Découvrez la préface de Xavier Dijon

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PRÉFACE
Anne-Valérie Michaux expose ici une vue panoramique du droit du travail. Mais avant de nous précipiter sur les pages qui expliquent, par
exemple, la composition paritaire du conseil d’entreprise ou les conditions de validité de la clause de non-concurrence insérée dans le contrat
de travail du représentant de commerce ou encore le montant de
l’indemnité compensatoire de préavis des employés supérieurs, prenons
le temps de réfléchir aux deux mots qui forment la matière de l’ouvrage :
le droit, le travail, en commençant par une remarque préalable.
À vrai dire, le droit ici présenté n’est pas tant celui du travail que,
plutôt, celui de l’emploi salarié. Or, les deux ne se recouvrent pas. Car,
comme on sait, il peut se faire qu’une personne soit titulaire d’un emploi
alors même qu’elle ne travaille pas pour le moment, son contrat ayant
été, par exemple, suspendu pour cause de maladie. Il peut se faire aussi
qu’une personne travaille sans être rétribuée par un salaire, tels le fonctionnaire sous statut ou le travailleur indépendant, ou encore celle qu’on
appelle la mère au foyer, ou le bricoleur qui construit une annexe à sa
maison. Emploi sans travail effectif d’un côté, travail effectif sans emploi
salarié de l’autre. Disons que le droit du travail régit le champ de l’emploi
d’une personne qui a offert à une autre personne sa force de travail. Au
bénéfice de cette précision, reprenons les deux termes, pour mieux voir
comment il est possible de mettre ensemble le droit et le travail.
Le droit, le travail
Le droit – tout droit – suppose la relation. En ce sens-là, même si la
branche particulière du droit qui englobe le droit du travail et le droit de
la sécurité sociale s’appelle elle-même droit social, il faut reconnaître que
le droit comme tel est social puisqu’il indique la manière dont les sujets
(de droit) doivent se comporter les uns envers les autres, en société donc.
Or, la caractéristique de la relation ici envisagée est celle de la subordination. L’employeur a autorité sur le travailleur. Mais autorité compensée,
dit-on, par le rapport de force qu’introduit le collectif des travailleurs
dans le champ du contrat. D’où la dualité à remarquer d’emblée, en
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ÉLÉMENTS DE DROIT DU TRAVAIL
notre matière, dans la façon de comprendre cette « société », ce « social »
sans lequel il n’existe pas de droit. Nous parlons ici, en effet, de relations
collectives, puis de relations individuelles de travail. Telle est d’ailleurs
la summa divisio du présent ouvrage, la spécificité du droit social se
jouant précisément dans la large prise en compte des relations collectives à l’intérieur des relations individuelles. Mais comment s’articulent
les deux champs ? Telle est la question centrale posée ici par le droit.
Quant au travail, il ne se laisse pas facilement saisir lui non plus, vu
son ambivalence. D’une part, il est lieu de peine ou, si l’on suit l’étymologie, lieu de labeur (labor). En ce sens, toute diminution du temps de
travail dans la vie d’un travailleur (avec maintien du salaire antérieur)
passe généralement pour un progrès. Il en va de même lorsque l’efficacité d’une nouvelle machine permet d’économiser la pénibilité d’un travail laborieux. Par ailleurs, le travail est aussi lieu de sens, de fierté
personnelle : le sujet qui s’applique au travail y éprouve non seulement
la capacité de répondre à ses propres besoins en gagnant sa vie, mais
encore il exerce son utilité sociale. À l’inverse, le sujet qui en est privé se
considère souvent comme diminué, à ses propres yeux comme par rapport aux autres membres de la société. Mais comment se fait-il qu’une
même activité conjoigne labeur et fierté, peine et sens ?
Retenant ainsi, d’une part, la question soulevée par le droit dans
son double champ relationnel, individuel et collectif, d’autre part, celle
que pose le travail dans sa double dimension de labeur et de sens, nous
voudrions, pour les mettre ensemble, faire appel à un troisième couple
qui les traverse l’un et l’autre : l’objectif et le subjectif, d’abord en une
approche quelque peu statique du droit et du travail, puis dans la perspective plus dynamique de l’Histoire.
L’objectif, le subjectif
Le droit, en effet, compte une face subjective et une face objective.
Objectivement, il désigne l’ensemble des dispositions applicables dans
une aire juridique déterminée, depuis les traités internationaux jusqu’à
l’usage local, en passant par la loi ou l’arrêté royal. Subjectivement, il
définit l’ensemble des prérogatives personnelles qu’un sujet peut faire
valoir dans le champ du droit, depuis les divers droits et libertés contenus dans les chartes et autres constitutions jusqu’aux différents droits
subjectifs qui découlent de la conclusion d’un contrat.
De son côté, le travail comporte lui aussi les deux faces. Au sens
objectif, il renvoie à la tâche elle-même, plus précisément à la valeur que
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cette tâche aura incorporée au produit ainsi « travaillé ». Conçu de la
sorte, le travail représente un « bien » au sens objectif du terme. « Voilà
du beau travail », dit-on en admirant une pièce finement usinée ou en
lisant un rapport intelligemment rédigé. Ainsi, le travail ajoute une
valeur à la chose travaillée, il a un prix ; il entre dans le jeu économique.
Par ailleurs, le travail, au sens subjectif du terme, évoque toute la part
d’investissement de la personne qui engage en cette tâche-là ses forces
physiques, morales, intellectuelles. « Quel travail », dit-on encore, « pour
réaliser cette pièce, pour composer ce rapport ! ». Ici, l’auteur est visé.
Car telle est l’originalité de ce bien particulier qu’est le travail, si pertinemment mise en avant par Alain Supiot, c’est qu’il emporte « l’indissolubilité du prestataire et de la prestation » (1).
Sur la base de cette double constatation, élargissons le propos, tant
sur le droit que sur le travail.
On explique aux étudiants en droit que la matière de leur discipline
se trouve dans les codes législatifs, dans les décisions juridictionnelles et
dans les débats doctrinaux. Les voici donc appliqués d’abord à lire et
relire les normes, ensuite à chercher chez les auteurs et chez les juges les
interprétations qui éclairent au mieux les obscurités des textes, qui comblent leurs lacunes ou qui résolvent leurs contradictions. La démarche
n’est évidemment pas inutile mais elle ne suffit pas, car le droit reste ici
référé à sa source d’énonciation qu’est le pouvoir : pouvoir constituant,
pouvoir législatif, pouvoir exécutif, pouvoir judiciaire, en y ajoutant la
doctrine pour mettre de l’huile entre les divers rouages de ces autorités.
Or, chercher aussi soigneusement que possible la cohérence des ordres
donnés aux différents niveaux où le pouvoir se prononce ne dit encore
rien sur la finalité du droit lui-même. Que vise en effet cette « objectivité »
du droit dit objectif ?
Nous risquons ici une réponse : le droit vise la justice. D’autres
auteurs contesteront sans doute l’affirmation, préférant tenir la position positiviste, soit en sa version formaliste, pour assurer que le droit
ne vise rien d’autre que la cohérence logique de son propre système, soit
en sa version plus cynique, pour tenir que le droit n’entend jamais que
prolonger la situation dominante des titulaires du pouvoir. Certes, il est
vrai que la thèse qui maintient l’indissolubilité du lien entre le droit et la
justice ne bénéficie d’aucune apodicticité puisque – nous venons de le
dire – d’autres lectures du droit restent possibles, mais celle-là nous
paraît la seule qui respecte les enjeux fondamentaux du droit, tandis
(1) A. SUPIOT, Critique du droit du travail, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2002, p. 53.
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que celles-ci en pervertissent l’essence. C’est un choix. Or, dans la gestion des affaires humaines, est-il possible d’éluder les choix ?
Mais quel rapport, demandera-t-on, avec la double catégorie, énoncée plus haut, d’objectif et de subjectif ? Nous y sommes : dans la
mesure où la vertu de justice consiste dans la volonté constante et perpétuelle d’attribuer à chacun le sien (Suum cuique tribuere), voici que, par
le jeu de cette définition appliquée au droit, le sujet (« chacun ») émerge
en force dans le champ juridique afin qu’y soit reconnue la part qui lui
revient (« le sien »). Ainsi comprise, l’objectivité du droit doit se laisser
conduire de l’intérieur par la volonté de reconnaître à chaque sujet, en
toute justice, le bien – le droit – qui lui est propre. En sa face subjective,
le droit se présente donc comme finalité. C’est que, dans la tâche juridique, il ne s’agit pas d’abord, répétons-le, de garder le pouvoir ou de faire
fonctionner un système, mais de permettre à chaque sujet d’être
reconnu dans ses droits. Voilà pour le droit. Qu’en est-il du travail ?
Ici, la référence à la discipline économique s’impose puisque le travail y tient une large part. Or, le propos tenu aux étudiants en droit sur
le lien à garder entre le pouvoir comme source qui énonce la norme et la
justice qui la finalise ne peut-il pas être repris, mutatis mutandis, à l’intention des étudiants en économie, à propos du travail cette fois ? Les économistes en herbe apprennent, en effet, les grands axes du système : la
pluralité tant des facteurs de production que des canaux de la distribution, ou des ressorts de la consommation, ainsi que la rationalité des
lois économiques qui parviennent à mettre ensemble la nature, le capital et le travail. En outre, par la rencontre qu’il permet de l’offre et de la
demande, le marché apparaît comme le cadre idéal où se règle, au
meilleur prix, le fonctionnement objectif de l’économie.
Vous avez dit : objectif ? Mais, ici encore, où est passé le côté subjectif
de la vie ? Qu’est-il advenu des personnes ? Dans ces conditions, ne fautil pas poser à nouveau la question de la finalité de cette économie-là ?
Pas plus qu’à propos du droit la réponse n’est univoque : produire de la
richesse, satisfaire la demande solvable, maximiser le profit ? Puisque,
une fois de plus, il faut choisir, disons que la finalité de l’économie consiste à satisfaire les besoins de tous (2).
Dans ce sens-là, on remarquera que l’économie pure n’existe pas
davantage que le droit pur ou – n’en déplaise à Hans Kelsen – la théorie
pure du droit. Car, pour répondre à son essence humaine, l’économie
(2) Au sens large du terme, par delà le secteur passablement nouveau de l’économie
sociale, il conviendrait de dire que, dans l’idéal, toute économie est sociale.
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doit nécessairement être « sociale ». De ce point de vue, les juristes ont
raison lorsqu’ils mettent ensemble dans la seconde génération des
droits de l’homme les droits économiques et les droits sociaux, comme
pour symboliser qu’il n’existe pas de garantie des droits économiques
tels que la propriété privée ou la liberté d’entreprise sans égale garantie
des droits sociaux comme le sont le droit au travail, le droit au niveau de
vie suffisant, au logement, aux soins de santé, etc. (3). Or, si la raison
d’être de l’activité économique se trouve dans le bien des personnes, ne
fallait-il pas rappeler aux économistes la part subjective qu’emporte ce
« facteur de production » tout particulier qu’est le travail ?
En effet, à l’instar du droit qui peut se retourner, par toutes les formes du positivisme, contre son propre enjeu de justice, l’économie, touchée par son excès économiciste, peut se retourner elle aussi, au nom des
« lois » qu’elle a formulées, contre sa propre finalité de faire de la Terre
une demeure (en grec oikos) habitable pour tous. Le propos est ancien
mais la tentation est si forte que, au seuil d’un ouvrage consacré au droit
du travail, il vaut la peine d’y revenir : « le travail n’est pas une
marchandise » ou encore : « les travailleurs ne sont pas des outils ».
Négliger cette part « subjective » du travail dans l’élaboration des lois
économiques, n’est-ce pas contredire l’économie elle-même qui, répétons-le, cherche à rencontrer, avec des moyens rares, la satisfaction du
besoin de tous ?
Les catégories présentes en notre matière étant ainsi esquissées,
voyons-nous comment elles rendent compte du droit du travail ? Ici
comme ailleurs, l’Histoire se révèle précieuse enseignante.
L’Histoire
Au début du XIXe siècle, la justice visée par le droit se cantonne à la relation strictement individuelle car le citoyen des Lumières se perçoit
d’emblée (dans l’état de nature, disent les philosophes) comme une
liberté dotée de droits dits naturels parmi lesquels se rangent en bonne
place la propriété privée et la liberté d’entreprise. Dans cette perspective,
toute relation nouée avec autrui se situe sous l’empire de la décision
volontaire, à commencer par la société politique elle-même, puisque, on
(3) Pour une réflexion sur les droits économiques parmi la génération des droits économiques, sociaux et culturels, voy. Karel VASAK, « Les différentes typologies des droits de
l’homme », in E. BRIBOSIA et L. HENNEBEL, Classer les droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant,
2004.
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ÉLÉMENTS DE DROIT DU TRAVAIL
le sait, la république est produite par le Contrat social. Mais en même
temps que le droit se concentre sur la personne individuelle, l’économie
se déploie dans de grands ensembles industriels servis tant par l’essor
des sciences et des techniques qui donnent aux entrepreneurs des capacités exponentielles de transformation de la matière, que par les mécanismes financiers capables de rassembler rapidement de grands
capitaux. Sous cette conjonction d’un droit fondé sur la liberté individuelle et d’une économie tournée vers le rendement du capital, le travailleur est conçu comme une force louée par le propriétaire de
l’entreprise dans les termes d’un contrat. Une telle convention (louage de
services) suit d’ailleurs les principes de la justice commutative entendue
à la manière libérale : le prix du travail est fixé par les lois du marché. Il
en est résulté la misère.
Que s’est-il donc passé pour que l’Histoire en soit arrivée là ? Avec le
recul du temps, un double oubli se laisse déceler, en cette situation
sociale : dans le droit, la relation au collectif ; dans le travail, la relation
au sens.
Car le droit ne peut faire comme si la « société » (curieux mot,
d’ailleurs, pour désigner une communauté de destin) n’était composée
que d’individus, liés seulement par la mitoyenneté de leurs propriétés, le
respect de leurs engagements contractuels et l’obligation de réparer
leurs fautes. Avant le rapport de chacun à chacun qu’Aristote range sous
l’égide de la justice commutative, le rapport de chacun au tout appelle
en effet une justice plus fondamentale, que le philosophe de Stagire
appelait distributive : puisqu’un bien commun tient déjà ensemble les
membres de la Cité, il s’agit de le répartir au mieux. La justice du
« rendre à chacun le sien » ne peut donc se limiter à l’application régulière du pacte par lequel le plus faible s’est soumis à la loi du plus fort.
Elle doit, au contraire, « rendre » au plus faible la part de bien commun
qui lui revient, à commencer par le sens même de son travail.
Or, précisément, alors que le droit n’était vu que du côté subjectif
du propriétaire mettant en œuvre, au pluriel de l’entreprise capitaliste,
sa liberté d’entreprise, le travail n’était saisi, lui, que du côté objectif, en
tant que force de production. Le travailleur investissait toute sa peine à
la tâche, tel un « damné de la terre » (version marxiste) dans cette « vallée
de larmes » (version chrétienne), mais sans en retirer les fruits qui lui
revenaient en toute justice. Car, encore une fois, « le sien » que la justice
exige de rendre « à chacun » ne se laisse pas enfermer dans le montant
du salaire convenu, surtout s’il est de misère, mais il doit inclure la
reconnaissance de toute la contribution donnée laborieusement par le
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travailleur au bien commun de l’entreprise. Sans cette reconnaissance-là,
le travail ne montre que son versant de peine, et non de sens.
Or, dans l’Histoire, la doctrine marxiste se présente comme l’exacte
antithèse qui bouleverse ce schéma libéral imposé par la Révolution
française. En cette doctrine révolutionnaire, les droits de l’homme et du
citoyen sont dénoncés comme l’idéologie du sujet bourgeois qui s’est
servi de tout l’arsenal juridique (propriété privée en tête) pour aliéner le
travail. D’où la naissance des deux classes antagonistes, des capitalistes
et des prolétaires. Dans l’optique marxiste, cette division de classe doit
disparaître pour permettre aux humains, considérés désormais – tous et
chacun – comme travailleurs, de se réapproprier collectivement le fruit
de leur travail. Les esclaves soumis à la peine d’un travail dont ils ne percevaient ni les fruits ni le sens deviennent ainsi les maîtres. L’accent est
mis désormais, via la réappropriation collective, sur toute la part subjective du travail. Grâce à la faucille (de l’agriculture) et au marteau (de
l’industrie), le genre humain retrouve, par delà les aliénations précédentes, son identité propre confrontée à la nature ainsi travaillée.
Tandis que, dans la révolution marxiste, le travail passe ainsi de la
pure force objective achetée sur le marché à la récupération subjective (et
collective) du sens, le droit opère le chemin inverse. Ramené de la sphère
idéologique du sujet bourgeois au sol concret des rapports économiques, le droit voit en effet éclater sa dimension étroite de prérogative
subjective pour devenir pure et simple imposition de l’ordre nouveau
voulu par le prolétariat, plus précisément par sa tête de pont, le Parti.
Imposition provisoire cependant puisque, dans l’optique marxiste, le
droit est amené à dépérir en même temps que l’État au moment où
l’Internationale des travailleurs aura rétabli partout dans le monde,
grâce à l’abolition de la propriété privée des moyens de production, des
rapports sociaux capables d’assurer la production collective des moyens
de subsistance au bénéfice de tous.
En passant du libéralisme au marxisme, travail et droit se sont donc
croisés en deux directions contraires, mais les résultats sont-ils
meilleurs ? En ce nouveau régime qui a réussi à s’imposer durant sept
décennies dans l’URSS et ses pays satellites, le droit ne comptait plus que
sa face objective de transposition autoritaire d’un ordre désaliéné, mais il
perdait toute sa face subjective de protection des libertés individuelles et
autres « droits de l’homme » qui permettent tout de même le libre
déploiement de la personne, y compris dans la mise en valeur de sa propriété privée. Quant au travail, il était censé rendre le genre humain sujet
de son propre destin, mais la confrontation à la nature que représente le
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ÉLÉMENTS DE DROIT DU TRAVAIL
travail suffit-elle à faire émerger cette subjectivité propre ? On peut en
douter. Pour que le travailleur récupère « le sien » que le contrat libéral
lui avait fait perdre, ne doit-il pas, en effet, éprouver le « soi » de sa subjectivité d’abord dans la sphère politique du rapport à autrui (d’où
l’importance de la réalité nationale et de la figure du droit subjectif), et
pas uniquement dans la sphère économique du travail ? Or, on sait que
Marx a évacué le politique, et avec lui le droit, des horizons de sa dialectique matérialiste, car cette invention bourgeoise ne faisait, selon lui, que
perpétuer l’aliénation des travailleurs.
On le voit, droit et travail se sont bousculés dans l’Histoire. À l’exaltation du droit (subjectif) de la propriété et de la libre entreprise capturant dans les liens du contrat civil la force de travail (objectif) des sujets
qui n’avaient que leur labeur à offrir, a répondu l’insurrection des prolétaires qui a permis la réappropriation (subjective) du travail au moyen
de l’imposition d’un droit (objectif) collectiviste. Mais à partir de cette
Histoire, comment comprendre aujourd’hui le droit du travail ? Peutêtre pas autrement qu’en intégrant l’ensemble des dimensions ici
esquissées.
L’intégration
En lisant tel ou tel exposé relatif au droit social, il nous arrive de nous
poser la question de savoir à quel bord appartient l’auteur : suit-il la
pente libérale de la liberté d’entreprise, des prérogatives du droit de propriété, du Marché commun, des exigences de la compétitivité, des limites raisonnables au droit de grève et de la responsabilité syndicale ou, au
contraire, se rend-il davantage sensible aux revendications des travailleurs, à la responsabilité sociale des entreprises, aux limites du droit
de propriété, à l’urgence de faire avancer l’Europe sociale au moins aussi
vite que le Marché commun, à la liberté de la grève, ou encore à la préservation des acquis sociaux ? Du plan pratique, la question peut rebondir
sur le plan théorique : en droit du travail, faut-il choisir son camp ? Ou,
pour reprendre le couple sémantique qui nous a guidés jusqu’ici, est-il
possible d’élaborer un droit social « objectif » qui se départirait des vues
trop « subjectives » – tant patronales que syndicales – jetées sur le droit
du travail ?
Une précaution s’impose : la question elle-même mérite-t-elle d’être
posée ? C’est que l’Histoire, pourrait dire l’objectant, lui a retiré toute
validité. Dans la mesure en effet où la construction du droit social s’est
pensée comme une lutte menée pied à pied par les travailleurs pour faire
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passer, d’une part, le travail de la peine au sens, d’autre part, et dans ce
but, le droit, de la relation contractuelle à la relation collective, toute
tentative de prendre du recul par rapport à ce mouvement-là ne peut
que passer pour l’adoption du point de vue civiliste et patronal – subjectif donc – sur le droit du travail : « qui n’est pas avec nous est contre
nous ». En d’autres termes, poursuit l’objectant, l’objectivité du droit
social se trouve tout entière, comme le montre l’histoire des luttes
ouvrières, dans la subjectivité du point de vue des travailleurs. On ne
surplombe pas l’Histoire.
Il reste tout de même à vérifier si cette lecture unilatérale du « sens
de l’Histoire » rend un compte exact des deux réalités qui font jusqu’ici
l’objet de notre attention : le droit, le travail.
Le droit, en effet, si « subjectif » qu’il soit pour assurer la défense des
intérêts de ses titulaires ne peut toutefois se déterminer hors de la relation à autrui, à « l’autre bord ». Le droit est essentiellement partage, équilibre, ou encore balance. Certes, il importe que les travailleurs restent
vigilants pour contredire, au besoin par toutes les armes de l’action collective, les tendances profondes de notre régime économique, si bien
dénoncées par Marx, qui consistent à accumuler le capital par l’exploitation du travail. Une telle vigilance et une telle action demeurent indispensables, précisément, pour opérer l’équilibre de la balance juridique.
Mais un exposé sur le droit du travail ne peut se contenter d’enregistrer
le seul point de vue des travailleurs sur telle ou telle question. « Rendre à
chacun le sien » définit, disions-nous, le vœu de la justice. Or, pour attribuer à chaque travailleur le « sien » qui lui revient, il importe que soit pris
en considération le « bien commun » dont il recevra sa part, et donc la
bonne marche de l’entreprise dont l’employeur assume la responsabilité.
D’où l’importance, en notre régime juridique, du dialogue social.
N’est-ce pas lui, en effet, qui donne sa touche particulière à l’objectivité
du droit qui régit notre matière ? Habituellement, le terme de « droit
objectif » renvoie à l’autorité du pouvoir public qui a pris la loi, le décret
ou l’arrêté pour déterminer d’en haut l’ordre dans lequel évolueraient
les citoyens. Ici, l’objectivité du droit ne provient pas d’une telle prise de
hauteur, mais de la confrontation des intérêts en présence, sur le mode
(éventuellement conflictuel) de la négociation. Droit négocié plutôt que
droit imposé, cette figure dialogale n’est-elle pas exemplaire de la façon
d’exposer le droit social lui-même ? Car si les « partenaires » (quand ça
va bien) ou les « interlocuteurs » (quand ça va mal) sociaux acceptent de
rencontrer « l’autre bord » pour élaborer la norme qui régira leur rapport, n’est-ce pas le signe que cette visée commune, toujours menacée et
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ÉLÉMENTS DE DROIT DU TRAVAIL
toujours recommencée, doit être adoptée pour exposer le droit social
lui-même ?
Il en va de même à propos du travail. Travailleurs et employeurs,
même s’ils poursuivent des intérêts subjectifs divergents, se trouvent
cependant réunis, envers et contre tout, par l’objectivité de la tâche productrice de richesse. Celui qui donne et organise le travail et celui qui le
reçoit et l’exécute sont ainsi liés, au-delà d’eux-mêmes, par ce « bien
commun » qu’ils auront à partager. Mais il y a plus encore : par sa logique même, cette finalité objective commune n’appelle-t-elle pas les partenaires qu’elle rassemble à la considération réciproque de leurs intérêts
respectifs ? L’Histoire a certes montré qu’on était loin du compte, tant
dans la version libérale de l’entreprise considérant le travailleur pour sa
seule force acquise sur le marché, que dans sa version socialiste noyant
la subjectivité du travailleur dans une totalité collective affrontée à la
nature. Mais tout bien considéré, le travail exercé en commun ne se prolonge-t-il pas très naturellement dans une communauté humaine où la
considération d’autrui occuperait sa juste place ? Peut-être est-ce là le
sens du droit du travail.
Xavier DIJON