Le Mer - Revenir sur

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Le Mer - Revenir sur
UNIVERSITÉ DE DROIT ET DE SCIENCE POLITIQUE DE RENNES I
D.E.A. d’Histoire du droit et des Institutions
_________
L’ANTICLÉRICALISME À TRAVERS LES CLASSES POLITIQUE
ET ADMINISTRATIVE D’ILLE-ET-VILAINE
(1879-1914)
Mémoire de D.E.A. d’Histoire du droit
Présenté et soutenu publiquement le 29 juin 2004
par
Jean-Marie LE MER
Directeur de Recherche :
M. Franck BOUSCAU, Professeur à l’Université de Rennes I
Suffragant :
M. Jean-Pierre BRANCOURT, Professeur à l’Université de Tours
La faculté n’entend donner aucune approbation
ni improbation aux opinions émises dans le présent mémoire.
Ces opinions doivent être considérées comme propre à leur auteur.
1
SOMMAIRE
____
Remerciements
7
Introduction
8
-PREMIERE PARTIE-
13
LE FACE À FACE DES RÉPUBLICAINS
ET DES « CLÉRICAUX »
-CHAPITRE PREMIER-
15
LA TRANSPOSITION LOCALE DE LA POLITIQUE
ANTICLERICALE
SECTION PREMIERE : LE CONCORDAT COMME MOYEN
EFFICACE DE LUTTER CONTRE LES « CLÉRICAUX »
15
I. Le fragile avantage de l’État républicain sur l’Église
15
II. La volonté de certains élus de mettre à bas le Concordat
21
SECTION DEUXIEME : LE COURANT ANTICLÉRICAL
UNE FATALITÉ DECRIÉE MAIS LARGEMENT EXPLOITÉE
23
I. Une contestation de la législation anticléricale plus formelle
que réformatrice
23
II. La construction d’un argumentaire électoral profitable
26
SECTION TROISIEME : LES PARADES DE L’ÉGLISE À LA SUITE
DU VOTE DES LOIS DE 1901 ET DE 1905
2
30
I. Une Eglise noyée dans la laïcité
30
II. L’opposition remarquée des élus municipaux
35
-CHAPITRE SECOND-
LA PARFAITE MÉCANIQUE DE LA MACHINE
ADMINISTRATIVE DE LA RÉPUBLIQUE
40
SECTION PREMIERE : UNE TOILE ADMINISTRATIVE
DÉPARTEMENTALE BIEN TISSÉE
41
I. Une structure administrative articulée autour du préfet
41
A. Le préfet: maître d'œuvre de la politique gouvernementale dans le
Département
41
B. Le préfet : chef de l’armée républicaine du département
42
II. Un maillage administratif qui enserre les « cléricaux »
45
A. Une Administration organisée contre l' « Armée de Dieu »
45
B. La précieuse contribution des élus locaux
48
SECTION DEUXIEME : L’AUTORITARISME DE L’ADMINISTRATION
RÉPUBLICAINE
52
I. La troublante immixtion du préfet dans la politique partisane
52
A. La bataille organisée autour de la presse
52
B. La mise en place de comités et associations
54
I. Les rapports particuliers entre les autorités civiles républicaines
et les autorités religieuses du département
57
A. La nécessaire négociation
57
3
B. Une conciliation adaptée : les cas de Mgr Labouré
et de Mgr Dubourg (1906)
60
Conclusion de la première partie
65
-SECONDE PARTIE-
LE CONFLIT OUVERT ENTRE DEUX CAMPS
QUE TOUT OPPOSE
66
-CHAPITRE PREMIERLA VOLONTÉ DES DEUX CAMPS D’ÉLARGIR SON INFLUENCE
66
SECTION PREMIERE : LA REMISE EN CAUSE PAR LES RÉPUBLICAINS
DE L’AUTORITÉ ECCLÉSIASTIQUE
68
I. Une population rurale placée sous contrôle ecclésiastique
68
II. Le phénomène de la « délation partisane »
71
III. La collusion dénoncée entre le clergé et la noblesse
74
SECTION DEUXIEME : L’ENGOUFFREMENT DES RÉPUBLICAINS
DANS LES VIDES JURIDIQUES : LE CAS DES FÊTES RELIGIEUSES
ET DES SONNERIES DE CLOCHE
77
I. Les fêtes religieuses
77
II. L’embarrassante question des sonneries de cloche
79
-CHAPITRE DEUXIEMELES LUTTES ÉLECTORALES : DU DISCOURS AUX ACTES
82
SECTION PREMIERE : LA CONSTRUCTION D’UN
ARGUMENTAIRE ÉLECTORAL MANICHÉEN
4
83
I. Un discours virulent contre le cléricalisme
83
II. La prudence des républicains modérés
86
SECTION SECONDE : TOUS LES MOYENS SONT BONS,
MÊME ILLÉGAUX…
89
I. L’Eglise au service des candidats réactionnaires
89
II. Des moyens contestés mais enviés par les républicains
92
III. Une Administration clémente avec les prêtres modérés
95
-CHAPITRE TROISIEMELA GUERRE DE L’ENSEIGNEMENT
97
SECTION PREMIERE : UNE QUESTION QUI DÉCHAÎNE LES PASSIONS
98
I. La cruciale et empoisonnante question de l’enseignement
98
II. La délicate question de l’enseignement religieux
101
SECTION SECONDE : LA GUERRE DECLARÉE ENTRE L’ÉCOLE
DU DIABLE ETL’ÉCOLE DE DIEU
104
I. Le catéchisme interdit
104
II. La campagne scolaire de 1909
106
Conclusion de la seconde partie
109
Conclusion générale
111
Bibliographie
113
5
Annexes
Annexe 1
114
Annexe 2
127
Annexe 3
141
Annexe 4
154
Annexe 5
156
Annexe 6
163
Annexe 7
169
Annexe 8
187
Annexe 9
194
Annexe 10
207
Annexe 11
219
6
REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier ici :
Monsieur le Professeur Franck BOUSCAU, dont les conseils avisés m’ont permis d’avancer
dans mes recherches,
Monsieur le Professeur Jean-Pierre BRANCOURT, qui fut mon professeur à Tours, et qui a
accepté d’être membre de mon jury,
L’ensemble du personnel des Archives Départementales d’Ille-et-Vilaine qui a toujours su
faciliter mes recherches,
Enfin ma mère et Adeline qui ont accepté de relire et de corriger mon travail.
7
Introduction
____
« Vous êtes dans un département où il faut beaucoup de patience,
Beaucoup de philosophie.
Oubliez les hommes et ne voyez que la cause.
Avec cela vous aurez raison des caractères les plus difficiles. »1
De la patience et de la philosophie. Il ne faut rien de moins selon le préfet Leroux2 pour
infuser l’arôme de la République dans son département. A la veille de son départ d’Ille-etVilaine, et surtout après huit années passées à la préfecture de Rennes, ce fonctionnaire a
parfaitement compris que ce ne serait pas seulement à coups de décrets et de lois que le
régime républicain pourrait s’établir solidement. Non. Il en faudrait davantage, bien
davantage. Et pour commencer, il faut s’adapter à cette population installée dans une région
située aux confins de l’ouest bretonnant et catholique, et de l’est angevin et chouan. Il n’est
pas étonnant alors, au vu de cette situation, que les meilleurs soldats de l’armée de Dieu soient
recrutés dans ce grand Ouest. Rien de surprenant non plus à ce que le commandement de cette
armée soit confié aux membres respectés et écoutés du clergé.3
Aussi, l’on comprend qu’il ne saurait être question ici de s’attaquer impunément aux
institutions catholiques. Or, depuis la victoire totale des républicains en 1879, le pays tout
entier doit subir les salves incessantes des opposants à la religion. Les premières victimes ne
tardent d’ailleurs pas à tomber…4
Il semble déjà loin le temps où les conservateurs espéraient rétablir la monarchie. Le vent
républicain avait, dès 1877, soufflé une première fois sur la France : Le Maréchal de MacMahon était, à n’en pas douter, moins bon stratège sur le terrain politique qu’il ne l’était sur
les champs de bataille. Une dissolution, et la droite perdait le palais Bourbon.
Pendant deux années encore, l’Elysée et le Sénat résisteront. Mais les jours des conservateurs
sont déjà comptés, et en janvier 1879, leurs dernières citadelles tombent irrésistiblement.
1
- ADIV 2M14. Lettre du préfet d’Ille-et-Vilaine au sous-préfet de Redon du 16 juillet 1897.
- Préfet d’Ille-et-Vilaine installé le 9 juin 1889. Il quittera le département le 1er octobre 1897.
3
- SIEGFRIED André, Tableau politique de la France de l’Ouest, Imprimerie nationale, 1995, 636 pp.
4
- Le gouvernement s’en prendra, dès 1880, aux congrégations religieuses.
2
8
La Chambre haute échappe aux anciens partisans du Comte de Chambord. Mac-Mahon n’a
donc plus d’autre choix que de délaisser la rue du Faubourg Saint-Honoré. Une page est
tournée, une autre va s’écrire…
Ce sont les héritiers des révolutionnaires de 1789 qui occupent désormais la scène politique
du pays.5 Ces hommes, pétris de la culture des Lumières, tous francs-maçons6, veulent
incontestablement continuer l’œuvre des « pères de la Liberté » qui a trop souvent été
interrompue par le retour incessant de la monarchie.
Maintenant qu’ils sont au pouvoir, ils veulent y rester. Et pour y rester, il faut consolider les
bases encore trop fragiles de ce nouveau régime. Ferry et Gambetta, les nouveaux chefs du
pays, ne cachent pas leurs ambitions pour la France et pour la société qu’ils veulent « libre,
égale, fraternelle ».
Il faut aussi, pour créer cette société régénérée, « organiser l’humanité sans Dieu et sans
roi ».7
Opposer la trinité républicaine à la Sainte Trinité : Il n’en faudra pas moins pour faire
triompher la Raison.8
Et puisque le préambule de la Déclaration de 1789 a déjà consacré l’Etre Suprême, pourquoi
s’embarrasser du Dieu crucifié ? Les révolutionnaires étaient même allés plus loin puisqu’ils
avaient, sous la Convention, débarrassé l’Etat de la tutelle de l’Eglise. Dès lors que les pères
vénérés de la Révolution avaient osé s’affranchir du pouvoir pontifical, il n’était pas possible
pour leurs héritiers de ne pas l’envisager à nouveau. Il se trouve seulement qu’une séparation
prématurée entre l’Eglise et l’Etat aurait pu gêner les nouveaux détenteurs du pouvoir, et cela
dans la mesure où l’anticléricalisme était pour eux un redoutable argument électoral, mais
surtout un formidable moyen de gouvernement. D’aucuns ont par ailleurs considéré que
l’anticléricalisme était un moyen pour les dirigeants d’occulter les questions intéressant
directement le pays.9
5
- GREVY Jérôme, La République des opportunistes, Ed. Yves Manhès, Perrin, Terre d’histoire, 1998, 415 pp.
- La franc-maçonnerie ainsi que la Ligue des droits de l’Homme vont rechercher à sublimer la raison humaine
indépendante de toute théologie, de toute intervention des religions révélées.
In TRIPIER Yves, La Laïcité, ses prémices et son évolution depuis 1905 (le cas breton), L’Harmattan, Paris,
2003, 183 pp., p. 34.
7
- Réponse faite par Jules Ferry à Gambetta en 1885.
8
- En réalité, Gambetta est loin d’être le plus virulent des pourfendeurs de l’Eglise. Suivant les conseils de sa
maîtresse, Léonie Léon, il comprend qu’une politique ouvertement antireligieuse serait dangereuse car elle
risquerait de précipiter les modérés et tous les catholiques républicains dans le camp de la réaction et, à terme, de
mettre à mal la République. Il convient donc de ne pas attaquer la religion et le clergé pris comme un tout, mais
de concentrer les critiques sur le cléricalisme et l’ultramontanisme. La lutte s’engagera donc avec le clergé
régulier.
9
- REMOND René, L’anticléricalisme de 1815 à nos jours, Ed. Complexes, Bruxelles, 1985, 375 pp.
6
9
Aussi le Concordat de 1801, signé par le premier Consul Bonaparte et par le Pape Pie VII,
est-il considéré comme une aubaine par les opportunistes puisque ses dispositions, ainsi que
celles des articles organiques, leur permet de contenir l’Eglise. Le pacte concordataire pose,
ne l’oublions pas, la sujétion de l’Eglise romaine à l’Etat.
Bonaparte avait une vision utilitariste du pouvoir spirituel : Ce pouvoir était et demeure
encore à la fin du XIXème siècle un facteur d’ordre social.10
Mais en plus d’être un facteur d’ordre social, le pouvoir spirituel devient, à partir des années
1880, un facteur d’ordre politique et plus encore, un facteur d’ordre électoral.
Pourtant, même si le Concordat devient une arme pour les républicains, ceux-ci l’utilisent de
manière modérée. La France est catholique et le régime encore fragile. La prudence reste de
mise…
L’idée de séparation est pourtant avancée de temps à autre, mais les opportunistes savent qu’il
est trop tôt pour l’envisager sérieusement.
L’accession au pouvoir des radicaux en 1899 va nettement bouleverser la tendance :
l’anticléricalisme devient plus virulent et l’avenir est présagé avec beaucoup d’anxiété par les
réactionnaires. Le second procès Dreyfus qui a lieu cette année là à Rennes provoque
l’agitation dans tout le pays qui voit deux grandes tendances s’affirmer : d’un côté les
cléricaux, de l’autre les anticléricaux.
Waldeck-Rousseau ne cache pas sa position à l’égard de l’Eglise : Le Concordat sera pour lui
un moyen de la tourmenter, pour ne pas dire plus.
Mais là où l’anticléricalisme devient presque religion d’Etat, c’est lorsque le Bloc républicain
radical accède au pouvoir en 1902. Le Président du conseil, Emile Combes, est le premier à
envisager, cette fois-ci tout à fait sérieusement, la séparation entre l’Eglise et l’Etat. Aussi, en
lisant l’ensemble des articles écrits à cette époque à propos de cette hypothétique séparation, il
ressort que le seul qui croyait véritablement au vote rapide de cette loi, c’était Combes luimême. En effet, ni l’opinion publique, ni la classe politique du moment, n’auraient un seul
instant imaginé que la loi séparant l’institution ecclésiale de l’Etat aurait pu être votée trois
ans après qu’elle eut été proposée. C’est sous la présidence du successeur de Combes,
10
- Bonaparte disait à ce sujet : « Dans la religion, je ne vois pas le mystère de l’Incarnation mais celui de l’ordre
social. (…). Les hommes qui ne croient pas en Dieu, on ne les gouverne pas, on les mitraille. »
10
Rouvier, que la loi sera votée le 9 décembre 1905.11 L’esprit des Loges avait alors
définitivement envoûté le législateur…
Inutile d’insister sur le fait que les dernières années du Concordat furent, pour les défenseurs
de l’Eglise, intenables. Pourtant, nombreux furent les parlementaires de gauche qui voulaient
maintenir l’accord de 1801 pour mieux bâillonner l’Eglise.
Cette période de troubles fut diversement ressentie en Ille-et-Vilaine. Nous avons tendance à
penser que tous les départements bretons se sont placés à ce moment là derrière les saintes
bannières pour défendre l’Eglise, le Pape et l’ensemble du clergé. Il n’est pas faux de le dire,
mais la situation n’était pas si simple que cela. Surtout en Ille-et-Vilaine. Il faut pour s’en
convaincre se reporter à l’analyse socio-politique d’Alain Siegfried12 qui étudie,
arrondissement par arrondissement, les mentalités des habitants du département. Les
arrondissements de Vitré et de Montfort13 sont directement sous la domination du clergé et de
la noblesse. On retrouve curieusement la société d’ordres qui était celle de l’Ancien Régime et
d’ailleurs l’esprit chouan s’y fait encore largement ressentir.
Du côté de Fougères et de Redon, le poids hiérarchique entre la population et la noblesse ne
pèse aucunement alors que le clergé règne sans partage sur cette région.
Il n’y a guère qu’à Rennes et dans l’arrondissement de Saint-Malo que la population, bien que
fortement catholique, sait remettre en cause l’autorité du clergé. Le sens critique y est plus
développé que dans le reste du département.
Nous voyons qu’il faut apprécier diversement la situation sociologico-politique de l’Ille-etVilaine sous la IIIème République.
Pourtant, une chose est sûre, la religion tient ici une place primordiale dans le cœur des
femmes et des hommes.
Nous verrons à travers le présent mémoire que la classe politique locale a toujours tenu, du
moins publiquement, à ménager les susceptibilités en ne l’attaquant pas frontalement.
Même les rares personnalités de gauche d’Ille-et-Vilaine à avoir connu un destin national ont
souvent dû, de leur ministère, calmer les vives ardeurs antireligieuses des préfets disons-le
11
- Emile Combes démissionna en janvier 1905 à la suite de « l’affaire des fiches » ; son ministre de la Guerre,
le général André, ayant établi un fichier des officiers allant à la messe, discriminatoire pour leur avancement.
Des pratiques semblables furent constatées dans d’autres ministères.
12
- SIEGFRIED André, Tableau politique de la France de l’Ouest, Imprimerie Nationale, 1995, 636 pp. Op. cit.
13
- Ces arrondissements sont voisins du Maine et subissent directement son influence. On se souvient que les
menées contre-révolutionnaires sont nées dans cette région en 1793 et que la République y fut violemment
combattue.
11
parfois un peu trop dévoués.14 Mais c’est bien la différence qu’il y a entre un élu qui a
absolument besoin des voix du peuple pour se maintenir et un fonctionnaire qui n’est en
aucun cas prisonnier des règles de séduction voulues par le jeu démocratique…
Il apparaît en revanche que si la religion est dans l’ensemble épargnée15, il n’en va pas de
même pour ses serviteurs, pour ses représentants. Le clergé a donc été en Ille-et-Vilaine
autant combattu que soutenu.
Ce mémoire essaiera de faire ressortir l’état d’esprit qui régnait sous la IIIème République dans
ce département.
Traiter un tel sujet nécessite de faire des choix puisque l’anticléricalisme a pris en réalité de
très nombreuses formes. Il s’agira donc pour nous d’approcher les milieux politique et
administratif, et de tenter d’apporter un éclairage sur ce qui pouvait véritablement les animer
lorsqu’ils s’en prenaient, parfois violemment, aux membres du clergé et aux
« réactionnaires ». Il sera également intéressant de démontrer que politiques et fonctionnaires
appréhendaient différemment leur combat anticlérical, leurs fonctions et leurs statuts n’étant
absolument pas les mêmes.
Notre étude s’attachera à envisager la question anticléricale sous un angle qui empruntera
beaucoup à la technique militaire. En effet, les anticléricaux comme leurs opposants ont
appris petit à petit à se connaître. L’observation mutuelle faisait évidemment partie de la
stratégie : Il n’eût pas fallu diriger les armes contre un ennemi inconnu, le risque aurait été
trop grand…
Chapitre Ier : Le face à face des républicains et des « cléricaux »
Chapitre II : Le conflit ouvert entre deux camps que tout oppose
14
- On peut retrouver cette modération chez Martin-Feuillée (1830-1896) qui fut membre des gouvernements qui
se sont succédés de 1879 à 1885. Son dernier portefeuille ministériel a été la justice et les cultes (du 27 février
1883 au 5 avril 1885) ce qui fit de lui le premier lecteur des dispositions concordataires.
La position de Waldeck-Rousseau est en revanche plus contrastée puisqu’il fut l’instigateur de la loi de 1901 sur
les congrégations. Notons cependant qu’il ne fut député d’Ille-et-Vilaine que pour un mandat de 1879 à 1884.
15
- La liberté de conscience est une notion sacrée chez les républicains de la IIIème République : c’est pourquoi
la religion ne peut être, du moins directement, l’objet d’un plan de destruction. Il faut également voir que la
France compte à ce moment là 36 millions de catholiques sur les 38 millions d’habitants !
12
- PREMIÈRE PARTIE LE FACE À FACE DES RÉPUBLICAINS ET DES « CLÉRICAUX »16
-CHAPITRE PREMIERLA TRANSPOSITION LOCALE DE LA POLITIQUE ANTICLÉRICALE
Lorsque les républicains s’emparèrent de la totalité des pouvoirs en France, il n’y avait plus
d’obstacles qui les eût empêchés de mettre en application leur programme. Aussi ce
programme n’allait pas dans un sens très favorable à l’Eglise et on pouvait se douter, dès
1879, que les rapports entre l’Etat et l’Eglise de France allaient connaître un net
bouleversement.
Par ailleurs, l’élan législatif anticlérical s’est affirmé et n’a pas manqué d’inquiéter de plus en
plus une large frange de la population.
En Ille-et-Vilaine, le souffle de l’anticléricalisme n’est pas passé inaperçu et dans une terre
qui a donné plus d’élus nationaux républicains que d’élus conservateurs sur toute la période
étudiée, et même si les premiers n’étaient pas tous farouchement anticléricaux, la division
s’est faite.
En effet, tous les élus républicains n’étaient pas opposés à l’Eglise et à ses institutions. Dans
le même sens, l’on peut dire que les républicains d’Ille-et-Vilaine sont en majorité des
catholiques sincères et des pratiquants réguliers. Le clergé du département devra ainsi faire
face à ces paroissiens qui n’observeront pas toujours, et c’est peu de le dire, la ligne politique
tracée par le clergé.17
Il est cependant nécessaire de souligner, comme nous allons le voir, que les élus, même s’ils
sont au départ les instigateurs de la politique menée contre l’Eglise dans le pays, ont été
largement relayés et parfois même supplantés par une administration dont une des qualités
essentielle était l’efficacité, pour ne pas dire le zèle. Dès lors que le pays est aux mains des
anticléricaux, les relations entre l’Etat et l’Eglise vont très vite se dégrader et le Concordat de
16
- Le terme « clérical » a une dimension péjorative. Voir pour cela l’ouvrage de René REMOND,
L’anticléricalisme en France de 1815 à nos jours, Ed. Complexes, Bruxelles, 1985, 375 pp.
17
- GOALLOU Henri, Pratique religieuse et opinions politiques en Ille-et-Vilaine à la fin du XIXème siècle,
Annales de Bretagne, 1965, pp. 299 à 309.
13
1801 ne sera plus lu de la même façon. La « jurisprudence concordataire » va soudain
connaître un revirement…
14
SECTION PREMIERE : LE CONCORDAT COMME MOYEN EFFICACE DE LUTTER
CONTRE LES « CLÉRICAUX »
I.
Le fragile avantage de l’Etat républicain sur l’Eglise
Lorsque le premier Consul Bonaparte signait en 1801 le Concordat avec le Vatican, il voulait
à ce moment assainir les rapports entre la France et l’Eglise après une période révolutionnaire
traumatisante pour les catholiques.18
Il voyait également dans le catholicisme un facteur d’ordre qui « donne à l’Etat un appui
stable, ferme et durable ».
Il était aussi et surtout question pour l’Etat de surveiller l’Eglise afin d’éviter que celle-ci ne
tende par trop vers l’ultramontanisme.19
L’idée du Concordat était en réalité d’inscrire de manière officielle la façon dont l’Eglise de
Rome devait mener sa politique sur le territoire national, cette politique devant de surcroît être
supervisée par les autorités gouvernementales de la France. En effet nul prêtre, nul évêque ne
pouvait plus être imposé exclusivement par les autorités diocésaine ou papale. Ces
nominations devaient désormais être prises de concert avec les plus hautes autorités de l’Etat.
Aussi, depuis 1801, tous les régimes qui se sont succédés ont à peu près tous clairement et
« sainement » collaboré avec le pape et ses représentants, sans cependant négliger de faire
valoir les prérogatives concordataires que Bonaparte avait réussi à arracher à Rome…
Il en ira néanmoins différemment dès la victoire totale, en 1879, de la gauche républicaine. En
effet, même si le Concordat survit à ce raz-de-marée anticlérical, il apparaît presque certain
que la lecture qui en sera faite ne sera plus la même que celle faite jusque là. Comment
pouvait-on en douter dès lors que le pays est désormais entre les mains des ennemis déclarés
du « cléricalisme » ?20
18
- GICQUEL Jean-François, Le Concordat en Bretagne (1801-1879), thèse droit, Rennes I, 2000.
- Il apparaît certain que le Concordat consacrera pendant plus d’un siècle le gallicanisme en France. Notons
que le Concordat est encore appliqué en Alsace-Lorraine (après une interruption de quatre années due à
l’invasion allemande de 1940) ; la Guyane a également un statut propre ainsi que Saint-Pierre-et-Miquelon et
Wallis et Futuna.
20
- Discours de Gambetta à la Chambre des députés le 4 mai 1874 qui déclarait : « Le cléricalisme, voilà
l’ennemi ». Il faut néanmoins attribuer la paternité de cette formule à Alphonse Peyrat, ami de Gambetta, qui la
prononça en 1863. Notons au passage que Gambetta fut Président de la Chambre des députés de 1879 à 1881 et
Président du conseil et ministre des affaires étrangères du 14 novembre 1881 au 27 janvier 1882.
19
15
Mais la Bretagne a ses particularités, et dans cette région, la religion est bien ancrée dans les
esprits. Aussi quiconque oserait s’en prendre à elle et au clergé risquerait de se voir aliéner
l’ensemble de la population.
Ceci, les républicains l’ont parfaitement compris. Ils savent qu’ils doivent avancer avec
prudence et circonspection s’ils veulent avoir une chance de s’implanter durablement sur cette
terre singulière.
Aussi la description faite des bretons par les administrateurs départementaux à leur ministre
est bien souvent méprisante, voire dégradante. Les termes choisis par le préfet en place en
1907 illustrent parfaitement cette tendance, lui qui écrit que
Le breton d’Ille-et-Vilaine bien que moins arriéré que ses frères de la Basse Bretagne est
néanmoins resté, en général, attaché aux pratiques religieuses. Le mysticisme est, a-t-on dit, une
des maladies de l’âme celtique et, en Ille-et-Vilaine, où, il ne faut pas l’oublier, l’on garde encore
beaucoup du tempérament ancestral des mœurs traditionnelles, la question religieuse conserve une
importance plus grande que dans la plupart des autres départements français en dehors de la
Bretagne.21
Quelques années auparavant, en 1889, le préfet considérait que
Frapper le prêtre en Bretagne quand on s’appelle l’Etat, c’est en faire un martyre ; c’est éveiller la
susceptibilité religieuse de nos adversaires sans avoir même la certitude que les amis du
gouvernement le soutiennent vraiment.22
L’Eglise et le clergé composent, à n’en pas douter, la force la plus incontestée mais aussi la
plus encombrante pour les républicains en Ille-et-Vilaine.
Il n’est donc pas question pour ces derniers de l’ignorer, faute de quoi leur implantation dans
le département aurait toutes les chances d’être compromise. Mais non seulement il ne faudrait
pas ignorer cette force, mais il apparaît nécessaire de ne pas s’y opposer.
L’on s’aperçoit pourtant que l’exercice s’avère périlleux pour l’administration préfectorale
qui doit régulièrement – pour ne pas dire constamment – collaborer avec l’autorité
archiépiscopale en vertu des dispositions concordataires relatives à la nomination
ecclésiastiques.
21
22
- ADIV 1M142. Lettre du préfet d’Ille-et-Vilaine au ministre de l’intérieur du 29 octobre 1907.
- ADIV 3M396. Lettre du préfet d’Ille-et-Vilaine au ministre des cultes du 3 décembre 1889.
16
des
En effet, les nominations sont le fait du gouvernement qui se prononce après que l’évêque eut
formulé une proposition. L’Eglise propose, l’Etat dispose…
Il va de soi que l’Etat va profiter de cette disposition du Concordat pour composer comme
bon lui semble la carte diocésaine, et surtout pour éviter de placer dans les cures ultra
conservatrices des prêtres frondeurs et par trop antirépublicains. Il ne faut surtout pas oublier
qu’il s’agit pour le gouvernement de se prononcer sur l’ « investiture d’un titre inamovible »23.
ce qui suppose que le gouvernement doit absolument user de toutes les dispositions légales
dont il dispose pour ne pas commettre d’erreur.
User de toutes les dispositions légales… et même un peu plus ! Le caractère irréversible de la
nomination inquiète tellement le pouvoir central que celui-ci demandera aux préfets de
Prendre, confidentiellement, et (…) transmettre, le plus promptement possible, des renseignements
sur [les] ecclésiastique(s). La plus grande réserve doit être apportée dans une information de cette
nature.24
Le gouvernement, et plus particulièrement le ministre de l’intérieur, souhaitent
Connaître les antécédents, la vie publique et privée, les aptitudes et les tendances des prêtres qui
(…) auront paru dignes de recevoir du gouvernement, sur ma proposition et sous ma
responsabilité, l’investiture d’un titre inamovible.25
L’influence des notables du département, des arrondissements et des communes sera
déterminante dans la décision que prendra le ministre, puisque les préfets et les sous-préfets
n’hésiteront pas à avoir recours à eux pour leur demander les renseignements réclamés par
Paris.26
Nous le voyons, on ne lit pas le Concordat en Bretagne comme on le lit dans les autres
régions françaises. Ici, il faut avancer prudemment en entretenant avec le clergé des relations
qui, si elles ne sont cordiales, restent du moins correctes.
Cette prudence apparaît très formellement dans la lettre du ministre de l’intérieur susvisée
lorsqu’il rappelle que « la loi du 18 germinal an X défend, par son article 19, aux évêques de
manifester leur choix avant qu’ils aient obtenu agrément du gouvernement ».
23
- ADIV 1V45. Lettre du ministre de l’intérieur au préfet d’Ille-et-Vilaine du 11 janvier 1894.
- Ibid..
25
- Ibid..
26
- LE YONCOURT Tiphaine, Le préfet et ses notables en Ille-et-Vilaine au XIXème siècle (1814-1914), thèse
droit, Rennes I, 2000, 677 pp, p. 309.
24
17
Cette discrétion n’incombe pas seulement à l’autorité épiscopale comme le souligne bien
justement le ministre lorsqu’il ajoute que
L’administration n’a pas plus le droit de [manifester ce choix] que l’autorité diocésaine. Il
importe donc de prendre toutes les précautions nécessaires pour prévenir les indiscrétions dont
les évêques se sont plaints en plusieurs circonstances.27
L’administration a ses droits et elle s’en prévaut, mais il ne saurait être question pour elle de
méconnaître ceux de l’Eglise. Prudence oblige…
Il est aussi un autre aspect auquel se heurte régulièrement l’autorité civile : c’est le
militantisme des prêtres qui s’observera surtout en période électorale. La procédure prévoit en
effet que les ecclésiastiques qui contreviennent aux lois et règlements – et militer contre la
République peut constituer une contravention aux lois – peuvent être déplacés à la demande
de l’administration mais seulement sur décision de l’évêque.
L’on imagine alors aisément le malaise qui peut survenir lorsqu’un cas comme celui là se
présente ! Mais ce qui est curieux, c’est que dans la pratique, les sous-préfets demandent le
déplacement des contrevenants alors que les autorités gouvernementales font preuve d’une
plus grande réserve en demandant à ce qu’il soit procédé à des enquêtes sérieuses. L’on
retrouve certainement le militantisme fougueux de ces jeunes fonctionnaires qui saisissent la
moindre occasion pour « taper » sur le clergé.
Cette exaltation, nous la trouvons dans la correspondance du sous-préfet de Redon qui, en
1895, a dû faire face à l’épineux problème que nous venons de soulever. Voici ce qu’il écrit à
ce sujet à son supérieur :
J’ai l’honneur d’appeler votre attention sur l’attitude de M. Délépine, vicaire au Grand-Fougeray,
un des prêtres les plus militants du canton contre le gouvernement de la République.
Cet ecclésiastique a combattu la candidature de M. Guérin [républicain] dans l’exercice même de
son ministère : le dimanche 5 mai, jour de l’élection législative, il a commenté en chaire le
catéchisme interdit, à la messe même du matin, quelques instants avant l’heure où les électeurs ont
l’habitude de se rendre au scrutin : « il vous sera demandé compte de vos votes, a-t-il dit, n’oubliez
pas que vous commettez un péché mortel si vous ne mettez pas dans l’urne le bulletin du candidat
de la religion. Je vous le répète bien haut et je ne crains pas d’être dénoncé. » (…) En présence de
ces faits qui ne peuvent pas être contestés, je ne doute pas, Monsieur le Préfet, qu’à la suite de
27
- ADIV 1V45. Lettre du ministre de l’intérieur au préfet d’Ille-et-Vilaine du 11 janvier 1894.
18
votre haute intervention, M. l’Archevêque de Rennes ne prononce le déplacement immédiat de
l’abbé Délépine.
Je me permets d’insister pour qu’il reçoive une autre destination en dehors de mon arrondissement.
(…) Il importe de provoquer d’urgence une mesure rigoureuse vis-à-vis de cet ecclésiastique.28
Cette affaire, survenue au Grand-Fougeray, n’est pas isolée, et les élections législatives de
mai 1895 ont permis de dévoiler la fibre anti-républicaine de dix-huit autres ecclésiastiques.
Et la mesure disciplinaire que préconisait le sous-préfet de Redon à l’encontre de l’abbé
Délépine, le préfet la requerra auprès du ministre des cultes à l’encontre des dix-neuf
« réfractaires ». Pour lui,
L’intérêt politique du département commande impérieusement (…) que de tels actes de pression ne
restent pas impunis et que les mesures de sévérité (…) soient prises aussitôt que possible pour
prévenir, aux élections départementales prochaines, le retour de semblables agissements contre
lesquels le parti républicain est impuissant à lutter.29
« Impuissant » ! Les républicains avouent donc entre eux leur impuissance à faire face aux
agissements du clergé dans le département. Il n’y a donc qu’un seul remède : utiliser le
concordat et radicaliser les actes contre le clergé récalcitrant.
La réponse du ministre ne se fait pas attendre, puisque quatre jours plus tard, il répond au
préfet :
(…) J’estime (…), comme vous, qu’il convient pour l’exemple et dans l’intérêt de la sincérité des
futures consultations électorales d’exiger le changement de ceux de ces prêtres qui se sont
gravement compromis.
Mais vous n’ignorez pas que nos demandes de déplacement près des autorités diocésaines n’ont
quelque chance de succès que lorsqu’elles sont sanctionnées par des suppressions de traitement, et
cependant vous ne vous êtes pas prononcé sur le point de savoir si je puis avoir recours à cette
mesure et quels sont les ecclésiastiques à qui elle doit être appliquée.30
La suite de la réponse du ministre Poincaré fait apparaître toute sa raison et son discernement
qui ne feront que calmer l’ardeur légaliste des représentants de l’Etat dans le département :
Il ne vous échappera pas en effet que les griefs exposés dans votre rapport ne sont pas tous
nettement établis et que, d’autre part, ils ne sont pas d’une égale gravité. Je ne saurais évidemment
28
- ADIV 3M325. Lettre du sous-préfet de Redon au préfet d’Ille-et-Vilaine du 18 mai 1895.
- ADIV 3M325. Lettre du préfet d’Ille-et-Vilaine au ministre des cultes du 17 juin 1895.
30
- ADIV 3M325. Lettre du ministre des cultes au préfet d’Ille-et-Vilaine du 21 juin 1895.
29
19
exiger la même répression contre un ecclésiastique qui, comme M. l’abbé Jehamin, n’est accusé
que d’avoir offert du tabac à un électeur et contre les desservants qui ont organisé la distribution
périodique de journaux, refusé des sacrements ou lu des brochures politiques en chaire.
Enfin je ne trouve au dossier aucune pièce, ni même de mention me faisant connaître l’avis écrit
ou verbal de l’autorité ecclésiastique.
Les autorités départementales, Monsieur le Préfet, ont le devoir de traiter directement et
personnellement en première ligne avec les autorités diocésaines toutes les affaires de la nature de
celles dont il s’agit ici, et ce n’est que sur le vu des réponses écrites ou sur le vu du résumé des
réponses verbales des Evêques que le Ministre des cultes peut intervenir en sa qualité de juge
d’appel, chargé de résoudre les conflits.
Faisant application de ces principes dont je ne saurais me départir, je vous invite à entretenir
d’urgence le chef du diocèse de Rennes des faits imputés à ses subordonnés, à me transmettre sa
réponse et à me désigner ceux des ecclésiastiques compromis dont vous croyez le déplacement
indispensable et dont le traitement, par suite, devra être supprimé.31
Le ministre préconise en l’espèce de n’appliquer la sanction qu’aux cas qui l’exigent, et
uniquement à ceux-là. Il ne saurait être question, selon lui, de réprimer des actes qui ne
présentent aucune gravité. En revanche, il lui apparaît indispensable de sévir contre ceux des
membres du clergé qui auraient contrevenu aux dispositions concordataires32 qui imposent la
neutralité. Ne serait-ce que pour l’exemple.
En réalité, les républicains sont bien démunis face à ces situations qui ne peuvent être
débloquées que par l’intervention archiépiscopale. Or, l’Archevêque – ou le vicaire général –
argumente toujours en faveur de son clergé en lui trouvant à chaque fois des circonstances
atténuantes. Il ne faut bien sûr pas entendre par là que ce dernier ne reconnaît pas l’attitude de
ses subordonnés. Lors des élections de 1889, les rapports des sous-préfets rendaient déjà
compte de l’attitude controversée du clergé.33 Il en sera de même pour tous les scrutins à
venir.
Aussi, nombreux sont les républicains, élus ou fonctionnaires, qui souhaitent mettre un terme
aux relations entre l’Eglise et l’Etat. Le Concordat permet peut-être à l’autorité civile
républicaine d’exercer un contrôle direct et permanent sur l’action de l’Eglise, mais il n’en
demeure pas moins que partager des compétences avec son ennemi n’est pas toujours chose
aisée.
31
- Ibid..
- articles L .II et L.III de la loi du 18 germinal an X.
33
- LE YONCOURT Tiphaine, Le préfet et ses notables en Ille-et-Vilaine au XIXème siècle (1814-1914), thèse
droit, Rennes I, 2000, pp. 270 à 273, op.cit.
32
20
II. La volonté de certains élus de mettre à bas le Concordat
(…) L’intervention du clergé dans nos luttes et récemment encore dans les élections est pour tous
les esprits sages un sujet de sérieuses préoccupation. Chacun a compris qu’une telle situation ne
saurait se perpétuer et que le grave problème de la séparation des Eglises et de l’Etat ne tarderait
pas à s’imposer irrésistiblement (…).34
Cette déclaration, faite par le gouvernement près de vingt ans avant l’adoption de la fameuse
loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat, laisse présager un
durcissement dans les relations entre les deux camps ennemis.
C’est assurément à partir de ce moment que la politique anticléricale qui sera appliquée en
France, trouvera son souffle.
En effet, à l’occasion des élections législatives du 27 août 1881, l’anticléricalisme ne se
confond pas encore tout à fait avec le républicanisme, du moins en Ille-et-Vilaine. Il ne
saurait, dès lors, être question de dénoncer l’état statutaire de l’Eglise de France.
A la lecture de la profession de foi commune aux candidats républicains du département35, on
saisit l’évolution de la pensée de la gauche républicaine à propos de la question religieuse.
Voici la réponse apportée par ces candidats à ceux qui prétendent que la religion est bafouée
depuis l’accession au pouvoir des républicains :
(…) sous quel règne avez-vous joui d’une liberté religieuse plus grande, plus absolue, et le clergé
fût-il jamais plus honoré dans le libre exercice de ses fonctions ? Les fidèles ont-ils été séparés de
lui ? Est-il enfin un seul mot de vérité dans ces accusations dirigées contre le gouvernement
républicain ?36
Nous le disions, il ne semble pas question à ce moment là de remettre en cause l’existence du
Concordat. Aussi, nous l’avons vu, aucun homme politique du département ne saurait être
suffisamment téméraire pour s’attaquer à la religion catholique tant celle-ci, par la voie du
clergé, dirige et organise en Bretagne le quotidien de la population, et à plus forte raison des
électeurs…
34
- ADIV 1M141. Déclaration du gouvernement lue au Sénat par le garde des sceaux Demôle et à la Chambre
des députés par le Président du conseil, ministre des affaires étrangères Freycinet, le 16 janvier 1886.
35
- ADIV 3M319. Profession de foi des candidats républicains – Elections législatives de 1881.
Cette profession de foi est cosignée par Brice, Waldeck-Rousseau, Martin-Feuillée, Hovins et Durand.
36
- Ibid..
21
Il est en revanche indiscutable que le discours antirépublicain se radicalise avec le temps et
que le rattachement de l’Eglise à l’Etat se trouve être de plus en plus contesté par une partie
de la classe politique. L’allocution gouvernementale du 16 janvier 1886, ainsi que la nouvelle
lecture faite du Concordat, ne manqueront pas d’inquiéter une partie de la classe politique
d’Ille-et-Vilaine qui sent un changement d’attitude de l’Etat à l’endroit de l’Eglise.
En effet, lors des élections législatives des 22 septembre et 6 octobre 1889, les candidats
conservateurs condamnent déjà la façon dont le Concordat est appliqué. Le candidat La
Chambre réclamera « le Concordat loyalement pratiqué »37 .
Certains vont même plus loin et sentent véritablement l’affirmation de la tendance
abolitionniste. Ce sera le cas de Pinault qui se dit « partisan résolu du Concordat »38, ce qui
signifierait que son maintien n’est plus garanti.
Le clergé commence, lui aussi, à pressentir le bouleversement à venir et la fin du Concordat.
Il appelle les fidèles à voter pour les candidats favorables à la religion catholique mais aussi à
prier pour « la liberté de l’Eglise catholique, garantie par le Concordat, dans son culte, ses
associations religieuses, ses bonnes œuvres et le recrutement de son sacerdoce » 39.
Mais d’autres, un peu plus tard, semblent déjà considérer les questions religieuses avec
résignation, comme si le traité de 1801 était déjà enterré.
Il suffit pour s’en convaincre de se reporter à l’édition du 24 janvier 1901 de L’Avenir de
Rennes, organe républicain, qui revient sur les déclarations du président Waldeck-Rousseau et
sur celles du député M. Ribot à propos du devenir des congrégations. M. Ribot aurait ainsi
déclaré que l’ « on ne doit pas traiter les congrégations comme on les traitait au moment du
Concordat »40.
Il est tout de même saisissant qu’à l’heure où le Concordat demeure encore en vigueur,
certains hommes politiques fassent comme s’il ne l’était plus. Une telle déclaration pose les
fondements d’une réelle réflexion sur le devenir de l’Eglise de France comme sur le
positionnement intellectuel du pays par rapport à la question religieuse.
En tout état de cause, s’il s’agit là d’un lapsus, il n’a pas dû laisser Combes indifférent.
37
- ADIV 3M322. Profession de foi de La Chambre – Elections législatives de 1889.
- ADIV 3M322. Profession de foi de Pinault – Elections législatives de 1889.
39
- ADIV 3M323. La semaine religieuse du diocèse de Rennes du samedi 21 septembre 1889.
40
- ADIV 3M295. Cet article de presse reprend le débat devant la Chambre des députés de la future loi du 1er
juillet 1901 sur les associations et les congrégations religieuses.
38
22
SECTION DEUXIÈME : LE COURANT ANTICLÉRICAL :
UNE FATALITÉ DECRIÉE MAIS LARGEMENT EXPLOITÉE
I.
Une contestation de la législation anticléricale plus formelle que réformatrice
Le vent législatif anticlérical qui souffle sur la France depuis l’accession au pouvoir de la
gauche républicaine ne manque pas de susciter les plus vives réactions du côté des
conservateurs. Il suffit pour s’en convaincre de lire les professions de foi des candidats
« cléricaux » durant les périodes qui précèdent ou qui suivent le vote de ces lois souvent
jugées iniques. Mais ce dont on s’aperçoit le plus en réalité, c’est le fatalisme qui accompagne
les déclarations de ces candidats qui donnent tout bonnement le sentiment qu’ils sont bien
désarmés pour lutter contre un courant que tout emporte.
En effet, à chaque fois qu’une loi à tendance anticléricale a été votée ou est sur le point de
l’être, les candidats qui y sont hostiles ne font que dénoncer la persécution de la religion, et il
est rare qu’ils promettent l’abrogation des textes dans le cas où ils seraient élus. Citons tout
de même la lettre adressée par les sénateurs conservateurs sortants aux électeurs sénatoriaux
pour le renouvellement de leur mandat en 1896 :
Nous avons toujours protesté contre les lois qui portent atteinte à la liberté religieuse et aux droits
des pères de famille, et nous ne cesserons d’en réclamer l’abrogation.
(…) Pour nous, les lois scolaires, loin d’être intangibles, ont besoin d’être révisées. (…).41
L’abrogation de la loi de 1905 fut également demandée par le député du Halgouët, à nouveau
candidat pour les élections législatives du 6 mai 1906. Sur un placard apposé dans un certain
nombre de communes de sa circonscription, on pouvait y lire :
(…) Depuis le mois de juin 190242, depuis l’avènement du ministère Combes, ce n’a été que :
- fermetures d’écoles, poursuites, sécularisations, laïcisations, expulsions …
Commencées à Pipriac, à La Chapelle-Saint-Melaine et à Comblessac, ces mesures ont atteint plus
de SOIXANTE ECOLES LIBRES de notre arrondissement,
- violant la liberté des pères de familles,
41
- ADIV 3M291. Lettre des sénateurs sortants MM. Véron, Grivart et Frain de la Villegontier aux électeurs
sénatoriaux du 22 décembre 1896.
42
- Les législatives de 1902 ont porté les radicaux au pouvoir, c’est-à-dire la frange la plus anticléricale de la
gauche française.
23
- surchargeant les budgets de nos communes ou imposant de nouveaux sacrifices aux catholiques
que nous sommes.
(…) Un autre dessein, poursuivi depuis longtemps par la F . : .-Maç. : . , avait occupé bien
davantage le Parlement, il s’agissait de faire la SEPARATION DE L’EGLISE ET DE L’ETAT
le bon sens le plus élémentaire indiquait que pour modifier le traité conclu autrefois entre le Pape
et la France, le Concordat, il aurait fallu s’entendre avec le Pape.
FAUTE DE L’AVOIR FAIT, il est arrivé ce que vous savez et le premier acte d’exécution de cette
loi a rencontré chez vous une FERME ET LEGITIME OPPOSITION.
CETTE LOI EST A ABROGER et à refaire par un nouvel accord avec le Saint-Siège. (…).43
De toutes les déclarations renfermées aux Archives, celles-ci sont certainement les plus
virulentes à l’endroit de la politique anticléricale menée par le gouvernement.
D’ordinaire, les élus ou les candidats catholiques qui se prononcent font partager, au mieux
leur désarroi, au pire leur opposition dont on sait, dont ils savent eux-mêmes, qu’elle n’aura
absolument aucune portée.
Finalement, les termes empruntés par les élus catholiques d’Ille-et-Vilaine ne sont pas
beaucoup plus virulents que ceux utilisés par le Pape Léon XIII lorsqu’il condamna le projet
de loi sur les congrégations religieuses : Il adressa en effet au Cardinal Richard, Archevêque
de Paris, un courrier dans lequel il faisait part de son « amère tristesse »44. Mais juste avant
que le pape ne se prononce, les autorités diocésaines s’étaient permises, par la voie de leur
organe interne, la semaine religieuse, de dénoncer sans ambages l’attitude de quelques
parlementaires qui « ont renié la foi de leurs pères [en votant] la loi de persécution
religieuse ! ».45
Lors des élections du 28 juillet 1883 pour le renouvellement du Conseil général, le candidat
Guibert écrira que
43
- ADIV 3M327. Placard rédigé par le Colonel du Halgouët, député, le 22 avril 1906.
- ADIV 3M295. Lettre du Pape Léon XIII au Cardinal Richard, publiée dans le journal de Rennes le 31
décembre 1900.
Le pape Léon XIII s’est toujours gardé d’entrer en conflit avec la République française. Au contraire. Ce pape,
issu de la haute aristocratie italienne, avait bien compris que la restauration monarchique n’avait plus que de
faibles chances en France, après l’échec provoqué en 1873 par l’intransigeance du Comte de Chambord. Il invita
donc les catholiques français à ne pas s’isoler, ni à s’enfermer dans le regret d’une cause perdue, mais au
contraire à agir sur la République pour l’améliorer. Son encyclique «Inter innumeras sollicitudines » du 20
février 1892 reconnaîtra même les grands principes défendus par la République. Un peu plus tard, le 3 mai 1892,
il dira aux cardinaux français : « Acceptez la République, soyez lui soumis comme représentante du pouvoir venu
de Dieu. »
45
- ADIV 1V1510. La semaine religieuse du diocèse de Rennes du 16 décembre 1905.
44
24
(…) Les temps que nous traversons sont fort tristes : la religion est sans cesse attaquée, nos libertés
les plus chères sont ou supprimées ou menacées… Le désordre est partout. Espérons que Dieu
abrégera ces mauvais jours.46
On ne manque pas d’être surpris de voir que, déjà en 1883, certains candidats sont abattus par
ce qui n’est que le début de la politique anticléricale. Cet abattement est tel qu’ils vont jusqu’à
compter sur l’intervention divine et non plus sur la pure intervention politique pour espérer
une amélioration.
Y aurait-il un réel abandon de la part des candidats catholiques qui perçoivent bien en réalité
qu’ils resteront pendant longtemps dans l’opposition au gouvernement ? L’on serait en effet
bien tenté de le croire.
On peut également revenir sur la molle réaction de Brager de la Ville-Moysan, candidat aux
élections sénatoriales partielles de 1904, pour qui
La liberté d’enseignement a été (…) gravement atteinte par la suppression des congrégations
enseignantes ; [il] estime qu’il faut rendre le droit d’enseigner aux frères et aux sœurs (…)47.
Les élections sénatoriales de 1906 qui surviennent à peine un mois après le vote de la fameuse
loi de séparation des Eglises et de l’Etat va permettre aux candidats catholiques de dénoncer
encore une fois la politique injuste du gouvernement. La consternation et l’accablement sont à
ce moment là à leur comble. N’est-ce pas là le dernier acte de la tragédie qu’écrit le
gouvernement depuis bientôt vingt-cinq ans ? Ils écrivent à ce sujet dans leur profession de
foi que
La liberté religieuse vient de recevoir une nouvelle atteinte par le vote de la loi de séparation des
Eglises et de l’Etat ; cette loi spoliatrice et dangereuse n’a qu’un but : rendre difficile et précaire
l’exercice de la religion ; elle aura comme inévitable résultat de susciter dans nos communes des
divisions, des conflits et des haines.48
A l’évidence, les élus conservateurs d’Ille-et-Vilaine ne se font pas d’illusions sur un
revirement législatif qui balayerait l’ensemble des lois anticléricales, et encore moins celle du
9 décembre.
46
- ADIV 3M361. Profession de foi de M. Guibert pour les élections au Conseil général du 28 juillet 1883.
- ADIV 3M295. Profession de foi de M. Brager de la Ville-Moysan pour les élections sénatoriales partielles du
15 mai 1904 en remplacement de M. Guérin, décédé.
48
- ADIV 3M295. Profession de foi de MM. Brager de la Ville-Moysan, Baston de la Riboisière, Pinault et
Saint-Germain pour les élections sénatoriales du 7 janvier 1906.
47
25
Sans le dire, ils savent parfaitement, comme l’affirme le républicain Le Hérissé dans l’une de
ses professions de foi, que « la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat est aujourd’hui un
fait accompli ».49
On sent une réelle résignation dans chacune des déclarations des candidats conservateurs
catholiques. Il faut souligner cependant que les professions de foi des candidats, et plus
particulièrement des candidats conservateurs, font toujours état de la législation anticléricale,
ce qui signifie que la situation est largement exploitée politiquement.
Il eût été surprenant par ailleurs qu’elle ne le fût pas dans une région où politique et religion
se mêlent et ne peuvent s’ignorer.
II. La construction d’un argumentaire électoral profitable
Il apparaît certain que dans une région où le catholicisme est fortement ancré, les questions
relatives à la législation anticléricale seront largement récupérées par la classe politique, nous
l’avons partiellement vu.
Aussi, il serait bien imprudent pour un élu d’Ille-et-Vilaine d’attaquer de manière trop
brusque l’Eglise et la religion. Et, même s’ils sont relativement nombreux à se rallier à la
politique menée par le gouvernement, il n’en demeure pas moins qu’ils doivent, dans leur
département, tenir des propos mesurés.
L’on discerne très clairement dans le discours des républicains du département une aversion
réelle pour le clergé et pour l’Eglise au sens d’institution, mais ce n’est jamais vrai pour la
religion catholique. Au contraire.
L’anticléricalisme ne doit certainement pas se confondre avec l’anticatholicisme.50 Ce serait
une erreur de le penser.
Il ne serait en vérité pas imaginable qu’un élu se revendique anticatholique dans un
département comme l’Ille-et-Vilaine : ses mandats pourraient alors être sérieusement remis en
cause. Et de cela, chacun en est conscient.
49
- ADIV 3M328. Profession de foi de M. Le Hérissé pour les élections législatives du 24 avril 1910. Le
Hérissé, député de Rennes, a été boulangiste, nationaliste et antidreyfusard. Il fut cependant l’un des plus ardents
anticléricaux de la classe politique d’Ille-et-Vilaine.
26
Aussi les élus républicains se défendent-ils particulièrement des accusations de leurs
adversaires conservateurs. Ces accusations portent essentiellement sur la liberté du culte qui
serait, selon eux, menacée par un gouvernement qui se proclame l’héritier de la Révolution de
1789. Et cette Révolution fut, nous le savons, une période de troubles pour l’Eglise de France.
Déjà en 1881 le débat était engagé et les élus de gauche, réunis sous la bannière du "comité
républicain du drapeau tricolore" s’adressant à leurs électeurs, écrivaient :
Les champions de l’opposition monarchique et cléricale prétendent encore que vos églises sont
fermées, que vos prêtres sont persécutés, qu’ils n’ont plus le droit de vous enseigner Dieu, la
religion, la morale chrétienne, qu’ils sont proscrits ou martyrs.
Vous en êtes-vous aperçus ? Sous quel règne fut-il jamais plus honoré dans le libre exercice de ses
fonctions ? Les fidèles ont-ils été séparés de lui ? Est-il enfin un seul mot de vérité dans ces
accusations dirigées contre le gouvernement républicain ?51
Cette mise au point intervient après que le candidat monarchiste eût dénoncé comme nous
l’avons vu les agissements du gouvernement. Il s’en prenait en effet à la République qui
Ne souffre ni les frères ni les sœurs (…). Elle les met brutalement à la porte, sans procès, sans
jugement, par la main des gendarmes (…). Elle interdit l’enseignement de la Religion dans l’école.
Elle veut l’instruction…laïque ? Non, athée, et, dans sa rage elle décrète que ce poison mortel sera
obligatoire, sous peine d’amende et de prison, contre les pères de famille qui refuseront ou
négligeront de le laisser infuser à leurs enfants.52
On se rend dès lors compte que très peu de temps après l’arrivée au pouvoir des républicains,
le sujet anticlérical est largement exploité politiquement. Et il le sera avec de plus en plus de
force.
Il semble qu’aucun terme n’est assez fort pour décrire un état qui fait coexister deux
mouvements opposés.
Ainsi lors des législatives de 1886, un candidat conservateur n’hésite pas à qualifier la
situation de « guerre contre la religion »53.
50
- REMOND René, L’anticléricalisme en France de 1815 à nos jours, Ed. Complexes, Bruxelles, 1985,
introduction.
51
- ADIV 3M319. Profession de foi des candidats républicains. Elections législatives du 27 août 1881. Voir
également annexe 10.
52
- ADIV 3M319. Profession de foi de M. Mainsard. Elections législatives du 27 août 1881.
53
- ADIV 3M320. Profession de foi de M. Carron de la Carrière. Elections législatives du 23 mai 1886.
27
Le candidat La Chambre sommera quant à lui ses électeurs de « [condamner] la politique de
persécution religieuse qui proscrit le catéchisme de l’école et essaie par tous les moyens
d’anéantir le catholicisme »54. Ainsi ce candidat, qui sera par ailleurs élu, n’hésite pas à
dénoncer purement et simplement la politique anticatholique – et non plus simplement
anticléricale – du gouvernement. Il ne fait aucun doute que l’usage d’une telle formule suffit,
en Ille-et-Vilaine, à émouvoir l’électorat catholique, qui se rangera aussitôt derrière la
bannière du candidat conservateur.
Aussi, nous avons vu que les candidats adverses se trouvent presque dans l’obligation de
démontrer qu’ils ne sont pas des agents destructeurs de la religion.
Celle-ci se trouve toujours au cœur des débats politiques, et tous les responsables publics se
doivent obligatoirement de prendre une position claire et non ambiguë.
Celui qui ne prend pas nettement position dans le débat public par rapport à la question
religieuse apparaîtra comme suspect aux yeux des électeurs.
Il faut cependant admettre que certains candidats n’évoquent que très peu cette question. Ce
fut notamment le cas du député Brune55 dont la tendance anticléricale était connue de tous
mais qui ne jugeait peut-être pas utile de trop la développer dans ses professions de foi.
Le cas de Brune reste toutefois suffisamment singulier pour qu’on le signale ici.
Ceci nous amène à analyser la construction de l’argumentaire électoral des candidats, ce que
nous avons partiellement fait au demeurant.
Mais il est à souligner que l’attitude politique des candidats tient moins à une logique
constructive et de proposition réelle qu’à une logique de dénigrement et de médisance
systématique de l’adversaire.
Chacun élabore donc son programme en fonction de son adversaire, et, puisque le système
politique du pays est bipolaire, alors il ne reste pour chaque camp qu’à exploiter le thème qui
fait naître la plus grande divergence entre eux. Et ce thème est, bien entendu,
l’anticléricalisme.
Les argumentaires électoraux se construisent donc en réalité en fonction du discours des
opposants : une attaque suppose forcément une riposte.
54
- ADIV 3M322. Profession de foi de M. La Chambre. Elections législatives du 6 octobre 1889.
- Député républicain de la 1ère circonscription de Saint-Malo de 1893 à 1902, Conseiller général (1870), Maire
de Pleine-Fougères (1877).
55
28
Et selon une telle logique, chacun essaie de tirer profit de la situation, et on se retrouve d’un
côté à crier à la persécution, et de l’autre, à réclamer la liberté ou plus exactement la
désaliénation des esprits.
Nous voyons donc que la liberté n’est pas entendue de la même façon suivant que l’on se
trouve dans l’un ou l’autre camp.
29
SECTION TROISIÈME : LES PARADES DE L’ÉGLISE À LA SUITE DU VOTE DES
LOIS DE 1901 ET DE 1905
I.
Une Eglise noyée dans la laïcité
Les bouleversements survenus dans les relations entre l’Eglise et l’Etat depuis l’avènement
des républicains obligent le clergé à s’adapter à cette nouvelle situation dont nous avons vu
qu’elle était bien souvent délicate. Les lois du 1er juillet 1901 et du 9 décembre 1905 ont
largement modifié la structure de l’Eglise catholique en France, ces lois étant destinées à
entamer son autorité et son influence trop étendues au goût des dirigeants du pays.
La loi de 1901 sur les congrégations religieuses56 a sans conteste été l’une des plus
rigoureuses pour l’Eglise, dans la mesure où elle atteint l’une de ses ramifications vitales, à
savoir les congrégations. Par cette loi, l’autorité centrale entend contrôler très étroitement ces
groupements qui, selon elle, sont une sorte d’Etat dans l’Etat et constituent de ce fait un réel
danger, surtout pour un gouvernement farouchement républicain qui se méfie du pli
ultramontain qui séduit de nombreux ecclésiastiques.
C’est pour cette raison que le rapporteur de la loi devant le Sénat, Ernest Vallé, dira de celleci qu’ « aux associations elle donne la liberté, une liberté qu’elle n’ont jamais connue [et]
aux congrégations elle refuse cette liberté ». Selon lui, la distinction est très nette.57
Ajoutons par ailleurs que cette loi fut voulue et présentée par un homme qui avait fait de
l’Ille-et-Vilaine sa terre d’élection dans les années 1880 : Pierre Waldeck-Rousseau.
Il devient désormais impossible pour les congrégations religieuses de « se former sans une
autorisation donnée par une loi qui déterminera les conditions de son fonctionnement ».58
Un an après son vote, la loi sur les congrégations va être interprétée dans son sens le plus
absolu. Emile Combes vient en effet de prendre les rênes du pouvoir et, fort de son autorité,
entreprendra la fermeture de quelques 2.600 écoles congréganistes.59
56
- Loi du 1er juillet 1901, Titre III, J.O. du mardi 2 juillet 1901. Annexe 1.
- SORREL Christian, La République contre les congrégations, histoire d’une passion française 1899-1904,
Ed. Cerf, Paris, 2003, 223 pp., p. 77.
58
- Article 13, Titre III, loi du 1er juillet 1901. Annexe 1.
59
- Cette mesure préfigure la loi du 7 juillet 1904 que le même Emile Combes fera voter et qui exclura de
l’enseignement toutes les congrégations, même celles qui sont autorisées.
57
30
Cette interprétation législative reste au demeurant fort discutable mais apparaît comme le
dénouement de l’offensive inachevée de Jules Ferry en 1880.60
L’autorité préfectorale d’Ille-et-Vilaine va également, dans cet élan, procéder à la dissolution
de plusieurs congrégations dans le département.61
Il reste toutefois que les congréganistes évincés n’entendaient pas rester inactifs face à des
dispositions qui allaient de toute évidence contre les vœux perpétuels par eux prononcés.
Que faire dès lors pour rester fidèle à une vocation librement consentie ?
La réponse n’est pas aisée, il faut en convenir. Une partie du clergé préférera sacrifier les
congrégations pour sauver les œuvres en recourant à une sécularisation massive.
Cette option est choisie par un grand nombre de congréganistes qui ne doivent bien sûr pas
poursuivre les missions pour lesquelles leur congrégation a été fermée.
Le sous-préfet de Vitré en place en 1906 relativise l’efficacité et la portée de la loi de 1901
ainsi que de celle du 7 juillet 1904, lui qui dit que
Les anciens établissements d’enseignement congréganiste, sous la forme de sécularisation,
existent comme par le passé et la même direction cléricale qu’auparavant est donnée.62
La situation ne semble pas avoir réellement évolué en 1909 si l’on en croit le sous-préfet de
Montfort, M. Piettre, qui s’étonne que
Les établissements congréganistes de femmes fermées par application de cette loi [du 1er juillet
1901], se reconstituent peu à peu, à l’abri de la jurisprudence adoptée par les tribunaux en ce qui
les concerne. (…).
Il en résulte que les religieuses d’un établissement congréganiste quelconque fermé en vertu des
lois des 1er juillet 1901, 4 décembre 1902 et 7 juillet 1904, peuvent rester impunément dans la
commune où elles sont installées ou s’établir dans une autre commune, à la condition de changer
dès la notification de l’arrêté de fermeture, les œuvres qu’elles poursuivent en commun : si elles
60
- Parmi l’œuvre législative de Ferry, on retient l’exclusion de l’enseignement, public ou libre, des membres
des congrégations non autorisées (article 7 de la loi du 15 mars 1879). Cet article qui fut voté par la Chambre en
juillet 1879 fut en revanche rejeté par le Sénat le 9 mars 1880 –du fait de l’opposition de certains républicains
modérés.
Malgré cette opposition, Ferry prit tout de même deux décrets le 29 mars 1880, le premier imposant la
dissolution de la Compagnie de Jésus dans un délai de trois mois, le second refusant aux congrégations non
autorisées le droit à une existence de fait mais leur prescrivant cependant de demander dans le même délai une
autorisation. Annexe 1.
61
- Le préfet fait connaître au gouvernement les motifs de la dissolution avant que celui-ci ne la prononce, en
vertu de l’article 13 de la loi de 1901, par décret pris en conseil des ministres.
62
- ADIV 1M142. Rapport du sous-préfet de Vitré au préfet d’Ille-et-Vilaine de septembre 1906.
31
sont enseignantes, elles deviennent hospitalières, si elles sont hospitalières, elles ouvrent un atelier
d’apprentissage pour les jeunes filles, etc, etc…
Elles peuvent ainsi faire échec à la loi et continuer dans leur commune la lutte contre les
institutions républicaines.63
Le sous-préfet de Montfort poursuit son rapport en informant son supérieur que
Par arrêté du 11 août 1904, un établissement de la congrégation des filles des S.S.N.N. des Jésus et
Marie de Paramé, existant dans la commune de Saint Péran, était supprimé.
Les religieuses le constituant se retirèrent dans les délais impartis par la mise en demeure qui leur
fut notifiée, et l’immeuble qu’elles habitaient et qui était propriété de la fabrique, resta quelques
temps inoccupé.
Mais dans les premiers jours de l’année 19.. [illisible], à l’instigation du conseil de fabrique et
quelques personnalités réactionnaires du pays, deux religieuses de la congrégation du Saint-Esprit,
de Saint-Brieuc, qui n’a jamais possédé aucun établissement dans cette commune, venaient
s’installer dans l’immeuble abandonné, en violation des prescriptions formelles des lois des 1er
juillet 1901 et 4 décembre 1902. (…).
Déférées au parquet de Montfort elles ont été l’objet d’une ordonnance de non lieu du 31
décembre 1908.
La présence à Saint Péran de ces religieuses constitue un précédent qui provoquera de nombreuses
violations de la loi.64
Le chef de l’arrondissement de Vitré fait quant à lui remarquer au préfet que « l’école libre
[de Coësmes] est dirigée par les anciennes sœurs sécularisées sur place »65.
Les cas de sécularisation sont apparemment nombreux. Les congréganistes sécularisés sont
d’ailleurs souvent contraints par l’administration de comparaître devant le ministère public
qui prononce presque toujours le non lieu.66
Le clergé doit donc absolument s’adapter à ce nouveau courant législatif qui lui est hostile.
Mais ce sera surtout la loi du 9 décembre 1905 qui bouleversera le plus en profondeur
l’Institution ecclésiale puisqu’elle prévoit une véritable modification statutaire : désormais,
63
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Montfort au préfet d’Ille-et-Vilaine de juin 1909.
- Ibid..
65
- Ibid.. Rapport du sous-préfet de Vitré au préfet d’Ille-et-Vilaine d’octobre 1909. En l’espèce, le sous-préfet a
saisi le procureur de la République pour que des poursuites soient engagées à l’encontre de ces religieuses.
66
- Dans la mesure où la loi voulait anéantir les congrégations, nous sommes surpris que le pouvoir ait inquiété
les anciens réguliers désormais sécularisés. Quel était là leur objectif ?
64
32
les ecclésiastiques ne sont plus des agents publics et ne dépendent donc plus de l’Etat, et de ce
fait, leur traitement sera petit à petit supprimé67.
Mais comment le clergé d’Ille-et-Vilaine a-t-il réagi devant cette loi qui reste sans nul doute la
plus offensive à leur égard ?
Il est certain que les premières réactions ont été vives, même si le clergé s’est dans un premier
temps heurté à des difficultés d’interprétation du texte.68
En réalité, personne ne sait
véritablement comment appréhender les termes mêmes de la loi, mais surtout, tout le monde
attend que les autorités diocésaines, et plus particulièrement pontificale69, s’expriment sur le
sujet. Or, au mois de septembre 1906, personne n’a d’indication sur la marche à suivre. Le
sous-préfet de Montfort fait état de cette situation, et dans l’un de ses rapports, il écrit :
Il [semble] que le clergé de mon arrondissement se trouve, à l’heure actuelle, dans une situation
très gênée relativement à l’application de cette loi. Les instructions ne sont pas encore venues de
l’évêché ou tout au moins celles qui ont été données n’ont pas encore permis au clergé d’indiquer
clairement la ligne de conduite à suivre. On sent qu’il existe un flottement très grand et il est à
croire que le clergé attend une manifestation du gouvernement pour préparer la résistance (…).
Aujourd’hui 26 courant, une soixantaine de jeunes gens de l’arrondissement se sont rendus à
Rennes conduites par les curés (…) pour assister à des réunions ecclésiastiques, ou, sous le
prétexte de recueillir la bonne parole, ils sont allés prendre les ordres de résistance à la loi.70
Le Cardinal Labouré71 n’entendait pas, avant même le vote de la loi de séparation, organiser
de résistance. En effet, plutôt que de s’opposer à un courant irréversible, il lui paraissait
préférable d’adopter une attitude conciliante, ou plus exactement, une attitude qui appelait au
calme.
Sans approuver la loi, Mgr Labouré entend a priori l’utiliser en prenant les axes tracés par
elle. Ainsi dit-il à son clergé:
67
- L’article 11 de la loi du 9 décembre 1905 prévoit la suppression progressive du traitement du clergé. Il
recevra « pendant quatre ans à partir de la suppression du budget des cultes, une allocation égale à la totalité
de leur traitement pour la première année, au tiers pour la deuxième, à la moitié pour la troisième, aux tiers
pour la quatrième. Toutefois, dans les communes de moins de 1.000 habitants et pour les ministres du culte qui
continueront de remplir leurs fonctions, la durée de chacune des quatre périodes ci-dessus indiquées sera
doublée ». Annexe 1.
68
- Annexe 2.
69
- Les relations diplomatiques entre la France et le Vatican sont à ce moment là rompues, ce qui n’empêche pas
le pape de s’exprimer sur la situation politique du pays.
70
- ADIV 1M142. Rapport du sous-préfet de Montfort au préfet d’Ille-et-Vilaine de septembre 1906
71
- Archevêque de Rennes de 1893 à 1906.
33
Vous formerez, sous notre direction et après les instructions données par nous en temps utiles, les
associations nécessaires au culte.72
Avant même que le pape ne se prononce officiellement sur les associations cultuelles, le
prélat de Bretagne semble d’avis que leur mise en place soit la meilleure solution.73
Le préfet d’Ille-et-Vilaine, dans son rapport du mois de septembre 1906, écrivait à son
ministre, au sujet de Mgr Labouré, qu’
On lui reprochait de n’avoir point favorisé, et d’avoir même laissé entendre qu’il désapprouvait les
manifestations violentes organisées autour des inventaires, d’être un partisan résolu des
associations cultuelles, dont il devait préconiser la formation à la réunion des évêques, en même
temps que l’acceptation de la loi de Séparation –toutes choses vraies d’ailleurs, et qui lui avait
aliéné la grande majorité de son clergé et des fidèles, à un point tel que les outrages dont il a été
abreuvé ont abrégé ses jours.74
Si les termes du préfet sont exacts, alors on peut penser que le clergé d’Ille-et-Vilaine ne suit
pas la ligne libérale de son chef.
Mais la mort de Mgr Labouré est suivie d’une longue vacance du pouvoir archiépiscopal, et
c’est pourtant à ce moment là que l’Eglise de France élabore sa doctrine, non sans difficulté
par ailleurs, les intransigeants s’opposant aux libéraux. Pie X semble lui plus proche des
intransigeants et se méfie véritablement des associations cultuelles.
Aussi, l’assemblée des évêques de France, réunie du 30 mai au 1er juin, adopte une solution
médiane en préconisant la création d’association cultuelles qui seraient placées sous l’autorité
du curé, et qui devraient surtout obéir aux règles canoniques afin de prévenir de tout schisme.
Le successeur de Mgr Labouré, Mgr Dubourg, prend possession de l’archevêché en septembre
1906. Le nouvel Archevêque n’est assurément pas un partisan de la ligne libérale75 tant et si
bien que le préfet informe son ministre que « tout le clergé s’est mis à préconiser la
résistance intransigeante à la loi »76.
72
- Archives historiques du diocèse d’Ille-et-Vilaine, Mandements et lettres pastorales de Mgr Labouré, 18931906.
73
- Le Cardinal Labouré est l’un des premiers à se prononcer en faveur des associations cultuelles. Il fut
incontestablement le plus haut représentant de la ligne libérale. Mais il mourra quelques semaines avant la
réunion de l’assemblée des évêques de France (mai 1906) qui devait tracer la ligne officielle d’interprétation de
la loi de séparation.
74
- ADIV 1M142. Rapport du préfet d’Ille-et-Vilaine au ministre de l’intérieur de septembre 1906. Annexe 3.
Voir également à ce sujet, MEJAN L.V., La séparation des Eglises et de l’Etat, l’œuvre de Louis MEJAN, Paris,
P.U.F., p. 35.
75
- Annexe 2.
76
- ADIV 1M142. Rapport du préfet d’Ille-et-Vilaine au ministre de l’intérieur de septembre 1906. Annexe 3.
34
Dans son rapport de septembre 1906, le sous-préfet informe son supérieur « qu’il n’a été
constitué jusqu’à présent, aucune association cultuelle dans l’arrondissement »77. Il ajoute
ensuite que
Dans les églises, la récente encyclique du pape a été lue en chaire et [a été] commentée très
favorablement par le clergé, qui a engagé tous les fidèles à suivre les instructions données par le
chef de l’église.78
Son homologue malouin s’inquiète également auprès du préfet du fait que
Les catholiques et les membres du clergé ne paraissent pas se remuer encore en vue de la
formation des associations cultuelles.79
La situation semble être la même dans l’arrondissement de Fougères.80
Le sous-préfet de Redon pense, quant à lui, que « le clergé affectera l’ignorance de la loi de
séparation et attendra les mesures que prendra le gouvernement »81.
Ces lois, nous l’avons vu, ont été largement condamnées par le clergé dans son ensemble, et
ceci malgré les regrets exprimés par l’administration qui jugeait qu’elles n’étaient pas assez
strictement appliquées.
Mais il est toutefois surprenant de voir que l’opposition a certainement été plus forte de la part
de la population, et plus précisément de la part des élus municipaux qui n’ont pas hésité à
dénoncer ce qui était pour eux des lois scandaleuses.
II. L’opposition remarquée des élus municipaux
Pour faciliter l’application des dispositions renfermées dans la loi du 1er juillet 1901 relatives
à l’enseignement, le préfet espérait bien obtenir le soutien plein et entier des maires du
département. Il écrivait à ce sujet aux sous-préfets que les magistrats municipaux devaient
considérer comme
77
- ADIV 1M142. Rapport du sous-préfet de Vitré au préfet d’Ille-et-Vilaine de septembre 1906.
- Ibid..
79
- ADIV 1M142. Rapport du sous-préfet de Saint-Malo au préfet d’Ille-et-Vilaine d’octobre 1906.
80
- ADIV 1M142. Rapport du sous-préfet de Fougères au préfet d’Ille-et-Vilaine d’octobre 1906.
81
- ADIV 1M142. Rapport du sous-préfet de Redon au préfet d’Ille-et-Vilaine d’octobre 1906.
78
35
Un devoir impérieux de prêter dans la circonstance leur concours le plus absolu à MM. Les
inspecteurs dans l’accomplissement de leur tâche (…).82
Il invitait de plus ses subalternes à « adresser [aux maires] des instructions dans ce but »83.
Seulement, c’était sans compter sur la position nettement affirmée d’une majorité d’élus en
faveur des œuvres des congrégations. Et les élus républicains qui auraient pu répondre
favorablement à l’invitation du préfet auraient été gênés par une population souvent plus à
l’écoute du clergé qu’à celle de ses représentants.
Le risque politique serait bien trop grand, comme en atteste cette lettre du maire de
Chateauneuf au sous-préfet de Saint-Malo, qui explique que s’il prêtait son concours à
l’administration pour l’installation d’une institutrice laïque, « ce serait me tuer complètement
avec tout mon conseil ».84 Il finit par manifester sa peine de ne pouvoir donner satisfaction à
la demande qui lui a été faite…
Mais il va de soi que tous les élus ne sont pas calculateurs, et le chef de l’administration dans
le département reçoit à ce moment là sur son bureau les délibérations de nombreux conseils
municipaux qui apportent leur plein soutien aux ex-congrégations, et plus particulièrement
aux ex-congrégations enseignantes.
Ainsi, le conseil municipal de Rennes demande-t-il
Que les autorisations qui sont ou vont être sollicitées par les congrégations religieuses de Rennes,
leur soient accordées.85
Pour Combes, il est hors de question d’accéder à ces demandes. Ceci est d’autant plus vrai
qu’il va même jusqu’à demander aux préfets de fermer les établissements congréganistes
antérieurs à la loi su 1er juillet 1901.
Face à un gouvernement aussi radical, il semblait bien impossible aux élus de s’opposer
efficacement. La résistance consistait donc simplement à exprimer son opposition par la seule
voie des délibérations prises en conseil municipal.
82
- ADIV 11T227. Lettre du préfet aux sous-préfets du 25 août 1902.
- Ibid..
84
- Ibid.. Lettre du maire de Chateauneuf au sous-préfet de Saint-Malo du 1er septembre 1902.
85
- Ibid.. Délibération du conseil municipal de Rennes du 18 juillet 1902.
83
36
Il en ira autrement au moment de l’application de la loi du 9 décembre 1905 et des
dispositions relatives aux inventaires des biens ecclésiastiques.86 La résistance des élus sera
soudain plus active.
Il est à remarquer que le législateur avait admis la possibilité que s’organise une résistance à
la loi, car l’article 4 de la loi dispose que
Si l’agent rencontre un obstacle dans l’accomplissement de sa mission, il le constate et en réfère
immédiatement par l’intermédiaire du directeur, au préfet qui prescrit les mesures nécessaires .
En Ille-et-Vilaine, les inventaires s’effectuent de la mi-février à la mi-mars. Comme on
pouvait s’en douter, ceux-ci donnent lieu à de nombreux incidents dans le département.
Aussi ces incidents sont le fait de la population avec la participation parfois active des élus
municipaux, même si, le plus souvent, ils doivent calmer la foule pour éviter des
débordements.
Les élus préfèrent résister en délibérant. De nombreux conseils municipaux se prononceront
en effet contre les mesures des lois des 2 janvier 1907 et 13 avril 1908 qui attribuent
définitivement les biens des anciens établissements publics du culte aux bureaux d’assistance
et de bienfaisance. Ce sont en effet ces lois qui officialisent ce que certains appelaient déjà en
1905 la spoliation des biens ecclésiastiques.
La mise en place de ces bureaux suscite bien souvent l’émoi des conseils municipaux87
comme des membres des bureaux eux-mêmes.
Le préfet d’Ille-et-Vilaine s’inquiète auprès du ministre de l’intérieur, Aristide Briand, de
l’impopularité de ces lois qui pourraient compromettre les intérêts du parti républicain si elles
étaient appliquées trop tôt. Voici en substance ce qu’il écrit :
(…) Quant à la vente des immeubles, il serait à craindre qu’elle ne soulevât, s’il y était procédé
avant les élections générales qui doivent avoir lieu au cours de l’année, une agitation d’autant plus
vive que les partis d’opposition croiraient y trouver un intérêt électoral. Aussi je me suis résolu à
moins d’instructions contraires de votre part, à demander au directeur des domaines de vouloir
bien y surseoir jusqu’au mois d’août prochain.88
86
- Les dispositions relatives aux inventaires sont renfermées dans l’article 3 de la loi du 9 décembre 1905. Elles
sont complétées par le décret du 29 décembre 1905.
87
- Annexe 2.
88
- ADIV 1V1535. Lettre du préfet d’Ille-et-Vilaine au ministre de l’intérieur du 29 janvier 1910.
37
Comme nous allons le voir, le préfet avait toutes les raisons de prévenir le gouvernement tant
il est vrai que les dispositions législatives de 1907-1908 ont été mal ressenties un peu partout
dans le département.
Il n’est pas besoin de débattre longuement au sein des assemblées municipales pour que se
dégage un consensus défavorable à ces textes.
Il est surprenant par ailleurs lorsqu’on prend connaissance des délibérations, de constater que
certains maires semblent lire la loi comme si celle-ci était supplétive alors qu’en réalité, elle
est impérative.
Prenons par exemple la délibération du conseil municipal de Le Gronais du 27 février 1910 :
En réponse à la lettre de Monsieur le sous-préfet en date du 27 décembre dernier le conseil, à
l’unanimité, décide de n’accepter l’attribution des biens ayant appartenu à la Fabrique de Le
Gronais, qu’à la condition formelle de les employer selon les intentions des donateurs.
Ils estiment que leur conscience ne leur permet pas de les faire servir à un autre but. Si donc
l’administration veut bien approuver cette délibération, la Commune prendra possession des biens
dont il s’agit. Dans le cas contraire, le Conseil se verrait obligé de les refuser.89
De nombreux bureaux de bienfaisance s’en prennent de manière plus virulente au
gouvernement. C’est le cas de celui de Sainte-Anne sur Vilaine qui, lors d’une réunion
présidée par M. de Gouyon, qui n’est autre que le maire de la commune, prend position en
déclarant que
Les membres du bureau de bienfaisance réunis le 4 décembre 1909 au lieu ordinaire de leurs
réunions protestent, à l’unanimité des membres présents, contre la dévolution des biens de la
fabrique au bureau de bienfaisance, et déclarent que l’Etat n’a pas le droit de disposer de biens qui
ne lui appartiennent pas. Ils ne veulent donc en aucune façon se rendre les complices de ce qu’ils
considèrent comme un vol.90
Le sous-préfet de Redon s’insurgera quelques jours plus tard contre « les termes absolument
inconvenants contre un acte législatif ».
89
90
- Ibid.. Délibération du conseil municipal de Le Gronais du 27 février 1910.
- Ibid.. Délibération du bureau de bienfaisance de Sainte-Anne sur Vilaine du 4 décembre 1909.
38
Ajoutons enfin que toutes les délibérations des conseils municipaux qui se sont ouvertement
opposés à la loi ont été annulées par le préfet. En effet, la loi est impérative et s’impose donc
aux autorités municipales comme aux bureaux d’assistance et de bienfaisance, sans que ceuxci ne puissent y apporter le moindre assouplissement.
39
-CHAPITRE SECONDLA PARFAITE MÉCANIQUE DE LA MACHINE
ADMINISTRATIVE DE LA RÉPUBLIQUE
Lorsque le Premier Consul Bonaparte créait le corps préfectoral par sa loi du 28 pluviôse an
VIII (17 février 1800), il était bien sûr question de doter la France d'une administration
cohérente et efficace, mais il était aussi – et surtout? – question de quadriller l'ensemble du
territoire afin d'avoir le regard posé en permanence sur la France, et cela depuis les Tuileries.
En fait, l’on comprend bien que ceux que l'on appellera plus tard les "Empereurs aux petits
pieds" ne seront ni plus ni moins que les oreilles et les bras du pouvoir central. Avoir le
contrôle du territoire: voilà la clef réelle du pouvoir. Et cela, le premier Consul l'avait
parfaitement compris, lui qui dota les successeurs des intendants de pouvoirs délégués élargis,
parce qu'il ne voulait pas que le régime qu'il venait de mettre en place ne succombât comme
avait succombé la monarchie quelques années auparavant. Renforcer le pouvoir en tous points
du territoire, ce sera désormais l'obsession de tous les régimes qui se relayeront jusqu'à nos
jours, et ceci sera d'autant plus vrai que les nombreuses révolutions populaires survenues tout
au long du XIXème siècle en auront balayé plus d'un.
En janvier 1879, lorsque les républicains arrachent le dernier bastion détenu par les
monarchistes – le Sénat –, leur victoire est réelle. Mais très vite ils comprendront qu'il la leur
faut consolider. Et pour cela, ils n'inventeront rien: ils se contenteront de reprendre
l'institution qui n'a pas cessé d'exister au demeurant, et qui fut créée par l'oncle de celui qu'ils
avaient renversé quelques neuf années auparavant, en 1870, Napoléon III.
40
SECTION PREMIÈRE : UNE TOILE ADMINISTRATIVE DÉPARTEMENTALE
BIEN TISSÉE
I.
Une structure administrative articulée autour du préfet
A. Le préfet: maître d'œuvre de la politique gouvernementale dans le département
A toutes les époques, le rôle du préfet a été de mettre en place dans le département la politique
du gouvernement. Il est un instrument indispensable et incontournable dans la chaîne
administrative du pays. Il est responsable devant le gouvernement tout comme les souspréfets, à cette différence que les sous-préfets sont également responsables devant le préfet.
Il est donc question d’une structure administrative très hiérarchisée et on s’en aperçoit lorsque
l’on dépouille les Archives départementales d’Ille-et-Vilaine.
L’on y découvre, sans surprise au demeurant, que toutes les actions politiques et
administratives sont visées -et même supervisées- par le préfet.
Rien, ou presque, n’est décidé sans son aval, et ceux des téméraires qui se risqueraient à
entreprendre des actions pour lesquelles le préfet a un droit de regard intuitu personae
verraient non seulement leurs actes cassés mais en sus, ils seraient « fichés » par les services
de l’administration préfectorale.
Bien sûr, les préfets ont l’obligation de rendre des comptes au gouvernement à chaque fois
que cela s’impose, mais ils doivent également rédiger un rapport mensuel91, et ceci en vertu
des dispositions d’une circulaire du ministre de l’intérieur de 1889.92
Le préfet est, certes, le chef de l’administration départementale, mais il tient ses pouvoirs du
gouvernement, comme nous l’avons vu, et il travaille pour lui. Aussi le gouvernement, qui
attend des résultats, ne laisse pas démuni son représentant, et il l’épaule même, comme en
témoigne cette lettre adressée aux préfets de France par le Président du Conseil, Ministre de
l’intérieur (Georges Clemenceau) en date du 15 avril 1909 et qui dit en substance :
Mon Administration facilitera cette tâche [de raffermissement des institutions de la République] de
tout son pouvoir, soit par ses instructions et par ses décisions lorsqu’il s’agira d’initiatives qui
91
92
- Annexe 3.
- ADIV 1M142. Circulaire du ministre de l’intérieur en date du 30 mars 1889.
41
ressortissent à elle-même, soit par ses interventions auprès d’autres Départements ministériels,
lorsque la compétence appartiendra à ceux-ci (…).93
L’on comprend donc aisément, à la lecture de cette lettre, que le gouvernement fait
véritablement du préfet l’instrument qui permet la mise en place de la structure républicaine.
Et parce que le préfet est un instrument, c’est au gouvernement de l’aiguiller, de le diriger, et
comme le dit Clemenceau, de lui faciliter la tâche autant que faire se peut.
Le préfet, nous l’aurons compris, a un rôle de coordonnateur, et à ce titre, il tient une place
essentielle dans les administrations municipales. Ses pouvoirs sont étendus puisqu’il surveille
les municipalités et dispose de la faculté de suspendre un maire qui contreviendrait à la lettre
de la loi – ou qui n’aurait pas suffisamment la fibre républicaine…
Il va sans dire que les sous-préfets sont soumis aux mêmes obligations mais cette fois-ci à
l’endroit des préfets. Et, si les affaires évoquées par le sous-préfet étaient sujettes à intrigue,
alors le préfet les ferait connaître au gouvernement.
En réalité, l’on s’aperçoit que les rapports mensuels des sous-préfets sont plus ou moins
complets, mais cela tient simplement au fait que, parfois, il ne se passe absolument rien dans
l’arrondissement. Il peut également s’agir des premiers rapports rédigés par des sous-préfets
nouvellement nommés et qui n’ont pas encore eu le temps de faire connaissance ni avec leur
arrondissement, ni avec les principaux notables. Avoir une parfaite connaissance du terrain est
certainement la clé des succès futurs pour les républicains et leur administration en place.94
Notons cependant que les sous-préfets qui prennent leur poste font part de leur étonnement
quant à la mauvaise organisation des structures républicaines. Ils en font part dans leurs
rapports en se permettant des suggestions pour remédier à cet état souvent jugé lamentable…
Mais aussi pour déstabiliser au passage les « cléricaux », comme nous le verrons plus loin.
B. Le préfet : chef de l’armée républicaine du département
Outre son rôle de chef de l’administration du département, le préfet va également être
propulsé à la tête de l’ « armée des républicains ».
93
94
- ADIV 1M142. Lettre du ministre de l’intérieur aux préfets de France du 15 avril 1909.
- ADIV 1M143. Premier rapport mensuel -août 1909- de M. La Couloumère, sous-préfet de Redon.
42
Son autorité en tant que chef de parti va largement s’accroître après le vote de la loi de
séparation. Il se trouvera en effet déchargé d’une partie de la compétence que lui attribuait le
Concordat et qui faisait de lui un acteur engagé dans les affaires cléricales.
Puisqu’il a perdu une de ses prérogatives qui lui permettait de contenir les membres du clergé,
il lui faut maintenant trouver un autre moyen d’agir contre eux.
C’est ainsi qu’il va non seulement s’immiscer dans la vie politique départementale, mais il
sera le coordinateur général, celui qui met en place cette politique.
Encore une fois, il rend compte au gouvernement de l’action politique globale, et les termes
qui apparaissent dans les correspondances ne permettent absolument aucun doute sur le rôle
partial – et même partisan – de ces fonctionnaires. Le rapport mensuel de juin 1909 du préfet
Sagébien fait très clairement apparaître ce parti pris lorsqu’il rend compte au gouvernement
des élections au conseil général et qu’il signale que
Dans l’arrondissement de Rennes, l’élection d’un conseiller d’arrondissement, pour le canton de
Châteaugiron, a eu lieu le 11 juillet.
M. Ravalet, républicain de gauche, a recueilli 1476 suffrages sur 2415 électeurs inscrits.
Son succès est d’autant plus marqué qu’il n’avait pas de concurrent et bien que nouveau venu dans
la politique, les déclarations très nettes qu’il a faites nous permettent de compter sur son concours
le plus entier.
(…) A la Chapelle-Saint-Melaine, commune réactionnaire, le candidat républicain, très
violemment combattu par le clergé, a été élu par 180 voix contre 124, que se partageaient deux
candidats réactionnaires –dont l’un est un ancien instituteur public.
C’est un succès qui en fait présager d’autres. En effet, le nouvel élu jouit d’une grande
considération et par son entrée au conseil, il ouvre largement la porte aux républicains.95
Il n’est ici question que d’un compte-rendu, mais l’administration préfectorale ne se contente
pas de parler. Elle agit également. Et l’action sera plus particulièrement confiée aux souspréfets qui seront chargés de « dénicher » les candidats républicains, ceux qui seront capables
de freiner l’adversité conservatrice.
Ainsi dans son rapport mensuel de mars-avril 1909, le sous-préfet de Vitré, M. Lucron,
informe son supérieur hiérarchique que
Trois élections partielles survenues en mars et avril pour remplacer des conseillers municipaux
décédés, n’ont modifié en quoi que ce soit la situation. Même remarque pour le choix de maires et
95
- ADIV 1M143. Rapport du préfet d’Ille-et-Vilaine au ministère de juin 1909.
43
adjoints au sein des municipalités ; à noter cependant l’élection de M. Richard, conseiller général
républicain, comme maire de Rétiers : il remplace d’ailleurs un maire dévoué à nos institutions.
L’année prochaine auront lieu : les élections législatives et des élections au Conseil général et au
Conseil d’arrondissement.
Le député sortant est M. Le Gonidec de Traissan, réactionnaire qui, selon toute vraisemblance,
briguera de nouveau les suffrages. A la Chambre depuis plus de vingt années il a presque toujours
été élu sans concurrent : en 1902 cependant un candidat républicain lui fut opposé : M. Le Gonidec
l’emporta de plus de 5000 voix.
En 1906, il ne fut pas combattu. 96
Ce qui suit nous montre bien à quel point l’administration de la République s’engage
directement dans la course aux investitures, et M. Lucron poursuit dans ce style direct qui
laisse penser que le fonctionnaire a cédé sa place au militant, en affirmant que
Quel que doive être le résultat, je m’efforcerai de lui susciter un concurrent, et, si parmi nos amis
je puis découvrir un homme actif, disposé à affronter la lutte, j’espère tout au moins prouver aux
républicains, souvent trop pessimistes, que la citadelle réactionnaire n’est pas inexpugnable.
…) En organisant sérieusement la lutte, je pourrai, je crois, obtenir quelques améliorations dans la
représentation cantonale, mais je commence à remarquer qu’il est fort difficile de trouver des
candidats à opposer à nos adversaires : les uns redoutent des attaques qui compromettraient leurs
intérêts, les autres ne sont pas en état de supporter les frais, ni même une partie des frais, d’une
campagne électorale.
« Prouver aux républicains (…) que la citadelle réactionnaire n’est pas inexpugnable » : par
cette seule phrase, le sous-préfet de Vitré a parfaitement résumé le rôle de son administration
qui tend le plus souvent à soutenir moralement les troupes républicaines qui semblent souvent
désespérées d’étendre leur influence dans une terre qu’ils jugent par trop conservatrice, par
trop réactionnaire.
Car, oui en effet, à cette époque où le gouvernement de la France est depuis près de trente ans
républicain, il semble que l’ancrage de leur action soit en Ille-et-Vilaine plus délicat, comme
en témoigne en réalité la constatation faite par le sous-préfet de Redon, Eugène Moury-Muzet,
dans son rapport d’avril 1909, lui qui écrit que
2 partis se trouvent en présence. D’un côté les réactionnaires cléricaux ; de l’autre les républicains
sans distinction de nuance.
96
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Vitré au préfet d’Ille-et-Vilaine de mars-avril 1909.
44
L’arrondissement de Redon est en majorité réactionnaire et en 1902 (époque à laquelle le député
actuel avait un concurrent) M. Du Halgouët était élu par 12.900 voix contre 8.300 à M.
Thélohan.97
C’est surtout ce qui suit qui nous intéresse car le sous-préfet poursuit en informant son
supérieur que « lors des élections dernières, personne [du camp républicain] n’osa affronter
la lutte ».98
Et de craindre qu’il en sera de même lors de la consultation électorale du 24 avril 1910.
L’on se doute bien que les républicains appellent au rassemblement non seulement pour
marcher en ordre de bataille au moment des élections, mais aussi pour mieux combattre la
garnison de Dieu dans le département…
II. Un maillage administratif qui enserre les « cléricaux »
A. Une Administration organisée contre l' « Armée de Dieu »
« La citadelle réactionnaire n’est pas inexpugnable ». C’est ce que s’efforcent de croire les
républicains de gauche qui ont bien conscience cependant d’évoluer dans une région qui ne
leur est pas complètement dévouée. Oui, les réactionnaires sont bien implantés dans ce
département d’Ille-et-Vilaine, mais les forces de gauche ont néanmoins largement réussi à
s’imposer dans quelques bastions.99
Il faut tout de même souligner que ce département fait un peu figure d’exception dans une
région qui, il y a encore peu, a été largement recouverte par la réaction chouanne.
Nous ne sommes en effet pas dans le Finistère où l’armée républicaine fait grise mine face
aux forces conservatrices et cléricales.100
Non, nous sommes en Ille-et-Vilaine, et ici, l’on veut croire que les mentalités pourront être
remodelées, à la condition toutefois que les opérations soient parfaitement dirigées.
97
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Redon au préfet d’Ille-et-Vilaine d’avril 1909.
- Ibid..
99
- Il n'y a en réalité que dans l'arrondissement de Vitré que les républicains ne réussiront pas à s'implanter.
100
- LE FEBVRE Yves, La Terre des Prêtres, Le Bouquiniste (Morlaix), 203 pp.
98
45
Mais pour organiser au mieux la bataille, il faut compter ses troupes. Et c’est ce que fait, entre
autre, le sous-préfet Félicien Lucron lorsqu’il établit dans son rapport que « 16 municipalités
seulement sur les 62 dans l’arrondissement sont républicaines » et d’ajouter que
Tous les conseillers généraux, sauf un, sont réactionnaires ; 3 conseillers d’arrondissement peuvent
être considérés comme de nos amis.101
« Nos amis ». Le sous-préfet ne peut ici être plus clair. Il y a d’un côté les amis, et de l’autre,
les ennemis. Favoriser les uns pour contrer les autres, c’est bien à cela qu’il faut concentrer
tous les efforts.
Il est par ailleurs surprenant de voir figurer dans les divers rapports préfectoraux des termes
qui, s’ils ne sont insultants pour les élus conservateurs catholiques, sont en tout cas
malveillants. Cela est d’autant plus curieux que ces rapports sont adressés à des autorités dont
l’appartenance politique est bien connue : on se rapproche vraisemblablement de l’autopersuasion.
Ainsi M. Le Gonidec de Traissan est-il qualifié d’ « ancien zouave pontifical »102 par le souspréfet de Vitré dans l’un de ses rapports.103 Il ne fait donc aucun doute, vu la violence dans les
termes empruntés par les administrateurs, que la République est très clairement organisée
contre les cléricaux et que l’impératif pour elle est, comme nous l’avons vu plus avant, de
structurer son action, l’action républicaine, en trouvant des personnalités dévouées à la bonne
cause.
Les rapports du sous-préfet de Redon, M. La Couloumère, regorgent de cas semblables au
précédent. Celui d’août 1909, le premier qu’il rédige en sa qualité de sous-préfet, ne laisse pas
de place au doute quant aux objectifs qu'il s'est fixé. Après avoir donné son impression
première sur la situation politique de son arrondissement, il s’emploie à tracer le ligne à suivre
pour réduire l’influence du courant clérical. Ainsi se désole-t-il lorsqu’il constate que
(…) la situation politique de l’arrondissement n’est guère favorable au parti républicain qui
manque d’abord de personnalités de premier plan, et qui est par suite dans un isolement et dans un
abandon absolus. Il n’existe ni groupement, ni journal, permettant de prendre contact et de
combattre utilement les adversaires de nos institutions.
101
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Vitré au préfet d’Ille-et-Vilaine de mars-avril 1909.
- Il faut bien-sûr comprendre que le terme de « zouave pontifical » qualifie ceux qui sont prêts à se battre pour
la cause religieuse. Il n’est donc pas forcément connoté péjorativement.
103
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Vitré au préfet d’Ille-et-Vilaine de juillet 1909.
102
46
(…) le fanatisme religieux le plus absolu et le moins discuté les met [les citoyens] sous la
domination du premier curé de campagne. Celui-ci pour vivre, tient par-dessus tout à faire les
affaires du châtelain et d’un commun accord, ils mettent l’un et l’autre tout en œuvre pour tenir en
coupe réglée nos malheureuses populations, leur rappelant toujours leur devoir, et se gardant bien
de leur parler de leurs droits et par suite, d’en tolérer le libre exercice.104
Les curés tiennent, aux yeux de l’administration, une grande part de responsabilité dans le fait
que la population soit maintenue dans l’ignorance la plus absolue. Selon eux, on tient cette
population volontairement à l’écart des bienfaits des progrès voulus et mis en oeuvre par la
République et qui délivrent les hommes de leurs chaînes.105
De plus, face au complot aristocratico-ecclésiastique, il faut agir, et il apparaît alors très
clairement pour La Couloumère que
Le temps seul et une activité sans borne pour la réalisation continue d’un programme nettement
tracé permettra aux républicains de regagner le terrain perdu à la suite de l’élection [mot illisible].
Pour obtenir ce résultat, il est nécessaire de faire le siège des citoyens unité par unité et de leur
donner ensuite conscience de leur force par l’union et le groupement. Il faut opposer au chef de la
réaction un chef républicain de grande valeur et bénéficiant lui aussi d’une grosse situation de
fortune.106
La remarque conclusive du sous-préfet s’inscrit parfaitement dans ces logiques manichéenne
et de lutte, lui qui écrit que l’
On a l’habitude de faire surtout de la politique sous le manteau du clergé, et par suite de tout
accepter sans en faire la preuve et sans même se donner la peine de raisonner les arguments dont
on se sert pour nous combattre.107
Le clergé est ici considéré comme le chef de l’opposition. Et le pire, c’est qu’il est un chef qui
rassemble autour de lui la majorité des électeurs de l’arrondissement et que cette majorité, non
seulement ne lui conteste rien, mais accepte tout ce qu’il dit en bloc. C’est là, aux yeux de
104
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Redon au préfet d’Ille-et-Vilaine d’août 1909.
- Cet aspect de mission d’éducation des populations apparaît également très clairement dans le rapport de
septembre 1906 rédigé par le sous-préfet de Montfort qui écrit ce qui suit : « J’estime que, dans cette région, la
création d’un journal défendant les chefs du parti républicain et les fonctionnaires républicains, déterminerait un
courant utile aux idées de progrès que nous sommes chargés de faire comprendre aux populations placées sous
notre administration. »
106
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Redon au préfet d’Ille-et-Vilaine d’août 1909.
107
- Ibid..
105
47
l’administration, la situation la plus dangereuse et c’est pourquoi il faut à tout prix « casser »
cette logique. Et pour cela, il faut s’en prendre à la tête, c’est-à-dire au clergé lui-même.
Le rapport d’octobre du sous-préfet de Vitré est plus optimiste dans sa formulation que ne
l’était celui de son homologue de Redon. Ce fonctionnaire nous apprend que le moral des
troupes républicaines remonte, et il ne manque pas d’ajouter qu’il n’est pas étranger à cela, lui
qui écrit dans un délicieux style direct :
(…) J’ai réussi, jusqu’ici, à réchauffer leur zèle [des républicains] ; aujourd’hui ils souhaitent la
lutte alors que, il y a quelques mois à peine, ils ne paraissaient nullement disposés à l’affronter.
(…) Et si les prêtres et hobereaux ne devaient pas faire cause commune pour imposer aux
cultivateurs un bulletin de vote au nom de M. Le Gonidec, un échec de ce dernier ne semblerait
pas impossible… Mais il ne faut pas s’illusionner : l’alliance sera aussi étroite qu’elle a toujours
été entre le « trône et l’autel » et aucun moyen ne sera négligé pour assurer le succès de la
candidature royaliste.108
Notons au passage que le couple prêtre-hobereau est encore ici considéré comme responsable
de l’échec dans l’implantation des républicains.
Il faut enfin ajouter que les cléricaux sont persuadés, à tort ou à raison, que l’administration
les enserre en plaçant dans toutes les communes du département des « mouchards » qui sont
chargés de renseigner le sous-préfet de toutes leurs actions.109
B. La précieuse contribution des élus locaux
Il va sans dire que l’administration seule, même si elle dispose de tout l’appui du
gouvernement de la République, ne saurait se passer de la participation active des élus locaux
acquis aux causes républicaine et anticléricale.
Les succès électoraux des républicains sont toujours, pour l’administration préfectorale, une
bonne occasion de se réjouir… et d’égratigner au passage le clergé. Le sous-préfet de Redon
ne manque pas cette occurrence quand il fait parvenir au préfet son rapport mensuel et qu’il
écrit :
108
109
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Vitré au préfet d’Ille-et-Vilaine d’octobre 1909.
- ADIV 1M143, Annexe, Annales de Notre-Dame du Roc, bulletin paroissial de Montautour, avril 1909.
48
Je suis heureux de vous faire connaître que l’élection municipale complémentaire qui a eu lieu à
Maure, le 15 de ce mois, s’est traduite par un succès pour le parti républicain.
(…) Le maire réactionnaire de Maure a avoué, sans ambages qu’il était battu et le clergé, en
particulier, s’est montré profondément affecté du succès du candidat adverse.
C’est la première fois qu’à Maure – commune inféodée à la réaction – un candidat républicain
remporte semblable victoire.110
Lorsqu’on lit les rapports des sous-préfets, des préfets ou des ministres, on comprend que tout
est mis en œuvre pour que les forces républicaines occupent la plus grande partie du territoire
et que les municipalités, que l’on espère de plus en plus nombreuses dans le camp des
républicains, seront autant de relais qui pourront assurer, à terme, la victoire de la République
sur le conservatisme clérical.
Aussi ne néglige-t-on pas de serrer le maillage en s’appuyant sur les élus locaux (municipaux
et départementaux).
Il faut par ailleurs souligner que le principal foyer de résistance à la République et au régime
en place est bel et bien la commune, puisqu’elles sont, avec les Conseils généraux, les
derniers bastions que les conservateurs détiennent encore en majorité – du moins en Ille-etVilaine.
En effet, depuis la loi des 28-29 mars 1882, le préfet ne peut plus nommer les maires, et ceuxci tiennent leur légitimité du conseil municipal directement.111 Autrement dit, le préfet ne
pourra procéder à une révocation que dans le cas où le maire faillirait gravement à ses devoirs
les plus élémentaires en n’obéissant pas aux lois et règlements. Il ne semble cependant pas
souhaitable de révoquer tous les maires qui ne sont pas favorables aux institutions
républicaines, cette faculté de révocation offerte au préfet ne devant s’exercer qu’avec
parcimonie car la République ne gagnera que si elle avance avec prudence…
Il demeure en revanche certain que le concours apporté par les maires et adjoints à la cause
républicaine est apprécié comme il se doit par la préfecture. Ce qui est parfois surprenant,
c’est le caractère officiel de la collaboration, puisque certaines municipalités délibèrent de
manière très solennelle pour dénoncer auprès des autorités supérieures les attitudes du clergé.
Voici par exemple une délibération du conseil municipal de Visseiche :
110
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Redon au préfet d’Ille-et-Vilaine d’août 1909.
- Loi du 28-29 mars 1882 (annexe 1) abroge le dernier paragraphe de l’art.2 de la loi du 12 août 1876 relative
à la nomination des maires et adjoints. A partir de cette date, les maires et adjoints sont élus par le conseil
municipal.
111
49
Vœu relatif aux devoirs du Clergé !
Le Conseil, après en avoir délibéré est d’avis que le Gouvernement empêche les prêtres de
s’occuper de politique en chaire, attendu que aucune discussion contradictoire ne peut s’établir et
qu’il empêche surtout toute insinuation diffamatoire telle que celle résultant du prêche du sieur
Ronprau, le dimanche vingt-quatre octobre dernier (…).112
Les Archives nous livrent encore quelques pages de délibérations de conseils municipaux qui
tiennent le préfet informé de la soustraction de certains desservants à leur obligation de faire,
et notamment de l’obligation qui leur est faite de chanter et de faire chanter le Domine salvam
fac republicam.
C’est donc fort de son autorité que M. Lévêque, maire de Renac, invite son Conseil municipal
à dénoncer auprès du préfet cette situation, par voie de délibération encore une fois.113
Certains élus municipaux font parfois preuve d’un zèle souvent excessif –qui s’apparente
presque à de la délation– et n’hésitent pas à saisir l’autorité judiciaire dans l’espoir de voir
poursuivre certains membres du clergé qui se seraient montrés peu empressés de faire la
promotion des lois de la République.
Ainsi M. Roul de la Hellière, conseiller municipal de Janzé, prend-il l’initiative de porter
plainte auprès du procureur de la République près le tribunal civil de Rennes contre le curé de
sa ville.
On peut se rendre compte également de tout le soin qu’a pu apporter cet élu de second rang
pour donner au magistrat toute la dimension dramatique de cet épisode.114
Il ne faut pas non plus négliger l’importance des pouvoirs de police dont les maires sont les
garants. Ces pouvoirs propres permettent aux autorités municipales de trancher elles-mêmes
des affaires sans qu’il soit besoin d’une intervention extérieure et supérieure.
Certaines municipalités ont usé de cette faculté pour prendre des arrêtés contre des
ecclésiastiques. Ce fut notamment le cas du maire de Saint-Hilaire-des-Landes qui, par arrêté
du 20 octobre1889, interdit « au bedeau de faire la quête chez les habitants de la
Commune ».115
112
- ADIV 1V45. Délibération du Conseil municipal de Visseiche du 4 novembre 1880.
- ADIV 1M147. Délibération du Conseil municipal de Renac du 15 août 1882. Annexe 6.
114
- ADIV 1M147. Lettre de M. Roul de la Hellière, conseiller municipal de Janzé, au Procureur de la
République en date du 22 octobre 1882. Annexe 11.
115
- ADIV 1V11. Arrêté municipal du maire de Saint-Hilaire-des-Landes du 20 octobre 1889. De tels arrêtés ont
été également pris par les maires de Rennes le 3 juin 1889, de Rétiers le 26 juin 1890 et de Dol le 28 mai 1891.
113
50
De tels arrêtés ont été également pris par les maires de Rennes le 3 juin 1889, de Rétiers le 26
juin 1890 et de Dol le 28 mai 1891.
Il faut par ailleurs ajouter que, sans la coordination préfectorale, la collaboration des uns et
des autres pour promouvoir la République anticléricale serait bien vaine.
Le préfet apparaît toujours en effet comme la pièce maîtresse sur l’échiquier politique dans le
département. C’est lui la caisse de résonance de toutes les voix qui s’élèvent contre les
« cléricaux ».
51
SECTION DEUXIÈME : L’AUTORITARISME DE L’ADMINISTRATION
RÉPUBLICAINE
I.
La troublante immixtion du préfet dans la politique partisane
A. La bataille organisée autour de la presse
Avant l’accession au pouvoir des républicains, la presse était scrupuleusement surveillée. Or,
les dispositions de la célèbre loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse vont permettre
d’assouplir les règles – rigides – qui gouvernaient cette activité.116
Cette loi, on l’imagine bien, va permettre d’inciter les forces républicaines à s’exprimer de
plus en plus mais va surtout permettre de répandre leurs idées jusque dans les foyers les plus
reculés des campagnes françaises.
On ne se cache cependant pas, du côté de l'administration, « que l’action de la presse est
relativement peu considérable [dans la circonscription de Vitré] car les populations, peu
instruites et indifférentes au progrès social, sont entièrement dominés (sic) par le clergé et la
noblesse. »117
Les services de la préfecture d’Ille-et-Vilaine vont toujours porter une attention toute
particulière à la question de la presse surtout dans la mesure où les conservateurs cléricaux
diffusent plusieurs titres dans le département.
L’on s’étonne par ailleurs que près de trente ans après le vote de la loi sur la presse, les
rapports des sous-préfets fassent encore état des difficultés rencontrées par les républicains
qui se plaignent du peu de titres en comparaison des conservateurs qui en publient plusieurs.
Voici ce qu’écrit à ce sujet le sous-préfet de Vitré en 1909 :
La presse républicaine est représentée par 2 journaux hebdomadaires, Le Patriote de Bretagne (à 0
F 05) et La chronique de Vitré (à 0 f 10). La presse réactionnaire comprend : Le journal de Vitré,
le Vitré-journal, Le Courrier de Vitré, feuilles hebdomadaires à 0 F 05.
116
- DALLOZ, Jurisprudence générale, Année 1881, Quatrième partie. Pp. 65 à 88, loi du 29 juillet 1881 sur la
liberté de la presse, « Article 5 : Tout journal ou écrit périodique peut être publié sans autorisation préalable et
sans dépôt de cautionnement, parés de la déclaration prescrite par l’article 7 ».
117
- ADIV 1M142, Rapport du sous-préfet de Vitré au préfet d’Ille-et-Vilaine de septembre 1906.
52
L’Ouest-Eclair et le Nouvelliste de Bretagne, quotidiens publiés à Rennes, sont très répandus dans
l’arrondissement.
Il est regrettable que nous ne possédions pas un journal quotidien, surtout dans la période
préparatoire aux élections : une telle publication coûterait fort cher, car, pour le faire lire dans les
campagnes, il faudrait, pendant un certain temps, le distribuer gratuitement aux cultivateurs : nos
adversaires ne négligent jamais cet important moyen de propagande.118
Il est certain, et on le comprend en lisant ce rapport, que la presse n’a pas, à l’époque, le souci
de la neutralité.119 Les journaux ne sont que des organes destinés à propager les doctrines des
deux camps.
C’est pourquoi il est non seulement nécessaire mais en définitive indispensable, de gagner la
bataille de la presse. Aussi les républicains accusent-ils un retard sur leurs adversaires
conservateurs, retard qu’ils comptent bien à terme rattraper.
Et ce n’est pas la bonne volonté qui fait défaut, à en croire le sous-préfet de Redon qui pense
qu’ « avec un peu de méthode, d’énergie et de direction, la presse républicaine verrait
augmenter rapidement son tirage ».120 Encore une fois, on retrouve le rôle moteur de
l’administration préfectorale qui donne l’impulsion et invite les républicains, et plus
particulièrement les notables, à créer des organes de presse dans l’ensemble du
département.121
Les organes de presse placés sous le contrôle de l’administration lui permettent de répliquer
aux « journaux (…) très militants [qui] combattent activement les lois et les institutions
républicaines ».122
L’on se félicite même du côté républicain de tenir des journaux « bien rédigés et [qui]
contrebalancent souvent avec succès l’influence des feuilles cléricales ».123
En 1909 pourtant, un vent de panique soufflera sur le camp républicain à la suite d’un congrès
tenu par les conservateurs qui souhaitent, avant les élections législatives de 1910, améliorer
leurs organes de presse. Le préfet informe à ce sujet le ministère que
118
- ADIV 1M143, Rapport du sous-préfet de Vitré au préfet d’Ille-et-Vilaine de mars-avril 1909.
- Annexe 4.
120
- ADIV 1M142, Rapport du sous-préfet de Redon au préfet d’Ille-et-Vilaine de septembre 1906.
121
- LE YONCOURT Tiphaine, Le préfet et ses notables en Ille-et-Vilaine au XIXe siècle, thèse droit, Rennes I,
2000, pp.290 à 292. op.cit.
122
- ADIV 1M142. Rapport du sous-préfet de Vitré au préfet d’Ille-et-Vilaine de septembre 1906. Op. cit.
123
- Ibid.. op. cit.
119
53
Le 30 septembre dernier s’est tenu à Rennes le congrès de « la Bonne Presse », sous la présidence
de M. l’Archevêque de Rennes. A ce congrès assistaient les évêques de Blois, Vannes, SaintBrieuc, Quimper, les sénateurs Pinault et Jenouvier, le député de l’Estourbeillon, une foule de
prêtres, vicaires-généraux, etc.
Le but de cette assemblée était de chercher le moyen de rendre plus active et plus profitable la
propagande des journaux réactionnaires tels que Le Nouvelliste, La Croix et le Journal de Rennes.
Un violent effort va être tenté au moment de la période électorale et le parti clérical est décidé à ne
reculer devant aucun sacrifice pécuniaire pour assurer le succès de ses candidats et maintenir en
place les députés qui représentaient ses opinions.124
L’on s’aperçoit, à la lecture de ce rapport, que la bataille organisée autour de la presse
mobilise l’effort des plus hauts représentants des deux partis adverses.
B. La mise en place de comités et associations
Avant même de considérer la manière dont les associations et les comités se sont mis en
place, reportons-nous à la définition juridique donnée à la fin du XIXème siècle.125
Les deux termes étant dans ce sens synonymes, nous ne nous attacherons qu’à définir
l’association.
Le conseiller d’Etat Emile Morlot définit ainsi l’association comme étant “le fait de plusieurs
personnes se réunissant pour se concerter et pour agir dans un but commun. Son but est de
donner aux hommes ainsi réunis des moyens d’action qui leur manqueraient s’ils procédaient
isolément et de leur permettre de développer avec plus de force, avec plus de liberté, avec
plus de profit, leurs facultés morales ou leurs moyens d’existence”.
Jusqu’en 1901, les associations étaient soumises à autorisation du gouvernement, et cela selon
les dispositions de l’article 291 du code pénal ainsi rédigé: “Nulle association de plus de vingt
personnes dont le but sera de se réunir tous les jours ou à certains jours marqués, pour
s’occuper d’objets religieux, littéraires, politiques ou autres, ne pourra se former qu’avec
l’agrément du gouvernement et sous les conditions qu’il plaira à l’autorité publique
d’imposer à la société.”
Etaient ainsi tolérées a contrario les associations ne comportant pas plus de vingt membres.126
124
- ADIV 1M143, Rapport du préfet au ministre de septembre 1909.
- BEQUET Léon, Répertoire du droit administratif, Paris, Ed. Paul Dupont, 1884, Tome II, pp. 485 à 490.
Annexe 5.
126
- Pour détourner la loi, plusieurs associations se divisèrent en section et purent ainsi se constituer et vivre sans
autorisation du gouvernement.
125
54
La procédure s’assouplît, nous le savons, avec la loi du 1er juillet 1901, et les associations
purent ainsi se constituer sans autorisation préalable de l’autorité gouvernementale.127
Aussi, l’action des républicains, comme celle des conservateurs, va-t-elle s’inscrire
considérablement par la création d’associations et de comités. Et, en réalité, l’essentiel de
l’activité politique va s’organiser autour de ces pôles associatifs qui vont se placer sur les
terrains culturel, social, sportif mais aussi bien sûr politique avec la création des partis.
Républicains et conservateurs vont donc prendre très tôt conscience de la nécessité de créer
ces comités afin de couvrir l’ensemble du département et y exercer la plus grande influence
possible.
De fait, l’administration préfectorale va vivement s’intéresser à la création de ces structures,
surtout de celles qui appartiennent à la mouvance républicaine.
Dans son rapport de septembre 1906 au ministère, le préfet s’implique directement pour
encourager la création des comités républicains. Il pense en effet que
[Les comices agricoles] présentent un intérêt politique d’autant plus sérieux que si, au point de vue
de nos intérêts particuliers, nous ne désirons pas le scrutin de liste, que le parti républicain ne nous
semble pas encore assez solide pour affronter, il nous parait nécessaire, en toute éventualité, de
nous y préparer et de développer dans le département le programme républicain avec le concours
des hommes qui porteraient alors notre drapeau.128
Au même moment, le sous-préfet de Redon était persuadé que
Par l’organisation de comités communaux fédérés par canton et dirrigés (sic) par un comité central
d’arrondissement, [il serait possible] de rendre courage à toutes les bonnes volontés éparses
(…).129
Pourtant, en 1909, le sous-préfet de Redon se désole de l’inexistence de groupements qui
« [permettraient]
de
combattre
utilement
les
adversaires
[des]
institutions
[républicaines] ».130
127
- Loi du 1er juillet 1901, J.O. du 2 juillet 1901. Annexe 1.
- ADIV 1M142. Rapport du préfet d’Ille-et-Vilaine au ministre de l’intérieur de septembre 1906.
129
- ADIV 1M142, compte-rendu du sous-préfet de Redon au préfet d’Ille-et-Vilaine de septembre 1906.
130
- ADIV 1M143, compte-rendu du sous-préfet de Redon d’août 1909, op. cit.
128
55
Il semble à la lecture de ces rapports – espacés de trois années – que l’arrondissement de
Redon connaisse quelques difficultés pour mettre sur pied les comités républicains. Ceci est
d’autant plus surprenant que la loi de 1901 sur les associations met en place, comme nous
l’avons vu, une procédure simplifiée qui n’impose qu’une déclaration à la préfecture.131
Les élections législatives à venir ne sont certainement pas pour rien dans l’inquiétude
palpable de l’administration en cette année 1909.
Mais ce qui inquiète certainement le plus les forces républicaines, ce sont les initiatives de ses
adversaires. Aussi, le ministre de l’intérieur ne manque-t-il pas de pousser les autorités
départementales pour qu'elles procèdent à
La création ou l’extension d’associations et d’œuvres multiples répondant à un louable besoin
d’activité et de progrès (…)
Il ne manque pas d’ajouter en revanche que ces créations ou ces extensions sont
Souvent poursuivies (…) par les partis d’opposition qui conçoivent l’espoir de regagner ainsi la
faveur de l’opinion en servant, avec les lois et au besoin avec l’aide pécuniaire de la République,
les intérêts matériels et moraux de la population.132
Car bien sûr, si la loi reconnaît aux républicains le droit de créer des associations, elle ne peut,
suivant le principe de l’égalité devant les lois et règlements – inscrit dans la DDHC – le
refuser à leurs adversaires. C’est pourtant là un paradoxe que la République doit assumer car
en effet, elle offre à ses opposants les armes qui leur permettront de la combattre en restant au
demeurant dans le champ de la loi.
Il ne leur reste donc plus comme solution, comme le souligne le ministre, qu’à multiplier les
structures favorables au gouvernement et à la République.
Seulement on se doute que ces initiatives se heurteront à la résistance plus ou moins active du
clergé local, et le chef de l’arrondissement de Vitré remarque au sujet du travail
d’organisation des comités républicains « qu’il est fort délicat à cause des nombreux intérêts
à ménager ».
131
- loi du 1er juillet 1901. Il faut relever que cette loi n’impose aucune autorisation préalable, exception faite
bien sûr des congrégations. Annexe 1.
132
- ADIV 1M142. Lettre du ministre de l’intérieur au préfet d’Ille-et-Vilaine du 15 avril 1909.
56
Il ajoute que « les fermiers, les commerçants, pour éviter de nombreux ennuis, tiennent à ne
pas être mis en avant, et il leur est fort difficile d’échapper à la surveillance incessante des
prêtres ».133
Mais l’action en faveur du fleurissement des associations semble porter ses fruits, si l’on en
croit le sous-préfet de Vitré qui, dans son rapport de juin, informe son supérieur que les
« sociétés de préparation militaire et [les] mutuelles-bétail semblent déjà avoir réussi à faire
perdre [aux] adversaires [des institutions républicaines] une partie de leur assurance
d’autrefois ».134
Comme pour la presse, l’administration préfectorale encourage autant qu’elle participe, à la
création de structures associatives qui permettent non seulement de compter les troupes
républicaines, mais surtout d’organiser les batailles électorales contre les conservateurs.
II.
Les rapports particuliers entre les autorités civiles républicaines et les autorités religieuses du département
A. La nécessaire négociation
Même si les républicains ont toujours considéré les cléricaux comme leurs principaux
adversaires (l’inverse étant également vrai), il n’en demeure pas moins que les autorités
archiépiscopale et préfectorale devaient absolument maintenir des rapports étroits, ne serait-ce
que pour honorer les dispositions du Concordat.
La tendance plus ou moins anticléricale des gouvernements successifs, mais aussi la
personnalité des préfets, ont eu une réelle incidence – plus ou moins fâcheuse ou plus ou
moins heureuse – sur les rapports que les représentants de l’Etat entretenaient avec les
autorités religieuses du département.
Les deux autorités étaient, dans certains cas, obligées de collaborer. C’était notamment le cas
en matière de déplacements ou de nominations de curés.
Le Concordat prévoyait en effet que les nominations des curés devaient se faire de manière
concertée entre le ministre des cultes, par la voie du Préfet, et l’Archevêque. D’une manière
générale, les nominations n’ont pas donné lieu à contestation sauf dans quelques rares cas qui,
en général, ont trouvé une issue heureuse.
133
134
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Vitré au préfet d’Ille-et-Vilaine du mois de mai 1909.
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Vitré au préfet d’Ille-et-Vilaine de juin 1909.
57
Aussi, nous l’avons déjà vu, l’Archevêque propose la nomination du curé et le ministre des
cultes, après enquête menée par les préfet et sous-préfets, accepte ou refuse ladite nomination.
Il n’est bien sûr pas question, pour l’autorité civile, d’aller systématiquement à l’encontre de
la volonté de l’Archevêque, tout simplement parce que l’on a toujours à l’esprit que dans cette
région, se mettre à dos le clergé, c’est s’aliéner l’ensemble de la population !
Mais il ne faut pas en conclure que les autorités de l’Etat procèdent aux nominations de
manière systématique après que l’Archevêque eût fait ses propositions. Non.
Et nous en voulons pour preuve ce compte-rendu d’enquête réalisée par le sous-préfet de
Montfort à la demande de son supérieur, et dans lequel il écrit :
Vous avez bien voulu me demander des renseignements sur M. l’abbé Martin curé de Montfort, à
qui M. l’Archevêque aurait l’intention, le cas échéant, de confier un poste plus important.
J’ai l’honneur de vous informer qu’au point de vue de la moralité et de la conduite privée cet
ecclésiastique est irréprochable.
Quant à son attitude politique elle est en apparence correcte, mais il est, en réalité, un adversaire
résolu, très militant, des institutions républicaines et de l’école laïque. Il évite avec soin, il est vrai,
de manifester publiquement ses sentiments à cet égard; mais il se livre en secret (au confessionnal,
dans des conversations intimes et même par la voie de la presse) à une propagande
antirépublicaine des plus actives. (…).
Quoiqu’il en soit, M. l’abbé Martin, réactionnaire extrêmement militant, je le répète, ne mérite
aucunement à mon avis la confiance du gouvernement de la République.135
Il se trouve par ailleurs que l’abbé Martin est le frère du premier adjoint au maire républicain
de Fougères et qu’à ce titre, il recevra le soutien des autorités pour sa nomination qui sera, de
ce fait, prononcée par le ministre des cultes.
La question des traitements des ecclésiastiques aboutit également à une action concertée entre
les deux autorités, civile et religieuse, la première étant encore une fois la seule à décider in
fine.
L’autorité préfectorale a, en effet, le pouvoir de supprimer les traitements des desservants qui
manqueraient à leurs obligations. Ceci s’explique par le fait que, sous le Concordat, les
ecclésiastiques sont des agents publics rétribués par l’Etat et dépendant donc de lui, du moins
partiellement. L’Archevêque est, bien sûr, tenu informé des mesures prises à l’encontre de ses
135
- ADIV 1V45. Lettre du sous-préfet de Montfort au préfet d’Ille-et-Vilaine du 24 juin 1901.
58
subordonnés. Et c’est à la suite de ces notifications qu’il procède à une enquête qui doit
déterminer si les fautes imputées aux ecclésiastiques accusés sont, ou non, fondées.
A aucun moment, les conclusions de l’archevêque ne sont allées dans le même sens que celles
des autorités civiles. Au contraire. Même si l’autorité archiépiscopale reconnaît que certains
prêtres et desservants du diocèse ont méconnu parfois leurs obligations, elle amoindrit à
chaque fois les faits et protège ainsi les religieux incriminés.
Il en fut ainsi dans l’affaire du desservant de Le Blernais, dont les absences répétées furent
dénoncées par le maire de la ville. Il fut en effet adressé au préfet, le 1er juin 1895, un
formulaire type, mentionnant bien que l’abbé Emmanuel Jollivet résidait dans la paroisse.
Mais une mention manuscrite du maire poursuit que le desservant « réside présentement [dans
la paroisse], mais non continuellement. » Le magistrat ajoute que « le 4 avril, il n’était pas à
son poste. »
La demande de suspension du traitement fut donc formulée. Le Cardinal Labouré mena
aussitôt son enquête et conclut, de manière très courtoise au demeurant, à l’exagération. Le
traitement du desservant ne fut donc pas suspendu grâce à l’intervention du prélat.136
Mais avec la promotion de Combes à la tête du gouvernement, les autorités de l’Etat dans les
départements verront leur marge de manœuvre et leur arbitraire réduits. Le nouveau président
du conseil souhaite en effet supprimer les traitements facultatifs alloués par les municipalités
aux vicaires. Les sous-préfets se trouvent ainsi chargés, dès 1902, de faire remonter les
renseignements obtenus sur le terrain, et doivent signaler – ou plus exactement anticiper – les
réactions de la population si une telle mesure venait à être appliquée.
Aussi il n’est pas surprenant que le sous-préfet de Saint-Malo invite, dans le cas d’espèce, à la
prudence. Il répond en effet au préfet ce qui suit :
Par dépêche en date du 30 octobre dernier, vous avez bien voulu me demander mon avis au sujet
de la suppression éventuelle des crédits destinés à servir de traitements ou de suppléments de
traitements aux vicaires de vingt-cinq communes de mon arrondissement.
J’ai l’honneur de vous faire connaître que tous mes correspondants que j’ai consultés à ce sujet
m’ont déclaré que cette mesure produirait le plus fâcheux effet au point de vue politique. (…).
136
- ADIV 1V45. Certificat individuel de résidence délivré par le maire de Le Blernais au préfet d’Ille-et-Vilaine
le 1er juin 1895.
59
J’estime en conséquence qu’il y a lieu, du moins pour le moment, de maintenir aux budgets les
allocations votées par les conseils municipaux en faveur de ces vicaires.137
Le sous-préfet de Montfort avait abouti aux mêmes conclusions dans une lettre qu’il adressa
au préfet le 19 novembre 1902.
Nous noterons cependant que leur homologue redonnais n’appréhende pas la question de la
suppression des traitements de la même manière. Aussi établit-il la liste des communes dans
lesquelles la mesure de suppression pourrait être prise.138
Il ne fait pas de doute que, même au moment où le vent anticlérical soufflait le plus fort, il
n’était pas question ni pour l’autorité archiépiscopale, ni pour l’autorité préfectorale, de
rompre tous contacts. Ces contacts ont même été maintenus à la suite de la rupture des
relations diplomatiques survenue entre la France et le Saint Siège le 30 juillet 1904.139
En effet, même s’il était difficile pour les deux Etats, au moment où la France, par la voie
d’Emile Combes140, remettait unilatéralement en cause le Concordat, de maintenir des rapports
cordiaux, il ne pouvait être question, dans le département, de rompre toute négociation.
L’intransigeant Combes signait, par cette rupture, son passage à Matignon. Son successeur
Rouvier poursuivra le travail en mettant fin unilatéralement au Concordat par le vote de la loi
de Séparation des Eglises et de l’Etat141.
Cette loi ne mettra cependant pas fin aux relations plus ou moins orageuses entre les deux
autorités préfectorale et diocésaine.
B. Une conciliation adaptée : les cas de Mgr Labouré et de Mgr Dubourg (1906)
Lorsque la mort surprend le Cardinal Labouré en avril 1906, la question de sa succession ne
manque pas de tourmenter l’administration. Et l’inquiétude est d’autant plus grande que le
prélat breton qui s’apprête à assurer la succession sera le premier depuis le vote de la loi de
137
- ADIV 1V1507. Lettre du sous-préfet de Saint-Malo au préfet d’Ille-et-Vilaine du 27 décembre 1902.
Annexe 7.
138
- ADIV 1V1507. Lettre du sous-préfet de Redon au préfet d’Ille-et-Vilaine du 19 novembre 1902. Annexe.
139
- La rupture des relations diplomatiques avec le Vatican survint à la suite de la visite que fit le Président de la
République Emile Loubet au roi d’Italie, Humbert Ier, en vue de la conclusion avec ce pays d’un traité
d’alliance. Or depuis Pie IX, les papes considérait comme une offense au saint-siège toute visite des chefs d’Etat
des pays catholiques aux spoliateurs des Etats pontificaux qu’étaient, à leurs yeux, les rois d’Italie.
Les relations ne seront rétablies entre les deux Etats qu’en 1920 par le « Bloc national », et la France envoya, le
18 mai 1921, un ambassadeur (M. Jonnard) auprès du Vatican.
140
- MERLE Gabriel, Emile Combes, Fayard, 1995, 664 pp.
141
- Annexe 1.
60
Séparation à être nommé à la seule discrétion du pape. En effet, le gouvernement n’a plus à
intervenir en concurrence avec le souverain pontife dans les nominations des évêques comme
il pouvait le faire sous le Concordat.
La lecture du rapport du préfet Rault au ministère présente un très grand intérêt car il permet
d’évaluer l’appréciation que portait l’administration sur Mgr Labouré mais également celle
qu’elle portait sur Mgr Dubourg au moment même de sa nomination par le Vatican, en
septembre 1906. L’intérêt est encore plus grand lorsqu’on sait que la succession au siège
archiépiscopal s’est faite durant l’année de mise en œuvre de la loi du 9 décembre 1905.
Le compte-rendu du préfet est surprenant dans ce sens que, à un des moments où le courant
anticlérical était certainement l’un des plus forts, il n’hésite pas à dresser un portrait plutôt
flatteur du Cardinal décédé.
Peut-être l’ecclésiastique avait-il gagné l’estime des républicains, et plus particulièrement de
l’administration, parce que justement, il n’avait pas celle de ceux qui auraient naturellement
dû être ses appuis?
A ce sujet, le préfet écrit que « les partis d’opposition se plaignaient amèrement du Cardinal
Labouré (…) ».
Il explique cette opposition des cléricaux à l’endroit de leur chef par le fait qu’
On lui reprochait d’entretenir avec le préfet des relations correctes, de n’avoir point favorisé, et
d’avoir même laissé entendre qu’il désapprouvait les manifestations violentes organisées autour
des inventaires, d’être un partisan résolu des associations cultuelles, dont il devait préconiser la
formation à la réunion des évêques, en même temps que l’acceptation de la loi de Séparation.142
Ces affirmations méritent toutefois d’être nuancées, même s’il est vrai que « le Cardinal
vert »143 était favorable pour collaborer avec le gouvernement pour mettre en application la
loi de séparation. Une opposition systématique et catégorique aurait eu, selon lui, les plus
fâcheux effets.
Le préfet ajoute enfin, et cela démontre que les relations qu’entretenaient les deux autorités
étaient relativement bonnes, que
142
- ADIV 1M142. Rapport du préfet d’Ille-et-Vilaine au ministre de l’intérieur de septembre 1906.
- Nom attribué aux Cardinaux libéraux membres de l’académie française qui préconisaient un rapprochement
avec la République. Mgr Labouré fut un de ces "Cardinaux verts" puisqu'il siégea quelques années sous la
Coupole du Quai Conti.
143
61
Toutes [ces] choses [sont] vraies d’ailleurs, et lui avaient aliéné une grande majorité de son clergé
et de ses fidèles, à tel point que les outrages dont il a été abreuvé ont abrégé ses jours.144
Louis Méjan, le directeur des cultes au ministère de l’intérieur au moment de l’élaboration
puis du vote de la loi sur la séparation, revenait également dans l’une de ses nombreuses notes
sur cette réalité.145
La question se pose tout de même de savoir si le fait pour le Cardinal Labouré d’avoir été
l’objet de lourdes contestations au sein de son propre clergé n’a pas été l’une des causes de
l’appréciation plutôt positive qu’avait de lui l’administration ?
A l’inverse, son successeur au diocèse de Rennes n’a pas eu droit aux mêmes égards de la
part de l’administration préfectorale. On le comprend lorsqu’on lit la description faite par le
préfet qui perçoit Mgr Dubourg comme « le candidat de la droite et de la grande majorité du
clergé (…) ».146
La question que nous posions alors trouve une réponse, du moins partielle, dans cette
description : puisque le nouvel Archevêque trouve un appui, semble-t-il considérable, dans le
rang des cléricaux, alors il paraît impossible pour l’autorité civile anticléricale d’entretenir des
rapports étroits avec lui. C’est en tout cas ce que semble vouloir dire le préfet à son supérieur.
Mais il faut ajouter que l’appui qu’a reçu le nouveau prélat de la droite cléricale ne va pas
sans trouver de justification ! En effet, le nouvel Archevêque, nommé par Pie X, tient
davantage de la ligne dure, et cela s’est ressenti au moment où l’Eglise de France changeait de
statut. Cette nouvelle orientation prise par le nouveau détenteur du pouvoir religieux dans le
département a par ailleurs trouvé un écho plus que favorable au sein du clergé tant diocésain
que congréganiste. Le rapport du préfet Rault remarquait à ce sujet qu’
Un changement d’attitude s’est immédiatement produit, même parmi les familiers du Cardinal
Labouré, et tout le clergé s’est mis à préconiser la résistance intransigeante à la loi.
L’attitude changeante au sein du clergé est également ressentie au sein de l’administration. On
sent ainsi, dès l’installation de Mgr Dubourg que les relations vont désormais changer de
nature. Le préfet ajoutant que
144
- ADIV 1M142. Rapport du préfet d’Ille-et-Vilaine au ministre de l’intérieur de septembre 1906.
- MEJAN L.V., La séparation des Eglises et de l’Etat, l’œuvre de Louis MEJAN, Paris, P.U.F., 1959, p. 35.
146
- ADIV 1M142. Rapport du préfet d’Ille-et-Vilaine au ministre de l’intérieur de septembre 1906. Annexe 3.
145
62
Le nouvel Archevêque, après m’avoir envoyé, dès le lendemain de sa désignation, une lettre de
déférence, à laquelle j’ai fait une réponse de pure courtoisie, a, le jour même de son installation,
commencé ses visites par la Préfecture : Nous avons échangé des compliments d’une politesse
banale, sans qu’il laissât rien percer de ses intentions.147
Le temps de l’entente cordiale semble bel et bien révolu entre les hauts responsables
administratifs et religieux dans le département. Les uns et les autres semblent désormais
résolus à n’entretenir que des rapports purement formels.
Ce n’est pas pour autant que l’administration braquera tous ses canons en direction de
l’archevêché. En témoigne cet épisode survenu à propos de la mise sous séquestre des biens
immobiliers ecclésiastiques et plus particulièrement de l’archevêché lui-même. Cette mesure
fut prise en l’absence de constitution d’associations cultuelles qui auraient dû recevoir, selon
la loi, l’ensemble de ces biens.148
A cette occasion, le préfet voulait éviter de prendre à l’encontre de l’Archevêque des mesures
drastiques qui n’auraient eu pour effet que d’envenimer les relations encore davantage. Une
médiation est alors trouvée entre le secrétaire général de l’archevêché et le préfet, celui-ci
informant le ministre de l’intérieur qu’il résulte de l’accord trouvé avec le bras droit de Mgr
Dubourg
Que si l’on ne [remet] pas les clés au séquestre, elles seront placées bien en évidence de telle sorte
qu’il n’ait point à forcer l’armoire.149
C’est bien la prudence et le souci de l’ordre public qui animent l’administrateur départemental
lui qui ajoute que l’
On ne paraît pas disposé à se prêter, lors de la prise de possession par le séquestre à des
protestations ou des manifestations violentes.150
L’on remarque néanmoins que si l’on veut ici éviter tout incident par cette mise en scène, on
veut aussi, de part et d’autre, éviter tout contact.
147
- Ibid..
- Article 8 du décret du 16 mars 1906.
149
- ADIV 1M142. Rapport du préfet au ministre de l’intérieur de décembre 1906.
150
- Ibid
148
63
Eviter tout contact et éviter tout incident : c’est bien cela que feront les locataires successifs
de la préfecture vis-à-vis de l’archevêque, digne représentant du traditionaliste Pie X dans le
diocèse… Trop traditionaliste au goût des radicaux.
64
- Conclusion de la première partie -
L’avènement de la République des opportunistes à la fin des années 1870 a fait souffler sur la
France la première brise anticléricale qui, très vite, s’est transformée en un vent violent
devenu presque incontrôlable.
L’Ille-et-Vilaine s’est, à ce moment là, trouvée dans une situation bien singulière, puisqu’elle
était influencée par la doctrine catholique bien ancrée à l’Ouest, mais également par les idées
modernistes propagées par la République et qui trouvaient un écho considérable plus à l’Est.
Il fallait donc, dans ce département, composer avec la tradition et avec le modernisme. C’est
pourquoi les hommes politiques républicains du département ont souvent cherché à modérer
leurs prétentions et leurs discours sachant parfaitement que les esprits, s’ils pouvaient être
bousculés en certains points du territoire national, n’étaient pas aussi réceptifs dans leurs
circonscriptions.
Si les élus se sont parfois montrés hésitants à attaquer la religion, nous avons vu que c’était
beaucoup moins vrai pour l’administration qui obéissait à la ligne tracée par Paris et qui
visait, surtout à partir des années 1890, à déstabiliser l’institution ecclésiale.
Les votes de la loi du 1er juillet 1901 sur les congrégations mais surtout du 9 décembre 1905
sur la séparation des Eglises et de l’Etat ont, semble-t-il, consacré la nette victoire des
anticléricaux sur les « cléricaux ». Les rapports entre les autorités religieuses et civiles
changent, également à partir de ce moment là, de nature. Chacun a parfaitement conscience de
l’influence exercée par l’autre et, en conséquence, la circonspection reste le principal mot
d’ordre pour les deux camps.
Il se trouve pourtant que les deux camps ont dû, à certains moments s’affronter, et parfois
même violemment. Ces affrontements avaient le plus souvent lieu à l’occasion des échéances
électorales, mais aussi chaque fois que la question de l’enseignement refaisait surface.
65
-SECONDE PARTIE -
LE CONFLIT OUVERT ENTRE DEUX CAMPS
QUE TOUT OPPOSE
« La lutte est possible entre les Droits de l’Homme
et ce que l’on appelle les droits de Dieu.
L’alliance ne l’est pas.
En tous cas, la lutte est engagée ; il faut qu’elle se poursuive.
L’avenir dira le vainqueur. »151
-CHAPITRE PREMIER-
LA VOLONTÉ DES DEUX CAMPS
D’ÉLARGIR LEUR INFLUENCE
Lorsque les républicains remportent les élections législatives en 1877, c’est à ce moment là la
réelle consécration du bipartisme en France. Jamais le pays n’avait en effet connu
d’alternance politique aussi nette, du moins par le biais du suffrage universel.
Et à partir de cette date, républicains et monarchistes comprennent véritablement que le
pouvoir peut ou bien leur être acquis, ou bien leur être confisqué par le corps électoral.
Séduire l’ensemble des électeurs va désormais être le souci de l’un et l’autre camp. Aussi
cette opération de séduction passera inévitablement par une parfaite structuration de leur
action.
Toutes les forces seront désormais utilisées pour parvenir à s’imposer au mieux face à
l’opposition.
Et, justement, connaître son rival sera considéré comme l’une des clés des succès futurs.
Chaque camp va alors se surveiller de près comme deux armées qui, avant la bataille,
observent les mouvements de leur ennemi.
151
- Réponse de Clemenceau lancée de la tribune la Chambre des députés le 18 février 1892 au Pape Léon XIII
qui invitait au rapprochement entre l’Eglise et la République.
In MELOR Alec, Histoire de l’anticléricalisme français, Tours, Ed. Mame, 1966, 496 pp., p. 325.
66
Il suffit pour le comprendre de se reporter à la circulaire édictée par le ministre Lepère, le 3
avril 1879, et qui enjoint aux préfets de porter à la connaissance du gouvernement les discours
politiques tenus en chaire, mais également de surveiller les prédications dans les diocèses. Ils
doivent pour cela « se faire aider des maires et des conseillers municipaux ».152
Outre ces surveillances – réciproques –, il y a la réelle influence exercée par les relais de l’un
et l’autre parti sur la population. On se retrouve donc en présence d’un côté du clergé, qui
agira plus ou moins officiellement mais toujours avec efficacité pour le compte des
conservateurs, et de l’autre, avec l’administration qui elle, travaille sans relâche pour imposer
les idées républicaines dans la région.
152
- ADIV 3V1-182.
67
SECTION PREMIÈRE : LA REMISE EN CAUSE PAR LES RÉPUBLICAINS DE
L’AUTORITÉ ECCLÉSIASTIQUE
I. Une population rurale placée sous contrôle ecclésiastique
Nous avons jusqu’ici largement souligné l’influence considérable exercée par le clergé sur les
habitants d’Ille-et-Vilaine.
Mais depuis que les républicains sont au pouvoir en France, les mesures prises par l’autorité
diocésaine pour préserver sa suprématie dans le département se sont largement renforcées.
Il n’est pas question pour elle de laisser échapper cette emprise sur les populations, surtout
dans une région où il est presque un devoir naturel pour l’Eglise d’organiser, ou plus
précisément, d’orienter le pouvoir temporel.
On s’en aperçoit lorsque le sous-préfet de Vitré en place en octobre 1906 rend compte de la
lecture faite de la loi du 9 décembre 1905. Il informe en effet son supérieur que
Jusqu’à présent, il n’a été fondé dans l’arrondissement, aucune association cultuelle, dont la
constitution est prévue par la loi du 9 décembre 1905, sur la Séparation de l’Eglise et de l’Etat. Il
est à craindre qu’il n’en soit pas créé dans l’arrondissement étant donné l’esprit profondément
clérical de la majorité de la population, l’influence prépondérante d’un clergé violent et militant
qui, tout dévoué au pape et aux évêques, mettra tout en œuvre pour empêcher la constitution des
associations cultuelles.153
L’obéissance aux membres du clergé est largement relatée dans les rapports administratifs.
Mais ce qui l’est tout autant, c’est l’omnipotence dans toutes les affaires de la vie des
habitants du département.
En effet, les correspondances échangées entre les différentes autorités administratives
rapportent très fréquemment les immixtions du clergé dans la vie quotidienne de la
population.
Notons par exemple le rapport mensuel du sous-préfet de Vitré qui porte sur le recrutement
d’adhérents au comité républicain de l’arrondissement. Il précise que
153
- ADIV 1M142. Rapport du sous-préfet de Vitré au préfet d’Ille-et-Vilaine d’octobre 1906.
68
Les fermiers, les commerçants, pour éviter de nombreux ennuis, tiennent à ne pas être mis en
avant, et il leur est fort difficile d’échapper à la surveillance incessante des prêtres.154
Ce qui est également souvent dénoncé, c’est la présence intimidante des prêtres lors des
réunions organisées par les républicains. Le sous-préfet de Vitré rapporte en effet que
Le dimanche 9 mai, m’étant rendu à Etrelles pour présider à la création d’une mutuelle bétail, j’ai
remarqué, à mon arrivée aux abords de la salle d’école, la présence du recteur qui notait les noms
de tous ceux qui entraient à la salle de conférence. En me voyant il a fermé son carnet et s’est
dirigé vers l’église.155
Le sous-préfet de Redon fait quant à lui état du climat délétère dans lequel se déroule la
campagne pour les élections législatives dans son arrondissement. Il y apprend à son supérieur
que « beaucoup d’électeurs (…) sont dans l’impossibilité d’assister aux réunions de M.
Thélohan [candidat républicain] parce que surveillés par le curé ou par le propriétaire. »156
Ainsi est dénoncée l’aliénation des esprits par le clergé. En réalité, ce que dénoncent les
républicains, ce n’est pas tant l’opposition, finalement logique, des ecclésiastiques à l’endroit
de la République que la pression exercée sur l’ensemble de la population pour que celle-ci ne
dévie pas de la trajectoire politique par eux tracée.
Ce qui est encore plus surprenant, c’est la soumission des principaux acteurs républicains à
l’autorité des prêtres et desservants : Dans son rapport portant sur la situation politique du
département, le préfet s’inquiète de la situation dans les arrondissements de Redon et de Vitré
dans lesquels « les réactionnaires dominent nettement ». Il ajoute à ce sujet que « tous, aussi
bien les rares républicains qu’on y rencontre que les réactionnaires, sont sous l’influence
cléricale ».157
L’administrateur de l’arrondissement de Redon relève quant à lui une singularité, lui qui
prévient son supérieur que
Trop nombreux sont encore les maîtres d’écoles qui ne font rien pour assurer le succès de la
priorité de l’enseignement laïque, et qui par crainte de l’habitant et du curé, en sont encore à
prendre sur les heures de classes, pour enseigner le catéchisme aux enfants.158
154
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Vitré au préfet d’Ille-et-Vilaine de mai 1909.
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Vitré au préfet d’Ille-et-Vilaine de mai 1909.
156
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Redon au préfet d’Ille-et-Vilaine de juin 1910.
157
- ADIV 1M143. Rapport du préfet d’Ille-et-Vilaine au ministère de juillet 1909.
158
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Redon au préfet d’Ille-et-Vilaine de septembre 1909.
155
69
Il est vrai que l’on peut ici être surpris par l’emprise du clergé sur ceux qui sont en général
considérés comme les plus ardents défenseurs des idées laïque et républicaine.
Néanmoins, les représentants de l’Etat font parfois preuve d’un optimisme, certes mesuré,
lorsqu’ils font état de l’influence des gens d’Eglise sur la population. En effet, à la fin de la
première décennie du XXème siècle, quelques rapports établissent que l’emprise du clergé sur
les habitants des villes et des villages du département se trouve de plus en plus diminuée du
fait, si l’on en croit les rédacteurs de ces rapports, d’une adhésion de plus en plus grande à
l’idéal républicain. Le sous-préfet de Vitré écrit à propos des habitants de Vitré que
(…) Ici on craint plus encore qu’on ne croit ; la plupart se soumettront à la volonté des évêques et
des « recteurs » (je parle bien entendu de tous les indifférents en matière politique) mais de tous
les côtés on me signale une sourde révolte contre cette ingérence du clergé dans les choses de
l’école : on commence à se fatiguer d’obéir sous la perpétuelle menace de refus des « sacrements »
ou d’ « absolution » ; nombreux sont les pères de famille qui souffrent de ne pouvoir envoyer leurs
enfants aux écoles publiques où ils apprendraient quelque chose…159
Le même sous-préfet établira dans son rapport du mois suivant que
Les pères de famille sont las de la tyrannie que le clergé leur impose : ils souhaiteraient
l’établissement du monopole de l’enseignement qui leur permettrait enfin d’envoyer sans risques
leurs enfants dans les écoles officielles où ils savent que l’enseignement donné est de beaucoup
supérieur à celui que leurs fils reçoivent des anciens frères sécularisés.160
On s’aperçoit, à la lecture de ces rapports, que le combat mené entre les républicains et les
cléricaux pour accroître leur influence se situe principalement sur le terrain scolaire. Les
républicains ont bien compris, en effet, que le clergé disposait d’une arme redoutable en
dirigeant les écoles libres.
Il est à noter, toutefois, que le clergé n’était pas le seul à user de ce genre de procédés. Certes
les républicains n’hésitaient pas, dès que cela leur était permis, à user de leur influence, mais
ce qu’ils dénonçaient chez leurs rivaux, c’était l’utilisation de la religion pour « tenir » la
population.
159
160
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Vitré au préfet d’Ille-et-Vilaine d’octobre 1909.
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Vitré au préfet d’Ille-et-Vilaine de novembre 1909.
70
En tout état de cause, chacun des deux camps disposait de relais pour se tenir informé des
actions de leur adversaire.
II. Le phénomène de la « délation partisane »
Comme nous le voyons, les républicains ne disposaient peut-être pas de la même influence
que le clergé pour asseoir leur autorité, mais ils ont presque toujours œuvré pour décourager
l’action des « cléricaux » en espérant ainsi accroître leur ascendant sur la population.
Aussi retrouvons-nous dans les Archives départementales plusieurs documents qui
témoignent de l’ardeur avec laquelle les républicains ont parfois pu agir.
Cette ardeur se traduisait par un phénomène pur et simple de délation.161 En effet, il n’était
pas rare pour les administrateurs départementaux de voir posées sur leur bureau des lettres
dénonçant les comportements des ecclésiastiques jugés par eux comme inconvenants.
Notons au passage que ces courriers sont, le plus souvent, rédigés par des maires ou
conseillers municipaux ou encore, et on le comprend peut-être mieux, par les commissaires de
police. Autrement dit, par des républicains convaincus ou par des fonctionnaires de l’Etat qui
se doivent de défendre les institutions républicaines.
Reprenons par exemple l’intégralité de la lettre envoyée par M. Pierre Salmon, conseiller
municipal de Maxent, au sous-préfet de Montfort le 27 septembre 1889 :
Le lundi 23 septembre 1889 le jeune Armant Drouin habitant chez son père au bourg de Maxent
faisant fonction de corrice est venu me déclaré que le même jour vers 9 h 1/2 du matin Mr Gonin
Vicaire à Maxent en allant cherché un mort à la Malois commune de Maxent a chanté en présence
de plusieurs témoins sur témoignage desquels ils seraient illusoires de compter : (Emile Drouin
sabotier au bourg Hedan laboureur à Sandigerais Victor Brégère domestique chez le curé) : « A
bas Pinault Pilate est toute sa clique, à bas la république : » Le vendredi soir 27 courant ayant
rencontré l’abbé Gonin sur la pente du Moulin proche Catillon village de Maxent, je l’ai interrogé
et lui ai demandé si les propos qu’il m’avait été rapporté avait été réellement tenu par lui après
s’être défendu quelque temps il a fini par me dire : » vous me connaissez vous savez ma pensée je
vous dit ce que je pense et croyez dans ma parole. Eh bien ! oui je reconnais l’avoir chanté.
161
- Le curé de la paroisse de Montautour avait, dans le bulletin paroissial d’avril 1909, mis en garde ses
paroissiens contre les délégués placés par les préfets et chargés par lui de l’informer de tous les faits étant
susceptibles de l’intéresser. Annexe 8.
71
En foi de quoi moi Pierre Salmon conseiller municipal de Maxent j’ai rédigé le présent procès
verbal dont je garantis toute la véracité. [Sic].162
Les délateurs espèrent bien entendu que leur courrier soit à l’origine d’une enquête et que des
sanctions soient prononcées à l’égard des « factieux ».
C’est bien là l’intention du maire de Saint Brice lorsqu’il écrit au préfet que
(…) d’après les aveux de quelques enfants, l’abbé Peleux aurait, hier, pendant une leçon de
catéchisme, tenu des propos injurieux pour l’autorité préfectorale et pour l’école municipale de
Saint Brice.
L’opinion s’en étant émue, je pense que vous voudrez bien prescrire à la gendarmerie de faire une
enquête à ce sujet.163
Un autre magistrat municipal, celui de Laillé, rapporte avec force détails les faits et gestes du
curé de sa ville. Et c’est avec déférence qu’il écrit au préfet :
J’ai l’honneur de vous informer qu’il est absolument exact que M. l’abbé Lemonnier, vicaire à
Laillé, a distribué à tous les enfants du catéchisme, le 2 mai 1895, les deux leçons interdites se
rapportant l’une aux écoles, l’autre à la manière de voter. (…).164
Le préfet est toujours considéré par les républicains comme l’homme fort qui peut contrarier
les agissements des conservateurs et des cléricaux. Et en lui adressant des courriers faisant
état des comportements abusifs de ces derniers, leurs auteurs donnent l’impression qu’ils
agissent pour le bien, pour la République. Ou peut-être agissent-ils simplement pour des
raisons plus personnelles et espèrent-ils une reconnaissance en haut lieu ?
Nous trouvons également un cas dans les Archives départementales d’un instituteur qui
dénonce les agissements du maire de sa commune. Voici ce qu’il écrit au préfet :
Monsieur le Préfet,
J’ai l’honneur de vous informer du fait suivant : dimanche dernier, le maire de Rannée, entouré de
quelques conseillers, suivait la procession de la fête-Dieu, ceint de son écharpe, et cela en tête du
cortège, immédiatement après le dais.
162
- ADIV 3M323. En réalité, il fallait comprendre : « A bas Pinault, à bas sa clique / à bas Pilate, à bas la
République » (note du sous-préfet).
163
- ADIV 1M147. Lettre du maire de Saint Brice au préfet d’Ille-et-Vilaine du 28 mai 1884.
164
- ADIV 3M325. Lettre du maire de Laillé au préfet d’Ille-et-Vilaine du 12 mai 1895.
72
Tous les ans à pareille époque le même fait se reproduit aux deux fêtes Dieu.
Je vous rapporte ce fait car il me paraît inadmissible qu’un maire même à titre privé, assiste à une
fête religieuse en prenant son écharpe. (…).
P.s : Les prêtres du haut de la chaire invitent le maire et le conseil municipal à leur faire un cortège
d’honneur.165
La surprise vient certainement d’un rapport rédigé par le commissaire central de la ville de
Rennes qui, à n’en pas douter, atteint les abîmes de l’ignominie. Voici ce qu’il écrit au préfet
le 18 novembre 1904 :
J’ai l’honneur de vous faire connaître que le bruit suivant circule en ville :
Un vicaire de la paroisse Saint-Hélier, nommé Prél doit ces jours-ci jeter le froc, pour épouser une
Delle Raison, directrice de la congrégation des femmes de cette paroisse, et avec laquelle il
entretiendrait depuis plusieurs années des relations intimes (…).166
Il est tout de même surprenant qu’un commissaire de police rédige un rapport fondé sur une
simple rumeur. Il n’apparaît pas en effet que ces faits, apparemment non avérés, menacent
l’ordre public. Aussi en quoi peuvent-ils intéresser le préfet ? Tout au plus, s'en amusera-t-il.
Il est à souligner que les Archives départementales d’Ille-et-Vilaine ne livrent aucun
document – du moins à notre connaissance – prouvant que les « cléricaux » ont usé des
mêmes procédés de dénonciation contre les républicains.
Cela se justifie dans ce sens que l’autorité archiépiscopale –dont on peut imaginer qu’elle
aurait recueilli les lettres de délation– n’a pas entre ses mains les fonctions régaliennes de
l’Etat et plus particulièrement la coercition légitime. Elle n’aurait donc pas pu diligenter
d’enquêtes et encore moins prononcer des sanctions à l’encontre des républicains qui auraient
agi contre l’Eglise ou son clergé.
Ainsi nous le voyons, chacun procède avec ses moyens propres.
165
- ADIV 1M147. Lettre de l’instituteur de Rannée au préfet d’Ille-et-Vilaine du 6 juin 1907.
- ADIV 1V45. Rapport du commissaire central de la ville de Rennes au préfet d’Ille-et-Vilaine du 18
novembre 1904. Annexe 8.
166
73
III.
La collusion dénoncée entre le clergé et la noblesse
Les administrateurs départementaux, placés par le pouvoir central, ont nécessairement dû, dès
la victoire des républicains, trouver des appuis au sein du collège des notables d’Ille-etVilaine. En réalité, les relations se sont nouées naturellement entre les représentants de l’Etat
dans le département et les notables républicains, chacun défendant la même cause et les
mêmes institutions.
Nous avons vu au sein de la première partie que le préfet était « la clé de voûte » des
institutions républicaines dans le département et qu’à ce titre, il était l’organisateur pour les
partis de gauche des scrutins électoraux.
Il en a été de même au sein des franges réactionnaires qui ont dû réagir aux succès de plus en
plus nombreux des républicains : Cette situation les a, en quelque sorte, obligés à resserrer
leurs rangs et très vite, châtelains et propriétaires fonciers se sont alliés au clergé dans la lutte
engagée contre la République. Cette situation est naturellement dénoncée par les autorités
civiles qui voient dans cette collusion un danger pour elles, car elles ne mésestiment pas
l’influence de ces personnages sur la population. Le sous-préfet de Vitré n’écrit-il pas à ce
sujet que
Les châtelains et gros propriétaires fonciers [se] servent-ils habilement [de l’influence de l’Eglise]
pour défendre leurs positions et combattre les idées de progrès préconisées par la République.167
Il semble que les républicains soient dérangés par le maintien d’une société d’ordre qui aurait
dû, selon eux, disparaître avec la Révolution française de 1789. En effet, le rapprochement
entre le clergé et la noblesse représente certainement pour eux une anomalie des temps
modernes qu’il faudrait supprimer.
Il suffit de lire ce qu’écrivait le sous-préfet de Vitré dans l’un de ses rapports à propos de
l’application de la loi de séparation de 1905 dans son arrondissement :
(…) l’application [de la loi] a donné lieu à de graves troubles dans l’arrondissement au moment
des opérations des inventaires. Organisée par la noblesse et le clergé, la rébellion avait pris un
caractère dangereux et constituait un véritable mouvement de chouannerie168.
167
168
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Vitré au préfet d’Ille-et-Vilaine de mars-avril 1909.
- ADIV 1M142. Rapport du sous-préfet de Vitré au préfet d’Ille-et-Vilaine de septembre 1906.
74
Nous saisissons à travers ces lignes toute la méfiance de l’administration à l’égard de la
traditionnelle alliance entre le clergé et la noblesse. Ce qui est encore plus surprenant, c’est la
manière dont les membres de cette administration comparent ce début de XXème siècle avec la
période révolutionnaire et post-révolutionnaire.
Ceci étant, l’ordre établi de l’Ancien Régime n’a manifestement pas été bouleversé dans les
campagnes françaises et le pouvoir est encore largement partagé entre hobereaux et
ecclésiastiques. Et même s’ils ne détiennent pas toujours le pouvoir institutionnel, ils exercent
néanmoins une influence réelle sur l’ensemble de la population, et c’est bien cela qui contrarie
en définitive l’administration républicaine. Le chef de l’arrondissement de Vitré conclut son
rapport en faisant remarquer au préfet que dans sa circonscription, « les populations (…) sont
entièrement dominés [sic] par le clergé et la noblesse ».169
Et là, il ne s’agit plus seulement d’une simple influence qu’exerceraient la noblesse et le
clergé sur les populations mais bel et bien d’une domination !
Et c’est bien cette domination que l’administration veut à tout prix anéantir. Le sous-préfet de
Fougères l’exprime parfaitement lorsqu’il dit que « républicains et socialistes [doivent] s’unir
comme à Rennes contre la tyrannie des châtelains alliés au clergé ».170
Mais il n’y a pas que les administrateurs qui dénoncent cette collaboration des deux anciens
premiers ordres de la société française : les responsables politiques se plaignent également de
cet efficace rapprochement. Ainsi en est-il de M. Guérin qui dénonce, au cours de la
campagne pour les législatives de mai 1895, le « déchaînement éhonté de l’action des prêtres
et des nobles ».171 Il est à noter que ce candidat a connu une défaite et s’était bien gardé de
dénoncer publiquement, au moment de la campagne électorale, les faits qu’il rapporte
confidentiellement au préfet. Une telle dénonciation n’aurait certainement pas été du meilleur
goût, et cela, les hommes politiques du département l’ont bien compris.
Par certains excès de langage, les républicains donnent parfois l’impression qu’ils considèrent
que clergé et propriétaires ne font qu’un : Le sous-préfet de Redon insiste effectivement sur ce
point lorsqu’il écrit que « beaucoup d’électeurs (…) sont dans l’impossibilité d’assister aux
169
- Ibid..
- ADIV 3M330. Lettre du sous-préfet de Fougères au préfet d’Ille-et-Vilaine du 4 mars 1914.
171
- ADIV 3M325. Lettre de M. Guérin au préfet d’Ille-et-Vilaine du 9 mai 1895.
170
75
réunions de M. Thélohan [candidat de gauche] parce que surveillées par le curé ou par le
propriétaire (…) ».172
La conjonction de coordination ainsi employée par le sous-préfet donne l’impression que les
deux représentants –de la noblesse et du clergé– peuvent se substituer à l’envi ; les intérêts
étant tellement communs entre eux qu’il importe peu que ce soit l’un ou l’autre qui soit
présent pour surveiller les réunions des républicains, à partir du moment où il y en a au moins
un.
Le jeu des alliances entre les serviteurs de Dieu et la noblesse déconcertait à double titre les
partis de gauche qui y voyaient non seulement une coalition influente et néfaste pour l’idée de
progrès qu’incarne selon eux la République, mais aussi parce que, des trois ordres qui
composaient la société d’Ancien Régime, la noblesse et le clergé étaient toujours liés. Ce qui
provoque la contrariété chez ceux qui se considèrent comme les héritiers du tiers-état.
172
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Redon au préfet d’Ille-et-Vilaine de juin 1910.
76
SECTION DEUXIÈME : L’ENGOUFFREMENT DES RÉPUBLICAINS DANS LES
VIDES JURIDIQUES : LE CAS DES FÊTES RELIGIEUSES ET DES SONNERIES DE
CLOCHE
I.
Les fêtes religieuses
Le parti hostile aux « cléricaux » manquait rarement une occasion de dénoncer l’attitude,
selon eux provocante, du clergé à chaque fois qu’une fête religieuse avait lieu.
Ces fêtes restaient au demeurant un moyen pour leurs organisateurs d’inquiéter leurs
adversaires en leur montrant qu’elles étaient toujours couronnées de succès.
Il faut bien dire qu’il arrivait parfois au clergé de faire preuve soit de maladresse, soit de
provocation à l’endroit de ceux qui ne leur étaient pas favorables.
Mais qu’il se fût s’agit de maladresse ou alors de provocation, ces comportements étaient
toujours le fait, selon les rapports rédigés par les autorités, de prêtres ou desservants
farouchement hostiles aux institutions républicaines.
Il s’agissait par ailleurs le plus souvent d’incidents sans gravité, mais, malgré cela, il n’était
pas rare que les autorités administratives aient engagé des procédures soit d’enquête, soit
judiciaire.
Jugeons-en nous-même en lisant la lettre adressée par le sous-préfet de Fougères à son
supérieur le 18 août 1906 :
Je suis informé qu’au cours d’une procession qui a eu lieu, le 15 août, à Louvigné-du-Désert, le
drapeau National aurait été déployé et porté. Cet emblème, en violation de l’arrêté préfectoral du
15 février 1894, et contrairement aux prescriptions de la circulaire ministérielle du 14 juin 1901,
était armé d’un cœur saignant, d’une croix de Malte, et de l’Hermine de Bretagne.173
Mais en plus de cela, le fonctionnaire rend compte de la passivité du maire de la localité et du
Maréchal des Logis commandant la brigade de Gendarmerie qui, selon lui, « auraient dû l’un
et l’autre dresser procès-verbal aux auteurs de cette contravention ».
173
- ADIV 1M147. Lettre du sous-préfet de Fougères au préfet d’Ille-et-Vilaine du 18 août 1906.
77
Aussi estime-t-il « qu’il y aurait lieu de faire procéder à une enquête par la Gendarmerie, et,
si les faits précités sont reconnus exacts, de traduire les contrevenants devant les juridictions
compétentes ».
Nous voyons par la présente affaire que ce qui gène l’autorité préfectorale, ce ne sont pas tant
les débordements des participants à la procession que la passivité des représentants de la loi
face à ces débordements.
Il reste cependant que tous les magistrats municipaux ne restent pas passifs et certains,
comme le maire de Saint-Servan, usent de leur pouvoir de police pour mettre fin aux
processions religieuses sur la voie publique. Voyons l’arrêté qu’il prend le 16 janvier 1885 :
Les processions et manifestations religieuses sur la voie publique sont interdites.
Seules les processions de la fête Dieu de la mi-août et celles de la communion des enfants sont
autorisées, à la condition que les reposoirs et autels élevés dans les rues et places n’entravent pas la
circulation publique et qu’ils soient enlevés aussitôt après le passage des processions.174
La presse républicaine, par ailleurs souvent virulente quand il s’agit pour elle d’aborder les
questions religieuses, semble prendre un certain plaisir à relater dans ses colonnes les fêtes
dans lesquelles le clergé s’est particulièrement illustré.
Dans son édition du 20 juin 1909, Le Patriote de Bretagne s’est fait l’écho d’un épisode
certes anodin, mais qui en dit beaucoup sur l’esprit qui pouvait régner dans les rédactions des
organes républicains. Il y est écrit ce qui suit :
La procession de dimanche dernier a été marquée par un incident qu’il ne nous est pas permis de
passer sous silence. Alors que le dais n’était qu’à la hauteur de la rue Duguesclin, M. le curé de
Notre-Dame s’avança vers un spectateur qui se tenait appuyé contre la grille du café de l’Ouest, et
de ce ton arrogant qui lui est familier, intima à ce monsieur l’ordre de se découvrir.
Ce n’est pas la première fois que M. l’abbé Durocher profite de la procession de la Fête-Dieu pour
donner libre cours à son tempérament bilieux et vindicatif. La même scène se reproduit tous les
ans, et ce n’est pas sans tristesse que les catholiques de Vitré assistent aux incartades du potentat
au petit pied qui règne au presbytère de Notre-Dame.175
Aussi les rédacteurs du Patriote de Bretagne n’arrêtèrent pas là l’affaire. En effet, l’abbé
Durocher, non content d’avoir été l’objet de ces railleries, s’en indigna auprès de ses
paroissiens.
174
175
- ADIV 1V11. Arrêté municipal du 16 janvier 1885. Commune de Saint-Servan. Annexe.
- ADIV 1M143. Le Patriote de Bretagne du 20 juin 1909. Annexe 4.
78
La semaine suivante, le 27 juin, le journal revenait sur cette histoire en y ajoutant les faits
nouveaux, et plus précisément la réaction du prêtre raillé :
Il est donc écrit que M. le curé de Notre-Dame ne perdra aucune occasion de manifester son
mauvais caractère !
Les quelques lignes que nous avons dû lui consacrer la semaine dernière l’ayant mis fort en colère,
M. l’abbé Durocher a éprouvé le besoin de s’épancher publiquement dans le cœur de ses
paroissiens. Dimanche, à la grand’messe, M. le curé est monté en chaire, ce qui ne lui arrive que
dans les grandes circonstances, et, en termes qu’il a vainement essayé de rendre amers, il a dit son
fait au Patriote de Bretagne.176
Ces trois exemples sont suffisamment significatifs pour que l'on s'aperçoive que toutes les
forces républicaines – administration, élus, presse – unissent leur force pour importuner, à
chaque fois qu’ils le peuvent, le clergé.
Ainsi si ce n’est pas l’administration qui fait valoir de manière outrancière les dispositions
légales auxquelles contreviennent en effet parfois les participants aux fêtes et processions
religieuses, c’est la presse républicaine qui prend le relais pour écorcher les ecclésiastiques
présents à ces manifestations. Et toujours avec une expression supérieure et ironique…
Nous verrons que les républicains se heurteront également au clergé lorsqu’il s’agira pour eux
de fêter leurs grands événements.
II. L’embarrassante question des sonneries de cloches
Il va de soi que le clergé ne dispose pas du même arsenal – en tout cas législatif – que les
républicains pour nuire aux manifestations que ces derniers organisent. Cela ne veut pas dire
pour autant qu’il reste inactif. Au contraire, certains ecclésiastiques usent du « pouvoir » qui
est le leur en matière de sonnerie des cloches pour contrarier le pouvoir civil.
Très vite en effet après leur accession au pouvoir, les « petits élus » républicains se sont
aperçus que leurs opposants – parmi lesquels figuraient en premier lieu les prêtres et les curés
– les indisposaient dès lors qu’ils souhaitaient faire sonner « civilement » les cloches. Il
n’était pas rare que les prêtres refusent aux tenants de l’autorité municipale l’accès au clocher
en prétextant qu’eux seuls étaient les gardiens des clés. Un avis du Conseil d’Etat du 17 juin
176
- ADIV 1M143. Le Patriote de Bretagne du 27 juin 1909. Annexe 4.
79
1840 avait effectivement pris position en admettant que « le curé ou desservant doit avoir
seul la clef des cloches (…). Le maire n’a pas le droit [d’en avoir une seconde]. »177
Il arrivait pourtant que certains élus municipaux prennent d’assaut le clocher sans même
prévenir l’ecclésiastique responsable de l’Eglise. Le Cardinal Place se plaint à ce sujet du
comportement du maire de Saint-Uniac qui « a fait sonner, contrairement aux prescriptions
légales, sans demander l’autorisation du Recteur, un glas en l’honneur de M. Escolan, en son
vivant maire de Montauban.178
Le préfet, par la voie du sous-préfet de Montfort, adressa une remontrance au magistrat qui,
en effet, avait outrepassé ses droits.179 Ce dernier déclarera qu’ « il n’avait pas eu l’intention
d’empiéter sur les droits de l’autorité ecclésiastique [et] qu’un fait semblable ne se
renouvellerait plus. » 180
Il fallait donc légiférer pour régulariser cet épineux problème de sonneries par trop souvent
source de conflit. L’article 100 de la loi municipale du 5 avril 1884 intervint donc pour
réglementer la matière, et il fut convenu que les cloches pourraient être utilisées dans certains
cas précis par le pouvoir civil, et dans d’autres cas par le pouvoir religieux. Cette loi, initiée
par le ministre de la justice et des cultes Martin-Feuillée, par ailleurs élu d’Ille-et-Vilaine181,
afficha clairement la volonté du gouvernement de pacifier les rapports trop souvent houleux
entre le clergé et les maires des villages.
La loi, qui reste générale, dispose en substance que les autorités civile et religieuse du
département doivent élaborer bilatéralement le règlement relatif à l’usage des cloches.
Cependant, le ministre se permet de rappeler aux préfets que les règlements qui seront adoptés
devront nécessairement prévoir que les « sonneries [civiles] ne doivent pas avoir une durée
supérieure à celle des grandes fêtes religieuses (…) ».182 Autrement dit, il ne saurait être
question de provoquer inutilement les prêtres. Un mois plus tard, Martin-Feuillée, par voie de
circulaire, invitait le corps préfectoral à adopter une attitude conciliante vis-à-vis des chefs
religieux pour rédiger le fameux règlement. Voici ce qu’il recommandait :
177
- Cité par M. Goyard, Régime concordataire et police des cultes (1801-1905), Administration et Eglise, Droz,
Genève, 1987, p. 139.
178
- ADIV 1V12. Lettre de Mgr Place au préfet d’Ille-et-Vilaine du 30 juin 1881. Annexe 9.
179
- ADIV 1V12. Lettre du préfet d’Ille-et-Vilaine au sous-préfet de Montfort du 1er juillet 1881.
180
- ADIV 1V12. Lettre du sous-préfet de Montfort au préfet d’Ille-et-Vilaine du 8 juillet 1881. Annexe 9.
181
- Il est intéressant pour nous d’étudier l’élaboration de cette loi rédigée par un élu du département.
182
- ADIV 1V12. Lettre du ministre de la justice et des cultes aux préfets du 8 juillet 1884. Annexe 9.
80
L’autorité diocésaine, avec laquelle vous aurez à vous concerter, pourra introduire dans le titre Ier
de ce règlement tous les cas de sonneries religieuses qu’elle jugerait utile de mentionner. Sur ce
premier point, je vous engage à vous monter très conciliant, du moment que les modifications
proposées ne vous paraîtront compromettre ni l’ordre public, ni les droits des autres cultes
pratiqués dans votre département.183
La modération de Martin-Feuillée est encore plus visible lorsqu’il insiste pour que « le titre II,
relatif aux sonneries civiles, ne reçoive pas une étendue trop considérable. »184
La méthode du ministre est bien celle d’un opportuniste : déposséder en douceur l’Eglise de
ses prérogatives et de ses pouvoirs en l’invitant à faire des concessions à son insu. Le
gouvernement est encore à ce moment là un interlocuteur obligeant. Le ton ne sera en effet
pas le même quinze ans plus tard.
Aussi le règlement est-il adopté le 10 janvier 1885 par le Cardinal Place et le préfet M. de
Brancion.185
Le préfet avait au préalable demandé à l’ensemble des conseils municipaux du département
s’ils avaient des recommandations ou des demandes particulières à formuler par rapport aux
sonneries civiles, et chacune d’elles avaient répondu avec beaucoup de modération. Seules les
communes républicaines réclamaient une réquisition du clocher à l’occasion de la fête
nationale du 14 juillet. Mais aucune demande abusive ne fut véritablement formulée.
Le Cardinal Place ne manqua bien sûr pas de faire connaître à son clergé les dispositions
réglementaires, et les « conflits de clocher » cessèrent à peu près à partir de ce moment sans
qu’on ait assisté à la laïcisation des sonneries.186
183
- ADIV 1V12. Circulaire du ministre de la justice et des cultes aux préfets du 17 août 1884. Annexe 9.
- Ibid..
185
- ADIV 1V12. Règlement sur les sonneries des cloches du 10 janvier 1885. Annexe 9.
186
- Voir également RIOLET Fabien, Les rapports de l’autorité civile et de l’Eglise en Indre-et-Loire sous la
République anticléricale, Mémoire de D.E.A., Université de Paris II, 1995.
184
81
-CHAPITRE DEUXIÈME-
LES LUTTES ÉLECTORALES : DU DISCOURS AUX ACTES
Les campagnes électorales sont toujours, pour les républicains, un moyen de contester les
actions des « cléricaux ». Tous, du moins en Ille-et-Vilaine, sont conscients que leurs
opinions seront mieux acceptées s’ils s’opposent à un ennemi qui, s’il n’existait pas, devrait
être nécessairement désigné.
Sans ennemi, on ne peut parler de victoire. Et s’en prendre à un ennemi que l’on détermine va
permettre également d’occulter les sujets les plus délicats que les élus ne souhaitent pas
particulièrement aborder. La stratégie est finalement bien connue…
Nous assistons donc, de part et d’autre, au renforcement d’un système politique bipartite
construit autour de la question religieuse, ou plus exactement de la question des religieux.
Pour les uns, les religieux freinent la construction de la société moderne voulue par les
gouvernants. Pour les autres, les gouvernants sont dans une logique d’odieuse persécution
religieuse comme la France n’en avait pas connu depuis la période révolutionnaire.
Voilà les arguments que développent les cléricaux et les anticléricaux durant les campagnes
électorales.
Aussi les discours des élus, qui restent, nous le verrons, relativement modérés dans le
département, trouvent une transcription plus brutale dès lors que le relais est passé à
l’admirable machine exécutive qu’est l’administration. Là, il n’est plus question de
modération. Les administrateurs sont des agents du gouvernement et ils ne répondent que
devant lui. Autrement dit, ils ne risquent pas d’être éconduits par un corps électoral auquel ils
ne doivent finalement rien.
Nous verrons qu’en réalité, les deux camps se trouvent dans une situation qui les oblige à user
de moyens parfois douteux pour convaincre, au moment des élections, l’ensemble de la
population du département. Tous sont en effet conscients que l’Ille-et-Vilaine est une terre qui
peut offrir autant de chances aux républicains qu’aux conservateurs. L’aiguille de la balance
électorale ne se fixe jamais d’un côté ou de l’autre et les alternances sont finalement
fréquentes.187
187
- Excepté dans la circonscription très conservatrice de Vitré qui n’a jamais donné un seul élu républicain
durant la IIIème République.
82
SECTION PREMIÈRE : LA CONSTRUCTION D’UN ARGUMENTAIRE ÉLECTORAL
MANICHÉEN
I. Un discours virulent contre le cléricalisme
Les élections sénatoriales du 20 janvier 1901 furent l’occasion pour les anticléricaux de se
déchaîner contre les institutions catholiques. Le discours prudent des premières années de la
République semblait, à ce moment là, céder le pas à la virulence désormais déclarée, et l’on
n’hésitait déjà plus à dénoncer haut et fort « le cléricalisme envahisseur des consciences et
ennemi de toute réforme républicaine. »188
En ce début de XXème siècle, alors que les radicaux gagnent considérablement du terrain,
l’heure n’est plus au discernement et les attaques anticléricales s’avèrent beaucoup plus
brutales que celles qui venaient des opportunistes.
Le ton mesuré et diplomate du Waldeck-Rousseau des années 1880 semble en effet déjà
oublié, lui qui souhaitait que son programme « comporte l’établissement et le respect de
toutes les libertés, sauf celle de conspirer contre les institutions du pays ou d’élever la
jeunesse dans la haine de la société moderne. »189
En définitive, entre Maugère et Waldeck-Rousseau, le fond est à peu près le même : Seule la
forme change. C’est bien un signe que les temps ne sont plus les mêmes et que
l’anticléricalisme a véritablement progressé.
Peut-être serait-il plus exact de dire que ce sont les institutions républicaines du pays qui ont
évolué et qui, en définitive, se sont renforcées.
En fait, au moment où les républicains accédaient aux plus hautes fonctions, la menace
monarchiste pesait encore sur le pays, et chacun savait que l’Eglise catholique aurait
énergiquement soutenu le retour d’un monarque sur le trône de France.190
Or, depuis que les radicaux ont envahi la Chambre des députés, il s’agit bel et bien de mettre
fin à l’influence de l’Eglise catholique. Non plus parce qu’elle est l’alliée des monarchistes
188
- ADIV 3M295. Propos tenus par le candidat Maugère, repris par Le journal de Rennes (quotidien
« réactionnaire ») du 4 janvier 1901.
189
- ADIV 3M319. Profession de foi de Waldeck-Rousseau. Elections Législatives du 6 avril 1879.
190
- On sait aussi que depuis la Révolution de 1789, les régimes plébiscités un jour peuvent être balayés le
lendemain. Cette réalité est unanimement admise par l’ensemble de la classe politique française en 1880.
83
devenus au demeurant inoffensifs, mais parce qu’elle exerce un pouvoir propre et trop
indépendant.191
Ainsi à l’occasion des élections sénatoriales du 3 janvier 1897192, les candidats républicains
proclament qu’ils ont « été choisis sur un programme absolument net, énergiquement
déterminé, et qui se résume en ces mots : Vaincre la Réaction ! ».
Voilà. Le programme est en effet net et déterminé. L’on sent déjà que les radicaux ne sont
plus très loin des portes du pouvoir. Les discours se durcissent au fur et à mesure que le temps
avance. Les élus, même ceux d’Ille-et-Vilaine, n’hésitent plus à affirmer leur tendance
anticléricale, et ils sont relayés pour cela par la presse républicaine entièrement acquise à leur
cause. Les journaux républicains du département empruntent en effet un style
particulièrement offensif contre leurs pieux ennemis. Le célèbre éditorialiste Louis Muller est
de ceux qui font du combat contre les cléricaux la principale cause de leur engagement.
Il demandera par exemple, sous la forme d’une question purement rhétorique, « qui a arrêté
dans son essor prodigieux, l’influence néfaste et sans cesse grandissante des moines ? »193
On le voit, les attaques sont de plus en plus ciblées et de plus en plus dures.
A la suite du vote de la loi de séparation, le discours anticlérical se fit plus nuancé. Il n’en
demeura pas moins cependant que les républicains –et plus exactement les radicaux–
gardaient une certaine vigilance. Les plus modérés parmi lesquels on retrouve M. Le
Hérissé194, ont su adopter un ton moins virulent contre les cléricaux. Ce dernier écrivait en
effet en 1910 à propos des relations nouvellement établies avec l’Eglise de France :
Qui dit Séparation ne dit point forcément lutte et batailles, et j’ai la conviction qu’avant qu’il soit
longtemps, l’accord se fera sur les bases loyales qui ont été posées.195
191
- De plus, depuis le ralliement de l’Eglise à la République en 1891 –encyclique Rerum Novarum du Pape
Léon XIII–, la menace monarchiste semble écartée.
192
- L’Ille-et-Vilaine envoya lors de ces élections deux républicains de gauche (MM. Garreau et Guérin) et un
conservateur (M. Grivart) au Palais du Luxembourg.
193
- ADIV 3M293. Editorial de Louis Muller paru dans L’Avenir de Rennes (organe républicain) du 10 janvier
1901.
194
- Les Archives départementales nous livrent quelques pages qui montrent la méfiance du gouvernement à
l’égard de Le Hérissé. Voici ce qu’écrit le préfet d’Ille-et-Vilaine au ministre de l’intérieur le 31 octobre 1905 :
« Depuis l’arrivée aux affaires du Ministère Rouvier, la situation de M ; Le Hérissé s’est sensiblement
améliorée ; c’est que non seulement au Parlement il a voté pour le Ministère, mais qu’en Ille-et-Vilaine il a
accentué sa ligne de conduite républicaine ; et ses votes sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, les attaques
dont à cette occasion il a été l’objet de la part de la droite, lui ont ramené nombre de républicains. »
195
- ADIV 3M328. Profession de foi de M. Le Hérissé. Elections Législatives du 24 avril 1910.
84
La vigilance dont nous parlions, on la retrouve également chez Emile Ferron. Il écrit en effet
que :
Si je suis respectueux des croyances religieuses, j’entends que le clergé soit maintenu dans les
limites qui ont été déterminées par la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat.196
Certains en revanche éprouvent quelques difficultés à se détacher du ton « querelleur » de
l’avant 1905. Ainsi en est-il de Francis Eon197, candidat aux élections cantonales de juillet
1910, lui qui se dit
Républicain de gauche [qui] répudie toute alliance publique ou occulte avec les partis rétrogrades
dont l’objectif ne peut être que d’entraver l’évolution politique et sociale [du pays].198
Il apparaît certain qu’après 1905, mais surtout après la période durant laquelle s’est faite la
redistribution des biens ecclésiastiques, l’esprit anticlérical se répandait avec moins de force.
Même la presse républicaine, dont on a vu qu’elle pouvait être violente, a su s’adapter aux
temps nouveaux et désormais plus sereins. Cela ne veut pas dire pour autant que les hostilités
ont pris fin. Non. Mais elles sont en réalité beaucoup moins brutales qu’auparavant. Lisons,
pour nous en convaincre, les lignes parues dans L’Avenir hebdomadaire, journal républicain,
le jour des élections législatives du 26 avril 1914 : 199
(…) nous ne voulons pas mêler le chef du clergé dans le département d’Ille-et-Vilaine à nos luttes
politiques. Nous continueront d’ailleurs à penser que son influence doit s’exercer à l’église, et non
sur la place publique.
Nous ne pouvons que regretter que M. le marquis [Kernier] veuille toujours mêler deux choses qui
devraient rester séparées : la politique et la religion.200
Les attaques contre les « cléricaux » sont à ce moment là beaucoup moins générales. Elles
semblent davantage destinées à condamner ceux des candidats qui auraient tendance à revenir
au temps où Eglise et Etat n’étaient pas séparés.
196
- ADIV 3M328. Profession de foi de M. Ferron. Elections Législatives du 24 avril 1910.
- Francis Eon était par ailleurs Procureur général près la Cour d’appel de Bordeaux.
198
- ADIV 3M370. Profession de foi de M. Eon. Elections cantonales du 24 juillet 1910. Les partis occultes
sont, pour Eon, ceux qui sont alliés au clergé.
199
- L’Avenir hebdomadaire dénonçait ici la collusion entre le candidat M. de Kernier et l’Eglise.
200
- L’Avenir hebdomadaire du 26 avril 1914.
197
85
Par ailleurs, il semble difficile pour les républicains d’enterrer définitivement l’un de leurs
principaux arguments.
Il s’est pourtant trouvé en Ille-et-Vilaine de nombreux élus de gauche qui ont su
« manipuler » la question religieuse avec tact et habileté. Même aux moments les plus
troubles…
II. La prudence des républicains modérés
Se montrer irrévérencieux à l’égard de la religion risque, en Ille-et-Vilaine, d’être source de
polémique. Nous nous en sommes jusque là aperçus.
Aussi on sait que ce que redoutent par dessus tout les candidats à des postes électifs, c’est de
susciter ou de provoquer la polémique. Or, dans un système qui donne nécessairement raison
a celui qui détient la majorité, il apparaît indispensable pour les élus que se forme autour de
leur nom le plus large consensus. Et pour cela, il leur faudra éviter de considérer la question
religieuse avec dédain et hauteur.
Pour éviter cet écueil, les républicains modérés se montrent le plus souvent soucieux de
respecter la liberté de la pensée, mais aussi la pratique religieuse.
Cela leur permet, en définitive, de ne pas déplaire à l’électorat catholique et de rester proche
des valeurs de la République qui sont, ne l’oublions pas, partagées par un grand nombre
d’électeurs dans le département.
Le républicain Le Hérissé201, qui s’était montré relativement proche du ministère Rouvier et
de sa politique radicale, savait dans sa circonscription faire preuve de modération202. Ainsi
quatre ans après l’adoption par le Parlement de la loi de séparation, qu’il avait par ailleurs luimême votée, il écrit que
201
- René-Félix Le Hérissé fut député de la circonscription urbaine de Rennes de 1889 à 1913. Il fut sénateur
d’Ille-et-Vilaine de 1913 à 1920.
202
- Le Hérissé était politiquement singulier. Il fut « boulangiste, nationaliste et antidreyfusard mais il [a été]
social, et surtout (…) anticlérical ».
In Rennes en 1906, pesanteurs et avancées d’une capitale de Province, Mémoire Ultra de Bretagne, Université
du temps libre du pays de Rennes, 1998, 175 pp. p. 89.
Par ailleurs, Le Hérissé vota au début de l’année 1898 la proposition pour supprimer l’ambassade de France au
Vatican. Cette proposition fut rejetée par 343 voix contre 183. Il vota également, tout comme Surcouf, pour la loi
du 9 décembre 1905. En revanche, il se rallia à la position de ses collègues d’Ille-et-Vilaine en ne votant pas
pour la loi du 28 mars 1904 sur l’interdiction faite à toutes les congrégations, autorisées ou non, d’enseigner.
86
La liberté religieuse a été respectée ; il n’a été, et il ne sera touché en rien aux droits de croire et de pratiquer
librement.203
Il est fort délicat de dresser un portrait de Le Hérissé car autant il sut indiquer la voie de la
modération quand la religion était le plus fortement attaquée, autant il figure parmi les
anticléricaux les plus acharnés que l’Ille-et-Vilaine a connues. C’est pourquoi il serait bien
imprudent de le classer parmi les républicains modérés : Cette position pourrait à juste raison
être contestée à n’importe quel moment. Le Hérissé était en fait un défenseur de la liberté de
conscience et il intégrait pleinement dans cette conception « la liberté [pour tous] de croire et
de pratiquer ».
D’autres, en revanche, ont des vues différentes et posent des conditions avant d’annoncer –
parfois mollement– leur attachement à la liberté religieuse. Emile Ferron, conseiller général
d’Antrain et candidat à la Chambre des députés, est de ceux-ci. Au même moment il écrit :
Si je suis respectueux des croyances religieuses, j’entends que le clergé soit maintenu dans les
limites qui ont été déterminées par la loi de séparation des Eglises et de l’Etat.204
Bien avant l’adoption des grandes lois anticléricales, la tendance était déjà à la mesure chez
bon nombre d’élus de gauche du département. Retenons par exemple les termes du candidat
Faisant aux élections cantonales d’août 1885 :
Vous connaissez mon attachement aux Institutions Républicaines. Seules elles peuvent nous
garantir toutes nos libertés compatibles avec l’ordre et la paix. Je les aime surtout comme l’appui
des faibles et des déshérités de la fortune. Je désire vivement l’apaisement, de plus en plus, des
passions politiques et la conciliation des deux intérêts permanents : la religion et la société
civile.205
Il est assez surprenant d’observer, dans cette profession de foi, que l’attitude hautement
républicaine du candidat ne l’empêche nullement de souhaiter la paix sociale qui ne se fera,
selon lui, que par l’adoption d’une attitude sereine à l’endroit de la religion. Car n’oublions
pas que nous sommes en 1885 et que les titulaires du pouvoir craignent encore une fronde des
203
- ADIV 3M328. Profession de foi de M. Le Hérissé. Elections législatives du 24 avril 1910.
- ADIV 3M328. Profession de foi de M. Ferron. Elections législatives du 24 avril 1910.
205
- ADIV 3M356. Profession de foi de M. Faisant. Canton de Saint-Méen. Elections cantonales d’août 1885.
204
87
clérico-monarchistes. Le cléricalisme est plus que jamais l’ennemi à ce moment là. Et il ne
cessera de l’être avec de plus en plus de force…
Ainsi, malgré l’accession au pouvoir des radicaux en 1899, l’Ille-et-Vilaine sut toujours
garder des élus républicains modérés et relativement bienveillants à l’égard de la religion.
Auguste-Pierre Reculoux, candidat malheureux aux élections sénatoriales de 1901, faisait
partie de cette catégorie d’élus. Il se proclamait en effet
Partisan résolu du respect des opinions et des croyances religieuses, de la liberté de conscience,
des droits du père de famille (…).206
La nette tendance radicale qui se dégage du scrutin national de 1902 ne semble pas concerner
l’Ille-et-Vilaine. Sur les huit députés élus, quatre sont républicains207. Parmi eux figure Le
Hérissé que nous avons rencontré plus haut, ainsi que Brice208 qui siégea au centre gauche
durant la quasi totalité de sa carrière. Il se déclarait « républicain modéré mais très
convaincu ». Il est par ailleurs intéressant de noter qu’il exerça, en 1871, son premier mandat
à l’Assemblée nationale en votant avec la droite…
Les deux autres, Jehanin209 et Surcouf210, étaient des républicains libéraux et défenseurs de la
liberté de conscience. Jehanin se disait en effet « ni franc-maçon, ni sectaire, ni dreyfusard ».
La vague anticléricale qui déferle sur la quasi-totalité de la France au début du XXème n’est,
semble-t-il, pas parvenue à recouvrir l’Ille-et-Vilaine.
Il ne faut pas en conclure que les élus de gauche du département n’ont pas donné leur voix
aux gouvernements radicaux. Non. Mais il est certain que la plupart devait à ce moment là se
couvrir du masque de Janus : anticléricaux à Paris, modérés dans leur circonscription…
206
- ADIV 3M295. Profession de foi de M. Reculoux. Elections sénatoriales du 27 octobre 1901.
- Les quatre élus conservateurs sont MM. du Halgouët, La Chambre, Le Gonidec de Traissan et Lefas.
208
- Représentant à l’Assemblée nationale de 1871 à 1876. Député de la circonscription de Redon de 1876 à
1889 et de 1893 à 1921.
209
- Député de la circonscription de Montfort de 1902 à 1906.
210
- Député de la seconde circonscription de Saint-Malo de 1898 à 1919. Il fut toujours réélu au premier tour à
partir de 1902.
207
88
SECTION SECONDE : TOUS LES MOYENS SONT BONS, MÊME ILLÉGAUX…
I.
L’Eglise au service des candidats réactionnaires
Les périodes électorales servent toujours de prétexte aux républicains pour contester les
pratiques, il est vrai parfois douteuses, de leurs adversaires.
Il est indéniable en effet que les membres du clergé usent, durant les campagnes électorales,
de procédés contestables pour rallier un maximum d’électeurs sur le nom des candidats
« réactionnaires ».
L’immixtion des ecclésiastiques est en effet régulièrement dénoncée par les autorités civiles
ou judiciaires, et cela à chaque fois qu’une échéance électorale approche.
En est-il ainsi à l’occasion de l’élection législative du 21 septembre 1889 au cours de laquelle
le Procureur général près la Cour d’appel de Rennes écrit au préfet que
M. Gérard, desservant de Charmé (…) aurait dit en chaire – « J’espère bien que vous ne voterez
pas pour les voleurs et les polissons, partisans de l’école sans Dieu. »
(…) Une femme seule déclare qu’il aurait dit « que les femmes devraient rougir de honte de savoir
que leurs maris votent pour ces gens là. »
(…) M. Simon, vicaire à Pancé, aurait essayé de corrompre les électeurs en voulant les forcer, à
l’aide de menaces, à voter pour le candidat conservateur, mais les témoins, entendus au cours de
l’enquête, n’ont pas maintenu les allégations auxquelles M. le Maire faisait allusion dans une
plainte exposée par lui au Parquet de Redon et ont affirmé que jamais le Sr Simon ne les avait
engagés à intervenir dans tel ou tel sens. Un seul, une femme Marchand, a maintenu que
l’ecclésiastique, alors qu’elle allait lui demander de la marier, lui aurait conseillé d’exercer sur son
fiancé la plus grande influence, en la menaçant, si celui-ci ne votait pas pour M. Barbotin de ne pas
la marier. Simon, interrogé, a, sans nier absolument le propos, affirmé que s’il l’avait tenu, c’était
sous forme de plaisanterie (…).211
Si l’on en croit le représentant du Ministère public, les membres du clergé seraient, dans
certaines paroisses du département, fortement impliqués politiquement.
211
- ADIV 3M323. Lettre du Procureur général près la Cour d’appel de Rennes au préfet d’Ille-et-Vilaine du 12
décembre 1889.
89
L’argent et la privation éventuelle des services sacerdotaux sont vraisemblablement les
moyens les plus efficaces dont dispose le clergé pour infléchir les résultats des élections en
faveur des candidats conservateurs.
Le sous-préfet de Redon informe à ce sujet son supérieur que
Le curé de Bruc a dit en chaire le dimanche suivant les élections : « vous n’avez certes pas mal
voté [du Halgouët a en effet été élu] mais cependant il s’est trouvé 28 mauvais esprits ou plutôt 28
ignorants qui n’ont pas su remplir leur devoir.
Ces gens là ont commis un pêché mais nous les verrons à la confession. Il faudra bien qu’ils nous
disent pour qui ils ont voté ; ils n’auront l’absolution qu’autant qu’ils promettront de changer
d’opinion. En vous disant toutes ces choses, je fais mon devoir de pasteur et je ne crains rien. Si
vous connaissez de ces gens là, ne les fréquentez plus.212
Les prêtres vont parfois plus loin et n’hésitent pas, selon les propres termes des autorités
civiles, à menacer gravement les intérêts les plus élémentaires des paroissiens qui s’écartent
de la logique de pensée dictée par les religieux.
Le sous-préfet de Redon en place en 1909 rapporte que
Le curé est encore le maître dans beaucoup de communes et celui qui fait connaître trop nettement
sa façon de penser est mis à l’écart.
S’il est fermier on lui retire la location de sa ferme et s’il est ouvrier agricole ou domestique, on le
renvoi.213
Mais il faut noter qu’à chaque fois que les autorités civiles manifestent leur intention de
poursuivre les délinquants devant les tribunaux, elles en informent l’Archevêque. Ce dernier
tente toujours, l’on s’en doute, de délier le problème au profit de son clergé dont l’on sait
pourtant qu’il influence, souvent sans finesse, les paroissiens.
Le desservant de Saint Georges de Gréhaigne est ainsi accusé par le sous-préfet de Saint-Malo
d’avoir influencé les électeurs de sa paroisse en usant de divers procédés. L’Archevêque, tenu
informé de ces faits, demande une enquête. Les résultats de celle-ci indiquent que
212
- ADIV 3M325. Lettre du sous-préfet de Redon au préfet d’Ille-et-Vilaine du 27 mai 1895.
Lors des élections législatives de 1889, le curé de Bovel aurait, à l’occasion d’une grande fête religieuse, refusé
toute absolution à 96 hommes sur les 169 inscrits sur les listes électorales, au motif qu’ils auraient voté pour le
républicain René Brice (ADIV 3M323).
213
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Redon au préfet d’Ille-et-Vilaine d’avril 1909.
90
M. Ollivier [desservant mis en cause] affirme, et donne des preuves à l’appui de son affirmation
une trentaine de signatures, qu’il n’a pas dit un mot en chaire concernant les élections, ni parcouru
les maisons.
Quant aux paroles qui lui sont prêtées à l’adresse d’un électeur qui lisait une affiche : cet électeur
dans une protestation signée de son nom, dit qu’il a simplement demandé à M. le Recteur qui se
trouvait à passer, ce que signifiait le mot « progressiste », et que la conversation s’est bornée à
cette explication.
La fille d’un électeur aurait aussi reçu une aumône à la condition que son père vota pour M. La
Chambre. Il est vrai que cette personne a prononcé ce propos dans une auberge : mais elle déclare
qu’elle l’a dit « pour rigoler ».214
Il est tout à fait surprenant qu’aucune des enquêtes menées par l’archevêché n’aboutissent à
établir la véracité des allégations de l’administration. Toutes, en effet, exonèrent les
ecclésiastiques mis en cause en concluant qu’ils ont soit été victimes de la calomnie, soit
qu’ils ne fallait pas prêter à leurs actes ou propos la portée que certains voulaient leur donner.
Les autorités diocésaines, quant à elles, sont plus prudentes que certains prêtres et desservants
du département. Les indications de vote ne sont pas forcément plus voilées mais elles sont au
moins consignées dans les organes officiels. Le bulletin diocésain paru à la veille du scrutin
de septembre 1889 explique bien en effet que
De ces élections dépendent, non seulement l’avenir de la patrie, mais la liberté et la vie même de la
religion catholique dans notre pays.
La France, dont le passé a été si glorieux et qui n’a connu les revers que le jour où elle a
abandonné son Dieu, ne peut être sauvée, à l’heure présente, que par des hommes de foi et
d’honneur, fermement résolus à maintenir les principes religieux, en dehors desquels la société ne
saurait subsister.215
Les gens de l’archevêché ne cachent pas en réalité leur position à l’égard du pouvoir en place
depuis maintenant dix ans. En opposant ainsi le passé glorieux de la France à son présent
chaotique, ils pressent les électeurs catholiques de voter pour les candidats conservateurs,
défenseurs de la religion.
Ils poursuivent leur plaidoyer en prévenant des dangers qui menacent directement les intérêts
de l’Eglise, et plus généralement de la religion. Et, bien sûr, les dangers dont parlent les
214
215
- ADIV 3M323. Compte-rendu d’enquête remis au Cardinal archevêque de Rennes du 3 décembre 1889.
- ADIV 3M323. La semaine religieuse du diocèse de Rennes, samedi 21 septembre 1889.
91
personnalités du diocèse ne sont ni plus ni moins que les propositions législatives
républicaines qui animent le débat depuis 1879. Ainsi rappellent-ils aux catholiques du
département que
Les fondements d’une société prospère sont (…) l’enseignement chrétien donné aux enfants, et,
comme conséquence, l’abrogation de la loi qui bannit des écoles publiques, contre le vœu des
pères de famille, le crucifix, le catéchisme et la prière [ainsi que] la liberté de l’Eglise catholique,
garantie par le Concordat, dans son culte, ses associations religieuses, ses bonnes œuvres et le
recrutement de son sacerdoce.216
Il est en tout cas indéniable que la pression exercée par le clergé sur les électeurs d’Ille-etVilaine est déterminante des résultats obtenus par les uns et les autres des candidats à l’issue
des scrutins. Bien sûr, les républicains s’en plaignent…
II.
Des moyens contestés mais enviés par les républicains
L’attitude du clergé pendant les périodes électorales nous est simplement rapportée par les
rapports et les correspondances des administrateurs du département. Eventuellement de temps
en temps par des plaintes déposées auprès du Procureur de la République près la Cour d’appel
de Rennes.
Les Archives départementales nous livrent un cas pour lequel la section du contentieux du
Conseil d’Etat a dû se prononcer en tant que juridiction électorale, et cela à l’occasion des
élections cantonales de 1889. Reprenons le motif de l’arrêt rendu le 14 mars 1890 :217
« Attendu que dans diverses communes, le clergé a pris une part active à la lutte électorale : que
des distributions de tabacs, de boissons et d’argent ont été effectuées par les partisans du candidat
élu ;
que des bulletins de dimensions excessivement exiguës et en papier non collé étaient distribuées
(…) ;
le Conseil d’Etat ne retiendra pas dans le dispositif la part active prise par le clergé mais retient les
autres arguments et annule de ce fait les opérations électorales.218
216
- Ibid..
- C.E. 14 mars 1890, Electeurs du canton de Tinténiac c/ sieur Lorgeril.
218
- Ibid..
217
92
Le Conseil d’Etat semble, en l’espèce, plus frileux que les républicains du département, dès
lors qu’il s’agit de s’en prendre au clergé. L’élection est certes annulée… Mais pour un
simple problème de forme. Il importe d’ajouter que le canton de Tinténiac est situé dans
l’arrondissement contestataire de Saint-Malo : Ici, les gens sont certes très attachés à la
religion, mais l’autorité du clergé est parfois contestée. Les prêtres ne peuvent ici imposer leur
volonté comme ils le font beaucoup plus facilement dans les arrondissements de Vitré, de
Redon ou encore de Fougères.219 C’est pourquoi il n’est pas si surprenant que, dans ce secteur
du département, des électeurs se soient plaints du comportement du clergé et aient engagé une
procédure devant le juge chargé du contentieux électoral.
Il arrive pourtant que des jugements soient prononcés à l’encontre de prêtres qui se seraient
montrés trop « coopératifs » avec les candidats conservateurs. Prenons par exemple l’arrêt de
la Cour d’appel en date du 17 décembre 1889 « qui a condamné l’abbé Pinault et le Sr
Legrand, chacun à 50 francs d’amende, pour corruption électorale ».220
Comme nous l’indiquions, les autorités civiles informent toujours l’archevêché des excès du
clergé diocésain durant les périodes électorales. Ces informations ouvrent la plupart du temps
à des enquêtes menées par des commissaires de l’Archevêque.
Aussi les résultats de ces enquêtes nous aident-elles à comprendre que, même s’il y a une
nette volonté d’exonérer les prêtres trop partisans221, il se dégage le sentiment que le clergé
sort bien souvent de ses attributions. Il n’est dès lors pas possible de dire que les rapports qui
mettent en cause les ecclésiastiques sont infondés.
C’est donc sur la seule base de l’ensemble de ces documents que nous avons dégagé l’attitude
du clergé visée dans le paragraphe précédent.
Aussi, nous l’avons vu, l’administration s’étonne des moyens, tant pécuniaires que spirituels,
que le clergé et les élus conservateurs mettent au service de la cause qu’ils défendent. Le
sous-préfet de Redon écrit à ce sujet au préfet :
Je m’empresse de vous adresser (…) de nombreux renseignements concernant des actes de
pression électorale exercée par les partisans de M. du Halgouët et par le clergé de l’arrondissement
219
- SIEGFRIED André, Tableau politique de la France de l’Ouest, Imprimerie Nationale, 1995, 636 pp. Op.
cit.
220
- ADIV 3M361. Lettre du conseiller d’Etat, directeur de l’administration des cultes, pour le ministre de
l’intérieur, au préfet d’Ille-et-Vilaine du 9 janvier 1890.
221
- Le préfet, dans une lettre adressée au ministre des cultes en date du 3 décembre 1889, pense que
« convaincre l’Archevêché de ces agissements regrettables [du clergé], il n’y faut pas songer ». ADIV 3M323.
93
au cours de la récente campagne. (…). Les plus modestes et les plus humbles [parmi les électeurs
républicains] ont eu la vaillance de résister à l’action violente exercée par la plupart des
ecclésiastiques qui n’ont pas craint de transformer le confessionnal en un bureau d’élection et de se
servir du masque de la religion pour troubler les consciences ; ils n’ont pas cédé non plus à la
propagande effrénée, aux dépenses énormes, aux offres d’argent faites par M. du Halgouët dont la
fortune est considérable.222
Mais ce qui est le plus déconcertant à la lecture des rapports dénonçant cette immixtion du
clergé, c’est lorsqu’on découvre que les forces politiques républicaines, ainsi que
l’administration, ne seraient pas dérangées d’appliquer, durant les campagnes électorales, les
mêmes méthodes que leurs adversaires. Et de corrompre ainsi les électeurs indécis.
Le député René Brice est en effet de cet avis, lui qui dit que
L’argent, la distribution de boissons et les questions religieuses ont dans l’arrondissement une
influence capitale ; nous avons eu le tort de ne pas faire boire cette année ; on peut affirmer que
l’écart qui s’est produit entre M. Guérin et M. Récipon est fait de tous ces buveurs entraînés par les
largesses de M. Récipon qui sont revenus à leur camp naturel ou qui trouvant moyen de se faire
offrir par M. du Halgouët beaucoup plus que par nous, ont marché avec qui les abreuvait.223
Plus tard, le sous-préfet de Redon, non content des résultas obtenus par la gauche dans son
arrondissement, préconise pour les élections futures d’
Opposer au chef de la réaction [M. Le Gonidec de Traissan] un chef républicain de grande valeur
et bénéficiant lui aussi d’une grosse situation de fortune.224
Aussi ajoute-t-il que « le prestige de l’argent tient dans cette région [dans l’arrondissement
de Redon], une place de tout premier plan ».225
Une chose est sûre pourtant : Les élus de gauche ne disposent pas des mêmes fonds que les
élus conservateurs du département.
On peut le comprendre lorsqu’on lit les correspondances entre les administrateurs et les
hommes politiques du département : Toutes font état de la fortune considérable de M. du
Halgouët. Toutes expliquent également volontiers les succès de ce dernier par cette énorme
222
- ADIV 3M325. Lettre du sous-préfet de Redon au préfet d’Ille-et-Vilaine du 13 mai 1895.
- Ibid.. Propos du député Brice repris par le sous-préfet de Redon dans sa lettre au préfet du 13 mai 1895.
224
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Redon au préfet d’Ille-et-Vilaine d’août 1909.
225
- Ibid..
223
94
fortune. Les uns et les autres se convainquent donc que si les républicains disposaient de tels
moyens, ils pourraient réunir sans mal un plus grand nombre de scrutins.
III. Une Administration clémente avec les prêtres modérés
Il reste cependant à remarquer que l’administration, même si elle supporte mal l’immixtion du
clergé dans les affaires électorales, sait tout de même reconnaître la modération chez certains
prêtres d’Ille-et-Vilaine.
Sous le régime concordataire, l’attitude générale des ecclésiastiques a une réelle incidence sur
leur avancement, et cela dans la mesure où le gouvernement détenait, en concurrence avec
l’archevêché, le pouvoir de procéder aux nominations.
Aussi les prêtres et desservants qui n’entraient pas en conflit avec la République ont toutes les
chances d’être soutenus par le pouvoir en place.
Le sous préfet de Redon écrit à ce sujet au préfet d’Ille-et-Vilaine en 1895 :
Je suis heureux de pouvoir vous signaler à titre exceptionnel l’attitude correcte de M. le curé de la
Dominelais, qui s’est tenu à l’écart des dernières luttes électorales.
M. le curé de la Dominelais m’est représenté comme un prêtre à l’esprit libéral et tolérant ; le parti
républicain accueillerait avec plaisir sa nomination à la cure de Fougeray, dont la vacance est
prochaine par suite de la mise à la retraite du titulaire.226
Peu de temps avant la fin du Concordat, le sous-préfet de Montfort écrit à son supérieur :
J’ai l’honneur de vous transmettre, en l’appuyant de l’avis le plus favorable, la demande de
secours formée par M. Mariniaux, prêtre retiré à Saint Méen. Cet ecclésiastique professe des
opinions politiques républicaines et je serai [sic] heureux de voir sa demande recevoir une solution
utile.227
Il reste cependant à insister sur la lettre adressée par le député républicain Brune au préfet.
Voici ce qu’il y écrit le 21 novembre 1897 :
L’un de mes amis à Dol me prie de vous recommander Mr Maréchal, Recteur de Betton, proposé,
paraît-il, par l’Archevêque pour une cure du canton. Je ne connais pas personnellement Mr
226
227
- ADIV 3M325. Lettre du sous-préfet de Redon au préfet d’Ille-et-Vilaine du 18 mai 1895.
- ADIV 1V45. Lettre du sous-préfet de Montfort au préfet d’Ille-et-Vilaine du 10 juin 1905.
95
Maréchal, mais j’en ai entendu dire beaucoup de bien. Je n’aime pas beaucoup à m’occuper de ces
Messieurs parce qu’en général, bien disposés à la tolérance quand ils sont petits, ils deviennent
souvent fougueux et intolérants avec le pouvoir qu’on leur donne par l’inamovibilité.
Si vous croyez devoir le proposer à la Direction des cultes, je ferai une petite visite à Mr le
Directeur pour le prier de hâter la nomination.228
Les termes que renferme ce courrier montrent bien toute la méfiance que peuvent avoir les
responsables politiques de gauche vis-à-vis des ecclésiastiques.
Il se dégage des propos de Brune un sentiment de nette supériorité du pouvoir civil sur les
ecclésiastiques : Il n’hésite en effet pas à parler « du pouvoir qu’on leur donne ». C’est bien la
preuve que, nombreux sont les républicains –élus et administrateurs– qui voient le Concordat
de 1801 comme un moyen de contenir le clergé dans son ensemble…
Notons également, par parenthèse, la parfaite collusion entre les parlementaires de gauche et
l’administration préfectorale.
Les Archives départementales nous livrent de très nombreux exemples à partir desquels on
s’aperçoit que « la politique militante » menée par les prêtres, l’ « hostilité [de ces prêtres],
adversaires [des] institutions républicaines [et du] gouvernement » ne sont pratiquement
jamais soutenus par les tenants du pouvoir en place.229
Sauf à avoir un appui politique intéressant, les ecclésiastiques trop engagés ont très peu de
chances de voir leurs demandes aboutir. Cet appui, M. Martin, curé de La Bazouges-duDésert, l’a obtenu. Il a pu en effet, grâce à la situation de son propre frère, premier adjoint au
maire de Fougères, accéder à la cure tant convoitée de Montfort.230 Ici, l’adversité aux
institutions de la République de M. Martin est nettement soulevé par le sous-préfet de
Montfort. Or, en temps normal, l’avis du sous-préfet est déterminant dans la procédure de
nomination des prêtres. Mais en l’espèce, et eu égard à la délicate situation, le préfet a préféré
dressé un portrait flatteur du curé de La Bazouges au ministre des cultes.
A situation particulière, dénouement particulier…
228
- ADIV 1V45. Lettre du député Brune au préfet d’Ille-et-Vilaine du 21 novembre 1897.
- Voir pour cela la liasse 1V45 des archives départementales d’Ille-et-Vilaine.
230
- ADIV 1V45. Lettre du maire de Fougères au préfet d’Ille-et-Vilaine du 27 août 1895. op. cit.
Voir aussi la lettre du préfet d’Ille-et-Vilaine au ministre des cultes du 6 septembre 1895.
Se reporter également à la lettre du sous-préfet de Montfort au préfet d’Ille-et-Vilaine du 24 juin 1901.
229
96
-CHAPITRE TROISIÈMELA GUERRE DE L’ENSEIGNEMENT
Les attaques menées par les républicains opportunistes contre les congrégations enseignantes
marquent la reprise de la longue lutte anticléricale en France.231 C’est d’abord et avant tout la
Compagnie de Jésus qui est visée par les nouveaux détenteurs du pouvoir. Les Jésuites
apparaissent effectivement comme les principaux ennemis des anticléricaux, et cela dans la
mesure où ils échappent, selon leurs adversaires, à l’autorité de l’Etat. Pour eux, la culture
gallicane qui s’est imposée en France depuis l’Ancien Régime est mise en cause par cette
congrégation qui semble répondre davantage aux ordres du souverain pontife qu’à ceux
donnés par des autorités ecclésiastiques plus proches du pouvoir politique national.
Ce qu’il faut éliminer, c’est donc bien l’ultramontanisme défendu par les congrégations
religieuses et donc plus particulièrement par les Jésuites.
Ceux-ci détenaient en effet en France le quasi monopole de l’enseignement.
On comprend ainsi que les Jésuites exerçaient une influence considérable dans le pays
puisqu’ils assuraient la formation intellectuelle de la jeunesse.232 Et ils pouvaient également,
selon certains, manipuler les esprits dans un sens qui ne convenait évidemment pas à ceux qui
faisaient de la religion le principal mal de la société moderne en construction.
Il est incontestable aussi, pour les raisons que nous venons de voir, que la question de
l’enseignement devait être prise immédiatement en considération par les nouveaux détenteurs
du pouvoir. La République devait, selon eux, imposer son modèle d’enseignement. La
laïcisation du système scolaire passait donc, inévitablement, par une rupture violente et
radicale avec le système existant jusque là.
L’Ille-et-Vilaine n’a, bien sûr, pas été épargnée par les salves tirées par les républicains contre
les congrégations enseignantes. L’Histoire retiendra que cette politique anti-congréganiste fut,
dans ce département, difficilement vécue.
231
- Les hommes de la fin du XIXème siècle vont dans le même sens que leurs pères de 1789 qui, eux aussi, s’en
étaient pris au clergé régulier. Les députés de la Constituante avaient en effet décrété, en février 1790, qu’il
n’était plus possible pour aucun congréganiste, au nom de la liberté, de prononcer des vœux perpétuels.
232
- De nombreux hommes politiques de gauche de la IIIème République ont, rappelons-le, été formés par les
jésuites.
97
SECTION PREMIÈRE : UNE QUESTION QUI DÉCHAÎNE LES PASSIONS
I.
La cruciale et empoisonnante question de l’enseignement233
Le 29 mars 1880, le ministre de l’instruction publique, Jules Ferry, impose deux décrets234 par
lesquels il ordonne aux Jésuites de quitter l’enseignement dans les trois mois. Il donne
également aux enseignants des congrégations catholiques non autorisées le même délai pour
se mettre en conformité avec la loi ou quitter l’enseignement.235
L’année précédente, le Sénat –pourtant républicain– avait rejeté sa loi qui renfermait par
ailleurs les mêmes dispositions.
Le 28 mars 1882, la loi portant sur l’organisation de l’enseignement primaire est votée.236
Sont ainsi abrogées de nombreuses dispositions de la loi Falloux 237 : l’instruction religieuse
est désormais supprimée des programmes pour être remplacée par l’instruction morale et
civique. La religion ne peut être enseignée qu’en dehors des heures de classe et en dehors des
locaux scolaires.
Il va sans dire que ces textes vont à l’encontre des congrégations238 trop ultramontaines selon
les républicains et trop inféodées à la puissance étrangère239. Mais ils ont aussi pour but de
nuire aux intérêts de l’Eglise catholique. Et de l’affaiblir.
Comme l’on pouvait s’en douter, l’ensemble de ces dispositions a eu, en Ille-et-Vilaine, un
très fort retentissement. Elles marquent le début d’une lutte qui, encore de nos jours, n’a
toujours pas pris fin…
Nous sommes effectivement dans un département où l’enseignement congréganiste est très
important. Ainsi apparaît-il logique, aux yeux de tous, que les républicains convaincus et
militants soutiendront l’enseignement laïc, et que les cléricaux défendront l’école des frères.
233
- SORREL Christian, La République contre les congrégations, histoire d’une passion française 1899-1904,
Ed. Cerf, Paris, 2003, 223 pp.
234
- BASDEVANT-GAUDEMET Brigitte, Le jeu concordataire dans la France du XIXème siècle, P.U.F., Paris,
1988, pp. 70-77, 298pp.
235
- 5.000 congréganistes sont presque aussitôt expulsés de France. Beaucoup émigrèrent pour aller enseigner
librement à l’étranger. Notons par ailleurs, ironie de l’histoire, que la France jouit à ce moment là d’une forte
notoriété et servit de modèle à beaucoup grâce, pour une grande part, à la qualité de l’enseignement dispensé par
les congréganistes.
236
- Annexe 1.
237
- Loi du 15 mars 1850.
238
- Et plus précisément à l’encontre des Jésuites.
239
- Entendons par là que les congrégations dépendent du représentant du Saint Siège.
98
Très vite, la question de l’enseignement devient un moyen pour les républicains –mais aussi
pour les catholiques– de mesurer l’attachement des uns et des autres aux valeurs laïques ou
religieuses. Il sera dès lors délicat pour un fonctionnaire de placer ses enfants dans une école
religieuse : Il pourra être suspecté de « complicité avec l’ennemi ».
La lettre adressée par le sous-préfet de Fougères à l’hôte de la préfecture de Rennes nous
permet de bien saisir cette réalité. En effet, après s’être plaint du manquement d’un brigadier
de la Gendarmerie à ses devoirs, et cela à la suite d’une affaire mettant en cause des cléricaux,
il fait part à son supérieur de ce que
Ce sous-officier fait paraît-il élever ses garçons, âgés de plus de 7 ans, par des instituteurs
congréganistes au lieu de les placer à l’école laïque. (…). Ce n’est qu’un détail mais il permet de
conclure que la mollesse avec laquelle leur père fait respecter les règlements administratifs n’est
peut-être pas involontaire.240
Il faut néanmoins relever que la période qui suit immédiatement le vote de ces lois semble
inconfortable pour les républicains qui se heurtent à une assez vive opposition de la
population mais aussi de certains élus locaux.
L’administration est d’ailleurs parfois indécise lorsqu’il s’agit d’appliquer la loi. Reprenons,
pour nous en convaincre, la lettre du secrétaire général délégué au sous-préfet de Redon,
quatre mois après l’adoption de la loi de 1882 sur l’organisation de l’enseignement primaire :
Monsieur le Sous-Préfet,
Vous m’avez renvoyé avec votre avis, la délibération en date du 28 mai 1882, par laquelle le
Conseil municipal de Bourg-des-Comptes demande qu’il soit réservé des places dans l’Eglise de
cette commune pour les élèves de l’école publique de garçons qui assistent aux offices sous la
surveillance de l’Instituteur.
Aux termes de la loi du 28 mars 1882, l’enseignement religieux n’est pas autorisé dans les classes,
et, par suite, les instituteurs sont dispensés de conduire leurs élèves aux offices.
Dans cette situation, il ne me paraît pas possible de donner une autre suite à cette affaire.
Je vous prie de vouloir bien en informer le Maire.241
Il est également important de relever l’annotation du sous-préfet en marge de ce courrier. Il
écrit effectivement qu’
240
- ADIV 1M147. Lettre du sous-préfet de Fougères au préfet d’Ille-et-Vilaine du 18 août 1906.
- ADIV 1M147. Lettre du secrétaire général délégué de la préfecture d’Ille-et-Vilaine, pour le préfet d’Ille-etVilaine, au sous-préfet de Redon du 20 juillet 1882.
241
99
Etant donné l’esprit de nos populations Bretonnes, cette solution ne me semble pas opportune.
Pareille situation existait en 1879 à Fougeray et grâce à l’intervention préfectorale un emplacement
spécial a fini par être affecté aux enfants de l’école communale laïque.242
Nous percevons bien l’embarras des administrateurs. Certains veulent une application stricte
de la loi. D’autres préconisent une lecture plus souple et plus adaptée des dispositions
législatives. Cependant, le principe de l’application uniforme de la loi sur l’ensemble du
territoire ne semble souffrir aucune exception…
L’attitude récalcitrante du clergé à l’égard des écoles de la République indispose parfois les
autorités communales qui ne manquent pas d’en référer aux sous-préfets. Le maire de SaintBrice-en-Coglais s’émeut en effet de ce que
D’après les aveux de quelques enfants, l’abbé Peleux aurait, hier, pendant une leçon de
catéchisme, tenu des propos injurieux pour l’autorité préfectorale et pour l’école municipale de
Saint-Brice.243
A la demande du maire, une enquête est ouverte.
Il arrive parfois que les instituteurs laïques se plaignent des agissements des membres du
clergé à leur égard. Celui de la commune de La Baussaine écrit en effet à l’Inspecteur
d’Académie que le vicaire « ne cherche qu’à me faire du mal et à nuire à mon école ».244
Nous sommes également surpris que le temps n’atténue pas l’opposition des « cléricaux » qui
continuent à combattre, avec acharnement, l’enseignement laïque. Une lettre de 1909 du souspréfet de Redon revient sur un fait qui s’est passé dans une commune de l’arrondissement :
Le jour de la Toussaint, le curé de Mernel a tenu du haut de la chaire des propos outrageants
envers la corporation des instituteurs de la République et particulièrement vis-à-vis de l’institutrice
de cette commune, en l’accusant, elle et sa collègue, d’être la cause de tous les malheurs de la
chrétienté.
242
- Ibid..
- ADIV 1M147. Lettre du maire de Saint-Brice-en-Coglais au sous-préfet de Fougères du 28 mai 1884.
244
- ADIV 1M147. Lettre de l’instituteur de La Baussaine à l’Inspecteur d’Académie du 27 novembre 1892.
Annexe 11.
243
100
Puis, poussant l’audace encore plus loin, cet ecclésiastique a incité l’institutrice à sortir de l’église,
faisant ressortir son indignité, à tel point que Madame Jan dut en effet s’en aller, pour ne plus être
en butte aux plus lâches attaques de ce ministre du culte.
Le curé en effet l’accompagna dans sa sortie de toutes sortes de sarcasmes. Vous avez raison criat-il publiquement ! votre place n’est pas avec nous ! (…).245
A la lecture de ces propos, on comprend que la question de l’enseignement a réellement
déchaîné les passions.
Chacun a parfaitement conscience que la formation intellectuelle des enfants sera
déterminante pour l’avenir de la jeune République mais aussi de l’Eglise séculaire.
II. La délicate question de l’enseignement religieux
En s’en prenant violemment aux congrégations enseignantes, les membres du gouvernement,
et plus précisément Jules Ferry, voulaient déstabiliser l’institution ecclésiale.
Il n’était plus question pour eux de laisser le quasi monopole de l’enseignement aux frères, et
encore moins aux Jésuites. Il était temps que l’esprit des Lumières étouffe l’obscurantisme
religieux.
Enseigner la Raison et apprendre la liberté, c’est presque la raison d’être de la République.
Comme de nombreux élus du département, Le Bastard pense qu’une « instruction laïque,
scientifique et moraliste rendra à l’homme sa liberté ».246
Pour ces héritiers de la Révolution, « la jeunesse, embastillée dans de hauts murs, pareils à
ceux des couvents, apprend à obéir aveuglément et non à user de sa raison ».247 Et c’est bien
cela qu’ils veulent bouleverser.
Or, quand la loi du 28 mars 1882 supprime l’enseignement religieux dans les écoles laïques,
beaucoup s’en étonnent en Ille-et-Vilaine. La mesure ne semble pas comprise par tout le
245
- ADIV 1M147. Lettre du sous-préfet de Redon au préfet d’Ille-et-Vilaine du 6 novembre 1909. Le souspréfet demandera à ce que soient engagées des poursuites judiciaires contre le curé de Mernel.
246
- DEMAY François, Edgard Le Bastard (1836-1892), Mémoire de maîtrise, Rennes II, 2000, 130 pp.
247
- Dionys Ordinaire, Seize lettres aux jésuites, Bibliothèque républicaine, 1879, p. 153.
101
monde. Ainsi en est-il du conseil municipal de Pancé qui « émet le vœu que l’Instruction
religieuse soit donnée comme par le passé aux élèves des écoles de la commune ».248
Aussi lorsque le sous-préfet de Redon adresse cette délibération au préfet, il ajoute en bas de
page :
La commune de Pancé est administrée par un conseil municipal républicain. Je ne m’explique pas
bien le vœu ci-dessus. 249
Le chef de l’arrondissement finit même par écrire que « le mieux serait de laisser l’instituteur
libre ».250 Cette recommandation est surprenante : elle montre que le légalisme dont font
preuve la plupart des sous-préfet peut parfois céder le pas à la souplesse.
Paradoxalement, ce sont certains petits élus qui demandent à ce que la loi soit strictement
appliquée et surtout à ce qu’elle ne souffre aucune critique. Reprenons, à titre d’exemple, et
dans son intégralité, la lettre adressée par le maire de Janzé au préfet le 22 octobre 1882 :
Monsieur le Préfet,
J’ai l’honneur de vous informer que le 23 août dernier, j’ai adressé à M. Le Procureur de la
république près le tribunal civil de Rennes une plainte motivée au sujet d’un sermon prononcé par
M. Le Curé de Janzé à la 3è messe du dimanche 20 du même mois critiquant d’une façon grave
des actes du gouvernement de la république concernant la loi sur l’enseignement du 28 mars 1882.
N’ayant à cet effet reçu aucune satisfaction ni entendu parler de rien que ce soit je crois de mon
devoir au nom du respect que méritent les lois de mon pays de vous adresser exclusivement cette
affaire et la lettre de M. Le Curé de Janzé251 en réponse à l’avis que je lui donnais que j’avisais M.
Le Procureur de la république de la sortie aussi grossière qu’irrespectueuse qu’il avait faite et la
lettre que j’envoyais au chef du parquet près le tribunal.252
La question de l’enseignement religieux, l’on s’en doute, ressurgit toujours au moment des
élections. Après le coup porté contre l’enseignement congréganiste en 1880, les candidats aux
élections législatives du 27 août 1881 commencent à réagir. Félix de Bourgerel, qui ne sera
pas élu, veut
248
- ADIV 1M147. Délibération du conseil municipal de Pancé du 20 août 1882.
- Ibid..
250
- Ibid..
251
- Annexe 11.
252
- ADIV 1M147. Lettre du maire de Janzé au préfet d’Ille-et-Vilaine du 22 octobre 1882. Annexe 11.
249
102
Défendre la religion et la liberté de l’enseignement à tous les degrés. [Il veut également que les]
enfants soient élevés chrétiennement, et que Dieu ait toujours dans l’école et dans l’Etat la
première place.253
En 1889, le candidat conservateur La Chambre écrira :
Vous condamnez la politique de persécution religieuse qui proscrit le catéchisme de l’école et
essaie par tous les moyens d’anéantir le catholicisme. (…) Je veux le rétablissement de la liberté
d’Enseignement.254
En 1895, le Colonel du Halgouët déclare dans un style très martial :
(…) Je réprouve et je combattrai de toute mon énergie (…) la laïcisation absolue des écoles
publiques, au mépris de la liberté des pères de famille et de la liberté des communes qui paient ces
écoles.255
Durant les campagnes électorales, chacun des candidats est placé devant ses propres
contradictions.
Louis Oberthür, au nom du candidat Porteu, ne comprend pas que son adversaire, M.
Beauchef, fasse « dans son discours l’apologie de l’Ecole sans Dieu alors qu’il est notoire
qu’il fait élever ses enfants par des prêtres sécularisés (…) ».256
D’autres candidats sont en revanche des défenseurs de l’école publique. Ainsi en est-il de M.
Surcouf qui réclame
La paix pour notre école laïque, si calomniée et qui supporte dans nos pays de l’Ouest de si
furieuses attaques, alors que partout ailleurs elle triomphe.257
Cette dernière réclamation peut paraître surprenante, et cela à deux titres : d’abord parce que
la loi de laïcisation est, en 1914, vieille de plus de trente ans ; mais aussi parce qu’elle
démontre que le clergé breton est parvenu, au moins partiellement, à faire face à la tempête
qui s’est abattue sur l’enseignement catholique.
253
- ADIV 3M319. Profession de foi de Bourgerel. Elections législatives du 27 août 1881.
- ADIV 3M322. Profession de foi de La Chambre. Elections législatives du 6 octobre 1889.
255
- ADIV 3M325. Profession de foi de M. du Halgouët. Elections législatives du 5 mai 1895.
256
- ADIV 3M328. Réponse de M. Oberthür à M. Beauchef. Elections législatives du 24 avril 1910.
257
- ADIV 3M330. Profession de foi de M. Surcouf. Elections législatives du 26 avril 1914.
254
103
SECTION SECONDE : LA GUERRE DÉCLAREE ENTRE « L’ÉCOLE DU DIABLE »
ET « L’ÉCOLE DE DIEU »
I.
Le catéchisme interdit258
Le 12 septembre 1891, Mgr Place ajoutait au catéchisme du diocèse de Rennes deux
suppléments259, le premier touchant aux devoirs des parents, l’autre aux devoirs des chrétiens
comme citoyens.
Ces apports faisaient désormais du catéchisme du diocèse de Rennes l’un des quatre plus
virulents de France.260
Bien entendu, la question de l’enseignement est très clairement abordée.
L’Archevêque invite plus ou moins insidieusement les parents à placer leurs enfants dans les
écoles privées catholiques. Du moins parle-t-il des mauvaises écoles. A contrario, l’on
comprend parfaitement que les bonnes sont celles qui sont dirigées par le clergé, par son
clergé.
Cependant, ces deux suppléments sont jugés trop virulents par les autorités civiles qui y
voient, de surcroît, une violation faite à la loi. Aussi décident-elles de saisir les juridictions
administratives afin d’annuler ces dispositions gênantes. Pourtant, Léon XIII avait exhorté
Mgr Place à supprimer ces dispositions propres à exaspérer les esprits. Mais l’Archevêque de
Rennes était resté sourd à cet ordre pontifical. Il n’aura en revanche pas d’autre choix que
d’écouter l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 10 août 1892. Et de l’appliquer.
Le dispositif de cet arrêt concluait que « l’évêque [avait] voulu tracer à ses fidèles une ligne
de conduite dans des domaines simplement civiques ou civils ».261
Bien sûr, les deux suppléments sont annulés.
Néanmoins, les autorités sont conscientes que les décisions de justice qui vont à l’encontre
des intérêts des cléricaux, peuvent être contestées et déniées par ceux qui se sentent lésés.
258
- BASDEVANT-GAUDEMET Brigitte, Le jeu concordataire dans la France du XIXème siècle, P.U.F., Paris,
1988, pp. 76-77, 298 pp.
259
- Suppléments au catéchisme diocésain du 12 septembre 1891. Annexe 11.
260
- TRIPIER Yves, La laïcité, ses prémices et son évolution depuis 1905 (le cas breton), L’Harmattan, 2003, p.
29, 177 pp.
261
- C.E. 10 août 1892.
104
A un moment où l’anticléricalisme connaît un regain au sommet de l’Etat, on peut pressentir
que les catholiques ne resteront pas sans réagir. Aussi quand le Conseil d’Etat rendit son arrêt,
le ministre de la justice et des cultes s’inquiéta auprès du préfet de savoir si ledit arrêt était
bien appliqué et que les dispositions litigieuses du catéchisme diocésain étaient dans les faits
supprimées. La méfiance du ministre à l’endroit du prélat breton est palpable lorsqu’il
demande au représentant de l’Etat dans le département
De vouloir bien [lui] adresser le plus tôt possible un rapport [lui] faisant connaître si, en dépit
d’une note récemment insérée dans la « Semaine Religieuse » de Rennes, M. l’Archevêque a pris
les mesures propres à assurer l’exécution de sa décision. 262
Le ministre demande par ailleurs « si des ordres sont donnés par [le] prélat pour que les
passages condamnés soient retirés des manuels des enfants (…) ».263
Les lettres des sous-préfets de Saint-Malo264 et de Vitré265 indiquent que la situation est
redevenue normale et que le clergé de leur arrondissement observe l’arrêt du Conseil d’Etat.
Pourtant, par une lettre adressée à l’Inspecteur d’Académie, l’instituteur de La Baussaine
apprend que le curé de la paroisse fait encore réciter le catéchisme désormais interdit aux
enfants qui préparent leur communion. Il ajoute de plus que « Le jeune Demay Léon n’a rien
répondu au vicaire, qui l’a mis à la porte de l’église ».266
Puis il évoque le cas de son propre fils, Albert Lepannetier, qui aurait répondu à
l’ecclésiastique : « mon père m’a défendu d’apprendre ces deux leçons ».267 Comme le jeune
Demay, le fils de l’instituteur a été invité par le curé à quitter la salle.
La suite du récit montre l’acharnement de certains ecclésiastiques pour faire appliquer ce que
la justice a pourtant défendu. L’instituteur poursuit en effet en écrivant que
Dès le mardi soir, le vicaire est venu me trouver pour me prier de laisser mon fils réciter 2 ou 3
questions de ces deux chapitres : j’ai refusé catégoriquement.
Alors il m’a dit qu’il ne céderait pas et que mon fils ne pourrait plus retourner au catéchisme que
sur une autorisation du Grand vicaire Contin.
262
- ADIV 1M147. Lettre du ministre de la justice et des cultes au préfet d’Ille-et-Vilaine du 22 août 1892.
- Ibid..
264
- ADIV 1M147. Lettre du sous-préfet de Saint-Malo au préfet d’Ille-et-Vilaine du 20 octobre 1892. Annexe.
265
- ADIV 1M147. Lettre du sous-préfet de Vitré au préfet d’Ille-et-Vilaine du 8 novembre 1892. Annexe 11.
266
- ADIV 1M147. Lettre de l’instituteur de La Baussaine à l’Inspecteur d’Académie du 27 novembre 1892.
Annexe 11.
267
- Ibid..
263
105
Ensuite qu’il parlerait en chaire de cet incident, pour me déconsidérer vis-à-vis de la population
qui est pourrie réactionnaire.
J’ose espérer que l’autorité compétente me sera favorable ainsi qu’à mon fils (…). 268
Il semble que l’arrêt du Conseil d’Etat a, dans une large part, été respecté par le clergé d’Illeet-Vilaine.
Les prêtres et les vicaires ont été respectueux de l’autorité archiépiscopale, et ce n’est
qu’exceptionnellement que certains d’entre eux ont désobéi en continuant à enseigner le
catéchisme pourtant frappé d’interdit.
Mais il ne s’agissait là que d’une trêve. En effet, il en faut parfois peu pour que les hostilités
reprennent… Et celles-ci reprendront après la nomination, à la tête du diocèse, d’un
Archevêque intransigeant, Mgr Dubourg.
II.
La campagne scolaire de 1909
A la fin de l’année 1909, la guerre de l’enseignement reprend à l’initiative du clergé.
Le 23 octobre en effet, Mgr Dubourg a fait publier dans La semaine religieuse le catéchisme
du diocèse de Rennes. Celui-ci reprend, dans ses lignes principales, celui de 1857 adopté par
Mgr Brossay Saint-Marc, jadis Archevêque dans le département. Mais l’on retrouve aussi, et
surtout, l’essentiel des dispositions du catéchisme de 1891.
Et la question de l’enseignement y est bien sûr abordée : l’école laïque, comme on pouvait
s’en douter, y est violemment attaquée. Il est curieux par ailleurs que le Conseil d’Etat n’ait
pas été saisi cette fois-ci. Nous pouvons penser que l’Etat, depuis la séparation, ne s’occupe
plus des affaires de l’Eglise qui demeure, dès lors, plus libre que sous le régime concordataire.
Le nouveau catéchisme est ainsi rédigé :
DEVOIR DES PARENTS. – « ECOLES MAUVAISES. – Les parents peuvent-ils envoyer leurs
enfants à des écoles mauvaises ? –
Non, les parents ne peuvent pas envoyer leurs enfants à des écoles mauvaises.
Qu’entendez-vous par des écoles mauvaises ? – J’entends par écoles mauvaises, celles où les
instituteurs ou institutrices mettent entre les mains des enfants des livres impies ou tiennent devant
eux des propos contraires à la religion et à la morale chrétienne.
Les parents commettent-ils un péché grave en envoyant leurs enfants à une école mauvaise ? –
Oui, car ils exposent ainsi leurs enfants à perdre la foi et l’innocence et à se damner pour l’éternité.
Que doivent faire les parents lorsqu’ils sont forcés d’envoyer leurs enfants à une école neutre où
le catéchisme n’est plus enseigné ? – Ils ont l’obligation de conscience de suppléer à ce manque
268
- Ibid..
106
d’enseignement religieux et d’apprendre eux-mêmes le catéchisme et les prières à leurs
enfants. »269
A la suite de cette publication, l’ensemble du clergé d’Ille-et-Vilaine s’est rangé en ordre de
bataille et a mené une offensive, par ailleurs très efficace, contre les écoles publiques.
Les rapports préfectoraux rédigés à cette époque ne laissent pas de place au doute : les écoles
de la République déclinent de manière significative dans le département.
Le sous-préfet de Vitré commence rapidement à s’inquiéter de la tournure que prennent les
événements. Il renvoie ainsi au préfet une lettre écrite par la directrice de l’école communale
de Saint-Martin. Elle dresse le bilan inquiétant de la rentrée dans son établissement et
explique au sous-préfet qu’elle
[Vient] encore de perdre 2 élèves (les 10 et 11ème depuis août). Ces deux fillettes, les petites
Chopin, route d’Ernée, nous ont quittées sur les sollicitations instantes du curé de Saint- Martin.270
La situation est semble-t-il la même dans l’arrondissement de Fougères, et plus précisément
dans la commune de Dompierre-du-chemin où
Six élèves sur vingt-et-un ont quitté l’école des filles, dix l’école des garçons où il ne reste plus
que dix-sept élèves. 271
Jamais, depuis l’adoption de la loi du 28 mars 1882 sur l’enseignement primaire, le clergé
d’Ille-et-Vilaine n’aura mis autant de ferveur pour « convaincre » les pères de famille de
placer leurs enfants dans les écoles libres.
C’est bien d’ailleurs ce que leur reprocheront les autorités administratives qui dénonceront
sans relâche la pression odieuse exercée par les prêtres sur les parents.272
L’administrateur de Vitré, dans une lettre envoyée au préfet, écrit que
269
- ADIV 1M147. Lettre de Mgr l’archevêque publiée dans La semaine religieuse du 23 octobre 1909. Annexe
11.
270
- ADIV 1M147. Lettre de la directrice de l’école primaire de Saint-Martin du 17 novembre 1909.
271
- ADIV 1M147. Lettre du sous-préfet de Fougères au préfet d’Ille-et-Vilaine du 2 novembre 1909.
Le sous-préfet de Redon, dans une lettre au préfet du 9 novembre fait la même constatation. Il écrit que « des
défections nombreuses et fort inquiétantes viennent de se produire dans les rangs de la population scolaire (…).
272
- La pression du clergé s’exerce également sur les instituteurs de l’école laïque. Nous sommes ainsi surpris de
lire, dans le rapport du sous-préfet de Redon de septembre 1909, que « trop nombreux sont encore les maîtres
d’écoles qui ne font rien pour assurer le succès de la priorité de l’enseignement laïque, et qui par crainte de
l’habitant et du curé, en sont encore à prendre sur les heures de classes, pour enseigner le catéchisme aux
enfants ». ADIV 1M143.
107
(…) Le clergé s’en va promenant ses menaces de ne pas faire faire la première communion aux
enfants et de ne pas donner l’absolution aux parents. 273
Le même sous-préfet espère cependant que
Toute cette pression sur des malheureux, [qui] produit ici un effet détestable pour la cause cléricale
et cette campagne des évêques aura peut-être pour effet d’avoir au contraire réveillé à nouveau un
courant d’opinion de plus en plus favorable à nos écoles laïques. 274
En ce qui concerne l’affaire des fillettes de Saint-Martin, la directrice de l’école déclare que
« le curé avait menacé [la mère] de refuser la communion aux enfants si elle ne cédait
pas ».275
A Dompierre, dans l’arrondissement de Fougères, la situation est pire. Le sous-préfet informe
en effet son supérieur que « Maire et propriétaires menacent de la porte leurs fermiers qui
oseraient leur désobéir »276 en envoyant leurs enfants dans les écoles laïques.
L’attitude du clergé est, en matière d’enseignement, précisément la même que celle qu’il
adopte au moment des élections. L’on ne compte plus les menaces, exécutées ou non, contre
ceux qui ne voudraient pas observer les recommandations archiépiscopales.
Bien entendu, ces comportements ne font que renforcer la fibre anticléricale des républicains.
273
- ADIV 1M143. Rapport du sous-préfet de Redon au préfet d’Ille-et-Vilaine d’août 1909.
- Ibid..
275
- ADIV 1M147. Lettre de la directrice de l’école primaire de Saint-Martin du 17 novembre 1909.
276
- ADIV 1M147. Lettre du sous-préfet de Fougères au préfet d’Ille-et-Vilaine du 2 novembre 1909.
274
108
- Conclusion de la seconde partie -
Au terme de cette seconde partie, plusieurs constatations peuvent être faites. Et tout d’abord,
il est indéniable que, dans le conflit qui les opposait aux « cléricaux », et plus particulièrement
au clergé, les élus d’Ille-et-Vilaine ont été moins virulents que les représentants de l’Etat et
les fonctionnaires. Cela tient en grande partie au fait que la classe politique détenait son
pouvoir d’une population fortement catholique et qu’ici, les suffrages ne pouvaient pas se
porter sur des candidats ennemis de la religion. Cela ne signifie bien sûr pas que l’Ille-etVilaine n’a pas envoyé au Parlement des hommes issus de la gauche anticléricale. Non. Mais
ces hommes savaient toujours, dans leurs discours et leurs professions de foi, rester mesurés.
En revanche, certains d’entre eux n’ont pas hésité à voter les lois les plus anticléricales de la
IIIème République…
Il faut bien comprendre aussi que de nombreux catholiques étaient également républicains et
que, parmi eux, beaucoup étaient agacés par un clergé qu’ils étaient nombreux à considérer
comme trop envahisseur.
Nous avons surtout le sentiment que l’anticléricalisme était, ici, un moyen de s’opposer à la
main mise des ecclésiastiques sur l’ensemble des affaires civiles et politiques.
En ce qui concerne les administrateurs, la logique n’est pas la même. Ils sont envoyés par le
pouvoir central pour faire imposer l’idée républicaine partout en France. Or, la République a
une grande ennemie : c’est l’Eglise. Cette Eglise n’a en effet jamais accepté la fin de la
monarchie française277 et n’a, non plus, jamais cessé d’œuvrer en faveur des conservateurs.
De plus, l’Eglise n’est-elle pas dirigée par un souverain étranger ?…
C’est pour ces raisons que les gouvernements républicains qui se sont succédés depuis 1879
ont toujours cherché à réduire ce pouvoir parallèle. En se débarrassant de la puissance
ecclésiale par trop encombrante, les républicains pensaient assurer la pérennité de leurs
institutions.
Telle était donc la mission des représentants du pouvoir gouvernemental dans les
départements.
Et plus ils la rempliraient avec zèle, plus les portes de la réussite s’ouvriraient à eux.
277
- Et cela malgré l’encyclique Rerum novarum de 1891 à travers laquelle le Pape Léon XIII reconnaissait
officiellement le régime républicain en France.
109
L’on comprend dès lors que l’Administration républicaine dans le département ait souvent été
si hostile, tant par les paroles que par les actes, envers le clergé du diocèse de Rennes.
110
- Conclusion générale ________
Nous pourrions penser qu’à la suite du vote de la loi de séparation, les anticléricaux avaient
définitivement gagné la bataille qu’ils avaient engagée depuis déjà quelques décennies.
Mais, pour plusieurs raisons, il serait imprudent et hâtif de tirer cette conclusion.
Il est vrai que Pie X, après une longue attente, protesta énergiquement par l’encyclique
Vehementer Nos
278
, tant contre le principe même de la séparation telle qu’elle avait été
réalisée279, que contre l’inadmissible institution des Associations cultuelles qui constituaient
un danger de schisme: Leur constitution se faisait assurément au mépris des droits de la
hiérarchie sur lesquels toute l’Eglise repose.
Cette protestation pouvait, de prime abord, faire penser aux républicains radicaux qu’ils
étaient parvenus à toucher leur ennemi. Mais il ne faut pas s’y méprendre. La réalité fut tout
autre.
En effet, avec la loi de séparation disparaissait en France l’idée gallicane prise dans son
acception la plus juridique.
Le gouvernement, mais peut-être ne le savait-il pas encore, venait là de perdre cette occasion
unique d’empiéter sur les intérêts de l’Eglise.
Peut-être était-il parvenu à déstabiliser l’Institution ecclésiale durant les premiers mois qui
avaient suivis le vote de la loi. Mais c’était méconnaître la capacité à rebondir des fidèles et
du clergé français qui parvinrent, en réalité, à trouver des ressources pour la faire vivre.
Non seulement l’Eglise semblait se relever honorablement des coups portés contre elle, mais
elle avait même gagné une autonomie pleine et entière. Le Pape pouvait désormais nommer
librement
les
évêques
français
sans
attendre
le
consentement
des
autorités
gouvernementales.280
278
- Encyclique parue le 21 février 1906.
- Le Concordat n’a en effet pas été dénoncé par la voie diplomatique mais bien d’une manière unilatérale par
le gouvernement français. Le Pape Pie X soulignait également que le séparatisme « constituait une négation de
l’ordre surnaturel en ce qu’il limitait l’action de l’Etat à la seule poursuite de la prospérité publique durant
cette brève vie, laquelle n’est que la raison prochaine des sociétés politiques ».
280
- Il en fut de même pour l’épiscopat français qui pouvait dès lors nommer librement les curés.
279
111
Nous avons aussi vu, dans le présent mémoire, que l’anticléricalisme avait souvent servi de
prétexte aux républicains pour donner une consistance à leur programme politique. La
question anticléricale permettait en fait d’occulter les véritables débats qui intéressaient
directement le pays mais qui demandaient un courage politique pour être engagés.
Il était donc difficile pour les hommes politiques issus des rangs de la gauche anticléricale, au
vu de cette constatation, de changer leurs habitudes.
D’ailleurs, la classe politique républicaine d’Ille-et-Vilaine n’a pas, après 1905, modifié son
discours à l’endroit de l’Eglise et du clergé. L’influence exercée par ces derniers sur
l’ensemble de la population fut toujours autant décriée.
En revanche, la classe administrative du département a sensiblement changé sa mission :
Puisque l’Etat ne pouvait plus inquiéter directement l’Eglise, il fallait bien que les préfets et
sous-préfets organisent autrement la lutte. Ils se sont alors auto investis de la charge de chefs
du parti républicain répondant du gouvernement de la République.
Nous comprenons bien alors que l’anticléricalisme n’avait pas pris fin avec le vote de la loi
qui aurait pu, pouvons-nous penser, mettre fin au climat d’hostilité entretenu largement depuis
les années 1880. Mais au lieu de cela, ce fut un armistice manqué.
Clemenceau était bien présomptueux lorsque, le 18 février 1892, il affirmait à la Chambre des
députés que « l’avenir [désignerait] le vainqueur ». Il n’y eut en réalité ni gagnant, ni
perdant.
Il faudra en revanche attendre encore quelques années pour que la lutte se désamorce presque
totalement. Le calme sembla en effet revenir à l’occasion des élections législatives d’avril
1914.
Mais, cette année là, un autre conflit éclata…
112
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