Le clou dans la planche

Transcription

Le clou dans la planche
« En attendant Godot » - Théâtre du Pavé
Chapeaux melons
et Godillot
Publié le 13 Avril 2014
"The future's uncertain, and the end is always near."
The Doors – "Roadhouse Blues"
A l'occasion des 20 ans de la compagnie, Les Vagabonds s'offrent pour leur nouvelle création un invité de
marque en la personne de… Godot ! Quoique, le bonhomme à la réputation de ne pas honorer ses rendezvous… Pas sûr qu'il vienne souffler les bougies. Au Pavé donc, Francis Azéma met en scène En attendant
Godot, une des pièces les plus célèbres de l'écrivain et dramaturge irlandais Samuel Beckett. Alors, Godot…
Viendra, viendra pas ?
Vertige du néant
Redingotes élimées, chapeaux melons, godasses sans chaussettes, Vladimir et Estragon sont deux hommes
qui attendent sur une "route à la campagne, avec arbre". Pour les décrire à grands traits, on dira
simplement que "l'un pue de la bouche, l'autre des pieds". Ils ont rendez-vous à ce point précis du monde
pour rencontrer un dénommé Godot. Lequel, comme chacun sait, ne viendra jamais ; il "enverra" un
garçon pour reporter le rendez-vous au lendemain. Dans leur attente, Vladimir et Estragon feront la
rencontre de Pozzo et Lucky. La relation maître/esclave qu'entretient cet autre tandem choque d'abord les
deux hommes ; mais après tout, en voilà deux qui ont finalement trouvé un bon moyen de s'occuper…
Pozzo et Lucky s'en iront dans le vague, aussi vite qu'ils sont arrivés. Le lendemain sera l'occasion de
(re)vivre ou de (re)rêver la même attente, les mêmes angoisses, le même ennui abyssal, les mêmes
rencontres (quoique différentes : Pozzo est devenu aveugle, et le seul arbre de la campagne a soudain des
feuilles à ses branches). On pourrait abandonner et rentrer chez soi, mais on reste là ; on annonce d'une
manière décidée "on y va !", mais le geste ne suit pas la parole. La vie selon Samuel Beckett, c'est la
"merdecluse", la déliquescence programmée et inexorable, l'absurdité et le non-sens. La vie comme un
univers ouaté et sans contours, un brouillard laiteux qui mène droit à la mort.
En 1956, le journaliste Brooks Atkinson du New York Times écrivait "n'espérez pas une explication d'En
attendant Godot… C'est un mystère enveloppé dans une énigme." Une énigme qui pourrait elle-même être
cachée dans un coffre, dont la clé serait au fond d'un puits. Comment parler d'une pièce où les deux
personnages principaux, Vladimir et Estragon, ne font qu'attendre quelqu'un qui ne vient pas, et qui ne
viendra jamais ? Comment ne pas s'empêcher d'imaginer les identités possibles de ce fameux Godot, à la
grande barbe blanche ? Dieu ? La pièce contient une multitude de références à la religion (bible,
crucifixion, sauveur, God…). Beckett lui-même ne sait pas, et n'a jamais voulu répondre à cette question.
L'ambiguïté est tenace. D'ailleurs, ce serait le facteur du coin que cela reviendrait au même. On parlerait
toujours d'attente, d'espoir d'une vie meilleure, on aurait toujours la mémoire qui flancherait un petit peu,
et on aurait toujours besoin de s'occuper l'esprit en ressassant pour ne pas se pendre complètement.
En parlant de certains de ses textes, Samuel Beckett proposait le néologisme anglais "lessness" - que l'on
pourrait traduire par "un état de moindre". Cet état fait surgir le paradoxe du silence et des mots.
Comment devenir silencieux tout en continuant de parler… Ainsi, celui qu'on attend n'aura jamais été aussi
présent par son absence assourdissante. Une présence par le vide, tout comme les mots sont présents "en
creux", tout comme le lieu est situé à un endroit précis, et nulle part. Le temps reste lui aussi
volontairement flou. Les saisons sont déréglées, les heures fugaces, et les minutes s'étirent comme une
nuit sans sommeil. Le temps qui passe n'est plus un repère tangible. On essaie de développer une pensée
par le raisonnement, mais soit la mémoire bégaye, soit l'argumentation tourne dans le vide. Mais tout n'est
pas perdu, car Estragon et Vladimir, alias Gogo et Didi, auront au moins passé le temps.
Le rire du désespoir
La pièce a-t-elle un sens ? A l'image du tandem attendant Godot, le spectateur se met à attendre des clés
permettant la compréhension de l'histoire. A quoi bon cette attente ? Si Godot était là, peut-être
éclairerait-il de sa présence personnages et spectateurs ? Voilà tout l'absurde savoureux d'En attendant
Godot. Une communion public/personnage dans cette attente lancinante et anxiogène. Il n'y a d'ailleurs
pas vraiment de personnages, plutôt des voix dépouillées s'évanouissant dans le vide.
Les préjugés à propos de cette pièce sont nombreux : texte trop long, trop ardu, trop ennuyeux… Facile de
décrocher et d'être abandonné sur le bas-côté de la route, autant pour les comédiens que pour les
spectateurs. Une des qualités de la mise en scène est de donner du corps à des êtres qui comblent
l'attente par la parole. Une pantomime fantasque façon Charlie Chaplin contrebalance l'absurdité des
échanges verbaux. Le jeu tout en relief impulse un rythme caméléon, tantôt rapide, éructant et saccadé,
tantôt hésitant et silencieux. Un silence redoutable qui s'ouvre comme le sol se dérobe, et laisse apparaître
le gouffre d'une humanité à pleurer.
Francis Azéma a voulu aborder la pièce de Beckett en respectant à la lettre les nombreuses didascalies du
texte. Rien de révolutionnaire donc ; mais après tout, il ne faut sans doute pas plus que cela. Et même si les
costumes et la scénographie pourraient sembler presqu'un peu trop soignés au goût de certains, on
retrouve tout Beckett sur scène. Une écriture dépouillée, une douleur de vivre, un humour désespéré
luttant contre de fulgurantes saillies d'un pessimisme noir ("Elles accouchent à cheval sur une tombe"). Les
cinq comédiens portent comme un seul homme leurs partitions, et livrent lors de cette première un Godot
d'une très belle facture. Mention spéciale à Alain Dumas, campant un superbe Pozzo, tel un monsieur Loyal
défroqué sorti de nulle part.
"Rions un peu en attendant la mort" disait Desproges...
Marc Vionnet