L`entrée dans la montagne - Pagesperso
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L`entrée dans la montagne - Pagesperso
L’entrée dans la montagne Ou l’approche renouvelée du fait religieux au Japon 1 Anne BOUCHY (Directrice d’études à l’EFEO) « Sur les ordres du guide (sendatsu) mettre à l’épreuve son corps, couper du bois, puiser de l’eau, tantôt subir des remontrances, tantôt recevoir des coups de bâton, c’est le prix à payer pour racheter les souffrances des Enfers ; n’avoir qu’une portion réduite de nourriture quotidienne et souffrir de la faim, c’est la rétribution pour les peines des esprits affamés (gaki) ; ou encore franchir des sommets escarpés et se frayer un passage dans de profondes vallées en portant de lourds fardeaux, c’est faire acte de dédommagement pour les (souffrances du monde des) animaux. Discipliner ainsi son corps jour et nuit, au matin réciter le Sûtra du Lotus pour le rituel de repentance et anéantir ses fautes, cela revient à s’acquitter dès maintenant des douleurs des trois voies mauvaises et connaître à l’avance le sentiment de passer dans la “Terre de Joyaux” (la Terre pure) où il n’y a plus ni souillure ni affliction. » Kokon chomonjû (1254), II, 57. Saigyô (1118-1190). Ce texte du XIIIe siècle raconte comment un poète célèbre du XIIe, Saigyô, qui avait voulu expérimenter les pratiques d’ascèse dans la montagne mais gémissait de leur rigueur, fut morigéné par le maître et instruit du sens du parcours rituel qu’il était en train de vivre. La littérature japonaise classique foisonne de mentions sur les adeptes de telles pratiques, leurs pouvoirs, leur charisme, leurs actes magico-religieux. Dès le VIIIe siècle, les chroniques les évoquent, les anecdotes religieuses rapportent les récits qui parlent d’eux. Ces hommes portent le nom de yamabushi, c’est-à-dire « ceux qui couchent dans les montagnes ». Ils sont aussi appelés shugen, du nom du courant religieux auquel ils Anne Bouchy – L’entrée dans la montagne ou l’approche renouvelée du fait religieux au Japon 1 appartiennent, le shugendô, littéralement la « voie (dô) des pouvoirs ou de l’“efficace” (gen), (obtenus par) l’ascèse (shu) ». Ce dernier terme est pris ici dans son sens premier (askêsis) de pratique, d’entraînement, d’exercice du corps, d’un art, d’une technique, qui correspond à l’expression gyô ou shugyô, « apprentissage par la pratique », « pratiquer l’enseignement ». Le shugendô repose sur une conception fondamentale, celle de la montagne considérée comme l’au-delà, l’autre monde, le « monde autre ». Celui-ci est originellement le domaine inviolable d’entités terribles, figures ancestrales pourvoyeuses de vie, de nourriture, mais aussi de châtiments pour ceux qui enfreignent les règles sacrées et profanes. Par-là, sommets et chaînes montagneuses ont été considérés comme le lieu privilégié où peut s’instaurer le contact direct avec ces puissances, qui confèrent bienfaits et « pouvoirs » à ceux qui savent les approcher, les maîtriser ou devenir un avec elles. Mais, comme pénétrer dans cet espace est objet d’interdit, seules les pratiques d’ascèse garantissent à l’adepte qui le viole impunité et réussite de sa quête. Or, malgré l’abondance des écrits évoquant ces hommes détenteurs de pouvoirs non ordinaires, il fallut attendre le XXe siècle et l’impact qu’eut sur le shugendô une conjoncture historique particulière, pour que la signification réelle de tels textes puisse apparaître grâce à la mise au jour de l’ensemble dont ils n’étaient qu’un reflet. En effet, en 1872, à la suite des ordonnances de séparation du shintô et du bouddhisme, et dans le but d’éradiquer les « superstitions », le nouveau gouvernement de Meiji décréta l’interdiction du shugendô. Cette mesure visait surtout à mettre fin à la mainmise de celui-ci sur les nombreux sanctuaires shintô qu’il gérait depuis une époque souvent fort ancienne. Mais cette interdiction dégénéra en un mouvement d’extermination qui atteignit non seulement les bâtiments, les objets sacrés, les trésors et les écrits qui furent l’objet de destructions massives, mais aussi les détenteurs des traditions, individus et groupes, qui furent poursuivis et à jamais dispersés. Elle fut ainsi à l’origine de la perte irrémédiable de nombreux textes et de pratiques, qui jusque-là avaient été tenus secrets. Cependant, cette interdiction suscita également chez les adeptes du shugendô un mouvement de compilation des enseignements, des rites, des historiques des groupes. Certaines de ces compilations furent publiées à la fin du XIXe et au tout début du XXe siècle. Elles furent alors pour un petit nombre d’historiens, de spécialistes des sciences religieuses, d’ethnologues japonais le point de départ Anne Bouchy – L’entrée dans la montagne ou l’approche renouvelée du fait religieux au Japon 2 d’investigations, qui les conduisirent à dégager la place et l’importance du shugendô dans l’histoire de la société et du fait religieux japonais. Paradoxalement, c’est donc la condamnation du shugendô par une politique qui se voulait éclairée, rationnelle et occidentalisante, qui permit à celui-ci d’apparaître au grand jour et, par suite, d’être réhabilité par l’action, parallèle et parfois conjointe, de ses adeptes et des chercheurs. On voit ici clairement, comment, dans ce cas précis, les circonstances historiques du terrain, pris dans le sens large non seulement de l’objet d’étude appréhendé sur place mais aussi de tout le contexte socioculturel qui l’englobe, ont déterminé la dissimulation et la production de différentes catégories de textes : anecdotiques, religieux, administratifs, législatifs et scientifiques. Or, l’explicitation des textes relatifs au shugendô est étroitement liée, d’une part, aux pratiques rituelles, et, d’autre part, aux pratiques scientifiques. Autant que la loi interne du secret, l’attitude des observateurs, puis des chercheurs des XIXe et XXe siècles peut en effet être considérée comme l’un des obstacles majeurs à la diffusion de connaissances exactes sur le shugendô. Lorsqu’en 1936, Wakamori Tarô, premier historien à aborder le shugendô comme un domaine spécifique, le choisit comme sujet de mémoire de licence en histoire de la religion, il dit s’être senti (je cite) « quasiment honteux, car ce n’était alors qu’un simple objet de curiosité ». À la différence des aspects établis du fait religieux japonais, comme toutes les branches du bouddhisme, les divers enseignements shintô, la voie du yin et du yang, connus et étudiés de longue date à partir des textes et constituant le centre des études religieuses académiques, le shugendô était alors situé hors du champ scientifique et de la respectabilité. Les recherches sur le shugendô débutèrent au Japon par de méticuleuses investigations des textes. Mais c’est avec l’utilisation conjointe des méthodologies de l’ethnologie du Japon, dénommée sur place « études/science du folklore », qu’elles parvinrent à constituer un domaine scientifique autonome. En effet, pour se pencher sur le shugendô, il ne suffisait pas de se livrer à l’examen de textes. Quitter les bibliothèques, gagner les montagnes et les villages reculés se révéla une nécessité pour rencontrer les détenteurs des ultimes enseignements oraux, des manuscrits inédits, et pour connaître le déroulement réel et le sens des parcours rituels, des cérémonies annuelles, des pratiques d’oracles et de guérison. Dans le cas du shugendô, seule une confrontation des lieux, des objets, des actes, des multiples discours et des écrits permet de faire émerger la multiplicité des ordres de référence, la complexité et l’imbrication des registres de significations. En Anne Bouchy – L’entrée dans la montagne ou l’approche renouvelée du fait religieux au Japon 3 outre, la diversité des éléments de ce que l’on peut appeler la « culture shugen » nécessite les approches combinées de plusieurs disciplines : l’histoire sociale, les sciences des religions, l’ethnologie du Japon, l’historiographie locale, l’archéologie, l’histoire culturelle et notamment celle des arts de la danse, de la peinture et de la statuaire, de l’architecture, ou encore celle de la médecine, de la pharmacologie, des sciences techniques (comme celle des métaux) et naturelles (comme la botanique). Par sa structure composite, le shugendô s’est révélé ainsi un domaine scientifique de confluence incitant à l’interdisciplinarité. À ce titre, on peut dire que la constitution d’un domaine scientifique au Japon centré sur le shugendô a participé et bénéficié de la transformation des sciences humaines et sociales de la seconde moitié du XXe siècle. Les scientifiques japonais, qui héritent d’une longue tradition académique, introduisent alors aussi dans leurs disciplines respectives les apports des grands courants scientifiques européens et américains. Les uns et les autres tentent diverses synthèses qui contribuent à modifier regards, approches, méthodologies. Pour un certain nombre d’entre eux, notamment des historiens, des ethnologues, cette période est celle d’une remise en question de la construction même de l’objet scientifique et des buts de leur discipline. Dans les années 1970, ils conçoivent comme une priorité la réécriture de l’histoire socioculturelle. Ils vont ainsi travailler à y intégrer les aspects occultés ou détruits par le processus de construction de la société moderne à l’époque Meiji, au nombre desquels se rangent l’univers des gens de mer et des montagnes, celui des marginaux, des exclus. Se déploie ainsi une réflexion renouvelée sur le fait religieux dans sa globalité, et aussi sur ce qui est appelé « milieux populaires », « culture populaire ». Le shugendô offre en ce domaine un terrain de choix. Dans les années 1965-1970, tous les chercheurs travaillant sur la question ont participé aux différentes entrées dans la montagne des groupes shugen reconstitués après Meiji. Leurs travaux, devenus extrêmement nombreux entre les années 1970 et 1980, contribuent à une large diffusion des connaissances sur le shugendô dans le grand public, qui accueille favorablement les publications, les films, les expositions sur le sujet. Dans les collectivités des terroirs, où existent des centres shugen actifs ou leurs vestiges, et où les yamabushi ont circulé durant des siècles en laissant des traces écrites, matérielles ou dans les mémoires, se mettent en place des activités de recherche locale, de compilation d’importants corpus de documents bruts, des fouilles qui mettent au jour des trésors épargnés par la tempête de Meiji. Anne Bouchy – L’entrée dans la montagne ou l’approche renouvelée du fait religieux au Japon 4 La démarche des scientifiques sur le terrain est donc aussi doublement productrice de textes : ceux qu’ils découvrent et ceux qu’ils écrivent. Les documents collectés couvrent un vaste éventail allant des historiques des groupes aux pharmacopées, en passant par les manuels rituels ou les archives administratives. Quant aux textes scientifiques, de très nombreuses études, plusieurs sommes sur le shugendô – dont l’une de 18 volumes – paraissent dans les années 1970-1980, réunissant les travaux de tous les acteurs de cette recherche. L’ensemble des titres s’élève aujourd’hui à plusieurs milliers 2. C’est sur cet arrière-plan et dans le cadre des études japonaises sur le sujet, qu’à partir des années 1960 quelques chercheurs européens et américains s’intéressent au shugendô. Personnellement, je travaille au Japon, en tant qu’ethnologue, en collaboration avec des chercheurs japonais, à des programmes de recherches menés en groupe ou individuellement depuis 1972 et dans le cadre de l’EFEO depuis 1994. Les approches sont diverses et peuvent partir des textes religieux, historiques, de la littérature, ou des pratiques rituelles observables. Mais pour tous les chercheurs non japonais, les difficultés sont démultipliées par l’importance des apprentissages préalables – parmi lesquels celui de la langue parlée et écrite, ancienne et moderne, sacrée et profane n’est pas le moindre – ; démultipliées aussi par la nécessité de connaître les traditions universitaires et les pratiques scientifiques japonaises du texte comme du terrain, s’ils veulent pouvoir faire une œuvre originale qui soit reconnue par leurs collègues japonais, puis transmettre et publier les résultats de leurs travaux dans leurs pays respectifs. Pour un ethnologue, le shugendô représente en outre un travail à deux niveaux : sur le terrain du shugendô proprement dit, et sur ce terrain qu’est la recherche sur le shugendô elle-même, avec ses tendances, ses méthodologies, ses acteurs, ses zones d’influence, etc. La collecte et le déchiffrement de textes extrêmement spécialisés, tout comme l’observation des rituels, impliquent qu’ils gagnent des terrains difficilement accessibles, où les obstacles sont non seulement géographiques mais également d’ordre administratif, religieux, humain. Mais s’introduire dans les milieux scientifiques, y acquérir des connaissances suffisantes et y collaborer à part entière n’est pas la tâche la plus aisée de tout le parcours. Tant s’en faut ! En revanche, le shugendô, comme toutes les disciplines alliant texte et terrain, est aussi l’un des champs scientifiques offrant aujourd’hui au chercheur, qu’il soit japonais ou non, la possibilité de découvertes, qui peuvent être celles de documents manuscrits ou d’estampages, de transmissions orales, d’objets ou de lieux de culte, etc, comme aussi de rencontres exceptionnelles. Anne Bouchy – L’entrée dans la montagne ou l’approche renouvelée du fait religieux au Japon 5 Les études sur le shugendô sont ainsi un cadre à l’intérieur duquel existe une dynamique d’échanges internationaux. La majorité des auteurs non japonais de travaux sur la question sont passés, comme leurs collègues du pays, par l’entrée dans la montagne. Cette présence sur place des chercheurs occidentaux, a permis que les connaissances sur ce sujet se répandent presque en même temps à l’intérieur et à l’extérieur du Japon. Cependant, les conditions mêmes des études leur imposent, hors du Japon, un développement beaucoup plus lent, et la diffusion des résultats des recherches reste polarisée à l’intérieur du Japon. Comme cela a été le cas pour la recherche japonaise sur le sujet, il y a beaucoup à faire pour que, hors du Japon, les travaux sur le shugendô et le shugendô puissent trouver la place qui leur revient dans le cadre des connaissances sur ce pays. Pourtant, ce domaine constitue une exception notable dans l’histoire des études japonaises. Les informations anciennes les plus précises sur le déroulement des entrées annuelles dans la montagne sont dues en effet, non pas à des auteurs japonais, mais à des missionnaires portugais du XVIe siècle. Elles sont contenues dans des missives que ces jésuites envoyèrent aux divers centres asiatiques et européens de La Compagnie et rapportent le récit que leur en firent des yamabushi convertis au christianisme et donc libérés du serment de silence imposés à tous ceux qui entrent dans la montagne. Des écrits, fragmentaires certes et présentant le shugendô comme un culte du diable, en témoignèrent donc néanmoins en Europe dès cette époque. Quoi qu’il en soit, dans ce domaine précis, et à la différence de disciplines reposant sur la seule étude des textes, la nécessité de la présence sur le terrain jointe aux difficultés inhérentes à celui-ci est sans doute un obstacle majeur à l’augmentation du nombre des chercheurs. Toutes les études évoquées précédemment ont fortement contribué à transformer le regard sur le shugendô. Elles font clairement apparaître que, loin de concerner une frange minoritaire de la population, les yamabushi – des marginaux s’adonnant aux pratiques ascétiques et magiques –, le shugendô est un fait socioreligieux relié à tous les aspects de la société, des cultures centrales et locales, de la religion. On a pu mettre en évidence comme l’une de ses caractéristiques le fait de renfermer un très grand nombre des éléments développés séparément dans les autres formes religieuses établies, tout en perpétuant des aspects archaïques disparus de ces autres formes. Mais les résultats cumulés des diverses approches sur les multiples facettes du shugendô convergent aussi pour montrer qu’il ne peut être classé dans aucune autre forme religieuse, bouddhisme ou shintô. Par-delà ses côtés institutionnels qui le mettent en relation d’affiliation à ces derniers, il constitue une entité spécifique formant Anne Bouchy – L’entrée dans la montagne ou l’approche renouvelée du fait religieux au Japon 6 système, et ce système n’est pas la simple juxtaposition d’éléments empruntés à tous les courants religieux, mais bien la combinaison de ceux-ci selon les principes d’une vision du monde, de pratiques et d’objectifs propres. Après avoir été longtemps considéré comme une forme religieuse marginale, le shugendô a pu être qualifié de représentant par excellence du fait religieux japonais. Bien plus, une telle prise en compte du shugendô incite à revisiter les conceptions, l’histoire du bouddhisme et du shintô et de leurs rapports. Quant à ce système – dont la complexité demande un développement dépassant les limites de cette courte présentation –, on peut dire en tout cas qu’il repose sur une conception tripartite de la démarche du yamabushi : les pratiques d’ascèse dans la montagne sont les conditions préalables à l’identification de l’adepte avec les divinités (assimilées à des entités bouddhiques ; cette assimilation sous-tendant la construction d’un panthéon, d’une cosmologie, de rituels et d’étiologies extrêmement riches) ; cette identification est la source de pouvoirs ; ces pouvoirs doivent être utilisés dans la société pour remédier à toutes les formes d’affliction et contribuer à la libération des causes du malheur. Dans cet ensemble, l’univers des montagnes et la participation du corps, d’une part, la conceptualisation et la mise en forme de ces données grâce au discours bouddhique, d’autre part, sont deux axes majeurs. Leur articulation complexe au niveau des textes et du vécu ritualisé a donné lieu à des développements particulièrement riches de la recherche. À partir d’une même nécessité de l’approche conjointe des textes et du terrain deux directions majeures ont été explorées. L’une, représentée par Gorai Shigeru, pose les textes comme le résidu de pratiques accomplies originellement « au péril de leur vie » par les yamabushi (qui pouvaient aller jusqu’à abandonner leur corps volontairement), pratiques qui furent transcrites précisément au moment où elles disparaissaient en tant que telles pour devenir des rites où le formel l’emporte sur l’acte réel. Dans cette optique, les textes – qui doivent cependant être pris en compte mais avec recul – reflètent donc la dégénérescence du shugendô (c’est-à-dire, sa formalisation et son institutionnalisation). Ils sont utilisés par le chercheur comme instrument pour la reconstitution de pratiques originelles qui leur servent à la fois de référence et d’idéal. À l’inverse, la seconde orientation, représentée par Miyake Hitoshi, donne une place prééminente aux documents écrits. Cette formalisation est considérée comme étant précisément ce qui rend possible l’analyse systématique du contenu à partir de motifs minimaux. C’est la face institutionnelle du shugendô qui se touve ainsi éclairée par l’examen de tous les écrits disponibles. Bien plus, ce même principe est appliqué à tout autre Anne Bouchy – L’entrée dans la montagne ou l’approche renouvelée du fait religieux au Japon 7 document oral, gestuel, mis en fiches analytiques. Par-là, est mis en lumière en quoi et comment les concepts et les formes bouddhiques ont été les instruments privilégiés de la conceptualisation et de la ritualisation des pratiques originelles. Ici, toute donnée est en quelque sorte considérée comme un « texte », tandis que, dans l’optique précédente, le texte n’est qu’un passage vers le « terrain », toujours premier. Les deux approches cependant se complètent et sont à l’origine d’une production scientifique considérable qui permet aujourd’hui d’avoir une vision globale du shugendô. L’histoire du shugendô ainsi mise au jour apparaît comme sous-tendue par la dynamique d’un double processus : l’éloignement par rapport aux pratiques ascétiques dans la montagne qui vont en se formalisant mais restent un idéal, et l’institutionnalisation qui s’accentue avec le temps et génère des textes. Les pratiques ascétiques premières d’ermites des montagnes reposaient sur les impératifs de la vie la plus primitive, progressivement érigée en règle et idéal (habitat dans les grottes, vêtements et nourriture de végétaux sauvages, non cultivés et non cuits). Dès le VIIe siècle, ces ermites adoptent certains éléments des techniques d’immortalité chinoises et du taoïsme. Aux VIIIe-IXe siècles viennent se greffer sur cet ensemble les rites et les concepts venus notamment du bouddhisme ésotérique. Le système appelé shugendô prend alors forme. D’individus isolés, les adeptes s’organisent en groupes dont les principaux sont ceux des monts Ômine, au sud de Nara. Les modèles spécifiques d’ascèse individuelle et collective, notamment les « entrées dans la montagne », ainsi que les généalogies des différents groupes et leurs structures collectives sont constitués. Entre les XIIe et XVe siècles, avec l’organisation de deux branches, l’une (Honzan) affiliée au bouddhisme Tendai, et l’autre (Tôzan) affiliée au bouddhisme Shingon, ce que l’on peut appeler la face officielle du shugendô s’institutionnalise. À partir du XVIe et jusqu’au XIXe siècle, ces deux aspects coexistent. L’un, le côté institutionnalisé, s’impose néanmoins comme norme. Il est représenté par des groupes de yamabushi, organisés en structures de temples et monastères hiérarchisées, où s’élaborent un corps de doctrines à l’aide du discours bouddhique et le culte des fondateurs. Tandis que l’autre est le fait d’individus isolés et de lignées plus ou moins secrètes, prenant pour idéal les anciennes pratiques du système premier, qu’ils perpétuent au cours des âges et ceci jusqu’au XXe siècle, comme les enquêtes sur le terrain ont pu le prouver. Anne Bouchy – L’entrée dans la montagne ou l’approche renouvelée du fait religieux au Japon 8 L’entrée dans la montagne à laquelle participa Saigyô, ce poète du XIIe siècle dont je citais l’histoire pour commencer, est un exemple représentatif de l’imbrication fort complexe de tous ces niveaux du texte et du terrain dans l’histoire du shugendô et dans celle des recherches en ce domaine. Sur le terrain, il s’agit d’un parcours de quelque 172 kilomètres allant de sommet en sommet d’une chaîne montagneuse, qui s’élève entre 1900 et 1300 m, dans la péninsule de Kii, au sud de Nara, entre Yoshino et Kumano. Ce trajet, appelé « entrée dans la montagne (nyûbu ou mine.iri) » était exécuté originellement du sud au nord au printemps en 100 jours, et du nord au sud en automne en 75. C’est ainsi que Saigyô le vécut. De nos jours, il se déroule en 5 jours sur une distance réduite de moitié. Ces entrées « actives » dans la montagne (centrées sur la marche) aux deux saisons intermédiaires du printemps et de l’automne avaient originellement pour pendant deux autres nyûbu plus « contemplatifs », l’un en hiver (retraite de plusieurs mois dans une grotte isolée par les neiges) et l’autre en été (offrandes de fleurs aux divinités et retraite sur les sommets pendant 90 jours). Ces deux dernières entrées dans la montagne, aujourd’hui exceptionnelles, subsistent surtout sous la forme réduite d'une célébration locale. À l’image du récit du XIIIe siècle, les textes anciens, comme les petits manuels distribués aujourd’hui aux participants, assimilent ce périple à l’entrée dans le monde de l’au-delà de la mort et en donnent une interprétation bouddhisée, comme en reçut Saigyô. Les souffrances physiques y étaient données comme le prix à payer pour être exempté des tourments d’après la mort. L’au-delà est représenté comme divisé en dix voies ou dix mondes. Le dernier est celui des buddha ou de la bouddhéité, que le yamabushi expérimente, au bout du parcours, de son vivant, en son propre corps. Cette notion recouvre cependant celle, toujours vivante, de l’identification de l’adepte avec les divinités des montagnes, qui habitent – ou bien plus sont conçues comme constituant – le cœur de l’univers naturel. En outre, la montagne est également représentée, d’un côté, comme la matrice où l’on entre pour renaître transformé et, de l’autre, comme le corps du Buddha (ou des buddha), dans lequel toute manifestation a son origine et participe d’une unité cosmique première. Elle est encore donnée pour être un espace de mandala, ou celui du texte même des sûtra, comme, notamment, celui du Lotus. Parcourir la montagne revient ainsi à « s’inscrire » dans les mandala, ou « réciter » ces sûtra, et en connaître l’enseignement par le biais de la démarche physique. Ainsi par exemple, dans les monts Katsuragi, chacun des 28 volumes du Sûtra du Lotus est enterré sous des stèles formant 28 stations disposées tout au long d’un parcours de crêtes d’une centaine de kilomètres. Dans tous les cas, texte, diagramme rituel et espace sont assimilés en une seule et Anne Bouchy – L’entrée dans la montagne ou l’approche renouvelée du fait religieux au Japon 9 même unité. L’adepte, qui au cours de sa pérégrination-lecture fait en son corps l’« apprentissage » de cette totalité, peut participer ici et maintenant à l’être de celle-ci, qui lui est présenté comme étant aussi sa véritable nature. Les montagnes sont à décrypter comme un vaste recueil d’enseignements, dont seul le parcours ritualisé peut révéler le sens, « illisible » pour le profane. Ici apparaît bien l’une des grandes caractéristiques du shugendô : une terminologie et des rituels utilisant largement le riche appareil bouddhique, pour formaliser d’une façon particulière et synthétique une cosmologie, des croyances, des pratiques, une éthique, le rapport au corps, au groupe, au cosmos. L’entrée dans la montagne aujourd’hui, quoique beaucoup moins rude et beaucoup plus courte que celle vécue par Saigyô, reçoit à peu de chose près une explication semblable à celle qui lui fut donnée. Il s’agit de « surmonter » les trois voies mauvaises et d’assimiler l’enseignement des autres pour réaliser en ce corps sa propre nature d’Éveillé. Mais, s’il existe bien des textes sur ce cheminement, jusqu’à une date très récente, aucun d’entre eux n’était communiqué à l’adepte pour rendre explicite le contenu caché du trajet matériel. Puisque, comme on l’a vu, le shugendô place au centre de toutes ses pratiques des processus d’expérimentation par le corps, conçus comme la dynamique par laquelle doit s’ouvrir la compréhension de l’esprit. Or, Saigyô, homme de lettres de la capitale a été incapable de supporter les violences physiques et la dureté des conditions de marche, parce que la symbolique ne lui en était pas claire. L’anecdote du Kokon chomonjû rapporte donc comment le guide, contrairement à la coutume, dut avoir recours à une explication verbale pour justifier les mauvais traitements qu’on lui faisait subir. Saigyô fut, semble-t-il, convaincu, puisqu’il est ajouté qu’il réitéra avec ferveur ce parcours rituel des monts Ômine. De nos jours, si l’on interroge les participants lors de l’entrée dans la montagne, on constate qu’il existe un décalage entre les explications données et la façon dont chacun vit ce périple. La question est bien toujours de trouver un sens actuel à ces données anciennes et à ces journées au cours desquelles sont expérimentées des conditions physiques parfois intolérables pour les citadins laïcs des mégalopoles contemporaines. Pour eux, comme pour Saigyô, la difficulté à accepter la violence faite au corps comme productrice de sens n’est-elle peut-être pas très différente. Mais on peut dire qu’il y a sans doute un écart considérable entre le sens construit à partir de cette expérience par des hommes du XIIe siècle et par ceux des XXe et XXIe siècles. Or pour accéder à ce sens, la seule observation des actes des yamabushi est insuffisante, pas plus que ne le permet une approche de ce parcours rituel réduite à ce qu’en disent les textes. Anne Bouchy – L’entrée dans la montagne ou l’approche renouvelée du fait religieux au Japon 10 Bien plus, le décalage entre les textes rituels secrets, normatifs, et le vécu, où le présent de l’acteur prévaut, est précisément la brèche toujours ouverte à l’adaptation et à la recomposition des enseignements, qui au bout du compte sont les moteurs de la (re)création continue des traditions. Le shugendô, par le biais de la participation du corps, offre donc la possibilité d’une réactualisation permanente de ses contenus et, pour le chercheur, celle d’être le témoin de ce fonctionnement, pourvu qu’il accepte de se joindre à l’entrée dans la montagne. À ce propos, je mentionnerai pour finir un problème où se mêlent l’histoire et le contemporain. Est toujours en vigueur aujourd’hui la défense faite à toute femme de se rendre en haut de l’un des monts Ômine, le Sanjôgadake (le mont-Sommet). C’est là une survivance de l’interdit absolu qui pesa originellement sur toute personne, puis fut ensuite limité à la présence féminine. Terre réservée exclusivement aux pratiques masculines, ce sommet comporte tout un parcours d’ascèse très rude, qui fut l’objet de mentions particulièrement effrayées dans les missives des missionnaires portugais du XVIe siècle. Lors des entrées dans la montagne auxquelles j’ai pris part, il m’a donc fallu respecter cette interdiction, et, avec les autres participantes, nous avons rejoint le groupe des hommes un peu après ce territoire interdit. Néanmoins, comme ce parcours rituel des monts Ômine a été érigé en modèle et reproduit dans toutes les montagnes où existèrent des centres shugen, j’ai pu également parcourir des « copies » de ce périple dans le nord du Japon, sur le mont Ryôzen (département de Fukushima), ou encore sur le mont Inunaki (Ôsaka), par exemple. Or, en été 1999, de violentes réactions contradictoires ont secoué les milieux religieux et laïcs concernés, lorsqu’un groupe de femmes annonça, par voie de presse, avoir volontairement violé le tabou qui leur interdisait l’accès à ce sommet célèbre, pour s’opposer à ce qu’elles dénonçaient comme une marque de « discrimination féminine ». Mouvement de contestation de règles qui jusque-là ont été considérées comme inhérentes au shugendô, cette crise, qui n’est pas encore résolue aujourd’hui, s’est produite paradoxalement sur un fond de médiatisation inégalée et de célébrations grandioses du shugendô. En effet, l’année 2000 a été fêtée comme celle du 1300e anniversaire de la mort de son fondateur, En No Gyôja, l’« Ascète En ». Ces problèmes du terrain contemporain touchent ici le shugendô dans ses pratiques et dans le discours légitimant ses enseignements fondamentaux. Ils font partie des bouleversements actuels du rapport texte-terrain. À leur nombre se comptent la désintégration des communautés locales, la disparition des dépositaires des savoirs anciens, ou encore les recompositions idéologiquement ou économiquement orientées sous des labels Anne Bouchy – L’entrée dans la montagne ou l’approche renouvelée du fait religieux au Japon 11 folkloriques, touristiques ou culturels. Parallèlement, s’élabore aussi par le truchement des spécialistes religieux de l’oracle, vivant dans les centres urbains notamment, un shugendô adapté aux exigences des citadins en proie aux troubles de tous ordres. Toutes ces transformations sont précisément le terrain d’actualité du fait religieux où se trouvent concernés, au Japon comme ailleurs, les objets et les acteurs de la recherche. 1. Ce texte est la version augmentée et remaniée de l’intervention faite dans le cadre du colloque « Texte et terrain en Asie », organisé les 4 et 5 décembre 2000 au Sénat, en l’honneur du centenaire de l’EFEO. 2 Pour un aperçu plus détaillé sur le shugendô et l’histoire des recherches sur le shugendô, voir Anne Bouchy, « La cascade et l’écritoire. Dynamique de l’histoire du fait religieux et de l’ethnologie du Japon : le cas du shugendô », BEFEO 87-1 (2000), p. 341-366. Anne Bouchy – L’entrée dans la montagne ou l’approche renouvelée du fait religieux au Japon 12