emir kusturica : derriere, autour, et sous le chef-d
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emir kusturica : derriere, autour, et sous le chef-d
EMIR KUSTURICA : DERRIERE, AUTOUR, ET SOUS LE CHEF-D’ŒUVRE (Paru dans Itinérance n° 2, décembre 1995) Underground est parcouru d’un souffle rare ; le film est traversé par un génie indéniable. Mais il y a la polémique, et le film n’y met pas fin, tout au contraire. Contre l’auteur, nous choisissons l’œuvre. Underground est un film magnifique. Hanté par tout le génie que peut inspirer le sens du mythe et de la fresque. Hanté par un type de rire que seul peut suggérer un certain désespoir. Traversé par un don de la farce et du grotesque qui ne peut naître que d’un certain sens du Tragique. Dostoïevskien, Emir Kusturica est un poète de l’âme slave. Il est donc nostalgique, à sa façon, d’un passé qui ne passe pas, et d’un pays qu’il a rêvé. Décadent, le film l’est, et rarement la décadence fut aussi bien filmée, avec autant de violence et d’ironie. Underground nous dit de grandes choses sur la guerre. Sur toutes les guerres. C’est bien de l’ex-Yougoslavie dont il s’agit, mais c’est aussi bien plus que de cela. La guerre et ses réflexes. La guerre et ses habitudes. Sa routine. La guerre et les retranchements matériels, physiques, mentaux, dans lesquels elle pousse et cantonne l’être humain. La guerre et l’obligation, pour ses protagonistes comme pour ses victimes, d’imaginer de nouveaux gestes de la survie ordinaire. Il faut bien que les femmes soient belles quand même. Que les petites bassesses des uns et des autres puissent s’exprimer quand même. Bref, que la vie continue de l’emporter. Malgré tout. Comme ces femmes bosniaques, bien réelles celles-là, en quête, en plein siège de Sarajevo, d’un tube de rouge à lèvres. Car vivre, c’est aussi cela : avoir un visage qui tienne bon, comme un signe de résistance que l’on porte sur soi. Se maquiller, parce qu’il faut bien vivre avec dignité. C’est tout cela que dit Underground, avec ses scènes cocasses, exaltées, baroques, et il faut inciter chacun à aller le voir, pour la beauté et l’intelligence de l’œuvre. Le problème, c’est que Kusturica a choisi de ne pas laisser parler son film. Il a choisi d’être bruyant, quitte à prendre le risque de recouvrir son œuvre de sons parasites et brouillés. Et on ne peut reprocher à personne de ne pas admettre les tares d’un artiste, fut-il génial. La polémique n’est pas née avec le film, mais avec son auteur. Il serait bon que les partisans dévoués de Kusturica admettent que le film puisse valoir bien mieux que son auteur. Car derrière, autour, et sous le chef-d’œuvre, peut se cacher « l’imposture » démasquée tôt par Alain Finkielkraut et quelques autres1. Derrière le film, des soutiens douteux Derrière, c’est tout d’abord la méthode, les soutiens et les financements qui ont permis le chef d’œuvre. C’est le premier hic. La société Bouygues-Ciby 2000, principal producteur du film, s’énerve dès qu’on l’interroge sur le financement. Coproductrice, la télévision officielle de Belgrade, RTS, a été désignée par l’Onu comme le relais de la propagande de l’État serbe, et elle est dirigée par Milorad Vucelic, chef du groupe parlementaire de Slobodan Milosevic à l’Assemblée de Serbie. Et comme s’il ne suffisait pas que l’embargo sur la Serbie ait été 1 Le Monde, 2 juin 1995. violé, c’est au nez et à la barbe de l’opposition démocratique serbe que la première du film fut présentée sur les écrans de Belgrade, en présence des autorités serbes. Autour du film, une polémique lancée par Emir Kusturica lui-même Autour, c’est la polémique hors-film. Née non pas avec le film, mais avec la somme des déclarations fracassantes qu’assène Kusturica depuis le début des années quatre-vingt dix. Ceux qui le défendent, ici, en France, se trompent et nous trompent lorsqu’ils s’évertuent à scander, comme unique et ultime défense : « Mais untel n’a pas vu le film ! et lui non plus ! ». Ce à quoi il faut, au risque de se répéter, redire que la polémique ne touche le film que de très loin. C’est le refus de l’auteur de dénoncer l’agresseur serbe, c’est son indifférence glaciale aux souffrances de ses anciens amis de Sarajevo, ce sont ces phrases folles où il juge, par exemple, que les attaques contre Milosevic ne sont pas « loyales » (sic), ce sont ces reproches répétés à la communauté internationale pour avoir reconnu les indépendances slovène et celles qui suivirent, au plus grand mépris de la volonté de libération des populations et à la divine surprise de Belgrade, c’est donc cet attirail d’attitudes qui autorise à discuter du sens des propos et de l’œuvre de Kusturica. Entendons-nous bien. Ce n’est pas le regret de Kusturica de voir le pays dans lequel il a grandi se disloquer sous ses yeux qui fait problème (il est né à Sarajevo en 1954) ; ce n’est pas même l’idée qu’il se fait de ce que fut la Yougoslavie ; ce n’est pas même ses réticences à reconnaître la légitimité des revendications bosniaques. Ce qui heurte, depuis tant de temps, c’est obstination, qui confine à l’obsession, à tout légitimer, au nom même de sa nostalgie. Son romantisme ici est destructeur : il est purement et simplement incapacité à juger du fait politique (comme le confirme ces propos de Srdan Dezdarevic, ami d’enfance devenu diplomate : « Il n’a jamais rien compris à la politique. Il était parfois stalinien, parfois anarchiste ».2) Comme il est étrange qu’un auteur qui a pu éclairer d’une telle intelligence le fait guerrier et la folie de l’histoire ait pu être, dans le même temps, aussi perméable à la propagande serbe. Car nous étions pour l’instant hors-film ; or il y a aussi le film, qui, consciemment ou non, sert directement la cause grand-serbe : cette nostalgie de Belgrade comme capitale, cette germanophobie récurrente qui sert de trame de fond, cette ironie sur les « casques bleus » pour le moins déplacée (car on peut condamner l’impuissance et l’apathie politiques de la communauté internationale sans pour autant faire des soldats de l’Onu des trafiquants qui profitent de la guerre) ; bref, on comprend mieux, maintenant, les applaudissements de Milosevic, Mladic, et autres Arkan, qui accueillirent le film lors de sa projection à Belgrade. Sous le film, une philosophie Sous le film enfin, il y a ce qui inspire Kusturica. Dénonciateur virulent du « politiquement correct », il croit sans doute que cela l’autorise à tout. Pour le dire vite, l’incorrection politique a bon dos. Car on peut se réjouir d’une œuvre inclassable – et c’est le cas d’Underground – d’une œuvre qui bouscule – et seule une œuvre véritable bouscule – mais cela n’autorise pas tout, et sûrement pas la caution apportée à un régime dont les plus hautes autorités sont passibles d’un jugement devant les instances judiciaires internationales. L’on peut voir en l’œuvre de Céline un des moments-charnière de l’histoire de la littérature et en vomir l’abjection et la lâcheté. L’on peut admirer les « Derniers poèmes d’amour » de Paul Eluard et refuser ses odes dégoulinantes et anachroniques à Staline. L’on peut s’émouvoir 2 Cité par Le Monde, 26 octobre 1995. avec admiration devant l’intelligence des êtres et des situations contenue dans Underground et ne pas se lasser de s’indigner devant le ralliement de fait de l’auteur à Milosevic. Car qu’en est-il de la morale de l’histoire ? Kusturica n’est-il pas finalement, lui aussi, piégé ? N’est-il pas, finalement, le miroir de ces années quatre-vingt, celles dont minimalisme philosophique repose sur cet étrange consensus : sauver les corps ; refuser, par principe, toute guerre ; ne pas classer les souffrances ; ne pas hiérarchiser les responsabilités ; faire de tout agresseur une victime et de toute victime réelle un oppresseur en puissance. Tout cela a sa cohérence. Mais aussi ses implications politiques concrètes : cela s’appelle l’humanitarisme, version abâtardie de l’humanisme. Aucune trace de tout cela, bien entendu, dans Underground, mais un refus de dénoncer l’agresseur réel qui, lui, provient en droite ligne de ce type d’attitude. « C’est avec le sourire de l’amour que nous laissons mourir les autres », déplore Pascal Bruckner3. Et c’est avec le sourire triste de l’amour déçu que Kusturica laisse mourir ses anciens amis de Sarajevo, au nom même de cet amour, amour d’une patrie imaginaire. 3 Dans un livre tonique, La tentation de l’innocence, Grasset.