LA PORTEE DISRUPTIVE DES ARTS DE LA VILLE L`EXEMPLE DU
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LA PORTEE DISRUPTIVE DES ARTS DE LA VILLE L`EXEMPLE DU
Communication dans le cadre du colloque de la Société Française des Sciences de l’Information et de la Communication « Colloque Les arts de la ville dans la prospective urbaine - Débat public et médiation » organisé les 9 et 10 mars 2006, à l’Université François Rabelais de Tours, M.S.H. Villes et Territoires - CEDPM LA PORTEE DISRUPTIVE DES ARTS DE LA VILLE L’EXEMPLE DU GROUPE ICI MEME Anne GONON Université de Bourgogne, CRCMD, Dijon A) ICI MEME : L’ART DE L’INTRUSION 1 - Décaler le regard, interroger le réel Le groupe Ici Même (Paris)1 propose depuis plus d’une dizaine d’années dans l’espace public des usages exploratoires de la ville afin d’induire une posture de questionnement chez les habitants devenus, sans le savoir, spectateurs. Les membres du groupe – acteurs, scénographes, plasticiensperformers, etc. – créent des propositions artistiques en adéquation totale avec le milieu urbain dans le but de proposer une mise en perspective de celui-ci. Ici Même opte pour l’intrusion : la fiction est cachée afin que les habitants touchés ne sachent pas d’emblée qu’ils ont affaire à du théâtre. C’est l’une des raisons pour laquelle le recours au terme « spectacle » est rare, celui-ci impliquant une convocation formalisée à une représentation annoncée comme telle. Le mode de jeu est celui du « vérisme » que Mark Etc, metteur en scène, définit comme « un travail d’acteur privilégiant des effets de réalité dans la relation au contexte ». En 2000, Ici Même intervient par exemple sous les traits de l’Agence Opaque. En pleine rue, en collaboration avec les municipalités, l’Agence Opaque présente une génération de mobiliers urbains aussi prospectifs que problématiques tels que le banc convertible « clic-clac » ouvert en journée… et fermé la nuit. La démarche artistique d’Ici Même, présentée ici de manière succincte, allie au théâtre invisible une logique disruptive caractéristique d’un type d’actions artistiques dans la ville (qu’il s’agisse d’arts plastiques ou vivants). On pense à Augusto Boal qui, au travers du théâtre invisible ou du théâtre forum, fait de cet art une arme de prise de conscience et d’interrogation du monde. Le théâtre est un outil pour rencontrer l’autre, le confronter à une situation singulière et l’amener à prendre position par rapport à elle. Ici Même s’inscrit ainsi dans une filiation de théâtre d’intervention. En faisant irruption dans la ville et en adoptant un mode de jeu réaliste, le groupe développe par ailleurs ce que Denis Guénoun dénomme le principe de la « double vue »2. « Par une technique de surimpression, le spectateur voit simultanément deux choses : ce qui est fictif posé sur ce qui est réel, ce qui change et varie posé sur ce qui se maintient. Cette double vue est métaphysique et politique. Elle fracture la réalité, c’est une disruption qui affirme la possibilité d’un espace ouvert. »3 L’infiltration a pour but de décaler le regard que les habitants portent sur leur environnement journalier. Ici Même accentue le trouble en rendant le décalage à première vue difficilement décelable pour qui n’a pas connaissance de la nature de l’opération. La posture de questionnement que le groupe tente d’engendrer est dès lors double. Il s’agit d’une part de réfléchir à une thématique et d’autre part d’amener chacun à douter de ce qui est présenté comme réel. Au-delà de savoir si les prototypes de l’Agence Opaque constituent, en matière de mobilier urbain, des avancées au service des citoyens, il faut interroger la véracité de l’événement lui-même. 1 http://www.icimeme.info GUENOUN (Denis), « Scènes d’extérieur », conférence-débat n°1 du cycle Scènes invisibles, Théâtre Paris-Villette, 30 janvier 2006 (non publiée, notes personnelles) 3 idem 2 2 - « Chronoclub » : la logique d’intrusion poussée à l’extrême « Chronoclub », créé à Paris du 5 au 14 novembre 2004, joue sur ces deux dimensions interrogatives en poussant leurs logiques respectives à l’extrême. Pendant dix jours, un promoteur immobilier, Hausman&Road, ouvre à la visite publique, avenue Trudaine, dans le 9e arrondissement, une cité Chronoclub, ensemble de petits modules d’habitation de la taille d’une place de voiture, bijoux d’optimisation architecturale. Le concept est simple : pourquoi louer une maison à temps plein alors que vous ne l’occupez que quelques heures dans la journée ? La chronolocation ne serait-elle pas l’avenir de l’habitat en France, la réponse ambitieuse et idéale au problème du logement individuel ? Des locataires occupent par tranches horaires les modules exposés, témoins-cobayes de l’expérience. Des personnages de promoteurs d’Hausman&Road sont à la disposition des curieux qui souhaitent visiter les maisons, vantant les bienfaits de cet habitat sur-mesure. On l’aura compris, derrière Hausman&Road se cache Ici Même. Promoteurs, locataires, tous sont des acteurs au service d’une tentative : activer un débat public critique autour de problématiques urbaines fondamentales. Comment vit-on ensemble ? Jusqu’où accepte-t-on la logique de rationalisation de l’habitat ? La toute puissance des promoteurs ? « Chronoclub » n’organise pas un débat public antérieur ou postérieur à la tenue de la manifestation : la manifestation tente elle-même d’engendrer le débat public. A ce titre, elle constitue un terrain d’étude privilégié et pertinent. Elle met en perspective, d’une part, l’efficace de la convocation d’un débat au travers d’une proposition artistique et, d’autre part, les dispositifs de médiation liées aux arts de et dans la ville. B) UN DISPOSITIF DE MEDIATION RAMIFIE INTEGRE A LA FICTION 1 - La maîtrise des dispositifs communicationnels et informationnels Pour susciter un débat, il faut communiquer, alimenter les discussions, donner matière à réflexion et réaction. Afin de provoquer une telle dynamique, les membres du groupe produisent un discours, dans ce cas fondé essentiellement sur la logique mercantile du marché du logement et sur des principes libéraux plus ou moins déguisés. Le dispositif de médiation de « Chronoclub » est ramifié en plusieurs instances, toutes fictionnées. La création et le maintien de la fiction exigent la mise en œuvre d’un travail informationnel et communicationnel sur-mesure, partie intégrante du concept artistique défendu. Le groupe prend donc en charge la communication, action de médiation généralement assumée par la municipalité ou l’organisateur qui l’intègre à un plan de communication plus large, dans une perspective de visibilité globale de l’événement. Cette maîtrise des dispositifs communicationnels et informationnels se traduit par la conception et l’édition de plusieurs tracts à destination des habitants. Pour Paris, l’un d’eux était un support de communication publié par l’organisateur, Itinérance Rue, producteur délégué pour la mairie de Paris, réalisé en collaboration avec Ici Même. Au recto, le visuel emblématique de « Chronoclub » présentant une voiture garée à côté d’une petite maison, sur un parking, est accompagné du slogan « Utopique ? ». Au verso, afin de ne pas trahir la fiction, le programmateur annonce une exposition de nouvelles tendances de l’architecture, intitulée « Nouvelle espérance de ville ». Un second tract, conçu comme une publicité, est produit par le virtuel promoteur Hausman&Road. Au recto, le même visuel est repris, assorti d’un slogan cependant plus provocateur : « Enfin sans domicile fixe ». Au verso est détaillé le principe de la chronolocation avec ses packs d’unités de temps et ses nombreux avantages – dont l’extrême mobilité et la flexibilité. Chronoloc, service de chronolocation d’Hausman&Road, dispose également d’un site internet4 très riche présentant chacun des modules d’habitation, les cités Chronoclub présentes dans la monde, les services 4 http://www.chronoloc.com 2 proposés aux locataires… Enfin, un numéro Azur avec serveur téléphonique indiquait les informations pratiques propres à l’événement parisien. La multiplicité des supports et leur distribution à grande échelle ont pour but de faire exister l’opération et d’entretenir la discussion autour de la problématique qu’elle pose. L’information circule, les habitants s’interrogent et c’est le début d’une rumeur sur l’installation à venir d’une cité Chronoclub. 2 - Les acteurs, vecteurs de médiation théâtrale sur le terrain Au-delà de ces supports de communication, il existe un autre mode de médiation, fondamental : les acteurs. « Chronoclub » est un spectacle vivant et Ici Même en revendique la dimension théâtrale. Les locataires sont présents en permanence, au contact des passants. De même pour les promoteurs d’Hausman&Road qui proposent des visites des modules. Les acteurs, porteurs d’un effet de réalité, ne laissent à aucun moment transparaître la fiction. Ils vivent l’ici et maintenant, dans leurs petites maisons, dans la rue, au cœur de la vie quotidienne de l’avenue Trudaine. Le dialogue qu’ils cherchent à déclencher n’a pas pour ambition de rester anecdotique : il s’agit bien de susciter une discussion, une réaction autour de la problématique envisagée. Ici Même a été jusqu’à créer une association des militants, Paris Ville Proche. Incarnés par des acteurs, ces militants distribuent eux aussi un tract qui encourage les Parisiens à découvrir cette novatrice solution d’habitat et annonce que cette nouvelle espérance de ville est « un programme qui fera débat ». On sait aujourd’hui que des associations de citoyens peuvent jouer un rôle décisif quant à des décisions liées au logement et à l’aménagement urbain. L’association Paris Ville Proche complète le tableau des acteurs en présence dans le grand débat public du logement. La présentation des dispositifs de médiation propres à « Chronoclub » souligne l’intransigeance du choix de la fiction auquel le groupe Ici Même procède. La dimension invisible du théâtre qui en résulte est totalement assumée. Reste à découvrir comment les spectateurs qui s’ignorent réagissent concrètement. C) REACTIONS ET INTERACTIONS 1 - Quelle communication instaurée ? Quelle est la nature de la communication qui s’instaure entre les quatre groupes d’individus en présence : promoteurs d’Hausman&Road, militants de Paris Ville Proche, locataires de la cité Chronoclub et habitants du quartier ? La proposition se déroulant le long d’une avenue sur 130 mètres, à tout moment de la journée, il n’existe pas un seul foyer de représentation mais plusieurs foyers de représentation qui deviennent autant de foyers d’interaction. Si la situation est théâtrale de par la présence d’acteurs interprétant des personnages, elle demeure invisible aux yeux des passants. Le dialogue s’instaurant régulièrement entre acteurs et habitants, les interactions sont nombreuses et spontanées. La nature de la communication établie doit être définie dans la mesure où le schéma communicationnel semble faussé : l’un des deux interlocuteurs ignore en effet que l’autre est en train de jouer. Dans le cas où le spectateur se sait spectateur – soit parce qu’il est venu en sachant qu’il s’agissait de théâtre, soit parce qu’il l’a découvert – le schéma reste biaisé. Ce type de théâtre invisible interroge les termes de la communication théâtrale. Analysant cet enjeu dans un contexte plus traditionnel, Georges Mounin estime que « [si] communication, il y a, elle est à sens unique, à la différence de ce qui passe dans la communication proprement linguistique. (…) [L]es spectateurs ne peuvent jamais répondre aux acteurs par du théâtre. »5 Il ajoute que « la communication linguistique est caractérisée par le fait fondamental, constitutif de la communication même, que l’émetteur peut devenir à son tour le récepteur ; et le récepteur, émetteur. »6 En ce sens, « Chronoclub » convoque de véritables situations de communication dans un contexte théâtral 5 6 MOUNIN (Georges), « La communication théâtrale », Introduction à la sémiologie, Paris, 1970, p.87 (souligné par nous) idem 3 global. Le théâtre est au service de la mise en jeu d’un échange. Si le spectateur s’ignore, il se trouve dans une interaction qui relève du quotidien. L’acteur, jouant de manière réaliste, entre en conversation avec lui de façon naturelle. Si le spectateur se sait spectateur, on observe alors un comportement caractéristique de ce type d’interactions, notamment développées dans les arts de la rue : le spectateur joue à jouer. Il répond et prend part à la conversation mais manifeste qu’il a conscience du contexte de l’échange. Dans un cas comme dans l’autre, le dispositif théâtral a pour but de produire un débat. Sa forme conventionnelle, caractérisée par le quatrième mur invisible qui sépare irrémédiablement la sphère des acteurs de celle des spectateurs, est rompue pour faciliter l’instauration d’un dialogue. 2 - Un éventail de réactions On peut distinguer quatre phases dans le temps de l’événement auxquelles correspondent différents types de réactions. En prévision de l’installation de la cité Chronoclub, un travail de sensibilisation a été réalisé en amont auprès des habitants du quartier de l’avenue Trudaine. L’association Paris Ville Proche est ainsi présente avec un stand sur le forum des associations de l’arrondissement, un mois avant l’installation des modules. A cette occasion, les réactions s’avèrent positives et les habitants se disent intéressés par la thématique de l’habitat. Intrigués par la présentation de la cité Chronoclub, ils entrent facilement en contact. Le temps du montage, c’est-à-dire de l’implantation des modules d’habitation, s’est avéré nettement plus délicat. L’organisation d’événements dans l’espace public produit inévitablement son lot de mécontents. Du sentiment d’être envahi sur son trottoir jusqu’à la réquisition de nombreuses places de parking – le stationnement étant un sujet terriblement épineux à Paris – en passant par la dénonciation d’un enlaidissement de l’avenue par des propriétaires craignant la baisse de la valeur de leur bien immobilier, les équipes sur le terrain et la mairie d’arrondissement ont été confrontés à de petits scandales et à d’agressives réprimandes qui se sont poursuivies au cours des premiers jours de l’opération. Par la suite, l’avenue Trudaine voyait se constituer, au jour le jour, des petits groupes venant s’agglutiner devant un module où se déroulait une séquence, par exemple entre un locataire, un visiteur et un promoteur d’Hausman&Road. Relatons cette scène de rue captée en vidéo par Ici Même. Une passante s’adresse avec véhémence à un promoteur vantant à des visiteurs les mérites de la chronolocation. « Vaut mieux être à l’hôtel, vous êtes chez vous ! C’est pire qu’un Formule 1 ! C’est des cabanes sur le trottoir ! C’est scandaleux ! Ça va vous, vous dormez bien la nuit Monsieur ? (…) Vous profitez de la misère. » « Mais pas du tout, c’est une solution nouvelle ! » tente de répondre l’acteur-promoteur. « Non, la solution serait de faire des logements sociaux ! » coupe la passante. Ce registre d’indignation constitue l’un des types récurrents de réaction. Réagissant à la situation au premier degré, cette habitante est scandalisée par le principe de la chronolocation. Elle invective l’acteur à qui elle s’adresse en tant que représentant d’Hausman&Road. Deuxième registre de réaction : la satisfaction. Elle se manifeste de deux façons différentes. Certains saluent l’inventivité de l’initiative7, dépassant les espérances du faux promoteur immobilier. D’autres sont simplement ravis qu’« il se passe quelque chose dans le quartier ». Ils saluent amicalement leurs nouveaux voisins, les locataires des modules, et expriment leur enthousiasme. Le troisième registre est celui de l’indifférence, voire de l’ignorance (passer sans regarder) et le quatrième de la pure défiance8. Le cinquième et dernier type de réaction correspond aux spectateurs venant délibérément voir un spectacle : leur comportement complice a été décrit antérieurement. 7 « Je crois que là, ça va faire avancer les choses (…) dans la crise du logement actuel, surtout dans les grandes villes où ça devient de plus en plus difficile de trouver, d’une part, et de payer d’autre part. (…) Et je crois que ça va peut-être déplaire à certains mais c’est une nécessité car il faut des idées nouvelles sans ça on n’avance pas ! Et je crois que là, c’est une belle démonstration. » Habitant interrogé, DVD Ici Même / Chronoclub 8 « Pour moi, c’est une douce rigolade, c’est un test-canular, c’est bien à l’image de l’époque de fous dans laquelle on est ! On peut raconter tout ce qu’on veut, culturel, habitat modulable, solutions innovantes pour le logement, parce que c’est la crise du logement, comme si on ne le savait pas et comme si ça allait résoudre le problème ! On prend vraiment les gens pour des cons ! » Habitant interrogé, DVD Ici Même / Chronoclub 4 Il est à souligner que « Chronoclub » a connu, à Paris, un dénouement politique non anticipé par Ici Même. Alors que la mairie d’arrondissement était en ébullition sous le tir fourni des protestataires, un élu de l’opposition s’est saisi de l’affaire, se rendant sur place et demandant à la presse de rendre compte de ce canular artistique organisé aux dépends des habitants du quartier. Pour boucler la boucle et faire taire les rumeurs persistant sur la manifestation, la mairie d’arrondissement a organisé, deux semaines plus tard, une réunion de levé de rideau. La présence de quelques 200 habitants du quartier, curieux, détracteurs et défenseurs de la proposition artistique réunis, témoigne qu’un débat a, sans aucun doute, été suscité. C) QUE FONT LES ARTS A LA VILLE ET SES HABITANTS ? 1 - De l’effervescence éphémère à une réflexion pérenne Resterait à déterminer la portée du débat provoqué par « Chronoclub ». Les frottements, les petits scandales de quartier, l’article dénonçant une supercherie, les élus interpellés par leurs électeurs, toutes ces anecdotes constituent la démonstration d’une effervescence. Pour autant, peut-on qualifier ces échanges de débat public ? Les idées brassées entre deux portes de modules de la cité Chronoclub ont-elles amené les habitants à une réflexion sur l’habitat ? Les effets à long terme d’une telle expérimentation artistique restent à identifier. Ce questionnement, légitime, ne saurait trouver de réponse que dans une enquête plus approfondie sur les répercussions in situ de la proposition artistique. Cette recherche constitue un champ d’étude prometteur. Les résultats démontreraient l’intérêt qu’une municipalité ou un organisateur peut avoir à défendre ce type d’intervention et ils apporteraient des éléments de connaissance quant à l’élaboration de modes de médiation à instaurer sur le terrain, en accompagnement. Au demeurant, la portée perturbatrice de « Chronoclub » ne fait pas de doute dans le cadre même de l’organisation de l’opération. Les troubles constatés dans le quartier et au sein de la mairie d’arrondissement, liés à l’implantation de la cité Chronoclub, témoignent d’un puissant potentiel d’interrogation des habitants et de leurs élus sur la place de l’art dans la ville. Comme exposé antérieurement, la démarche d’Ici Même porte autant sur la thématique de l’habitat citadin que sur la présence d’artistes agitateurs dans l’espace public. Sur ce second point, le débat a eu lieu et l’affluence à la réunion organisée par la mairie d’arrondissement en témoigne. 2 - Quelle médiation pour les arts dans la ville ? Afin de maintenir le secret autour de la fiction, la mairie d’arrondissement, complice du projet, a choisi de ne pas organiser de processus de consultation en amont auprès des associations du quartier, des commerçants et du conseil de quartier. Nous avons décrit le tollé qui n’a pas manqué d’arriver : des lettres de protestation aux prises de position des élus en passant par un article du journal Le Parisien9. D’un côté, la parole de l’artiste, Mark Etc, qui revendique que « le théâtre soit mêlé à la vie des gens »10 ; de l’autre, celle de l’élu, Pierre Lellouche, qui dénonce « un spectacle cher pour intellos bobos » quand l’argent aurait pu « financer des décorations de Noël dans la rue des Martyrs »11. Au-delà de l’anecdote, cette série de rebondissements a le mérite d’illustrer une problématique spécifique à la médiation des arts dans la ville. L’infiltration de la réalité, la perturbation masquée au quotidien et le recours à un effet de réel n’ont d’autre objet que d’introduire le doute. La mise en abyme de questionnements liés à la ville dans l’espace public lui-même n’est pas anodine, cette expérience en atteste. Les réactions des habitants, comme des élus, démontrent que l’enjeu est crucial. Le débat et l’espace critique développés ne sont-ils pas d’autant plus prononcés que cet effet de réel est grand ? Est souvent posée à Ici Même 9 DOUTRIAUX (Géraldine), « Des maisons en toc ont semé la zizanie », Le Parisien, Paris, 11/11/2004 idem 11 idem 10 5 la question de la nécessité de ce principe de réalisme : ne pourrait-on pas assumer qu’il s’agit de théâtre ? L’illusion de la fiction est particulièrement propice à la démarche de participation et à l’objectif maïeutique poursuivis par le groupe. La réactivité et la prise de position des habitants sont recherchées. Le dévoilement de la dimension théâtrale ne provoquerait-il pas chez tous l’adoption immédiate d’une position de spectateur en distance ? Devenant spectateurs, ils seraient alors préparés à assister à un spectacle et prédéterminés dans leur comportement respectueux des codes de la représentation théâtrale. Cette problématique en induit une autre : à qui ce théâtre s’adresse-til ? Sans aucun doute davantage aux passants, aux habitants du quartier, aux usagers de l’espace public qu’à des spectateurs au sens strict du terme. Ce type d’intervention artistique relève manifestement davantage d’un processus d’implantation dans un territoire, auprès de ses habitants, que d’un spectacle convoqué. Aujourd’hui, l’installation d’une sculpture sur une place, un geste artistique ou une intervention théâtrale dans l’espace urbain, entraînent, du point de vue du politique, l’instauration d’une action de médiation envers la population. L’acte artistique dans l’espace public doit être rendu lisible. En conséquence, la place n’est que rarement laissée à la surprise, au doute, à la provocation, à la perturbation. Or, les arts de et dans la rue ont précisément un rôle à jouer dans la recherche d’une occupation alternative, prospective et utopique de la ville. Ils ne peuvent jouer ce rôle qu’à condition de se voir accorder la possibilité d’être inattendus, impertinents et étonnants. En dehors de la traditionnelle réunion d’information aux habitants en amont qui rompt toute magie possible, quelle forme de médiation inventer en faveur des arts de et dans la ville ? Comment rendre lisible l’acte artistique dans l’espace public sans pour autant le trahir ? La réunion de levé de rideau témoigne d’une nécessité, même l’opération passée, de respecter une logique de médiation conciliatrice. Alors que la mairie d’arrondissement a joué le jeu tout au long de l’événement, le besoin s’est malgré tout fait sentir de renverser le processus délibératif. Si les habitants n’avaient pas eu mot à dire en amont de la prise de décision, la parole leur a été donnée a posteriori. On assiste là à un principe de médiation culturelle renversée. Cette exigence d’instauration d’une médiation autour des arts dans la ville démontre combien toute intervention dans l’espace public relève du champ du politique et, à ce titre, les élus ne sauraient prendre de décision non comprise par leurs concitoyens. On ne peut que remarquer que cette vertu conciliatrice – qui s’explique principalement par la crainte de devoir gérer les mécontentements – pèse aujourd’hui dans les orientations prises en terme d’arts dans la ville. Les propositions artistiques s’appuyant sur une implantation de longue durée dans un quartier ou adoptant le principe de la fiction comme mode d’entrée en contact avec les habitants – tel « Chronoclub » ici présenté – souffrent de cette frilosité ambiante. Ces projets paraissent complexes à mettre en œuvre. En réalité, la difficulté tient à une médiation particulière qu’ils exigent et qui demeure jusqu’à présent inexistante. Les moyens de médiation traditionnels – réunion d’information auprès de la population, information par le journal local, présence sur le terrain de médiateurs – échouent à établir la relation juste entre les habitants et la démarche artistique proposée, malgré leur louable intention pédagogique. Des modes de médiation spécifiques à ces projets artistiques restent donc à inventer pour respecter la portée disruptive de leur intervention inopinée, et salutaire, dans l’espace public. BIBLIOGRAPHIE MOUNIN (Georges), « La communication théâtrale », Introduction à la sémiologie, Paris, Ed. de Minuit, 1970 DOUTRIAUX (Géraldine), « Des maisons en toc ont semé la zizanie », Le Parisien, Paris, 11/11/2004 6 Ill. 1 - La cité Chronoclub avenue Trudaine à Paris Pendant les dix jours d’ouverture publique de la cité Chronoclub, les interactions entre locataires des modules, promoteurs, militants de l’association Paris Ville Proche – tous incarnés par des acteurs – et les habitants de l’avenue, sont quotidiennes. A la faveur du théâtre invisible, le groupe Ici Même instaure le dialogue autour de la problématique de l’habitat citadin. 7