ambiguës mauvaises herbes - Revue des sciences sociales

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ambiguës mauvaises herbes - Revue des sciences sociales
AMBIGUËS MAUVAISES HERBES
Benoist SCHAAL
I. L'HERBE DE PRÉ
Dans les terrains sarclés, champs et jardins, la menace végétale
est, de prime abord, désignée comme une catégorie végétale homogène : « les mauvaises herbes » (leurs caractéristiques communes
seront développées plus loin). En revanche, dans les parcelles de
fauche, c'est la culture dominante qui est dénommée par un terme
global qui, tantôt insiste sur la structure, tantôt sur la composition
de l'association végétale du pré.
« Les plantes de prairies n'ont pas d'nom, c'est des herbes de
pré », nous avoue une cueilleuse réputée (Bionville, Luvigny). A Raonsur-Plaine, cette entité végétale est désignée sous le terme de « gazon »
et à Luvigny de « f'nesse ». Haillant donne également pour Celles la
dénomination « hieppe » (herbe) et pour Raon l'Etape, celle de
« fenesse » et confirme cette nomenclature globale pour l'ensemble
des Vosges . Thiriat note également pour la région de Cleurie, SaintAimé et Le Syndicat : « dans le patois du pays, on désigne toutes les
plantes de prairies sous le nom de « fouo » (foin)... les graminées sont
nommées « fieuraie ».
Certaines graminées et de nombreuses autres plantes prairiales font
cependant l'objet d'une distinction plus fine au niveau lexical, en particulier lorsqu'on en fait un usage quelconque, ou lorsque leur récolte
présente quelques difficultés. Ainsi Briza média, utilisée pour la décoration de la maison est désignée « tremblant » ou « amourette »,
« l'herbe de chaume » désigne une catégorie de graminées qui pousse
dans les terrains incultes et souvent en forêt, et dont les feuilles coupent (Molinia coerulea dans les zones mouilleuses, Festuca sylvatica
en forêt). Le « pou d'chien » ou « poil de chien » désigne les genres
Nardus, Festuca et Deschampsia (Luvigny, Bionville, Allarmont,
!
2
1. HAILLANT, (1877), p a g e 182 s q .
2. THIRIAT, (1974), p a g e 1 0 9 .
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BEN0IST
SCHAAL
Vexaincourt). A Allarmont, on distingue plus finement le « poil de
chien vert » (Deschampsia
caespitosa)
du « bleu ». Ce dernier
(Nardus stricto) est plus dur que le vert et vient plus fréquemment
sur les buttes occasionnées par les fourmis. A contre temps
des autres plantes de pré qui devaient être fauchées au petit
matin, dans la rosée, il fallait le faucher au soleil, « parce
que dans la rosée, il se couche » (bûcheron, 60 ans, Allarmont).
Les plantes qui occasionnent une gêne pour les faneuses en
restant accrochées aux dents des râteaux sont appelées « rinthêsei » (genres Lathyrus et Vicia). Les vesces (en particulier Vicia
sativa) étaient parfois cultivées en mélange avec les céréales pour en
enrichir le sol, mais « ça s'entortillait à l'entour du seigle, alors ça le
fait coucher » (femme, 85 ans, Allarmont). Comme nous allons le
voir, de nombreuses plantes utilisées à des fins alimentaires, thérapeutiques, ou encore les végétaux indésirables, sont nommés par un
substantif d'un niveau taxonomique plus proche de l'espèce.
Les plantes
perturbatrices
des
herbages.
Chacune de ces espèces végétales semble recevoir une dénomination propre, sans être englobée dans une catégorie plus vaste. Chacune fait d'ailleurs l'objet d'une stratégie de destruction particulière.
Ainsi la ronce (Rubus sp.) et le genêt (Sarothamnus scoparius) se
voient impitoyablement éliminés :
« les ronces, c'est une misère de les avoir dehors... ça repousse
et puis si vous les laissez courir, elles repoussent encore par
l'autre bout ; le pied de genêt, s'il y a la moindre brindille qui
repousse, il repart... » (Luvigny).
Faire brouter les feuilles des ronces par le mouton constitue bien une
solution mais le mouton est élevage exceptionnel dans la Vallée; quant
au genêt,
« il faut l'arracher, le couper à la racine pour qu'il n'ait pas de
rejets... alors c'est pas le mouton qui le nettoyera » (Bionville).
Les fougères (Pteris
herbages.
aquilinum)
constituent une autre plaie des
« Pour les détruire, il faut leur casser le pied à l'automne » dit-on
à Allarmont (la Sciotte) ; « la Grande Fougère », elle a des
racines à un mètre de profondeur... il faudrait mettre de la chaux
à foison pour qu'elle brûle. »
Une plante intruse pouvait servir contre une autre :
«les fougères, on les brûlait et la cendre servait à mettre sur
les prés moussus... ça détruit la mousse » (Bionville). Les mousses
étaient un indice de vieillissement de la fourrière : « quand la
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VOSGIFNNE
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mousse arrive, c'est un vieux gazon... alors il faut retourner le
gazon, planter des pommes de terre, puis du seigle » (Raon-surPlaine).
Les zones mouilleuses des prés étaient envahies par les joncs (Juncus effusus) et les « queues d'chat » (Equiseîum palustre) qui dépréciaient la valeur du foin. Ces dernières,
«le jour de la Saint-Adbon, il faut pas les arracher; il faut les
prendre et leur courber le nez en terre, alors elles ne repoussent
jamais plus » (Bionville).
3
Selon Sauvé , il n'y a qu'un jour où les fougères déracinées ne repoussent plus, c'est justement celui de la Saint Abdon (30 juillet).
D'autres plantes étaient reconnues comme franchement toxiques :
la ciguë (Cicuta virosa) les Orchidées (Orchis sp.) et le Colchique
(Coîchicum autumnale) et il fallait faire un tri attentif au moment
de la fenaison. « Les fruits (du Colchique) on les appelait les « vesches »... on les retirait de d'dans dans le foin, même secs » (Vexaincourt). Le Colchique n'est pas une plante comme les autres : « c'est
une plante qui fleurit à l'automne et fait des fruits au printemps ».
Dans un îlot roman des Vosges alsaciennes, elles sont appelées
« voyerasses, parce que ce sont des veilleuses qui s'allument avant
l'hiver » (Urbeis, Val de Ville). Thiriat donne la même dénomination
pour les Hautes Vosges . Cette plante à contre-temps est difficile
à éliminer, puisqu'elle fructifie avant la première fauche, alors que
les prés sont mis en défens (à partir de la Saint Georges, 23 avril).
4
Chardons
interdits.
L'apparition de toutes ces plantes « nuisibles » est redoutée, mais
on peut en venir à bout individuellement. Leur avènement ne peut
être consécutif que d'une diminution du fauchage ou d'un mauvais
entretien des drainages.
Les chardons {Circium arvense et C. palustre), eux, sont redoutés
de manière collective. Ils se développent d'une manière remarquablement envahissante et tenace. Aussi, la juridiction populaire voulait que chaque année les chardons soient détruits. A Vexaincourt,
« le maire, il annonçait qu'il fallait couper les chardons... On pouvait
réclamer envers un tel qu'il n'a pas coupé ses chardons ». Cette
coutume est aussi attestée à Bionville et à Raon-sur-Plaine. Dans le
registre des Arrêtés Municipaux d'Allarmont en date du 23 février
1920,
3 . SAUVE L . F . , ( 1 8 8 9 ) , p a g e 1 9 9 .
4. THIRIAT, ( 1 8 8 3 ) , page 209.
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« Il est prescrit à tous de détruire les chardons dans l'intérêt de
tous, ces plantes nuisibles seront détruites pour le l " juin, délai
de rigueur ».
Alors,
« on le coupait à la base pour l'empêcher de fleurir... avant la
floraison il est bien trapu et après, il s'effile » (Vexaincourt).
Comme on ne pouvait confondre la plante avec aucune autre, cette
récolte était un travail réservé aux enfants. Et rapportés à la maison, les épineux chardons devenaient un fourrage apprécié :
« avant de commencer les betteraves, on allait cueillir les
chardons dans les prés humides et on les faisait cuire avec
du son pour les vaches. Quand on avait des vaches, mes parents
m'envoyaient aux chardons... ensuite mes parents projetaient
de l'eau bouillante dessus pour qu'ils soient un peu « tués »... on
donnait ça avec un peu de son et ça augmentait la quantité de
lait » (Vexaincourt).
L'odeur du foin.
Dans ces pays rudes, relativement pauvres en senteurs végétales,
les plantes odoriférantes ont attiré l'attention populaire; c'est plus
particulièrement au moment de la fenaison et des regains que s'exhalent leurs parfums. Et, en même temps que leur destination médicinale, elles jouaient un rôle important dans l'amélioration du foin.
Celui-ci était un produit vital pour assurer l'hivernage du bétail, et
en particulier des bœufs de trait dont c'était quasiment le seul fourrage.
Il arrivait cependant qu'une partie de la récolte fut dépréciée par
des pluies qui venaient perturber le bon déroulement de la fenaison.
L'herbe séchait alors mal, moisissait, se tassait en donnant des « torchons ». Elle était, dans ce cas, difficile à faire accepter aux animaux.
On y introduisait, pour pallier l'inconvénient du sel, ou mieux, des
« herbes fortes », qui, par leur odeur, couvraient l'avarie. Ainsi on
coupait quelques feuilles de « cheurli » /côerli/ du jardin (céleri,
Apium graveolens var rapaceum) dont les vaches raffolaient et que
l'on mêlait au foin (femme, 89 ans, Bionville). Le serpolet (Thymus
serpillum) et les menthes (Mentha sp.) rendaient également les herbages plus attractifs. Mais l'herbe odoriférante par excellence était
la « Baudoine » (Meum athamanticum); la puissance de son parfum
la rendait parfois suspecte :
« mon père avait peur que ce soit dangereux... c'était tellement
fort... s'il y en avait de trop, on mettait pas tout... on avait peur
pour les bêtes » (homme, 70 ans, Vexaincourt).
Au moment de la fenaison,
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« s'il y avait un coin où il y en avait dans le pré, alors on le
mettait à part, et ce paquet de foin là était mélangé dans tout le
foin, ou on l'emportait à la maison pour le mêler aux foins déjà
rentrés... parce que ça parfume, ça donne un bon goût au foin,
les vaches aiment bien ça»... (Vexaincourt).
II. SALADES PRINTANIÈRES ET LÉGUMES SAUVAGES
Au tout premier printemps, quand les productions du jardin venaient à manquer, la confection de salades sauvages était un souci
constant et général dans la vallée. A un goût particulier pour les
crudités acides, il faut ajouter, pour expliquer ces quêtes de verdure,
un souci de purgation à la sortie de l'hiver.
La plus recherchée de ces salades était sans doute le pissenlit
(Taraxacum officinale) ou « dent d'chien » (Vexaincourt). On le consommait soit en salade simple, soit arrosé de mixtures chaudes destinées à le ramollir : une friture grasse ou une « meurotte » farineuse : « on faisait de la friture de lard et puis on la mettait d'sus
à la place de l'huile... c'était pas mauvais » (Raon-sur-Plaine), D'autres
plantes de la même famille (composées à fleurs jaunes) faisaient,
cuites, le même usage : le « creupion » /kroepiô/
(flypochoeris
5
radicata)
et Thiriat cite encore Leotodon
autumnalis
et L.
protei-
6
formis dans la région de Gérardmer .
Les cressons encore largement collectés actuellement dans les ruisseaux et les prés sont répartis en deux catégories :
« y avait du cresson de deux façons, ils étaient comestibles tous
les deux... y a du petit cresson, et puis le fort était plus grand...
c'est des dépuratifs... le cresson doux, on le mangeait en salade ;
avec le fort on faisait une vinaigrette, on le mangeait aussi
beaucoup avec le pot-au-feu, le dimanche » (femme, 85 ans, Raonles-Leau).
Parfois, les cressons étaient «entretenus » sur les fontaines. Cet
usage se rencontre plutôt dans les fermes d'écart où la fontaine était
utilisée par une seule famille. Ainsi cette femme de Celles (81 ans)
rapporte :
« nous avions une fontaine au Grand Roué (écart de Cellessur-Plaine), mais c'était une fontaine dont les bassins étaient
dans un tronc d'arbre... tout le tour y avait que du cresson qui
montait après le bois, il y avait pas besoin d'y aller loin ».
5 . L a « m e u r o t t e », ici n e s e m b l e p a s c o m p o s é e d e c r è m e , c o m m e l a décrit
SADOUL C , ( 1 9 3 6 ) : « l a c r è m e j o u e u n r ô l e d e p r e m i e r p l a n . L e s s a u c e s d a n s
l a q u e l l e elle e n t r e p r e n n e n t l e n o m g é n é r i q u e d e m e u r o t t e o u m u r o t t e ».
6. THIRIAT, ( 1 8 8 3 ) , page 194.
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Nous connaissons encore maintenant une de ces fontaines à cresson
dans un écart de Robache (à proximité de Saint-Dié) : le « cresson
doux » (Nasturtium
officinale) et le « cresson fort » (Cardamine
amara) se trouvent ici réunis.
La cueillette du « cresson doux » était pratiquée par toutes les
familles au début du siècle et « l'envie » de cette verdure était telle
que les hommes se sentaient parfois en compétition — et il faut le
dire, la concurrence était déloyale — avec la faune sauvage :
« y a des hivers, où qu'on n'en trouvait point parce que les
chevreuils ils mangent tout... d'un coup de langue, y en a plus »
(femme, 85 ans, Allarmont).
Ces salades printanières de « cresson doux » étaient tellement intégrées au système de référence culinaire de la Vallée et si hautement
prisées qu'elles pouvaient figurer aux menus de repas de fêtes. Madame X raconte ainsi le mariage de sa sœur aînée :
« il n'y avait pas de salade, c'était une mauvaise année, c'était
le 20 avril, eh ben, on pouvait pas aller à l'épicerie, c'était l'année
de la guerre de 14... nous avons été derrière les côtes, du côté
du Marquis et de Machet... y avait des roches que c'était qu'ça,
du cresson , vous l'auriez fauché avec une faux, tellement y en
avait, on en a ramassé un gros cendrier... il en ont eu pour toutes
les maisons des Colas, tellement qu'il était beau ». (Les Colas :
hameau de Bionville).
D'autres plantes hygrophiles sont encore sollicitées pour assurer
la soudure hivernale de l'approvisionnement en crudités vertes.
Ainsi, la « doucette d'eau » ou « mâche d'eau » (Epilobium
palustre
et E. obscurum)
:
« ça vient aussi là où est le cresson doux, on la prépare pareil,
ça ressemble à de la doucette qu'on met dans le jardin, on disait
de la mâche d'eau» (femme, Raon-les-Leau).
Cette dernière présentait cependant un désavantage dans la préparation : « dans la doucette, y a plus de bêtes d'eau que dans le
cresson ». Les feuilles du « pied d'âne » (Caltha palustris) des prés
humides, de la doucette (Valerianelta
olitoria) subspontanée des
jardins et des champs et du « pain de coucou » (Oxalis
acetosella)
de la forêt proche, entraient également dans le quotidien des repas
printaniers, alors que la petite pimprenelle (Sanguisorba minor) était
plutôt condimentaire (Bionville).
Dans la région de Corcieux, d'autres espèces étaient mises à profit
comme le « cresson de cheval » (Veronica beccabunga) le salsifis des
prés (Tragopogon pratensis) et les jeunes pousses de houblon sauvage
(Humulus lupulus). Dans la région de Gérardmer, Remiremont, on
consommait également le « mouron des fontaines » (Montia rivu-
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L'ESPACE C U L T I V É D A N S U N E VALLÉE V O S G I E N N E
laris), les Dorines (Chrysosplenium
oppositvfolium
et C. alternifolium), les scabieuses (genres Scabiosa et Knautia) le plantain (Plantage) major) .
7
Certaines des plantes précédemment citées sont également consommées cuites, bouillies. Ainsi, « le pissenlit on peut le manger
cuit, c'est bon avec des pommes de terre » (Vexaincourt). De même
le « creupion » déjà cité se mangeait habituellement comme le choux
d'hiver, en potée. Le « cresson fort », très amer cru, était souvent
consommé bouilli comme condiment du pot-au-feu.
D'autres espèces végétales entraient exclusivement dans les potées,
ou servaient à « faire des épinards » : c'est le cas des orties (dites
choquesses, /çokès/, Urtica dioïca et U. urens), de la « pédrine » et
de l'« aroï ».
« Pendant la guerre, nous avons mangé des orties, on les faisait
en potée, à la place des choux... on faisait des épinards d'orties ».
La « pédrine » (Rumex obtusifolius), encore appelée « popline »
ou « oreille de crapaud », « c'est un genre d'épinard, on en fait
de la potée avec les feuilles quand elles sont jeunes. Les grains,
c'est contre la diarrhée, même contre la dysenterie... on les fait
infuser comme du café, on dit du café de « peudrine » (femme,
74 ans, Bionville).
Comme sa dénomination l'explicite, l'« aroï » ou « sauvage épinard »
(Chenopodium bonus henricus) était également consommé cuit (Bionville, Vexaincourt).
Enfin, officialisant en quelque sorte le besoin de changement d'alimentation à l'entrée du printemps, certaines familles de la Vallée
confectionnaient le Jeudi Saint, une soupe dite « de neuf façons ».
A Luvigny, on y introduisait « neuf façons d'herbes cherchées le jour
même, avec en plus des pommes de terre : du choux, des pousses
d'orties, du persil, du cerfeuil, du poireau, du pissenlit, du « creupion », de l'oseille et d'ia ciboulette » (femme, 74 ans) . Cette coutume est connue de la région alsacienne et de la Lorraine germanophone et la littérature ne fait, à notre connaissance, pas état de
cet usage dans cette zone des Vosges romanes. Ces soupes de printemps avaient une fonction purgative et de préservation des maladies : « elle préserve des neuf fièvres malignes, typhoïde, choléra,
peste... », nous précise une informatrice de Luvigny, sans en prolonger la liste.
8
9
7. THIRIAT, ( 1 8 8 3 ) , p a g e s 1 8 9 , 1 9 2 et 2 0 2 .
8. LEFFTZ n o t e p o u r l a P l a i n e d'Alsace : « o n u t i l i s e h a b i t u e l l e m e n t d u p i s s e n l i t ,
d e l'oseille, d e s p o u s s e s d'ortie, d u c r e s s o n d e f o n t a i n e , d e s f e u i l l e s d e
g r o s e i l l e r a m a q u e r e a u e t d'alchémille, d e s p o u s s e s d e s u r e a u n o i r , d e s
feuilles d'épinard e t d u p o i r e a u » ( 1 9 7 4 ) , p . 5 2 .
9 . V o i r à c e p r o p o s AURICOSTE DE LAZARQUE ( 1 8 9 3 )
e t KAPP
(1977).
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COLETTE M E C H I N - B E N O I S T
SCHAAL
m. MAUVAISES HERBES
Au temps des grandes fenaisons, les plantes perturbatrices des prés
et des fourrières se voyaient impitoyablement éradiquées. Comme
nous l'avons vu, leur dénomination est relativement fine, puisqu'elle
se situe au niveau du genre et, par suite de modes de destructions
disparates, elle ne les agglomère pas sous une étiquette globale.
Les adventices qui viennent déranger l'ordre du jardin, sont en
revanche, en première approche, enfermées dans une catégorie taxonomiquement supérieure au genre. Elles sont désignées d'emblée,
comme étant des « mauvaises herbes », de la « saleté ». Thiriat fait
également cette remarque pour la vallée de Cleurie dans les Hautes
Vosges : « les ménagères désignent sous le nom de « soaque » ou de
« saque » toutes les mauvaises herbes qu'on extrait des champs et
des jardins au moyen du sarcloir. Le mot « voitine » est un synonyme,
il signifie « saleté » .
Cette désignation collective exprime un ensemble de caractères de
ces espèces végétales : leur mauvaise habitude à venir vivre aux
dépens des précieuses terres labourées ou bêchées, la vigueur de leur
végétation et, surtout, leur aptitude à se reproduire abondamment
sans l'intervention de la main humaine. En outre, ce qui les distingue
des plantes perturbatrices des herbages, c'est la stratégie de destruction homogène qu'on leur applique : le passage du sarcloir avant les
bêchages d'automne et de printemps.
Il semble qu'une démarche réciproque puisse également être appliquée dans le cas des végétaux qui font l'objet d'une acquisition et
non plus de destruction. Ainsi, dans les parcelles herbagères, les
espèces qui constituent la catégorie végétale dominante et qui font
l'objet d'une acquisition homogène, à la fois dans l'espace et le temps,
se voient attribuer dans la Vallée, on l'a vu, comme dans toute la
région vosgienne, les dénominations globales d'« herbes de pré »,
de « f'nasse », etc. Dans la région de Charmes, on parle même de
« bonnes herbes », probablement par opposition aux mauvaises .
En revanche, dans les terrains sarclés, les éléments de la catégorie
végétale dominante, légumes, salades, etc., qui nécessitent chacun
des soins particuliers très hétérogènes dans le temps et dans l'espace,
se voient attribuer des dénominations très fines qui descendent au
niveau variétal. Oppositions que l'on peut résumer dans le tableau
qui suit.
, 0
11
10. THIRIAT, ( 1 9 7 4 ) , p a g e 9 7 .
1 1 . HAILLANT, ( 1 8 7 7 ) , p a g e 1 8 2 .
L'ESPACE CULTIVÉ DANS UNE VALLÉE VOSGIENNE
STRATÉGIE D'EXPLOITATION
153
DÉNOMINATION
Terrains
Terrains
Terrains s a r c l é s
Terrains s a r c l é s
fauchés
fauchés
( c h a m p s j a r d i n s ) (près, fourrières) ( c h a m p s j a r d i n s )
(près, f o u r r i è r e s )
plantes
exploitées
destruction
homogène
destruction
hétérogène
catégorie
globale
terme
spécifique
plantes adventices « jugées
indésirables »
acquisition
hétérogène
acquisition
homogène
terme
spécifique
catégorie
globale
La finesse taxonomique des dénominations populaires constitue
donc probablement le reflet de la subtilité de l'interaction HommePlante. Il est vrai que dans la pensée traditionnelle, on ne peut entretenir le même type de relations avec la foule des herbes et les plantes du jardin. Les premières sont nécessairement traitées collectivement à l'aide d'outils qui ne font pas de distinction puisqu'aussi bien
il s'agit de plantes inutiles qu'il s'agit de supprimer. Les plantes
horticoles elles, jouissent en général d'une relation individualisée du
semis à la consommation. A l'opposé, tout semble se passer comme si
l'aspect individuel était privilégié au niveau du pré lui-même puisque
dans certains cas — l a fourrière— il est administré comme une
entité organique ayant une vie propre, au point qu'on dit qu'il
« vieillit » lorsqu'il perd ses qualités fourragères.
Outre des critères de type morphologique, les niveaux des classifications populaires peuvent donc être basés également sur la perception du contexte écologique (terres fauchées ou sarclées) et sur le
mode de traitement des plantes (acquisition ou, au contraire, éradication collective ou individuelle). Il apparaît que la finesse de l'usage
focalise l'attention des groupes humains aux éléments du milieu
végétal.
L'ambiguïté
des mauvaises Iierbes.
Ce n'est qu'en questionnant les informateurs et en herborisant
avec eux sur les aspects utilitaires des « mauvaises herbes » qu'ils
acceptent de leur attribuer un nom taxonomiquement plus fin. Viennent alors à l'esprit des listes : il y a le mourron (Anagallis arvensis et
Stellaria média, confusion des deux espèces), la « dent d'chien », la
« peudrine », le « ran-plantain » (Plantago major), le « séneçon »
(Senecio vulgaris), le « lâteron » (Sonchus oleraceus), la « rampe »
(Convulvus sp.), Y « aroï » (Chenopodium bonus henricus), Y « herbe
à Saint-Antoine » (Polygonum sp.).
COLETTE MECHIN - BENOIST SCHAAL
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Malgré leur propension à l'hégémonie et, selon le mot d'un de nos
informateurs, au « parasitisme », les « mauvaises herbes » trouvent
cependant des usages multiples; l'utilisation alimentaire du pissenlit,
de la « peudrine », des plantains, des chénopodes a déjà été évoquée
plus haut. Seules quelques « mauvaises herbes » médicinales seront
ici citées. La bourse à pasteur (Capsella borsa-pastoris),
utilisée en
association avec le « millefeuille » (Achillea millefolium),
sert à
améliorer la fonction circulatoire ; le « fromageon » (Malva rotundifolid) et le « haut fromageon » (Malva sylvestris) sont sollicités « pour
faire mûrir les « bobos » ; le chiendent (Agropyrum
repens) est
considéré comme étant un diurétique de choix.
C'est cette facette utile de certaines « mauvaises herbes » qui rend
leur statut ambigu. On cherche à les limiter dans l'espace du jardin
sans les éliminer totalement : « J'en laisse toujours quelques plants,
pour qu'il en revienne » (Vexaincourt). Ainsi, subsiste toujours un
plant de bouillon blanc, de camomille, de bourse à pasteur, de fromageon, de chélidoine... Lorsque ces « mauvaises herbes » n'y poussent pas spontanément, on les introduit :
12
« en allant faire une course chez une personne, la verveine
ça poussait devant sur ses pavés... « oh j'dis, tiens vous avez
de la verveine », alors j'ai dit « est-ce que je pourrais pas en
prendre une racine ou deux »... « oh prenez-en ce que vous voulez », qu'elle dit, ça pousse... il faisait un soleil torride, j'ai arraché,
j'ai arrosé et c'est reparti... j'en ai toujours dans le jardin...
j'en ai même donné à M Z... » (Vexaincourt).
m e
On assiste, ainsi, à une sorte de sélection des « mauvaises herbes ».
On retient les plus belles touffes, et surtout on retient celles qui
viennent en des endroits facilement accessibles dans le jardin : bords
de plates-bandes, le long des allées... Ce double jeu vis-à-vis des
« mauvaises herbes » est motivé à la fois par l'économie de l'effort
et par la qualité du produit que l'on en tire : « la petite mauve »
(Malva rotundifolia), j'en laisse toujours un peu, je suis quitte de
courir, et puis là, c'est pas pollué » (homme, 71 ans, Vexaincourt).
Si, comme nous venons de le voir, certaines plantes spontanées se
trouvent en quelque sorte « apprivoisées » dans les marges du jardin,
certaines plantes horticoles, on l'a vu, sont « autorisées » à un mode
de végétation sauvage, caractérisé essentiellement par le fait qu'elles
se sèment elles-mêmes. Ainsi, le cycle reproducteur du cerfeuil (Anthriscus cerefolium) est rarement interrompu par la main humaine :
« le cerfeuil, s'il a d'ia bonne terre, y a même pas b'soin de le s'mer.
12. Verbena
officinalis.
L'ESPACE CULTIVÉ DANS UNE VALLÉE VOSGIENNE
155
y a qu'à laisser monter en graines un plant ou deux et vous en avez
tant qu'vous voulez, du cerfeuil... ça pousse comme l'herbe » (femme,
74 ans, Bionville).
Il en va de même pour la bourrache (Borrago officinaîis), la sarriette (Satureia hortensis), la « doucette » qui ont le droit de proliférer où bon leur semble, bien qu'elles soient souvent éliminées du
centre des plates bandes. L'« herbe à taupes» {Euphorbia
îathyris)
a cette même liberté de mouvement pour une raison précise : le
réseau odorant répulsif qu'elle crée contre les taupes doit être le
plus large possible.
Dans certains cas, le repiquage de ces condimentaires fait l'objet
d'un interdit :
A Celles, « on plantait les deux persils : le « simple », quand
c'est pour bouillir; quand on fait d'ia soupe et qu'on met un
bouquet de poireau et de persil, on met plutôt du simple, il a plus
de goût... pour garnir les plats, on met l'autre, le persil frisé, ça
donne mieux dans un plat... dans le jardin, on le sème, j'en repique pas, on dit que ça porte malheur» (femme, 81 ans, Celles).
De même, à Vexaincourt, « on dit que les personnes qui replantent du
persil, qui le repiquent, sont des fous ou qu'ils le deviendront ». Et,
selon un autre témoin, critique à cet égard,
« les gens ont peur, si tu r'piques du persil, tu r'piques ton
mari... ils le disent ici... moi, j'en ai r'piqué plusieurs fois, voyez il
a 80 ans, il est encore pas mort... ça c'est d'ia superstition !... on
prétend qu'il y a des plantes qu'il n'faut pas r'piquer, j'sais pas
pourquoi. Le persil pour le transplanter, faut tout de même prendre la motte avec, parce qu'après il monte en graines et puis
vous n'avez rien... c'est pas qu'il n'faut pas le r'piquer, ça s'prête
pas au repiquage, c'est tout, ça donne rien î » (femme, 74 ans,
Bionville).
Tout semble se passer comme si les jardinières considéraient que
le lieu de germination spontanée était l'expression d'un choix délibéré de ces plantes . Elles y ont trouvé les conditions nécessaires à
leur épanouissement et il convient alors de ne pas les troubler. Aussi,
n'y aura-t-il aucune surprise si, à la suite d'un semis, le persil ne
monte pas; l'endroit ne lui convenait pas et l'opération doit être
recommencée aileurs. Mais on peut pousser plus loin le raisonnement
,3
13. Cet i n t e r d i t relatif a u r e p i q u a g e d u persil, e s t d a n s d'autres r é g i o n s f r a n ç a i s e s
é t e n d u a u s e m i s . D a n s l e S a u m u r o i s , p a r e x e m p l e , c e l u i q u i s è m e le p e r s i l
d a n s la t e r r e s ' e x p o s e à m o u r i r d a n s l'année. « P o u r t o u r n e r la difficulté, l e s
jardiniers sèment donc les graines de cette ombellifère dans u n trou de m u r
e t s e c o n t e n t e n t d e p r é p a r e r , à s o n p i e d , la t e r r e q u i r e c e v r a , d e u x a n s
a p r è s , l e s s e m e n c e s d e la p l a n t e m û r e ». LIEUTAGHI, (1978), t. I I , p a g e 69.
COLETTE MECHIN - BENOIST SCHAAL
156
en posant que, dans la mentalité populaire, les « vertus » condimentaires de ces plantes semblables à certaines espèces sauvages ne
peuvent s'épanouir parfaitement que si, par un subterfuge, on traite
en « sauvage » ces plantes cultivées.
A l'inverse de ces condimentaires mobiles qui ont une faculté de
choix, les « assaisonnements » immobiles sont déplacés d'un coin à
un autre du jardin :
1 4
« la civette faut la dépaissir tous les deux ans, faut la déplacer
pour lui donner d'ia meilleure terre, pour qu'elle soit nourrie,
sinon ça donne plus rien et ça jaunit tout d'suite » (femme,
74 ans, Bionville).
De même l'oignon, l'échalotte, l'aïl, cultivés en « carrés » strictement contrôlés changent de place d'année en année dans le jardin.
IV. LE SAUVAGE TRANSPLANTÉ
Le jardin constitue donc un lieu de convergence entre la végétation
sauvage et la végétation horticole, entre plantes spontanées et plantes maîtrisées. Ce qui est de l'ordre du sauvage peut y être acclimaté,
mais en en altérant la vigueur : « le sauvage ne devient pas aussi
grand dans le jardin ». Cette observation nous est rapportée à la
fois pour le genévrier (Juniperus communis), le houx (Ilex aquifoHum) que l'on transplante — surtout le second — pour en faire des
arbres d'ornement, et les fraisiers sauvages (Fragaria vesca) :
« ça n'a pas été satisfaisant parce qu'elles se portaient encore
plus mal que les sauvages » (Allarmont).
La transplantation pose problème; les conditions ne sont plus les
mêmes, ce qui souvent compromet la santé de la plante que l'on
désire s'approprier :
«une plante sauvage dans un jardin, elle n'a plus les aliments
qu'il lui faut, parce que c'est une terre nue, alors que dans la
nature, toutes les autres plantes qui se décomposent servent
d'humus, d'engrais » (Allarmont).
Toutefois le problème semble différent pour les espèces arboricoles : les épicéas replantés sur les anciennes parcelles culturales sont,
on l'a vu, lorsqu'ils sont introduits par semis et replants successifs
dans les jardins et chenevières, traités symboliquement comme variété
horticole, mais relevant de la compétence masculine cependant. Le
14. A u s s i a p p e l é e « c i b o u l e t t e » (Altium
schoenoprasum).
L'ESPACE CULTIVÉ DANS UNE VALLÉE VOSGIENNE
157
repiquage de jeunes plants prélevés en forêt n'amène aucun commentaire particulier sur la qualité de la repousse : le bois qu'on espère
produire par cette culture d'arbres est de toute façon voué à la
vente ou à la combustion. Il en est autrement d'autres essences arboricoles transplantées. Quoiqu'on ne nous en ait parié qu'incidemment
— mais l'observation est venue suppléer l'information — le tilleul
avait la faveur des transplantations. Trouvé en forêt ou mieux dans
un lieu consacré comme au lac de La Maix (chapelle vénérée de longue date) il est rapporté tout jeune devant la maison et joint l'agrément de son ombrage à l'utile de ses feuilles récoltées pour des usages thérapeutiques.
Enfin, la convergence sauvage-domestique est illustrée au mieux
dans la science du greffage, développée à la fois pour des raisons
économiques (pérenniser des variétés fruitières adaptées au climat
et aux goûts locaux) et esthétiques (multiplication des rosiers). Le
« sauvageon », prélevé dans l'espace sauvage, constituera le support
d'un « greffon » qui lui imprimera son rythme de floraison, de fructification, sa « force ».
« Le bourgeon de l'églantier devient plus fort que la rose, si on
le taille pas bien » (femme, 85 ans, Vexaincourt).
Cette activité du greffage généralement conduite par des hommes,
révèle également une curiosité assidue, un appétit de petites expériences, un désir de connaître les caractères d'autres formes de vie :
« au printemps, je prends ma petite scie, mes greffes dans la
poche et un pot d'mastic dans l'autre, mon couteau et j'm'en vais
dans la nature, je trouve un sauvageon, hop, je greffe, puis je
viens revoir un mois après... j'ai greffé plusieurs variétés sur
un arbre, mais c'est toujours la plus précoce qui domine, les
autres branches ne donnent pas de fruits, toute la sève fout le
camp sur les « Sainte-Anne » (variété de pommes) » (ancien bûcheron, 59 ans, Allarmont).
Ainsi, au sujet de l'arboriculture, le « jardin d'épicéas » qu'est le
hâgis est tout entier pensé et géré comme une horticulture masculine alors que le greffage (activité d'hommes également) cherchant un
compromis entre le domestique et le sauvage, est le plus souvent
vécu comme une expérimentation sur et par le sauvage. Système classificatoire inattendu qui ne recoupe pas les dénominations traditionnelles des ouvrages de botanique et qui démontre, si besoin était,
tout l'intérêt de la démarche ethnologique.
BIBLIOGRAPHIE
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La vallée de Cleurie, Epinal,
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