. 2 : Paris ! 3 : Papillon. 4 : La banque Dupuis-Morel. 5 : La rencontre. 6 : Jalousie ? II, 1 : Deux camarades. 2 : Deux tables. 3 : La bataille. 4 : Le Sphinx. 5 : La veillée. 6 : Le vaincu. 7 : La visiteuse. III, 1 : Un beau dimanche. 2 : La main tendue. 3 : Fièvre. 4 : Deux taches. 5 : Les jours passent. 6 (4) : La pente. 7 : Deux ennemis. 8 : La lettre. 9 : Le geste. N.B. La réédition de 1954 intitule Pavillon le troisième chapitre de la première partie, ce titre devenant dès lors incohérent. On notera encore que le Château-Margaux millésimé 1911 dans l’édition originale s’est transformé, pour des raisons évidentes, en Château-Margaux 1949 dans Les Ruses de l’amour * (p. 14 **). 326 Résumé À vingt-deux ans, Madeleine Dorin est institutrice en Normandie lorsqu’elle apprend qu’elle hérite d’un oncle une importante somme d’argent. La voilà riche et elle vient vivre à Paris où elle rencontre le banquier Dupuis-Morel. Celui-ci connaît Madeleine, car il possède un château en Normandie où il a, un an auparavant, humilié la jeune fille sans le vouloir, par la faute d’un orgueil presque inné qu’il maîtrise mal. Madeleine ignore en outre que l’héritage dont elle bénéficie n’existe pas : c’est une affaire montée de toutes pièces par Dupuis-Morel qui l’aime vraiment et espère attirer ainsi ses faveurs. Quand elle a connaissance de ce stratagème, la jeune fille est outrée et feint de s’éprendre de l’ami de Dupuis-Morel, Jean d’Orsan, un être faible qui vit en «rendant quelques services» au ToutParis. Elle est décidée à se venger du banquier et l’occasion se présente rapidement : il lui fait part d’une opération financière frauduleuse qu’il a l’intention de mener à bien et Madeleine a soin d’en informer la presse spécialisée. Dupuis-Morel est bien près d’être ruiné par ces révélations, mais il parvient à redresser sa situation désespérée. En même temps, Madeleine est atteinte d’une pneumonie ; ses jours sont en danger et Jean d’Orsan, qui n’a jamais tenté de faire d’elle sa maîtresse, la soigne avec dévouement, puis l’accompagne en convalescence à Cannes. Se rendant néanmoins compte qu’il ne pourra jamais rendre son amie heureuse, Jean télégraphie à Dupuis-Morel — qui ne sait où a disparu Madeleine —, puis il s’efface … Le banquier arrive à Cannes où Madeleine lui avoue ce qu’elle a entrepris contre lui, mais elle laisse entendre qu’elle ne l’a haï qu’à force de l’aimer. Attendri par cette confession, Dupuis-Morel laisse aussi éclater son amour sincère pour elle. Ils se fiancent, tandis que Jean d’Orsan tente de trouver dans l’alcool et dans d’autres bras une consolation à sa profonde détresse. Commentaire Le récit ne se termine pas tout à fait bien, puisque le sympathique Jean d’Orsan ne voit pas ses tendres sentiments pour Madeleine récompensés, tandis que la jeune fille lui préfère l’orgueilleux Dupuis-Morel — un financier véreux — qui ne s’humanise qu’à la fin du roman. L’œuvre constitue une nouvelle variation sur le thème de l’amour-haine : «Je vous haïssais à force de vous aimer» (p. 121 **), déclare l’héroïne à Dupuis-Morel, ce qui rappelle À l’assaut d’un cœur, La Femme 47 ou Rien que pour toi davantage que Haïr à force d’aimer, malgré le titre de ce dernier roman. L’œuvre s’étend de manière assez détaillée sur des opérations financières et boursières frauduleuses. Après Chair de beauté, Mademoiselle Million est le deuxième roman sentimental qui dénude quelque peu, en des termes fort voilés, le sein féminin (pp. 87, 128 **). * Une telle transformation de millésime intervenue chez Fayard en 1954 autoriserait-elle à affirmer qu’une modification du même genre a affecté le Sancerre 1930 dégusté par J.K. Charles et Boucheron dans L’Homme à la cigarette, publié par Tallandier en 1931 (voir la notice consacrée à ce roman) ? Rien ne permet d’assurer que de semblables scrupules étaient de mise à cette date parmi les correcteurs d’une maison concurrente et ceci ne peut donc aucunement éclairer le problème de la datation rédactionnelle de L’Homme à la cigarette. 327 La pneumonie de Madeleine est soignée de la même façon — et avec force détails thérapeutiques, ici aussi (troisième et quatrième chapitres de la troisième partie) — que celle de Blanche Bellenant dans La Femme 47 (pp. 188-189). Le retour de la jeune fille à la vie (p. 99 **) rappelle celui de Henry Berthier dans Hélas ! Je t’aime, quoique Madeleine n’en tire pas les mêmes leçons. Quelques passages semblent inspirés par des souvenirs liés à la jeunesse de Simenon. Comme le romancier (voir notamment Tant que je suis vivant, Paris, Presses de la Cité, 1978, p. 21), Madeleine portait traditionnellement ses nouveaux vêtements à Pâques quand elle était enfant (p. 6 **). Lorsque arrivait à l’improviste son oncle Marcel Auburneau, on envoyait Madeleine chercher un apéritif à l’épicerie voisine (p. 7 **), comme s’y précipitait la mère de Simenon — si l’on reconnaît à Pedigree quelque vraisemblance autobiographique — quand l’ «oncle Guillaume», de Bruxelles, survenait rue Pasteur sans crier gare (Pedigree, in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1968, t. 18, p. 219). L’épisode est repris dans L’Évadé (in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1967, t. 2, p. 107) et dans Malempin (in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1968, t. 13, p. 415). Le nom de Jean d’Orsan, dit (le) Baron, comme d’autres personnages de l’œuvre future signée Simenon, rappelle à nouveau le toponyme Morsang, ce lieu des bords de Seine dont nous avons déjà eu l’occasion de faire remarquer que l’écrivain le connaissait vraisemblablement avant d’y écrire ses premiers romans de Maigret (voir la notice concernant De la rue au bonheur). On se souviendra aussi, à ce sujet, que Marcel Viau, le héros d’Au Bout du rouleau, adopte le pseudonyme Jean de Morsang lorsqu’il écrit dans le journal local de Chantournais. Extraits «Il y avait vingt ans qu’il luttait, tout seul, vingt ans qu’il poursuivait un but et qu’il sacrifiait en quelque sorte toute sa vie à ce but. Il n’avait pas eu le temps d’aimer … À cause de cela, sans doute, le mot amour avait encore pour lui toute la poésie, toute la grandeur qu’il possède aux yeux d’un collégien, d’une très jeune fille. Certes, il avait connu des femmes. Il avait eu des maîtresses innombrables. Mais, dans son esprit, cela n’avait aucun rapport avec l’amour. Et ces femmes n’avaient aucun point de commun avec les vraies femmes, avec celles qu’on peut aimer. Ces idées-là, il ne se les avouait pas à lui-même. Il en rougissait. Il avait peur d’être naïf. C’était un petit coin secret de sa personnalité qu’il cachait jalousement et qu’au besoin il eût nié avec ardeur. Avec l’institutrice rencontrée à Heurtanville même, il ne s’y était pas abandonné sans arrière-pensée et là-bas il n’eût pas été capable de lui faire la cour. Il se fût moqué de luimême. Et il eût craint qu’on se moquât de lui. 328 C’était par trop romance : le gros financier, le châtelain, tombant amoureux de l’orpheline pauvre, de l’institutrice de village et lui offrant son nom et son cœur …» (pp. 7071 **). «Quelle étrange union que la leur ! Quelle étrange déclaration d’amour ! Ils semblaient tous deux souffrir. Et pourtant ils venaient de décider d’unir leurs deux vies. Qu’est-ce qui s’agitait dans le secret de leur cœur ? Quelle était cette barrière invisible dont ils ne parlaient pas, qu’ils feignaient même de ne pas apercevoir et à laquelle, pourtant, ils se heurtaient à chaque instant ?» (p. 84 **). «Toutes choses naissent, s’épanouissent et meurent. L’épanouissement peut être lent, la descente vers la mort peut durer des années ou des siècles. Mais il est un des stades fatalement plus court que les autres, un stade qui, dirait-on, ne peut durer que le temps d’un éclair : c’est celui du plein épanouissement, celui qui correspond dans la vie morale au moment de bonheur intense et complet. Auparavant on l’a désiré et un bonheur que l’on désire n’est pas encore un bonheur. On l’a à peine savouré qu’on craint déjà de le perdre, qu’on s’y raccroche, qu’on pense avec épouvante au moment où il n’existera plus. Une fleur met des semaines ou des mois à se constituer, quelques jours ou quelques heures à se faner. Elle n’est pleinement belle que l’espace d’un midi de soleil. Les hommes essaient de se leurrer. Ils se refusent à regarder leur propre vieillesse comme ils se refusent à admettre la fin d’un amour, d’une joie quelconque. Ainsi Jean d’Orsan sentait-il que cette vie unique qu’il avait connue quelques jours durant, le temps de la convalescence de Magda, ne pourrait plus durer» (p. 102 **). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 267. M. LEMOINE, Liège dans l’œuvre de Simenon, Liège, Faculté ouverte, 1989, p. 142. ** Pagination de la réédition de 1954. 329 Georges Sim, L'Homme de proie* Roman sentimental Paris, Fayard, «Les Maîtres du Roman Populaire», 399, 1931, 27 x 18 cm, 62 pp. Contrat du 30 juillet 1929. Réédition : Paris, Fayard, «Le Roman Complet», 45, 1952. Trois parties de cinq, cinq et sept chapitres suivies d’un épilogue. I: Un homme à la mer. 1 : Une balle perdue. 2 : Le second commis. 3 : Raymonde. 4 : Un mariage. 5 : La grande panique. II : Les réprouvés. 1 : La compagne. 2 : La fuite. 3 : Marchandages. 4 : L’épave. 5 : La volonté de sombrer. III : L’épouse. 1 : Madame Elina, voyante extra-lucide. 2 : Le croupier. 3 : Une démarche. 4 : Transformation. 5 : La riposte. 6 : La mère. 7 : La balle. Résumé L’île du Nord, située dans l’archipel de la Société, est en effervescence depuis qu’y a débarqué le vicomte et médecin Henry de Seilles. Ce bellâtre est admiré par la gent féminine et particulièrement par Raymonde Monnet, fille appétissante d’un planteur honnête et dur à la tâche. Malgré l’amour que lui porte Jacques Granier, un jeune commis de son père, Raymonde épouse Henry. Désespéré, Jacques va partager la vie d’un village canaque. Quand une épidémie de peste se déclare soudain dans l’île, on demande évidemment à Henry quelles sont les mesures urgentes à prendre et c’est alors qu’éclate son imposture : il n’est en aucune façon médecin, mais vit d’aventures et d’escroqueries diverses. Qu’à cela ne tienne : Raymonde est solidaire de son mari et tous deux quitteront l’île dès que les médecins arrivés de Tahiti auront procédé aux vaccinations. Cependant, le père Monnet, se dévouant sans ménagement, soigne les villages canaques les plus reculés, mais meurt atteint par la maladie, après avoir retrouvé Jacques. Celui-ci quitte l’île à son tour et les protagonistes vont à nouveau se rencontrer par hasard cinq ans plus tard à Nice. Tandis que Jacques est devenu général dans l’armée mexicaine, Henry de Seilles officie comme croupier au casino de la ville. Raymonde est en effet parvenue à assagir son aventurier de mari, mais son amour pour lui s’est éteint et quand elle revoit Jacques, elle subit l’attrait de celui qu’elle avait rejeté jadis. Lorsque Henry tente lâchement de tuer Jacques, celui-ci montre sa grandeur d’âme en refusant de se venger de manière exemplaire ; pourtant, il humilie son rival qui ne reparaîtra plus devant Raymonde. L’ex-aventurier réclame néanmoins une forte somme avant d’accepter le divorce. Une fois cette formalité accomplie, Jacques épouse Raymonde, tandis que Henry est sur le point de se marier avec une riche héritière américaine. Commentaire Le roman est écrit à la première personne par un narrateur témoin. Sans doute est-ce la raison pour laquelle le ton est différent de celui des autres romans sentimentaux. Le récit acquiert en tout cas par là une plus grande véracité, même si les événements paraissent * Titre proposé et non retenu : L'Aventurier. 330 parfois invraisemblables : épidémie de peste, accession de Jacques au grade de général dans l’armée mexicaine, coïncidence qui fait se retrouver les protagonistes à Nice dans la troisième partie. Le narrateur éprouve le besoin de dire qu’il est généralement aidé par des notes prises au jour le jour quand il écrit ; or, dans le cas présent, ces notes ne lui ont pas été nécessaires. L’extrait suivant montre qu’il s’agit là d’un procédé se rapprochant de la manière dont Simenon écrira plus tard : «Aujourd’hui que cette histoire a reçu sa conclusion, que je me décide à l’écrire, je n’ai pas besoin d’une note. Certes, des détails matériels m’échappent sans doute, m’échapperont encore dans la suite du récit. Mais je revis pour ainsi dire les événements dans leur atmosphère primitive et tandis que tout à l’heure je parlais de l’orage, il me semblait que je percevais l’odeur si caractéristique de l’île sous la pluie, avec ses essences violentes, ses relents de fièvre» (p. 82 *). Les deux premières parties de l’œuvre sont exotiques puisqu’elles se déroulent dans une île polynésienne. Pourtant, contrairement aux romans d’aventures exotiques, celui-ci nie l’exotisme : «C’est étrange ce que l’exotisme peut être une chose artificielle. Un récit de la vie coloniale donne au lecteur de France une impression très forte de nouveauté, de bizarrerie. De loin, on imagine un monde tout différent de celui que l’on connaît. Et pourtant, à peine le bateau a-t-il mouillé ses ancres devant la côte d’Afrique, dans un port des Indes, ou en rade d’une des îles des mers du Sud que l’on se sent familiarisé avec le pays nouveau. Il y a des hommes, des maisons, des plantes, des animaux. Il y a des amours, des jalousies et des haines. Après trois jours, on ne s’aperçoit plus que les nègres sont des nègres, que les maisons sont des huttes de corail, que les arbres sont des palmiers ou des cocotiers au lieu d’être des chênes» (p. 19*). Voilà des lignes que ne renierait pas l’auteur des reportages lointains et des Dictées. Cependant, nous n’échappons pas ici à l’exaltation de la France et des Français (pp. 9899*) ni à «la solidarité de la couleur» (p. 72*) qui permet aux Blancs de s’unir face à «toute une population primitive qui ne guette qu’une occasion de se soulever» (ibid.), thèmes courants dans les romans d’aventures exotiques. Les pêcheries de perles (p. 34*), lieu commun du Pacifique «civilisé», faisaient déjà mourir les plongeurs indigènes dans Le Roi du Pacifique et Captain S.O.S. Infligé à Jacques au Mexique, le supplice de la poucette n’est pas neuf dans l’œuvre puisque Léon Deffoux dans Katia, acrobate et Georges Saint-Bonnet dans Captain S.O.S. subissaient déjà cette pénible épreuve consistant à être suspendu par les pouces. 331 Interrogé sur sa conduite par le narrateur dans la première partie, Jacques Granier lui déclare : «Vous ne pouvez pas comprendre…» (p. 9*), ce que le narrateur ponctue de la réflexion suivante : «Je crois que c’était la centième fois que j’entendais cette phrase, et toujours prononcée par des jeunes gens» (ibid.). Est-il nécessaire de rappeler que cette même phrase sera prononcée plusieurs fois, dans les romans signés Simenon, par ces nombreux jeunes gens ambitieux et nerveux, à la sensibilité exacerbée, auxquels Maigret lui-même devra souvent faire face ? Extraits «L’amour est un sentiment étrange, qui échappe aux règles ordinaires de l’analyse et qui déroute la psychologie. […] Raymonde n’avait pas épousé son mari parce qu’il était médecin, ni parce qu’elle le croyait honnête homme. Elle n’était pas devenue sa femme pour avoir auprès de lui tel ou tel genre de vie. Non ! passionnée comme elle l’était, surtout, passionnée comme ses yeux, sa chair, ses attitudes, tout son être le trahissait, elle n’avait obéi qu’à l’appel de l’instinct. Dans la nature, parmi les animaux, la femelle choisit tout naturellement le plus fort ! C’est cette force qui, à la façon d’un aimant… […] L’amour est aveugle. C’est un lieu commun. Mais quelle vérité plus évidente qu’un lieu commun ?» (pp. 55-56*). «Il en est des aventuriers comme des courtisanes : tant qu’ils sont jeunes, ils gardent une certaine ligne qui leur permet parfois d’être presque sympathiques. Surtout quand ils sont heureux, quand ils réussissent, car ils ont alors un certain panache qui ne manque pas d’impressionner bien des gens. Que vienne l’âge, que vienne surtout le moment où ils sont moins sûrs d’eux-mêmes, et ils ne se donnent plus la peine de choisir les moyens. Ils se sentent traqués. Ils se débattent. Ils se défendent avec bec et ongles. Rien n’est plus pénible que le spectacle d’une femme vieille et laide qui s’obstine à vivre de ses charmes. L’aventurier ne vaut guère mieux, à certain tournant de sa vie» (p. 126*). À consulter C. DELCOURT, «Une esthétique ensembliste», in Lire Simenon. Réalité/fiction/écriture, Bruxelles, Nathan/Labor, «Dossiers Media», 1980, p. 154. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, p. 41. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). 332 M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 267, 273. M. LEMOINE, Liège dans l’œuvre de Simenon, Liège, Faculté Ouverte, 1989, p. 16. * Pagination de la réédition de 1952. Jean du Perry, Deux Cœurs de femmes «Roman sentimental» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Mon Livre favori», 435, s.d. (1929), 16 x 10,5 cm, 63 pp. Achevé d’imprimer : 15 août 1929. Huit chapitres suivis d’un épilogue. 1 : Un homme tout seul. 2 : L’amour. 3 : L’épave. 4 : Laoussa. 5 : La petite épouse. 6 : L’homme au fusil. 7 : Deux femmes… 8 : Un ménage. Résumé Lucien Vernier aime Anne Berthomieux, la fille de son patron, mais ce dernier est un gros armateur du Havre qui envisage pour Anne un mariage autrement reluisant. Ainsi rejeté, Lucien tente de trouver l’oubli en Afrique où il se «décivilise» en vivant à la manière des indigènes dans un village du Gabon. Une mulâtresse nommée Laoussa s’éprenant de lui, il ne la rejette pas et partage sa vie, mais il conserve dans son cœur le souvenir d’Anne. Or, celle-ci débarque deux ans plus tard au Gabon, veuve d’un mari qui comptait sur la famille de son épouse pour éponger ses dettes et que l’armateur a contraint au suicide. Lucien épouse Anne après que Laoussa, consciente d’être délaissée, se soit elle aussi suicidée. Commentaire Nous retrouvons dans ce roman sentimental partiellement africain le stéréotype du Noir inférieur au Blanc, stéréotype qui affectait certains romans d’aventures exotiques comme Le Cercle de la soif ou Les Nains des cataractes. Ici aussi, les Noirs que côtoie Vernier sont «parmi les plus laids et les plus misérables qui vivent sur le sol d’Afrique» (p. 21). Laoussa échappe pourtant à cette laideur commune, mais c’est une mulâtresse, ce qui ne l’empêche ni de subir la loi et le prestige du Blanc (pp. 28, 31, 50), ni de payer de sa vie l’amour qu’elle a porté à Vernier. D’autre part, à l’intérieur du monde blanc lui-même règne un esprit de caste qui permet à la haute bourgeoisie de manifester sa puissance et de se moquer des classes sociales inférieures, ce contre quoi s’élève le narrateur (pp. 1-2, 8, 15). Ainsi, tout en fustigeant la mentalité d’un monde soucieux avant tout de sa fortune et de ses privilèges, l’auteur semble admettre d’autres rapports et d’autres clivages de type racial basés sur la supériorité du 333 Blanc sur le Noir. Même si nous croyons volontiers que ces romans populaires ne doivent pas être considérés comme le reflet des idées du jeune Simenon, nous devons bien avouer que Deux Cœurs de femmes est une des œuvres les plus révoltantes parmi celles qu’a écrites l’apprenti romancier. Le sort réservé à Laoussa est en effet particulièrement choquant et nous rappelle celui d’autres rivaux ou rivales non blanc(he)s sacrifié(e)s sur l’autel des amours, certes, mais au nom d’une idéologie nous paraissant pour le moins suspecte. Souvenons-nous plutôt : dans La Prêtresse des Vaudoux, la jeune Noire Takita se sacrifie en se faisant tuer à la place de Jeanne Bourrage, qu’aime Georges Servan, le héros dont elle est amoureuse ; dans Se Ma Tsien, le sacrificateur, le Chinois Wen sacrifie sa vie pour sauver Régine Tercy, qu’il aime, mais qui lui préfère le héros, Georges d’Ernenon ; dans Le Cercle de la soif, le métis Nez-d’Oiseau ne meurt pas, mais abandonne celle qu’il aime, Ellen Rootberry, à son demi-frère Yves Dorin, qu’elle aime ; dans Le Désert du froid qui tue, la métisse Jerrie Mills va au-devant d’une balle destinée à Georges Crissel, dont elle est amoureuse, mais qui aime Madeleine Tardois. Sans nous appesantir davantage sur ces situations, constatons simplement qu’une mulâtresse, une Noire, un Jaune, un métis et une demi-Indienne s’effacent au profit de trois Blancs et deux Blanches. Autant, sinon plus que d’autres romans populaires, cette fiction exotico-sentimentale abonde en informations multiples, particulières ou générales, théoriques ou pratiques, sur les sujets les plus divers (la mort, le désespoir, la société, l’amour…), informations le plus souvent livrées de manière péremptoire. Elles se présentent parfois sous la forme lapidaire d’une maxime ou adoptent un plus long développement. L'ouvrage présente un thème que reprendront Touriste de bananes et d’autres romans signés Simenon où le héros tente de s’ «encanaquer» en vivant loin de la civilisation une existence proche de la nature. De la même façon, Lucien Vernier essaie ici de se déciviliser au Gabon afin d’effacer sa peine de cœur. Comme souvent, Simenon y va de son explication didactique : «Pierre Mille a appelé ce phénomène la décivilisation. La plupart du temps, un homme met des années à se déciviliser, à oublier tout ce qu’il a appris, à perdre jusqu’à ses réflexes pour s’enfoncer dans une vie purement animale» (p. 19). On notera que le héros de Touriste de bananes, Oscar Donadieu, désire fuir et oublier à Tahiti sa famille d’armateurs rochelais dont il refuse les principes. Or, la peine de cœur de Vernier est provoquée par une puissante famille d’armateurs havrais, les Berthomieux, qui n’ont pas voulu d’une mésalliance et ont par conséquent refusé à Vernier la main de leur fille. Contraindre quelqu’un au suicide, comme le fait le père Berthomieux en obligeant son gendre à se donner la mort, est une bien étrange attitude — fût-elle romanesque — ; n’oublions cependant pas que Maigret agira de la même manière dans Pietr-le-Letton. Un souvenir du service militaire de Simenon semble se profiler dans le roman. On sait que le futur romancier se vit assez rapidement dispensé, durant cette peu souriante période, d’un service actif et débilitant, ce qui lui permit de poursuivre ses activités de journaliste à la Gazette de Liége. Tel est aussi le sort qui échoit au héros de Deux Cœurs de femmes : «À vingt ans, Vernier fit son service militaire, mais son patron lui-même fit les démarches 334 nécessaires afin qu’il restât au Havre où il continua à travailler en dehors des heures de service» (p. 9). Extraits «Dans tous les journaux on peut lire chaque jour ce titre d’une cruelle ironie : Un drame d’amour. Parfois, il y a une variante et les quotidiens écrivent : Un suicide par amour. Et l’on rend ainsi l’amour responsable de bien des tragédies, pour ne pas dire de presque toutes. Jamais les journaux n’ont pensé à écrire plus simplement : ils s’aimaient, le monde les a broyés. Cette phrase ne serait-elle pourtant pas plus près de la vérité ? Et l’amour, lorsqu’il n’est pas contrarié, a-t-il jamais tué personne ? En étudiant jusqu’au bout la plupart des crimes passionnels, la plupart des suicides, des drames de toutes sortes, ne trouverait-on pas une même cause soigneusement cachée : l’intolérance du monde ? Intolérance et incompréhension !» (pp. 1-2 ; début du roman). «Les drames les plus poignants ne sont-ils pas, presque toujours, les drames les plus simples ?» (p. 8). «Elle aimait donc ! Elle aimait toujours et quand même ! Et pourtant, de par la volonté de son père, de par la faute de l’esprit de caste, elle en épouserait un autre. Un bonheur était possible. Un couple s’aimait. Un couple se préparait à une vie heureuse. Et ce couple était séparé. Ce couple souffrirait désormais. Et vers quels déboires, vers quelles douleurs marcherait-il ? Drame d’amour ? Non, n’est-ce pas ? L’amour les eut rendus heureux. Drame d’argent, drame de caste, drame d’orgueil !» (p. 15). 335 «La mort est capricieuse et elle veut rarement de ceux qui lui font la cour ou qui l’appellent. Elle attend. Ne sait-elle pas qu’un jour viendra où ceux-là ne voudront plus d’elle, où ils voudront vivre ? C’est le moment où elle s’approchera à pas feutrés…» (p. 23). «Avec leur sens aigu des choses du cœur, les femmes, même les plus ignorantes, pressentent ce qui arrivera» (p. 30). «Les femmes africaines, comme les asiatiques, sont infiniment soumises et elles continuent à considérer l’homme comme leur seigneur et maître. Et, quand il s’agit d’un blanc, et que ce blanc, un beau jour, s’en va, elles n’oseraient jamais tenter de le suivre» (p. 31). «Laoussa était couronnée de fleurs. Ses prunelles avaient un éclat incomparable. Et ses jeunes seins nus regorgeaient de bonheur et d’orgueil. Parfois Vernier la regardait longuement, mais si, à ce moment, elle cherchait son regard, vite il le détournait. N’était-elle pas d’une intelligence assez instinctive pour comprendre ce qu’il y avait dans ce regard-là ? Vernier l’aimait, certes, mais il l’aimait un peu comme on aime un chien fidèle. Il la regardait comme un joli animal tout plein de grâce et d’affection. Il aimait la voir près de lui. Il aimait caresser ses épaules lisses et rondes. Mais nulle communion n’était possible entre eux. Et Vernier avait connu cet autre amour qui consiste en une fusion complète de deux êtres, de deux cœurs, de deux âmes, de deux cerveaux» (p. 32). «Ce fut à Loango, dans une petite chapelle, que le mariage eût (sic) lieu avec, pour tout témoin, un sacristain indigène. Et le lendemain déjà le couple s’embarquait pour la France. Combien chacun était différent de ce qu’il était deux ans plus tôt ! 336 Ils avaient fait tous deux l’apprentissage de la vie. Ce n’était plus les amoureux exaltés et avides de jadis. Ils avaient connu l’égoïsme, la douleur. Ils avaient vu la mort, chacun de son côté. Et maintenant, ils avaient l’impression de commencer seulement à aimer dans toute l’acception du mot, c’est-à-dire en pleine connaissance de cause, en regardant la vie en face. — Nous étions des enfants ! dit Lucien, tandis que la terre d’Afrique s’éloignait à l’horizon. Il était fatal que la vie nous broyât… — Et maintenant ?… — Nous sommes heureux ! Nous nous aimons ! Nous avons gagné notre bonheur… Elle ne peut plus rien contre nous… Et il ajouta rêveusement en étreignant sa femme : — Seulement d’autres ont payé la faute de celui qui s’est dressé un jour entre nous… Il a fallu deux tombes… Il n’essaya pas de cacher les larmes qui perlaient à ses paupières, à l’évocation de Laoussa. Et Anne ne s’en montra pas jalouse» (pp. 62-63 ; fin du roman). À consulter M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 32, 34, 41, 53, 56, 57-58, 63, 64, 66, 80, 82, 98, 100, 106. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 270. M. LEMOINE, «Traces autobiographiques d’origine liégeoise dans l’œuvre romanesque de Georges Simenon», in Cahiers Simenon, n° 3, Des doubles et des miroirs, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1989, p. 139. M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 82, 90, 174, 181, 190, 223. 337 Jean du Perry, L'Épave d'amour «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 84, s.d. (1929), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 25 août 1929. Cinq chapitres, le quatrième étant noté III et le cinquième, IV. 1 : L’aurore grise. 2 : Le foyer quiet. 3 : Dans le troupeau. 4 (3 bis…) : Le passé vivant. 5 (4 bis…) : Défense d’aimer ! Résumé Arrêtée lors d’une rafle dans le quartier de la Roquette, la jeune Annie Maret se retrouve à la prison Saint-Lazare. Sa mère ne comprend pas ce qui lui est arrivé et se rend chez son ancien amant, le député Germain Chauvet, qui est le père d’Annie sans que celle-ci le sache. Le député la fait libérer et lui révèle qu’il est son père. L’émotion terrasse la jeune fille qui explique à travers sa fièvre qu’elle est amoureuse de Georges, fils de son patron, mais que ce dernier s’est opposé au mariage à cause du passé de la mère d’Annie. En effet, après que Chauvet l’ait abandonnée, cette mère s’était prostituée, mais une fois seulement. De dépit, Annie a voulu se prostituer, elle aussi. Lorsqu’elle guérit, Chauvet lui explique qu’il est le seul coupable ; il s’est aussi confessé auprès de Georges et de son père, de sorte qu’Annie et Georges vont pouvoir se marier. Commentaire Ce court roman, où les sentiments sont montrés, mais non analysés, contient des éléments qui rappellent certaines œuvres antérieures. Dans Un Péché de jeunesse, Jeanne Larmier se trouve en prison quand elle révèle à son ex-amant, devenu ministre de l’Intérieur, qu’elle a une fille dont il est le père. Dans Le Fou d’amour, une jeune fille se prostitue après avoir été délaissée par le fils de son patron. Dans Que ma mère l’ignore !, une jeune fille retrouve aussi un père en l’ex-amant de sa mère. Nous ne saurons jamais avec certitude si Annie travaille dans un atelier de couture ou un atelier de fabrication de jouets, le roman fournissant tour à tour les deux informations. Le cinquième chapitre est intitulé comme un roman de Georges Sim paru également chez Ferenczi en 1927, mais dans la collection «Le Petit Livre». Extrait «Quarante-huit heures plus tôt encore, Joséphine Maret était presque heureuse. Elle habitait, aux Buttes-Chaumont, un petit logement qui n’était pas très gai, ni très coquet, mais que la présence d’Annie, sa fille, qui avait dix-neuf ans, suffisait à rendre pour elle l’égal d’un palais. 338 Elle était pauvre, certes. Elle faisait des ménages. Et Annie travaillait à l’atelier. Mais n’était-ce pas quand même le bonheur ? Brusquement ce bonheur avait été détruit, d’une façon aussi inattendue que possible. La nuit précédente, Annie n’était pas rentrée et sa mère avait passé les heures à l’attendre et à pleurer. Elle avait imaginé son enfant dans les bras d’un homme, d’un de ceux qui la poursuivaient depuis longtemps de leurs assiduités et de leurs promesses. Car la jeune fille était jolie, et il est des hommes dont la vie se passe à séduire les petites ouvrières trop confiantes, ou avides d’une autre existence» (p. 4). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 269. Georges Sim, Les Contrebandiers de l'alcool * Roman d’aventures exotiques Paris, Fayard, «L’Aventure», 7, s.d. (1929), 28 x 19 cm, 63 pp. Date de parution : 1er septembre 1929. Trois parties de cinq, cinq et sept chapitres suivies d’un épilogue, le troisième chapitre de la deuxième partie étant noté II. I: Le fou de Tampico. 1 : Le bateau de la mort. 2 : La tête d’épingle. 3 : L’assassin d’acier. 4 : Jack Jackson. 5 : L’étrange maison de Victoria. II : La caravane du Rio-Grande. 1 : Le Bolson de Mapimi. 2 : L’amazone solitaire. 3 (2 bis …) : La barrique de whisky. 4 : La faim. 5 : Le prisonnier de Dînah. III : Le nègre de Victoria. 1 : Le fort Leaton. 2 : Dînah. 3 : La parole donnée. 4 : Le dernier soir. 5 : La prédiction. 6 : Un seizième de sang noir. 7 : Un homme en dérive. Résumé Régnant sur l’empire de l’alcool interdit, Jack Jackson est le chef millionnaire des bootleggers américains. La police le soupçonne, mais n’a aucune preuve contre lui. Voici un an, il a fait assassiner Harold Wayne, un policier qui en savait trop sur son compte. Or, le fils de Harold, Ted, a décidé de démasquer à son tour le bandit et de le livrer à la justice de son pays. L’affrontement entre les deux hommes commence à Tampico, sur la côte mexicaine, où Jackson s’est réfugié après qu’un important chargement d’alcool ait été intercepté par la police lors d’un débarquement clandestin sur le littoral texan. À Tampico, * Titre primitif non retenu : Le Yacht décapité. 339 où sont réunis de nombreux membres de son organisation, Jackson fait enfermer le jeune Ted dans un coffre-fort où il devrait mourir asphyxié. Il est pourtant délivré par Nap, un Noir qui fait partie des hommes de Jackson, mais qui espère sauver, grâce à son geste, la vie de son frère condamné à mort. Le trafic avec les Etats-Unis ne pouvant plus s’effectuer par mer, Jackson décide d’acheminer les barriques d’alcool par voie terrestre. Un très long convoi se dirige donc vers le Rio Grande à travers les étendues désertiques du nord du Mexique, convoi que Ted et Nap suivent de loin. Au cours du voyage, ils ont l’occasion de rencontrer, dans une maison proche de Victoria, une jeune métisse d’une grande beauté dont les liens avec Jackson sont évidents, mais mystérieux. La traversée du désert comporte des aléas : tandis que dans le convoi des contrebandiers Jackson doit faire face à une révolte des peones indiens, Ted et Nap commencent à trouver la chaleur insupportable. Après que la belle métisse ait rejoint le convoi, les poursuivants souffrent aussi de la faim, car les provisions qu’ils ont emportées s’avèrent insuffisantes. Une nuit, ils dépassent donc le convoi, espérant gagner au plus tôt le Rio Grande, mais le cheval de Ted s’abat épuisé. Le jeune homme ayant une jambe coincée sous le cheval, il ne peut se dégager et c’est Nap qui part seul vers le Rio Grande. Capturé par Jackson et ses hommes, Ted est enfermé dans un chariot du convoi où il est soigné par la métisse. Celle-ci s’appelle Dînah et elle lui révèle qu’elle est la fille de Jackson dont elle ignore les crimes. On arrive enfin au Rio Grande où a lieu le transfert des barriques vers un lieu sûr du territoire américain. Malgré sa faiblesse, Nap a cependant eu le temps d’avertir les douaniers du fort Leaton, de sorte que Jackson est fait prisonnier. Dînah raconte alors à Ted comment son père, qui a du sang noir dans les veines et qui n’était qu’un ouvrier pauvre de la région de Victoria, a jadis quitté seul le Mexique pour tenter sa chance aux Etats-Unis ; là, il s’est enrichi et a envoyé toujours plus d’argent à sa femme — une Noire — et à sa fille qui étaient loin de se douter de ses véritables activités ; il s’était refusé à les emmener aux Etats-Unis à cause du racisme antinoir qui y sévit. Ted comprend alors les motivations profondes de ce curieux bandit dont l’orgueil et l’ambition s’expliquent partiellement par son besoin de s’affirmer malgré ses origines noires. Cela n’empêche pas le bootlegger d’être tué en tentant de s’échapper. Un an plus tard, Ted épousera Dînah. Commentaire Malgré certaines longueurs, le roman, qui aborde le thème du racisme aux Etats-Unis (p. 59), se laisse lire agréablement. Il contient de bons passages, notamment celui où Nap, en proie à la fièvre et au délire, peuple le désert d’images hallucinatoires (p. 45). Les romans d’aventures exotiques offrent rarement des héros très nuancés : à un héros champion du bien s’oppose trop souvent un génie du mal. Ce n’est pas le cas ici, puisque le «mauvais», Jackson, n’est pas à sens unique. Il ne manque pas de grandeur et cache une certaine sensibilité sous ses dehors de chef intransigeant. Son attitude à l’égard du héros est parfois marquée d’ambiguïté. De même, lorsqu’il est en présence de sa fille, il a honte de ses activités illégales. Les révélations faites au héros «bon» par Dînah aident à mieux comprendre ce personnage qui est surtout une victime. Les Indiens faisant partie du convoi sont présentés comme des êtres irréfléchis qui se conduisent de manière enfantine et entretiennent cet état d’esprit grâce à la boisson (p. 33). Ce sont là des défauts que dénonçait déjà Le Désert du froid qui tue à propos des Indiens 340 du Grand Nord canadien. Après Miss Baby, où des Moïs étaient décimés à la dynamite, L’Île empoisonnée et La Panthère borgne, où des Noirs du Pacifique subissaient le même traitement, Jackson abat ici quelques Indiens de façon semblable. Le jeune homme démuni qui s’attaque au plus puissant des bootleggers américains : tel était déjà l’exploit tenté et réussi par Jackie Smitt dans Les Bandits de Chicago. Extraits «Quant à Nap, il restait sur son cheval, par miracle, et des images monstrueuses l’assaillaient. Pour lui, le désert se peuplait de formes étranges qui toutes lui en voulaient personnellement. Les yuccas devenaient des êtres infernaux qui tendaient vers lui des bras maigres et farouches. Les cactus étaient autant d’ennemis plus implacables encore. Enfin, quand soudain l’ombre d’un nuage glissa sur l’étendue grise, il fut pris d’une panique telle que, d’une pression de ses genous (sic) fiévreux, il parvint à enlever son cheval exténué, qui fit alors son dernier galop. Nap se souvenait qu’une menace terrible pesait sur lui. Mais il avait oublié laquelle. Il ne savait plus que c’était la faim. Et il s’inquiétait. Il cherchait à se souvenir. Il avait peur de ne pas se rappeler. Qu’est-ce qui le menaçait ? Qu’est-ce que son maître lui avait recommandé ?» (p. 45). «Le sentiment populaire a-t-il tort, qui prétend qu’il y a une providence pour les enfants et les faibles d’esprit ? Et ne voit-on pas de petits êtres faibles, sans expérience, réaliser des choses que plus tard, à l’âge de la réflexion, ils considéreront avec horreur comme d’invraisemblables folies ? Des gamins, en jouant, ne risquent-ils pas cent fois la mort ? Et les fous ne la frôlentils pas avec plus de témérité et de bonheur encore ?» (pp. 54-55). À consulter M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31, 32, 34, 55-56, 58, 62, 63, 74, 75, 76, 82, 83, 97, 99. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in SimenonTravelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. 341 Jean du Perry, Le Mirage de Paris «Roman dramatique» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Mon Livre favori», 440, s.d. (1929), 16 x 10,5 cm, 63 pp. Achevé d’imprimer : 19 septembre 1929. Deux parties de six et deux chapitres suivies d’un épilogue. I: Une jeune fille moderne. 1 : La pension de Mme Berthet. 2 : La décision de Marise. 3 : Au «Cocktail Bar». 4 : Dix mille francs en un soir. 5 : Un désespoir d’homme. 6 : L’heure hallucinante. II : La peur d’aimer. 1 : Lui ! 2 : La chambre bleue. Résumé Jeune étudiante venue de Grenoble à Paris, Marise Desvallons ne pense qu’à s’amuser dans la capitale qui l’éblouit. Elle repousse la demande en mariage de Georges Morisseau, un garçon sérieux qui va devenir avocat, mais qui lui paraît trop «vieux jeu». Elle préfère s’étourdir en compagnie de Jean Garcin, un homme à bonnes fortunes qui, une nuit, exige qu’elle lui cède. Peu encline à devenir la maîtresse de Garcin en qui elle ne voit qu’un camarade de sortie, Marise lui résiste et l’abat d’un coup de couteau. Se voyant déjà accusée de meurtre et pensant au scandale qui va frapper ses paisibles parents grenoblois, elle est sur le point de se suicider lorsque survient Georges qui est justement le voisin de Garcin et qui a tout entendu. Il emmène Marise dans sa chambre et manifeste l’intention de s’accuser à sa place. Ils s’aperçoivent cependant que Garcin n’est pas mort : il retrouve même ses esprits après quelques soins et prend peur, lui aussi, de sorte que les choses en resteront là. Quant à Marise, elle a compris la valeur de Georges et elle lui avoue qu’elle l’aime. Ils se marieront donc. Commentaire Le roman contient un nouvel éloge de l’amour sérieux et stable, non cette fois face à la passion, mais face aux amusements frelatés et passagers. Jeune fille à l’esprit radicalement moderne, Marise découvre au cours de son aventure le sens des valeurs traditionnelles et familiales incarnées par ses parents (p. 63). Originaire de Belle-Île-en-Mer, Georges Morisseau trouve une consolation en pensant à la mer lorsqu’il est rejeté par Marise, ce qui nous vaut les lignes suivantes, pour le moins inattendues sous la plume de Simenon : «Oui, c’était à elle qu’il allait demander de l’emporter vers ses jardins d’algues et ses plaines de coraux et d’or, en la volute irisée de quelque lame monstrueuse. Qui sait, il y trouverait peut-être l’oubli du rire clair et de la voix exquise entre les bras d’une sirène au chant berceur, fille d’Acheloüs et de Calliope» (p. 37). 342 Le deuxième chapitre de la deuxième partie s’intitule La Chambre bleue, comme un roman publié sous la signature de Simenon en 1964. Extrait «Comme un fou il avait fait sa valise pour partir au pays, mais arrivé à la gare d’Orsay il n’eut pas le courage de prendre le train, de quitter ce Paris où elle vivait, où il pourrait peut-être la voir encore, lui parler, respirer à côté d’elle. Il fit demi-tour et regagna son petit logis. Il tenta de la revoir, de lui parler, mais elle lui fit accueil très froid, le glaça, le déconcerta par un tel dédain qu’il battit en retraite, abandonna la partie, renonça à l’apitoyer, à émouvoir ce cœur qui ne vibrait pas des mêmes sentiments que les siens et qui, toujours, poursuivait sa chimère. Il perdait vraiment la tête. Tantôt il s’emportait, s’exaspérait, crispait les poings comme avec le rêve de châtier celle qui repoussait le bonheur. Tantôt il insultait son amour, se traitait lui-même d’idiot, de brute, se reprochait son abjection, sa faiblesse, ce manque absolu d’énergie, essayait de se ressaisir, d’échapper enfin à cette sorte de malaria qui l’aveulissait et l’esmaculait (sic). Tantôt il retombait plus bas, ne savait que devenir, se verrouillait chez lui et pendant des heures et des heures, demeurait inerte, la tête dans ses mains, les prunelles fixées dans le vide, la poitrine par instants soulevée par quelque lamentable sanglot. On aurait dit un malheureux succombant sous le poids de son affliction et que guette la folie, dans la chambre où il se terre comme en un trou noir, se tient obstinément à l’écart de la vie, des amitiés, des tentations, des appels, des joies, s’emprisonne et dédaigne tout ce qui n’est pas le rêve et le regret de la bien-aimée que jamais ne reverront ses yeux brûlés, rougis par les larmes. Son meilleur ami, interne en médecine, le trouva un jour dans cette désespérance, la figure, l’attitude de Georges l’effrayèrent et il entreprit sa guérison morale. Force persuasive de l’amitié, appel à la raison, évocation des vieux parents saignés aux quatre membres pour l’avenir du fils et menacés de voir envoler tous leurs espoirs par un manque d’énergie, par le souvenir d’une coquette indigne de cet amour. Georges Morisseau comprit l’appel. Par un sursaut violent il réussit à refouler dans le fond de son cœur la grande désespérance et se remit au travail avec la volonté tenace d’arriver très vite à la gloire et peut être (sic) l’espoir de consoler un jour une pauvre âme affligée et désillusionnée» (pp. 37-38). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 269, 270. 343 Christian Brulls, Les Pirates du Texas «Roman d’aventures» Roman d’aventures exotiques Paris, Ferenczi, «Le Livre de l’Aventure», 10, 1929, 18,5 x 12 cm, 199 pp. Achevé d’imprimer : 21 septembre 1929. Rééditions (la première présente un texte abrégé) : 1. La Chasse au whisky, Paris, Ferenczi, «Voyages et Aventures», 47, s.d. (1934). 2. Paris, Presses de la Cité, «Les Introuvables de Georges Simenon», 10, 1980. Trois parties de six, huit et sept chapitres. I: La cargaison de l’hidalgo. 1 : Un étrange déjeuner à Paris. 2 : Ted Brown organise son abri. 3 : Corps à corps. 4 : L’escale. 5 : Premier combat … Premier échec ! 6 : Le ranch Peterman. II : Le ranch hallucinant. 1 : Le caveau des cinq morts. 2 : Santa-Maria. 3 : L’Enflé. 4 : Winnie. 5 : Après l’armistice. 6 : Eusébio. 7 : Le billet. 8 : L’évasion. III : L’homme de paille. 1 : La route de Galveston. 2 : Le «Joyeux». 3 : La révélation de minuit. 4 : La fuite du Joyeux. 5 : Les mutins. 6 : L’homme propose … 7 : Les millions des bootleggers. N.B. La réédition du roman sous le titre La Chasse au whisky ne comporte plus de division en parties. D’autre part, tous les chapitres y sont abrégés et ne sont plus intitulés. Cette nouvelle mouture est donc divisée en vingt et un chapitres. Résumé Au temps de la prohibition, le policier américain Ted Brown suit jusqu’à Paris Bob Cummins, le «roi des bootleggers», dont on n’a jamais pu prouver la culpabilité. Bien qu’il soit amoureux de Winnie, la fille de Cummins, l’intègre Ted ne désespère pas, en effet, d’arrêter le trafiquant venu s’approvisionner en alcool dans la capitale française. Au retour, le policier s’introduit clandestinement à bord du paquebot du bootlegger, escomptant prendre celui-ci sur le fait. Découvert, il est capturé par un Cummins au demeurant assez sympathique. Lors du déchargement de l’alcool sur les côtes du Texas, Ted parvient à s’échapper, mais il est blessé, s’évanouit et reprend ses esprits dans le ranch du gros propriétaire Peterman. Il y est soigné, mais, lorsqu’il veut quitter les lieux nuitamment pour continuer son enquête, il a la surprise de rencontrer dans le ranch même … Cummins qui n’hésite pas à le menacer de son revolver, attitude qui contraste avec celle qu’adoptait le bootlegger sur son bateau. Ted se tire de cette situation en soulevant une trappe et en se laissant tomber dans une cave qui s’avère être une sorte de tombeau où se trouvent déjà cinq cadavres. Il s’évade de cet endroit sinistre en creusant un souterrain, l’affaire prenant une autre tournure puisqu’il ne s’agit plus seulement de démasquer des contrebandiers, mais d’arrêter des assassins. Ted est aidé dans sa tâche par un cow-boy du cru surnommé l’Enflé, mais son enquête piétine ; il est même emprisonné officiellement par un shérif ami de Peterman. Il sort néanmoins de prison grâce à la complicité de Winnie. L’imbroglio s’éclaircit quand Ted retrouve la piste de Cummins qu’il rencontre à Galveston. Là, Cummins lui avoue qu’il s’appelle en fait Tomson et que le roi des bootleggers — connu sous le nom de Cummins — est en réalité Peterman ; lui-même n’est que l’homme de paille 344 engagé par le gangster en raison de sa ressemblance frappante avec lui. C’est donc Peterman qui a assassiné cinq personnes au moins et qui n’aurait pas hésité à abattre Ted dans le ranch. Tomson révèle aussi que Peterman, sentant le roussi, s’est enfui à bord de son yacht en emmenant Winnie comme otage. Les deux hommes poursuivent dans le golfe du Mexique le yacht qui est bientôt la proie d’un cyclone ne laissant vivante que la seule Winnie. Ted ne tarde pas à épouser la jeune fille. Commentaire Malgré plusieurs invraisemblances, le roman est attachant dans la mesure où il met généralement l’accent, non sur la violence, mais sur l’aspect comique des situations ou des personnages : le héros s’empêtre plus souvent qu’à son tour ; Morisseau, «roi» de l’île Tôh où abordent les rescapés du cyclone, apparaît franchement cocasse ; l’Enflé est amusant et ne commet pas moins de gaffes que Tomson, le faux Cummins. Finalement, seul Peterman est peint sous des traits les plus noirs. Certains éléments sont communs avec ceux que l’on trouve dans Les Contrebandiers de l’alcool. Dans les deux romans, un homme jeune prénommé Ted entend livrer à la justice le roi des bootleggers contre lequel on ne possède aucune preuve décisive ; le bandit possède un hôtel particulier dans la Cinquième Avenue de New York ; Ted aime la fille de son ennemi, échappe à la mort par asphyxie et est aidé dans son entreprise par un personnage assez amusant, l’Enflé correspondant au comparse que Les Contrebandiers de l’alcool appellent Nap ; au Club des Trente de Galveston, honorable repaire des bandits dans Les Pirates du Texas, répond le Galveston Club de Tampico qui assume la même fonction dans Les Contrebandiers de l’alcool. Si l’on ajoute à tout cela la proximité géographique des régions où se déroule l’action, on se rend compte que les deux œuvres offrent plusieurs points de convergence. Comme d’autres romans d’aventures exotiques, celui-ci n’est pas exempt de préjugés concernant les races de couleur. Nous apprenons en effet que le Texas est l’État américain «où la population noire, indienne et métissée est la plus dense et où, par conséquent, la police a une tâche très malaisée» (p. 44 *). En revanche, la France est à nouveau valorisée grâce au sang français qui coule dans les veines de Winnie (pp. 160-161 *). On notera encore la remarque selon laquelle les Etats-Unis sont «un pays où la compétition physique est à la base de l’éducation» (p. 34 *). Un passage didactique regrette que le romancier, en se voulant trop logique, ne tienne pas assez compte du hasard (pp. 177-178 *). La cave-tombeau d’où l’on ne peut s’échapper qu’en creusant un souterrain a déjà été utilisée dans Captain S.O.S. (p. 20). Le cyclone qui engloutit Peterman porte à son point culminant la violence du typhon qu’affrontaient les héros de L’Île empoisonnée et du Roi du Pacifique. Est-ce un hasard si le héros du roman sentimental analysé — sinon écrit — immédiatement avant celui-ci, Le Mirage de Paris, se nomme Morisseau, comme le «roi» de l’île Tôh — sorte de caricature des ambitieux mégalomanes désirant devenir rois et rencontrés dans des romans antérieurs ? L’un et l’autre personnages sont en tout cas d’origine bretonne. Rappelons qu’un personnage du Roi du Pacifique s’appelle Bob Cumming. 345 Extraits «Il est des moments où l’homme redevient semblable à un animal, où la chair prend le dessus sur l’esprit. C’est ce qui se passait. Ted ne réfléchissait pas. Il ne se disait pas qu’il allait creuser un tunnel de telle forme, dans telle direction. Non ! Il se lançait à corps perdu sur la terre et il grattait celle-ci à la façon d’une taupe que guide son seul instinct. […] L’homme qui n’a jamais lutté en corps à corps avec la mort n’imagine pas à quel point notre chair peut résister contre elle. Des exploits qui semblent impossibles, surhumains à l’être de sang-froid, l’homme traqué, l’homme qui ne pense même plus, l’homme qui défend sa peau sans le savoir les accomplit. Et c’est pourquoi les gens des villes, confits en quiétude, traitent parfois de fables les récits des grands aventuriers» (p. 75 *). «Il est arrivé à chacun d’avoir affaire à un fonctionnaire buté, à l’esprit borné, et par conséquent orgueilleux de sa puissance, acharné à faire sentir le poids de son autorité. C’est un des pires supplices qu’on puisse imaginer, car, en pareil cas, il n’y a rien d’autre à faire qu’à subir avec patience les fantaisies du bourreau» (p. 119 *). «C’est une remarque que chacun a fait (sic) cent fois dans son existence, que la vie est beaucoup plus romanesque que les plus romanesques des romans. Cela tient à une raison bien simple : le romancier veut envers et contre tout conduire son action d’une façon logique. Il veut que ses personnages suivent une ligne de conduite déterminée et ils sacrifient ainsi un élément que d’ailleurs ils dédaignent : le hasard» (p. 177 *). À consulter M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 31, 32, 35, 43, 52, 56, 58, 59, 63, 74, 75, 76, 90. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. * Pagination de la réédition de 1980. 346 Christian Brulls, Train de nuit Roman sentimental et policier Paris, Fayard, «Les Maîtres du Roman Populaire», 392, 1930, 26,5 x 18,5 cm, 61 pp. Contrat du 30 septembre 1929. Réédition : Paris, Fayard, «Les Romans d’Amour de Georges Sim», 8, 1955. Trois parties de sept, cinq et huit chapitres. I, 1 : La voyageuse en noir. 2 : La maison de la rue Saint-Hippolyte. 3 : L’amant de Rita. 4 : Le «comte». 5 : Le prisonnier. 6 : Le Balafré. 7 : Les confidences du Comte. II, 1 : La chambre vide. 2 : Une arrestation difficile. 3 : Le père Déveine. 4 : Le couple à la dérive. 5 : Deux femmes dans la bourrasque. III, 1 : L’alerte. 2 : Le champ de bataille. 3 : État de siège. 4 : La mort du Balafré. 5 : La nuit des tortures. 6 : Le corridor de l’attente. 7 : Le désordre. 8 : Train de nuit. Résumé Après une permission passée dans sa famille d’Yport, Jean Monnet regagne Toulon où il effectue son service militaire. Dans le train, une inconnue attirante le prie de déposer à Marseille, rue Saint-Hippolyte, un portefeuille qu’elle lui tend. Jean accepte volontiers, mais apprend en arrivant à Marseille qu’un homme a été tué et dévalisé dans le train. Sa qualité de militaire lui fait éviter la fouille et, malgré ce qui s’est passé, il se rend rue SaintHippolyte où il devient l’amant de la belle inconnue qui s’appelle en fait Rita. Celle-ci lui révèle que le meurtre a été commis par un truand marseillais, le Balafré, dont elle était la complice. Jean éprouve pour Rita une fascination physique qui l’empêche de rejoindre son unité à Toulon. Le voici donc déserteur et recherché par la police qui a trouvé sa trace. Lorsque le Balafré annonce à Rita qu’il désire fuir Marseille avec elle pour échapper aux recherches policières et à une éventuelle dénonciation venant de Jean, la jeune femme préfère dénoncer le bandit et tâcher de sauver son amant. Le Balafré échappe pourtant à la police, mais le voici en colère contre Rita et Jean qu’il veut tuer pour se venger. Ils ne doivent la vie sauve qu’au dévouement d’un voisin de Rita, un vieillard surnommé le père Déveine, lequel explique à Jean que Rita est la demi-sœur du Balafré. Foncièrement honnête, Jean commence à se lasser de cette aventure : il a la nostalgie de sa Normandie natale et désire une vie plus saine qu’il voudrait passer avec Marthe, sa voisine d’Yport. Le Balafré réussit cependant à retrouver la piste de Jean et Rita qu’il poursuit jusque sur les toits de Marseille. Au cours du combat qui oppose Jean au malfaiteur, le jeune homme est grièvement blessé, tandis que le Balafré est abattu par Rita, elle-même blessée. À l’hôpital où les jeunes gens sont soignés arrivent d’Yport Marthe et la mère de Jean, alertées par les journaux qui ont relaté les événements. Le commissaire Maigret, qui s’occupe de l’affaire, conseille à Rita de quitter Marseille, sinon il se verra forcé de l’arrêter pour complicité et pour le meurtre du Balafré. Elle s’y refuse tout d’abord, à cause de son amour pour Jean. Néanmoins, le père Déveine forcera sa décision après lui avoir avoué qu’il est son père. En effet, s’étant évadé du bagne de Guyane où il avait été envoyé pour avoir tué un marin breton au cours d’une rixe, le père Déveine a jadis été l’amant de la mère du Balafré — qui a bientôt été la mère de Rita —, puis il a été repris par la police. Libéré, il est revenu à Marseille où il a retrouvé sa fille et où il est devenu indicateur de police occasionnel. Il a en outre reconnu en Marthe 347 la fille du marin qu’il a tué jadis. Rita quitte donc Marseille en compagnie du père Déveine, laissant Jean à Marthe : sorte de cadeau posthume offert au marin autrefois tué par son père. Jean réintègre sans mal son unité, grâce à l’appui de Maigret, et il se fiance à Marthe. Commentaire Roman sentimental avant tout, Train de nuit revêt aussi une allure policière et s’attache à la peinture de tels aspects du milieu marseillais. Plus peut-être que dans les précédents romans étudiés, Simenon y fait preuve de réalisme et est sensible à l’atmosphère (notamment pp. 5, 21, 36, 43, 51). On trouve dans l’œuvre certaines allusions aux problèmes sociaux, aux fermetures d’usines (p. 58), même si un jeune homme dévore un «journal plein de contes et d’images galantes» (p. 59), discret clin d’œil, sans doute, de la part d’un auteur qui a publié tant de contes dans les journaux galants de l’époque. L’intrigue ménage pour la fin du récit les deux révélations importantes du père Déveine : il est le père de Rita et l’assassin du père de Marthe. Certains personnages secondaires sont bien esquissés, comme Marthe et la mère de Jean. Grâce à son réalisme, la peinture de Rita apparaît plus vraie que celle des héroïnes traditionnelles des romans sentimentaux. Le Balafré, enfin, surgit comme un géant à la fois puissant, rieur et vindicatif, sorte de Vautrin dévalorisé bien ancré dans la tradition de ces romans populaires. C’est cependant la première apparition d’un commissaire nommé Maigret qui retient le plus l’attention des lecteurs de Train de nuit. Son rôle n’est pourtant pas de première importance. Attaché à la brigade de Marseille, il se borne à diriger une enquête dont les rouages ne sont pas montrés et à diriger une opération policière du genre «chasse à l’homme» qui devrait aboutir à l’arrestation du Balafré, laquelle ne se produit pas, le coupable étant tué au cours de l’opération. Se font cependant jour la sympathie que Maigret apporte aux plus démunis et son indulgence envers ceux des complices qui lui apparaissent davantage comme des victimes et auxquels il n’attribue pas un mauvais fond. À ces derniers, il parle «presque durement, mais d’une façon telle qu’on sentait sous cette dureté une chaude sympathie» (p. 59). Il s’efforce déjà, dès cette «première et obscure apparition» (F. Lacassin, Mythologie du roman policier, Paris, Union Générale d’Éditions, 1987, t. II, p. 23), de «raccommoder leur destinée» (ibid.). «En bon personnage de roman populaire, affirme Francis Lacassin, il se comporte en justicier et bras séculier d’une justice immanente — et non en policier mandaté par un juge d’instruction» (id., p. 24). Ainsi se comportera parfois Maigret dans les romans signés Simenon. Physiquement, on ne connaît de cette première ébauche du commissaire qu’ «une large silhouette» (p. 54) et on apprend que c’est «un homme calme, au parler rude, aux manières volontiers brutales» (ibid.). Il n’a même pas de pipe, ce qui, pour les puristes, constitue une manière d’hérésie. Enfin, il a sous ses ordres «un inspecteur qui ne passe pas pour particulièrement crédule» (p. 20) ; c’est en effet «celui des enquêteurs qui avait toujours cru à l’innocence» (p. 46) de Jean Monnet : il s’agit de l’inspecteur Torrence dont la naissance typographique s’avère pénible puisqu’une malencontreuse coquille le transforme en Forrence lors de sa première apparition. En tout cas, c’est le début d’un compagnonnage qui aura de l’avenir : on retrouve en effet Torrence aux côtés de Maigret dans quarante-trois romans et trois nouvelles signés de son véritable nom par Simenon, bien qu’il ait été envoyé dans l’au-delà des policiers par Pepito Moretto dès Pietr-le-Letton. On sait d’autre part qu’après sa résurrection, Torrence n’a pas tout de suite réintégré ses fonctions auprès de Maigret, lequel aurait sans doute été étonné de le voir 348 si rapidement revenu dans le monde des vivants : il a d’abord repris du service sous les ordres du commissaire Lucas dans La Bonne Fortune du Hollandais avant de diriger l’agence O. On remarquera encore que Jean Monnet se rase «devant un miroir accroché à l’espagnolette de la fenêtre» (p. 21), comme Jacques Detaille dans Dolorosa et comme le fera souvent Maigret. Un chapitre des Adolescents passionnés était intitulé Train de nuit. La scène dramatique au cours de laquelle Jean, Rita et le Balafré se retrouvent sur les toits de Marseille annonce peut-être celle qui clôt Les Fiançailles de M. Hire, scène dont nous avons tenté de montrer ailleurs (Liège dans l’œuvre de Simenon, Liège, Faculté Ouverte, 1989, pp. 30-31, 126) qu’elle se rattache sans doute à un souvenir liégeois de l’auteur. Une jeune sœur de Jean Monnet restée à Yport, Berthe, est surnommée la Limace, comme le seront une jeune sœur de Marie Le Flem, cette autre Normande de Port-en-Bassin, dans La Marie du Port et une enfant normande de Rouen dans Oncle Charles s’est enfermé. Soyons assurés que ceci se rattache à un fait vécu par Simenon. Lorsqu’elle se confesse à Jean, Rita prononce cette phrase : «—À quoi bon jurer ? …» (p. 40) dont Simenon ne pouvait évidemment pas se douter qu’elle donnerait son titre au treizième volume des Dictées. L’hôpital de Marseille (p. 52) où sont soignés Jean et Rita offre une certaine ressemblance avec l’hôpital liégeois de Bavière que l’auteur connaissait bien. Jean est en outre somnambule (p. 32), comme Simenon lui-même, ce qui achève de donner à l’œuvre une coloration autobiographique. Extraits «Il pensait à la bicoque qu’il quittait, au colis de beurre, de harengs et de gâteaux, puis à Toulon, au café qui représentait pour les marins le comble du bonheur et où des filles trop familières dansaient avec eux au son d’un orchestre mécanique. Un grand meuble, où l’on mettait des sous dans une fente. Et des marionnettes, au milieu d’ampoules qui s’éclairaient, feignaient de battre la grosse caisse et de jouer à la trompette. Il aurait bien pleuré. Pourquoi avait-il demandé cette permission avec tant d’insistance ? En réalité, son tour ne devait venir qu’au jour de l’an. Et maintenant il lui faudrait attendre Pâques pour avoir seulement deux jours de liberté. Une glace mal fermée tomba brusquement et un vent glacé s’engouffra dans le couloir. Tout en se retournant, Jean regarda dehors, vers les feux blancs, rouges et verts qui défilaient dans un tintamarre qui, de temps en temps prenait, sous ses tempes, des cadences et des sonorités de l’orchestre mécanique. Au premier plan, dans le noir opaque où passait la vapeur de la locomotive, il aperçut des flocons de neige. La première neige … 349 Cela lui rappela un chalutier qui en était tellement surchargé, deux hivers auparavant, que, quand il était arrivé au port, avec sa croûte blanche et ses stalactites, le pont affleurait la surface de l’eau» (p. 5). «Le jeune homme, lui, examinait le Balafré avec une curiosité intense, en même temps qu’une hostilité qui devait percer dans son regard. Évidemment, celui-là aussi allait l’appeler un gamin ! Et qu’était-il, en effet, à côté de lui ? Il mesurait un mètre quatre-vingt-quatre ou quatre-vingt-cinq. Il avait des épaules d’une largeur peu commune, des traits durs, comme taillés à la même (sic) pierre. Son visage était pourtant imprégné de bonhomie spéciale, un peu effrayante. Une bonhomie de fauve, eût-on dit. Il était joyeux comme doit l’être une panthère qui dépèce un chevreau. Il souriait de toutes ses dents qu’il avait brillantes, pointues, avec une dent en or du côté droit» (p. 18). «Le Balafré prenait les femmes pour ce qu’elles valaient, selon son expression. Il n’avait aucune confiance en elles. Et s’il avait eu des tas de maîtresses, jamais il n’avait jugé l’une d’elles digne de participer réellement à sa vie et à ses entreprises. C’était même ce dédain qu’il affichait à l’égard des femmes en général qui lui valait une bonne part de ses succès amoureux. Certaines femmes aiment être esclaves, et le Balafré savait, tout naturellement, les traiter en maître débonnaire et dédaigneux» (p. 43). «Le blessé ne savait pas ce qui se passait. Il n’avait jamais pénétré dans un temple de la chirurgie moderne. Et tout son corps était douloureux. Ces hommes le torturaient comme à plaisir. Parfois ils lui laissaient un instant de répit, conversaient à voix basse, revenaient à la charge. Celui qui avait une barbe blonde et qui était le chef fumait sans trêve. L’infirmière lui posait les cigarettes dans la bouche et lui tendait une allumette enflammée. Parfois des outils brillaient dans la lumière. Non ! Jean ne savait pas où il était. Il oubliait qu’il était un homme. Il n’était plus que chair blessée, chair qui souffre et qui ne comprend pas. Ses liens l’empêchaient de bouger. Et, aux instants où on le torturait le plus, deux hommes aidaient en outre à le maintenir immobile. 350 Il suffoquait. Il hurlait. Il essayait de se tordre. Des images se succédaient dans sa tête à une rapidité folle, dans un désordre hallucinant. Entres (sic) autres une, qui revenait sans cesse … C’était à Terre-Neuve … Les doris rentraient les uns après les autres chargés de morue jusqu’au plat-bord … Des masses argentées qui palpitaient, dont les bouches s’ouvraient désespérément, dont les ouïes s’écartaient… Les poissons s’agitaient encore dans les mains qui les jetaient brutalement sur le pont … Puis des hommes couverts de sang, un court couteau à la main, les saisissaient, palpitant toujours, et quand ils ressortaient de leurs doigts ils avaient le ventre ouvert … La bouche s’ouvrait et se refermait toujours … Un second coup de couteau … Cette fois, ils étaient enfin coupés en deux, mais Jean, alors mousse, avait l’impression que toute cette chair froide, tout ce sang, toutes ces entrailles continuaient à vivre … Le patron lui disait : — Essaie … Il avait pleuré. Il avait essayé. La première bête lui avait échappé des mains … Puis il s’était habitué, comme les autres … Mais maintenant il voyait sans cesse une morue qui ouvrait et refermait sa bouche en silence … Puis le Balafré, qui n’avait rien dit … Mais Jean avait vu ses yeux mourir à quelques centimètres des siens … Il haletait. Il était couvert de sueur. Son bras était enfin laissé en paix, serré dans un pansement très lourd qu’il ne pouvait soulever. Mais on s’attaquait à ses jambes. On discutait. Il était impuissant … S’il criait, on ne l’écoutait pas. On le regardait comme un être d’une autre espèce, comme il regardait un poisson dont il ne pouvait comprendre les expressions de douleur» (p. 51). «Le train roulait, cahin-caha … On voyait le long de la voie des oliviers rabougris, dénudés, qui semblaient grelotter sous le givre. Un jeune homme lisait un journal galant, lançait de temps en temps à Rita des regards enflammés. Il se doutait bien peu combien elle était loin de pareilles préoccupations … 351 Car les trains véhiculent côte à côte, en désordre, toutes sortes d’êtres et toutes sortes d’états d’esprit. Il y avait une Arlésienne en costume du pays, bien sage dans un coin, sa robe étalée autour d’elle pour ne pas la chiffonner. Le radiateur se mettait à chauffer atrocement. Les vitres perdaient leur transparence. À Avignon, un petit homme monta en soufflant dans le coupé, s’ébroua, lança à la cantonnade (sic): — Quel froid, mes enfants ! … Et il prononçait : — … mes enfinc … L’Arlésienne était descendue. Mais à Lyon ce fut l’assaut. Une foule anonyme. Il fallut se serrer. Le père Déveine et Rita furent séparés l’un de l’autre. Des ouvriers, deux femmes, un enfant qui pleurait sur les bras de l’une d’elles. Elle le berça. Puis, comme il était insensible aux caresses, elle lui donna une correction. Le drame se diluait peu à peu, dans cette atmosphère épaisse à couper au couteau. Malgré elle, Rita entendait les propos de ses voisins. Puis elle fut absorbée dans la contemplation de l’enfant qui avait fini par s’endormir, la bouche entr’ouverte, aspirant dans ses petits poumons un air lourd, chargé de tabac et de miasmes de toutes sortes. La maman continuait à le bercer sans s’en rendre compte. Et elle expliqua à sa voisine : — C’est le troisième … Les deux autres sont chez des parents … Alors, comme il faut que je travaille, je le conduis en nourrice … C’est deux cents francs par mois, mais il paraît qu’ils sont bien soignés … Rita fut sur le point de dire : — Donnez-le moi, voulez-vous ? Jamais encore pareille idée ne lui était venue. Nulle fibre maternelle, jusque-là, n’avait vibré en elle. Et soudain elle enviait cette femme qui avait dans les bras une petite chose vivante qui était à elle, à elle seule, que personne ne pouvait lui enlever … Elle n’était pas loin de s’indigner à l’idée que cette femme allait se séparer de l’enfant … Elle n’a donc pas d’âme ? … Mais elle regarda ses autres voisins. Sur tous les visages s’inscrivaient des soucis et surtout un même souci commun à tous : celui du pain quotidien … Un homme maigre, aux yeux fuyants, expliquait à ses compagnons que si les lois douanières n’étaient pas changées, les usines de soie artificielle seraient obligées de fermer leurs portes. 352 — Dix mille ouvriers sur le pavé ! concluait-il. J’en sais quelque chose … Je suis contremaître à l’usine de Châlons … Déjà on a ralenti le rythme de la fabrication … Personne qui parlât d’amour ! Le jeune homme du coin, seul, dévorait son journal plein de contes et d’images galantes, puis reportait son regard sur Rita. Parfois, pendant plusieurs minutes, il contemplait ses jambes. Est-ce que l’amour tenait donc si peu de place dans la vie ? Elle imagina Jean, étendu là-bas sur son lit d’hôpital, entre deux femmes … Elle se souvint avec gêne des heures passées le matin dans le corridor, près de Marthe, à épier celle-ci, à remâcher sa volonté de ne pas lui abandonner Jean. Elle en eut presque honte. En face d’elle, elle voyait le visage du père Déveine qui la contemplait avec un attendrissement infini. Elle tenta de lui sourire. Elle se pencha. Et, sans que les autres puissent l’entendre, elle lui souffla : — On va essayer de vivre … Il comprit qu’elle voulait dire, mais elle avait peur du mot trop grandiloquent pour elle : — On va essayer d’être heureux quand même …» (pp. 58-59). À consulter J.-B. BARONIAN, «Simenon avant la lettre», in Simenon parmi nous, Bruxelles, Le Veilleur de nuit, 1985, p. 16. J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 67, 164, 199-200. M. DUBOURG, «Géographie de Simenon», in Simenon (sous la direction de F. Lacassin et G. Sigaux), Paris, Plon, 1973, p. 143. M. DUBOURG, «Maigret et Cie ou les détectives de l’agence Simenon», Mystère-Magazine, n° 203, décembre 1964, pp. 112-113. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, p. 42. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). S.G. ESKIN, Simenon : a critical biography, Jefferson, Mc Farland & Company, 1987, p. 76 et sa traduction française, Simenon. Une biographie, Paris, Presses de la Cité, 1990, p. 108. F. LACASSIN, Conversations avec Simenon, Genève, La Sirène/Alpen, 1990, pp. 76, 84, 159. F. LACASSIN, Mythologie du roman policier, Paris, Union Générale d’Éditions, 1987, t. II, pp. 18, 19, 20, 21-24. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon, in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 267, 268. M. LEMOINE, «Maigret en gestation dans les romans populaires», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, pp. 65-67. 353 M. LEMOINE, «Traces autobiographiques d’origine liégeoise dans l’œuvre romanesque de Georges Simenon», in Cahiers Simenon, n° 3, Des doubles et des miroirs, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1989, pp. 111-112. C. MENGUY, «Le pari de Georges Sim», Magazine littéraire, n° 107, décembre 1975, p. 30. C. MENGUY et P. DELIGNY, «Les vrais débuts du commissaire Maigret», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, pp. 31-32. Christian Brulls, L'Inconnue Roman sentimental et policier Paris, Fayard, «Le Livre Populaire», 263, 1930, 18,5 x 12 cm, 255 pp. Contrat du 30 septembre 1929. Réédition : Paris, Presses de la Cité, «Les Introuvables de Georges Simenon», 3, 1980. Quatre parties de sept, sept, six et sept chapitres, les deuxième, troisième et quatrième parties n’étant pas intitulées. I: Celle qui ignore son nom ! 1 : Le cahier de J.-J. Bridge. 2 : Mona (suite du cahier de J.-J. Bridge). 3 : La maison de la rue Jacques-Dollent. 4 : Nouvel An. 5 : La joie des autres. 6 : Les trois manquants. 7 : L’incompréhensible attitude. II, 1 : Le mas des Tourelles. 2 : La toque verte. 3 : La Rosa. 4 : Le chantage de Rosa. 5 : Gastambide. 6 : Lola. 7 : Que celui qui n’a jamais péché … III, 1 : La lettre. 2 : La balle. 3 : Le revolver de nacre. 4 : L’arme d’un mort. 5 : Un village d’opérette. 6 : Moins une ! IV, 1 : L’écheveau embrouillé. 2 : La villa de Deauville. 3 : L’homme. 4 : Les amants. 5 : Le geôlier. 6 : Le silence. 7 : Le mandat. Résumé Une inconnue tombe littéralement sur l’avocat Jean-Joseph Bridge alors qu’il passe boulevard Raspail. Il recueille chez lui cette jeune fille qui a été séquestrée depuis son enfance et qui a tenté de se suicider. Intrigué et attiré par celle qu’il surnomme Mona, il devient son amant et cherche à savoir qui la séquestrait. S’intéressant à l’immeuble où était retenue l’inconnue, ses soupçons se portent sur un Écossais nommé Stewart, puis sur le croupier Gastambide et sa maîtresse Lola. Cependant, Mona disparaît malgré son amour pour Bridge. Lorsque Stewart est assassiné non loin d’Aigues-Mortes, Bridge se rend au mas des Tourelles, où a eu lieu l’assassinat, et il y mène une enquête au cours de laquelle il se heurte à Gastambide et à Lola qui … voient en lui le meurtrier. L’avocat acquiert pourtant la certitude que Mona se trouvait au mas lors du meurtre. La police, représentée par le commissaire Lucas et l’inspecteur Torrence, se livre elle aussi à une enquête qui aboutit provisoirement à l’arrestation de Lola. Tandis que Bridge, rappelé à Paris par une lettre de Mona, manque d’être assassiné, Torrence fait des découvertes importantes à Amsterdam, 354 dans les environs de Saint-Amand et à Deauville. Espérant être aidé, l’inspecteur rend visite à Bridge et entreprend de lui raconter ce qu’il sait de l’affaire. Un revolver trouvé dans le jardin de l’avocat a amené le policier à Amsterdam, car cette arme a jadis appartenu au comte de La Motte-Ravignan, châtelain près de Saint-Amand et mort noyé dans le Zuiderzee il y a vingt et un ans ; sa veuve s’est remariée avec un sieur Ferrier, a eu une fille et vit aujourd’hui à Deauville. Torrence en est là de ses révélations lorsqu’un coup de téléphone de Mona appelle Bridge à Deauville. Là, il découvre la jeune fille au chevet d’un vieillard proche de la mort. Il s’agit de La Motte-Ravignan qui n’est donc pas mort comme on le croyait. Jadis, en effet, la comtesse — beaucoup plus jeune que son mari — était la maîtresse de Ferrier ; celui-ci avait appris au comte que l’enfant attendu par sa femme serait un bâtard ; ensuite, Ferrier, qui ne visait qu’à s’approprier la fortune du comte, avait saboté son bateau pour faire croire à une mort accidentelle. Atteint dans ce qu’il avait de plus cher, La Motte-Ravignan a feint d’être décédé et n’a vécu que pour se venger de cette vilenie. Avec la complicité de Stewart, son ancien matelot, il a dérobé l’enfant — Mona — qui devait servir à sa vengeance vingt et un ans plus tard. Il s’agissait de provoquer une rencontre entre Mona et Ferrier qui serait devenu son amant ; par la même occasion, il aurait dressé la mère contre son enfant, tout ceci avant de faire savoir qu’il était bien vivant et vengé. Cependant, Stewart est devenu amoureux de sa belle prisonnière qui, pour échapper à ses noirs desseins, s’est jetée par une fenêtre de l’appartement du boulevard Raspail. Le comte a tué Stewart au mas des Tourelles, puis a tenté de tuer Bridge, dernier obstacle à son plan. Pourtant, il a récemment découvert que Mona était sa propre fille et non celle de Ferrier : ses vingt et un ans de haine sont donc réduits à néant ! Il meurt néanmoins heureux, puisque sa fille se trouve à ses côtés. Arrêté, Ferrier se suicide en prison, tandis que la police est freinée dans son action par le ministre de l’Intérieur lui-même et que Mona épouse Bridge. Commentaire Malgré certaines longueurs, le roman possède une intrigue à suspense annoncée dès le premier paragraphe, certaines pistes, comme celle de Lola et Gastambide, désorientant le lecteur. Les changements de point de vue (Bridge, Torrence, Lucas) n’aident évidemment pas la compréhension immédiate des événements qui ne s’éclairent qu’à la fin du récit. Le narrateur se justifie de quelques descriptions assez longues par le fait que le cadre explique l’homme (pp. 30-31 *) ; voilà qui est fort balzacien ! Après Jehan Pinaguet et Songes d’été, mais bien avant Les Anneaux de Bicêtre, nous retrouvons ici l’idée selon laquelle le bonheur résulte de la fusion entre l’homme et l’univers (p. 44 *). Dans Entre deux haines était déjà présent le motif du mari qui attend patiemment le moment de précipiter l’amant de sa femme dans les bras de la fille issue de leur liaison. Lucas et Torrence seront deux des plus fidèles collaborateurs de Maigret. Le second nommé, qui apparaissait déjà dans Train de nuit où il officiait à Marseille aux côtés d’un commissaire Maigret, voit son image se préciser ici. Il fait «partie des dix ou douze meilleurs policiers de Paris» (p. 195 *) ; il est «grand, abondant, plantureux, mais sans le moindre atome de graisse», tout «comme les policiers de cinéma» (p. 194 *) ; il se montre «volontiers beau parleur et parleur abondant» (p. 223 *). Quant à Lucas, il est présenté comme «un petit 355 homme court sur pattes, râblé, aux sourcils épais» (p. 100 *) ; tel sera aussi le physique du brigadier ou de l’inspecteur Lucas lorsqu’il apparaîtra dans soixante-huit romans et douze nouvelles signés Simenon où il sera l’adjoint de Maigret. À noter que dans une de ces nouvelles, Mademoiselle Berthe et son amant, son nom est celui d’un mort, puisqu’il a été tué durant son service, ce qui ne l’empêchera pas, tout comme Torrence, de ressusciter. À noter aussi que Lucas joue également un rôle, comme inspecteur ou commissaire, dans six romans de la destinée et dans douze nouvelles «sans Maigret». Touchant l’origine du nom donné à ce futur compagnon de route de Maigret, nous n’avons certes pas la prétention de faire de Lucas un patronyme typiquement liégeois, mais on ne peut manquer d’être frappé par le fait que le doyen de la paroisse liégeoise Saint-Nicolas, à laquelle appartenait Simenon dans sa jeunesse, fut, de 1899 à 1921, un prêtre nommé … Jean Lucas. C’est lui que peut voir Roger Mamelin — ou Georges Simenon, si l’on accorde à Pedigree quelque authenticité autobiographique !— depuis l’école gardienne de la rue Jean d’Outremeuse : «Par les deux fenêtres, on voit, dans les allées du jardin, M. le doyen, court et gras, les joues violettes, qui marche à petits pas en lisant son bréviaire et s’arrête au milieu de chaque tache de soleil» (Pedigree, in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, t. 18, 1968, p. 244). On n’oubliera pas non plus que le marchand de jouets et de bonbons Luscat, domicilié rue Entre-deux-Ponts, était «petit et gros» selon le témoignage de Dieudonné Boverie (Histoire de Dju d’la. Ses gens, ses rues, son folklore, Liège, 1987, p. 38). Or, Simenon a bien connu ce négociant que l’on retrouve transposé dans son œuvre et dont le nom est phonétiquement proche de celui de Lucas (voir notre Liège dans l’œuvre de Simenon, Liège, Faculté Ouverte, 1989, pp. 52, 132-133). Qu’il s’agisse du portrait du doyen ou de celui du commerçant, nous avons souligné les adjectifs par lesquels Simenon caractérise aussi le policier Lucas. Le mas des Tourelles, situé entre Aigues-Mortes et Le Grau-du-Roi, semble avoir été connu par Simenon lors de son tour de France par les voies navigables de 1928, périple auquel nous avons déjà fait allusion. On découvre en effet à nouveau cette habitation, avec le même environnement topographique, dans Le Mas Costefigues, une nouvelle faisant partie des Treize Énigmes. Les extraits suivants témoignent de cette ressemblance : Le sol est plat : du sable, des alluvions, des marais. […] «Autrefois, la mer baignait les remparts d’Aigues-Mortes. Elle s’est retirée de près de six kilomètres, ne laissant derrière elle qu’une sorte de marécage où poussent des roseaux. Grau-du-Roi est une des rares plages de la région. Il constitue le débouché d’AiguesMortes à la mer, à une lieue de cette ville. Ces marais ont été vaguement asséchés et l’eau amenée dans un canal qui va se jeter dans la mer. Un canal relie les deux points, étroit, peu profond, peu navigué. Au bout de ce canal, on a bâti une petite ville, qui vit de son port de pêche et de quelques baigneurs. C’est Grau-du-Roi. «Il revoyait Aigues-Mortes, ceinte de ses remparts. À cinq kilomètres au sud, la Méditerranée. […] Des deux côtés de ce canal, ce sont des marécages, avec, parfois, de loin en loin, un lambeau de terre à peu près ferme. […] En somme, d’un côté Aigues-Mortes. De l’autre, à cinq kilomètres, Grau-du-Roi et la mer. 356 Entre Aigues-Mortes et Grau-du-Roi, il n’y a donc rien, sinon le canal que longe un chemin surélevé et aux deux côtés duquel s’étalent des terres basses, détrempées et désertes» (Le Mas Costefigues, in Œuvres Entre eux le canal, que suit un chemin à peine carrossable» (L’Inconnue, pp. 9293 *). complètes, Lausanne, Rencontre, t. VI, 1967, p. 175). À mi-chemin des deux localités, à un des endroits où il y a de la terre ferme, se dresse un mas de style vaguement provençal, entouré de quelques figuiers et d’eucalyptus. «Quelle lubie a eue M. Costefigues de construire un mas dans ce désert, sur la rive droite du canal ? […] Le mas est de brique rouge. Il est vaste. Il a un corps de logis principal et deux ailes, comme les anciens châteaux. La maison est vaste, avec deux tourelles qui lui donnent un faux air de château. On est parvenu à faire pousser quelques arbres alentour, et à créer un semblant de parc» (ibid.). Enfin, il est couronné de deux tourelles surmontées de girouettes en zinc découpé» (id., p. 93 *). «Le mas fut construit il y a une trentaine d’années par un négociant de Nîmes qui prétendait aimer la solitude et qui s’était toqué pour la chasse aux canards. «Le mas appartenait à un certain M. Costefigues, d’Avignon, qui n’y passait guère que quelques jours à la saison de la chasse aux canards» (id., p. 174). Il vint une année y passer un mois. L’année suivante, il ne vint que trois jours» (ibid.). «Avec la chaleur, cela créait une atmosphère fiévreuse, et nulle part ailleurs en France, sans doute, on ne pouvait trouver autant de moustiques, ni d’aussi carnivores» (ibid.). «L’été, la température est torride et il faut avoir connu les attaques massives des moustiques de là-bas pour parler en connaissance de cause de ces bestioles» (id., p. 175). Après La Fiancée aux mains de glace, nous retrouvons dans ce roman-ci Frida Stavitskaïa, dont le nom est aussi orthographié Stavitzkaïa, avec le même aspect physique (p. 78 *) et la même nationalité russe, bien qu’elle ne soit plus étudiante à Amsterdam, mais artiste peintre à Paris. L’Inconnue semble en outre s’inspirer d’une autre étudiante locataire de la mère de Simenon au temps où le futur auteur habitait rue de la Loi, à Liège. Le personnage de Lola ter Assatouref ressemble en effet par plus d’un trait à celle que Pedigree nomme simplement Lola et Crime impuni, Lola Resnick. Le patronyme liégeois Piedbœuf est aussi utilisé dans le roman où il désigne un couple d’aubergistes de La Motte-Ravignan. Ce hameau est situé dans la vallée du Cher, entre Saint-Amand et Montluçon, comme le sera Le Gué-de-Saulnois dans La Veuve Couderc. On se souvient que l’auteur a parcouru cette vallée lors du tour de France de 1928 évoqué ci-dessus. Simenon fait allusion dans L’Inconnue à un autre lieu qu’il vient de connaître à l’époque où il écrit son roman puisqu’il s’agit de Stavoren ; c’est là qu’il situe l’épisode du sabotage qui bouleverse la vie du comte de La Motte-Ravignan. On sait que le romancier abritera l’«Ostrogoth» dans le port de Stavoren durant une partie de l’hiver 1929-1930 et qu’il y était sans doute passé pour gagner Delfzijl où il est vraisemblable que furent composés Train de nuit et L’Inconnue. 357 Même si Bridge nous assure qu’il appelle l’héroïne Mona parce que «son sourire a quelque chose d’aussi impénétrable que celui de Mona Lisa» (p. 10 *), nous ne pouvons nous empêcher de penser au sens étymologique du terme qui dit à la fois l’unique et l’exceptionnel, d’autant plus que l’avocat reconnaît peu après qu’il n’est «pas en présence d’une créature comme une autre» (p. 19 *). Bien qu’il soit étrange d’opérer un rapprochement entre deux œuvres aussi dissemblables, nous ne pouvons non plus nous empêcher d’évoquer cette autre Mona, l’héroïne d’Un Balcon en forêt de Gracq, femme-enfant magique qui participe des règnes animal, minéral et végétal grâce aux désignations métaphoriques dont elle fait l’objet. En effet, la Mona de L’Inconnue est aussi une femme-enfant comparée à un animal : «Il me sembla que je n’étais pas devant une femme, pas même devant une jeune fille, mais devant une enfant … Devant un être irréfléchi, inconscient comme un jeune animal qui souffre ! … Oui, un jeune animal blessé, peureux, replié sur lui-même et fixant l’intrus avec effroi. […] Une de ses épaules se découvrit et, de son bras valide, elle attira la couverture d’un mouvement si preste que cela ressemblait à un geste de chatte» (p. 18 *). Une autre référence à la femme-enfant figure encore p. 43 *. Extraits «Le début de cette aventure, qui devait devenir un drame poignant, a quelque chose de si étrange, de si étranger plus exactement aux formes que prend d’ordinaire le hasard pour mettre deux êtres en présence et pour obtenir, du choc, cette étincelle qu’on appelle l’amour, qu’il vaut mieux reproduire ici le cahier du principal intéressé, J.-J. Bridge. Lui-même n’éprouva-t-il pas le besoin de consigner les événements dans ce cahier pour s’assurer qu’il était bien aux prises avec des réalités et qu’il n’était pas trahi par son imagination ?» (p. 9 * ; début du roman). Dehors, le ciel était toujours d’un jaune cuivré. Et pourtant une pluie diluvienne se mit soudain à battre les vitres sans que le ciel se ternît. Des grêlons roulèrent sur les trottoirs. Bridge et Mona étaient blottis si étroitement l’un contre l’autre que tout ce tapage ne leur arrivait qu’à travers une sorte de brouillard épais, comme si l’atmosphère de la pièce eût été opaque, d’une matière solide qui les protégeait contre l’agitation du dehors» (p. 39 *). 358 «Certaines femmes, surtout parmi les orientales, sont nées en quelque sorte pour l’amour, et toujours elles traînent derrière elles comme un sourd parfum d’alcôve. Leur chair est de la même nature que la chair des fruits mûrs et éveille irrésistiblement le désir. Devant elles, on ne pense pas à l’esprit. On ne se demande pas si elles sont intelligentes ou spirituelles. Peu importe ! Elles ont été créées pour le plaisir. Et tout en elles évoque ce plaisir des sens, depuis la pulpe savoureuse des lèvres jusqu’aux lignes onduleuses de hanche ou des épaules. De quelque façon qu’elles soient habillées, on découvre toutes leurs formes avec autant de précision que si elles étaient nues et quand elles parlent leur voix est comme la musique des baisers. Parfois, sous ces dehors séduisants, se cache une nullité absolue, voire de la bêtise. Mais parfois aussi ces femmes ont par surcroît de leurs charmes un esprit vif, souple comme leur chair, et dès lors elles deviennent extrêmement dangereuses» (p. 138*). À consulter J.-C. CAMUS , Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 141, 164, 200. P. DESCAZAUX, «BRULLS (Christian). — L’Inconnue», Les Livres, Paris, n° 263, mars 1981, p. 97. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, p. 41. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 267, 268. M. LEMOINE, «Maigret en gestation dans les romans populaires», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, p. 67. C. MENGUY et P. DELIGNY, «Les vrais débuts du commissaire Maigret», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, p. 31. M. RUTTEN, Simenon. Ses origines. Sa vie. Son œuvre. Nandrin, Wahle, 1986, pp. 379-381. * Pagination de la réédition de 1980. 359 Christian Brulls, Lily-Palace Publication non établie. Contrat du 30 septembre 1929 (avec l’éditeur Fayard). Consulté en 1971 par Claude Menguy au sujet de ce titre problématique, l’éditeur a répondu ce qui suit : «L’ouvrage intitulé Lily Palace de C. Brulls pour lequel un contrat a effectivement été signé le 30 septembre 1929 n’a pas été publié tout au moins sous ce titre et il nous a été impossible de retrouver s’il a été édité sous un autre titre. Il ne figure, en effet, sur aucun de nos catalogues anciens de l’époque» (lettre d’A. Fayard à C. Menguy datée du 5 mai 1971). Pour notre part, nous n’avons décelé aucun roman intitulé différemment où figureraient à la fois une Lily et un palace. Georges Martin-Georges, Nuit de Paris «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 90, s.d. (1929), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 3 octobre 1929. Six chapitres, le sixième étant noté V. 1 : La tentation. 2 : La grande nuit de Paris. 3 : Le lit vide. 4 : L’affreux réveil. 5 : Une visite. 6 (5 bis …) : Convalescence. Résumé Jeune ouvrière dans un atelier de couture, Martine Morret assiste à la Grande Nuit de Paris à l’insu de son entourage. Elle y rencontre Georges d’Aronval qui devient son chevalier servant durant toute la nuit. Il la laisse au petit matin, grisée, dans une chambre de l’hôtel Bristol en ayant eu soin de lui écrire une lettre d’amour qu’à son réveil, la jeune fille n’a pas le temps de lire : en effet, se croyant déshonorée, elle se jette par la fenêtre. On la ramène, les membres brisés, dans le modeste logement qu’elle occupe place des Vosges avec sa mère. Éplorée, celle-ci lit la lettre d’Aronval et va chez lui ; Georges retrouve ainsi Martine qu’il aime vraiment et il l’épouse peu après. Commentaire Le roman n’offre guère qu’un pathétique à bon marché. Ce n’est pas la première fois, dans ces romans sentimentaux, qu’une jeune fille modeste se rend à un bal éblouissant avant d’être ramenée ivre dans un lieu inconnu : rappelons-nous Que ma mère l’ignore ! et Un Soir de vertige. Martine et sa mère vivent au troisième étage d’un vieil immeuble de la place des Vosges, endroit que Simenon connaissait certes bien, puisqu’il y habitait. Dès lors, il n’est pas sans intérêt de reproduire ce passage concernant la répartition des classes sociales par étages : 360 «Comme dans toutes les maisons de la place, il y avait, au premier et au second étages, des appartements vastes et luxueux, tandis qu’au troisième, sous le toit, des familles modestes se partageaient quelques chambres» (p. 4). Extrait «Georges d’Aronval ne parut nullement étonné en pénétrant dans l’appartement modeste des deux femmes. N’y avait-il pas longtemps déjà qu’il avait deviné la vérité ? Ne l’avait-il pas devinée dès le début, dès qu’il avait aperçu la jeune fille désemparée dans les salons du palace ? N’avait-il pas repéré ses pauvres doigts piqués par l’aiguille ? Et n’était-ce pas cela qu’il (sic) l’avait attendri ? Il avait compris qu’une jeune fille, près de lui, tentait de faire un beau rêve, d’échapper pour un soir à la médiocrité de sa vie» (p. 30). Georges Martin-Georges, La Victime «Roman d’amour» Roman sentimental et policier Paris, Ferenczi, «Mon Livre favori», 466, s.d. (1929), 16 x 10,5 cm, 63 pp. Achevé d’imprimer : 28 octobre 1929. Huit chapitres. 1 : Un drame à Bourganeuf. 2 : L’arsenic. 3 : La maîtresse de Bochet. 4 : L’enquête. 5 : La dotation. 6 : L’étrange obstination. 7 : La confession. 8 : La fin du cauchemar. Résumé Un drame s’est produit à Bourganeuf dans la famille de Fernand Bochet, marchand de bois et futur député : Mathilde, son épouse, vient de mourir et une lettre anonyme adressée à la Justice laisse entendre qu’un empoisonnement ne doit pas être exclu. L’autopsie confirme cette hypothèse. Or, le couple vivait avec Annie, la jeune sœur infirme de Mathilde, que la rumeur assure être la maîtresse de Bochet. De plus, Annie a récemment acheté une quantité impressionnante de médicaments contenant de l’arsenic — pour ses soins, prétend-elle. Il n’en faut pas plus pour que le Parquet l’inculpe du meurtre de sa sœur. Chose curieuse : si elle n’avoue pas, elle ne nie pas non plus, mais se tait. L’inspecteur Tavernier, de la brigade mobile, est séduit par la tragique beauté de l’infirme et est persuadé de son innocence ; il le lui dit, mais, même avec lui, elle ne parle pas davantage. Tavernier apprend que la jeune fille devait recevoir une dot importante le jour où elle se marierait ; il apprend aussi que Bochet s’est ruiné au jeu et a besoin d’argent. Pour lui, les choses sont claires : Bochet a tué sa femme, mais pourquoi Annie se tait-elle ? Cependant, la jeune fille 361 devient malade de chagrin et doit être hospitalisée. Au moment où elle sort de son délire, elle s’aperçoit qu’elle ne se trouve plus en prison : c’est donc que Bochet «s’est suicidé […] après avoir tout avoué», s’écrie-t-elle. Tavernier ne la détrompe pas et elle se confesse à lui. Bochet possède une sorte de pouvoir hypnotique dont il a usé envers elle, de sorte qu’elle est devenue sa maîtresse contre son gré et qu’il l’a contrainte à ne pas parler de l’empoisonnement à la police. Il comptait épouser Annie pour l’argent qu’elle représente et, devenu député, jouir de l’impunité parlementaire. Fort de ces renseignements, Tavernier se rend auprès de Bochet et le met en demeure de choisir entre l’arrestation et le suicide. Épouvanté par la menace de la guillotine, le pleutre opte pour le suicide après avoir écrit une lettre où il avoue son forfait. Annie est donc libre, une intervention chirurgicale la guérit de son infirmité et elle épousera Tavernier. Commentaire Ce roman sentimental présente un aspect policier évident. À cet égard, l’enquêteur Jean Tavernier offre des similitudes avec l’apprenti détective Jackie Smitt des Bandits de Chicago et l’inspecteur Sancette de Captain S.O.S. Il prétend en effet, lui aussi, malgré son jeune âge — il n’a pas trente ans —, se mettre à la place des autres, comme le fera souvent Maigret : «D’habitude, quand il arrivait sur les lieux d’un drame, Tavernier, au lieu de s’en tenir à des observations matérielles, “reniflait” les lieux, comme il disait. Ses collègues se moquaient de lui. Quand ils le voyaient allant et venant le nez en l’air dans une maison, ils disaient : — Le voilà qui renifle ! N’empêche que cela avait donné à maintes reprises d’excellents résultats. Au surplus, cette manie était basée sur une psychologie aiguë. Tavernier prétendait que, pour reconstituer un drame, il faut avant tout essayer de vivre par la pensée dans la même atmosphère que les acteurs de ce drame. Se mettre à leur place, en somme !» (p. 28). Outre le processus d’identification, nous voyons donc Tavernier s’imprégner d’une atmosphère, autre habitude de Maigret bien connue. De plus, cet inspecteur ne dédaigne pas les coulisses et nous constatons qu’il préfère au salon la cuisine des Bochet (p. 33) : nouveau point commun avec le célèbre commissaire. Nous trouvions déjà un malfaiteur dont le pouvoir hypnotique maintient celle qu’il aime sous sujétion dans Les Yeux qui ordonnent. Comme dans Deux Cœurs de femmes, un personnage est pour ainsi dire mis dans l’obligation morale de se suicider. La fin de Pietr-le-Letton offrira une situation semblable lorsque Maigret suggérera à Hans Johannson de se donner la mort. Le choix de Bourganeuf pour situer le drame paraît curieux. Généralement, quand Simenon fait se dérouler en France l’action de ses romans sentimentaux, il choisit, nous l’avons vu, des endroits qu’il connaît bien. Or, on ne sache pas qu’il ait connu Bourganeuf. 362 Il aurait certes pu s’accorder une halte bourgouniaude lors de son tour de France fluvial de 1928, périple qui l’a amené, faute de rivières et canaux, à faire transporter le «Ginette» par voie ferroviaire de Bordeaux à Montluçon, mais il se fût alors quelque peu éloigné du trajet direct via Périgueux, Limoges et Guéret. Peut-être s’agit-il donc d’une lacune biographique, à moins que Bourganeuf n’ait été choisi au hasard comme représentant la petite ville provinciale par excellence. Quoi qu’il en soit, l’état d’esprit qui règne dans ce type de cité est mis en évidence au début du roman (pp. 1-3). Extraits «Bourganeuf est une petite ville comme toutes les petites villes. Charmante quand on ne fait qu’y passer. Détestable si l’on a le malheur d’y rester. Pour l’automobiliste qui, l’été, la traverse, c’est une oasis pleine d’attrait parmi les montagnes et les forêts. Les rues sont paisibles. La vie s’y déroule au ralenti et l’on s’écrie machinalement : — Qu’il doit faire bon y vivre ! Oui, vivre dans une de ces maisons à toit rouge, à un seul étage, dans une atmosphère de calme et de sérénité. On voit les gens aller posément à la messe, à pas comptés, en se lançant de grands coups de chapeau. Le boulanger est sur le seuil, bras nus, le visage enfariné. Et à la terrasse du Café du Commerce quelques habitués sont plongés dans une grande discussion politique. N’a-t-on pas l’impression que là du moins, les passions violentes du monde n’ont pas accès ? Les gens ne doivent-ils pas fatalement être bons et indulgents ? Qu’on y regarde de plus près. Qu’on observe les rideaux qui se soulèvent dès que quelqu’un passe. Qu’on étudie attentivement le visage de cette vieille fille qui se dirige vers l’église avec son missel sous le bras. Et qu’on écoute … Des potins naissent, se refusent à mourir, s’amplifient, s’attaquent à la réputation de chacun. Vous apprenez que les habitants de cette maison si pimpante, avec ses glycines, qui semble être la maison du bon Dieu, que ses habitants, dis-je, forment un ménage d’enfer, que le mari est coureur, que la femme est légère et que les enfants grandissent au milieu de discussions terribles où les injures pleuvent dru, en même temps que les assiettes. 363 Ce n’est pas tout ! On chuchote que la dame du château a d’autres raisons que des raisons d’intérêt d’aller chaque semaine chez son notaire ! Mais oui ! Ce petit vieux notaire si doux, si propre ! Et Mme la notairesse le sait ! Elle laisse faire, elle ! Seulement elle va chaque année trois semaines à Paris. Et si vous saviez tout ce qu’elle y fait ! […] Ah ! le charme paisible de ces localités qui semblent bâties pour être de vrais paradis terrestres et qui sont trop souvent des enfers ! Qu’il est trompeur, ce charme ! Que de drames cachés ! Que d’intrigues …» (pp. 1-3 ; début du roman). «Le mot policier évoque trop souvent aux yeux du public, de par la faute des caricaturistes, sans doute, un personnage balourd, au visage de rustre, aux fortes moustaches, au chapeau melon et aux souliers cloutés. Et ce personnage, on l’imagine surtout passant un ivrogne à tabac, suivant quelque piste d’un air buté et laissant tomber sa lourde main sur l’épaule d’un brave garçon. L’erreur est grossière. Car, s’il existe en effet quelques auxiliaires de la police qui ressemblent plus ou moins à cette description, il en est d’autres, et en grand nombre. Tout comme les autres institutions, la police a évolué avec les années et a profité peu à peu des progrès de la science. Des brigades de véritables spécialistes se sont formées et ces policiers-là sont des demi-savants, qui doivent aussi bien pouvoir procéder à l’arrestation d’une brute, que poursuivre les plus délicats travaux de laboratoire» (p. 23). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 154-155. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, p. 39. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 268. M. LEMOINE, «Maigret en gestation dans les romans populaires», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, pp. 64-65. 364 Georges Sim, Deuxième Bureau «Roman Reportage» Roman d’aventures et d’espionnage Paris, Tallandier, «Criminels et Policiers» (nouvelle série), 19, 1933, 18,5 x 12 cm, 188 pp. Prépublication en feuilletons (Ric et Rac) : du 31 octobre 1929 au 6 janvier 1930. Trois parties de quatre, cinq et sept chapitres, les deuxième, troisième et quatrième chapitres de la première partie étant notés III, IV et V. I, 1 : Les cartouches vides. 2 (3) : La nuit des ombres. 3 (4) : Les fiches. 4 (5) : Guerre de positions. II, 1 : Le juif polonais. 2 : Un homme est mort. 3 : L’attente. 4 : Grand nettoyage. 5 : Contre inconnu … III, 1 : Le secrétaire. 2 : Le château des ombres. 3 : Les deux Russes. 4 : Le rapport. 5 : Le bureau truqué. 6 : Une fiche. 7 : Deux lettres. Résumé Au château de Chevagnes, la marquise de Peralta disparaît pendant que son mari, Henrico, se livre à une partie de chasse avec des invités. Peu après, une bombe explose au château et l’attitude du secrétaire du marquis, Jean Colin, paraît suspecte. Toutefois, Peralta ne prévient pas la police et reste au château avec son ami Kouchine, tandis qu’un autre de ses invités, Gaston Louette, directeur de journal et maître-chanteur, le menace de dévoiler les événements, ce que Peralta accepte. Pourtant, désireux d’en savoir davantage, Louette s’installe au village. Un mystérieux personnage rôde aussi dans Chevagnes : appelé Chalom ou le Letton, il connaît manifestement la femme de Colin, Hélène, d’origine russe. Louette assiste à l’empoisonnement du secrétaire par le Letton, lequel quitte le village pour Moulins et Paris en compagnie d’Hélène Colin. Bientôt cependant, on retrouve dans un étang proche le corps … du Letton, on apprend que Colin n’est pas mort et la marquise refait surface. Louette, qui veut percer ces mystères, se brise une jambe en tentant d’escalader nuitamment une aile du château. Incapable de bouger, il entend des coups de feu à la suite desquels plusieurs personnes quittent fébrilement le château. La clé de tous ces événements est livrée par Kouchine, qui appartient au Deuxième Bureau, lorsqu’il fait son rapport à son chef, le colonel B… En 1912, dans la Russie des tsars, un nommé Semenof a été injustement condamné et fusillé. Désireuse de le venger un jour, sa veuve a quitté la Russie avec sa fille de deux ans et a vécu à Genève où elle a fréquenté les milieux anarchistes et nihilistes opposés au régime tsariste. Sa vie genevoise devenant trop périlleuse, elle a envoyé sa fille poursuivre ses études en Argentine avant de tenter d’assassiner à Nice le grand-duc Boris de Russie en qui elle voyait le responsable de la mort de son mari, mais sa bombe a explosé trop tôt et elle a trouvé la mort dans l’aventure. Un des anarchistes qu’elle fréquentait, le Letton, a retrouvé sa fille âgée de dix-sept ans à Buenos Aires et lui a demandé, pour venger à la fois son père et sa mère, de commettre un attentat, ce qu’elle a fait sans réfléchir aux conséquences de son acte. Elle a ensuite épousé Peralta, mais le Letton la tenait sous sa coupe et a fait chanter le 365 mari, même lorsque le couple s’est installé en France. On leur a imposé la présence de Colin et de sa femme, espions au service du pays qui est devenu l’U.R.S.S., ainsi qu’une domesticité toute dévouée au Letton. Lorsque Peralta n’a plus voulu payer, la marquise a été séquestrée dans le château même par cette bande et on a tenté d’éliminer Colin dont l’attitude était jugée trop molle. Le marquis est cependant parvenu à retrouver son épouse, il a soigné Colin qui n’était pas mort et il a tué le Letton. Désorganisée, la bande s’est enfuie, non sans avoir tenté d’emmener la marquise en otage, mais Peralta l’a défendue, d’où les coups de feu entendus par Louette. Les Peralta sont maintenant en sécurité loin de la France, en compagnie de Jean Colin, passé du côté «ennemi». Kouchine n’a pas agi en tant que membre du Deuxième Bureau, mais à titre personnel et amical : il éprouvait aussi de l’admiration pour son ami, cet honnête marquis ne sachant comment se débarrasser des maîtres-chanteurs attachés à ses basques. Commentaire Roman d’espionnage — ou plutôt roman d’aventures teinté d’espionnage —, Deuxième Bureau se laisse lire malgré son intrigue compliquée et même si quelques points restent obscurs. Les personnages de Peralta, Kouchine et Louette sont bien campés. Le personnage «mauvais» est un Juif polonais surnommé le Letton. On se souvient évidemment que ce nom de nationalité figurera dans le titre du premier roman de Maigret signé de son véritable nom par l’auteur : Pietr-le-Letton. Le patronyme Piedbœuf, désignant dans le roman un garde-chasse de Chevagnes, était déjà utilisé dans L’Inconnue. Tout comme lui, le nom Peralta est bien connu à Liège. Quant au patronyme russe Semenof, il semble représenter une version slavisée de Simenon. L’armurier Gastinne-Renette fait ici son apparition avant d’être mentionné dans douze romans et quatre nouvelles signés Simenon. Un policier nommé Tabaret fait évidemment penser à Gaboriau. On sait que le romancier a connu Chevagnes lorsqu’il était secrétaire du marquis de Tracy et plus particulièrement quand il a suivi le marquis en son château de Paray-le-Frésil, proche de Chevagnes. On disait «Paray-le-Frésil, par Chevagnes», comme on dit «SaintFiacre, par Matignon» dans L’Affaire Saint-Fiacre. Chevagnes est cité aussi dans Le Blanc à lunettes, roman de la destinée publié en 1937. Pourtant, la topographie de Deuxième Bureau, avec le village situé à trois cents mètres de l’allée bordée de chênes du château (p. 6), avec l’étang Notre-Dame tout proche, semble bien renvoyer à Paray-le-Frésil même et non à Chevagnes. Le village est d’ailleurs présenté comme étant beaucoup plus petit que le Chevagnes réel. Le marquis de Peralta et son secrétaire Jean Colin rappellent le titre de Tracy et la fonction exercée par le Simenon des années 1923 et 1924. Extraits «Chevagnes est un petit village qui se dresse à vingt et quelques kilomètres de Moulins, dans l’Allier. Ce n’est pas la plaine. Ce n’est pas encore la montagne. Ce n’est pas un pays de grande culture, ni de gros élevage. Mais ce n’est pas une région de forêts non plus. Il y a un peu de tout : du seigle, des vaches, du froment, des topinambours, de la futaie, et même, enclavés dans les terres du château, trois étangs assez poissonneux» (p. 4). 366 «Il n’en avait pas dit beaucoup, et pourtant les deux hommes étaient déjà à peu près certains qu’ils avaient devant eux un juif polonais. Cela se reconnaissait à l’accent, à certains caractères physiques. Autre chose se voyait davantage : c’est que l’homme était un de ces vagabonds internationaux qu’on frôle dans les couloirs de troisième classe des trains de nuit, qu’on aperçoit couchés sur les bancs des salles d’attente de gares, ou dehors, sous la marquise, et qu’à Paris on devine, tôt matin ou tard dans la nuit, derrière les vitres embuées de certains bistros (sic) de la périphérie et des Halles. Un vagabond de campagne peut être sale aussi, avec des vêtements fripés et des joues non rasées. Mais il n’y a pas à s’y tromper. Il existe de ces costumes qui dégagent une véritable odeur de trains de grandes lignes qui proclament que l’homme vient de traverser l’Europe, de bout en bout. L’homme était blond, avec des cheveux crépus, un long nez qui trahissait sa race, des lèvres au pli amer» (p. 71). «Cette silhouette dans la salle mal éclairée, l’odeur de soupe aux choux, la route froide et noire, l’autobus qui trépidait avec son moteur débrayé, Bourachot hissant la valise du voyageur sur le toit de la bagnole ; l’aubergiste, enfin, qui attisait le feu dans le poêle de fonte, ce fut le dernier tableau que le policier emporta de Chevagnes» (p. 119). «Dans certaines maisons de campagne, on peut encore voir un chromo qui s’intitule : L’Homme et son Destin. Le personnage de premier plan est un personnage assez quelconque qui regarde avec hésitation, peut-être avec effroi un paysage plein de traîtrises. Une silhouette noire se dresse derrière lui, une main tendue afin de montrer la direction à suivre, l’autre posée sur l’épaule de l’homme qu’elle semble bousculer quelque peu. L’artiste ne l’a sans doute pas voulu, mais il se dégage du chromo l’impression très nette que le personnage principal aimerait autant échapper à son compagnon et faire demi-tour. Ainsi Gaston Louette, tandis que, vers neuf heures du soir, son dîner achevé, il avalait d’un trait un quatrième verre de marc et s’essuyait les lèvres d’un geste trop décidé» (p. 141). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 105, 163-164. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, p. 49. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 268. 367 C. MENGUY et P. DELIGNY, «Les vrais débuts du commissaire Maigret», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, p. 31. M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 118-120, 167-168, 181-182, 225. Christian Brulls, La Figurante* Roman sentimental et policier Paris, Fayard, «Les Maîtres du Roman Populaire», 422, 1932, 26 x 18,5 cm, 62 pp. Rédaction probable : automne 1929 (en lecture — Détective et Fayard — cette annéelà). Trois parties de sept, sept et six chapitres suivies d’un épilogue. I: L’affaire Langevin. 1 : Trois hommes en noir. 2 : La maison en déroute. 3 : L’ennemi. 4 : Expédition nocturne. 5 : Isaac Reiswick. 6 : Juillet. 7 : Cartes sur table. II : Parade. 1 : La femme demi-nue. 2 : L’inadapté. 3 : Un scandale en mer. 4 : Défi. 5 : La mort passe. 6 : Le sourire de Nadia. 7 : L’éternel bavard. III : Le coupable. 1 : Les impatiences du commissaire Maigret. 2 : Croassements. 3 : Le coup de feu. 4 : La haine. 5 : Salir ! 6 : Le maudit. Résumé Hector Langevin est un homme d’affaires parisien que ses opérations frauduleuses acculent au suicide. Sa fille Nadine se retrouve seule face à la colère des créanciers et notamment à celle de Jacques Morsan, jeune et brillant ingénieur que la mort de Langevin laisse criblé de dettes. Pour sauver de la prison cet homme dont elle ne s’avoue pas tout de suite qu’elle est amoureuse, Nadine vend secrètement un collier de perles qu’elle croit avoir pu dissimuler à la police et elle fait remettre à Morsan l’argent obtenu grâce à cette vente, sans pourtant qu’il en connaisse l’origine. Un seul homme a pitié de son dénuement : le banquier âgé Reiswick, un ami de son père qui la recueille chez lui. Bientôt, le bruit court dans Paris qu’elle est la maîtresse du banquier et celui-ci souhaite vivement que cette rumeur ne s’éteigne pas : Nadine devra donc feindre d’être sa maîtresse. Ils partent en vacances à Deauville où se trouve aussi Morsan, obligé d’assister tristement aux excentricités auxquelles se livre Nadine, pour la plus grande joie des viveurs dépravés qui forment l’entourage ordinaire de Reiswick. On a même l’impression que la jeune fille prend plaisir à provoquer Morsan, tandis que rôde dans la cité balnéaire Joseph Mornier, ex-secrétaire de Langevin devenu secrétaire de Reiswick. Quand le banquier est assassiné, Nadine avoue sa culpabilité au commissaire Maigret, qui avait déjà mené l’enquête relative à la mort de Langevin : elle a tué celui qui n’avait en * Autres titres proposés et non retenus : Une Enquête du commissaire Maigret et La Jeune Fille aux perles. Ce dernier titre a été adopté par l’éditeur milanais Foà qui a publié le roman, sous forme de feuilletons, en langue italienne dès décembre 1934. 368 réalité jamais été son amant, mais qui avait soudain voulu l’être. Loin d’être persuadé par cette confession, Maigret se prend de sympathie pour Morsan et lui explique la manœuvre grâce à laquelle Nadine l’a sauvé naguère de la prison. Convaincu dès lors de l’amour que lui porte la jeune fille, Morsan lui déclare qu’il est aussi amoureux d’elle, tandis que Maigret procède à l’arrestation de Mornier. Ce dernier est en fait le fils de l’homme d’affaires et d’une maîtresse canadienne connue trente ans auparavant, lorsque Langevin et Reiswick tentaient leur chance aux Etats-Unis où ils jetaient les bases de leur fortune. Mornier avait décidé de se venger d’une enfance pauvre : s’acoquinant avec Reiswick, qui détestait en réalité Langevin, il a forcé celui-ci au suicide. C’est lui aussi qui a assassiné Reiswick peu après la lutte ayant opposé Nadine et le banquier qui voulait abuser d’elle. Il avait supputé que l’on mettrait fatalement le crime sur le compte de la jeune fille qu’il hait et qu’il éprouve le besoin de salir, car elle a vécu une jeunesse dorée pendant que lui était réduit à la misère. Il s’apprêtait à tuer Morsan ou Nadine quand Maigret l’a arrêté. Mornier échappe pourtant à la police, mais se suicide, alors que Nadine et Morsan se marient et partent en voyage de noces en emportant les fleurs que leur a fait parvenir le commissaire. Commentaire L’intrigue se fonde sur une haine farouche née d’un besoin de vengeance de la part de Mornier. Ce dernier se proclame lui-même un monstre face à cet ange qu’est Nadine (p. 58). Cependant, lorsqu’il se suicide, Mornier a conservé une photo de la jeune fille, montrant par là qu’il l’aimait aussi. Devant cet amour-haine, Maigret grogne la constatation selon laquelle «certains prétendent que l’amour et la haine se côtoient de près, qu’on ne peut pas toujours distinguer entre eux …» (p. 61). Nadine doit feindre d’être la maîtresse de Reiswick comme Linette Marsan feignait d’être celle de Sovrinos dans Le Roman d’une dactylo. Nous retrouvons dans La Figurante la mode deauvilloise qui consiste à se coller sur la peau, avant de s’exposer au soleil, des formes en papier destinées à laisser des dessins blancs sur le corps hâlé (p. 25). Cette mode était déjà en vogue dans Les Amants de la mansarde et L’Amant sans nom. En revanche, nous n’y trouvions pas celle qui exige d’exposer au soleil ses seins dénudés, ce que ne manque pas de faire Nadine (ibid.). Après Train de nuit, La Figurante semble bien être le deuxième roman de Simenon où intervient un commissaire Maigret. Plus que dans Train de nuit, cependant, nous assistons ici à une véritable enquête où Maigret, il faut bien l’avouer, a un rôle singulièrement passif, malgré plusieurs interrogatoires menés intelligemment : «Comment cela s’était-il fait ? Un instant plus tôt, Morsan entrait là en visiteur, en curieux et le commissaire l’accueillait d’une façon banale. Quelques répliques, et soudain l’ingénieur avait l’impression qu’il subissait un interrogatoire serré, qu’il était presque un accusé» (p. 38). Durant cette enquête, Maigret se montre «à la fois paternel et bourru» (p. 43). On subit «l’emprise de cet homme étrange» (p. 45) au «regard clair et loyal qui ne pouvait tromper» (p. 43), envers lequel on éprouve «une sorte de confiance instinctive» (p. 44). Il déclare d’ailleurs à Nadine : «— Vous ne comprenez donc pas que ce n’est pas seulement en policier que je m’occupe de vous, mais encore et surtout en homme ? …» (ibid.). Sans doute est-ce 369 ce côté humain qui lui fait envoyer des roses blanches à Nadine et Morsan lors de leur mariage (p. 61). Certaines réflexions de Maigret sont déjà dignes du futur, témoin ce dialogue avec un inspecteur : «— Vous ne trouvez pas ça drôle ? questionna l’inspecteur, non sans une certaine naïveté. — Moi ? … Vous savez, il y a peu de choses que je trouve drôles dans la vie … — Mais vous expliquez-vous ? … — Je ne m’explique rien du tout … C’est bien trop fatigant ! Maintenant, je vais me coucher …» (p. 14). Pourtant, c’est la réplique suivante qui semble présager le mieux la façon dont le commissaire mènera plus tard ses enquêtes : «Je ne crois rien ! Je ne pense rien !» (pp. 4243), s’exclame-t-il. Il lui arrive cependant aussi d’émettre des lieux communs semblables à celui-ci, rapporté, il est vrai, par un journaliste : «Quand on aura découvert le mobile de ce crime, on aura découvert le coupable» (p. 36). Ainsi que l’a noté Francis Lacassin, le désir de Maigret «de comprendre, de s’identifier aux autres, de respirer le même air qu’eux, lui fait adopter une attitude qui deviendra chez lui une technique d’investigation» (Mythologie du roman policier, Paris, Union Générale d’Éditions, 1987, t. II, p. 26). Et le commentateur de citer ce passage où le commissaire «s’était en somme installé en (sic) demeure dans la maison du crime» (p. 47). Physiquement, la stature du commissaire se précise : «C’était un personnage immense et large, au cou puissant, qui avait dans toute sa personne quelque chose d’à la fois bourru et attendri» (p. 8), «un homme aux larges épaules, au visage épais, mais aux petits yeux pétillants» (p. 38). On ne s’étonnera donc pas que sa marche soit pesante (ibid.), qu’il ait un gros dos (p. 39), une grosse main «aussi dure qu’un étau» (p. 45) et de gros doigts (p. 40) qui lui permettent une «poignée de main vigoureuse» (p. 43). Enfin, la fameuse pipe, devenue aujourd’hui un appendice presque naturel du personnage, est citée à maintes reprises dans La Figurante (pp. 14, 38-39, 40, 42, 46). En outre, la première phrase de l’œuvre ne déparerait pas un roman signé Simenon : «Nadine vécut ces heures-là sans se douter un seul instant que les moindres incidents en resteraient à jamais dans sa mémoire» (p. 3). Ainsi, dès les romans populaires, Simenon adopte de tels passages «où le récit, sans renverser l’ordre de l’histoire, assigne à certains événements la valeur d’un souvenir futur» (Jules Bedner, «Maigret et le mythe de l’enquêteur infaillible», in Cahiers Simenon, n° 2, Les lieux de la mémoire, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1988, p. 124). Le nom Morsan, attribué au héros, doit sans doute à nouveau sa source au village des bords de Seine, Morsang, que nous avons déjà mentionné plusieurs fois. La première syllabe commune des patronymes Mornier et Morsan doit être remarquée. Toutefois, s’agissant de ce modeste roman sentimental, nous nous limiterons à méditer sur la mort qu’elle inclut et nous nous interdirons les tentantes spéculations touchant la mort niée, le mort-né ou les liens entre la mort et le sang. Le passé américain de Langevin et Reiswick n’est pas sans analogie avec celui de Maura et Daumale tel que le présentera, quelque vingt ans plus tard, Maigret à New York. 370 Extraits « — Vous ne connaissez pas la haine, voyez-vous ! C’est le contraire de l’amour … Ne croyez pas que je débite un lieu commun … L’amour a besoin de circonstances extérieures pour s’exalter … Livré à lui-même, il ne tarde pas à faiblir … La haine, au contraire, vit sur son propre fond, se nourrit d’elle-même … “Plus elle est vieille, plus est est renfermée et plus elle prend de force … “Et la mienne datait pour ainsi dire de ma naissance …» (p. 56). «La table était encore couverte de fruits, de verres à moitié pleins. Des grenouilles commençaient à croasser (sic) dans une mare. C’est à peine si le fard rose du dernier rayon de soleil tenait encore au ciel et les ombres de la nuit s’empressaient de l’effacer. En face de cet hôtel de campagne, embusqué sur la route de Bordeaux, la voiture de Jacques Morsan stationnait. À l’arrière, on distinguait un bouquet de roses blanches auquel était accrochée la carte du commissaire Maigret» (p. 61). À consulter J. BEDNER, Simenon et le jeu des deux histoires. Essai sur les romans policiers, Amsterdam, Institut de Romanistique, 1990, p. 13. J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 200-201. M. DUBOURG, «Géographie de Simenon», in Simenon (sous la direction de F. Lacassin et G. Sigaux), Paris, Plon, 1973, p. 144. M. DUBOURG, «Maigret et Cie ou les détectives de l’agence Simenon», Mystère-Magazine, n° 203, décembre 1964, pp. 113-114. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, pp. 44-45. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). F. LACASSIN, Conversations avec Simenon, Genève, La Sirène/Alpen, 1990, pp. 76, 159. F. LACASSIN, Mythologie du roman policier, Paris, Union Générale d’Éditions, 1987, t. II, pp. 18, 19, 20, 24-26. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 267. M. LEMOINE, «Maigret en gestation dans les romans populaires», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, pp. 67-69. C. MENGUY et P. DELIGNY, «Les vrais débuts du commissaire Maigret», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, pp. 32-33. 371 Georges Sim, L'Île des maudits «Roman d’aventures» Roman d’aventures exotiques Paris, Ferenczi, «Le Livre de l’Aventure», 14, 1929, 18,5 x 12 cm, 199 pp. Achevé d’imprimer : 21 novembre 1929. Rééditions (la première présente un texte abrégé) : 1. Naufrage du «Pélican», Paris, Ferenczi, «Voyages et Aventures», 111, s.d. (1935). 2. Paris, Presses de la Cité, «Les Introuvables de Georges Simenon», 8, 1980. Vingt-cinq chapitres. 1 : Trois hommes dans le brouillard. 2 : Un capitaine et son bateau. 3 : La passagère invisible. 4 : Un message. 5 : Une femme étrange. 6 : Parmi les glaces. 7 : Dans le noir. 8 : L’île inabordable. 9 : À la dérive. 10 : La ronde inlassable. 11 : Vers les écueils. 12 : Panique. 13 : Autour de l’île. 14 : Le jour se lève. 15 : Les sept hommes. 16 : Gwendoline. 17 : Les rescapés. 18 : La grotte inaccessible. 19 : L’inattendu. 20 : Nob-le-Maître. 21 : Captivité. 22 :Un soir. 23 : Lord Arthur. 24 : Le trésor des pirates. 25 : Épilogue. N.B. : Dans la réédition du roman sous le titre Naufrage du «Pélican», tous les chapitres — à l’exception du dernier — sont abrégés et associés deux à deux. Cette nouvelle version comporte donc douze chapitres et un épilogue qui correspond au vingt-cinquième chapitre — intitulé Épilogue — de L’Île des maudits. Résumé Trois Français, le lieutenant Pierre Le Carlus, le père Gonnec et le jeune matelot JeanMarie sont allés en doris placer des lignes à quelques milles du trois-mâts à bord duquel ils pêchent la morue non loin de Terre-Neuve. Surpris par le brouillard, ils ne retrouvent plus leur bateau et sont recueillis par le brick-goélette «Pélican» affrêté par le curieux lord Arthur, un mélomane qui n’apprécie rien tant que jouer sur son violon Chopin ou SaintSaëns au milieu des tempêtes déchaînées. Les Français s’intègrent vaille que vaille à l’équipage constitué de repris de justice commandés par le capitaine Nob. Ils découvrent rapidement qu’une jeune fille est enfermée dans une cabine, de sorte que leur curiosité est piquée : qui est-elle et où va-t-on ? La deuxième question reçoit bientôt une réponse : le but du voyage est l’île des pirates, une île du nord de l’Atlantique où des pirates ont jadis caché un trésor ; on l’appelle aussi l’île inabordable en raison des écueils qui l’entourent. Elle mérite bien cette renommée, puisque le «Pélican» fait naufrage en tentant de franchir les récifs. Dès lors, les rescapés, en groupes séparés, essaient de gagner le rivage comme ils le peuvent. Il s’avère que l’île est déjà occupée par sept naufragés norvégiens. Ceux-ci s’allient aux Français contre les autres survivants du «Pélican» qui cherchent le trésor pour leur propre compte et n’hésitent pas à supprimer les gêneurs. Lord Arthur et la jeune fille, qui répond au prénom de Gwendoline et dont Le Carlus est devenu amoureux, se tiennent en retrait. La lutte entre les deux groupes aboutit à un combat farouche entre Nob et Le Carlus qui tue finalement le capitaine, tandis que lord Arthur perd la raison et meurt. On apprend alors que le mélomane était le bienfaiteur de Gwendoline, une orpheline qu’il avait recueillie ; ce misanthrope, qui s’était heurté à la société britannique, avait projeté de 372 s’établir dans l’île avec la jeune fille qu’il aimait autant que la musique ; il avait aussi eu l’intention de faire sauter le bateau et son équipage en arrivant à l’île, mais le naufrage avait déjoué ce plan. Quant au trésor, il n’existe pas. Les rescapés construisent avec l’épave du «Pélican» un petit bateau qui les amène en Islande où Le Carlus épouse Gwendoline. Commentaire Le début du roman laisse espérer une intrigue non dénuée d’intérêt, mais la fin assez faible ne répond pas à l’attente du lecteur. Comme dans d’autres romans d’aventures exotiques se passant partiellement en mer, celui-ci comporte de bonnes peintures maritimes ; la tentative de franchissement des récifs et la scène du naufrage sont particulièrement réussies. Le personnage le plus attachant est évidemment ce lord Arthur, à la fois original et inquiétant, nouvel Arnolphe d’une assez mièvre École des femmes selon Georges Sim. Une nouvelle de Christian Brulls intitulée Les Violons de Terre-Neuve (L’Aventure, n° 31, 19 janvier 1928) commence de la même façon que L’Île des maudits. À consulter J. DUVERNET, «SIM (Georges). — L’Île des maudits», Les Livres, Paris, n° 263, mars 1981, p. 88. M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 32, 35, 58, 63, 71, 96, 99. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 266. M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 127, 133-135, 136-139, 163, 176, 211. Jean Dossage, Les Deux Maîtresses «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Livre épatant», 395, s.d. (1929), 16,5 x 10,5 cm, 95 pp. Achevé d’imprimer : 26 novembre 1929. Onze chapitres suivis d’un épilogue, le dernier chapitre n’étant pas intitulé. 1 : Le couple. 2. La chaîne du mensonge. 3 : La peur d’être seule. 4 : Marise. 5 : Le témoin. 6 : Une jeune fille. 7 : Vertige. 8 : La dernière folie. 9 : Marise*. 10 : Ceux qui ne s’étaient rien dit. * Ce n'est pas la première fois que nous rencontrons deux chapitres d'un même roman intitulés de manière identique. 373 Résumé À trente-cinq ans, Germaine Brothier trompe son mari plus âgé qu’elle avec Jacques Mortemer, qui n’a que vingt-cinq ans. Jacques et Germaine sont conscients que cette aventure ne peut durer éternellement, mais Germaine, qui éprouve pour la première fois de sa vie les feux de la passion, se prend à espérer … La sœur dijonnaise de Germaine venant à mourir, les Brothier recueillent en leur appartement parisien sa fille Marise, devenue orpheline. L’inévitable se produit : Jacques tombe amoureux de Marise. Malgré qu’elle en ait, Germaine cède la place et Jacques épouse Marise. Quant au mari, qui ne s’est douté de rien, il continue à aimer sa femme d’un amour profond que celle-ci lui rend, guérie enfin de ses errances et assumant son âge avec plus de sérénité. Commentaire La fin du récit s’étend complaisamment sur l’état d’âme de Germaine et le voyage de noces des Mortemer, ce qui étire démesurément le dénouement. Une fois de plus, la passion passagère est opposée à un amour profond et durable. C’est ce qui ressort du passage suivant où il est question de Germaine et de son mari : «Jamais comme à cette minute là (sic) elle ne comprit à quel point il l’aimait. Non pas d’un amour vibrant de passion comme l’amour qu’elle avait voué à Jacques. Mais d’un amour profond, sincère, exempt de tout romantisme et de toute littérature» (p. 68). La nature se met au diapason des sentiments, comme dans d’autres romans sentimentaux. Selon Jacques, l’amour permet d’ailleurs de mieux communier avec la nature : « “Il reste en nous comme une étincelle divine, qui parfois nous fait encore communier avec la nature, notre mère. “C'est l’amour ! […] “Nous nous mettons à regarder les oiseaux que, les autres jours, nous ne regardons même pas. La moindre fleur nous émeut. […] “Est-ce que vous croyez que, sans l'amour, vous percevriez comme vous le faites maintenant la langueur de cette fin de jour ? […] “Est-ce que vous remarqueriez seulement que toutes les ombres sont violettes et que les feuilles des arbres ont parfois un frémissement qui ressemble à de l'impatience, comme si elles avaient hâte d’être baignées par la fraîcheur humide de la nuit qui va leur donner une nouvelle vie ? “Non ! Sans l'amour, vous seriez uniquement prise par tout l’artificiel de notre vie. […] “Vous sauriez à peine que c'est le printemps» (pp. 6-7). C’est Jacques qui tient à Germaine, au début du roman, ce long discours baigné d’amour langoureux et imprégné de lieux communs qui en annoncent d’autres, comme en témoignent les extraits réunis ci-dessous. Lors de la rupture entre les deux personnages, la nature — du 374 bois de Boulogne !— est à nouveau présente, mais laisse évidemment apparaître son visage le plus morose : «Le lac rayé de grandes moirures livides semblait figé sous le ciel terni, les cygnes blancs voguaient mélancoliques le long des rives, pareils de loin, avec leurs ailes gonflées, à d’étranges fleurs qui s’épanouissaient et flottaient au fil de l’eau. Les barques, vides de promeneurs, sommeillaient tassées les unes contre les autres, comme des bêtes endormies. Entre les pins qui barraient parallèlement l’horizon de leurs colonnettes violâtres, là-haut, dans l’allée boueuse se détachait la silhouette d’un taxi, le chauffeur baillait (sic) sur son siège ou rêvait à diverses choses ayant abandonné la lecture de son journal. L’île dont les contours s’effaçaient et se décoloraient semblait quelque mystérieux retraité, les futaies pleines de gouttelettes, les pelouses humides aux tons bleuâtres paraissaient exhaler une fade et nostalgique odeur de désespoir» (p. 82). «Germaine suivit des yeux la voiture qui s’enfonçait dans le brouillard — de ses yeux fixés (sic) où s’allumait de la folie. Sur le ciel et sur le lac le brouillard déroulait lentement comme des écharpes de deuil, image de son pauvre cœur. Un vent presque froid soulevait d’innombrables rides à la surface de l’eau. Et les vols de corneilles qui tournoyaient avec des clameurs rauques et de vertigineuses ellipses s’abattirent enfin et disparurent sous le bois» (p. 85). La sérénité de la nature reparaît lors du voyage de noces de Jacques et Marise que voici en Méditerranée : «Marise […] assista, serrée dans les bras de son mari, à un radieux lever de soleil, au milieu d’un ciel sans nuages d’une limpidité parfaite. À peine moirée, la mer déroulait à l’infini jusqu’à l’extrême limite de l’horizon ses volutes transparentes doucement teintées de nacre et d’opale» (p. 90). Les jeunes mariés arrivent enfin en Egypte et dînent au Caire sur la terrasse du Sémiramis-Hôtel d’où ils admirent «le magnifique spectacle de la nature éclairé par une lune, comme seul l’Orient peut la posséder, avec là-bas, dans le fond, les caravanes nombreuses passant sur l’écran idéalement pur du ciel comme une suite d’ombres chinoises» (p. 91). Extraits «N’en est-il pas souvent ainsi dans les familles ? Chacun suit sa route. Chacun, par son mariage, pénètre parfois dans un monde différent. 375 Les années passent. On s’écrit au nouvel an … Puis cette formalité même est abandonnée et il faut un deuil pour réunir ceux ou celles qui, dans leur enfance, étaient inséparables» (p. 25). «Marise était la jeune fille dans toute la force du mot, douce, travailleuse, pure, élevée à l’école du malheur et de la souffrance» (p. 30). «Hélas ! la destinée est une gouge implacable s’acharnant avec une rage destructrice sur ceux qu’elle a marqué (sic) de son sceau noir» (p. 32). «Les jours se succédaient, pour Germaine Brothier, avec une rapidité folle, qui leur donnait une allure irréelle. Et ne nageait-elle pas dans l’irréel ? Ne se débattait-elle pas dans un monde de rêve ? Ou de cauchemar ! Depuis qu’elle avait rompu avec toute son éducation, avec ses principes, avec les traditions et la morale, il lui semblait qu’elle avait en quelque sorte quitté tout point d’appui. Elle était dans le vide ! Elle était prise de vertige et elle ne sentait plus un terrain stable sous ses pieds. Ce vertige était tour à tour douloureux et grisant. Grisant quand Germaine oubliait tout dans les bras de Jacques. Douloureux quand, toute seule, elle évoquait le moment plus ou moins proche où il ne l’aimerait plus. Douloureux encore quand elle était en proie à la jalousie, quand elle épiait Marise, quand elle se répétait : — Je suis plus belle qu’elle ! C’était vrai. Mais elle savait aussi que la joliesse de la jeune fille, sa grâce un peu frêle avaient quelque chose de plus que toutes les splendeurs. Et Marise était au surplus la “jeune fille”. La jeune fille, c’est-à-dire le mystère ! Tout l’amour!» (pp. 46-47). 376 «Marise était très pâle. Sa situation n’était-elle pas d’une délicatesse extrême entre sa tante et l’amant de celle-ci ? Quant à Jacques, il était sur des charbons ardents. Il craignait que sa maîtresse en vînt à des propos libres ou à des gestes familiers en présence de la jeune fille. Il eut tout donné pour être ailleurs. Jamais au surplus il n’avait regardé Marise comme ce soir là (sic). Jamais il n’avait été aussi ému par sa joliesse, par sa grâce si fragile qu’il semblait qu’un souffle dût la renverser» (p. 58). «Maintenant il fallait que la catastrophe se produisît. C’était la seule issue possible, le seul épilogue à un amour qui avait eu ses heures délicieuses, mais qui, comme tant d’amours, ne reposait pas sur des bases solides» (p. 64). «— Vous comprenez, Marise … vous n’étiez pas encore ici … J’ai été très imprudent … Votre tante a trente-cinq ans … […] C’est moi qui ai tous les torts, je vous jure … Et d’ailleurs, en pareil cas, c’est toujours l’homme qui a tort … Il commence sans songer aux conséquences … Puis un beau jour il s’effraie en s’apercevant que celles-ci sont incalculables … Alors, il est lâche … Il essaie de tirer son épingle du jeu …» (p. 72). Quand on approche de la quarantaine, qu’on a passé une vie heureuse, certes, mais dénuée de l’amour fou qui grise et surtout qu’on voit à l’horizon le spectre terrible angoissant d’un commencement de vieillesse ; qu’on a cru avoir rencontré sur sa route l’homme jeune susceptible de faire vibrer un cœur trop tranquille, de faire connaître les frissons de l’imprévu ; qui vaut la peine d’être aimé jusqu’à la mort ; une rupture avec cet homme dont on était la maîtresse et pour lequel on aurait tout abandonné, est la pire, la plus effroyable des souffrances, la fin de tout. On souffre le martyr (sic) de quitter cet être dont on subissait comme à genoux la terrible influence, à qui l’on appartenait corps et âme, et auquel on avait englué en quelque sorte tout son être. Le cerveau s’obscurcit, se fèle comme s’il avait ébranlé (sic) par un coup furieux ; le cœur déborde de fiel et d’amertume. On vague de droite et de gauche comme un aveugle qui a perdu son chien, qui tâtonne dans le vide, qui ne sait plus où aller et que les moindres bruits, les moindres frôlements épeurent et hallucinent. On se sent peu à peu devenir folle, on redoute d’être seule. À chaque pas l’on se heurte à quelque souvenir, on envenime soi-même, comme avec une rage de souffrir plus encore la plaie saignante de son cœur. On ne croit plus à rien. 377 Tout dans l’existence semble odieux, frelaté, malsain, artificiel et faux» (pp. 85-86). À consulter M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 270. Georges Sim, Matricule 12 Roman policier Paris, Tallandier, «Criminels et Policiers», 64, 1932, 18,5 x 11,5 cm, 124 pp. Rédaction probable : novembre 1929. Quinze chapitres, le sixième étant répété. 1 : Un monsieur qui se promène. 2 : Le Singe. 3 : Sancette. 4 : L’évasion. 5 : Le placier en vins. 6 : Les caves de la Banque de Crédit. 6 … bis : Des bouledogues. 7 : La cariatide. 8 : L’attente. 9 : Empreintes digitales. 10 : Elsa. 11 : M. Biget-Mareuil. 12 : Les brutalités du commissaire. 13 : Roger et Roger, maroquiniers en gros. 14 : L’Homme. Résumé L’inspecteur Sancette, de la P.J. de Paris, découvre que le chef d’une bande internationale de malfaiteurs, Ernst Ebner, vit tranquillement dans la prison de Wilhelmshaven où il est inscrit sous le matricule 12. Ebner sort de la prison et y rentre comme il le veut, car il possède un moyen de pression sur le directeur de l’établissement, Erickman, le fils de celui-ci, Einrich, s’étant compromis dans des spéculations frauduleuses. Sancette a aussi appris l’identité de quelques membres de la bande qui projette un cambriolage d’envergure à Paris. Il met ses chefs au courant de ce qu’il sait, puis retourne à Wilhelmshaven où, voulant rencontrer Erickman, il a affaire à son fils et à sa fille Elsa qui comprennent ses intentions, ont raison de lui et, le croyant mort, jettent son corps à l’intérieur d’ «un des torpilleurs abandonnés» après la guerre dans la zone portuaire. Entre-temps, à Paris, les autorités judiciaires et policières, sachant que le coup projeté par la bande aura pour objectif une banque du boulevard Haussmann, prennent toutes les précautions nécessaires, mais le cambriolage a tout de même lieu et les policiers, sous la direction du commissaire Lucas, ont la conviction que… Sancette y a participé. La police nage lorsque Elsa vient communiquer ce qu’elle sait : son frère Einrich a en effet été empoisonné par Ebner et elle veut le venger. Dès lors, la police retrouve la trace de Sancette qui n’est pas mort comme on l’a cru trop vite, mais emprisonné dans une villa de Samois servant de repaire à la bande. Sancette explique qu’il a été forcé par Ebner de participer au cambriolage et il restitue l’argent de la banque qu’il a pris soin de cacher en lieu sûr. L’inspecteur parvient à rejoindre Ebner au moment où celui-ci tire sur Elsa et la blesse ; aussitôt Sancette tire sur lui et le blesse à son tour. Le malfaiteur réussit cependant à s’échapper, à la joie de Sancette qui se réjouit de pouvoir arrêter vivant un tel adversaire pour lequel il éprouve une grande admiration. Il se demande enfin si Elsa n’est pas amoureuse de lui. 378 Commentaire Ce roman policier fait preuve d’un réalisme de bon aloi et accorde une grande attention à ce qu’il est convenu d’appeler l’atmosphère (pp. 26-27, 30-31, 44, 75). Il fait allusion, après d’autres œuvres — par exemple L’Homme à la cigarette, pp. 34 et 38 — et avant certains romans de Maigret, au manque de moyens dont dispose la police face à la puissante organisation des criminels (p. 23). Le cambriolage d’une banque qui a lieu comme prévu, bien que la police ait été avertie, rappelle l’épisode de Nox l’insaisissable où le cambrioleur opère au nez et à la barbe de Torrès. Sancette se retrouve pieds et poings liés dans la cave d’une villa où il subit les affres de la faim, de la soif et du froid, tout comme les héroïnes de La Fiancée aux mains de glace, En robe de mariée et Une Femme a tué. Le résumé ne mentionne pas la présence du brigadier Torrence, originaire de Normandie, qui travaille ici sous les ordres du commissaire Lucas. Celui-ci est «vieux dans le métier» (p. 54) et a une «mine peu engageante de bouledogue» (p. 55). Comme Boucheron dans L’Homme à la cigarette, Lucas résume les grands traits de l’affaire (p. 96), procédé que ne dédaignera pas Maigret. Il rêve d’une retraite qui fait penser, elle aussi, à celle de Maigret, si l’on prend soin de substituer la Loire à la Marne : «La maison des bords de la Marne et le canot vert, avec un petit moteur, à bord duquel le commissaire s’en irait pêcher, à l’ombre des grands arbres, dans l’eau bruissante …» (p. 100). Quant au jeune Sancette, déjà rencontré dans Captain S.O.S., il est ici l’inspecteur L. 53, comme l’agent de Chair de beauté, comme Justin Pierremolle dans La Femme qui tue et Joseph Boulines dans L. 53, enquêteurs auxquels il ressemble physiquement : ne doutons pas que Simenon ait tenté avec ce personnage au nom fluctuant, mais au physique stable — physique qui est aussi celui de Boucheron dans L’Homme à la cigarette —, la création d’un policier récurrent qui a finalement été supplanté par le massif Maigret. Sancette est en tout cas l’ «ancêtre» du futur G 7 que nous retrouverons dans des œuvres signées de son patronyme par Simenon. Peutêtre annonce-t-il aussi le «jeune Lapointe» qui apparaîtra dans les romans de Maigret datant de l’après-guerre : tous deux possèdent une fougue et un zèle tout juvéniles comparables, même si Jean-Joseph Sancette est entré à la P.J. à dix-huit ans (p. 20), tandis que lors de sa première apparition dans L’Amie de Madame Maigret, Lapointe est âgé de vingt-quatre ans. Au centre de la pièce où travaillent les inspecteurs de la police judiciaire, pièce où Lucas et Torrence pénètrent transis en arrivant d’Allemagne, trône «un poêle de fonte monumental […] chauffé à blanc» (p. 53) qui anticipe celui que Maigret tentera de conserver le plus longtemps possible dans son bureau. Rappelons qu’un tel poêle — quoique pourpre — garnissait un local de la Sûreté Générale dans La Femme qui tue. Nous trouvons ici la première apparition dans l’œuvre de Simenon des usines de la banlieue liégeoise, à la faveur du passage qu’y effectue Sancette se rendant par train de nuit de Paris à Wilhelmshaven : «On traversait la Belgique, sans rien voir que des lumières blanches, rouges ou vertes, le long de la voie. Vers Seraing, pourtant, on aperçut les panaches de feu couronnant les cheminées monumentales des hauts fourneaux, et ceux-ci étaient en nombre 379 tel, que, dans la nuit, c’était un spectacle qui ne manquait pas de grandeur. On frôla même un four à zinc, et on put distinguer, devant les bouches de feu, les silhouettes nues jusqu’à la ceinture d’hommes qui paraissaient minuscules, et qui attisaient ces enfers» (p. 32). Le même tableau sera dépeint dans Pedigree (in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1968, t. 18, p. 114) et diverses œuvres à caractère autobiographique où le spectacle sera généralement perçu depuis un train (Je me souviens …, in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1968, t. 17, p. 215 ; Un Homme comme un autre, Paris, Presses de la Cité, 1975, p. 25 ; La Main dans la main, Paris, Presses de la Cité, 1978, p. 107 ; Je suis resté un enfant de chœur, Paris, Presses de la Cité, 1979, p. 181). Le nom du banquier Biget-Mareuil est aussi utilisé dans L’Incendie du parc Monceau. Stevens, spécialiste de l’identité judiciaire à la P.J. de Paris, a pour maître le professeur et criminologue Locard, comme Joseph Moers dans M. Gallet, décédé. Le jeune Simenon s’était lui-même référé à «M. le docteur Locard, directeur du laboratoire de Lyon», dans un article intitulé «La Police scientifique» et publié dans la Gazette de Liége le 3 juin 1921. Matricule 12 fait allusion à l’ «inflation de la grande débâcle» (p. 89) qu’a connue l’Allemagne après la première guerre mondiale, inflation que le romancier a évoquée ailleurs, notamment dans Les Trois Crimes de mes amis, et dont le jeune journaliste des années 1919-1922 avait déjà parlé dans des articles de la Gazette de Liége. Faut-il rappeler que Simenon connaissait Wilhelmshaven d’où il avait été refoulé — on l’aurait pris pour un espion — durant l’automne 1929 alors qu’il avait amarré l’ «Ostrogoth» dans le port allemand ? Extrait «Il était dans la Frederikstrasse, une rue calme, sans boutiques, éclairée seulement par trois becs à gaz. À gauche, c’était le parc de la ville et, au delà (sic) du parc, le centre animé de celleci. L’homme prit à droite et arriva sur les quais du bassin où, à la suite du Traité de Versailles, toute une partie de la flotte allemande achève de se rouiller. Il pouvait apercevoir les coques noircies de deux grands croiseurs, les flancs étroits d’une vingtaine de torpilleurs, le tout stagnant dans une ombre opaque. À cinq cents mètres de là commençait le port du commerce, plus vivant : quelques cargos allemands, anglais, hollandais, danois … La masse imposante d’un vapeur de douze mille tonnes évoluait au milieu du bassin, entre deux remorqueurs minuscules qui amenaient le monstre entre deux bouées» (p. 6). 380 «Il régnait dans le wagon l’atmosphère habituelle des trains de nuit. Les lampes étaient mises en veilleuse. La plupart des voyageurs dormaient, enveloppés d’un plaid. Des femmes appuyaient la tête sur l’épaule de leur mari. Un gros voyageur, qui avait trop chaud, avait retiré son veston et ses chaussures, et L. 53 fut longtemps hypnotisé par le bout d’un orteil qui émergeait d’une des chaussettes. Dans le couloir, quelques personnes, qui n’avaient pas trouvé place, étaient installées sur leurs valises. Et quelqu’un même, succombant à la fatigue, se moquant du confort, avait étalé des journaux par terre, et s’était étendu dessus, où il ronflait. Si bien qu’on devait enjamber son long corps inerte chaque fois que l’on voulait se rendre au lavabo» (pp. 30-31). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 165, 228. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, pp. 34-35, 50. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). A. JARNAC, «L. 53 (Joseph Boulines), l’inspecteur aux sobriquets : Sancette-G 7», Désiré, n° 29, octobre 1970, p. 868. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 269, 273. M. LEMOINE, Liège dans l’œuvre de Simenon, Liège, Faculté Ouverte, 1989, pp. 16-17, 123124. M. LEMOINE, «Maigret en gestation dans les romans populaires», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, p. 71. C. MENGUY, «Un rouquin nommé “G.7” (les précurseurs de Maigret)», Désiré, n° 29, octobre 1970, pp. 864-865. M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 109-112, 160-161, 175, 210-211. Jacques Dersonne, La Merveilleuse Aventure «Roman d’amour» Roman sentimental Paris, Ferenczi, «Le Petit Roman», 102, s.d. (1929), 14 x 10,5 cm, 32 pp. Achevé d’imprimer : 20 décembre 1929. Cinq chapitres. 1 : La petite marchande de violettes. 2 : L’expérience. 3 : Pour arriver … ! 4 : Le gagnant. 5 : La visite. 381 Résumé Trois jeunes et riches désœuvrés parisiens pénètrent au Maxim après avoir vu une pièce de théâtre dont ils discutent. Ils ne sont pas d’accord sur la question de savoir si «toutes les femmes sont à […] acheter». Georges Etiévant soutient qu’il obtiendrait plus difficilement les faveurs de la petite marchande de violettes qui se tient à l’entrée de l’établissement que celles des maîtresses de ses deux amis. Quel prix faudrait-il mettre pour l’acheter ? Le pari est tenu et Georges tente l’aventure en faisant miroiter à Jeannette, la marchande de violettes, l’espoir d’une carrière au cinéma. Jeannette tombe dans le piège, mais ne se donne pas à Georges qui, petit à petit, devient amoureux d’elle. N’étant pas arrivé à ses fins au bout de huit jours, il passe le relais à Nadin, un de ses compères. Jeannette comprend alors la machination dont elle a été la victime. Elle ne se donne pas plus à Nadin qu’à Georges, mais elle revient auprès de ce dernier et lui déclare son amour. Tout réjoui par sa bonne fortune, Georges l’emmène sur la Côte d’Azur. Commentaire Le thème du pari à la suite duquel un riche désœuvré trouve l’amour formait déjà la base de l’intrigue dans Étoile de cinéma et Un Soir de vertige. Ce roman-ci met l’accent sur la cruauté de ce jeu de riches (p. 11). La «pièce à thèse» (p. 9) qui sert de prétexte à la discussion menant au pari rappelle les pièces dont se moquaient Les Distractions d’Hélène et Cœur de poupée. Le romancier émet une réflexion de type sociologique : «Depuis quelques années il existe une société internationale, composée d’éléments pris parfois dans la haute société, qui se fait une originalité de ses manières libres et qui rompt carrément avec les traditions de bon ton et d’usages raffinés» (p. 12). Georges Sim, La Femme en deuil «Roman dramatique» Roman sentimental et policier Paris, Tallandier, «Romans Populaires» (Collection Rouge), 721, 1929, 18,5 x 11,5 cm, 221 pp. Achevé d’imprimer : décembre 1929. Trois parties de six, huit et onze chapitres non intitulés précédées d’une introduction dite En manière d’avant-propos. I : L’étrange croisière du «Grand Lâche». II : Les tribulations de l’agent C. 24. III : Un mort sur trois. Résumé L’artiste peintre René Bécherel et son épouse Jacqueline réalisent leur rêve en achetant un petit cotre à bord duquel ils s’embarquent à Saint-Malo pour gagner Biarritz. Ils font escale à l’île d’Aix où ils s’attardent, séduits par l’atmosphère charentaise. Au large de l’île, 382 ils découvrent l’épave d’une goélette qui a coulé en 1813 et qui contient un fabuleux trésor. Malgré les précautions prises, quelqu’un a vent de cette découverte : c’est le comte hongrois Protov, bien connu du Tout-Paris, dont le yacht est ancré à La Rochelle. Désireux de se procurer l’or enfoui sous les eaux, Protov n’hésite pas, une nuit, à lancer son yacht contre le bateau des Bécherel qui est éventré : tandis que René meurt noyé, Jacqueline parvient à gagner la côte à la nage et elle ne songe plus qu’à se venger. Déguisée en homme, elle se rend à Paris où elle prend pension rue Daru, non loin de l’avenue du Bois où habitent Protov et son fils. Le comportement de cet étrange jeune homme intrigue son voisin, l’inspecteur de police Moniquet, qui décide de le suivre. Cette filature conduit l’inspecteur à La Rochelle où le jeune homme est enlevé et enfermé à bord du yacht de Protov. Moniquet parvient à le délivrer, mais le jeune homme prend aussitôt la fuite. L’inspecteur le retrouve à Paris où il se rend compte avec stupéfaction que le jeune homme est une femme. Il continue à la suivre et est ainsi amené avenue du Bois où Jacqueline pénètre dans le riche immeuble des Protov et en ressort blessée d’une balle. Moniquet l’aide à retourner rue Daru où il la soigne, mais elle s’enfuit à nouveau et l’inspecteur perd sa trace jusqu’à ce qu’il apprenne que Protov a été assassiné. Il demande à être chargé de l’enquête, car il est passionné par cette affaire et quelque peu amoureux de Jacqueline, dont il est persuadé qu’elle est l’assassin. Ses investigations l’entraînent une nouvelle fois avenue du Bois où l’attitude du fils, Jean Protov, manque de netteté : n’élude-t-il pas toutes les questions de l’inspecteur qui considère plus que jamais Jacqueline comme une victime, même si elle a tué ? L’enquête le ramène à La Rochelle où il se cache à bord du yacht ; celui-ci quitte le port pendant la nuit et se dirige, tous feux éteints, vers l’endroit où a eu lieu le premier drame. Là se trouve un sloop à bord duquel Moniquet reconnaît Jacqueline. Comme lors de l’abordage précédent, le yacht fonce droit sur le sloop lorsque l’inspecteur sort de sa cachette et tente de modifier le cap. Le choc a pourtant lieu en même temps qu’une violente explosion qui précipite Moniquet à la mer. Il se retrouve blessé à bord du sloop, tandis que Jacqueline, blessée elle aussi, sombre dans un état voisin de la folie. Ils gagnent vaille que vaille l’île d’Oléron et Rochefort d’où l’enquêteur reconduit la jeune femme à Paris. Elle est soignée et, reprenant ses esprits, elle raconte à Moniquet toute l’histoire de sa vengeance, expliquant comment elle a tué Protov, comment elle n’a que blessé son fils, comment, enfin, elle s’apprêtait à faire sauter le yacht à la dynamite quand le geste désespéré de l’inspecteur a fait échouer l’entreprise. Elle lui confie aussi que sa haine s’atténue et qu’elle va tenter de reprendre pied dans la vie quotidienne, à la grande satisfaction de Moniquet qui ne désespère pas de se faire un jour aimer d’elle. En attendant, il donne sa démission en expliquant la situation à ses chefs compréhensifs et il devient journaliste. Quant à Jean Protov, il meurt, peut-être assassiné par son matelot, un dangereux criminel arrêté peu après par la police anglaise et enfermé dans un asile d’aliénés. Commentaire Après Une Femme a tué, La Femme en deuil offre un nouveau remaniement de La Femme qui tue. En dehors de l’aventure allemande de Claude et de sa condition princière, le destin de Jacqueline suit d’ailleurs pas à pas celui de l’héroïne de La Femme qui tue, l’intrigue des deux romans contenant de nombreux éléments semblables : même aventure maritime, même trouvaille d’un trésor au large de l’île d’Aix, même abordage par le yacht d’un père et d’un fils nobles habitant avenue du Bois et aidés par un serviteur borgne, même désir de vengeance de la jeune femme qui se déguise en homme, même meurtre du père dans 383 un train, même intérêt fasciné de la part d’un observateur qui surprend peu à peu le secret de la jeune femme, mêmes fuites de l’héroïne, etc. D’infimes détails se retrouvent d’une œuvre à l’autre, comme les vols à bord du yacht ou l’histoire du vieux Châtelaillon, même si les deux romans s’acheminent vers un dénouement différent dans les faits. Au reste, on peut déjà lire l’expression «la jeune femme en deuil» p. 84 de La Femme qui tue où elle hante précisément les quais de La Rochelle. Il faut ajouter que l’intrigue de ce dernier ouvrage ménage un suspense absent de La Femme en deuil, malgré un procédé plus original dans le roman qui nous occupe. En effet, dans La Femme en deuil, une introduction intitulée En manière d’avant-propos met en place des éléments d’intrigue constitués par des coupures de journaux disparates engendrant un certain mystère, éléments que le récit tente ensuite de relier entre eux ; la faiblesse narrative réside dans le fait que le suspense devant résulter de cette méthode est beaucoup trop vite éventé. Étant donné la ressemblance entre La Femme qui tue et La Femme en deuil, est-il besoin de préciser que La Femme en deuil présente aussi beaucoup de traits communs avec Une Femme a tué qui s’inspirait déjà fortement du roman primitif (voir pp. 73, 74, 111, 112, 113, 122, 123, 136, 137, 147) ? L’introduction mentionnée ci-dessus laisse apparaître dès ses premières lignes l’idée que l’homme est le même partout (pp. 7-8), idée que Simenon ne reniera pas après ses voyages autour du monde. Comme dans Les Deux Maîtresses, les circonstances atmosphériques sont en accord avec les sentiments (pp. 16, 18, 54, 56, 57, 59, 60). L’évocation de La Rochelle fait penser à celle de Fécamp dans L’Homme à la cigarette : «De la boue dans les rues, une boue répandant une forte odeur de résidus de poisson» (p. 100). L’inspecteur Gérard Moniquet n’a que vingt-huit ans et il possède le physique fluet des Sancette, Boucheron, Boulines ou autres L. 53 (voir la notice consacrée à Matricule 12). Il n’en présente pas moins une ressemblance biographique avec Maigret : «Il était né dans une petite ville du centre et il commençait ses études de droit à Paris, quand son père mourut. Alors, comme il n’était pas riche, il entra dans la police» (p. 71). Or, on sait que Maigret est né dans un village du centre de la France et a entrepris à Nantes des études de médecine qu’il a dû abandonner à la mort de son père pour entrer dans la police. La Femme en deuil contient quelques éléments dont les sources paraissent autobiographiques. Une tante de René Bécherel ressemble à la mère de Simenon telle que le romancier l’a dépeinte dans certaines œuvres : «Elle pleurait pendant des journées entières. Elle voyait tout en noir. Elle appréhendait sans cesse un nouvel accident, une catastrophe» (p. 19). Avant de réussir à vendre ses toiles, Bécherel a connu à Paris une période de vaches maigres (pp. 21, 39-40), tout comme Simenon. Les Protov possèdent un chien danois nommé Olaf, comme celui du romancier ; déjà présent dans Le Désert du froid qui tue et Le Lac d’angoisse, Olaf a ici une «silhouette […] énorme et puissante. Sa gueule large ouverte eût pu broyer d’un coup de dents la tête d’un homme» (p. 65). La passion de Bécherel pour la mer, qui illumine les premiers chapitres de l’œuvre, reflète assurément celle de Simenon. Nous voyons en outre le peintre dans un chantier de constructions navales de La Rochelle et commander au patron «un bateau qui soit un bateau ! Un bateau capable de faire du commerce, de la pêche, n’importe quoi ! Un bateau qui serve à quelque chose, enfin !» (p. 46). À la lecture de ce passage où le chantier est décrit de manière réaliste, on 384 imagine le chantier de Fécamp où Simenon a commandé la construction de l’ «Ostrogoth». Comme dans La Femme qui tue ou Les Adolescents passionnés, les pages consacrées à l’île d’Aix s’inspirent du séjour qu’y fit Simenon durant l’été 1927. De même, l’attirance éprouvée par Bécherel pour la région rochelaise rappelle celle du romancier qui avait été séduit par le ciel et les horizons charentais dès son premier contact de 1927. Un taxi G 7 apparaît p. 123. Extraits «Si le Breton est résolument hostile — méfiant, en tout cas — à l’égard de tout ce qui est étranger à sa Bretagne, le Charentais, au contraire, se montre très vite accueillant et même familier» (p. 24). «Pour le lecteur anglais, l’expression “agent C. 24” évoque fatalement un monsieur long et glabre, entre deux âges, vêtu d’un ulster décoloré, d’un complet gris, coiffé d’une casquette plate et regardant la vie avec des petits yeux en vrille, capables de découvrir les dessous de toutes choses. Car c’est là le type parfait du policier selon la littérature anglaise, type dont le plus beau spécimen est Sherlock Holmes lui-même. Pour le lecteur français, les mêmes mots évoquent une image différente, à savoir un monsieur vêtu de noir, chaussé de forts souliers, coiffé d’un chapeau melon, le visage orné de sourcils épais et de moustaches belliqueuses, la main éternellement armée enfin d’une canne ferrée. Or, l’agent C. 24, de la brigade spéciale, ne ressemblait ni à l’un ni à l’autre de ces prototypes du policier» (pp. 69-70). «Ceux qui croient que le métier de policier consiste en des actions prestigieuses, en de savantes déductions et en combats eussent été détrompés bien vite en suivant Moniquet cette (sic) après-midi-là. Il n’avait pas eu le temps de s’embarrasser d’un chaud manteau de voyage, lui, ni même d’un simple imperméable. Rien qu’un léger complet et qu’un pardessus plus léger encore. Après une heure, tout cela était détrempé, de même que les chaussures de ville. En outre, il faisait froid et c’est en vain que Moniquet cherchait de la chaleur pour ses mains au fond de ses poches. Pendant quatre heures, pourtant, quatre tours complets d’horloge, il arpenta un même quai, long de cent cinquante mètres, passant devant les mêmes maisons banales, contemplant les mêmes mâts immobiles, le même yacht figé le long des pierres lavées par la pluie» (p. 100). 385 «L’action porte en elle-même un entrain, une fièvre qui nous font accepter les pires situations, les plus atroces souffrances même. Le calme, au contraire, l’attente nous minent lentement, nous rongent, nous font douter de tout et surtout de nous-mêmes !» (p. 168). À consulter J. BEDNER, Simenon et le jeu des deux histoires. Essai sur les romans policiers, Amsterdam, Institut de Romanistique, 1990, p. 13. J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 78-79, 130-132, 157-158, 166-167, 169, 170. M. DUBOURG, «Géographie de Simenon», in Simenon (sous la direction de F. Lacassin et G. Sigaux), Paris, Plon, 1973, p. 142. M. DUBOURG, «Maigret et Cie ou les détectives de l’agence Simenon», Mystère-Magazine, n° 203, décembre 1964, p. 111. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, pp. 25-26. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 268. M. LEMOINE, «Les villes charentaises et vendéennes dans l’œuvre romanesque de Georges Simenon», in Cahiers Simenon, n° 2, Les lieux de la mémoire, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1988, pp. 25-26. M. LEMOINE, «Maigret en gestation dans les romans populaires», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, p. 65. M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 104-108, 161-162, 163, 175, 224, 225-226. Georges Sim, La Femme rousse «Roman-Reportage» Roman policier Paris, Tallandier, «Criminels et Policiers» (nouvelle série), 7, 1933, 18,5 x 12 cm, 188 pp. Rédaction probable : fin de 1929. Trois parties de sept, cinq et sept chapitres, le deuxième chapitre de la troisième partie étant noté III. I, 1 : M. Georges. 2 : Les exploits du tueur. 3 : La femme rousse. 4 : Les bureaux du boulevard Haussmann. 5 : Le taxi retrouvé. 6 : Mlle Louise. 7 : Les brutalités du commissaire Maigret. II, 1 : La maison du parc Montsouris. 2 : Le tiroir aux photographies. 3 : Le crime de l’hôtel du Louvre. 4 : Le filet se resserre. 5 : Hélène. III, 1 : Le refuge de Joinville. 2 (3) : L’homme blessé. 3 : La journée des trois coups de 386 téléphone. 4 : Le fuyard. 5 : Le jardin aux groseillers (sic). 6 : Les trois. 7 : Une poussière dans le carburateur. Résumé Malgré la paisible retraite dont il jouit à Samois, Marcel Debonnier est inquiet, car un billet anonyme vient de l’avertir que Georges, le fiancé de sa fille Hélène, n’est autre que Jojo-le-Tueur, auteur de plusieurs assassinats à Paris et en banlieue. Voulant en avoir le cœur net, il file Georges à Paris où il rencontre son futur gendre en compagnie d’une mystérieuse femme rousse et où il recueille divers indices qui lui font penser que le billet n’a pas menti. L’enlèvement d’Hélène par Georges le conforte dans son opinion, d’autant plus qu’il trouve la police, incarnée par le commissaire Maigret, sur la piste de Georges. Pourtant, Maigret n’affirme rien : il conseille simplement à Debonnier de ne pas se mêler de cette histoire et de rentrer à Samois. Le retraité ne suit pas ce conseil, bien au contraire : dans son opiniâtreté à vouloir retrouver sa fille, Georges et la femme rousse, il va même jusqu’à contrecarrer l’action policière, au grand dam de Maigret. Au cours de ses pérégrinations parisiennes, il manque d’être assassiné, mais retrouve finalement Hélène qui n’a pas renoncé à l’amour qu’elle éprouve pour Georges. Son père l’emmène dans une auberge campagnarde où ils soignent leurs blessures morales et où Georges, lui-même blessé au sens propre, vient les rejoindre. Ce dernier est sur le point d’être arrêté par la police lorsqu’il abat celui qui l’a blessé à Paris. Maigret, cependant, n’arrête pas Georges dont il a deviné l’histoire. Son nom est Favereau, né au Mexique de parents français. Il y a dix ans, ceux-ci sont morts torturés par des bandits qui exigeaient leur argent. Avec sa sœur — la femme rousse — et deux amis, il s’est juré de les venger. Il vient de tuer le dernier de ces tortionnaires encore en vie. Maigret laisse échapper le justicier qui va épouser Hélène. On attend même le commissaire au mariage. Commentaire Bien que l’intrigue connaisse peu de rebondissements, le roman ne se lit pas désagréablement. Il laisse place à quelques belles images (p. 72) et certaines notations sont déjà bien simenoniennes, telles celles qui terminent le deuxième chapitre de la troisième partie : «Une péniche sortait lentement, gauchement du canal, déviait à cause du courant. Ses chevaux, sur la rive, s’arc-boutaient sur leurs pattes basses. Dans l’écluse, un remorqueur sifflait, surchauffé d’orgueil. Et une petite fille, au bord de l’eau, s’amusait à tremper la tête de sa poupée dans le courant, s’aplatissait sur l’herbe pour la baigner davantage» (p. 141). Comme plusieurs romans futurs, dont ceux de Maigret, celui-ci, peut-être par souci de réalisme, fait apparaître des considérations gastronomiques : «Le gigot était cuit à point, rose et fondant à l’intérieur, croustillant à l’extérieur» (p. 12). 387 Or, il s’agit bien d’un roman où intervient Maigret, le troisième après Train de nuit et La Figurante. Par rapport à ce dernier ouvrage, on y trouve peu d’éléments neufs, même si Maigret joue un rôle légèrement plus actif dans le cadre de l’enquête dont il s’occupe et si sa présence s’affirme davantage. C’est «un des meilleurs policiers que la France possède» (p. 107) et les journaux parlent déjà de sa «sagacité opiniâtre» (p. 110). C’est lui que l’on charge de guider «le chef de la police de Mexico» (p. 172) venu étudier l’organisation de la police judiciaire française, ce qui anticipe les pages savoureuses de Mon Ami Maigret où le commissaire est chargé d’une mission semblable et fait découvrir l’île de Porquerolles à l’inspecteur Pyke, de Scotland Yard. Lors de la première apparition de Maigret dans le roman, Simenon souligne l’antithèse qui existe entre l’aspect physique du commissaire et son patronyme. C’est, à notre connaissance, la seule fois, dans toute son œuvre, que le romancier attire ainsi l’attention sur cette opposition* : «Il avait une cinquantaine d’années, peut-être un peu moins. Il était large d’épaules, épais de torse et de visage. Il respirait à la fois une certaine bonhomie ironique et une assurance anormale. — Commissaire Maigret ! laissa-t-il tomber gaiement, comme il eût dit quelque chose de très drôle. Et M. Debonnier se tassa sur lui-même. Il se sentait dominé par la carrure écrasante de son compagnon en même temps que par son air de confiance en soi. Il n’était pas question de lui échapper» (p. 65). Pourtant, le commissaire montre parfois un «visage dur» (p. 78) qui lui enlève «toute bonhomie» (ibid.). Il peut aussi être «hargneux, après avoir grogné sur tout le monde» (p. 184). Sa silhouette donne «une impression saisissante de calme» (p. 66) ; c’est un «homme énorme, puissant, sûr de lui comme un marteau-pilon qu’entraîne une puissance de quelques milliers de chevaux-vapeur …» (p. 147). Comme dans La Figurante, sa main est grosse (p. 66) et large (p. 68), de sorte que sa poigne serre «les phalanges […] à les briser» (ibid.). Cette main triture «le fourneau d’une pipe, toute noire à force d’être calcinée» (p. 66), pipe plusieurs fois évoquée et accompagnant Maigret tout au long de son enquête. Comme dans Train de nuit, Maigret est assisté par Torrence, brigadier comme dans L’Inconnue. Il est dit ici «bras droit» (p. 98) du commissaire. Le père de Favereau a été assassiné après avoir subi le supplice de la poucette (p. 175), déjà rencontré dans Se Ma Tsien, le sacrificateur, Katia, Acrobate et L’Homme de proie. L’extrait suivant, où Debonnier pressent qu’une mauvaise nouvelle va lui être annoncée, semble d’inspiration autobiographique : «Cela lui rappela le collège, le frisson qui prenait l’élève à la nuque quand le préfet de discipline le priait ainsi d’entrer dans son * On rappellera pourtant ce fragment de dialogue extrait de Maigret au Picratt’s : «— Comment vous appelle-t-on ? — Maigret. […] — Un nom facile à retenir. Surtout que vous êtes plutôt gros» (in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1968, t. XV, p. 494). 388 cabinet. Car ce n’était jamais pour des félicitations !» (p. 115). Ceci annonce certains démêlés de Roger Mamelin avec le préfet des études du collège liégeois Saint-Servais (Pedigree, in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1968, t. 19, pp. 127-131). Or, on sait que Roger Mamelin offre plus d’une ressemblance avec le jeune Georges Simenon … Extrait «Il braquait droit devant lui un regard tenace. Et il faisait penser ainsi à quelque bon toutou d’appartement qui attaque soudain un dogue trois fois gros comme lui, qui est en plaies dès les premières passes, mais qui s’accroche, sanglant, secoué comme une loque par le molosse, qui s’obstine tant et si bien qu’il faut enfin lui ouvrir la gueule de force pour délivrer son puissant adversaire fou de rage …» (p. 72). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 202-203. M. DUBOURG, «Maigret et Cie ou les détectives de l’agence Simenon», Mystère-Magazine, n° 203, décembre 1964, p. 114. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, pp. 45-46. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). F. LACASSIN, Conversations avec Simenon, Genève, La Sirène/Alpen, 1990, pp. 76, 159. F. LACASSIN, Mythologie du roman policier, Paris, Union Générale d’Éditions, 1987, t. II, pp. 18, 19, 20, 26-28. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 267. M. LEMOINE, «Maigret en gestation dans les romans populaires», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, pp. 69-71. C. MENGUY et P. DELIGNY, «Les vrais débuts du commissaire Maigret», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, pp. 33-34. M.-C. ROBESCO, Romans populaires sous pseudonymes ou les débuts littéraires d’un écrivain mondialement célèbre : Simenon (mémoire de licence en philologie romane, Université de Liège, 1990), pp. 113-115, 165, 193, 194-196, 223. Georges Sim, Le Chinois de San-Francisco (sic) Roman sentimental et policier Paris, Tallandier, «Romans célèbres de drame et d’amour», 157, 1930, 22 x 18 cm, 122 pp. Rédaction probable : 1929 (en lecture — Détective — dès cette année-là). Trois parties de cinq, cinq et quatre chapitres. I, 1 : La maison de verre. 2 : Edwin C. Ward. 3 : Polovzef trouve un Chinois. 4 : Monsieur Tchang. 5 : Les mouches bleues. 389 II, 1 : Deux visites et une explosion. 2 : La nuit de Redwood. 3 : Un mort. 4 : M. Brooks est furieux. 5 : Le défenseur du Chinois. III , 1 : Une liberté toute provisoire. 2 : Un homme prudent. 3 : Une réunion de famille. 4 : Les Tongs. Résumé Al Bradford est fiancé à Billie Ward, mais celle-ci est mystérieusement enlevée. L’enlèvement inquiète d’autant plus le fiancé que la veille, le riche homme d’affaires Edwin C. Ward, père de Billie, a été blessé d’une balle. Il demande à son ami Serge Polovzef, dont il connaît l’art de résoudre les énigmes, de mener une enquête parallèle à celle qu’entame Brooks, chef de la police de San Francisco. Tandis que celle-ci piétine, Polovzef avance péniblement en se basant sur un simple cheveu qu’il a trouvé. Amené à fréquenter les basfonds de San Francisco et le milieu chinois de la ville, il est bien près de trouver la mort : on tire sur lui, on fait sauter à la dynamite un bateau qu’il a gagné au jeu et Ward lui-même tente de l’assassiner. Le lendemain, c’est l’homme d’affaires qui est tué dans son bureau directorial. Alors que s’accumulent les incertitudes et que la police ne sait quelle piste suivre dans cette affaire embrouillée, Polovzef apporte la solution. Ward était un fantoche tombé entre les mains d’une secte chinoise, les Tongs, qui organisaient un vaste trafic de drogue entre l’Asie et les Etats-Unis, sous le couvert d’une prospère affaire commerciale. L’arrivée de l’intègre Bradford dans la famille de Ward ne leur a pas plu, de sorte qu’ils ont tiré sur l’homme d’affaires en guise d’avertissement avant d’enlever sa fille : ce faisant, ils ont évité le mariage et acquis un moyen de pression supplémentaire. Ward a voulu assassiner Polovzef quand il a compris que celui-ci était sur la piste de la vérité. Enfin, il a été tué lorsqu’il a montré des velléités de révolte vis-à-vis des Tongs. Bradford épousera donc une Billie retrouvée saine et sauve, une Billie qui plaisait pourtant aussi à Polovzef. Commentaire Malgré la simplicité d’un résumé fortement réduit à ses éléments essentiels, l’intrigue de ce roman à la fois sentimental, policier et d’aventures est embrouillée à souhait, d’autant plus que le détective, dont on suit le début de l’enquête, disparaît soudain au deuxième chapitre de la deuxième partie. Dès lors, le lecteur en est réduit aux supputations jusqu’à ce que Polovzef refasse surface à la fin de l’ouvrage pour livrer le nœud de l’affaire, inattendu et lié à un élément dont il n’avait pas été question : la secte des Tongs. Cette secte mystérieuse se livre au banditisme sous le couvert d’une religion traditionnelle, comme le faisaient les Fongs dans Se Ma Tsien, le sacrificateur. Peut-être est-ce à la présence de ces redoutables et impénétrables Tongs que l’on doit l’aspect fantastique assumé parfois par le roman : «Deux mains énormes, au bout de bras démesurés, saisirent l’ex-prisonnier par la tête et l’attirèrent. Ce fut vraiment hallucinant. Ces bras ne paraissaient pas humains. Ils faisaient penser aux tentacules d’une pieuvre invraisemblable. 390 Et leur force était telle que le minuscule Fils du Ciel n’eut même pas le temps de se débattre» (p. 93). L’humour n’est pas absent de l’œuvre, ainsi qu’en témoigne l’extrait suivant où le P majuscule nous incite à ne pas voir ici un comique involontaire : «— Alors, c’est tout ce que tu racontes ? questionna celui-ci en regardant l’homme jaune avec le même intérêt qu’un éléphant, par exemple, regarderait un Pékinois» (p. 94). On se donne des coups de couteau dans le quartier chinois de San Francisco dès Dolorosa et Les Adolescents passionnés. D’autre part, c’est aussi à San Francisco qu’un joueur malchanceux perdait déjà son bateau dans La Panthère borgne. Tels sont les lieux communs de la cité californienne retenus par les romans populaires de Simenon. Le supplice de la poucette est à nouveau évoqué (p. 95), après l’avoir été dans Se Ma Tsien, le sacrificateur, Katia, acrobate, L’Homme de proie et La Femme rousse. Polovzef n’a guère de points communs avec Maigret, sinon le fait qu’il n’a pas d’idées préconçues au début de l’enquête (p. 22). Il s’oppose à lui et aux autres policiers ou détectives du corpus populaire par son esprit de logique et ses méthodes déductives qui font davantage penser aux investigations intellectualisées d’un Dupin, d’un Sherlock Holmes et de leurs émules. Extrait «Il y avait six motos. On ne pouvait savoir si les détonations qu’on entendait étaient la pétarade des moteurs ou celle des mitrailleuses. Vingt, trente secondes plus tard, tout était fini. Poursuivis et poursuivants étaient passés. Ils étaient déjà loin, et la rue reprenait son aspect habituel. Il y avait seulement quelques groupes, sur les trottoirs, où l’on discutait. — Encore les bootleggers ! fit Al Bradford avec indifférence. Tu viens ? Il s’installa au volant. Serge prit place à son côté. Les événements de ce genre sont assez fréquents dans les grandes villes américaines pour que les populations soient blasées» (p. 10) À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 146, 159-160. M. DUBOURG, «Maigret et Cie ou les détectives de l’agence Simenon», Mystère-Magazine, n° 203, décembre 1964, p. 110. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, pp. 38-39. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 32, 35, 58, 63, 71, 75. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 267. 391 Georges Sim, Le Château des Sables Rouges * Roman policier Paris, Tallandier, «Criminels et Policiers» (nouvelle série), 14, 1933, 18,5 x 12 cm, 188 pp. Rédaction probable : fin de 1929 (en lecture — Lecture pour tous — cette année-là). Trois parties de six, cinq et cinq chapitres suivies d’un épilogue. I, 1 : Une rencontre inattendue. 2 : Le château de Roodezand. 3 : Elina. 4 : L’homme qui respire. 5 : Les huit récitants. 6 : L’Apocalypse. II, 1 : Les chanteurs de psaumes. 2 : Le château vide. 3 : L’affront. 4 : L’entrevue. 5 : L’assassin. III, 1 : Le feu. 2 : La nuit rouge. 3 : Le martyr. 4 : Les Compagnons de l’Apocalypse. 5 : Le médaillon. Résumé Le château des Sables Rouges s’élève près de Slochteren, dans le nord des Pays-Bas. Un savant anglais, Crosby, et un savant français, Groust, ont été les hôtes du châtelain, le comte Van Dijkstra, avant de disparaître. C’est pourquoi l’Intelligence Service et le Deuxième Bureau ont dépêché sur place leurs meilleurs limiers, Harry Mower et Sancette, que le hasard conduit ainsi à mener une enquête parallèle. Sancette réussit à s’introduire dans le château où il est reçu par le comte d’une manière glaciale répondant aux conditions atmosphériques qui règnent à l’extérieur durant cet hiver exceptionnellement rigoureux. Aux Sables Rouges, Sancette se sent espionné et surprend une réunion de huit personnes chantant des psaumes avant de commenter l’Apocalypse. Sur quoi il est enfermé dans une cave d’où il est délivré par Mower, mais l’édifice semble vide, alors qu’apparaît à l’auberge du village un des participants à la curieuse cérémonie qui s’est déroulée au château. Peu après, Mower est grièvement blessé par ce personnage. La nuit suivante, les Sables Rouges sont la proie d’un incendie et on a la surprise de voir en sortir le comte, son intendant Karl et la fille de celui-ci, Beetje. Tandis qu’Elina, fille du comte, revient en toute hâte de Groningue où elle réside chez une tante, des scènes confuses se succèdent dans la nuit enneigée et éclairée par les lueurs de l’incendie. Elina supplie les policiers de ne pas abattre son père qu’elle considère comme un fou. En fait, c’est Karl qui tue son maître et apporte aux policiers toute la lumière sur l’affaire. Le comte Van Dijkstra, autrefois distingué romaniste enseignant à l’Université de Groningue, a été profondément affecté par la mort de son fils pendant la guerre ; il a accusé la science, mise au service de fins militaires, de l’avoir tué et, subissant l’influence d’un instituteur amstellodamois nommé Smit, il a fondé la secte des Compagnons de l’Apocalypse, destinée à éliminer les savants de la surface du globe. Cependant, c’est Smit qui tuait : Crosby et Groust ont été ses victimes. C’est lui aussi qui a mis le feu au château, devinant que les Compagnons commençaient à se poser trop de questions sur leur action «humanitaire». En fait, Karl a donc tué un fou qui devenait trop dangereux : il est laissé en liberté, tandis que Smit se suicide. * Autre titre proposé et non retenu : Les Compagnons de l'Apocalypse. 392 Commentaire Le roman se montre soucieux de réalisme et la recherche de l’atmosphère ne diffère pas tellement du stade qu’elle atteindra dans les œuvres ultérieures (pp. 5-6, 7, 8, 10, 25, 27, 32, 36, 41, 47, 61, 112, 123, 125, 187). La peinture de la couleur locale reçoit à cet égard tous les soins de l’auteur : nous ne pouvons ignorer que l’action se déroule dans le nord-est des Pays-Bas ; Sancette va même jusqu’à user du néerlandais pour demander une chambre d’auberge, l’ouvrage étant émaillé de quelques mots appartenant à cette langue. Simenon s’amuse manifestement lorsqu’il reproche aux romanciers de ne pas montrer assez leurs personnages endormis : «Le seul personnage que presque tous les romanciers oublient, c’est le sommeil. Et on voit leurs héros s’activer pendant des jours et des nuits sans rien perdre de leur ardeur et de leur lucidité» (p. 135). L’ouvrage met à nouveau en scène l’inspecteur Sancette, dont on apprend qu’il est l’inspecteur n° 107 de la Brigade mobile, détaché provisoirement au Deuxième Bureau (p. 9). Il fume une pipe en racine de bruyère (p. 78) et fait preuve d’un dynamisme qui contraste fort avec la placidité de son collègue britannique. Sancette se retrouve une fois encore emprisonné dans une cave menaçant de devenir son tombeau ; c’est une situation à laquelle il doit commencer à s’habituer puisqu’il avait déjà été enfermé en un tel lieu dans Captain S.O.S. et Matricule 12. En outre, les conditions de détention de Sancette dans la cave humide d’un château isolé au milieu d’un paysage enneigé et glacial du nord des Pays-Bas ressemblent fort à celles qui étaient le lot du Jarry de La Femme qui tue dans un château du Mecklembourg. Le thème de la lutte contre la science génératrice de maux était abordé dans L’Oiseau blessé, dont l’intrigue n’avait pourtant rien à voir avec celle de ce roman-ci. Dans Le Pendu de Saint-Pholien, Simenon appellera Compagnons de l’Apocalypse le groupe de jeunes artistes et étudiants liégeois qui se réunissent dans un local sordide situé derrière l’église Saint-Pholien où ils refont le monde durant des nuits d’ivresse imprégnées d’une ambiance mystico-érotique. Ce groupe, inspiré par celui dont Simenon a fait momentanément partie — la Caque —, n’a de commun avec celui du Château des Sables Rouges que son nom et certains propos destructeurs partiellement inspirés de l’Apocalypse. Simenon utilisera à nouveau le patronyme Crosby dans Nouchi, La Tête d’un homme et Le Blanc à lunettes. Harry Mower, l’envoyé de l’Intelligence Service aux Sables Rouges, est «un garçon de vingt-cinq à trente ans, maigre et long, mélancolique» (p. 9), qui n’a donc rien à voir avec la forte stature de Maigret. Néanmoins, comme lui, il n’a aucune idée préconçue touchant l’enquête en cours : «Je ne crois rien !…», proclame-t-il. L’action du roman se passe non loin de Delfzijl, où Simenon a situé un de ses premiers romans de Maigret, Un Crime en Hollande. Cette communauté géographique se traduit par l’évocation de la même couleur locale et d’une atmosphère semblable, à la saison près, mais aussi par la reprise de certains prénoms (Cornelius, Beetje) et même du patronyme Pijpekamp, bien peu connu de l’onomastique française, qui désigne un aubergiste dans Le Château des Sables Rouges et un inspecteur de police dans Un Crime en Hollande. Or, on sait que Simenon s’est vanté de n’avoir «pas pris la peine de changer les noms» de personnes réelles lorsqu’il a rédigé Un Crime en Hollande (Les Nouvelles littéraires, 22 août 1931). 393 On remarquera en outre que dans ce dernier roman, Maigret est envoyé à Delfzijl pour aider un savant français impliqué dans une affaire criminelle, tout comme Sancette est chargé d’une enquête concernant la disparition d’un autre savant français. L’image de l’aquarium, déjà décelée dans Miss Baby, est à nouveau utilisée pour souligner l’isolement de Sancette au cœur du château étranger et hostile : «Sancette eut l’impression de s’agiter comme un poisson muet dans le jour livide d’un aquarium» (p. 44). On sait combien cette image envahira l’œuvre future. La photo du «défilé des Gueules cassées sous l’Arc de triomphe» (p. 170), conservée par Van Dijkstra, annonce-t-elle de très loin la toile que Louis Cuchas hésite à appeler La Guerre ou Le Défilé dans Le Petit Saint (in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1970, t. 39, pp. 164-165, 179-180) ? On y voit aussi, en tout cas, un défilé de soldats se dirigeant vers l’Arc de Triomphe, même si ces éléments sont transfigurés par le génie de l’artiste. Le cadre spatial est évidemment inspiré par le séjour de Simenon dans le nord des PaysBas durant l’automne 1929 et l’hiver 1929-1930, hiver rigoureux que l’écrivain a plusieurs fois évoqué dans ses œuvres à caractère autobiographique et dont le reflet se laisse percevoir dans de nombreuses pages du roman. Comme dans ses œuvres futures, quelques lignes suffisent ici à Simenon pour évoquer avec sûreté le paysage sous la neige ou la ville de Groningue (pp. 180, 183) d’où s’élancera quelques années plus tard la singulière aventure déviante de Kees Popinga dans L’Homme qui regardait passer les trains. Le roman fait aussi allusion à l’histoire et à la légende de Stavoren (pp. 163-164), le port où fut abrité l’«Ostrogoth» durant ce rude hiver, où Simenon écrivit probablement l’une ou l’autre des quatre fictions mettant en scène le Maigret préhistorique des romans populaires, où il rédigea peut-être — qui sait ?— Le Château des Sables Rouges au début des grands froids, où il composa certainement plusieurs des ouvrages dont nous tentons ici de donner une idée. Quant au château des Sables Rouges, évoqué extérieurement p. 16 et situé près de Slochteren, au milieu du seul bois de la région, il correspond selon toute vraisemblance au véritable château de Fraeylemaborg ; en tout cas, s’il désire admirer ce petit château tout entouré de douves, le visiteur découvre avec surprise la terre rougeâtre des allées qui l’y conduisent. Sans doute n’est-il pas sans intérêt de rappeler que Simenon voyait dans Le Château des Sables Rouges le meilleur de ses romans populaires. «J’aurais presque pu le signer Simenon», a-t-il déclaré, selon le témoignage de Francis Lacassin. Extraits «Personne sur les routes, que le train traversait sans s’encombrer de passages à niveau. Sur les canaux, quelques traîneaux chargés de foin, de tourbe ou de charbon. Le contrôleur était emmitouflé dans de triples épaisseurs de vêtements. Le thermomètre indiquait 30° sous zéro. La voie, elle aussi, avait l’air d’un jouet. De temps en temps, le train hésitait à s’arrêter devant une petite gare sortie d’un jeu de construction. Mais comme le conducteur savait qu’il n’y avait qu’un voyageur dans son convoi, il se contentait de siffler et de poursuivre sa route. Les chefs de gare, en casquette orange, ne mettaient même pas le nez dehors. 394 On brûla deux, trois sations (sic). Le voyageur, inquiet, se dirigea vers la cabine du machiniste. — Vous savez que je descends à Roodezand ? … L’homme ne comprit que Roodezand, écarquilla les yeux, eut juste le temps de bloquer ses freins, car on y était. On ne voyait même pas de village ! Une gare constituée par une simple salle d’attente, au milieu de laquelle se dressait un levier d’aiguillage. Comme on ne s’attendait pas à l’arrivée d’un voyageur, il n’y avait personne pour poinçonner le billet et pour ouvrir la barrière que le Français dut enjamber. En face de lui, un ruban de route, dur comme de la pierre, à cause du gel. À cinq cents mètres, trois ou quatre toits, puis des arbres. Le train à moteur, enfin débarrassé de son unique voyageur, s’en allait à sa guise, sans se soucier des horaires ni des signaux, à travers une campagne parfaitement déserte. Au ciel, il y avait un soleil ironique, jaune comme une pastille pour la toux, qui se contentait de mettre des reflets glauques sur la glace sans essayer de la faire fondre» (pp. 5-6). «Le bâtiment n’était pas très vaste. Comme château, c’était même minuscule. Mais, ce qui lui donnait grand air, c’était ce bois qui l’entourait et qui était le seul à des lieues à la ronde. En outre, les murs s’élevaient à même les canaux, — à ce moment gelés, — qui formaient une ceinture en autres temps infranchissable. Il n’y avait pas de pont-levis. On accédait au perron en canot. À cette heure, on ne voyait aucune lumière aux fenêtres. Et, dans la nature gelée, le bois ne formait qu’une masse noire et blanche, sinistre» (p. 16). «Il y a des mots qui reviennent comme un leit-motiv obsédant : froid, glace, neige, froid, glace … Mais ces événements se déroulaient au cours d’un hiver dont on parlera encore dans vingt ans. Pour Sancette, la notion de froid devait rester à jamais inséparable du souvenir des Sables Rouges et certaines sensations restèrent plus profondément gravées dans sa mémoire — dans la mémoire de sa chair — que des souvenirs précis et objectifs. 395 Par exemple, cette impression de glace qui l’avait saisi lorsqu’il avait pénétré dans la grande salle du rez-de-chaussée du château …» (p. 108). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 175-176. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, pp. 43, 50. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). A. JARNAC, «Quand Simenon n’était que Georges Sim. De l’aventurier Jarry à l’inspecteur Sancette», Désiré, n° 15, 1er trimestre 1977, p. 286. F. LACASSIN, Conversations avec Simenon, Genève, La Sirène/Alpen, 1990, pp. 120-121. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, p. 269. C. MENGUY, «Un rouquin nommé “G.7” (les précurseurs de Maigret)», Désiré, n° 29, octobre 1970, p. 865. Georges Sim, L'Homme qui tremble Roman policier Paris, Fayard, «L’Aventure», 19, 1930, 28 x 19 cm, 62 pp. Rédaction probable : hiver 1929-1930. Trois parties de sept, six et six chapitres. I: La maison de Sartrouville. 1 : Le disparu de la Pentecôte. 2 : Le nœud en tête d’alouette. 3 : Le nommé Planchet. 4 : Le blessé du «Soleil Couchant». 5 : La fuite de Planchet. 6 : L’avertissement. 7 : La fin de la série. II : La Mère à L’Ours. 1 : L’auto brune. 2 : Un second rébus. 3 : La nuit des rêves sans sommeil. 4 : Le repaire vide. 5 : Le château des Trailles. 6 : Les locataires du château. III : Le châtelain des Trailles. 1 : La prisonnière obstinée. 2 : Sancette et sa famille. 3 : Les deux Froget. 4 : L’homme traqué. 5 : Martin. 6 : L’homme qui veut perdre son nom. Résumé La disparition à Sartrouville de Léon Froget, un placide contremaître à la poudrière de Vincennes, marque le début d’une enquête compliquée de l’inspecteur Sancette, de la P.J. de Paris, enquête au cours de laquelle il frôlera trois fois la mort. Un cadavre est découvert dans la maison de Sartrouville où Froget est entré. À Paris, un homme correspondant au signalement de Froget abat un individu louche et blesse un autre qui est arrêté ; le même homme tente d’abattre Sancette, mais c’est lui qui est blessé par l’inspecteur. Entre-temps, Mme Froget et son fils disparaissent. Sancette suit la piste de la voiture où se trouvait Froget — ou l’homme qui lui ressemble —, piste qui le conduit à Conflans où il apprend que le conducteur s’appelle Martin. Celui-ci semblant en fuite, Sancette le recherche jusqu’à 396 Saint-Ouen où il est capturé dans la maison de la Mère à l’Ours et enfermé dans une cave d’où le sort … Froget, un Froget blessé qui réussit à s’enfuir avec d’autres bandits avant que Sancette, isolé, ait pu intervenir. Sachant que Martin a été chauffeur d’un comte des Trailles, qui possède un château près de Saint-Amand, Sancette s’y rend et n’y découvre pas le comte, absent, mais bien … la femme et le fils de Froget qui y sont retenus prisonniers. Terrorisée, Mme Froget ne veut pas quitter le château et Sancette ne parvient que difficilement à la persuader de rentrer à Paris. Peu après, Froget regagne aussi son domicile, blessé et délirant. Sancette fait libérer le prisonnier blessé : celui-ci est aussitôt suivi par un homme en trenchcoat qui le menace. Sancette arrête ce dernier qui succombe à une crise cardiaque : c’est le sosie de Froget. Enfin, Martin est arrêté et, sachant son chef mort, il parle. Le nœud de l’affaire se situe dans un passé lointain et américain. À l’époque, Martin était déjà le chauffeur du comte des Trailles, possesseur de mines au Chili. Un vagabond surnommé le Coiffeur s’est aperçu de sa ressemblance avec le comte et, au moment où celuici rentrait en France après plusieurs années d’absence, il l’a fait assassiner par quatre complices — car c’est un lâche — et il a pris sa place. Rentré en France, le Coiffeur, devenu comte des Trailles, s’est trouvé en butte au chantage de ses quatre complices, tandis que Martin le quittait. Malgré sa lâcheté qui l’a longtemps fait payer ce que les autres exigeaient, il a finalement voulu se libérer de cette charge. Pour cela, il a retrouvé Martin, qui a fait à nouveau office de chauffeur, et il a loué une maison isolée de Sartrouville où il comptait procéder à la liquidation des quatre maîtres-chanteurs. Le jour où, surmontant sa lâcheté qui l’avait empêché jusque-là de tuer lui-même, le Coiffeur a abattu sa première victime, il a été surpris par Froget et, frappé par cette nouvelle ressemblance entre le contremaître et lui, il l’a forcé à travailler sous ses ordres. Pour exercer une pression sur lui, il a emprisonné sa femme et son fils ; c’est donc bien Froget qui a commis sous la contrainte les deux crimes suivants et a tenté de tuer Sancette devenu gênant. Le bilan est lourd : le Coiffeur est mort, ainsi que deux de ses anciens complices ; un troisième, le blessé libéré, sera arrêté plus tard en Belgique ; le quatrième est retrouvé et condamné au bagne ; Martin en prend pour cinq ans. Quant à la Mère à l’Ours, c’est la mère du Coiffeur. Froget et sa femme sont engagés comme régisseurs au château des Trailles par la famille héritière du véritable comte. Commentaire Ce récit au rythme rapide et bien enlevé souffre d’une intrigue compliquée à l’excès et basée sur une double substitution due à une très forte ressemblance entre trois personnages : le comte des Trailles, le Coiffeur et Léon Froget. La description de la zone et des ruelles de Saint-Ouen (p. 29) rappelle celle que La Femme qui tue donnait du même lieu (p. 51). C’est là que Sancette est retenu prisonnier dans une cave (pp. 31-32) qui s’apparente à la fosse de Papeete où il avait été jeté dans Captain S.O.S., ainsi qu’aux caves de Samois et Roodezand où il aurait terminé ses jours sans une intervention extérieure dans Matricule 12 et Le Château des Sables Rouges : l’inspecteur a décidément pris un abonnement pour les sous-sols. Dans Captain S.O.S., Sancette n’avait dû son salut qu’à sa volonté inébranlable qui lui avait fait creuser un souterrain de ses propres mains ; c’est de la même façon que le héros des Pirates du Texas avait pu se sauver d’une même situation. Or, ce roman-ci, qui témoigne à plusieurs reprises d’une recherche 397 de réalisme, émet des doutes quant aux possibilités pratiques d’un tel acte : «Il n’ignorait pas que c’est surtout dans les romans qu’un homme enfermé comme lui se met à creuser un long boyau dans la terre pour émerger enfin à l’air libre» (p. 32). Sancette se permet également, lui qui travaille sur le tas dans des circonstances parfois pénibles, de critiquer irrévérencieusement les méthodes déductives et intellectuelles de Sherlock Holmes (p. 34). Ce n’est pas la première fois non plus que l’œuvre mentionne le cinéma de Saint-Amand, ouvert ici trois jours par semaine (p. 39), tandis que les spectateurs y avaient seulement accès le samedi et le dimanche dans Celle qui revient (p. 2). Un bar parisien du faubourg Montmartre est appelé bar du Soleil Couchant. Un autre, tout proche des Halles, était dit bar du Soleil Levant dans Matricule 12. L’épouse du comte des Trailles est morte à la suite d’un accident de cheval, celui-ci s’étant emballé après avoir été mordu par une vipère (p. 49). Un tel incident figurait déjà dans Chair de beauté et Les Nains des cataractes. Le fait ne mériterait sans doute pas d’être signalé si un différend n’avait opposé Simenon à sa seconde épouse, Denise, à propos d’une chute de cheval de celle-ci, chute causée aussi par la morsure d’un serpent — c’est tout au moins la version donnée de l’accident par Denise et contestée par son mari (voir D. Simenon, Un Oiseau pour le chat, Paris, Simoën, 1978, p. 131 et G. Simenon, Mémoires intimes suivis du Livre de Marie-Jo, Paris, Presses de la Cité, 1981, pp. 222-225). Curieux prolongement biographique d’un motif romanesque ! Dans l’œuvre signée Simenon, on retrouvera le nom de Froget désignant le juge d’instruction qui résout toutes les énigmes des Treize Coupables, ainsi que celle de La Nuit du pont Marie. C’est cependant l’inspecteur G 7 — l’héritier livresque de Sancette, justement — qui résout le problème posé par Le Château des disparus, une nouvelle contenue dans Les Treize Énigmes dont l’argument s’apparente fort à celui de L’Homme qui tremble, bien que l’intrigue y soit nettement moins compliquée grâce à l’absence des événements secondaires qui surchargent le roman. Au reste, Les Treize Énigmes ayant été publiées d’abord dans Détective du 12 septembre au 5 décembre 1929 sous la signature de Georges Sim, il est vraisemblable que la nouvelle a été rédigée avant le roman. Quant aux Treize Coupables, ils ont été publiés sous la même signature et dans le même magazine du 13 mars au 5 juin 1930 : dans ce cas, la rédaction du roman a pu précéder celle des nouvelles. La première phrase de l’ouvrage fait à nouveau penser, après l’incipit de La Figurante, à celles que décèle Jules Bedner dans l’œuvre future lorsqu’il s’agit d’assigner «à certains événements la valeur d’un souvenir futur» («Maigret et le mythe de l’enquêteur infaillible», in Cahiers Simenon, n° 2, Les lieux de la mémoire, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1988, p. 124) : «Ce n’est pas une fois, ni dix, ni vingt, que Mme Froget fit le récit des événements de la Pentecôte» (p. 3). Le hameau des Trailles se trouve dans la vallée du Cher, à onze kilomètres de SaintAmand, bien près sans doute du hameau appelé La Motte-Ravignan dans L’Inconnue. D’autres romans populaires situent partiellement leur action dans les environs de SaintAmand, tout comme d’autres œuvres que Simenon signera de son véritable patronyme et dont la plus connue est La Veuve Couderc. Rappelons que Simenon a connu cette région du Centre lors de son tour de France de 1928 par les rivières et les canaux. Si l’aubergiste de La Motte-Ravignan s’appelle liégeoisement Piedbœuf, celui des Trailles se nomme Tatin, ce qui rappelle le nom de la cuisinière sancerroise de J.K. Charles dans L’Homme à la 398 cigarette. Dans l’œuvre signée Simenon, les Tatin sont nombreux (voir la notice consacrée à L’Homme à la cigarette). Signalons simplement que la première mention de ce nom y apparaîtra dans L’Affaire Saint-Fiacre pour désigner Marie Tatin, l’aubergiste de ce village où Maigret a passé son enfance ; dans Le Témoignage de l’enfant de chœur, Maigret se souvient à nouveau de cette aubergiste qu’il nomme là Marie Titin ; dans Maigret à l’école aussi, le commissaire se rappelle un enfant de son village appelé Tatin. Une telle permanence à la fois onomastique et professionnelle laisse supposer que Simenon a pu connaître — à Paray-le-Frésil (qui représente dans la réalité le Saint-Fiacre fictif) ou à Chevagnes (voir Deuxième Bureau) — une ou des personnes inspiratrice(s) des personnages romanesques. Notons en outre que l’auberge des Trailles est «reconnaissable seulement à sa branche de pin» (p. 39), tout comme l’auberge de Chevagnes, dans Deuxième Bureau, ne se remarque que par «une branche de sapin roussie, plantée à droite de la porte» (p. 66). Or, nous avons essayé de montrer, dans la notice concernant Deuxième Bureau, que Chevagnes représente vraisemblablement Paray-le-Frésil. L’inspecteur Sancette de L’Homme qui tremble est semblable physiquement à celui que nous avons déjà rencontré. Il a pourtant un peu vieilli puisqu’il est âgé de trente ans ; il fume la pipe (p. 9) comme dans Le Château des Sables Rouges et a «coutume de déjeûner (sic) place Dauphine» (ibid.), dans un petit restaurant, comme le fera plus tard Maigret. Celuici n’est qu’un nom dans cette œuvre où un garçon de bureau de la police judiciaire déclare qu’il a «été appelé dans le bureau du commissaire Maigret» (p. 10). L’inspecteur Torrence intervient aussi dans le roman où il seconde efficacement Sancette, mais il n’est guère caractérisé. Le juge chargé de l’affaire n’est autre que Coméliau, dit «froid et poli» (p. 3). La Mère à l’Ours semble bien préfigurer cette Augustine Violet, dite la Mère aux Chats, mère en fait de Joséphine Roy et domiciliée elle aussi à Saint-Ouen dans Le Rapport du gendarme ; elle n’est pas sans annoncer non plus la Mère aux Oies de Maigret aux assises, bien que celle-ci soit domiciliée à Chelles. On peut supposer là aussi qu’une personne réelle a pu inspirer le personnage fictif. Le fils Froget est somnambule (pp. 44, 46) comme l’a été Simenon. La famille Froget suit d’ailleurs une tradition qui appartenait en propre à la famille du romancier et que celuici a souvent rappelée dans ses œuvres à caractère autobiographique : «C’était une tradition dans le ménage Froget — on le sut après — d’étrenner les vêtements d’été le dimanche de la Pentecôte et les habits d’hiver le jour de la Toussaint» (p. 3). Froget disparaît à Sartrouville alors qu’il projette d’y acheter un canot. Rappelons que c’est dans cette localité que Simenon a acheté le «Ginette», canot aménagé qui lui permit d’effectuer son tour de France par les canaux et les rivières (Quand j’étais vieux, in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1973, t. 43, p. 316 ; Un Homme comme un autre, Paris, Presses de la Cité, 1975, p. 120). Un taxi G 7 apparaît p. 14. Extraits «L’inspecteur, lui, pour se tenir éveillé, contemplait les reflets d’un bec de gaz sur la Seine. Il y en avait de larges et d’étroits. Ils s’étiraient, se raccourcissaient, se fondaient en une large flaque dorée. La lampe rouge du pont ne piquait qu’un point rouge dans les flots. 399 Dans le recoin où les hommes dormaient, à la belle étoile, en plein cœur de Paris, régnait une atmosphère étrange qui tenait de l’écurie et de la tranchée. Machinalement, dans leur sommeil, ils se serraient les uns contre les autres et la chaleur qui se dégageait de toute cette vie humaine était sensible. Le moindre mouvement d’un des dormeurs avait des répercussions sur les autres, comme un caillou jeté dans une mare la ride jusque dans ses moindres parties» (p. 18). «Le public est trop tenté de ne voir du métier de policier que les heures brillantes, les descentes prestigieuses sur les lieux d’un crime et les arrestations sensationnelles. Pour quelques heures de ce genre que le professionnel connaît sur toute une vie, combien de nuits dans la boue, à attendre quelque chose qui ne se produira peut-être pas ! Que de filatures sans gloire ! Et que de petites besognes décourageantes, méticuleuses ! Sherlock Holmès (sic), évidemment, se fût enfoui dans un fauteuil club et, en fumant des cigarettes égyptiennes, “pensé” pendant quelques heures, après quoi il eût fourni à un reporter émerveillé ou à quelque gros bêta de la police officielle la solution du problème. Mais d’abord un fonctionnaire de la Sûreté Générale ne peut guère s’offrir de cigarettes égyptiennes. Et il a quelques autres devoirs» (p. 34). «La presse écrivait en gros caractères : Paris devient une forêt de Bondy" “Que fait la Police ?” Ce qu’elle faisait ? En la personne de Sancette, elle se prenait la tête à deux mains, restait une grande heure ainsi prostrée, les coudes sur la table, pénétrait dans un bureau que dominait un buste en marbre de la République et prononçait d’une voix où il y avait un léger tremblement : — Chef, je viens vous annoncer que si, fin de la semaine, je n’y vois pas clair dans cette histoire, et si je n’ai pas mis la main sur mon numéro 3, je vous donne ma démission. Le chef de la Sûreté regarda l’inspecteur avec le plus grand sérieux, poussa vers lui une caisse de cigares. — Vous fumez, vieux ? Après quoi, tout en tendant à son subordonné la flamme d’un briquet, il conclut : — Nous sommes lundi … En somme, vous avez six jours devant vous … Une drôle d’histoire, hein ! 400 Sur son bureau, il y avait une vingtaine de journaux. Il en tendit un à Sancette, souligna le titre du doigt : “Est-ce la fameuse Maffia (sic) Sicilienne qui s'abat sur la France après avoir dévasté l’Amérique pendant les derniers mois ?" Et le chef grogna : — Idiot ! Il prit une seconde feuille, désigna de même un titre : “Connaîtra-t-on jamais les dessous politiques de cette ténébreuse affaire ?” Cette fois, ce fut Sancette qui commenta : — Et avec ça ? Une troisième feuille annonçait plus simplement : "Attention ! On veut détourner l'attention des débats politiques !" — Magnifique, hein ! articula le chef qui pêcha une autre feuille dont le titre n’était pas en caractères moins gras que les précédents : "Les Francs-Maçons à l'œuvre !" Un sourire commençait à naître sur les lèvres de l’inspecteur. — N’en jetez plus … dit-il. — Très instructif … Tenez ! celui-ci parle de la bande de perceurs de coffres-forts dite Bande de Francfort … En voilà un autre qui affirme qu’on se trouve en présence d’un fou mystique … Hum ! … Un autre encore qui, lui, Dieu sait pourquoi, mêle le Péril Jaune à l’affaire … Et on dit que l’homme du vingtième siècle manque d’imagination ! … — En somme, fit Sancette avec une bonne humeur mêlée d’un rien de sarcasme, nous venons de récapituler assez bien tout ce que ce n’est pas … Il ne reste plus qu’à dire ce que c’est…» (p. 38). À consulter J.-C. CAMUS, Les Années parisiennes. 1923-1931. Simenon avant Simenon, Bruxelles, DidierHatier, «Grands Documents», 1990, pp. 20, 134-135, 145-146, 199, 229. M. DUBOURG et C. MENGUY, Georges Sim ou les années d’apprentissage de Simenon, 1984, pp. 50-51. (Essai dactylographié déposé au Fonds Simenon de l’Université de Liège). A. JARNAC, «L. 53 (Joseph Boulines), l’inspecteur aux sobriquets : Sancette-G 7», Désiré, n° 29, octobre 1970, p. 868. M. LEMOINE, «Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon», Les Cahiers des Paralittératures, n° 2, Liège, C.L.P.C.F., 1990, pp. 101-102. M. LEMOINE, «Errances parmi les romans populaires de Georges Simenon», in Simenon Travelling, Grenoble, 11e Festival international du roman et du film noirs, 1989, pp. 267, 268. 401 M. LEMOINE, «Maigret en gestation dans les romans populaires», in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, p. 72. C. MENGUY, «Un rouquin nommé “G.7” (les précurseurs de Maigret)», Désiré, n° 29, octobre 1970, p. 865. Georges Sim, La Maison de l'inquiétude Roman policier Paris, Tallandier, «Criminels et Policiers», 46, s.d. (1932) ; 18,5 x 11,5 cm, 124 pp. Rédaction probable : hiver 1929-1930. Trois parties de sept, cinq et sept chapitres. I, 1 : «J’ai tué un homme !». 2 : L’assassinat du capitaine Truffier. 3 : Mademoiselle Gastambide. 4 : Fausse manœuvre. 5 : M. Gastambide homme d’affaires. 6 : Les rapports. 7 : Les égratignures. II, 1 : L’homme ivre. 2 : Un drôle de type. 3 : Le prisonnier. 4 : La chambre d’hôtel. 5 : L’amie de Lolo. III, 1 : Ninie. 2 : Le père. 3 : Le couteau. 4 : Les «copains d’Auvergne». 5 : Les dix billets. 6 : L’homme qui avait peur de lui-même. 7 : Au rapport. Résumé Durant une nuit de novembre, alors qu’il est «à peu près seul dans les locaux du Quai des Orfèvres» (p. 3), le commissaire Maigret reçoit la visite d’une jeune fille venant lui avouer qu’elle a tué un homme. Un appel téléphonique le fait s’absenter momentanément de son bureau et à son retour, la jeune fille a disparu. Il la retrouve le lendemain lors d’une enquête qui l’amène à Montreuil où a été assassiné l’ex-officier de marine Truffier. La jeune fille, qui s’appelle Hélène Gastambide, habite le même immeuble que la victime ; elle vit avec son père, Evariste, et son frère, Christian, mais prétend ne pas s’être rendue au Quai. Le père, issu d’une famille riche, mais ruiné et réduit à vendre des encyclopédies en faisant du porte-à-porte, semble ne pas jouir de toute sa raison. Le frère paraît plus équilibré, mais le commissaire se rend vite compte qu’il s’ingénie à cacher une partie de sa vie et qu’il ne travaille plus. D’autre part, Maigret apprend que le neveu de la victime, Henry Demassis, est amoureux d’Hélène et a disparu. Lorsqu’il est retrouvé par le commissaire, il lui déclare qu’Hélène lui a avoué, à lui aussi, sa culpabilité. Pourtant, Maigret découvre qu’il existe un sosie d’Hélène, Ninie, que Christian a introduit dans la maison paternelle, Hélène ayant elle aussi disparu. Une pression psychologique exercée sur le père amène celui-ci à avouer le crime et à être arrêté, mais Christian s’accuse lui aussi avant de se suicider. Ninie ne comprend pas quel rôle on lui a fait jouer dans cette maison de l’inquiétude, sinon de fous. Une partie de la vérité est dévoilée grâce au professeur Chauveau, un aliéniste avec lequel le père Gastambide a fait une partie de ses études. Son ancien condisciple, déclaret-il, est psychologiquement malade et hanté par le besoin de tuer ; il a jadis failli assassiner sa femme aux Indes, avant de la quitter en emmenant avec lui son fils et une des jumelles 402 que lui avait données son épouse. Depuis lors, il a assumé sa folie, angoissé en voyant grandir ses enfants, mais il a fait preuve d’un courage exceptionnel, étant donné son état. La visite que rend Chauveau à Gastambide au Quai des Orfèvres a pour résultat la mort du père, victime d’une crise cardiaque due à l’émotion : il n’a pas supporté de revoir un témoin de sa jeunesse et de sa folie. Maigret comprend pourtant que le père s’est accusé pour sauver son fils Christian. Celui-ci, en effet, menait un train de vie supérieur à ses moyens et, ayant besoin d’argent, l’exigeait de Truffier qui abritait chez lui les rendez-vous clandestins d’Hélène et Henry, ce que Christian menaçait de révéler. Le jeune homme l’a tué quand Truffier n’a plus accepté ce chantage. Comme il avait un pouvoir magnétique sur sa sœur, il l’a persuadée de sa culpabilité. Elle s’est donc accusée, mais, craignant tout de même que sa sœur n’avoue un jour la vérité, Christian a opéré la substitution avec Ninie dont le père seul avait deviné qu’elle était la sœur jumelle d’Hélène, ce qu’ignorait Christian. En fait, l’équilibre apparent du jeune homme cachait aussi une part de folie dans cette famille tarée. Chauveau ne désespère pourtant pas de sauver Hélène, retrouvée errante à Montreuil. «Il est à peu près impossible de déterminer où commence et finit la folie, où commence et finit la responsabilité des uns et des autres» (p. 124), conclut Maigret. Commentaire Le roman présente une intrigue très compliquée dont les éléments ne trouvent leur explication qu’à la fin du récit, ce qui assure à la fiction un effet de suspense évident. On constate une fois de plus l’effort de Simenon visant au réalisme. La première apparition d’Hélène est soulignée par le passage de la narration au présent. Le pouvoir magnétique grâce auquel Christian maintient sa sœur sous sujétion rappelle le procédé dont usent Barberet dans Les Yeux qui ordonnent et Bochet dans La Victime. La Fiancée aux mains de glace présentait déjà un personnage éprouvant le désir irrépressible de tuer. Rappelons que l’œuvre future approfondira l’analyse d’un tel cas pathologique dans Maigret et le tueur. Dans La Fiancée aux mains de glace aussi, le nœud de l’intrigue était constitué par l’existence de sœurs jumelles à la ressemblance telle que l’on pouvait les confondre. On sait que l’intrigue du premier roman de Maigret signé de son patronyme par Simenon, Pietr-leLetton, reposera sur la version masculine de la même situation. La Maison de l’inquiétude est d’ailleurs un roman de Maigret avant la lettre, le quatrième proto-Maigret que nous rencontrons dans l’œuvre populaire après Train de nuit, La Figurante et La Femme rousse. Le personnage de Maigret attire d’ailleurs ici toute l’attention du lecteur, dans la mesure où il est nettement plus élaboré que dans les romans précédents. C’est en outre la première fois que nous le suivons dans son enquête du début à la fin du récit. Le commissaire, qui appartient à la Brigade Mobile, n’est cependant pas plus caractérisé physiquement : nous apprenons qu’il est gros (p. 6), «énorme, pesant» (p. 22), qu’il a «de grosses mains» (p. 4), de «gros doigts» (pp. 4 et 45) et que ses poings, dont il ne dédaigne pas de se servir, sont «des massues» (p. 65) ; comme nous sommes en novembre, il porte un «gros pardessus sombre» (p. 38) «à col de velours» (p. 20) et un chapeau melon (pp. 25 et 28) que nous retrouverons dans Pietr-le-Letton (in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1967, t. I, pp. 22 et 27 notamment). Sa pipe serait présente d’un bout à l’autre de l’œuvre si elle ne se brisait au cours d’une bagarre, ce qui a pour effet 403 de rendre Maigret de méchante humeur et de nous valoir cette précision : «Il y avait douze ans que cette pipe là (sic) ne le quittait pour ainsi dire pas. Elle avait participé à une centaine d’arrestations» (p. 66). Le commissaire retrouve bien «une vieille pipe au fourneau calciné» (p. 69), mais ce fourneau trop petit lui fait penser avec nostalgie à sa «vieille pipe perdue» (p. 79). Pourtant, lorsqu’il l’oublie, il n’en faut pas davantage «pour le mettre d’humeur exécrable» (p. 107). Il est en revanche sensible au fait qu’on lui offre «une prestigieuse pipe anglaise» (p. 86). Bref, la pipe s’intègre au personnage, que Maigret la bourre «avec des gestes lents» (p. 4), «avec une lenteur voluptueuse» (p. 74), qu’il serre son tuyau entre les dents (p. 25) ou qu’il l’enfouisse «dans la poche de son pardessus» (p. 26) d’un geste qui sera bientôt familier aux lecteurs de Simenon. La perte ou l’oubli de sa pipe ne sont pas les seuls «accidents» susceptibles de modifier l’humeur du commissaire ; à cet égard, le déroulement de l’enquête entre aussi en ligne de compte. S’il lui arrive d’être à deux doigts de «se mettre à fredonner» (p. 16), Maigret se montre généralement plutôt bougon, cheminant «les épaules basses» (p. 25) tout en grommelant des paroles indistinctes ou émettant «un grognement plutôt qu’un remerciement» (ibid.). C’est un être volontiers bourru (pp. 55 et 121) et même impoli : «Il y avait chez Maigret un parti pris d’impolitesse, voire de grossièreté qui, pour une part, n’était affectée que dans le but d’impressionner» (p. 28). L’auteur lui attribue même «l’aménité d’un porc-épic» (p. 18), bien qu’il mette surtout en valeur «sa dure franchise, son esprit sans détour, qui fonçait droit, avec obstination, sur le but» (p. 56). Pourtant, nulle velléité de rapidité dans son enquête : ce Maigret «préhistorique» laisse faire le temps, observe son monde, fouine dans cette «maison de l’inquiétude» comme il fouinera dans tant d’autres, passant le temps qu’il faut auprès de la concierge pour s’informer des habitants de l’immeuble. Nul désir non plus d’arrêter au plus vite un coupable : «Maigret avait l’habitude de pousser une enquête aussi loin que possible avant de faire intervenir la prison» (p. 25). D’ailleurs, comme le Maigret que nous connaissons bien, il déclare à qui l’interroge sur son avis qu’il n’a pas d’opinion, qu’il ne sait rien (pp. 17 et 19). Son souci de s’identifier à la victime est bien présent : le voici au début du roman assis «à la place du capitaine» (p. 19) et après le suicide de Christian, on peut voir Maigret «à califourchon sur une chaise, la pipe aux dents, en train de contempler le mort. Et on eût dit qu’il avait avec lui quelque mystérieux entretien» (p. 121). Un autre Maigret qui nous sera familier est celui qui se tient dans son bureau envahi de fumée (p. 38), où il prend connaissance des rapports de l’Institut médico-légal (p. 35) et des services de l’Identité judiciaire (p. 36). Durant les interrogatoires, il n’hésite pas à faire apporter dans ce bureau des verres de bière qu’amène le garçon de la brasserie des Orfèvres (p. 79), ancêtre de la brasserie Dauphine. Quelques détails concernant sa vie privée figurent dans le roman : Maigret est déjà domicilié boulevard Richard-Lenoir (p. 87) où il rentre déjeuner (pp. 35 et 61) auprès de son épouse âgée de quarante-cinq ans (p. 124), laquelle se montre parfois jalouse (ibid.) … Interviennent aussi dans La Maison de l’inquiétude l’inspecteur Torrence, dont le rôle est très mince, et le juge Coméliau, dont les rapports avec Maigret ne sont pas particulièrement tendus : au contraire, le juge laisse au commissaire, envers lequel il a la plus grande confiance, toute latitude pour mener son enquête à sa guise. Pour jeune qu’il soit, littérairement parlant, dans cette œuvre, Maigret n’en a pas moins un passé, puisqu’il «avait été attaché à divers commissariats avant de faire partie du service des Recherches judiciaires» (p. 3). Nous apprenons aussi qu’il a passé «trois ans de sa vie aux mœurs et un temps presque aussi long aux garnis» (p. 77). Ce sont là des éléments que développeront, quelque vingt ans plus tard, Les Mémoires de Maigret. Ainsi, au terme de La Maison de 404 l’inquiétude, Maigret est prêt pour la grande aventure qui sera la sienne : certains de ses traits constants y sont déjà bien présents, traits qui autorisent tels commentateurs, dont Robert Vellerut (Supplément inédit aux «Mémoires de Maigret») et Claude Menguy à penser que Simenon a enfin trouvé le personnage de policier tant recherché. Il ne lui restait plus qu’à l’exploiter. En outre, un motif et un épisode de La Maison de l’inquiétude préfigurent quelque peu, même de loin, des éléments dont Simenon se servira à nouveau dans ses premiers romans de Maigret. Ainsi, la concierge de l’immeuble de Montreuil où le commissaire mène son enquête possède «un sale chien jaunâtre» (p. 8) appelé Belleau qui trouvera son amplification à Concarneau où il terrorisera la cité bretonne dans Le Chien jaune. Ainsi encore, le suicide de Christian et les circonstances qui l’entourent seront partiellement repris dans Au RendezVous-des-Terre-Neuvas lors de la tentative de suicide de Pierre Le Clinche, Maigret assistant impuissant à la scène dans les deux cas ; les extraits suivants permettront de se rendre compte des ressemblances et des différences entre les deux textes, celui de La Maison de l’inquiétude étant cité sans coupure. «Il avait la main gauche sur le papier qu’il avait couvert d’écriture. Maigret était tendu, prêt à intervenir. «Alors, une seconde plus tard, Maigret eut une intuition. La main posée sur la table venait de se desserrer insensiblement. L’autre était dans la poche» (Au RendezVous-des-Terre-Neuvas, in Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1967, t. III, p. 90). Mais il eût été dix fois plus agile, cent fois plus prévoyant, qu’il fût quand même arrivé trop tard. La détonation, en effet, retentit sans que Christian eût retiré sa main de sa poche. Il avait visé à travers ses vêtements, au ventre … Il resta un moment s