1 Qui a fait croire que les miracles éclataient comme la foudre ? C

Transcription

1 Qui a fait croire que les miracles éclataient comme la foudre ? C
1
Qui a fait croire que les miracles éclataient comme la
foudre ? C’est pourquoi nous n’en voyons jamais. Quand on
sait que les miracles se produisent avec une extrême lenteur,
on en voit à chaque pas.
Jean Giono, Lettre aux paysans
2
Qui à cet instant pleure ici ou là dans le monde
Sans raison pleure dans le monde
pleure sur moi
Qui à cet instant rit ici ou là dans la nuit
Sans raison rit dans la nuit
rit de moi
Qui à cet instant se lève ici ou là dans le monde
Sans raison se lève dans le monde
vient vers moi
qui à cet instant meurt ici ou là dans le monde
sans raison meurt dans le monde
me regarde
Rainer Maria Rilke, L’heure grave
3
As-tu comme moi, loin des châteaux, pris la forêt pour
demeure ?
Suivi le cours des ruisseaux,
Escaladé les rochers ?
T'es-tu lavé de parfums
T' es-tu séché de lumière ?
Bu l'aube tel un vin dans des coupes d' éther ?
T' es-tu, comme moi, le soir assis parmi les vignes ?
Contemplant les grappes pendantes pareilles a des lustres
d'or ?
Elles sont sources pour l'assoiffé, nourriture pour celui qui a
faim
Elles sont ciel, parfum et vin pour celui qui le désire la nuit,
As-tu fait de l'herbe ton lit et du ciel ta couverture ?
Khalil Jibran
4
J’écrirai des poèmes
Sur le lait, le beurre, la crème
J’écrirai des odes en vers heptasyllabiques
Sur les vaches, les brebis, les biques
J’écrirai des myriades de myriades de sonnets
Sur le vent qui couche les lourds épis de blé
J’écrirai des chansons
Sur les mouches et les charençons
J’écrirai des sextines
Sur les fonds de jardin où se mussent les latrines
J’écrirai ds phrases obscures
Sur l’agriculture
J’utiliserai des métonymies et des métaphores
Pour parler de la vie des porcs et de leur mort
J’utiliserai l’assonance et la rime
Pour parler des prés, de la forêt, de la campagne
J’écrirai des poèmes
La main sur la charrue du vocabulaire
Raymond Queneau, Battre le campagne
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Voilà où vous en êtes, vous autres. Vous croyez que le même
bonheur est fait pour tous. Quelle étrange vision ! Le vôtre
suppose un certain tour d’esprit romanesque que nous
n’avons pas ; une âme singulière, un goût particulier. Vous
décorez cette bizarrerie du nom de vertu ; vous l’appelez
philosophie. Mais la vertu, la philosophie sont-elles faites
pour tout le monde. En a qui peut. En conserve qui peut.
Imaginez l’univers sage et philosophe ; convenez qu’il serait
diablement triste. Tenez, vive la philosophie ; vive la sagesse
de Salomon : Boire de bon vin, se gorger de mets délicats, se
rouler sur de jolies femmes ; se reposer dans des lits bien
mollets. Excepté cela, le reste n’est que vanité.
MOI. ― Quoi, défendre sa patrie ?
LUI. ― Vanité. Il n’y a plus de patrie. Je ne vois d’un pôle à
l’autre que des tyrans et des esclaves.
Diderot, Le neuveu de Rameau
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Père Whitman,
Je célèbre une matière qui engendre l’oubli de soi :
J’entame ton chant bouche ouverte
Sur les usines silencieuses de Savanah River, Rocky Flats, Albuquerque
Où les récteurs nucléaires créent une nouveauté sous le soleil
Où le Mont Manzano se vante de stocker ses atroces déchets
Pendant 240 millénaires
Tandis que notre galaxie déroule sa spirale
Autour de son noyau nébuleux
Je rugis ton cri de lion dans ma gueule de mortel
Combien de temps encore avant que ta lumière foudroie et anéantisse
tous les êtres vivants ?
Ton nom entre dans l’oreille de l’humanité
Ô plutonium maudit !
Alan Ginsberg
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Avec ses gloires et ses déboires
La guerre va clopin-clopant,
Dans la défaite ou la victoire
Tout un chacun reste perdant.
Vêtus de trous, nourris d’ordures,
On se dit en serrant les dents :
Un miracle, depuis le temps que ça dure
Doit arriver, restons dans le rang !
Bertolt Brecht, Mère courage
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c’est une saloperie
que j’ai enfouie dans le sol très profond là-bas dans sol de terre
not’mère j’sais pas comment te l’dire j’en pleure j’en rage ça s’appelle
saloperie d’nucléaire
allez loigne-toi loin loin
faut pas qu’tu restes là loin loin loigne-toi j’te dis
c’est nucléaire c’est la mort si sort ça sort de terre not’mère
c’est enfoui j’crois kcé tout fui
mais là toctoc avec ta pelle dans dix mille ans
si tu toques tu meurs tu meurs et tous les autres fants dans dix mille ans
je sais pas comment te dire
Laurence Vielle, inédit
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… Se peut-il, quand la vie n’est que peine, qu’un homme
regarde en haut et dise : je veux aussi être tel ? Oui. Tant que
la sympathie au cœur se garde en sa pureté, l’homme ne
perd rien à se mesurer avec le divin.
Est-il inconnu, Dieu, est-il ouvert comme le ciel ? Je le croirais plutôt. Là
est la mesure
de l’homme. Plein de mérite, c’est en poète pourtant que l’homme
habite cette Terre. Mais plus pure n’est pas l’ombre de la nuit, avec les
étoiles, pourrais-je dire, que l’homme qui a nom image de la divinité.
…
Hölderlin, En bleu adorable, trad. François Garrigue
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Moralistes qui ont fait du socialisme un catholicisme
Tout aussi ennuyeux Ah ! Ah ! l’engagement provincial !
Pourtant pensez à ceux qui sont muets et sourds
Car ils sont morts assassinés au petit jour
Cherche ! cherche ! la vérité car cela mène
Grand bruit dans l’âme
Michel Deguy
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Ouvriers
Prenez vos vieux drapeaux et envahissez les rues dégueulasses
De nouveauté, pleines du vrai futur de l’homme, ah ! ah !
Allons ensemble deux affreux éclats de rire sur la stabilité
Que le cycle production-consommation promet à vos fils
Soyez d’humbles monuments conscients d’être doublement
Consacrés, maudit cassage de couilles : une fois
Par l’histoire qui est l’histoire de la degueu
lasse Vulgarité
Une seconde fois par l’idéologie des Biens-espérants :
(…)
Dans six cents ans, un prophète
annoncera que dans six cents mille ans encore…
Pasolini, « C », trad. Isabella Checcaglini et Etienne Dobenesque
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j'ai tracé beaucoup de chemins,
navigué sur cent mers
et accosté à cent rivages
Partout j'ai vu
des caravanes de tristesse,
de fiers et mélancoliques
ivrognes à l'ombre noire
Et des cuistres, dans les coulisses,
qui regardent, se taisent et se croient
savants, car ils ne boivent pas
le vin des tavernes
Sale engeance qui va cheminant
et empeste la terre…
Et partout j'ai vu
des gens qui dansent ou qui jouent,
quand ils le peuvent, et qui labourent
leurs quatre empans de terre.
Arrivent-ils quelque part,
jamais ne demandent où ils sont.
quand ils vont cheminant, ils vont
sur le dos d'une vieille mule ;
Ils ne connaissent point la hâte,
Pas même quand c'est jour de fête.
S'il y a du vin, ils en boivent,
Sinon ils boivent de l'eau fraîche.
Ce sont de braves gens qui vivent,
qui travaillent, passent et rêvent,
et qui un jour comme tant d'autres
reposent sous la terre.
Antonio Machado, J’ai suivi beaucoup de chemins, Champs de
Castille, trad. Sylvie Leger et Bernard Sesé
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La parole est surtout le signe que nous sommes formés
autour d’un vide. Nous sommes, non pas ceux qui ont le
néant pour avenir, mais ceux qui portent leur néant à
l’intérieur.
Valère Novarina
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« Moi, malheureusement, ce peuple italien je l’avais aimé,
aussi bien en dehors des modèles du pouvoir (au contraire
d’ailleurs, en opposition désespérée avec eux), que des
modèles populistes et humanitaires. Il s’agissait d’un amour
réel, enraciné dans ma façon d’être. J’ai donc vu avec « mes
sens » le comportement forcé du pouvoir de la société de
consommation remodeler et déformer la conscience du
peuple italien, jusqu’à une irréversible dégradation. »
Pasolini
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Le don a la vertu d’un dépassement du sujet qui donne, mais
en échange de l’objet donné, le sujet qui donne approprie le
dépassement : il envisage sa vertu, ce dont il eut la force,
comme une richesse, comme un pouvoir qui lui appartient
désormais. Il s’enrichit d’un mépris de la richesse, et ce dont
il se révèle avare est l’effet de sa générosité.
Georges Bataille
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« … il serait injuste de nous imputer l’entière reponsabilité
de la sixième vague de disparition des espèces. De plus ne
sont jamais comptabilisée les nombreuses espèces qui sont
grâce à nous, en voie d’apparition : le surimi, le bœuf
couronné, ou corné (corned-bif), les pokemon, le canigou, le
ronron, les taganotchis, les robots sapiens, Psykhapax, Aîbo,
Furbi, le panneau de particules (mélaminé, gloméré), le
canard WC (à nourrir de papier ou de toute autre matière
prémachée). »
Jacques Rebotier, Contre les bêtes
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La vie est courte, mes petits agneaux
Elle est encore beaucoup trop longues, mes petits agneaux
Vous en serez embarrassés, mes très petits.
On vous en débarrassera, mes trops petits.
On n’est pas tous nés pour être prophètes
Mais beaucoup sont nés pour être tondus.
On n’est pas tous nés pour ouvrir les fenêtres
Mais beaucop sont nés pour être asphyxiés.
On n’est pas tous nés pour voir clair
Mais beaucoup sont nés pour être dupes.
(…)
Malheur à celui qui se décidera trop tard.
Malheur à celui qui voudra prévenir sa femme.
Malheur à celui qui ira aux provisions.
(…)
Pauvres gens, ceux qui seront arrêtés par les tournants, pauvres gens,
et il y en aura, des pauvres gens et des tournants.
Ils étaient pauvres gens en naissant, furent pauvres gens en mourant,
sont à la merci d’un tournant.
(…)
Malheur à ceux qui s’occuperont à couper les cheveux en quatre, c’est
rarement bon, c’est profondément à déconseiller dans les bagarres.
Malheur à ceux qui s’attarderont à quatre pour une belote, ou à deux
pour la mielleuse jouissance d’amour qui les fatiguera plus vite que les
autres.
Malheur, malheur !
(…)
Quant à vous, les illuminés, représentez ovus que cela ne durera pas
toujours, un illuminé n’en prend pas son saooul à chaque époque –
celle-là sera la bonne – on vous adorera avec délire, on vous suivra
aveuglément.
Enfin ! Enfin !
Mais que cela finisse vite. Je le dis pour votre bien, un illuminé ne peut
durer longtemps. Un illuminé se mange lui-même la moelle, et la
satisfaction n’est pas votre affaire. Vous verrez d’ailleurs comment cela
finira. Les sons rentreront dans l’orgue et l’avenir s’invaginra dans le
Passé comme il a toujours fait.
Michaux, L’époque des illuminés, Qui je fus
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Hâte-toi.
Hâte-toi de transmettre
Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance.
Effectivement tu es en retard sur la vie,
La vie inexprimable,
La seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t'unir,
Celle qui t'est refusée chaque jour par les êtres et par les
choses,
Dont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments
décharnés
Au bout de combats sans merci.
Hors d'elle, tout n'est qu'agonie soumise, fin grossière.
Si tu rencontres la mort durant ton labeur,
Reçois-là comme la nuque en sueur trouve bon le mouchoir
aride,
En t'inclinant.
Si tu veux rire,
Offre ta soumission,
Jamais tes armes.
Tu as été créé pour des moments peu communs.
Modifie-toi, disparais sans regret
Au gré de la rigueur suave.
Quartier suivant quartier la liquidation du monde se poursuit
Sans interruption,
Sans égarement.
Essaime la poussière
Nul ne décèlera votre union.
René Char, Commune présence, La marteau sans maître
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Viens plus près nuit aux seins nus, plus près magnétique nuit
nourricière !
Nuit des vents du sud, nuit des rares grandes étoiles !
Nuit dodelinante, folle nuit d’été nue.
Et toi voluptueuse terre aux souffles frais, souris !
Terre des arbres liquides qui sommeillent !
Terre du couchant enfui, terre des montagnes aux cimes de
brume !
Terre des déluges vitreux que verse la pleine lune à peine lisérée de
bleu !
Terre des jeux d’ombres et de lumières marquetant le courant du
fleuve !
Terre du gris limpide des nuages plus clairs, plus lumineux pour
l’amour de moi !
Lointaine terre aux coudes de plongeuse, terre riche en fleurs de
pommiers !
Voici venir ton amant, souris !
Tu m’a prodigué, donné ton amour, alors je te prodigue le
mien !
Mon indicible amour passionné.
Walt Whitman, La chanson de moi-même, trad. Jacques Darras
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Les hommes s’éveillent à la conscience
insérés dans un monde sensé.
Dans la multitude, un seul
détaché du sens –
interroge le vide
ne sachant plus ce qu’il y fait
ni la multitude.
Mais un jour la réponse est femme.
Il n’interroge plus, égaré, la nuit.
Il se dit, dans le rêve où, soudain, il se sait perdu :
-Je cherchais… ce que j’aime !
En une heure en un lieu se condensent
puis sans compter se dépensent
des forces accumulées au cours des ans comme de féeriques
richesses.
Ce n’est plus maintenant une poussière d’étoiles de la nuit
une forêt des lumières de ce monde
qui se propose à moi comme le prolongement
le magique miroir de moi-même
c’est
le jour levé
l’aveuglant
le cruel éclat du soleil !
Et voici !
voici que
désormais
je ne suis plus seul !
Bernard Noël
21
l’espace est un bandit d’honneur
c’est à lui que tu penses
quand tu suis le galop de ton cœur
le destin t’as laissé la bride sur le cou
et la poussière au goût de silice et de feu
mange ta bouche sans mémoire
le sauve-qui-peut s’évade d’une géhenne intime
qui voudrait déchirer son ciel rouge
à la proue des nuages
là-bas l’impossible dit merveille ou désastre
comme défi d’une noire solitude
contre le sabot fendu de l’aube
l’espace est un bandit d’honneur
André Velter, Indomptable
22
…
autour de Vaduz
il y a
des Suisses autour de Vaduz
il y a
des Autrichiens
autour de Vaduz il y a des Allemandsil y a autour de Vaduz
des Tyroliens
il y a des Saxons
il y a autour de Vaduz des Bavarois il y a autour de Vaduz des
Silésiens
des Tchèques
il y a autour de Vaduz des Slovaques il y a autour de Vaduz
des Magyars
il y a des Slovènes il y a des Ligures des Vénitiens
des Italiens il y a des Provençaux
il y a des Savoyards
il y a autour de Vaduz des Lorrains des Alsaciens
il y a autour, autour de Vaduz il y a des Polonais il y a des
Grands-Russes
il y a des Ruthéniens
il y a autour de Vaduz des Tziganes
tout autour de Vaduz des Ukrainiens tout autour de Vaduz
des Monténégrins tout autour de Vaduz des Roumains tout
autour de Vaduz des serbes
et il y a autour de Vaduz des Serbo-Croates il y a des
Macédoniens il y a autour de Vaduz des Albanais
il y a des Grecs des Toscans et des Sardes des Néfoussas et
des Berbères
…
Bernard Heidsieck, Autour de Vaduz
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Qui si je criais, qui donc entendrait mon cri parmi
les Hiérarchies
des Anges ? Et cela serait-il, même, et que l’un
d’eux soudain
me prenne sur son cœur : trop forte serait
sa présence
et j’y succomberais. Car le Beau n’est rien autre
que le commencement de terrible, qu’à peine à ce
degré
nous pouvons supporter encore : et si nous
l’admirons,
et tant, c’est parce qu’il dédaigne
de nous anéantir. Tout Ange est terrible.
Il me faut donc ainsi me retenir et ravaler en moi
l’obscur sanglot
ce cri d’appel. Mais hélas ! vers qui se tourner ? à
qui donc,
mais à qui peut-on s’adresser ? A l’ange, non !
à l’homme, non !
et les animaux pressentent et savent, dans leur
sagesse,
qu’on ne peut pas s’y fier : que nous n’habitons
pas vraiment notre maison
le monde interprété.
(Première élégie de Duino, trad. Armel Guerne et Laurand Gaspar)
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La chanson du hamster power
Plus affectueuse que l’énergie solaire
Mais moins dangereuse que le nucléaire
Moins encombrant que trois éoliennes
Le hamster !
Produit de l’énergie avec sa roue !
Personne n’y avait jamais pensé
Ce n’est pas un animal stupide
Il fait la roue si on lui demande
Au service de l’humanité
La fondation Nicolas Bertrand
Invente pour vous le hamster power
Avec son système de dynamo
Il produit de l’électricité
Dès à présent chez votre animalier
Réservez votre hamster power
Prenez en deux et calculez
Les économies que vous allez faire
Il faut 120 hamster pour allumer
Une ampoule de 60 watts, mais
Comme l’animal ne court dans sa roue
Que 5 pour cent du temps, munissez-vous
De 2400 hamsters par ampoule
Et donc 100.000 hamster par foyer
Pour la France 6 milliards de hamsters
Suffiront mais pour les nourrir
Il faudra 36 milliards de tonnes
De blé, 60 fois la production
Mondiale, évitons le désastre
Mais il est trop tard, z’avez acheté
Vos 2 hamsters chez l’animalier ?
Videz-les et faites-en des mouffles
Et vous pourrez couper le chauffage
La meilleur énergie c’est le négawatt
C’est à dire celle qu’on ne consomme pas.
C’était bien la peine de se casser
La nénette, Nicolas Bertrand
Pour arriver à ce résultat !
(d’après Le pacte du mois de Nicolas Bertrand, in le journal La
Décroissance)
25
Ecoute !
Ecoute qui chante : une idole
dans le transistor agricole
le coq sous sa crète écoeuré
désormais ne veut plus chanter.
Regarde
Regarde le monsieur qui parle
Sur lécran de télé rurale
La vache ferme ses beaux yeux
Pour ne pas voir ce truc hideux.
Entends !
Entends vois ce qui pétarade
Un danger pour les quadrupèdes
Voici venir les temps nouveaux
Se prélassant dans une auto.
Raymond Queneau, Battre la campagne
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A celui qui appelle stupides les travaux utiles
(song)
tu ne trouves aucun charme à vider les latrines
et tu ne vois aucun moyen de développer ton intelligence en balayant
mais tu es intelligent, mon frère
tu ne pourras pas en vidant les latrines
t’empêcher de comprendre ceci :
que tu as contribué à les remplir
ce qui t’enseignera l’humilité.
et encore ceci :
que ton devoir, si tu as contribué à les remplir
est de contribuer à les vider
ce qui t’enseignera la justice.
Et enfin ceci :
que si un pauvre paria est forcé de vider les latrines emplies par toi
et par tous ceux qui comme toi sont intelligents
au point qu’ils ne veulent s’occuper que de belles pensées
ce pauvre paria sera tout entier englouti
par la dégoûtante corvée et par sa nécessité écrasante.
Ce qui t’enseignera que par amour et respect d’autrui
tu dois te réjouir de pouvoir nettoyer ce que tu as sali
et qui peut dire que celui qui agit par amour et respect
par esprit de justice et par humilité
fait un travail stupide ?
27
Le ciel est par-dessus le toit
Si bleu si calme
Un arbre dans le ciel qu’on voit
Berce sa palme
La cloche dans le ciel là-bas
Doucement tinte
Un oiseau sur l’arbre qu’on voit
Chante sa plainte.
Mon dieu, mon dieu la vie est là
Calme et tranquille
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville
Qu’as-tu fait ô toi que voilà
Pleurant sans cesse
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà
De ta jeunesse ?
Verlaine, Prison
28
Comme le scorpion, mon frère,
Tu es comme le scorpion
Dans une nuit d’épouvante.
Comme le moineau, mon frère,
Tu es comme le moineau
Dans ses menues inquiétudes.
Comme la moule, mon frère,
Tu es comme la moule
Enfermée et tranquille.
Tu es terrible, mon frère,
Comme la bouche d’un volcan éteint.
Et tu n’es pas un, hélas,
Tu n’es pas cinq,
Tu es des millions.
Tu es comme le mouton, mon frère,
Quand le bourreau habillé de ta peau
Quand le bourreau lève son bâton
Tu te hâtes de rentrer dans le troupeau
Et tu vas à l’abattoir en courant, presque fier.
Tu es la plus drôle des créatures, en somme,
Plus drôle que le poisson
Qui vit dans la mer sans savoir la mer.
Et s’il y a tant de misère sur terre
C’est grâce à toi, mon frère,
Si nous sommes affamés, épuisés,
Si nous somme écorchés jusqu’au sang,
Pressés comme la grappe pour donner notre vin,
Irai-je jusqu’à dire que c’est de ta faute, non
Mais tu y es pour beaucoup, mon frère.
Nazim Hikmet Tu es comme le scorpion mon frère
29
Jeunes gens ne demandez pas d'autographe au poète.
I1 y a si longtemps que je n'écris plus au stylo mais à la
bouche !
Si l'homme nouveau n'invente pas un vocabulaire à la
mesure de sa conscience
Que s'écroule l'homme nouveau.
Si la conscience de l'homme nouveau reste une salle de
jeux où s'affrontent les crapuleries
Que périsse l'homme nouveau.
Si le socialisme est une pommade lénifiante sous laquelle
demeurent les plaies
Qu'éclate le socialisme.
Si l'homme nouveau n'invente pas un langage nouveau,
S'il pourvoit le malheur de constantes misères,
Qu'il périsse, lui, son langage, sa nouveauté,
Que le feu les ravage !
De l'essence, camarades, de l'essence !
Adieu
Frères.
Et nous aurions pu nous aimer...
30
On supprimera la Foi
Au nom de la Lumière,
Puis on supprimera la lumière.
On supprimera l'Âme
Au nom de la Raison,
Puis on supprimera la raison.
On supprimera la Charité
Au nom de la Justice,
Puis on supprimera la justice.
On supprimera l'Amour
Au nom de la Fraternité,
Puis on supprimera la fraternité.
On supprimera l'Esprit de Vérité
Au nom de l'Esprit critique,
Puis on supprimera l'esprit critique.
On supprimera le Sens du Mot
Au nom du Sens des mots,
Puis on supprimera le sens des mots.
On supprimera le Sublime
Au nom de l'Art,
Puis on supprimera l'art.
On supprimera les Ecrits,
Au nom des Commentaires,
Puis on supprimera les commentaires.
On supprimera le Saint
Au nom du Génie,
Puis on supprimera le génie.
On supprimera le Prophète
Au nom du Poète,
Puis on supprimera le poète.
On supprimera l'Esprit
Au nom de la Matière,
Puis on supprimera la matière.
AU NOM DE RIEN ON SUPPRIMERA L'HOMME;
ON SUPPRIMERA LE NOM DE L'HOMME;
IL N'Y AURA PLUS DE NOM.
NOUS Y SOMMES.
Armand Robin, Le programme en quelques siècles
i
31
On vend de l’air en Suisse et sur les plages,
On vend la chair pour tous les esclavages,
Tel vend sa fille et tel vend son honneur,
Nous sommes tous marchands et nul donneur ;
Tel vend de l’or, et tel encor des âmes,
Ali-baba te vendra des sésames
Et, faisant tope au fond d’un bar fleuri,
L’amant revend sa maîtresse au mari.
Marcel Thiry, Tous les grands ports ont des jardins zoologiques