CLéS DE SOL L - Entre-gens

Transcription

CLéS DE SOL L - Entre-gens
Guy DiDier
Photographies de Jean-Louis Hess et Jeannette Gregori
Préface de Pierre Greib
CLéS DE SOL
des Strasbourgeois solidaires
Editions Entre gens
Guy Didier
Photographies de Jean-Louis Hess et Jeannette Gregori
Préface de Pierre Greib
CLéS DE SOL
des Strasbourgeois solidaires
Editions Entre gens
Lire la ville, la photo de couverture a été composée par Thifaine Leplat, 15 ans, lycéenne
au Lycée Marc Bloch de Bischheim. Les Strasbourgeois reconnaîtront la façade de la
Médiathèque André Malraux, où s’inscrivent ces mots de Charles de Gaulle sur l’auteur
de La condition humaine : « La présence à mes côtés de cet ami génial, fervent des hautes
destinées, me donne l’impression que, par là, je suis couvert du terre-à-terre. ».
Les photographies de Jean-Luc Kaneb, Saadia Fatmi, Francis Kern, Jeanne Maurer, Albert
Luther, Jean-François Mugnier sont personnelles. La photo de Güllü Işık nous a été confiée
par Laura Martin, la photo de Ringo Weiss par Jean-Marie Fawer, la photo de Myriam Niss
par Hélène Sadowski-Puel.
« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. à te regarder ils
s’habitueront. » (René Char)
Strasbourg, carrefour des solidarités
Ces portraits, écrits par Guy Didier, ont été réalisés par Entre gens,
association de journalisme citoyen sur la diversité sociale et culturelle.
Indépendante, l’association Entre gens a été fondée par des personnes
venant de toutes les régions de France et aux origines diverses, autour de
l’animation d’un site internet (www.entre-gens.com), portail de portraits
de la pluralité française.
De Güllü Işık à Michel Sexauer, les personnes avec qui nous allons
cheminer ici sont présentées selon la chronologie des rencontres, de
février à juin 2011.
Les remerciements de l’auteur vont à Mme Marie-Dominique
Dreyssé, adjointe au Maire de Strasbourg en charge des Solidarités. Elle
a permis que ce travail puisse être réalisé en l’associant à la dynamique
engagée par la municipalité, dans le cadre de son Projet Social et Santé de
Territoires « Strasbourg, au carrefour des solidarités ».
Mais cette production n’aurait pu être menée sans le soutien constant
et la médiation active de M. Jean-Claude Bournez, chef de projet à la
Direction des Solidarités et de la Santé de la Ville et de la Communauté
urbaine de Strasbourg.
Toutes les personnes dont nous allons suivre les parcours tout au long
de cet ouvrage ont accepté avec enthousiasme de se raconter, non pas tant
pour elles-mêmes que pour faire partager leurs engagements solidaires,
dans un cadre professionnel ou le plus souvent citoyen. Qu’ils et elles en
soient vivement remerciés.
Tous vous invitent, au-delà de la lecture qui, nous l’espérons, vous
sera agréable, à les accompagner dans leurs actions au plus près des gens,
au plus près des territoires de cette ville de Strasbourg. Pour que change
la vie…
Table
Solidaires ! par Pierre Greib
7
La plus belle histoire d’amour de Güllü
9
Jean-Pierre Ringler au-delà du regard
12
Abderrahmane Merah, le Neuhof au cœur
17
Michèle Boehm, cœur de ville 20
Jean-Luc Kaneb, la vocation de l’animation 25
La nostalgie d’Erdoğan Öğreten 29
Liliane Huder sur les traces de Paulette 34
Bravo Aziza ! 38
Monique Maitte, du tag au tag
41
Ringo Weiss, puissance 4 46
Jeannette Wünschel respire pour l’autre 50
Patricia Garcia de Poillerat agrandit le monde
55
Jeannette Gregori voyage au pays des autres 59
L’Alsace Blues d’Abbès Benharrat 63
Le Salon de thé Martine, le point central 67
Saadia Fatmi prend les enfants par la main 71
Les histoires croisées de Regina de Almeida 75
Cyr Parmentier Djakpo, le tresseur de cordes 81
Dominique Leblanc, un compagnon de route 86
Michel Reeber, à la grâce de Dieu 91
Myriam Niss, les gens d’abord 101
Chantal et Philippe Krafft en roue libre 106
Jean-Louis Hess en courant alternatif
112
Marinette Gonon en clé de sol 118
Jeanne Maurer, la chronique du siècle
123
Albert Luther in persona 128
Arlette Bleny, une voix 133
Francis Kern, un pionnier 137
Mina El Bakali, l’art en entrée libre 142
Max Disbeaux, hors les murs 147
Marguerite Zabern - Keck, une enfance dans la guerre /
une vie deux passions
151
Michel Hentz en covoitur’ange 161
Pascale Spengler à cache cache 167
Françoise Benoît, connue comme le loup blanc
174
Jean-François Mugnier, non formaté
179
Docteur Hamza, Nabila tout simplement 183
Djilali Kabèche, le courage en héritage 187
Marc Lévy sème des graines 191
Michel Sexauer entrepreneur solidaire 196
Véronique Dutriez in eternam 202
Solidaires !
Ils sont nés dans la haute vallée de la Bruche ou en Kabylie, sur les
hauts plateaux du Mexique, en Franche-Comté ou au Bénin, dans les Vosges
ou en Anatolie, peut-être même à Strasbourg ! Ils sont hommes, femmes,
jeunes ou plus âgés, médecins, animateurs, postiers, artistes, et même sans
profession, certains longtemps sans domicile fixe, d’autres un temps sans
papiers. Ils ont grandi dans une religion, chrétienne, musulmane ou juive,
ou sans religion, ont pris un engagement politique ou pas. Quelques uns
ont réussi rapidement, d’autres ont galéré longtemps avant de se poser.
Ils vivent seuls ou en famille, ont fait de belles rencontres… et aussi des
ruptures.
Chacune, chacun d’entre eux à sa manière a créé, inventé, saisi une
opportunité et l’a fait fructifier, en solitaire, rarement, en association le
plus souvent, avec le soutien des institutions aussi.
Ce petit livre n’est pas un traité ni un essai, ni un roman. Il se veut
simplement le reflet, incomplet, certes, mais signifiant de ce que des
hommes et des femmes peuvent contribuer à tisser des liens dans un lieu
donné. Ils ne forment pas un groupe homogène, ne se connaissent pas
tous entre eux, mais si l’on cherche un peu, il est fort probable qu’un
fil ou même plusieurs les réunit, formant une espèce de filet, de net, de
réseau. Pour beaucoup d’habitants, souvent parmi les plus démunis, dans
la ville, ils sont la personne qui un jour a donné un coup de main décisif,
ou un coup de pouce, ou un coup de gueule qui a permis de sortir d’une
galère, ou simplement montré que des solutions étaient possibles. Parce
qu’ils sont là, la société strasbourgeoise n’est pas qu’un lieu clos organisé
par des rapports de force et de domination, mais aussi un espace où la
rencontre avec d’autres peut faire sens et améliorer des existences.
Vivre ensemble n’est pas un concept vide ou une expression à la
mode. Cette galerie de portraits illustre que malgré la dureté des temps les
mots de solidarité, d’accompagnement représentent des réalités à partir
du moment où des individus, dans leur histoire, ont fait le choix de ne pas
rester seuls et de ne pas admettre que d’autres subissent la solitude.
Strasbourg, carrefour de routes, est l’espace où ces personnes se sont
rencontrées. Ce n’était pas un rendez-vous programmé : les hasards de
l’existence, de rencontres, de ruptures, de voyages, ont permis qu’avec
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Clés de sol
elles l’humanité y soit plus humaine et la vie plus viable. C’est aussi un
lieu où une municipalité est attentive à ce que ces personnes, ces gestes,
ces liens soient reconnus.
Celui qui raconte ces vies mérite aussi d’être connu : issu d’une
famille ancrée dans une vallée vosgienne qui a connu les avatars des
restructurations économiques des dernières décennies, il a connu de
grands bonheurs, et aussi des difficultés. Toujours à l’affût des hommes et
des femmes d’ici et d’ailleurs, il a créé des liens, inventé des événements
et inspiré des réalisations que d’autres ont portées par la suite. Depuis
quelques années, il consacre une partie de son activité à rencontrer des
gens venus des quatre coins du monde et qui ont fait et souvent réussi leur
vie dans toutes les régions de France. Guy Didier s’attache à faire leur
portrait, à les faire reconnaître comme acteurs de la vie sociale dans tous
ses aspects, économique, culturel, social. Nous étions ensemble place de
la Bastille un soir de décembre 1983 avec des milliers d’autres et nous
avions vu apparaître sur un carton la formule devenue célèbre par la suite :
« La France, c’est comme une mobylette, pour qu’elle avance il lui faut
du mélange.»
a un moment où la stigmatisation de l’étranger et le repli sur son
clocher sont fortement encouragés, ce petit ouvrage pourrait une fois
encore contribuer à reconnaître et à faire savoir que la mobilité est porteuse
de solidarités !
Pierre Greib
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La plus belle histoire d’amour de Güllü
La plus belle histoire d’amour de Güllü
Soudain un souffle violent. Tout se met à bouger dans la pièce. Güllü
se jette sous une table. Elle croit à un tremblement de terre. Lorsqu’elle
reprend un peu ses esprits, elle se retrouve complètement seule. Elle voit
dans la rue tout le monde courir dans tous les sens. C’était le 21 septembre
2001. Le cours de français que la jeune femme originaire de Turquie était
en train de suivre à Toulouse se trouve juste en face de l’usine AZF. En
rentrant chez elle, dans sa petite chambre non loin de là, elle découvre sur
son lit des centaines d’éclats de verre. Si elle s’était trouvée là…
Güllü Işık est arrivée pour la première fois en France à Strasbourg,
« parce que c’est la ville des droits de l’homme ». C’était en 1999. Elle avait
quitté Istanbul et séjourné quelques temps en Suisse en tant qu’artiste, à
Zürich, à Saint-Gall. Güllü joue du saz. Elle chante aussi magnifiquement.
Son répertoire est surtout en langue kurde et plutôt militant, ce qui l’a
placée sous les menaces de la répression. C’est en demandeuse d’asile
qu’elle est arrivée à Strasbourg et c’est avec son statut de réfugiée qu’elle
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Clés de sol
s’est retrouvée plus tard dans ce cours de langue de la ville rose. L’artiste
kurde est revenue ensuite vers la Suisse où vit une partie de sa famille.
Plus précisément elle s’est installée à Annemasse en Haute-Savoie pour
pouvoir aller tous les jours à Genève retrouver sa sœur tout près de là. Les
douaniers français et suisses qui la connaissaient ne la contrôlaient plus.
Evindar
Güllü aujourd’hui a une petite fille de huit ans née à Lyon qui répond
au joli prénom de Evindar, ce qui veut dire « amoureux ». La fillette adore
la danse classique et suit des cours où sa mère l’emmène en bus. Elle aime
aussi la musique, comme sa mère, et joue de la flûte. Elle dessine. Güllu
Işık élève seule son enfant qui est sa joie de vivre, son étoile du bonheur.
Dans son quartier, tout le monde connaît cette toute petite personne brune
de 1,40 m avec sa fille blonde déjà aussi grande qu’elle. Güllü aurait dû
mesurer 1,75 m, ont dit les médecins, si à l’âge de six ans, elle n’avait
pas été atteinte d’une maladie, un microbe dans la moelle épinière qui a
stoppé sa croissance et l’a rendue handicapée à vie. Une opération aurait
été peut-être possible mais c’était prendre le risque d’un accident plus
grave, comme une paraplégie. Personne dans cette famille de onze enfants
d’origine anatolienne, dont le père a quitté le village à 22 ans en direction
d’Istanbul, n’aurait voulu tenter l’intervention.
Güllü, malgré l’exil, malgré la solitude, malgré son handicap, malgré
une maîtrise encore imparfaite de la langue française qu’elle apprend
avec l’association Contact et Promotion, se débrouille parfaitement dans
la vie. Elle est très impliquée dans la vie de son quartier. Elle fait tous les
sacrifices possibles pour la bonne éducation de sa fille. Elle joue de la
musique et chante en accompagnant les spectacles du Théâtre-forum du
Potimarron.
Effet miroir
Avec ses amis Jacqueline Martin et Jean-Michel Sicard, les
responsables de cette Compagnie, elle a monté Effet Miroir qui met en
scène la question de l’émigration. Le forum permet la rencontre et ouvre le
débat entre les gens, « entre des gens qui vivent dans un pays en difficulté
économique et des gens qui vivent la pauvreté dans un pays riche, entre
des gens qui vivent dans un pays d’où l’on émigre et des gens vivant dans
un pays où l’on immigre, entre des gens qui savent comment et pourquoi
leurs pairs bravent tous les dangers pour venir en Europe et des gens qui
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La plus belle histoire d’amour de Güllü
vivent en Europe et ne comprennent pas très bien les réalités des pays du
Sud, entre des gens engagés là-bas dans la lutte contre l’émigration et
des gens qui travaillent en France sur les questions de l’immigration, de
la discrimination raciale et de la place des étrangers… ». Du spectacle,
chacun ressort plus fort, plus conscient, plus armé dans sa vie. Il a été
présenté dans plusieurs villes d’Alsace. Güllü chante et prend son saz.
Elle caresse son instrument qui est l’expression de son peuple et de son
cœur. Elle a pu l’acheter chez Yilmaz sazesı à Strasbourg, une maison
spécialiste de musique turque et de musique kurde.
Ubuntu
Güllü et Evindar ont participé aussi activement à la pièce Humanité
Barricades. « Dans un dialecte sotho sud africain, l’humanité se dit Ubuntu.
Quelqu’un qui a de l’Ubuntu signifie qu’il est tout à la fois généreux,
accueillant, amical, humain, compatissant et prêt à partager ce qu’il
possède. Je suis humain parce que je fais partie, je participe, je partage.
« Un être humain n’existe qu’en fonction des autres êtres humains. » a
dit Desmond Tutu. Mais quand l’autre est perçu comme une menace, on
cherche à s’en protéger. C’est alors que l’on monte des murs : fermetures
de service, remparts d’indifférence, barrières identitaires, frontières des
cultures, autant d’obstacles et « d’apartheid » à la rencontre avec l’autre.
C’est ce que met en scène selon le principe du théâtre-forum le spectacle
Humanité Barricades, où le public est invité à monter sur scène pour tenter
de briser les murs qui nous séparent de notre commune humanité. »
La musicienne montre fièrement son passeport français à ses amis. Elle
a pu obtenir enfin la nationalité française ! Elle se fait appeler maintenant
Rosa. Dans son quartier de maisons traditionnelles à colombages, dans
son bel appartement d’une simplicité douillette et pleine de goût, elle
range délicatement son saz et se prépare à aller à la sortie de l’école et au
cours de danse d’Evindar. Sa plus belle histoire d’amour, c’est elle.
(février 2011)
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Clés de sol
Jean-Pierre Ringler au-delà du regard
Voir n’est pas regarder. Voir, c’est reconnaître, tout juste discerner,
de manière synthétique pourrait-on dire. Regarder, c’est décrypter, de
manière analytique. Aux musées de la Ville de Strasbourg, le service
éducatif apprend aux enfants à regarder. On appelle cela une approche
active. Les enfants s’approprient l’œuvre. Ils la recréent. Les déficients
visuels qui visitent un musée « regardent » l’œuvre sans la voir, dés
lors que les muséographes ont pris soin de rendre possible les visites
multisensorielles où le toucher est possible.
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Jean-Pierre Ringler au-delà du regard
Le service éducatif des musées a beaucoup appris de son partenariat
avec l’association L’art au-delà du regard pour être en mesure de
proposer aux visiteurs une approche active, au Musée des Beaux-Arts
pour découvrir les grandes œuvres, au Musée zoologique qui a ouvert
une salle multisensorielle pour découvrir le monde animal. L’exposition
du Musée zoologique a mis plus de cinq ans à voir le jour mais c’est
un véritable succès pour L’art au-delà du regard, association qui a été
créée en 1995 pour permettre l’accès à l’art et à la culture aux aveugles et
malvoyants. Les expériences de salles équipées de l’audiodescription sont
encore rares en France : le Théâtre de Chaillot, une salle de cinéma. JeanPierre Ringler est l’un des administrateurs de l’association et ce n’est là
que l’une de ses sept ou huit cartes de visite !
Envol
Il avait huit ans lorsqu’un engin de guerre non explosé de « la poche
de Colmar » où il habitait alors lui éclate à la figure. Il perd la vue et ses
deux mains. C’était en avril 1956. Cet accident l’amènera, 40 ans plus
tard, à s’engager dans la lutte contre les mines antipersonnel, au sein de
Handicap International dont il est toujours le relais dans le Bas-Rhin.
Il va entrer alors dans un établissement spécialisé où il réussira d’abord
brillamment le Certificat d’études, 1er du canton de Molsheim. Mais sa
scolarité se passera ensuite dans un lycée ordinaire de Molsheim où il
passera son bac philo tout en pratiquant des activités sportives de façon
intensive. Il a fait de la montagne, un 4000 m dans les Alpes italiennes (le
Grand Paradis). Il a skié en compétition. Le slalom se pratique en suivant
la voix d’un guide qui effectue le parcours, porte après porte, devant le
non-voyant. L’association Nouvel Envol qui a son siège à l’Université de
Strasbourg a été créée en 1987. Son but est de promouvoir les activités
physiques et sportives ou de loisirs auprès d’enfants, d’adolescents et
d’adultes déficients intellectuels, atteints de troubles psychiques ou en
situation de handicap. Formée par des intervenants médico-sociaux et
sportifs, elle met en œuvre des projets qui répondent aux besoins de ces
personnes : découvertes d’activités physiques, sorties de loisirs,…
Jean-Pierre Ringler défend l’idée de permettre aux déficients visuels
et aux personnes handicapées de continuer à vivre en milieu ordinaire
pour développer l’autonomie, l’empowerment. C’est le sens du combat
de l’association qu’il préside, la Coordination Handicap et Autonomie.
La CHa s’inscrit dans la philosophie de la vie autonome (Independent
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Clés de sol
Living). Elle valorise l’expertise détenue par les personnes handicapées
et leur capacité à déterminer leur propre choix de vie. Elle a été fondée et
elle est animée par des personnes handicapées en situation d’autonomie :
vie à domicile et activité professionnelle « libres ». Depuis 2004 elle est
une association nationale, ayant son siège à Strasbourg. Ses bureaux, où
l’on est accueilli par Rosalie, la salariée de l’association, sont installés
dans les locaux du collectif d’associations Humanis, dont Jean-Pierre est
aussi le vice-président.
Interprète
Après le bac, Jean-Pierre Ringler, qui était passionné d’histoire,
aurait bien suivi des études de journalisme mais le CUEJ l’en a dissuadé.
Il a fait quatre années d’anglais, a effectué un séjour linguistique de dix
mois en Angleterre où il donnait en même temps des cours de français.
C’est là qu’il a pris réellement conscience de son projet professionnel :
l’interprétation. En 1972, il entre à l’Ecole Supérieure d’Interprètes et
de Traducteurs (ESIT) de Paris 3 (Sorbonne Nouvelle). L’école est très
sélective. Jean-Pierre se souvient parfaitement de cette sélection, d’abord
de 60 candidats pré-retenus, puis 22 et au final 9 candidats retenus. Il
échoue une première fois et obtient le diplôme l’année suivante. JeanPierre est interprète trilingue, le français, l’anglais et l’allemand. Titulaire
du diplôme en 1975, il entre au Conseil de l’Europe en tant que free lance.
Les orateurs du Conseil s’expriment le plus souvent avec un texte écrit.
Un jour, l’un d’entre eux prenant conscience qu’il s’exprimait un peu vite
déclare comme pour s’excuser : « Mais je pense que l’interprète a le texte
devant les yeux » !
Des anecdotes comme celles-là, Jean-Pierre Ringler en a des dizaines.
La langue française est riche d’expressions comme « il faut qu’on se voie ».
C’est ce qu’on lui dit parfois pour lui fixer un rendez-vous. Lorsqu’il se
trouve avec une femme, on fait remarquer que « en plus elle est jolie ».
En janvier 2011, l’association CH(S)OSE a été créée à l’initiative du
Collectif Handicaps et Sexualités (CHS). Elle a pour objectif de militer
en faveur d’un accès effectif à la vie affective et sexuelle des personnes
en situation de handicap, notamment à travers la création de services
d’accompagnement sexuel. Jean-Pierre Ringler a été marié. L’idylle s’est
aujourd’hui terminée mais de cette union sont nées ses deux filles.
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Jean-Pierre Ringler au-delà du regard
Le Mois de l’autre
Il n’a pas le temps de s’ennuyer, se plaît à dire que ses activités se
partagent en trois temps : un temps d’interprétation, un temps de bénévolat
et un temps de formation. Car Jean-Pierre Ringler intervient régulièrement
dans les établissements scolaires pour faire partager son expérience et
bousculer les préjugés, dans le cadre du Mois de l’Autre (l’initiative
du Conseil régional d’Alsace) mais aussi toute l’année à la demande
des équipes éducatives. Les relations sociales sont très déterminées par
l’apparence. Devant le handicap, le valide a souvent un petit temps de
recul avant d’engager la discussion. « Il faut, dit Jean-Pierre, briser les
barrières de l’apparence ». Il aime intervenir devant les classes de 5ème,
« un âge où les enfants ont encore une ouverture naturelle ». Avec les
lycéens, c’est un peu plus difficile, ils ont des freins dans leur rapport à
l’autre, « mais quand ils applaudissent, alors on comprend que le message
est passé ». Il intervient aussi auprès d’étudiants en activités physiques
adaptées à l’Université de Strasbourg, sur le thème : les représentations
sociales du handicap.
Jean-Pierre Ringler est très impliqué dans la vie strasbourgeoise. Il
est vice-président du CIARUS, étant lui-même issu du mouvement de
l’Union Chrétienne des Jeunes Gens (UCJG). Il a été conseiller municipal
et à ce titre a beaucoup contribué au programme Ville et Handicap qui
permet de développer l’accessibilité dans la cité, dans les transports en
commun, les équipements, les services. Dans la ville, lui-même se déplace
généralement seul avec son chien, son 4ème chien. a chaque nouveau chien,
il y a une relation à construire, où l’homme doit rester dominant. Le chien
doit apprendre son maître. Celui-là a parfois fait quelques caprices mais
maintenant tout se passe bien. Le chien a un regard doux et puissant que
Jean-Pierre ne verra jamais mais on le lui a dit. Le chien, c’est les yeux de
l’aveugle. La complicité doit être totale.
En septembre, Strasbourg accueillera la Freedom Drive, une
rencontre de plus de 200 personnes handicapées venant d’une vingtaine
de pays européens. Jean-Pierre Ringler, au titre de la CHA, est coorganisateur de l’événement où il y aura même une manifestation de rue
pour sensibiliser le grand public et les décideurs. Lors des rencontres
internationales, on se rend compte que la France prend du retard pour
l’accès à l’autonomie. Le poids des établissements spécialisés est un frein
que des pays comme la Roumanie ou la Bulgarie ne connaissent pas. En
France, où l’on est d’abord dans une démarche médico-sociale, il faut
15
Clés de sol
« désinstitutionnaliser », « inverser le paradigme ». Dans les pays de l’Est,
ils partent de rien.
Quand il lui reste un peu de temps, chez lui à la Robertsau, Jean-Pierre
Ringler contribue à l’écriture d’un livre. Il a tant d’idées à transmettre,
tant de messages à faire passer ! Lui qui aime la pédagogie espère pouvoir
toucher ainsi le plus grand nombre possible de personnes.
(février 2011)
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Abderrahmane Merah, le Neuhof au cœur
Abderrahmane Merah, le Neuhof au cœur
Bibrine, ses moutons, ses vergers, ses eaux souterraines, ses plantes
aromatiques, son microclimat. Bibrine à 200 kms de la capitale. Dans les
années 50, pas plus qu’aujourd’hui, la terre ne suffisait pas à nourrir toutes
les bouches. L’Algérie était française et l’appel de la métropole est fort
pour un jeune de 17 ans motivé.
En 1956, Abderrahmane Merah arrive à Paris du côté de la Porte des
Lilas. Il n’est pas très grand mais fort. Monter des sacs de sucre à longueur
de journée ne lui fait pas peur. Son frère était déjà en France depuis
1945, marié à une Allemande originaire d’Offenbourg. Abderrahmane
est reparti en Algérie pour mieux revenir quelques années plus tard. En
1963, il s’installe à Strasbourg et son épouse Hénia le rejoint. La famille
s’installe d’abord dans le quartier de Finkwiller au centre ville. La fille
aînée, Ladmia, est née en Algérie et avait deux ans à son arrivée. Safia
avait à peine plus d’un mois. Farid et Karima sont nés en Alsace.
17
Clés de sol
Chauffeur
Abderrahmane Merah a fait toute sa carrière professionnelle en tant
que chauffeur. a la Coopé, il conduisait un Citroen. Un jour, on lui a
demandé de livrer un autocar à Berlin. Le voyage à 20 kms/h est un périple
mémorable. a Berlin, après toutes les péripéties routières et douanières,
il se souvient de l’accueil dans un luxueux hôtel berlinois. Pour la Coopé,
M. Merah a parcouru toutes les routes d’Alsace par tous les temps, bravant
la neige en hiver. Les journées de travail faisaient parfois une vingtaine
d’heures. Sa santé aujourd’hui s’en ressent. Les enfants ont toujours été de
bons élèves en classe, studieux, appliqués et les parents Merah sont fiers
de leur parcours. Tous ont trouvé leur voie dans des métiers où ils peuvent
exprimer leur attention aux autres, leur générosité. Dans la famille, on a
tous un esprit solidaire, on s’engage dans la vie citoyenne de son quartier,
de sa communauté, de sa ville… La famille Merah avait quitté le centre
ville de Strasbourg pour le quartier du Neuhof où les appartements étaient
neufs, avec le confort moderne. La rue de Ballersdorf n’avait pas du tout
dans ses premières années la mauvaise réputation qu’on lui a connue par
la suite. M. Merah est quelqu’un qui peut raconter l’histoire du quartier
mieux que n’importe qui. Il a tout connu, les nouvelles constructions,
les nouveaux habitants successifs, les dégradations, les tentatives de
réhabilitation, jusqu’à aujourd’hui. La famille qui s’est agrandie a rejoint
la Demi-Lune, deux grands immeubles en arc de cercle qui se font face,
à l’entrée de la rue Schach. Elle a pu habiter les appartements les plus
grands du quartier, en déménageant juste une fois pour changer d’étage.
En 2011, les enfants sont maintenant partis mais il faut de la
place pour accueillir tout le monde à chaque retrouvaille familiale. Les
racines algériennes restent très présentes dans chacune des pièces de
l’appartement, avec les produits de l’artisanat de la région de Médéa. M.
Merah me montre par la fenêtre le quartier qui change. Face à la cuisine, il
y avait auparavant une grande prairie où chaque été se déroulait la fête du
Neuhof et chaque hiver s’y installaient les chalets de Noël. Aujourd’hui,
c’est le chantier en construction d’un nouveau quartier, avec des maisons
et de petits immeubles bas. Il est fini le temps des grandes barres. Dans
l’Allée Reuss comme dans tout le Neuhof, on a détruit beaucoup de grands
immeubles ; on a aéré le quartier ; des rues ont disparu, comme la rue de
Ballersdorf ; d’autres rues sont nées. L’urbanisme n’est plus du tout le
même que celui que la famille Merah a pu connaître autrefois. Une route
va rejoindre le Port du Rhin et l’Allemagne.
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Abderrahmane Merah, le Neuhof au cœur
Sagesse
M. Merah s’est impliqué dés les années 70 dans la vie associative
pour exprimer la voix des habitants dans la réhabilitation du quartier. Il est
un membre historique du « Collectif » et des APF devenues aujourd’hui
CSF. Il a représenté les APF auprès d’associations comme le Clapest
pendant toutes ces années, exprimant toujours une voix de la sagesse,
une présence discrète mais chaleureuse et efficace. C’est impossible de
trouver quelqu’un dans le quartier ou en ville qui puisse dire du mal de M.
Merah ou de sa famille.
Abderrahmane Merah a créé l’Association culturelle maghrébine, on
a bien dit maghrébine, Abderrahmane y tient, car il n’y a pas d’Algériens
ou de Marocains ou de Tunisiens, mais il y a le Maghreb réuni, on ne fait
pas la différence, on n’organise pas des fêtes ou des activités pour une
seule communauté nationale mais pour tous. L’association, par la qualité
de sa présence, peut maintenant bénéficier de plusieurs locaux adaptés à
ses activités, aussi bien pour les femmes qui se retrouvent en journée que
pour les enfants qui reçoivent ici une bonne éducation dans le respect de
la religion musulmane mais surtout dans le respect de tous. Les locaux
de l’association servent de lieu de prière pour le quartier. Les enfants qui
passent par là suivent une bonne voie, sont généralement de bons élèves.
Abderrahmane dirige l’association sans autoritarisme, avec sa sagesse qui
rassure, sa droiture, sa générosité. L’association s’est fédérée au niveau
de l’agglomération au sein du Groupement des Associations Maghrébines
de Strasbourg.
Avant de me quitter, M.Merah tient à me faire faire en voiture le tour
du quartier. Il aime son quartier du Neuhof. Il s’y sent chez lui.
(février 2011)
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Clés de sol
Michèle Boehm, cœur de ville
Les histoires de vie, Michèle Boehm connaît. Elle va vous parler
surtout d’histoires de mal vie, d’errances, de ruptures, de peurs,
d’insécurité. Mais très vite, elle vous racontera des histoires d’humanité,
de rencontres, d’échanges.
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Michèle Boehm, cœur de ville
Il est neuf heures ce matin-là. Il pleut. Nous sommes en février.
L’hiver est bien long depuis novembre. Jeanne1 a ouvert la porte en bois
sculpté, à gauche du grand bâtiment bismarckien de la gare de Strasbourg,
au-delà de la verrière. Elle a salué les cinq à six personnes déjà présentes
à cette heure-là, a posé ses deux sachets en plastique où sont toutes ses
affaires, s’est assise à la table, a bu le petit café qu’on lui a proposé, a
mis sa tête entre ses mains et s’est endormie là. La nuit dans la rue a été
longue sans sommeil. La pièce est bien chauffée. Ici, on se sent bien, en
sécurité, en humanité. Nous sommes au Point d’Accueil Solidarité de la
gare, qu’anime Michèle Boehm.
Réseau
Les femmes sont beaucoup moins nombreuses que les hommes à
fréquenter le PAS. Elles sont deux pour dix personnes accueillies. Le point
existe depuis 1998. Il s’agit d’une expérience unique en France. Un PAS
est en voie d’ouverture dans la gare de Luxembourg Ville. Quant à Paris,
d’autres dispositifs sont menés, avec des associations intervenant dans les
gares. L’ouverture d’un PAS est à l’étude à Paris Nord, dans le cadre du
projet « Hope in Stations ». La SNCF cherche des locaux disponibles à
proximité immédiate de la gare.
On appelle ces personnes en errance des sans domicile fixe mais ils
sont très attachés aux espaces qu’ils fréquentent. Ils se créent un territoire.
Ils habitent l’espace public et la Direction de la gare de Strasbourg se
préoccupe d’assurer la meilleure cohabitation possible avec ses clients.
Une gare est un lieu sensible dans une ville. Elle est un espace de transition
entre le réseau des transports et le centre ville. Elle exerce un pouvoir
d’attraction. Elle est un espace pluriel qui abrite de multiples histoires de
vie.
Michèle travaille en équipe avec Carole et Georges, employés par
Entraide Relais sur un poste plein à deux (Georges étant salarié à 10 %,
Carole effectuant les 90 % restants). Elle assure l’interface entre la SNCF
et les associations. Elle est au cœur d’un réseau de solidarité du quartier,
avec Horizon Amitié, les Restos du cœur, le Rempart, Femmes de
Parole, Vil’aje, les médecins, l’équipe municipale de rue, des éducateurs
qui sont pour le PAS les « témoins » du quartier. Ce réseau permet
d’offrir des solutions aux personnes démunies qui viennent se poser là.
Aujourd’hui, Michèle reçoit le Secours Populaire pour mettre en place des
1 Prénom modifié.
21
Clés de sol
collaborations : un service de coiffure, une après-midi jeux, des cours de
français deux matinées par semaine, une permanence décentralisée.
Respect
Le Groupe SNCF mène de nombreuses actions sociétales souvent
méconnues par le grand public. Il s’implique dans le mécénat de solidarité
à travers sa fondation d’entreprise. Qui sait que l’entreprise publique
dispose ainsi d’un Pôle sociétal au sein de sa Direction du Développement
Durable ? Ce point d’accueil de jour à Strasbourg est pour beaucoup (près
plus de 800 personnes accueillies sur une année) un lieu où l’on trouve un
soutien psychologique, un accompagnement dans les démarches. C’est un
endroit paisible, où chacun respecte l’autre, quelle que soit sa situation.
Rien ne prédestinait a priori Michèle Boehm à avoir aujourd’hui
en charge cette fonction solidaire au sein de la SNCF. Originaire de
Sarrebourg, elle a commencé sa vie professionnelle en tant qu’employée
de bibliothèque avant de se retrouver un peu par hasard salariée d’une
PME spécialisée dans le parapente, l’Atelier de la Glisse. Lorsque cette
entreprise alsacienne a fermé ses portes, son goût du contact avec les
gens l’amène à travailler pour le Service des Groupes de la SNCF, dans
un premier temps en tant qu’accompagnatrice de groupes puis en tant
que chargée de voyages pour les groupes scolaires. Dans cette fonction,
elle accueille des centres de vacances et de loisirs, des enseignants,
des responsables associatifs. En 2005, le service passe en plateforme
téléphonique, elle est alors affectée à la relation de clientèle pour une
grosse structure organisatrice de centres de vacances pour enfants.
Une oreille attentive
Lorsque Michèle Boehm apprend le départ à la retraite de Y., la
personne précédemment en poste sur le point d’accueil, elle se dit que le
job est pour elle et elle se porte candidate. Il faut dire qu’elle a une fibre
sociale très marquée qui l’a amenée depuis longtemps déjà, depuis 1996,
à agir avec le MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre
les peuples) auprès des plus démunis des étrangers, les « sans papiers ».
Elle s’investit dans un groupe informel, « une conjonction de personnes »,
qui voulait agir auprès des personnes d’origine étrangère dont la situation
administrative était difficile voire compliquée.
Michèle Boehm a beaucoup appris aux côtés de Véronique, une juste
parmi les justes, tragiquement disparue en 2005. Toutes deux, rejointes par
22
Michèle Boehm, cœur de ville
d’autres bénévoles militants, ont mis en place, dès 1997, une permanence
d’accueil, chaque lundi matin, pour accompagner les étrangers dans leurs
démarches de demande de régularisation. Ce sont là aussi de belles histoires
de vie qu’elle va rencontrer, des parcours qu’elle se plaît à raconter où
beaucoup vont devenir ses amis, les amis de « Madame Michèle » comme
ils l’appellent avec affection et respect.
M. a connu une vie tragique après la mort de son enfant tombé dans
un puit et pas mal de difficultés après son divorce. Dépressive, avant
d’être soutenue par la « permanence d’accueil des sans-papiers », elle
s’enfonçait dans les problèmes. En 2004, avec l’aide de la « permanence »,
elle peut bénéficier de la régularisation selon les conditions ouvertes par
la « circulaire Sarkozy ». Six ans plus tard, M. est redevenue la femme
vive et gaie qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être. Elle a invité Michèle
l’autre jour pour le mariage de sa fille, une cérémonie et une fête superbes
« à la Bollywood ». B., le Malien, M. le Sierra Leonais, son ami E. et
sa compagne L. et tant d’autres, aujourd’hui régularisés, ont pu l’être
grâce au travail rigoureux et opiniâtre de Michèle Boehm pour présenter
des dossiers solides auprès d’une Préfecture qui leur prête une oreille
attentive.
La permanence a pris fin aujourd’hui mais le travail auprès de la
Préfecture continue régulièrement. Les dossiers sont évoqués lors d’une
rencontre interassociative et présentés par l’une ou l’autres des associations
aujourd’hui parties prenantes du Collectif : la CIMADE, CASAS, Thémis,
Médecins du Monde, Caritas (Secours catholique), le Secours Populaire,
Emmaüs, Horizon Amitié, le Centre Social Protestant.
Une histoire que Michèle tient à raconter pour témoigner de son
action professionnelle au PAS et militante au « collectif » : celle de cet
homme arménien suivi par différentes associations strasbourgeoises, dans
une situation administrative difficile, d’une santé très mauvaise, qui du
jour au lendemain a disparu en janvier 2010… « Alors que son quotidien
était de nous garder en lien autour de sa situation, sa disparition nous a
inquiétés, émus… Cet été, les restes d’un corps ont été retrouvés près de
la CEDH. Après analyse ADN, le couperet est tombé, il s’agissait d’A. On
ne saura jamais ce qui s’est passé… Mais son souvenir continuera à nous
habiter… »
Beaucoup d’histoires de vie sont belles. D’autres sont tragiques.
Michèle me raconte encore ce Haïtien expulsé dans son pays d’origine où
23
Clés de sol
à son retour il a été tué ! Le combat pour les autres est un combat quotidien
pour « Madame Michèle », toujours présente lorsque des personnes dans
la ville se trouvent en danger. Rien ne la prédestinait ? Si ! Son altruisme,
sa générosité.
(février 2011)
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Jean-Luc Kaneb, la vocation de l’animation
Jean-Luc Kaneb, la vocation de l’animation
Depuis l’âge de 10 ans, il écrit des poésies, à 12 ans des pièces de
théâtre et des chansons. a 14 ans, il organisait ses premiers camps avec
ses copains, « entre nous ». a 17 ans, il anime sa première vraie colo et
prépare le BAFA. Jean-Luc Kaneb est artiste dans l’âme et animateur par
vocation. Il s’est très jeune fixé un objectif : « atteindre les plus hauts
sommets de l’animation ».
25
Clés de sol
Quiconque s’entretient avec lui peut constater très vite que son cerveau
est une vraie mécanique à projets et ses projets sont toujours altruistes
et solidaires. Il aime les quartiers populaires, les gens qui y vivent, la
simplicité et la sincérité des sentiments que l’on y rencontre. Sa première
formation, le BEATEP, portait sur l’animation en milieu rural le tourisme
et l’environnement, pour devenir « guide nature ». Intéressant certes, mais
frustrant pour Jean-Luc, qui ne se sent bien qu’en milieu urbain, ou en tout
cas avec les gens du milieu urbain. Ce qui ne les empêche pas d’emmener
les gens du quartier chaque année aux vendanges et cette expérience se
passe toujours admirablement bien. Il n’est pas du genre à aller se rôtir
sur une plage pendant ses vacances, Jean-Luc, car on dirait de lui qu’il est
hyperactif. Pas une minute à perdre. De 1996 à 2004, Jean-Luc Kaneb a
été chargé de développement à l’OPAL, l’organisme de loisirs pour les
jeunes de son mouvement syndical des familles, la CSF-APFS.
Pédagogie
Dans son quartier de la Meinau, à Strasbourg, il a redynamisé
l’association locale de la CSF en étant sur tous les fronts : les loisirs bien
sûr, mais aussi le logement, l’éducation. On ne découpe pas la vie des gens.
Et dans chacune des activités qu’il propose, Jean-Luc pense « pédagogie »,
« éducation populaire », « développement de la citoyenneté ». Il commence
alors par organiser des « week-ends familles » ; on part à la campagne,
dans les Vosges alsaciennes, et on implique les parents ; on n’organise
jamais pour mais avec. Jean-Luc Kaneb a un principe : « pas de projets
sans parents impliqués ». Pour l’association, il a un autre principe : « pas
de subvention de fonctionnement mais des financements d’initiatives ».
Les week-ends familles sont l’occasion pour tous les participants d’une
éducation à l’écoute et à l’hygiène de vie. C’est un temps privilégié pour
respirer, pour souffler, s’éclater, quand on vit en ville dans une grande
précarité. Un tiers des familles, constate-t-il avec étonnement, sont
monoparentales. En 2007, Jean-Luc Kaneb a compris qu’il fallait se
recentrer sur une action au quotidien pour accompagner les familles. C’est
l’idée de Bulles de famille.
a la Meinau, le « reste à vivre » moyen des familles dans le budget
mensuel est de 39 euros. Il faut donc apprendre à consommer autrement.
Bulles de famille organise des sorties pouvoir d’achat dans les magasins
de l’agglomération. L’association emmène les familles jusqu’à Kehl en
voyage groupé, avec toujours une approche pédagogique. Elle met en place
26
Jean-Luc Kaneb, la vocation de l’animation
un centre de loisirs à la Meinau qui fonctionne en activités l’après-midi,
car « il est préférable que le matin, les enfants restent avec les parents ».
Le centre de loisirs, c’est des sorties piscine, patinoire, bibliothèque…
pour un euro par jour. L’encadrement est bénévole. Tout finit souvent par
un grand goûter-partage. a la Saint-Nicolas, on fait la fête de Mein’ele
(jeu de mots entre Meinau et Männele). La salle de la paroisse SaintVincent de Paul est l’espace le plus apprécié du quartier pour recevoir les
activités des familles. Le Taxibulles aide les gens à s’équiper lorsqu’on
a besoin d’une camionnette pour une livraison. a la rentrée, on fait
un groupement d’achats pour les fournitures scolaires et une friperie
pour les vêtements. Les enfants et les jeunes sont sensibilisés très tôt
au développement durable et sont les « écoambassadeurs juniors » du
quartier dès l’âge de 14 ans, gardiens de la protection de l’environnement
dans le quartier. Cette « mission » leur permet de se responsabiliser dans
une fonction d’encadrement et de devenir aide-animateurs à 17 ans.
Les jeunes formés au BAFa entrent pour certains ainsi dans les métiers
de l’animation. Pour tous, c’est aussi la possibilité de s’engager vers
le passage du permis de conduire en se formant à l’éco-conduite. a la
Meinau, on part à la reconquête d’une citoyenneté qui s’est morcelée ; on
s’organise sur un mode communautaire là où l’Etat se désengage, où les
institutions défaillent, où « les mammouths de l’éducation populaire » se
sont coupés du peuple.
Citoyenneté
Depuis 2004, Jean-Luc Kaneb est le responsable local de la Maison des
Potes, qui poursuit trois objectifs : l’éducation à la citoyenneté, l’insertion
professionnelle, l’éducation contre le racisme et les discriminations. Les
jeunes ont peu de culture de « l’éducation à l’information ». Jean-Luc a
créé un jeu « un citoyen dans la ville » qui permet d’apprendre le respect
et de gagner son Passeport en répondant à des questions de citoyenneté.
La Maison des Potes a ouvert ainsi dans le quartier un Point Info Jeunes
qui a une mission de service public aidée par la Ville de Strasbourg.
Jean-Luc est sans cesse à la recherche de l’innovation pédagogique, de
l’outil qui permet de donner vie à l’information. Pour aller vers l’insertion
professionnelle, la démarche est d’abord de valoriser les compétences.
Ici prévaut la souplesse de l’accueil. Le principe premier est que « tout
jeune a droit à une chance ». Simplement il doit apprendre à « se vendre »
autrement. Avec le Point d’Infos Jeunes de la Maison des Potes, on peut
27
Clés de sol
se fabriquer un Press-Book ou Photo-Book, s’informer sur les métiers,
apprendre à se qualifier, se définir.
Le 11 mai 2011, l’association organise un Salon des Métiers de
l’Animation à la Salle de la Bourse au centre ville. Pour agir sur les
difficultés d’accès aux stages, elle a créé SOS Stages et chaque année,
en septembre, c’est le départ pour le Beaujolais où le propriétaire viticole
accueille avec plaisir les jeunes Strasbourgeois.
« La pauvreté n’est pas une fatalité » affirme Jean-Luc en proposant
au « jeune, pauvre et sans boulot » un contrat : agir et réagir. Pour
transmettre l’envie de se battre, rien de mieux que de commencer par un
théâtre-forum où on instaure le débat et, en utilisant le langage populaire,
on apprend les valeurs républicaines et à partir de là, les moyens d’agir :
l’entraide, l’éducation.
Les initiatives de la Maison des Potes sont entrées dans la
programmation du Mois de l’autre, initiative du Conseil régional pour
développer la tolérance auprès des jeunes Alsaciens. Jean-Luc Kaneb
apprécie cette occasion de faire connaître son action bien au-delà de son
quartier de la Meinau. Il a conscience de posséder un certain charisme,
une facilité à s’exprimer en public. Il n’a pas sa langue dans sa poche
et il en fait un atout pour ses actions solidaires. Ses modèles ne sont pas
politiques même s’il avoue une certaine admiration pour ceux qui sont
portés par une utopie comme Jacques Delors, il apprécie le franc-parler de
Corinne Lepage mais reproche volontiers à Dany Cohn-Bendit de ne pas
connaître les quartiers. Ses modèles seraient plutôt l’Abbé Pierre ou même
Michael Jackson, le « musicien Don Quichotte » qui a su s’intéresser et
refléter les enjeux du monde en Afrique.
L’art, la culture, la musique, la danse, le théâtre, la nature sont pour
Jean-Luc Kaneb de bons moyens d’agir en parlant la langue de tous.
(février 2011)
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La nostalgie d’Erdoğan Öğreten
La nostalgie d’Erdoğan Öğreten
« Appelez-moi Mehmet si vous voulez. Je viens de loin, de très
loin, d’au-delà des montagnes enneigées de mon Anatolie natale. Mon
histoire est celle de tous les gens de mon village, ni pire ni meilleure. Un
vent d’ouest a soufflé un jour sur mon village amenant avec lui toutes
les forces vives vers des horizons inconnus dans le soleil couchant. J’ai
laissé derrière moi mon petit lopin de terre et ma vieille mère dans ma
masure. J’ai labouré des terres et arrosé de ma sueur des champs qui
ne m’ont jamais appartenu. J’ai cultivé des fleurs dont les parfums me
sont toujours restés inconnus. J’ai cassé des montagnes à Ankara pour
en faire des routes sur lesquelles je n’ai jamais marché. J’ai été maçon à
Istanbul et j’ai construit des immeubles que je n’ai jamais habités. Mais
le vent d’ouest soufflait, soufflait toujours de plus en plus fort. Et un jour,
un grand oiseau m’a enlevé haut dans le ciel pour me déposer dans un
pays où le soleil ne sourit pas. On m’a donné un balai et j’ai balayé. On
m’a donné une pioche et j’ai creusé. On m’a donné un marteau et j’ai
29
Clés de sol
construit. J’ai construit pour Pierre, j’ai construit pour Paul, jamais pour
moi. Mais moi, j’ai toujours une masure, là-bas, au-delà des montagnes
enneigées de mon Anatolie natale, avec ma vieille mère qui m’attend »
Ce texte de « fiction poétique » été écrit par Erdoğan Öğreten en
1985 pour l’exposition Strasbourg Ville en Couleurs. Il a voulu écrire
ce texte pour raconter l’exil des immigrés anatoliens qu’il rencontrait
quotidiennement dans sa vie professionnelle.
Français Langue Etrangère
Pendant dix-huit ans, Erdoğan Öğreten a contribué à la formation et
la sensibilisation des étudiants en maîtrise (futurs professeurs de langue
étrangère) aux problèmes et difficultés linguistiques que rencontrent
les apprenants lors de leur apprentissage d’une langue étrangère. Il a
également travaillé avec le Département de Formation Continue (DFC)
et dans ce cadre a conçu une méthode d’apprentissage du turc destinée
aux intermédiaires français (assistantes sociales, infirmières, enseignants,
formateurs, etc...).
C’est sur le terrain associatif qu’il a commencé son activité de
formateur, tout d’abord à la CIMADE à Paris où il recevait des réfugiés
politiques de divers pays, ensuite à l’Association pour l’Enseignement
des Etrangers (AEE), une grande structure de formation en Français
Langue Etrangère (FLE) que l’Etat a liquidée à la fin des année 70. Plus
jamais la France n’a pu retrouver la puissance d’intervention d’un outil
comme celui-là pour former les étrangers arrivant en France. Au sein
de cette association, il a organisé des cours de FLE dans les entreprises
(Peugeot Mulhouse, Forges de Strasbourg, Brasserie Kronenbourg,
etc.,...), dans les foyers Sonacotra, en centre de formation qu’il a créé
à Strasbourg ainsi que des stages de formation de formateurs. Après
la liquidation de l’AEE, il est entré à l’association Castrami (bureau
d’accueil des étrangers) d’abord comme conseiller technique puis
comme coordonnateur avant de s’engager au Clapest où il a créé pour la
deuxième fois un centre de formation FLE et dont il a assuré la direction
jusqu’en mars 1996. Dans ce cadre il a mis en place, en collaboration
avec le FAS, l’ANPE, la DDTE, le Conseil Général, etc., des formations
pour les jeunes, pour les chômeurs et autres travailleurs immigrés et
leurs familles. Il a également participé à divers journées et colloques sur
la lutte contre l’illettrisme en tant qu’intervenant et/ou participant.
30
La nostalgie d’Erdoğan Öğreten
Il arrive parfois à Erdoğan Öğreten de croiser en ville l’un ou
l’autre immigré turc qu’il avait accueilli au Centre de formation. Il a
alors droit à tous les égards, à tous les remerciements, pour l’éternité !
Pourtant Erdoğan n’en fait pas étalage. Tout juste va-t-il regretter un
peu amèrement que lorsqu’il exerçait encore son activité, avant la
retraite, il n’a pas toujours reçu cette reconnaissance institutionnelle
qu’il aurait pu attendre d’avoir professionnalisé l’apprentissage de la
langue française pour les travailleurs étrangers à Strasbourg. Avant
lui, il avait connu les méthodes de bric et de broc, où il y avait certes
de la bonne volonté, mais pas vraiment d’approche pédagogique au
sens où lui, l’entend. Comment pouvait-on pédagogiquement dans
un même groupe faire cours en même temps à des analphabètes, à
des “faux débutants”, à des diplômés au pays d’origine débutants en
français,... ? Comment pouvait-on faire cours en ignorant les difficultés
phonologiques d’une langue par rapport à une autre? Une langue,
ce ne sont pas que des mots, c’est une culture, c’est une manière de
penser, de vivre avec les autres. Une langue, c’est d’abord une manière
de parler, de communiquer, d’être avec les autres. Le formateur doit,
pour agir efficacement, maîtriser des compétences de linguiste,
d’orthophoniste et une capacité d’empathie que l’on ne peut avoir
que par un goût particulier pour les cultures et pour les peuples. Cette
empathie commence par comprendre ce qui se passe lorsqu’un étranger
arrive dans un pays où non seulement la langue est inconnue mais les
situations rencontrées sont mystérieuses et donc insécurisantes.
D’origine turque, Erdoğan Öğreten accueillait ses « compatriotes »
au Clapest, en langue turque bien évidemment, pour leur proposer
la solution la plus adaptée à leur situation personnelle. En retour,
il attendait d’eux la meilleure volonté pour s’engager dans un
apprentissage. Attendaient-ils un stage rémunéré ? Erdoğan s’en
offusquait. Il s’intéressait d’abord à celles et ceux qui manifestaient
de la motivation pour apprendre.
Fier d’être Turc
Erdoğan Öğreten a toujours eu l’amour de son métier de formateur
et le goût des langues et de la linguistique. Il a aussi toujours fait
corps avec cette fierté nationale et cette modernité turque héritées de
Mustapha Kemal, le « père des Turcs », celui qui a permis à la nation
turque d’exister et de parler d’égal à égal avec les grandes puissances
31
Clés de sol
européennes. Il transmet cette turcophilie autour de lui, à Zoé d’abord,
son épouse d’origine anglaise, fonctionnaire du Conseil de l’Europe, (à
leurs deux fils nés en France, mais pas avec le même succès, regrettet-il), à ses anciens collègues de travail, à ses amis, et même à ses
voisins, dans son village proche de Strasbourg.
Aujourd’hui à la retraite, il continue d’avoir des activités
bénévoles auprès d’une Mission locale pour l’emploi des jeunes où
il les conseille pour accéder au monde de l’entreprise : quelle attitude
tenir dans un entretien ?
Est-ce l’âge qui fait cela et le juste sentiment d’avoir connu une
vie bien remplie et finalement passionnante ? Erdoğan a un discours
toujours empreint de nostalgie. Nostalgie d’Istanbul, des îles aux
Princes où on peut pêcher à la ligne les poissons de Marmara, des yalı
vestiges du temps passé, des terrasses ensoleillées du Bosphore, des
Dardanelles où il a repéré un coin tranquille où passer des vacances
d’été inoubliables. Nostalgie du temps où on savait encore chanter,
à l’Opéra, à la radio, où on donnait les titres des morceaux, ce que
plus aucune radio ne fait aujourd’hui. Nostalgie du temps des grands
acteurs du théâtre et du cinéma. Nostalgie d’Alger où Erdoğan Öğreten
a vécu quelques mois pendant son enfance, en 1955, juste avant la
déflagration qui allait tout changer dans l’histoire du pays. Avec sa
mère, il était arrivé d’Istanbul à Alger via Marseille ; il ne connaissait
pas un mot de langue française ; la famille possédait un « château » sur
les hauteurs d’Alger : très vague souvenir… cette propriété familiale a
disparu avec les événements. Nostalgie de ce souvenir du bateau turc
qui arrivait dans le port d’Alger, de l’enfant de douze ans, Erdoğan,
qui se précipite vers l’équipage, en explosant de bonheur à la vue du
drapeau : « Moi, je suis Turc ! ». Nostalgie du Lycée Saint-Benoît
d’Istanbul, où il a appris la langue française et l’amour de cette langue
qui a fait de si grands poètes et de si grands romanciers. Nostalgie de
Paris, en plein mai 68 ; les traversées de la ville à pied, d’est en ouest,
du nord au sud, à cause des grèves, pour retrouver sa fiancée devenue
sa femme en décembre de cette année-là. Nostalgie du temps où à
Strasbourg, avec les collègues, on refaisait le monde, on imaginait de
nouveaux projets, autour d’une bière au café du quartier, le Marais
Vert. Nostalgie d’une jeunesse où on n’avait pas le souci de la santé !
Dans son village d’Alsace où Erdoğan et son épouse passent
32
La nostalgie d’Erdoğan Öğreten
aujourd’hui une retraite bien méritée, les époux franco-anglo-turcs
participent à beaucoup d’activités locales, comme le patchwork entre
amies pour Zoé. De vrais Alsaciens ! Mais la bibliothèque, les chaînes
de télé que l’on regarde presque tous les soirs, et surtout les souvenirs,
la nostalgie, ramènent toujours à Istanbul, cette ville magnifique où
sont tous les souvenirs d’enfance et de jeunesse.
(février 2011)
33
Clés de sol
Liliane Huder sur les traces de Paulette
Le nom de Paulette Fischer Amoudruz ne dit rien aux bénéficiaires
de l’association ni même à la plupart de ses responsables en charge des
permanences. Le libre service de la solidarité alimentaire (LSSA) du
Secours Populaire Français à Strasbourg porte pourtant bien ce nom et
c’est un hommage rendu à celle qui fut une pionnière de l’action caritative
au sortir de la guerre. Comment peut-on ignorer ici, dans cette région,
l’héroïsme de cette femme, communiste, qui en 1943, alors qu’elle avait 21
ans à peine a vu son mari, Serge, qu’elle avait épousé six mois auparavant,
se faire embarquer à son travail, à la BNU, par la Gestapo, arrestation
suivie peu de temps après par celle de son frère, François, 17 ans, jeune
étudiant en droit ? La milice nazie a chassé les Amoudruz comme des
résistants à leur barbarie. Liliane Huder, l’actuelle présidente du Secours
Populaire du Bas-Rhin, elle, connaît bien cette histoire.
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Liliane Huder sur les traces de Paulette
Originaire de Freyming-Merlebach en Moselle, elle a appris ces
épisodes de la guerre à Strasbourg en arrivant en Alsace. Lorsqu’elle était
enfant, Liliane était très loin de cette culture militante. Son père qui tenait
un hôtel-restaurant n’avait rien d’un marxiste, mais lui qui était d’origine
paysanne avait un lien fusionnel avec le monde ouvrier. Avant d’être
commerçant, il avait été électricien dans la mine ; il connaissait bien les
mineurs et, devenu restaurateur, il offrait le repas aux gens nécessiteux et
il louait une salle au Parti Communiste. Liliane raconte avec émotion :
« L’Internationale était le chant de mon enfance, il me faisait vibrer ».
Générosité
Devenue étudiante de l’Ecole d’Educateurs de Strasbourg, elle
adhère à la CGT en 1968, passe à côté des événements de mai en raison
de la naissance de son fils. Elle en est aujourd’hui encore un peu frustrée.
Il faut dire que son premier mari n’était pas militant, « il aurait préféré
une femme au foyer ». Son compagnon d’aujourd’hui la suit dans tous ses
combats. Il a été, avant la retraite, permanent syndical à la CGT
Au LSSa (libre service de la solidarité alimentaire, espace Paulette
Fischer-Amoudruz), on stocke une partie des produits alimentaires
collectés. Il y a notamment les légumes et les fruits. Les produits dont la
plus grande partie est stockée dans un grand entrepôt de 1000 m2, non loin
de là, proviennent des surplus de l’Union Européenne ou des collectes
auprès d’entreprises partenaires et sont gérés par Pierre, un retraité de
la brasserie où il était cadre informaticien. Il est également responsable
de la toute petite librairie où tout un chacun peut trouver le livre tant
recherché, bénéficier de conseils avisés ou partager un moment avec des
bénévoles passionnés par cette activité. Les bénéfices générés par cette
activité permettent de financer bien des actions de solidarité, y compris
une partie du fonctionnement dont le loyer de l’entrepôt qui est très cher.
Elle est pourtant superbe cette maison traditionnelle alsacienne,
rachetée et louée par la Ville, où l’association a son siège à la Meinau
depuis l’incendie de son ancien local du quartier Finkwiller. Bien
entendu, il a fallu la rénover de fond en comble. Ancien Relais de Poste
devenu un garage, avant d’être cette belle bâtisse d’aujourd’hui, abritant
successivement plusieurs associations. Tous les travaux ont été assurés par
des bénévoles, tout comme les services que rend l’association. Les locaux
sont une véritable fourmilière de générosité où se mêlent les générations,
les sensibilités, les cultures. Une trentaine de bénévoles gravitent là tous
35
Clés de sol
les jours. Céline, la coordinatrice, est là en permanence. Annie, retraitée,
ex-formatrice à l’ESTES, responsable de l’accompagnement scolaire, est
là très souvent. 5 personnes sont salariées, dont 2 animateurs : l’un pour la
filière « vêtements » l’autre pour le LSSA, un comptable, une coordinatrice
de la vie de l’association, une animatrice chargée du développement.
L’expression y est libre, mais toute forme de racisme est bien entendu
proscrite : « Une fois seulement, nous avons dû nous séparer de quelqu’un
pour propos racistes », m’indique Liliane Huder. Les personnes accueillies
sont parfois agressives, en raison de troubles psychiques. « Nous savons
tous gérer ces situations, précise Liliane, et par précaution, personne n’est
jamais seul. » Le matin, on prend le café ensemble avec des viennoiseries
de la veille apportées par un boulanger du quartier.
Envie de vie
Le Secours populaire français n’offre pas que de l’aide alimentaire.
Son ambition étant de rendre les personnes accueillies actrices de leur vie,
il faut leur redonner « envie de … ». Cela passe par un accompagnement
où tous les aspects de la vie quotidienne peuvent être pris en compte.
Pour un tel cela sera une aide aux transports, pour un autre des tickets de
cantine, « permettre à un enfant de manger un repas équilibré, au milieu de
ses camarades, ça peut être important ». Pour une famille ce sera pouvoir
partir quelques jours ensemble en vacances… Se redécouvrir, prendre du
temps ensemble, ça redonne du courage.
Toutes ces actions sont financées en grande partie par des dons, grâce
à des mailings respectant les 5 grandes campagnes nationales du SPF,
rythmées dans le temps.
Depuis peu, le SPF s’installe (quand les conditions sont remplies) là
où les gens les plus pauvres vivent.
a la gare où un local a été mis à disposition par la SNCF, les gens
en errance et ceux du quartier y trouvent un accueil et une écoute, la
possibilité de se faire coiffer, de jouer ensemble autour de jeux de société,
et de découvrir ou perfectionner le français.
Au Port du Rhin, où Jeanne est responsable, on travaille sur l’être et le
paraître grâce à des activités couture destinées aux familles. Les mamans
viennent effectuer une retouche, refaire un ourlet, dessiner un patron ;
les enfants sont là aussi, fabriquent des doudous, des sacs… Moment
convivial, où on peut discuter de tout.
a l’antenne de Bischwiller, l’équipe est mobilisée autour de
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Liliane Huder sur les traces de Paulette
l’accueil d’urgence et dénonce inlassablement l’attitude des « marchands
de sommeil » auprès des pouvoirs publics. Allant jusqu’au bout de sa
démarche après avoir trouvé un logement décent pour une femme et
ses quatre enfants, une équipe de bénévoles composée aussi d’anciens
« bénéficiaires » a repeint l’appartement, l’a équipé. ça permet de rester
dignes, « on nous aidés, mais nous aussi on peut en aider d’autres ».
Et puis plus loin, au Mali, les femmes se sont prises en main. Elles
cultivent la terre, arrivant à une autosuffisance alimentaire pour les leurs,
et même à en vendre dans d’autres villages.
Le SPF leur a fourni un moulin à mil pour leur permettre de gérer
leur temps différemment.
Liliane Huder est allée au Mali et en est rentrée convaincue qu’on a
beaucoup à apprendre de ces femmes africaines.
Présidente
Etre présidente ? « Je ne savais pas, il y a dix ans, en quoi cela
consisterait. » C’est en fait une lourde responsabilité, qu’elle accepte,
parce qu’elle n’est pas seule. C’est avec tous les bénévoles qu’elle trouve
la force d’essayer de faire face à toute cette misère. Souvent c’est difficile
parce qu’il n’y a pas grand-chose à faire. « Etre humble, on n’est pas Zorro,
mais ensemble on peut adoucir leur vie ». Lorsque nous avons rencontré
Liliane, elle supervisait la prochaine initiative : une pièce de théâtre sur
Georges Wodli allait être montée au Palais des fêtes, les entrées et les
bénéfices de la buvette iraient au SPF pour financer la solidarité. « Les
initiatives représentent 40 % du budget » se réjouit-elle. « C’est donc très
important pour nous. Mais nous ne ferions rien sans nos partenaires. La
Ville met à notre disposition un camion avec chauffeur tous les quinze
jours. Elle imprime nos flyers. Par une politique sociale audacieuse,
elle aide beaucoup en matière de transports et cantines scolaires enfin
accessibles aux plus pauvres. »
De métier, Liliane Huder était éducatrice spécialisée. Elle a terminé sa
carrière en accompagnant les enfants en souffrance par le biais du service
de l’assistance éducative en milieu ouvert de l’ARSEa (AEMO). Elle a
aujourd’hui 68 ans. Cela fait 40 ans qu’elle milite. Toute sa vie a été un
engagement, sur les traces de Paulette Fischer Amoudruz, la pionnière.
(février 2011)
37
Clés de sol
Bravo Aziza !
Ce 22 février à la Meinau, le Centre socioculturel ouvre ses portes
à 14 h. Les femmes arrivent les unes après les autres. Elles viennent des
environs mais aussi, me dit-on, de toute l’agglomération strasbourgeoise.
Elles viennent avec enfants – c’est les vacances scolaires-, avec des
pelotes de laine pour tricoter, avec leurs petits travaux, avec leurs
dernières histoires à raconter, avec leur bonne humeur. « Aziza est là ? »
elles demandent toutes.
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Bravo Aziza !
Isabelle, Antonella, Jamila, Antoinette, Fathy, Saliha et Meriam
les accueillent, on se fait la bise, on pose ses affaires dans un coin, on
s’installe autour de la grande table, à la bonne franquette. Aziza est
occupée pour le moment avec un jeune étudiant à qui on a dit qu’il
serait bien pour son travail en sociologie qu’il puisse voir de près la
permanence de l’association Espoir. Le mardi, c’est « permanence ».
Aujourd’hui, plus de quarante femmes sont venues, des femmes de toutes
origines, immigrées, Alsaciennes, qui trouvent là un lieu sympa pour être
ensemble, sans activité organisée. « Il n’y a pas besoin de prévoir de sujets
de discussion, ils arrivent tout seuls ». Les enfants n’ont même pas besoin
d’être encadrés. Ils trouvent aussi leurs activités sans déranger.
Au service de tous
Aziza Chakri, la présidente et fondatrice de l’association Espoir
Meinau, attend un local depuis sept ans. Au début, elle était accueillie
à Prévention Animation Meinau qui l’a beaucoup aidée. Maintenant elle
est accueillie au Centre socioculturel qui a ouvert ses portes en 2004.
Elle vient du Maroc, de Casablanca, mais elle vit en France depuis 25
ans. a l’époque, elle venait rejoindre ses deux sœurs qui étaient déjà à
Strasbourg. Aziza vit à la Meinau depuis 13 ans. Elle aime beaucoup le
quartier : « On travaille ensemble. C’est incroyable, l’ambiance, ici ! ».
Lorsqu’Aziza est arrivée, elle était diplômée de haute couture, mais elle a
vite compris que faire reconnaître sa qualification en France n’était pas si
facile. Alors elle a travaillé dans la restauration, elle faisait de la cuisine
française dans un restaurant alsacien. Depuis 8 ans, Aziza a la nationalité
française, trois enfants (l’aînée a 19 ans). En 2003, elle a décidé de créer
cette association que tout le monde connaît aujourd’hui dans la ville.
Elle en est la Présidente, bénévole, parce qu’elle est solidaire avec les
femmes. Isabelle Mallet est la vice-présidente. Elle s’est engagée dans
l’association Espoir Meinau avec Aziza après des études d’anthropologie
à Saint Denis. Toutes les deux forment un duo gagnant capable d’ouvrir
beaucoup de portes.
C’est ainsi que le Mémorial d’Alsace a sollicité l’association pour
organiser un repas lors de son inauguration. Les compétences en cuisine
qu’elle a acquises dans la restauration, Aziza Chakri les met ainsi au service
de tous. Le 22 janvier 2011, le député et conseiller général du quartier
Jean-Philippe Maurer (UMP) a invité les femmes à visiter l’Assemblée
Nationale. C’est pour elles toutes un magnifique souvenir et Aziza a
39
Clés de sol
beaucoup apprécié ce geste. Ses rapports avec Matthieu Cahn, adjoint
au Maire (PS), élu du quartier, n’en sont pas moins des plus cordiaux.
Tous reconnaissent la qualité du travail de l’association qui permet ainsi
à des femmes de partager, d’échanger, de créer des solidarités, de prendre
confiance en elles pour devenir plus autonomes. Aziza a donné l’exemple
en étant bénévole au Secours Populaire et vice-présidente de la CSF de
la Meinau pour aider les familles. Elle aime tous ces lieux où l’on peut se
retrouver entre personnes de toutes nationalités et où on rencontre des gens
généreux comme Sœur Gaby qui donne des cours d’alphabétisation.
Les réalisations ne manquent pas dans l’histoire de l’association
et dans la vie d’Aziza : la sortie au Mémorial d’Alsace qui a beaucoup
marqué les participantes, l’activité de karaté qui avait intéressé plus de
soixante enfants et qu’il a fallu arrêter après le décès de l’animateur, la
Fête des Voisins, les soirées de Noël; les petits-déjeuners avant le marché
aux commerçants et aux clients, la participation active au Conseil des
Résidents Etrangers de Strasbourg.
Les projets ne manquent pas non plus. Le 12 mars, ce sera « Les
femmes qui bougent », à l’occasion de la Journée internationale pour
les droits des femmes. Bientôt les femmes prendront à nouveau le bus,
direction la Belgique, pour une sortie qui sera encore mémorable. On s’en
réjouit d’avance. En quittant avec regret la « permanence » ce 22 février,
les femmes applaudissent et disent : « Bravo Aziza ! ».
(février 2011)
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Monique Maitte, du tag au tag
Monique Maitte, du tag au tag
Entre 1957 et 1959, entre Pujols et Villeneuve-sur-Lot, entre le
Lot et la Garonne, un cri, déjà un cri. Entre père et mère, une enfance
ennuyeuse. Entrée dans l’âge adulte en tant qu’assistante son. In Out, plus
souvent out que in d’ailleurs. Entrée des artistes, Monique Maitte entre
en communauté. Entre quatre murs, 2 m2 peuvent suffire pour exister,
peindre, écrire. Récup’art, Monique peint des vêtements, des allumettes.
Entre les coups entre deux verres, entre la vie et la mort, et puis…
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Clés de sol
LA RUE
« Et bien oui, elle reste l’ultime solution, la survie, elle est là ma
sauvegarde, la rue. Rue ne me quitte pas » écrit Monique. Sur le bas-côté,
Monique Maitte portait toujours sur elle son bien le plus précieux, des
carnets griffonnés. Huit ans à la rue, c’est long ! Où dormir, où manger ?
où chercher la monnaie ? où parler ? où écrire ?
ECRIRE
Monique ne s’asseyait jamais, ne se couchait jamais. Elle restait
debout, allait vers les passants, sur le Faubourg National, son quartier de
prédilection. Elle était la blogueuse de la rue, écrivait quelques vers sur
un petit papier autocollant jaune, car elle aime le jaune, le collait sur les
gens en disant : « Une pensée pour la poète ». Monique a inventé la Post-it
poésie : « Je signe mes poèmes de mon seul nom Chacun porte en soi une
parcelle d’irréductible liberté ».
LIBERTE
7h, il faut sortir, quitter le lieu collectif, « marre du collectif ! », jamais
seule, on passe d’un collectif à un autre, des mélanges obligés, toujours
entourée des alcoolos, des toxicos, des sado-masos, des collabos,…
N’est-il pas possible une nuit, un jour, d’être enfin JE, d’avoir un prénom,
d’exister ? Le 31 janvier 2010, sur son blog, son vrai blog, Maitte a
conquis un prénom, Monique, un pas vers la dignité. Monique Maitte est
une rebelle. On ne la mettra pas dans une case, dans un rôle qu’elle n’aura
pas choisi. « Cas difficile » disent les travailleurs sociaux, elle refuse le
rôle qu’on lui assigne, celle d’usager, « je ne suis pas usagée ». Pour les
travailleurs sociaux, les gens de la rue n’ont pas de sexe. En conquérant
un prénom, Monique affirme une féminité.
FEMME
Commencer la journée par un café. Monique hume les volutes du café
comme un trésor dont elle fut privée tant d’années. « Je suis gourmande,
ne croyez pas ! ». Dans les lieux collectifs, il y a des machines, du
mauvais café à 40 centimes, une petite fortune. Pas d’espace intime, pour
se regarder dans une glace. Comment être une femme sans intimité ? Pas
le temps, il faut partir, il faut respecter les règles. Elles ont été fixées par
des gens en « logue », méprisants, arrogants, qui répètent toujours les
mêmes mots, « c’est mieux que rien », « il y en a d’autres avant vous »
42
Monique Maitte, du tag au tag
« qui vous envoie ? ». « Je m’envoie moi-même », elle répond.
COMPETENCES
Dans la rue, la chance appartient à ceux qui se lèvent tôt. Il faut
toujours arriver la première, pour se faire une bonne place. Monique a
acquis les compétences de la rue, nécessaires pour la survie. Quitter la
liste d’attente pour suivre son propre chemin. Passer aux DNa chercher
des chutes de papier, pour faire le mur de la poésie. Mais même sans
domicile, la société exige d’être toujours « référencé » - qui s’occupe de
vous ? – sinon tu n’as rien. Monique a refusé une travailleuse sociale,
parce que « ça ne le fera pas », avec elle ça ne pouvait pas marcher, un
autre a pris le relais volontairement.
VIOLENCE
La rue est une violence qui succède à d’autres violences. Aujourd’hui
sur 3 personnes dans la rue, il y a une femme et souvent avec des gosses,
donc c’est une famille qui est à la rue. Elles ont plus que les hommes
encore besoin de sécurité, besoin de se poser quelque part, dans un endroit
tranquille. a Strasbourg, le nombre de femmes à la rue croît et elles sont
de plus en plus jeunes. Qu’est-ce qu’il faut faire d’abord ? Permettre aux
gens de s’exprimer.
POST IT POESIE
Tous ces mots, écrasés par le poids de vos silences,
un jour, s’évaderont ensemble de nos cœurs
dans une nuée d’espérances
La vie est ainsi faite de rencontres, des rencontres simples. C’est
sur une rencontre que le recueil De la rue à la vie a pu être édité. Gérard
Leser a découvert les poèmes de Monique, ces textes courts jetés comme
des cris, et a été tellement touché qu’il a voulu les traduire dans sa langue
maternelle, l’alsacien. Les post-it ont trouvé un éditeur, Jérôme do
Bentzinger, et le chemin des librairies d’Alsace.
DE LA RUE a LA VIE
Paru en octobre 2010, le livre accompagne maintenant Monique
Maitte pour des lectures publiques, là où on fête la poésie (Le Printemps
des poètes), là où on fête la femme (La Fête des femmes à Bischheim).
Monique pose sa voix, tranquillement, offre ses mots, ouvre les échanges
43
Clés de sol
avec ses auditeurs, parle de la rue comme jamais personne n’en a parlé.
Monique continue à écrire, tous les jours, « je poétise en matinale, le chant
d’éveil des oiseaux en fond musical ».
PORTE-PAROLE
Monique Maitte maintenant a son appartement, sa profession mais
elle reste « la rebelle », celle qui se met à l’écoute des femmes et des
hommes qui sont à la rue. Avec eux, elle a créé le Collectif SDF Alsace,
un groupe informel mais où on se réunit, dans la rue, où on vote, à
mains levées, où on agit, en dissidence diront certains, mais « c’est un
mot que personne dans la rue ne comprend ». C’est quoi être dissident ?
Préférer faire des achats et cuisiner tous ensemble plutôt que d’aller aux
Restaurants du cœur - « Aux restaurants du cœur, on apprend à ouvrir les
boites. »- ou dans les campements des Don Quichotte ? a mains levées, la
démocratie de la rue a désigné Monique Maitte comme porte-parole des
SDF d’Alsace. La revendication numéro 1 du Collectif est « la parole ».
RESEAU
Le Collectif existe depuis quatre ans, depuis que ses membres ont
été exclus des Don Quichotte. Le Collectif a des actions concrètes, il a
déjà relogé 80 personnes, organisé la coopérative d’achat, s’est posé en
interlocuteur de Benoist Apparu, le Secrétaire d’Etat au logement, de
Philipe Bies, le vice-président de la CUS délégué à l’habitat - Philippe
Bies ? « Respect » dit Monique -, de Médecins du Monde – Médecins
du monde ? « Respect. Ils nous prennent en charge gratuitement,
généreusement. De vrais médecins. » Le Collectif SDF Alsace a un
réseau social (Facebook) très actif qui le met en lien avec les autres villes
françaises, comme Toulouse. Le blog Artsansdomicile est un lien par les
mots.
LOLA
« Je porte parfois un masque à fables moi même parle à moi m’aime
parfois. » Monique a sa souris, la souris de son ordinateur pour parler
au monde. Elle a son chat, Lola, 9 ans ½. Le chat était le plus déglingué
d’une portée née dans la rue. Alors Monique l’a choisi. Il a connu avec elle
toutes les aventures de la rue, les ruses pour se cacher là où les animaux
sont interdits – « dans les centres, on croit que les seuls animaux des SDF
sont des chiens, alors que beaucoup ont des chats, certains ont des canaris,
44
Monique Maitte, du tag au tag
des rats,… ». Quand Monique parle de Lola, son visage s’ouvre : « Ah
oui, il faut absolument parler de mon chat ! ». Colette n’écrivait jamais
sans son chat, dit-on. Le chat est un compagnon d’écriture. L’écriture a
sauvé la vie de Monique.
(mars 2011)
45
Clés de sol
Ringo Weiss, puissance 4
Etre né quelque part, pour celui qui est né, c’est toujours un hasard.
Jean-Claude Weiss est né à Belfort en 1967. Ses parents vivaient « dans un
bloc ». Pour beaucoup, c’est peut-être banal. Pour Ringo, le nom que reçut
Jean-Claude pour sa « communauté », ce l’était moins, car on ne grandit
pas entre quatre murs, avec un voisin au-dessus, un voisin en dessous,
lorsque l’on est fils du vent, lorsque l’on est manouche. Etre né quelque
part, c’est partir quand on veut, c’est revenir quelque part.
46
Ringo Weiss, puissance 4
Les parents de Ringo étaient des Tsiganes sédentarisés, par nécessité
plutôt que par choix, issus pourtant d’une grande famille de « voyageurs ».
Aujourd’hui, on ne connaît plus les cousins de Forbach ou peut-être
d’Allemagne, tout du moins ceux qui ont survécu au samudaripen
(l’holocauste tsigane). « Laissez moi ce repère ou je perds la mémoire ».
Ringo lit tout sur internet pour apprendre d’où viennent ses ancêtres
et, dans le secret de son Algeco, au milieu du terrain des Aviateurs au
Polygone à Strasbourg, il prépare un livre pour transmettre son histoire
et l’histoire de son peuple. Est-ce que les gens naissent égaux en droits à
l’endroit où ils naissent ? a la naissance de Ringo, il s’est passé quelque
chose de très grave qui l’a fait naître mort – ou presque, car après un
long moment sans oxygénation, le cerveau s’est remis en route laissant
cependant le nouveau-né IMC (infirme moteur cérébral). Dés lors, la vie
de Ringo Weiss fut un long combat.
Le quartier
Le Polygone, c’est ce quartier que tous les Strasbourgeois connaissent
de nom sans jamais y être allés. Il a bien changé depuis l’enfance de Ringo.
Les planeurs de l’aérodrome le survolent toujours mais les maisonnettes
d’hier de la Cité des Aviateurs ont été totalement reconstruites dans une
configuration urbaine totalement redessinée, les terrains des voyageurs et
des sédentaires ont été eux aussi réaménagés et agrandis. C’est là que vit
Ringo, dans un cadre où il se sent bien, à proximité de ses parents et de
sa sœur. Il peut y vivre en pleine autonomie avec un accès facile pour ses
déplacements en fauteuil. Il se souvient avec respect de l’homme qui lui a
fait un jour la promesse de l’aider et, ce qui est rare, a tenu sa promesse, en
lui permettant, par l’apport de la Ville de Strasbourg, d’obtenir son petit
logement bien adapté à ses modestes besoins.
De l’enfance, Ringo raconte sa scolarité aux Grillons et aux Iris
(Institut d’Education Motrice), son travail incessant pour maîtriser la
mobilité et la parole rendues difficiles en raison des défaillances de son
système nerveux. Son intelligence vive lui a permis de suivre malgré tout
sa scolarité et d’acquérir l’autonomie par ses efforts. Mais c’est par le
sport qu’il s’est bien décidé à relever tous les défis. Dans un kart traîné par
une meute de chiens Huskies et Malamutes, il effectue en 1993 une longue
randonnée de traversée de la montagne vosgienne. Ses sorties sportives
sont médiatisées. Un jour, sur un tournage, il risque l’accident grave. Il
aurait été précipité dans une falaise si un chien ne lui avait pas sauvé la vie.
47
Clés de sol
Ringo aura toujours en mémoire le regard appuyé que le chien lui a porté
après son sauvetage. Un autre jour, Ringo, pas suffisamment échauffé dans
une séance de musculation, se blesse sévèrement et doit faire deux mois
et demi d’hôpital. « J’ai souffert de 2001 à 2007 ». Sur son fauteuil, un
Storm 3 acquis en 2001, il a des mouvements perpétuels du corps qu’il ne
peut maîtriser et il se ressent toujours de cette déchirure musculaire dont
il n’a jamais pu se remettre totalement. Un documentariste strasbourgeois,
Jean-Marie Fawer, a réalisé un film sur Ringo et il l’a appelé « L’homme
qui bouge ». Jean-Marie est devenu un ami et Ringo parle de lui avec
beaucoup de respect. « Il a bien trouvé son titre ! » dit-il dans un éclat de
rire, « je veux être toujours actif, c’est pour ça que j’aime le sport ». « La
rencontre avec Jean-Claude Weiss dit « Ringo » est de celle qui transforme
le regard tant sa curiosité, son appétit d’apprendre, sa générosité et son
énergie rayonne assis dans son fauteuil roulant. Handicapé, tsigane,
vivant modestement, il relève tous les défis pour vivre dignement et les
transforme en autant de leçons de courage, d’opiniâtreté et d’humanité.
Dans ce film, Ringo s’expose courageusement avec le désir d’être écouté,
entendu, reconnu ». (Jean-Marie Fawer).2
Handibike
Ringo fait le marathon en handibike; il est capable de le « courir »
en 2 h 30 ; en vitesse de pointe, il peut atteindre les 45 km/h sur 100m.
La Ville, lorsque Mme Trautmann était maire, lui donnait une coupe
chaque année, mais le club de sport local n’a jamais voulu lui accorder
une licence !
Le sport n’est pas, loin s’en faut, sa seule passion. Ringo a aussi
la passion des mots. Il écrit du slam avec l’aide de ses amis Stella et
Mandino, présenté sur scène avec le Potimarron et avec Lupovino - Ringo
est un membre actif de cette association dont l’objet est de promouvoir les
populations tsiganes. Les centres sociaux, les établissements scolaires,…
font souvent appel à son témoignage et « son » film est désormais un
excellent support de communication. Ringo Weiss vient parler aux gens
des discriminations subies et il ne parle pas là de celles que peuvent subir
les personnes handicapées car face à cette exclusion, celles-ci peuvent
agir par leur courage et leur volonté. Ringo parle plutôt de celles que
sa communauté, les Tsiganes, subit tous les jours. Celle-là est une plaie
profonde dans la société. Ce racisme là, dit Ringo, est plus virulent encore
2 Ringo ou « l’homme qui bouge », film de Jean-Marie Fawer, assisté par Jonathan
Strutz, 0h26, AnaFilms, 2010.
48
Ringo Weiss, puissance 4
que n’importe quel autre. Mais par son exemple, Jean-Claude Weiss dit
Ringo fait tomber des barrières.
Pour lui-même, Ringo a un rêve finalement bien modeste : changer
son fauteuil pour un 4Power4. Cela lui permettrait de monter les trottoirs,
de se déplacer plus facilement, de gagner encore en autonomie. Il consulte
les catalogues, le site du fabricant. Le prix est bien sûr beaucoup trop
élevé pour son petit budget. Qui veut aider Ringo ? Lui qui depuis sa
naissance a montré tant de courage, lui qui dans son quartier, dans sa ville,
a toujours montré tant de générosité.
(mars 2011)
49
Clés de sol
Jeannette Wünschel respire pour l’autre
C’est là que tout a commencé : aux Blech. Déjà à la fin des années 50
et au début des années 60, nous pouvions voir là le comble de l’indignité
du logement. On y avait casé des ménages (familles ou personnes seules),
délogés du centre ville soignant son image.
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Jeannette Wünschel respire pour l’autre
Au fil du temps, s’y sont retrouvés les gens les plus démunis, ceux qui
achètent à crédit du charbon au kilo pour quelques sous, bien incapables
de payer le moindre loyer. Donc on les avait laissés là à leur misère, dans
ces baraquements au sol en ciment, aux murs en tôle (Blech, en alsacien),
sous les gouttières s’écoulant des toits en terrasse quand il pleuvait, et il
pleut souvent à Strasbourg, dans ce quartier des Canonniers au Neuhof, à
cinq ou six kilomètres de la cathédrale.
Jeannette était travailleuse familiale. Elle est arrivée aux Blech Biele
en octobre 1964. Originaire de Hoenheim, au nord de la ville, elle avait
commencé sa vie professionnelle d’aide familiale à l’ancienne Maison de
la Famille, dans le quartier Bourse, à la fin des années 40. Elle était une
jeune femme déjà pleine d’une énergie qu’elle puisait dans une grande
foi chrétienne et d’un sens de l’engagement qu’elle a appris au MLO, le
Mouvement de Libération Ouvrière.
Indignation
Petit rappel historique. La Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) et sa
version féminine (la JOCF) existaient depuis la fin des années 20. C’est
de ces organisations qu’est né le Mouvement Populaire des Familles (le
MPF), lui-même précurseur des Associations Populaires des Familles (les
APF) d’hier, la Confédération Syndicale des Familles (CSF) d’aujourd’hui.
Jeannette Wünschel a baigné ainsi dans le syndicalisme familial nourri de
sa foi en Dieu.
Jeannette habitait ainsi aux Blech, se confrontant au quotidien à
la misère et travaillant dans toute l’agglomération strasbourgeoise. Les
voisins dans un premier temps regardaient avec méfiance cette personne
qui se distinguait d’eux par sa prestance. Ne serait-elle pas envoyée là
par les HLM ou par la Ville ou par on ne sait trop qui d’autre « pour
nous inspecter » ? En 1968, elle rentre du travail, une voisine révoltée
l’interpelle pour lui parler des infiltrations. Jeannette organise une petite
réunion entre voisins dans sa cuisine. Elle invite Claude, responsable des
APF sur le quartier voisin de Solignac. Une quinzaine de femmes sont
présentes et parmi elles, Helga, sa voisine, qui depuis ce jour allait devenir
une alliée fidèle pour toutes les « actions » de Jeannette Wünschel. Une
délégation est constituée pour être reçue aux HLM qui n’avaient jamais
vu ça. Les HLM, après avoir vérifié la situation de chacun des membres
de la délégation (ne comprenant sans doute pas qu’ils puissent venir pour
défendre d’autres qu’eux-mêmes !) ont fixé un préalable à la discussion :
51
Clés de sol
des propositions pour échelonner le paiement des retards de loyer. a
terme, des solutions de relogement sont proposées et la cité sera détruite.
a l’automne 68, certaines familles sont relogées au Ballersdorf, dans des
bâtiments « aux normes réduites » (pas d’eau chaude, pas de chauffage !).
D’autres sont dirigées vers le Port du Rhin. Jeannette Wünschel continue les
actions dans le quartier avec toujours la même démarche : on diagnostique
les problèmes et les besoins, on analyse, on réfléchit à des propositions,
on agit avec les gens. Bloc par bloc, entrée par entrée, Jeannette fait le
tour des habitants, elle fait signer des pétitions : une pétition contre les
coupures de courant que les gens signent par solidarité en disant aux
personnes : « cela peut aussi vous arriver : maladie, arrêt de travail, etc. ».
Il faut souvent beaucoup parler pour que les gens soient solidaires, il faut
convaincre ceux qui disent : « Nous, on paye, alors eux aussi doivent
payer ». Les gens comprennent alors qu’en agissant ensemble, on est plus
efficace. Une délégation, conduite par François Gaschey, alors président
de l’APF locale, est reçue à l’Electricité de Strasbourg. Jeannette s’en
souvient comme si c’était hier, des locaux cossus au centre ville, une
salle immense, une grande table couverte d’une nappe verte. L’action a
un résultat : le compteur à un franc. Pour un franc, on peut avoir un temps
de lumière et même échelonner les retards de paiement. En janvier 1974,
une dizaine de personnes se réunissent dans la chambre de Jeannette, on
décide de faire une enquête sur les besoins du quartier. 250 questionnaires
reviennent. a la Fédé (des APFS), on dit à Jeannette : « Mais tu as un
trésor, là ! », une richesse incroyable pour les actions. Avec ce trésor, on
réunit 120 personnes dont 80 du Ballersdorf à l’Eglise protestante.
Nous sommes le 26 juin 1974. Les gens font des banderoles : « on
en a marre de vivre comme ça » ; des slogans apparaissent : « pas de
cité poubelle, une cité plus belle ». Le Maire est invité, mais il n’est pas
venu. Une journaliste a fait des articles jusqu’à ce que sa rédaction le lui
interdise. La télé en a parlé. Enfin une délégation est reçue par l’Adjoint
au Maire. Toutes les « pièces à conviction » sont là, des photos, des
témoignages. Les habitants deviennent alors responsables, ils s’engagent,
ils se réunissent tous les mardis soir, ils lancent des actions poubelles pour
nettoyer les caves, les parties communes. Les HLM prêtent des pelles, des
balais, des poubelles, des containers. Un adolescent dit : « Nous voulons
vivre une autre vie ». Cela devient un mot d’ordre des habitants. Le 16
octobre 1974, une nouvelle réunion publique est organisée. Les gens
apprennent à parler en public. Les personnes se transforment.
52
Jeannette Wünschel respire pour l’autre
Collectif
Ilot par îlot, les immeubles sont nettoyés par les habitants eux-mêmes.
Une action est entreprise : manifestation devant l’Hôtel de Ville. Le Maire
refuse « la 3ème vidange ». Il faudra attendre 2000 pour l’obtenir grâce
au travail de l’Association de gestion des ateliers du Neuhof (AGATE),
créée par « le Collectif des habitants et des associations ». Mais ce qui
révolte plus encore Jeannette Wünschel, ce sont les expulsions au mépris
du respect des gens. La machine à expulser est écrasante, les méthodes
indignes : les meubles jetés par les fenêtres avec la nourriture prévue pour
la journée, un poulet, des œufs, les mères de famille tentent de sauver
quelques vêtements; même le chat est envoyé par la fenêtre ! « Je ne
pouvais pas croire ce que je voyais » raconte Jeannette, témoin de cette
scène, « mais c’était pourtant cela, une expulsion ! » Il fallait absolument
dénoncer cette barbarie. Désormais, Jeannette et les APF se mettent en
vigilance pour anticiper les expulsions, être présents dans l’appartement
le jour où elles devaient se produire, inviter la presse,… Le concierge,
chargé de tout balancer par les fenêtres, se justifiait : « les cafards, les
punaises, le taudis ». Un retraité expulsé est hébergé par Helga pendant
quelques mois. La solidarité, ça marche ! Le retraité finit par être relogé
par la Ville, une entreprise fait la peinture gracieusement, l’argent permet
d’acheter l’électroménager. Une personne qui devait être expulsée, très
touchée par l’action de solidarité, dit : « C’est le plus beau jour de ma vie,
et c’est aujourd’hui mon anniversaire ! ». Les habitants et les associations
ont constitué « le Collectif » en 1977, mettant en place des services
pour les familles : un restaurant-garderie, une bibliothèque, un centre
socioculturel, des centres de loisirs, des fêtes de quartier, des carnavals.
Le Collectif devient l’outil participatif des habitants pour les opérations
de réhabilitation urbaine engagées à partir de cette époque. Il prépare les
dossiers pour les opérations de développement social et urbain en créant
l’APUAN, Atelier Populaire d’Urbanisme et d’Aménagement du Neuhof.
Par-dessus tout, on met en avant le respect dû aux gens : « ll ne suffit pas
de mettre un coup de peinture pour que change la vie ».
a 87 ans, Jeannette Wünschel se retourne sur sa vie d’engagement
mais elle garde toute sa vivacité : « Je suis toujours aussi révoltée. » Elle
voit un quartier évoluer mais qui n’a toujours pas de centre, « pas de
cœur » et « moi, j’enrage ». On a voulu un jour lui remettre une médaille
du Mérite. Après une hésitation et une belle note d’humour – « moi,
Chevalier ? mais je n’ai pas besoin de cheval ! », elle finit par accepter, pas
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Clés de sol
pour elle mais pour les gens. La sous-préfète la lui a remise. Jeannette en
a profité pour faire un discours de vérité, reprenant les plus belles phrases
qui l’ont marquée dans sa vie militante : « Toute personne vaut plus que
tout l’or du monde », « un jour, j’ai compris que toute personne a droit
à son coin de ciel bleu » et la plus belle de toutes, entendue de la bouche
d’une habitante et prononcée dans ce beau dialecte alsacien : « De unde
het eins für’s andere g’schnüft », là en bas (sous-entendu, aux Blech) l’un
respire pour l’autre.
Helga (« ma voisine ») est toujours là. Les Blech sont démolis depuis
longtemps mais les amitiés qui y sont nées sont toujours bien vivantes.
(mars 2011)
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Patricia Garcia de Poillerat agrandit le monde
Patricia Garcia de Poillerat agrandit le monde
Trois cent soixante événements avaient été programmés. L’annulation
de l’Année du Mexique en France a été entérinée le 8 mars 2011. La
décision unilatérale du Président de la République française de dédier
l’Année à une compatriote reprise de justice au Mexique aura mis fin à
cette grande manifestation culturelle. Finis Les masques de jade mayas
à la Pinacothèque. Finie l’exposition Mexique : les cultures antiques de
Véra Cruz à Lyon. Changement de programme pour le Festival Rio Loco
de Toulouse. Annulation de Diego Rivera, de Mexico au Paris des cubistes
à Bordeaux… Enorme gâchis.
Mexique
Dans son appartement du 16e étage du quartier de l’Esplanade à
Strasbourg, surplombant le parc de la Citadelle, Patricia Poillerat regrette,
ne comprend pas ce mélange des genres entre la culture et une affaire
judiciaire où se mêle la politique. Pourtant Patricia est allée en avril en
Moselle pour Le Mexique à Farébersviller, la seule manifestation en
55
Clés de sol
France, selon elle, à être restée programmée : contes pour enfant autour de
la piñata, atelier de fabrication de ces fameuses piñatas dans la plus belle
tradition festive mexicaine, ateliers de cuisine (cette cuisine née d’un
savoureux mariage de cultures hispano-aztèque), un aperçu du métissage
des cultures du Mexique, la découverte de cette civilisation aztèque qui
connut son apogée entre 1300 et 1500 et une capitale de l’empire qui fut
alors la plus grande ville du monde.
Visiblement, Patricia affectionne de faire partager sa passion pour son
pays d’origine. Elle ouvre une brochure Destination Mexique, à la page
de la carte présentant son pays, me montre Tepic, la ville de son enfance,
sur les contreforts de la Sierra Madre, non loin de la côte Pacifique, et
Guadalajara où elle a effectué ses études de chimie. Patricia est née Garcia
dans cette région de Nayarit. Son grand-père paternel était propriétaire
d’une hacienda. Son grand-père maternel était industriel (dans l’industrie
du cigare).
Patricia García est arrivée à Mexico pour préparer une maîtrise en
chimie au centre de recherches et d’études avancées (CINVESTAV).
Son thème de recherche : la synthèse de la Vitamine D, utilisée dans
les carences osseuses. Son premier emploi sera en chimie organique au
CINVESTAV, mais elle exercera ensuite à l’Institut mexicain du pétrole.
C’est au CINVESTAV qu’elle rencontrera son futur mari, un Français
en coopération civile pour une longue durée (huit ans). Le mariage a
lieu au Mexique et Patricia arrive ainsi en France en 1984. Le couple a
toujours vécu depuis lors à l’Esplanade et Patricia affirme fortement ; « je
suis une vraie Esplanadienne ! ». La faculté de chimie de Strasbourg est
à deux pas de chez elle. (« a Mexico, il fallait compter deux heures de
voiture pour aller du domicile au travail »). Elle est tout de suite inscrite
dans un laboratoire scientifique pour faire un doctorat où elle travaille sur
les catalyseurs (utilisés dans les pots catalytiques). Ce même laboratoire
l’a ensuite embauchée. Patricia s’étonne des instruments rudimentaires
utilisés par l’Université française alors qu’au Mexique, on travaillait avec
les instruments les plus performants.
Ami Fritz
Son fils est né à Strasbourg. En 2004, la mère de Patricia a rejoint
le couple. Elle a aujourd’hui 91 ans et reste en pleine forme. Epanouie,
Patricia García de Poillerat ! « C’est ici que ma vie a changé ». Elle
s’engage dans la vie de son quartier au sein de l’ARES (Association des
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Patricia Garcia de Poillerat agrandit le monde
Résidents de l’Esplanade) ainsi que dans l’association de parents d’élèves
FCPE, participe activement à la campagne de Henri Dreyfus aux élections
cantonales.
Dans la région de Strasbourg, on compterait une quarantaine de
Mexicains. La plupart se retrouvent au sein de l’association Anahuacalli
(mot de langue nahuatl pour designer la maison de la vallée de l’Anahuac).
Elle a été créée en 1986 en solidarité avec les victimes du tremblement de
terre de Mexico. Depuis lors, elle a surtout une activité culturelle (avec en
particulier son groupe de danses) et de diffusion de la culture mexicaine
dans la région (organisation de conférences, de spectacles, d’expositions,
cours d’espagnol, …). L’association organise également des sorties
familiales et tout est bon pour permettre les échanges interculturels avec
les uns et les autres. Patricia s’étonne d’ailleurs toujours de l’engouement
des Alsaciens de toutes origines pour apprendre les danses du Mexique.
L’ARES a accueilli pendant 25 ans les activités qui se déroulent maintenant
plutôt à Vendenheim. La troupe de danse a pu ainsi participer avec 20
personnes sur scène à la fête du mariage de l’Ami Fritz à Marlenheim !
Un grand moment.
Radio
Patricia García de Poillerat montre à nouveau la carte ouverte sur
son canapé. « Les gens croient que le Mexique est en Amérique du Sud.
Mais pas du tout, c’est en Amérique du Nord. Savez-vous que Mexico est
plus proche de Paris que de Santiago du Chili ? ». Elle parle de l’histoire
musicale de son pays, de la tradition des chansons romantiques du XIXe
siècle puisant dans un répertoire métissé venu de Cuba et de l’Espagne
arabo-andalouse. C’est ce qui explique que l’on retrouve le métissage du
luth (le oud) dans la musique mexicaine et ces instruments traditionnels,
la guitare classique et le quatro, une guitare à quatre cordes.
Tous les dimanche sur RBS, de 15 h à 17 h, Patricia et ses amis
invitent aux Rendez-vous du monde, l’émission interculturelle, proposée
par la Coordination des Associations de Résidents Etrangers de Strasbourg.
La CARES vient de fêter ses vingt ans. Patricia García de Poillerat en est
une Présidente dynamique.
Cet engagement interassociatif l’a amenée à rassembler une liste de
ressortissants étrangers et de personnalités d’origine étrangère soumise au
suffrage strasbourgeois pour l’élection du Conseil des Résidents Etrangers.
Elle a ainsi été élue au sein de ce Conseil consultatif et participatif. Elle
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Clés de sol
est membre du Bureau du CRE et particulièrement responsable d’un
groupe de travail en charge de la lutte contre les discriminations et pour
l’égalité. a ce titre, Patricia prépare une exposition autour de témoignages
permettant de montrer une image positive de la diversité à Strasbourg. Le
CRE apporte un moyen d’expression pour une population représentant
près de 15 % des habitants de la ville. Sans tous ces habitants, Strasbourg
serait-elle la ville internationale que chacun peut reconnaître ? « Il faut
agrandir son petit monde » dit Patricia Garcia de Poillerat. C’est ce qu’elle
fait tous les jours avec une énergie très communicative.
(mars 2011)
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Jeannette Gregori voyage au pays des autres
Jeannette Gregori voyage au pays des autres
Nous aurions pu rencontrer Jeannette dans un de ses lieux favoris à
Strasbourg, l’Artichaut, café artistique ou à Appolonia, lieu d’échanges
artistiques européens, ou encore à la galerie Stimultania, car Jeannette
Gregori est photographe. Elle est « photographe sociale ». Elle
photographie « les gens », le peuple. Nous l’avons rencontrée le 8 mars
à la fête des femmes de l’association PasSages, où elle présentait son
exposition « Enfances tsiganes ».
Le mur des valeurs
Le 4 août, on a aboli les privilèges. Pour commencer sa vie,
Jeannette Gregori a eu la bonne idée de naître (à Thionville) à cette date
anniversaire, de vivre à Fameck, dans la vallée des « ange », la plus
cosmopolite et ouvrière des vallées, avec ses usines, son équipe de basket
féminine, dans une famille italienne, dans le respect du grand-père, un
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Clés de sol
résistant au fascisme et au nazisme. Adolescente, elle était au collège
Arthur Rimbaud, elle s’est mise à photographier les gens dans la rue. Plus
tard, elle s’est intéressée à ces femmes photographes américaines qui ont
révélé par leurs œuvres la société américaine des minorités et de la misère.
Elles s’appellent Dorothea Lange, Arlene Gottfried, Diane Arbus, Lorna
Simpson, Mary Ellen Mark ou Jane Evelyn Atwood. En 1993, Jeannette
part aux Etats-Unis pour un an en tant que lectrice. Elle s’inscrit aux cours
de photographie aux Beaux-Arts de l’Université d’Indiana et voyage dans
les banlieues et quartiers populaires de New-York. Elle y est retournée
avec la bourse Fulbright en 2002/03 pour des échanges linguistiques en
vivant dans la région de Philadelphie.
Sa première exposition, Jeannette Gregori l’a réalisée pour la Ligue
des Droits de l’Homme. Elle vit aujourd’hui près de Strasbourg où elle
enseigne l’anglais et… la photographie. Au Lycée Marc Bloch, on peut en
seconde faire un « enseignement d’exploration » Arts visuels. Jeannette
sensibilise ses élèves aux différences culturelles. Elle leur a fait découvrir
la culture des gens du voyage en travaillant autour des films Swing de Tony
Gatlif et Le temps des gitans d’Emir Kusturica et en organisant un concert
de musique. « Vous êtes magiques ! » s’est exclamé un lycéen, saisi par
la virtuosité des musiciens manouches Paquito et Gino Lorier et par la
voix de Alexandre Hernandez à la fin du concert. Avec les terminales Arts
appliqués, elle a réalisé en dehors des heures de cours, jusque tard dans le
soir, une œuvre collective The Wall of Values (le Mur des valeurs). « Les
murs sont parfois des symboles lourds de conséquences. Le vôtre est un
mur d’expression, chargé de symboles et qui laissera une trace positive
de votre passage à Marc Bloch » a dit le proviseur aux élèves. Le mur
des valeurs a été réalisé autour de sept symboles : la main qui représente
le don et le partage, la pomme l’éducation, la colombe la paix, la plume
la liberté, le cœur l’amour et l’amitié, l’ampoule l’énergie créative et le
visage le savoir et la connaissance.
Les gens du voyage, elle les a découverts par hasard un jour de
promenade à vélo à un camp installé à côté de chez elle. Elle s’est arrêtée,
à commencer à discuter avec eux. Ils étaient honorés que quelqu’un
s’intéresse à eux, leur adresse la parole. Ils l’ont invitée à revenir. Ce
qu’elle fit, mais le camp avait disparu. Elle a finalement retrouvé leurs
traces. Ils ont accepté qu’elle les photographie. Pour Jeannette, les images
doivent avoir un message, refléter des valeurs. Elle a photographié les
enfants, en découvrant leur énergie, leur curiosité. L’enfant est roi chez les
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Jeannette Gregori voyage au pays des autres
Tsiganes. Elle a montré leurs regards, leurs rires, leur espièglerie. Elle a
révélé la beauté de ces terrains, de ces caravanes, que les femmes décorent
avec goût, garnis de bouquets de fleurs. On est loin des idées reçues.
Pendant plus d’un an, à chacun de ses temps libres, elle a parcouru les
terrains, en Alsace et à Paris. Elle a monté l’exposition Enfances tsiganes,
sans voyeurisme, avec une grande sincérité. « Il faut aimer son sujet,
dit-elle, ainsi que ceux pris en photos, pour les représenter de manière
digne ». Jeannette Gregori ne « dérobe » pas ses photos. Elle prend le
temps de parler avec les gens, de les rencontrer. Les respecter, c’est aussi
ne rien laisser au hasard dans la composition de la photo. Chaque détail
compte. La photo doit être belle. L’exposition a été présentée au Conseil
de l’Europe, à la Bibliothèque André Malraux à Strasbourg, dans sa région
d’origine à Metz, en Normandie en mars – avril 2011, à l’Hôtel de Ville de
Tourville-la-Rivière, place de la Commune de Paris.
La condition des femmes
La famille M. habite sur le terrain de Koenigshoffen. Elle vient de
Roumanie, doit y retourner souvent à cause des papiers et revenir. Le fils
travaille bien dans sa classe de 6e et, grâce à l’exposition et au reportage
télé, la maman a trouvé un emploi de femme de ménage, ils ont été invités
par Jeannette à partager Noël dans sa famille.
Ce printemps 2011, Jeannette Gregori a fait un travail pédagogique
avec ses élèves autour de la condition des femmes pour l’association Le
Pont d’Amy : quelle est pour vous la plus grande qualité de la femme ?
que voudriez-vous changer dans la condition des femmes ? Elle les a
emmenés dans un foyer strasbourgeois d’accueil des femmes battues où
ils ont découvert une réalité qu’ils n’imaginaient pas. Ils ont aussi réalisé
un petit film en anglais, « Speech Against Female Genital Mutilation »,
un discours contre l’excision entrecoupé d’opinions et d’impressions
personnelles d’élèves de Terminale Littéraire à la suite d’une étude du film
« Fleur du Désert ». Le film a pu être diffusé à l’Université des Sciences
Humaines de Strasbourg et sera aussi projeté au Bénin.
Au restaurant turc de Bischheim où nous nous retrouvons, la serveuse
est une ancienne élève. Dilan parle français avec un fort accent alsacien
et turc avec un fort accent français, elle salue son professeur avec respect.
Jeannette a gardé des contacts avec quelques anciens élèves. Elle me parle
d’Aurélie Monjardé qui anime le Quai aux Arts à Strasbourg après une
Terminale L au lycée et un CAPES d’Arts Plastiques obtenu en 2009.
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Clés de sol
Créatrice vintage et déco rétro, créatrice de site internet spécialisé qui
répond au nom de zerohuit.com (créé le 08/08/08), Aurélie a organisé en
mars 2011 la Place des Arts sur la Place Broglie. Elle parle d’une autre
élève qui a pu faire une prépa à René Cassin avant d’entrer à HEC. Elle a
pu se rendre compte que l’islam aidait les jeunes lycéens. En fréquentant
la mosquée avec Abdelkader, son mari d’origine algérienne, elle a retrouvé
certains élèves et pu faire le constat que les pratiquants sont bien plus
respectueux, désireux d’apprendre, disciplinés que les autres.
Jeannette, par modestie, n’ose pas trop le dire, mais elle finit par
avouer qu’Aurélie et ces anciens élèves qui sont passés par Marc Bloch,
sans doute oui, elle les inspire.
(avril 2011)
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L’Alsace Blues d’Abbès Benharrat
L’Alsace Blues d’Abbès Benharrat
(sur des textes interprétés par Alain Bashung)
Au large les barges se gondolent dans le roulis. Bon, on le savait déjà
que la société française faisait des erreurs de management. Mais là, pour
le coup, avec Abbès, on arrive à la caricature, les ombres s’échinent à me
chercher des noises.
63
Clés de sol
Petit tableau en croisé dynamique entre AB, Abbès Benharrat,
guichetier à la Poste à Hautepierre, et AB, Alain Bashung, le poète rocker
un peu d’ici beaucoup d’ailleurs, bien trop tôt disparu, et qui pour la
postérité nous prête ses plus beaux mots en italique. AB comme Alsace
Blues. Elsa est aussi belle qu’hier Son pavillon se noie dans mon blanc
sec. Elsa encore un verre de sylvaner Elsass Blues.
Une enfance lorraine
AAAbès, AAAbès ! Le public apprécie. Au Camionneur, le bistrotconcert du quartier Gare, il demande un rappel pour Abbès Benharrat qui
interprète sur la petite scène strasbourgeoise du Bashung avec un visible
plaisir et une voix qui s’y prête. Abbès respire le contact humain, il aime
les gens. Je me dore à l’envers à l’endroit à la chaleur humaine. C’est
pour ça qu’il est venu chanter là ce soir. C’est pour ça qu’il adore les
langues vivantes, parle français, avec excellence, anglais, couramment,
allemand, plutôt bien, espagnol, honnêtement, arabe, pas trop mal, et il est
sûr qu’il apprendrait n’importe quelle langue en quelques semaines s’il
le fallait. C’est pour ça qu’il s’est passionné très tôt pour l’internet. C’est
pour ça qu’il est radioamateur. C’est pour ça qu’au bureau de poste, tout le
monde veut venir à son guichet. C’est pour ça… qu’il a tous ces ennuis.
Premier hasard et premier ennui qui va avoir plus tard de lourdes
conséquences. Parlez-moi encore de votre enfance Mettez moi dans
la confidence Vous pouvez compter sur mon silence. Les sept frères et
sœurs d’Abbès sont tous nés en Lorraine, lui, le 3ème de la famille, est
né en Algérie, pas très loin de Mostaganem. Il est né français, tout juste
avant l’indépendance, mais à sa majorité, il était algérien et l’Algérie l’a
appelé pour le service militaire. Je serai toujours cet étranger Au regard
sombre Un rebelle dans une ville de contraintes. En total décalage avec
cette société algérienne elle-même en pleine crise, à la fin des années
80, l’expérience a été extrêmement difficile, avec un rejet total par les
bidasses algériens et pour finir, enfin, une exemption.
Abbès Benharrat a grandi dans un petit village lorrain, Malleloy. Les
parents étaient analphabètes mais son père, sidérurgiste aux Aciéries de
Pompey, l’encourageait à la réussite scolaire, « pour que tu réussisses
mieux que moi ». Pour Abbès, ce n’était pas très difficile. a l’âge de 5
ans, il entre au CP et savait déjà lire. Il avait déjà lu tout le livre et les
leçons de toute l’année dès le premier jour de classe et comme il fallait
obéir à la maîtresse, on lui a dit à la maison que ce n’était pas bien, alors
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L’Alsace Blues d’Abbès Benharrat
pour travailler quand même, il aidait ses frères et sœurs et attendait avec
impatience le jour de la télévision scolaire, le mardi après-midi. Il a un
souvenir magique de sa maîtresse, Mme Guglielmi. Au collège à Custines,
il était toujours un excellent élève, il avait toujours un livre à côté de lui,
il a lu tous les livres de la bibliothèque de l’usine de Pompey, tu veux
qu’j’te chante la mer, le long des golfes pas très clairs, il fait chaque
semaine les mots croisés de l’Est Républicain, obtient 60 sur 60 à un
concours d’orthographe, découvre avec passion la trigonométrie, lit toute
l’Encyclopédie Quillet, a très facilement son BEPC. C’est toujours lui
qui allait aux réunions de parents d’élèves pour ses petits frères et sœurs.
Mais voilà que…
Orientation
Après le BEPC, « on » l’oriente vers une filière courte
d’électromécanicien au lycée professionnel. Sans doute pense-t-« on »
qu’un fils d’ouvrier doit rester ouvrier pour remplacer son père à l’usine.
Pour lui qui rêvait d’études scientifiques, qui n’était pas du tout attiré par
les activités manuelles, ce fut une catastrophe. Abbès avait déjà rencontré
le racisme : une prof de français en 6ème lui avait interdit de faire du théâtre;
devant les élèves, elle l’appelait « le corniaud ». Il avait déjà connu aussi
les profs qui s’étonnaient de ses performances. Un prof de techno avait
posé un jour un problème d’engrenage en disant qu’on pouvait le résoudre
par le calcul ou par l’intelligence, aucun élève n’avait trouvé sauf Abbès
qui a trouvé instantanément la réponse intelligente en mettant à jour le
mécanisme d’une montre. J’ai crevé l’oreiller J’ai dû rêver trop fort. Mais
là, au lycée professionnel, il a connu toute la violence du racisme, chez
les enfants aussi bien que chez les enseignants, comme avec ce prof qui
avait connu la guerre d’Algérie. Abbès tombe malade, s’absente du lycée.
Mais aujourd’hui, il positive : « Pour la culture générale, c’était pas mal,
j’ai au moins appris à utiliser un tour ! ». Il est réorienté vers une filière de
comptabilité, il assimile tout sans aucune difficulté, passe d’office en 2ème
année. 16 filles et 8 garçons dans la classe. Les profs lui disent : « Vous
n’aurez pas votre BEP », il est le seul élève à réussir en même temps
le CAP et le BEP. « On » le dirige ensuite vers une filière de reporter
photomécanique au lycée Cyfflé à Nancy. Après tout cela, direction…
ANPE. De stage bidon en stage bidon, Abbès finit en dépression,
lit la nuit et dort le jour, ingurgite la collection complète des Sciences et
Vie, s’occupe de ses frères et sœurs. C’est là qu’arrive le service militaire.
65
Clés de sol
Abbès ne connaissait l’Algérie que par des vacances, lorsque son père
prenait la voiture familiale direction Oran via l’Espagne avec toute la
famille, en prenant un congé sans solde d’un mois pour rester un peu plus
longtemps au pays. Pas français, pas vraiment algérien, Abbès qui n’avait
toujours vécu qu’en France (et presque toujours dans le même village)
devait passer tous les trois mois voir la secrétaire de mairie de Malleloy
qui lui donnait un récépissé pour avoir droit au séjour ! Sa demande de
naturalisation est restée bloquée à cause d’un tampon en trop sur la copie
de sa pièce d’identité algérienne traduite en français. Tu m’irradieras
encore longtemps Le dimanche à Tchernobyl. Enfin, après un an d’attente,
il peut enfin être « réintégré » à la nationalité française et en 1990 passer
le concours de la Poste, brillamment réussi. « Je connaissais toutes les
capitales du monde, tous les chefs-lieux de département,… » s’amuset-il à raconter. Mais une fois titulaire, il ne trouve pas de poste. Il finit
bien longtemps plus tard par être embauché comme animateur de centre
de vacances et de loisirs par le service social de la Poste en Alsace.
« Animateur, voilà à quoi on destine les enfants d’immigrés », s’insurget-il. Hors vacances, on l’emploie comme agent d’entretien à l’ASPTT.
Ma vie sous verre s’avère ébréchée avec le temps qui passe. Il prend
alors sa belle plume et écrit au Directeur des Ressources Humaines qui
le reçoit et lui dit : « Visiblement, votre histoire est une vraie erreur de
management ».
Postier
Enfin, Abbès Benharrat peut intégrer un bureau de poste mais la
discrimination continue. Le bureau reçoit des lettres anonymes : « on
ne veut pas d’arabes à la poste ». Faut pas m’accuser de réception J’ai
peur des retours et c’est pas recommandé. Le receveur l’éloigne des
relations avec la clientèle, lui qui a pourtant un contact extraordinaire
avec les gens ; pour lui, un bureau de poste, c’est le cœur d’un quartier,
là où se fait le lien social. Alors, il fait la caisse du bureau, et bien mieux
que n’importe qui. C’est vrai qu’Abbès est capable de tout assimiler. Il
y a longtemps, pris de passion pour internet, il s’était monté lui-même
un ordinateur. « J’aime apprendre » dit-il. Les collègues le sollicitent :
« toi qui sais tout ». Pour voir un peu autre chose, il se crée une petite
entreprise de diffusion de vidéos, demande au receveur d’être disponible
les mercredi après-midi et samedi pour tenir sa boutique, qui le lui
refuse. L’affaire ne peut pas marcher dans ces conditions. Résultat : une
66
L’Alsace Blues d’Abbès Benharrat
dette de 20 000 euros, les huissiers, …
Je me pose sur Martine des questions d’amour-propre a mes yeux
elle est nickel a mes doigts j’peux pas dire. Abbès Benharrat a connu son
amie alsacienne au centre de vacances du service social de la Poste. Avec
la belle-famille, il a fallu du temps et du tact avant d’être présenté. Mais
une fois le contact établi, les relations sont devenues excellentes. « Ils
ont vu ce que nous avions en commun, nos valeurs. » ça peut faire mal
une femme Tout le temps que tu passes à penser Quand elle va se faire la
malle. Il y a deux ans, pour la séparation, c’est le beau-père qui avait les
plus grands regrets. Elle partira un de ces soirs Sur le prospectus ça disait
provisoire.
En automne 2009, Abbès lit sur internet l’initiative « Une journée
sans nous ». Il s’agissait le 1er mars 2010 de montrer ce que serait la France
sans ses immigrés. Le jour dit, Abbès réunit une centaine de personnes
sur la place Kléber et explique la démarche dans les médias locaux et
régionaux. Les militants de la ville s’étonnent : t’es qui, toi ? d’où tu
viens ? N’essayez pas de m’éteindre, je m’incendie volontaire. Abbès n’a
aucune appartenance politique, juste une appartenance citoyenne, et c’est
déjà là l’essentiel pour lui.
En avril 2011, Abbès Benharrat est toujours en fonction au bureau
de poste du centre commercial de Auchan à Hautepierre. Dans le quartier,
tout le monde le connaît. Un citoyen comme les autres, ou presque, avec
juste un peu plus de galères que la moyenne, trop compétent peut-être, à
quoi ça sert la frite si t‘as pas les moules, ça sert à quoi le cochonnet si
t’as pas les boules, pas conforme aux stéréotypes et aux préjugés, juste
un peu discriminé et juste un peu usé par ce parcours du combattant
anxiogène. Je dédie cette angoisse à un chanteur disparu. Mort de soif
dans le désert de Gaby. Malgré tout cela, Abbès Benharrat reste toujours
aussi souriant et aussi ouvert aux gens.
Mes yeux sont dans le miroir où je les ai laissés.
(avril 2011)
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Clés de sol
Le Salon de thé Martine, le point central
Rien n’est laissé au hasard chez Martine. Il y a d’abord cet emplacement
au cœur du quartier, entre les villas et les immeubles, dans un angle de
rues, face au petit parc. L’angle. C’était essentiel cet angle, pour voir et
être vu, pour donner de la lumière, pour donner une ouverture. La terrasse.
Il fallait que l’on y soit bien, tranquille, avec de l’espace, orienté sur la
rue mais séparé de la circulation. L’intérieur, vaste, pas confiné, zen. La
salle a résolument un côté feng-shui, un décor asiatique avec ses statues
et ses fougères, de vrais troncs ornés de feuilles factices, pour qu’elles
soient toujours vertes. Un bar tout en longueur, un décor moderne mais
chaud avec les tables en verre coloré. Des murs aux deux couleurs, jaune
et orange, yin et yang, l’eau et le vent, le shui et le feng.
Le métier
Au bar, Martine passe l’éponge d’un geste sûr, un œil ici, l’autre là,
rien ne lui échappe de ce qui se passe en salle. Le placement des clients,
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Le Salon de thé Martine, le point central
« parfois on arrange des coups, pour que les gens se parlent d’une table
à l’autre », elle lance en douce une conversation, avec l’un, avec l’autre
et le lien se fait. Martine a un art consommé du lien social. Les clients,
elle les connaît tous, ils deviennent des amis, on se tutoie mais attention,
« respect ! le client est roi mais il ne règne pas ! ». C’est essentiel le
respect. Des jeunes laissent traîner leurs déchets par terre. a leur départ,
elle prend une photo. Le lendemain, elle leur montre : « C’est abusé,
m’dame ! », le message est passé, les jeunes vont laisser l’emplacement
propre. Des propos racistes ? Martine intervient, intelligemment, « oui,
t’as raison, Martine, j’voulais pas dire ça ».
Il est 15 heures. Le coup de feu de midi est terminé. « J’attends la
jeune, elle va bientôt arriver ». « La jeune, elle n’a pas un prénom ? » je lui
demande. « Oui, Leïla ! » Leila est du quartier, elle est en apprentissage
pour deux ans, elle apprend le métier du commerce, le service vente.
Martine a deux apprenties, Leila et Sonia. Quand Leila arrive, très à l’aise,
dynamique, on voit bien que son apprentissage se passe bien, il n’y a aucun
irrespect derrière cette expression « la jeune », plutôt de l’affection.
Martine se souvient de ses débuts, de son enfance, élevée par les
grands-parents, de sa jeunesse. Son père était boulanger, originaire du Val
de Villé. Il est venu en ville, à Strasbourg, pour y installer son commerce.
Sa mère est originaire de Bischheim. Tous les souvenirs d’enfance sont
dans ces odeurs du fournil et du magasin. En 1978, Martine est entrée
d’abord au Suma à la Meinau (aujourd’hui devenu Simply), à deux pas de
son Salon de thé et restauration rapide d’aujourd’hui, puis aux Galeries
Gourmandes au centre ville (place des Halles).
Le quartier
Martine Ulrich a installé son premier commerce à la Meinau, « de
l’autre côté », il y a 19 ans, un petit salon de thé, mais le quartier s’est
trouvé en pleine restructuration urbaine, des immeubles « arrachés » et
puis ce nouvel immeuble de la SIBAR, au 13 rue de Franche-Comté,
vendu en copropriété. Le rez-de-chaussée avait une vocation commerciale
et devait s’installer en premier. Martine a été intéressée. Il fallait prendre
une décision rapide, projeter de faire monter considérablement le chiffre
d’affaires, tout concevoir : les plans, le décor, les services à proposer au
client. « Quand on entre dans des murs nus, il faut avoir de l’imagination
pour penser à tout ! ». Martine n’en manque pas. Elle définit sa gamme
de services : la « petite licence », un partenariat avec un pâtissier, un plat
69
Clés de sol
du jour fait maison, des journaux et revues en consultation, wifi access, un
relais colis, des toilettes propres et accessibles, « il y a des gens qui entrent
et qui sortent, mais je fais semblant de ne pas voir ». Tout cela, c’est du
service de proximité. Mais le vrai service, c’est le lien social, des personnes
âgées qui ne sortent de chez elles que pour venir ici, des « Maghrébiens »
(comme elle dit) qui rencontrent des Alsaciens,… Les habitués se sentent
ici chez eux et Martine est très attentive aux clients. « ça va, mamie ? ».
Mamie vient ici tous les jours. En fait, cela ne désemplit jamais, c’est
l’entrée-sortie permanente. Une grande salle à l’arrière est réservée pour
les groupes ou les repas de familles, très tranquille, à l’abri des regards.
Le salon est le point central du quartier de la Meinau. Quand elle
s’est installée, personne ne l’a vraiment aidée, « c’est le moins qu’on
puisse dire ! ». Aujourd’hui, tout le monde l’encense. Elle est repérée par
les élus, les fonctionnaires, les travailleurs sociaux, les associations. Elle
a eu, il y a quelques mois, les honneurs de la presse locale, le « 7 à NNM »
(Neudorf Neuhof Meinau). Sa personnalité fait l’unanimité : « Je suis très
attachée aux clients. On apprend beaucoup avec les gens. » Les clients,
avec elle, font leur psychothérapie. Martine « gère » la salle. Quand les
décibels grimpent trop haut, elle sort son sifflet et le ton baisse très vite.
Le dimanche matin, le salon de thé est ouvert et le mari de la patronne,
chauffeur routier le reste du temps, vient donner un coup de main. Le
couple a eu deux enfants. Martine est grand-mère depuis onze ans. Mais
dans sa tête, elle reste jeune, c’est dû à sa philosophie de la vie, elle aime
les choses simples, en toutes circonstances rester zen. Leila est partie
chercher l’article de 7 à NNM chez elle pour me le montrer. Elle revient
vite avec son trieur des dossiers personnels. Je dois y aller maintenant.
« Revenez nous voir bientôt ! » me dit Martine. La prochaine fois,
c’est sûr, on se fera la bise.
(avril 2011)
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Saadia Fatmi prend les enfants par la main
Saadia Fatmi prend les enfants par la main
a Cronenbourg, Saadia Fatmi a créé Savoirs partagés qui s’adresse
aux enfants des écoles primaires du quartier. L’association les sensibilise
aux métiers d’art et à l’artisanat avec les interventions de professionnels
dans la classe : boulanger, cuisinier, fleuriste, apiculteur, menuisier,
mosaïste, verrier, souffleur de verre, potier, coiffeur…
L’Inspection académique accompagne ce projet depuis deux ans.
Nous avons rencontré Saadia au CSC de Cronenbourg dont elle est membre
du Conseil d’administration. Retraitée dans deux ans, elle sait déjà que sa
retraite sera très active, au service de son association et au service des
enfants. Sa retraite sera active comme l’a été sa carrière professionnelle
mouvementée et même, peut-on dire, plus généralement son parcours de
vie qu’elle décrit volontiers, avec un sens particulier de l’analyse et une
envie de témoigner.
71
Clés de sol
Cahots
Une vie commencée au Maroc en 1952, une enfance sage en tant
que seule fille parmi six garçons et surtout en tant qu’aînée. Une famille
traditionnelle de Casablanca avec un père carreleur en usine et une mère
effacée, extrêmement effacée, « on la posait là et elle ne disait rien ».
Lorsqu’est arrivé le temps de faire un choix d’orientation en terminale,
Saadia dit à sa prof de français qu’elle voulait être avocate, pour agir
contre les injustices sociales. La prof lui dit que c’est impossible au
Maroc pour une femme d’être avocate et que la seule solution serait de
partir étudier en France. Mais comment demander à son père de la laisser
partir à l’étranger ? Jour après jour, elle a lancé une information, puis une
autre, puis encore une autre, pour ne pas aller trop vite, pas brusquer. Et
puis silence, aucune réponse ! Jusqu’à ce qu’un jour son père lui dise :
« Prends tes papiers et viens avec moi ! » a la grande surprise de Saadia,
son père l’emmenait faire sa demande de passeport, à une condition
cependant : qu’elle aille chez le cousin maternel à Paris. Toute sa vie, elle
ne saura comment remercier son père de ce geste. Elle apprendra plus
tard qu’il avait même hypothéqué la maison pour payer ce voyage et ce
séjour. Saadia Fatmi arrive à Paris en 1972, à l’âge de 20 ans. Le cousin
ne pouvait pas refuser. Elle habite dans le XIIIe arrondissement, trouve un
emploi chez un dentiste, rencontre son mari qu’elle épouse au Maroc et
met au monde Kaya, sa fille. C’est là que commencent les premiers cahots
d’une route bien cabossée. Un mari violent. Une séparation et un divorce,
prononcé en 1977 seulement.
Très vite, elle trouve un emploi chez Alcatel en Savoie (Aix-lesBains) et elle a suivi toutes les évolutions du Groupe alors en plein
développement, surtout les déménagements vers la Lorraine (Fénétrange,
Laxou) puis vers l’Alsace (Colmar). Le métier de soudeuse en composants
électroniques pour la téléphonie l’intéresse bien. Elle se souvient encore
de tous les gestes professionnels qu’il fallait accomplir pour relier les fils
bleus et les fils blancs. Elle connaît une belle promotion dans la société,
des revenus corrects qui lui permettent de passer le permis de conduire et
de vivre sans trop de soucis et sans homme. Le divorce avait entraîné une
rupture de plusieurs années avec la famille au Maroc. Mais quand Alcatel
rencontre des difficultés et la licencie, Saadia retourne au Maroc pendant
six mois. La fin de cette carrière de 30 ans chez Alcatel a été difficile.
Responsable d’achat de composants électroniques, elle connaissait un
grand stress, jusqu’à ce jour où elle fit un malaise au travail, épuisée par
72
Saadia Fatmi prend les enfants par la main
les pressions de la clientèle et de la direction. Elle est emmenée d’urgence
à l’hôpital. Après une mauvaise expérience dans une petite entreprise près
de Strasbourg, avec un bon salaire, un poste de prestige, mais un patron
qui n’a aucun sens du respect pour ses employés, elle se dit que c’était le
moment de changer de métier, de créer sa propre entreprise et pour cela,
elle passe et réussit un BTS de gestion d’entreprise.
Nous sommes là à la fin des années 80. Kaya rencontrait des problèmes
d’orientation. Saadia se met en contact avec l’association Inter-parents
et la psychologue qui habituellement travaille par téléphone demande à
la rencontrer. Cet entretien sera déterminant pour elle dans l’analyse de
son parcours de vie. Elle comprendra combien elle a été marquée par sa
« dette » envers son père et son désir d’une autre vie. a la psychologue,
elle parle de Vivaldi, du château de Versailles !
Marraine
Elle suit plus tard une formation dans le cadre de l’accompagnement
aux créateurs d’entreprise. Saadia crée une entreprise de confection de
vêtements. C’était sa façon à elle de se lancer un défi, de montrer qu’elle
était capable de tenir une entreprise. Elle rachète un fonds de commerce à
Erstein, un ancien atelier de couture qui se situe dans une ancienne bergerie
de 690 m2 sur deux étages. L’Entreprise Art Couture tient trois ans, mais
en 1995, elle dépose le bilan. Saadia continue à se former à l’AFPa et
connaît plusieurs emplois en CDD. Les patrons la trouvent généralement
très « mature », très « fiable ». Dans le même temps, elle s’engage dans
une action de parrainage à la Mission locale de Strasbourg. Elle est
marraine de 2 jeunes filles dans leur recherche d’emploi. La Mission
locale l’embauche finalement comme conseillère en insertion sociale
et professionnelle en 2000. C’est dans cette fonction qu’elle comprend
l’importance de l’accompagnement des jeunes vers des métiers – passion
et l’idée de partager les savoirs. Elle cite l’exemple de David, un jeune
de 17 ans, démotivé, avachi, n’exprimant aucun désir. Lorsque Saadia lui
demande ce qui le fait rêver, il lui parle du cheval et alors il se redresse,
ses yeux se mettent à briller. Saadia s’accroche à cette idée et lui trouve un
stage en milieu équestre. David la remerciera ensuite pour l’avoir écouté
et lui avoir permis de vivre son rêve, même si l’expérience n’a pas abouti
à une formation qualifiante ou un emploi. Depuis 2005, Saadia Fatmi
accompagne les adultes et constate que la misère et la précarité sont de
plus en plus grandes.
73
Clés de sol
En 2011, elle se retourne sur sa vie et voit que la petite fille de
Casablanca qui n’avait jamais vu la mer a fait son chemin, une sorte
de revanche sur l’effacement de sa propre mère. Les soucis ne sont pas
terminés puisque Kaya, mère de trois enfants, est malade, atteinte de
schizophrénie. Mais Saadia, elle, sait où elle va : son association Savoirs
partagés prend de l’ampleur3. Elle travaille avec des hommes et des
femmes qui souhaitent transmettre leurs savoirs faire aux enfants. Un
beau projet et des effets d’impact assuré.
(avril 2011)
3 L’association est soutenue par beaucoup de partenaires (Education Nationale, Chambre
des Métiers, la Ville, l’Outil en main, les Compagnons du Devoir…). L’an dernier, elle a
pu réaliser 36 interventions dans les écoles touchant 525 enfants.
74
Les histoires croisées de Regina de Almeida
Les histoires croisées de Regina de Almeida
Il est une ville au Brésil qui porte le nom de Joinville. Pas une petite
bourgade : sa population approche les 500 000 habitants et elle est la plus
grande ville de son Etat. On imaginera aisément que son histoire doit bien
se rattacher à la France. En effet, son nom lui a été donné par François
d’Orléans, prince de Joinville qui épousa en 1843 la princesse héritière
du trône du Brésil, Dona Francisca. Le territoire où se trouve Joinville a
constitué une partie du cadeau de mariage des familles royales française
et brésilienne. Pourtant le prince de Joinville et sa fiancée n’y sont jamais
venus, même si un palais royal y fut construit en leur honneur en 1870.
75
Clés de sol
En fait, l’histoire de Joinville au Brésil se rattache plutôt à l’aire
culturelle germanique ! Ce sont des immigrants venus d’Allemagne,
de Suisse et de Norvège qui ont fondé la ville en 1851 sous le nom
de Colonia Dona Francisca.
Emilio
Regina raconte l’histoire d’Emile devenu Emilio. Elle a recueilli
sa mémoire au Hohwald en Alsace où il est né et à Heiligenstein
où il vivait jusqu’à sa mort en 1999. Les parents d’Emilio venaient
du Hohwald, son père a fait un premier séjour à Joinville en 1902,
puis est revenu chercher sa mère en 1907. Regina de Almeida est
cinéaste, productrice et réalisatrice de films à Strasbourg où elle
a créé l’association Alsace – Brésil. L’histoire alsaco-brésilienne
d’Emilio du Hohwald l’a évidemment intéressée ; elle venait croiser
à l’envers sa propre histoire. Regina a donc mené son enquête où
elle a découvert qu’au XXIe siècle à Joinville au Brésil se maintient
toujours une culture germanique avec des maisons à colombages, de
la bière et des saucisses aux repas de familles et toutes les traditions
préservées par les descendants des immigrés qui continuent à
perpétuer la langue et la culture des pays rhénans. Elle a mis en
images cette mémoire dans le film-portrait qu’elle a appelé tout
simplement « Emilio du Hohwald », un 52mn sélectionné au Festival
des 3 continents de Nantes en 2003 et co-produit par France 3.
a Strasbourg, c’est la culture brésilienne que Regina de Almeida
révèle aux Alsaciens à travers l’association qu’elle a co-fondée à la
fin des années 80 : soirées cinéma dans les amphis de l’Université,
échanges d’artistes, échanges d’universitaires, fêtes de la SaintJean à l’étang de pêche des gravières et de Carnaval à la salle des
fêtes de Schiltigheim,… C’est à travers Alsace – Brésil qu’elle s’est
fait connaître dans la ville et est ainsi devenue partie prenante du
Conseil Consultatif des Etrangers (constitué au cours du premier
mandat municipal de Mme Trautmann) où elle représentait les
originaires d’Amérique latine. Elle apportait sa contribution écrite
à la publication du CCE. C’est une Alsacienne d’adoption fière de
l’être qui raconte aujourd’hui son parcours de 25 ans dans la capitale
de l’Europe.
76
Les histoires croisées de Regina de Almeida
Images
Née d’une fratrie de huit enfants à Belo Horizonte où elle a passé
toute son enfance, aujourd’hui elle-même mère de deux enfants nés
à Strasbourg, Regina est venue en France pour apprendre le français.
L’Université de Strasbourg offrait déjà la possibilité de préparer un
Diplôme universitaire de cinéma et d’audio-visuel (DUCAV). Regina,
déjà diplômée de journalisme au Brésil, s’intéressait particulièrement
à l’image. Elle pensait ne venir que pour un an et avait trouvé à
Strasbourg un emploi de fille au pair dans une famille brésilienne.
Au bout de six mois, elle présentait déjà un oral en français devant
un jury du DUCAV. Pour apprendre la langue, elle se mettait devant
un miroir et théâtralisait des dialogues. Elle avait le souvenir de ses
activités de théâtre scolaire pendant son enfance. Les contacts avec les
Strasbourgeois ont été rapides. Son intérêt pour les sciences humaines,
son action de diffusion des films brésiliens à la fac, ses liens avec les
Portugais qui animaient une émission lusophone sur Radio Bienvenue
Strasbourg (RBS) ont facilité les rencontres. Regina, pendant ce temps,
ne cesse de se former, à Strasbourg avec l’APA, à Paris avec l’INA,… Il
y a cinq ans, Regina a repris le chemin de l’Université en s’investissant
dans la fac d’ethno qui travaille beaucoup sur l’utilisation de l’image.
Les sujets de société l’ont toujours passionnée. Ses premières
réalisations datent du début des années 90. Elle a co-réalisé avec
Jean-Marie Fawer un film sur le droit de vote des étrangers pour
Europeos, l’émission de Daniel Riot sur France 3. Avant cela, elle
avait déjà collaboré avec cette chaîne publique en tant qu’assistante
de production des émissions commémoratives du bicentenaire de la
Révolution française. Corina International est née ainsi en tant que
structure de production fortement orientée sur les sujets de société,
autour de Francis Gast, son initiateur, fondateur, principal réalisateur,
et avec Regina de Almeida. C’est Francis Gast, grand ami et supporteur
de Regina, aujourd’hui directeur et doyen du Département des Arts
du Spectacle à l’Université de Strasbourg, qui a proposé à Regina
d’enseigner au DUCAV, pendant plusieurs années.
On ne s’étonnera guère que la première réalisation de Regina
de Almeida ait été le compte-rendu filmé d’un colloque « Europe –
Amérique latine : quels échanges pour demain ? » Les autres initiatives
ont suivi, bien souvent interculturelles, comme « Face au sida, le
77
Clés de sol
dialogue des cultures », une production européenne croisant le regard
entre l’immigration camerounaise en France et l’immigration capverdienne au Portugal.
Regard
C’est avec son regard ethnographique plus que journalistique
que Regina s’est intéressée à intervenir en milieu carcéral. Pour son
Master, elle avait dû abandonner son projet de film sur les traditions des
femmes bénisseuses, d’orientation spirite, au Brésil (pratiques issues
de la philosophie d’Allan Kardec très populaire dans ce pays). Le sujet
prenait une trop grande ampleur qui risquait de dépasser les femmes
concernées. Le sujet alternatif allait de soi. Un appel à projet avait été
lancé par la Centrale d’Ensisheim (prison destinée aux longues peines)
pour un projet audio-visuel avec les détenus. Les commanditaires,
dans leurs critères de choix, avaient défini quelques préférences :
une réalisatrice (femme), ayant une expérience ethnographique,
venant d’ailleurs, s’intéressant aux sujets de société et à la misère
sociale. Autant dire le portrait-robot de Regina ! La réalisatrice a
donc commencé ses interventions à Ensisheim en travaillant avec les
détenus sur leur rapport critique à l’image (à partir de films choisis,
comme ceux d’Agnès Varda notamment) puis en les accompagnant
dans la réalisation de films courts, 2 mn). C’était l’amorce d’un grand
projet de formation et réalisation en vidéo de quinze mois pour un 32
mn avec un groupe de 10 détenus. « a la limite…traces » a été terminée
en 2009 a été autorisée à diffusion par l’administration pénitentiaire en
2010. Le film a été présenté dans plusieurs festivals comme Les écrans
documentaires à Arcueil.
Ce travail en milieu carcéral fait des petits, puisque Regina de
Almeida est l’initiatrice et coordinatrice des activités audiovisuelles
à la Maison d’arrêt de Strasbourg, où elle accompagne l’équipe de
télévision qui s’occupe du canal interne, Planète MAS. Elle dit qu’elle
apprend beaucoup de ces expériences très fortes. Chaque expérience
est une leçon de vie, chaque rencontre une émotion, chaque réalisation
une satisfaction, pour les détenus, mais aussi pour elle. Elle raconte ses
expériences dans les différents lycées strasbourgeois où elle intervient.
Elle se félicite que le Lycée Jacques Sturm ait créé ainsi une option
audio-visuel de la seconde à la terminale. En tant que « chargée de la
pratique », elle travaille au côté des enseignants sur des projets que
78
Les histoires croisées de Regina de Almeida
portent les lycéens eux-mêmes, le plus souvent de petites fictions ou
des parodies de publicité, car « les jeunes ne sont pas spontanément
intéressés par le film documentaire ».
Mais en 2011, Regina est plus que motivée, elle est transcendée,
par un bien plus grand projet encore. Les histoires croisées continuent.
Elles sont douze femmes au départ à s’être rencontrées à Strasbourg
sur cette grande idée. Parmi elles, une grande diversité culturelle se
référant pour l’une au Portugal, pour d’autres au Maroc, pour d’autres
encore en Roumanie… Eve Kayser a vécu au Portugal et se passionne
pour « le bien-être au féminin ». Emmanuelle Guillon a vécu au
Maroc. Elles ont les initiatrices du projet et des amies de Regina.
Toutes sont prêtes à changer totalement d’orientation professionnelle
pour s’investir dans Babelle.
Babelle
Babelle ? C’est aujourd’hui une association, demain ce sera un
lieu dont l’ouverture est prévue fin 2012, un espace de convivialité
autour du bien-être et de l’insertion professionnelle, de rencontre des
cultures où on pourra développer ses liens à la terre et encourager
sa préservation. Babelle, c’est un projet qui s’inscrit dans l’économie
sociale et solidaire qui a d’ailleurs reçu le soutien et l’appui de la
Chambre régionale de l’économie sociale, qui concilie à la fois des
objectifs économiques et d’utilité sociale. C’est un projet s’inscrivant
dans un espace de proximité, ancré dans son quartier où il se met au
service des habitants et surtout en un lieu prestigieux à haute portée
symbolique pour les Strasbourgeois, le Palais des Fêtes, en préservant
son caractère patrimonial et son image fortement strasbourgeoise.
Babelle, ce sont des services : un hammam, une petite restauration
et une boutique bio et commerce équitable. Pour une partie de ses
salariées, Babelle sera une entreprise d’insertion allant vers un statut
de Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC). Pour Regina, Eve,
Emmanuelle et toutes, le hammam est un lieu privilégié de brassage
social et culturel qui crée du lien. Pour elles, la boutique solidaire
permettra d’aider les producteurs. Pour elles, les actions sur le bienêtre ont valeur de pédagogie. L’étude de faisabilité a eu lieu et a
obtenu l’agrément des principaux partenaires dont les collectivités
territoriales. Des expériences ont été partagées avec des projets
79
Clés de sol
similaires, à Grenoble notamment où existe un Hammam Café ouvert
depuis 6 ans et le Neroli Hammam qui a formé un membre de Babelle.
Babelle est féminine et solidaire avec les femmes en difficulté sociale
ou personnelle, partenaire des associations de promotion des droits des
femmes. Babelle crée déjà l’événement avant même son activité en
portant des initiatives associées au 8 mars (journée internationale des
droits des femmes) ou à la semaine de l’économie sociale et solidaire.
a Strasbourg déjà, on ne parle plus que de Babelle depuis plusieurs
mois, un projet attendu non plus seulement par 12 femmes mais par
toute une collectivité, une ville.
Début avril 2011, l’équipe a déjà installé ses bureaux. Elle prend
ses marques avant le grand lancement, le grand bain. Regina les a
tout de suite trouvées dans ce magnifique ensemble architectural. Au
palais du bien-être.
(avril 2011)
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Cyr Parmentier Djakpo, le tresseur de cordes
Cyr Parmentier Djakpo, le tresseur de cordes
« Depuis ce jour-là, je me sens complètement alsacien et strasbourgeois,
je me sens ici chez moi » déclare avec plaisir Cyr Parmentier Djakpo,
lauréat 2011 de la Région Alsace du dispositif Expérience de Jeunes /
Futur immédiat.
Afrique
Au Bénin, on l’appelait Babatoundé, ce qui en yoruba veut dire le
grand-père de retour. Parce qu’il est né lorsque son grand-père paternel
est décédé, le neuvième d’une famille de douze enfants, d’un père
polygame et élevé seul par sa mère. Son père, ancien haut fonctionnaire
au Ministère des Affaires Etrangères du Bénin, lui a donné le prénom
Parmentier parce qu’il a appris la nouvelle de la naissance dans un hôtel
de la rue Parmentier à Paris. a France 3 où il a été journaliste occasionnel,
le présentateur du journal l’appelait par son prénom, Cyr Parmentier, pour
lancer ses sujets, éludant le patronyme, de peur sans doute d’en écorcher
la prononciation. Mais peu importe, car l’essentiel est sa personnalité. Et
81
Clés de sol
quelle personnalité ! Si riche déjà à l’âge de 28 ans, si épanouie mais aussi
si talentueuse dans des domaines diversifiés que Cyr Parmentier Djakpo
dit souvent lorsqu’il se raconte : « J’essaye de trouver une cohérence ». La
cohérence est pourtant évidente. Cyr est tresseur de cordes, dans le respect
des anciens et dans la confiance aux jeunes, car le proverbe dit : « C’est au
bout d’une corde usée que l’on en tresse une nouvelle ». « Les tresseurs
de cordes », c’est le titre d’un superbe livre du grand auteur béninois Jean
Pliya. Cyr tresse les relations entre les gens dans le respect des usages et
dans la confiance en la créativité. Autrement dit, son outil est la culture,
parce que « la culture, jamais on ne peut l’enfermer » et de la rencontre
des cultures naît le changement. C’est donc au Bénin que sont les racines
de Cyr Parmentier. Le Bénin est un pays qui fait son admiration.
Après une scolarité très réussie au Lycée Sainte Rita à Cotonou et
des études d’anglais à l’Université d’Abomey-Calavi dans cette même
ville, Cyr est accepté sans difficulté au Centre d’Etudes des Sciences et
Techniques de l’Information (CESTI) à Dakar. Le CESTI est « l’école
de journalisme panafricaine ». Cyr finit major de sa promo du Diplôme
Supérieur de Journalisme en 2006, ce qui lui ouvre déjà une brillante
carrière dans les médias du continent africain et dans sa spécialité, la
télévision. Au Sénégal, on lui offre un CDI et pendant deux ans, il est
correspondant pour l’AITV et RFO. Mais Cyr a envie d’autre chose. Il a la
volonté d’apprendre une autre forme d’écriture et donc de partir pour cela
vers l’Europe. C’est ainsi qu’il arrive à Strasbourg au CUEJ où, compte
tenu de sa formation initiale et de son expérience, il est admis directement
en Master 2.
Europe
a Strasbourg, tout est nouveau. Il doit faire l’apprentissage de la vie
européenne. Il choisit pour cela de s’intégrer le plus possible dans des
groupes d’amis français. C’est là qu’il découvre avec surprise et intérêt la
tradition des crémaillères, les sorties dans les Vosges, le foie gras, les bises.
Il y a mille façons de faire ou de ne pas faire la bise, selon le contexte,
selon le nombre de personnes présentes, selon l’âge et le genre, selon…
Cyr se trompait souvent en fait. Il en parlait à ses amis qui lui expliquaient.
a Dakar, les étudiants non-Sénégalais fréquentaient peu les Sénégalais et
Cyr l’a beaucoup regretté. a Strasbourg, sa « stratégie d’intégration » a
fonctionné parfaitement. Asseyez-vous avec lui à la terrasse d’un café et
vous en ferez l’expérience !
82
Cyr Parmentier Djakpo, le tresseur de cordes
Cyr Parmentier Djakpo a quitté son emploi à Dakar pour deux ans
de disponibilité : une année pour le Master et une année pour un stage,
pour l’expérience. Quand France 3 a fait passer une offre de recrutement
au CUEJ, Cyr a envoyé un DVD de démo. Trente candidats ont été
présélectionnés et parmi eux, un seul Africain. Parmi eux, deux seulement
ont été orientés sur la rédaction nationale, dont Cyr. C’est ainsi que les
reportages sur le 14 Juillet (concert de Johnny et feu d’artifice) ou encore
sur la tempête Xynthia en Charente Maritime par exemple, ont été signés
Cyr Parmentier Djakpo. Tout en travaillant pour France 3, Cyr a préparé un
Master en sociologie sur le thème « Enjeux et pratiques de développement
des pays du Sud » et a lancé un projet associatif qui lui tenait à cœur.
Eurafrique
Le pari du jeune journaliste : réunir une équipe de bénévoles autour
de la construction d’un pont entre la France et le Bénin sur des questions
d’éducation à la sexualité des jeunes et de promotion des droits des
femmes au sein de la population juvénile. L’équipe s’est formée en mars
2010 avant d’être officiellement inscrite comme association au tribunal
d’instance de Strasbourg, le 19 avril 2010. Elle a pu bénéficier d’une
formation avec le Programme Européen Jeunesse en Action (PEJA), du
16 au 19 novembre 2010, au Centre international de séjour à Reims. Le
Pont d’Amy est une équipe mixte, pluriculturelle (une Française d’origine
camerounaise, un Togolais, un Béninois,…) et pluridisciplinaire (droit,
médecine, journalisme,…). Pont comme passerelle entre les garçons et
les filles, entre les parents et les enfants, entre le Nord et le Sud, et Amy
comme Aminata, un prénom très répandu en Afrique.
La toute première expérience de débat a été en Cité universitaire à la
Robertsau. Elle a été suivie de quelques autres en milieu étudiant. Mais
c’est désormais aux jeunes des quartiers populaires strasbourgeois que Cyr
et ses amies de l’association ont choisi de s’adresser. Les 8, 9 et 10 mars
2011, avec cette équipe de bénévoles de l’association Le Pont d’Amy, Cyr
a organisé « les Trois Glorieuses » (référence à la révolution de 1830),
un forum socioculturel sur le thème de « la jeunesse et la sexualité »,
en invitant un professeur de gynécologie et d’obstétrique très connu au
Bénin, Eusèbe Alihonou. C’était à l’occasion de la Journée internationale
des Droits des femmes.
Les débats sont organisés autour d’un concept de rencontre conviviale
83
Clés de sol
« T’es café ou choco ? ». L’animation part de supports audiovisuels tels que
« Un drame de l’ombre », une enquête inédite sur l’avortement clandestin
des adolescentes au Bénin, film réalisé par Cyr Parmentier Djakpo en 2006,
sélection officielle de l’édition 2006 du Festival International du Film
de quartier de Dakar et sélection officielle de l’édition 2007 du Festival
Panafricain du Cinéma et de la Télévision de Ouagadougou (FESPACO).
On indique que l’IVG est encore illégale au Bénin et le film montre une
dure réalité africaine qui permet à la jeunesse française de relativiser et
dédramatiser.
Café ou chocolat ?
La démarche « T’es café ou choco ? » est très participative, en utilisant
des techniques d’animation qui permettent de libérer la parole, qui brisent
la glace. Le Pont d’Amy a développé des partenariats, en France avec
le Planning familial, au Bénin avec l’ONG Share Développement, avec
Gynécologues Obstétriciens et Pédiatres Sans Frontières. L’association
utilise des opportunités comme le Printemps de la Jeunesse à Bischheim
ou les crée, comme le Tournoi de l’Egalité, un tournoi de basket mixte,
prétexte à une interrogation sur les relations entre les filles et les garçons.
Le Tournoi de l’Egalité a pu se réaliser grâce à l’aide de sponsors. Une
exposition « Jeunesse et sexualité : du tabou au tableau du nord au sud »,
permet de faire part de témoignages authentiques et innovants de jeunes,
facilitant encore plus le dialogue.
Pour les rencontres « t’es café ou choco ? », le Pont d’Amy invite des
artistes, des musiciens qui ajoutent au plaisir d’être ensemble. Les slogans
apparaissent : « Vous avez le choix, faites un choix, c’est votre choix » qui
valent pour la sexualité comme pour la vie en général.
L’expérience des Trois Glorieuses a été magnifique. Les animations
sont si réussies, appréciées par les jeunes, que Cyr se demande s’il ne
va pas s’orienter professionnellement vers cette activité. Il fait preuve
d’un sens certain de la pédagogie que les partenaires publics aujourd’hui
lui reconnaissent. D’autres projets émergent comme « Mamie causette
dans la cité » qui permettrait des échanges entre les jeunes (de 12 à 25
ans) et les personnes âgées. Pour lui, l’Africain, le respect aux aînés est
essentiel – « en Afrique, on n’a pas de maison de retraite » - et il dit
l’importance de la transmission – « en Afrique, on a l’arbre à palabres »,
tous les problèmes sont résolus dans l’échange et le respect.
84
Cyr Parmentier Djakpo, le tresseur de cordes
Pour l’avenir, Cyr a de grands projets : créer des centres de formation
et d’orientation pour les jeunes en France comme en Afrique, en réseau
inter associatif. L’action culturelle est la plus efficace pour agir, même si
en Afrique il faut apprendre l’engagement citoyen à travers l’éducation
populaire, comme la France a pu le faire par sa vie associative et syndicale.
Cyr Parmentier Djakpo imagine des politiques de la jeunesse porteuses de
la démocratie de demain, de nouveaux rapports entre l’Etat et la société
civile, au Bénin et ailleurs en Afrique de l’Ouest. « Mais pour cela, il
faut aussi d’autres rapports entre la France et l’Afrique » affirme-t-il. Cyr
cherche sa cohérence ? Tous ces engagements sont les pièces d’un grand
puzzle qui se mettent en place. Même le T-shirt qu’il porte aujourd’hui en
ville est un message qu’il revendique : « Victory is beautiful…when you
deserve it ».
Lisez Les Tresseurs de cordes, le livre de Jean Pliya, et vous
comprendrez !
(avril 2011)
85
Clés de sol
Dominique Leblanc, un compagnon de route
Beaucoup à Strasbourg peuvent dire de Dominique Leblanc,
aujourd’hui directeur de l’UDAF du Bas-Rhin : « C’est un compagnon
de route », tant son parcours personnel et professionnel a croisé les
volets les plus divers de la vie associative locale.
86
Dominique Leblanc, un compagnon de route
Le terrain
Au lendemain même de son arrivée à Strasbourg, en septembre
1974, le jeune étudiant en sociologie, originaire de Haute-Saône,
prenait le chemin du Polygone, guidé par un ami bisontin. Il n’était
pas encore inscrit à la fac que déjà se dessinait une histoire particulière
au côté des familles populaires. Pour ce fils de paysan, destiné à
reprendre la ferme familiale d’Apremont s’il n’était pas parti à la ville,
le Polygone était un autre monde mais où il s’est tout de suite senti à
l’aise. Au 10, rue René Fonck, les « rachaï » (curés en langue romani),
des Franciscains, et leurs amis manouches échafaudaient la création de
l’Association pour la promotion des populations d’origine nomade en
Alsace (APPONA), née en novembre 1974. L’Appona a pris d’entrée
une double option : accompagner les Tsiganes de la région dans leur
habitat, qu’ils soient nomades, semi-sédentaires ou sédentarisés,
faire mieux connaître les populations tsiganes par l’action culturelle.
C’est en 1977 qu’a eu lieu le premier festival tsigane. Dominique
avait 21 ans, Bireli Lagrene avait une dizaine d’années. Découvert
par l’association et présenté au public strasbourgeois, Bireli le jeune
virtuose allait devenir le grand musicien de jazz, héritier de Django,
que l’on connaît aujourd’hui. De nombreux musiciens manouches
allaient s’affirmer après ces années 70 où pour la première fois les
roulottes et les caravanes devaient symboliquement stationner au pied
de la cathédrale. En 1979, quand Dominique Leblanc terminait ses
études de sociologie, une étude contre la pauvreté sur les terrains de
Mertzwiller et du Polygone (terrain dit « des sédentaires ») était lancée.
Dominique s’est trouvé naturellement impliqué pour la réaliser. Les
terrains étaient sans électricité, sans toilettes. La première attente des
familles était de disposer d’un bloc sanitaire. Le travail de terrain,
on peut dire qu’il connaît. Travailler en milieu manouche, dans sa
conception et dans celle de l’Appona, c’est être au quotidien avec
les familles pour résoudre tous les problèmes matériels qui peuvent
se poser dans un habitat dénué de tout. L’action des Tsiganes de
Mertzwiller pour améliorer leurs conditions d’habitation alla même
jusqu’à entraîner la démission du conseil municipal le 28 août 1982.
Les premières maisons de Mertzwiller ont été livrées fin 1989 après
dix ans de combat pour arriver à reloger les familles. Au Polygone,
alors que les professionnels de l’Agence d’urbanisme tenaient un
discours très négatif sur « le terrain des sédentaires » et sur leurs
87
Clés de sol
habitants, Dominique Leblanc a noué des liens étroits et amicaux avec
les habitants parmi lesquels émergeaient des personnalités pleines de
sagesse, comme Fatis, qui faisait tous les métiers des « voyageurs »
(la ferraille, la chine, le rempaillage,…) et était un leader d’opinion
dans la communauté. Combien de fois Dominique et Fatis ont-ils fait
ensemble le trajet du Polygone à Haguenau !
La cité
Du Polygone aux cités du Neuhof voisines, il n’y a qu’un pas
que Dominique Leblanc a vite franchi en s’impliquant dans l’action
du collectif des associations du quartier, mobilisé sur les enjeux de
réhabilitation urbaine et de développement social du quartier. De
salarié de l’Appona, il est devenu salarié du Collectif, autrement dit de
l’Association Populaire des Familles (APF Syndicale). Coordinateur
du Collectif, cela voulait dire à l’époque imaginer de nouveaux outils
pour favoriser la participation des habitants au développement de leur
quartier. « Mon travail, c’était de leur donner les moyens pour qu’ils
puissent bosser. » Le 3, rue de Brantôme était une fourmilière d’idées.
Du Collectif sont nées l’APUAN, l’outil technique créé pour le projet
urbain, et l’association de gestion des ateliers du Neuhof (AGATE),
devenue la structure porteuse de l’ensemble des activités initiées par le
Collectif. En 1995, l’AGATE a créé une structure spécifique, l’ANEF,
pour gérer le volet emploi et formation. Pour Dominique Leblanc, il
s’agissait de choix gestionnaires : « il ne fallait pas que l’AGATE soit
paralysée par la gestion de services ».
De 1989 à 1991, Dominique Leblanc prépare un DESS Gestion
des entreprises, une formation et un diplôme qui lui seront très utiles
par la suite. Mais c’est dans l’action avec les gens qu’il a appris à
manager des projets et des ressources humaines. Avec l’AGATE, il
fallait créer des modes de régulation entre tous les acteurs impliqués,
définir qui faisait quoi pour éviter que cela parte dans tous les sens.
C’est ainsi qu’ont été mis en place une Charte des associations et un
Conseil des associations. Il fallait dans le même temps être force de
propositions pour le projet urbain du quartier et force d’initiatives pour
favoriser le vivre-ensemble.
Dominique Leblanc a apprécié le travail avec l’architecte Claude
Guislain, décédé en janvier 2011. Ses idées n’ont pas toutes été
retenues mais ont inspiré fortement la réflexion urbaine de l’association
88
Dominique Leblanc, un compagnon de route
AGATE. Claude Guislain voulait ouvrir le quartier, y faire entrer le
tram. Aujourd’hui le tram s’arrête au seuil de l’Allée Reuss et c’est une
déception. Il fallait redonner de l’air à la Maternelle des Canonniers.
Cela a été fait.
Il a apprécié plus encore le travail avec Raymond Roumegous.
Le comédien de la Krutenau est venu en 1991, comme à son habitude,
avec un projet délirant, la République de Ramshamdir. Raymond n’a
qu’une idée en tête : rendre la ville joyeuse, folle, « foutrasique ». Les
Rencontres du Neuhof sont sans doute nées de là. Dés sa première
édition, deux scènes ont été ouvertes, une pour les enfants, une pour
les adultes. C’est là que le jeune rappeur du quartier, Abd al Malik,
devenu depuis l’artiste que l’on sait, a fait sa première vraie scène.
Raymond a appris à Dominique que tout était possible. Ce n’est pas
parce que l’on est au Neuhof que l’on ne peut pas faire venir dans le
quartier le spectacle des Jets d’eau et, l’année suivante, l’Orchestre
Philharmonique de Strasbourg !
Les familles
Nouvelle étape à partir de 1995. Dominique Leblanc quitte
l’AGATE. Le Plan local pour l’insertion par l’emploi s’intéresse à ce
professionnel qui dispose aussi bien d’une réputation de gestionnaire
que d’une capacité à penser l’innovation pour les publics les plus en
difficulté. Les structures de l’emploi sont complexes : une Mission
locale pour l’emploi et l’insertion des jeunes gestionnaire du PLIE,
l’AAGIS qui gère des services professionnels. D’abord piloté par
la Mission locale puis intégré dans le nouveau Relais Emploi, le
PLIE a connu un véritable essor jusqu’en 2005. Après cette date, ses
attributions ont été progressivement détricotées. Voyant détruire ce
qu’il avait contribué à construire, Dominique Leblanc n’avait plus sa
place dans une organisation qu’il a fini par quitter.
Le citoyen Leblanc pendant ce temps n’a jamais cessé de
s’impliquer dans la vie locale. Voisin de l’Esplanade, il prend des
responsabilités de trésorier au sein de l’ARES, l’association et centre
socioculturel du quartier. Il est le premier président de l’ASTUS,
l’Association strasbourgeoise des usagers des transports et participe
ainsi à la réflexion municipale sur les transports et au Comité de liaison
des associations de quartier (CLAQ).
Lorsque l’Union départementale des associations familiales
89
Clés de sol
(UDAF 67) cherche en 2006 un représentant à la Caisse d’Allocations
Familiales, le Président Jacques Buisson pense à ce compagnon de
route des mouvements familiaux. Dominique Leblanc va intégrer
ensuite le bureau de l’UDAF avant d’être recruté en tant que Directeur
en 2010. Sous son impulsion, l’Union s’est trouvée redynamisée
avec des tensions internes apaisées, un projet institutionnel repensé,
un nouveau plan de communication… Face aux enjeux familiaux, de
nouveaux défis sont prêts à être relevés.
(avril 2011)
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Michel Reeber, à la grâce de Dieu
Michel Reeber, à la grâce de Dieu
« Qui veut sauver sa vie la perdra, mais celui qui perd sa vie à cause
de moi la trouvera. » (Matthieu, XVI, 25). Il est le « curé du bon secours »,
comme il se présente lui-même avec un brin d’humour, lui qui est depuis
2008 prêtre coopérateur au service de trois paroisses du quartier gare et
faubourgs à Strasbourg. Il y a longtemps qu’il a fait sienne cette parole de
l’Evangile, lui qui a joué tant de fois sa vie à quitte ou double. Il a vécu
« de l’intérieur » la guerre du Liban en 1975. Il avait une chance sur dix
mille d’en sortir vivant.
91
Clés de sol
Et Michel Reeber est toujours là, à partager sa foi. Rescapé de l’enfer
de Beyrouth, il a décidé alors de consacrer sa vie à ne reculer devant
aucune difficulté, de passer sa vie à œuvrer à la pacification et à aller là
où ça chauffe, ne jamais avoir peur, ne jamais rechercher la facilité du
confort. « Pour moi, la vie de l’Eglise est d’être là où il y a les fractures
les plus profondes, de chercher les voies de la réconciliation et de mener
une vie pauvre. C’est cela qui nourrit ma prière, et ma prière de prêtre m’y
relance sans cesse. »
La forêt
Michel est né en 1946 à Ranrupt, dans la haute vallée de la Bruche,
dans cette Alsace de patois roman. De son père, instituteur, originaire
d’Oberhaslach, il a découvert la culture et l’éducation en milieu populaire,
dans toute sa rigueur. Il a aussi appris à ses côtés, à aimer la nature, à
sillonner les forêts vosgiennes, à découvrir la flore, la faune et la géologie,
à travailler dans les vergers et à s’initier au bûcheronnage et à la distillerie !
C’est de son père qu’il a aussi appris à pratiquer l’apiculture et à aimer
la pêche, jusqu’à aujourd’hu. La vie des petits villages tournait autour de
l’activité forestière, de l’élevage et des petites usines qu’on appelait les
« fabriques ». En été, il travaille à la scierie et à l’usine, pour se faire un peu
d’argent de poche, et partager la vie ouvrière. Mais c’est aussi au village
qu’il a découvert les bandes de jeunes. On était obligé d’apprendre à se
défendre et, s’il le fallait, à savoir se battre. Les rivalités étaient terribles
d’un village à l’autre, d’un clan à l’autre. Et la perspective d’avoir à partir
un jour faire la guerre d’Algérie nous amenait à apprendre à faire face aux
conflits.
Michel n’a jamais été un intellectuel. Il est resté un manuel. Il est
plus à l’aise avec une scie, une pioche, une hache, une pelle, une caisse
à outils qu’avec des livres. Il sait faire une échelle, démonter et remonter
un moteur. Cela lui a été très utile par la suite. Et si aujourd’hui, il vit au
milieu des livres, rien ne l’y prédisposait, même s’il existe des « manuels »
de théologie, dit-il en souriant. « a l’école, au collège et au lycée, je savais
dompter les notes », juste assez de résultats pour passer sans difficulté
d’une année à l’autre. Michel a été au Lycée de Molsheim. Là aussi, les
élèves étaient tous en bandes, il fallait choisir son camp, et ça cognait.
Mais rapidement, Michel s’est intégré dans un groupe de lycéens et de
92
Michel Reeber, à la grâce de Dieu
lycéennes « qui en voulaient ». « On se respectait entre gars et filles, on
travaillait les cours ensemble ». Trois engagements en parallèle des études
ont contribué à le « profiler ». Le scoutisme lui a permis de vivre la
camaraderie et l’éducation à la vie de foi ; le BAFa et l’animation de centre
de vacances l’a familiarisé avec la responsabilité d’éducateur ; et puis la
forte implication dans les ciné clubs et l’animation cinématographique
l’ont amené à se poser la question d’une carrière dans la mise en scène…
Le cinéma reste pour lui un point de repère très fort. Or, à 18 ans, il fallait
choisir : Michel Reeber se destinait plutôt à ce moment là à des études
d’ingénieur des Eaux et Forêts (aujourd’hui ONF). Sa famille, du côté
maternel, est une famille de brigadiers forestiers…
L’Eglise
Mais ses différents engagements et le témoignage de prêtres et de
laïcs « passionnés » de vie chrétienne en auront décidé autrement. Et il le
reconnaît, la lecture des écrits du Père de Foucauld lui ont fait découvrir
un type d’engagement dans l’Eglise qui l’a de suite « saisi par les tripes ».
Un frère aîné était déjà prêtre. Il avait été aumônier JOC (Jeunesses
ouvrières chrétiennes) à Molsheim, puis avait été détaché en Haute-Volta
(aujourd’hui Burkina Faso). C’est au Séminaire à Strasbourg que Michel,
le troisième de cette famille de cinq enfants, se retrouve lui aussi finalement
en 1964. Il décide de faire des études de théologie approfondies, jusqu’au
doctorat, et d’entrer dans l’esprit d’une Eglise impliquée auprès des
milieux populaires. Au lieu d’aller jouer au foot, le jeudi, il travaille avec
les éducateurs auprès des jeunes du Neuhof et de la cité de l’Ill. Quand
arrive le moment du service national en 1964, le choix de la coopération
est fait. Il sera enseignant à Bel Abbès en Oranie (Algérie).
Algérie
Michel Reeber n’avait pas trente ans. Il découvre la pédagogie et
l’enseignement. Et dans le même temps, il s’ouvre à une autre culture,
à une autre religion, l’islam. Deux années durant, il partage la vie des
familles deshéritées du quartier où il habite. C’est aussi pour lui
l’occasion de s’impliquer dans une Eglise en Terre d’islam et de débuter
des études d’arabe et d’islamologie. Pendant l’été, il fait la connaissance
de l’abbé Henri Teissier à Alger, un prêtre qui anime le centre diocésain
de formation. Henri Teissier est le futur évêque d’Oran, puis l’archevêque
d’Alger. Mgr Teissier était très attaché à cette Algérie dont il avait la
93
Clés de sol
nationalité depuis 1966. Il est resté pendant tous les événements tragiques
qu’a connu son pays d’adoption jusqu’à sa retraite en 2008. Il s’est fixé
au monastère de Tlemcen en Oranie. Mgr Teissier a souhaité que Michel
Reeber, après son ordination sacerdotale à Strasbourg, puisse être détaché
pour le diocèse d’Oran.
De retour au séminaire de Strasbourg en septembre 1968, Michel
poursuit ses études de théologie, continue de se spécialiser en langues
orientales (hébreu, araméen, syriaque, copte, arabe). Les cours d’arabe
ont lieu à la fac de Lettres. Avec d’autres étudiants (on n’est pas loin de
mai 68, que Michel n’a pas connu en France), il s’engage à l’UNEF. En
été, il participe aux chantiers culturels au lycée de Médéa (Algérie). Il en
profite pour se rendre régulièrement au prieuré de Tibhirine qui se trouve
tout à côté. Par la suite, il y retournera pour des temps de récollection avec
ses confrères du diocèse d’Oran.
Ordonné prêtre en 1971, la première affectation par l’évêque de
Strasbourg, Mgr Elchinger, avait été vers la Cité Wagner à la paroisse Ste
Jeanne d’Arc de Mulhouse. Michel avait 25 ans. Il travaille et vit en équipe
de prêtres, exerce son ministère auprès des jeunes, vit une solidarité de
tous les jours auprès de migrants. Il raconte : « la vie était difficile, nous
vivions dans une tension permanente ; et que de violences lorsque les
bandes s’affrontaient, parfois à l’arme blanche. Il arrivait que les CRS
soient obligés de rebrousser chemin.» C’est triste à dire, mais on avait en
moyenne un décès de mort violente tous les deux mois. »
En 1974, Michel rejoint le diocèse d’Oran. Mgr Teissier, devenu
évêque d’Oran, lui demande de continuer à se spécialiser, car les prêtres,
en Algérie, doivent exercer un métier pour vivre. Il l’invite à passer des
grades en sociologie, en histoire des religions et une post-graduation
en langue arabe. Et donc, direction le Proche-Orient. On avait alors le
choix entre Damas, Beyrouth et le Caire. Ce sera Beyrouth. Michel fait
partie de dix boursiers de l’Etat français envoyés au Proche-Orient pour
une post-graduation en arabe… pas un de plus ! Triste situation, déjà à
l’époque… Est-ce ainsi que l’on favorise la recherche en sciences arabes
et islamiques, l’on encourage le « vivre ensemble » avec le monde arabe
et musulman ?
Liban
C’est en septembre 1974 que Michel Reeber arrive au Liban. Il est
accueilli chez les Pères lazarites dans le quartier d’Achrafieh. Il voulait
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Michel Reeber, à la grâce de Dieu
tout apprendre : la vie des gens, l’islam, le vaste monde des communautés
musulmanes et chrétiennes orientales, se perfectionner dans la langue
arabe. « J’ai eu l’immense chance de côtoyer de grands « maîtres » en
langue arabe, en islamologie, en mystique, en philosophie, en sociologie. »
C’était à l’Université Saint Joseph, au CREa (Centre de recherche et
d’études arabes). « Là, dit-il, j’ai bossé comme jamais ».
Le 13 avril 1975, la guerre éclate ! Michel Reeber se trouve comme
happé par cette guerre infernale. Les combats de rue et les bombardements
faisaient parfois 300 morts par jour ; il n’était plus possible de sortir, tout
était bloqué, l’aéroport fermé, les routes détruites, le port neutralisé…
et pourtant… Michel sortait, et traversait parfois même la fameuse rue
de Damas, qui était la ligne de démarcation. Prêtre, il assurait les offices
quotidiens dans les quartiers d’Achrafieh avec d’autres confrères. Ce
secteur était particulièrement exposé. Il faut savoir que les combats et
les bombardements se passaient surtout la nuit « J’ai vu des gars et des
filles de 15 ans tenir tout un quartier avec les lances roquettes RPG et des
mitrailleuses lourdes. » Un autre aspect étonnant de cette guerre civile :
« J’ai vu là ce qu’était la ferveur ! Chaque jour en semaine comme le
dimanche, les messes étaient célébrées très tôt, à 6h30. Eh bien, les églises
étaient bondées de fidèles, alors que les derniers obus continuaient de
tomber. Plusieurs confrères y ont laissé leur vie. Et dire que les miliciens
chrétiens participaient aux offices, et déposaient leurs armes à l’entrée
des églises. J’avoue qu’avant de partir le matin pour rejoindre les lieux de
culte, je me disais : à la grâce de Dieu.» Et Michel ajoute : « J’ai compris
le prix de l’Eucharistie, en recevant le témoignage des gens. Je n’hésitais
pas non plus à rejoindre les amis de tous bords vivant dans les quartiers les
plus exposés. Et puis, on allait à la fac quand c’était possible. J’ajoute : ce
qui m’a toujours épaté, c’est qu’il y avait du pain frais tous les jours, alors
que tous les commerces étaient vides et détruits.
« a vingt reprises, j’ai été arrêté pour être exécuté ou torturé. Chaque
fois j’ai eu la "baraka". J’étais à plusieurs reprises à deux doigts d’être pris
dans les massacres des camps de Tell Za’tar et de la Quarantaine. » Michel
a pu se réfugier en été dans la montagne. Mais là aussi, les combats faisaient
rage de toutes parts :« Mgr Teissier m’avait fait parvenir un message (le
téléphone ne fonctionnait plus) : « Tant que tu peux, tu restes. Tu es prêtre.
Tu dois partager la vie des gens… » Mais c’était devenu impossible : de
toutes parts, j’étais la cible de groupes extrémistes qui me recherchaient.
95
Clés de sol
Ils m’ont "placé" dans un lieu dont je tairai l’emplacement. Chaque jour,
j’étais victime de brimades, menacé d’expulsion ou d’exécution. J’ai été
finalement sommé de quitter les lieux sur le champ. Sans papiers, sans
bagages. » Pour fuir, il fallait traverser les zones de combat et le camp de
Nahr-al-Barid, près de Tripoli. Michel a traversé toutes ces zones avec un
ami, passant d’une « escorte » à une autre. Le camp palestinien Nahr-alBarid a été bombardé par l’aviation israélienne une demi-heure après leur
passage. « Je le dis en toute humilité, sans aucun mérite : la condition des
sans-papiers, je connais ! Etre expulsé et vivre l’exil également. Et passer
clandestinement les frontières syro-libanaises et turco-syriennes, sous les
bombardements, je puis en parler ! » Arrivé à Istanbul, Michel se cache
dans un cargo à destination de Marseille. « Je pouvais enfin téléphoner à
ma famille qui n’avait plus de nouvelles depuis six mois. »
Retour
Michel ajoute, avec beaucoup d’émotion : « J’ai perdu toute notion
de ce qui s’est passé, de la durée exacte de l’exil, de l’enchaînement des
événements, de la date de mon arrivée en France. Au total, au moins
trois semaines pour parvenir en France… Un grand trou noir m’empêche
désormais de reconstituer, dans le détail, ce qui s’est passé. Comme
pour les événements qui se sont enchaînés au cours de mon séjour dans
la montagne libanaise. Finalement, peu importe ! L’essentiel, dans ces
situations, c’est de s’entraider, de vivre à fond la solidarité, et dans mon
cas, de prier. Prier quand même, même si on n’a plus aucune bible, plus
aucun missel. Rien qu’avec son cœur… a Dieu va ! »
On ne connaissait pas à l’époque la thérapie du syndrome du stress
post traumatique. Toutes les personnes qui ont vécu un « enfer » du type
de Beyrouth en souffrent. « C’est pas drôle. Les dégâts sont définitifs. J’ai
peu d’estime pour les théories qui affirment : « Les trous noirs, il faut
vivre avec, les assumer. Se résigner, positiver ». Je dis « ces "guérisseurs"
sont dangereux. »
Dans son minuscule appartement strasbourgeois du quartier du
Faubourg National, Michel Reeber repousse d’une main les dizaines de
livres qu’il consulte quotidiennement pour ses écrits, ouvre un tiroir, écarte
le fatras de menus objets qui s’y trouvent, retrouve tout au fond une boite
d’allumettes. a l’intérieur, une dizaine de balles de mitrailleuses : des
balles vrillantes et les fameuses balles « doumdoum » qui charcutent tout
le corps lorsqu’elles touchent leur victime. Aucune chance de s’en sortir.
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Michel Reeber, à la grâce de Dieu
« Elles m’étaient destinées. J’en trouvais plusieurs dizaines chaque matin
sur mon petit balcon à Beyrouth. On appelle ça des balles perdues. Et
toutes arrivent comme par hasard à la hauteur de ta tête. Bizarre ? »
De retour à Oran, il rejoint son équipe de prêtres. Mais les choses
ont changé. Nous sommes toujours à l’époque du régime Boumédienne.
L’engagement de l’Eglise n’est plus le même. Il faut se tenir partout
en retrait de la vie publique et s’abstenir de contacts avec les familles
algériennes. En 1978, avec d’autres prêtres et religieux, il décide de
revenir en Europe.
Il est nommé à Strasbourg, à la paroisse de la Meinau, et plus
précisément au quartier HLM, avec toujours le même souci de proximité
avec les milieux défavorisés. La paroisse est très dynamique. Il s’engage
en même temps dans le travail social, en partenariat avec différentes
associations. Il est co-fondateur de la PAM, Association de prévention
spécialisée et d’action sociale à la Meinau, dont il est toujours très proche.
Il poursuit toujours le travail de recherche en histoire des religions et en
islamologie. En 1981, il est nommé curé à la Paroisse du Sacré-Coeur à
la Montagne Verte et doyen de Strasbourg-Ouest. Le travail pastoral est
passionnant, avec une équipe de prêtres et de laïcs. Le souci principal est
l’animation des mouvements chrétiens en milieu populaire, la concertation
et la relecture des événements du quartier.
On le retrouve ensuite directeur au Grand Séminaire de Strasbourg,
fonction qu’il exercera durant dix ans, de 1986 à 1996. Le Séminaire
est animé par un supérieur entouré de trois directeurs, qui ont la charge
de l’accompagnement spirituel et de la formation pastorale des futurs
prêtres.
Dialogue
Michel Reeber est dans tout ce parcours de vie particulièrement
motivé par les relations interreligieuses. En décembre 1986, l’épiscopat
lui confie la co-responsabilité du service chargé des relations islamochrétiennes à Paris. Il produit des notes, conseille l’Eglise dans ses relations
avec l’islam. En 1991, le pape Jean-Paul II le nomme consulteur au CPDI,
le Conseil pontifical pour les relations interreligieuses. Toujours depuis
Strasbourg… via le fax, il participe, avec une équipe d’une quinzaine
d’experts de tous les continents, à l’élaboration des documents de l’Eglise
et des interventions du pape. Des rencontres en petit groupes, très discrètes,
tout comme des colloques sont organisés aux quatre coins de l’Europe.
97
Clés de sol
« Des missions très pointues et parfois périlleuses, comme par exemple
pendant la guerre du Golfe, nous sont confiées. » Au même moment, au
plan régional, Michel est chargé, au titre de l’Eglise, en collaboration avec
un pasteur, de l’animation des rencontres islamo-chrétiennes.
Dans le domaine de la recherche, Michel, depuis le début des années
1980, a intégré comme chercheur associé plusieurs groupes dépendant
du CNRS ou des Facultés, à Strasbourg et à Paris. Il assure des cours
en histoire des religions, en sociologie et en islamologie et participe à
des jurys. Cela l’amène à poursuivre un travail intense de publication. Il
s’agit d’ouvrages (plus d’une dizaine) ou d’articles scientifiques ou de
travaux de vulgarisation (plus d’une cinquantaine). Michel maîtrise bien
la langue arabe et les autres langues sémitiques. Il lit le Coran dans le
texte et il lui arrive de donner des conférences en langue arabe. Il s’est
spécialisé dans les recherches sur les sciences coraniques, ainsi que sur
l’étude des prêches et de la prédication en général. a titre individuel,
il a mené des enquêtes en situation très périlleuse, pour approcher les
milieux extrémistes : au Maroc, en Algérie, au Caire, au Liban, à Damas,
en Turquie, en Allemagne, en Grande Bretagne et en France. Il a connu
plus d’une fois les arrestations, les écoutes téléphoniques, les fouilles et a
vécu, de l’intérieur, les émeutes menées par les groupes radicaux : « s’il
est une formule que je ne puis supporter d’entendre, c’est celle de "travail
de terrain". Cela ne veut rien dire. Tout au plus, de survoler quelques
situations. Tout comme cette autre formule, pour introduire un débat à
la radio ou à la télé : "il est spécialiste" ou bien : "on a fait appel à un
spécialiste… " Nous sommes tous des spécialistes dans un domaine… »
Les quartiers chaleureux
Michel continue son activité paroissiale à Vendenheim en 1996 où
il se familiarise avec la vie des milieux suburbains. Outre son ministère,
il est amené à intervenir face à la montée des intolérances entre groupes
religieux, à différents échelons. En 2001, Michel est nommé au Bon
Pasteur, à la Cité nucléaire à Cronenbourg. Il n’est plus en charge
officiellement des relations interreligieuses, et peut donc s’investir
davantage dans l’animation paroissiale, le travail social avec le réseau des
partenaires de la vie associative, et la poursuite des travaux universitaires.
En étroite collaboration avec le pasteur Gérard qui dirige l’association Les
Disciples, il s’investit beaucoup auprès des jeunes de la rue, jusque tard
dans la nuit : « a plusieurs reprises, nous avons eu à « calmer le jeu » au
98
Michel Reeber, à la grâce de Dieu
moment d’émeutes, et faire la médiation entre groupes en conflit. Il était
nécessaire de mériter la confiance et des jeunes et des adultes de toutes
origines et religions. » L’église a souvent été la cible de tirs de carabines et
de jets de pierre. Il fallait monter la garde. « On appelle ces quartiers des
« quartiers chauds ». Je préfère les appeler des « quartiers chaleureux »,
car la solidarité y est forte. On l’a vu quand il y a eu des décès de jeunes
ou d’autres événements plus heureux et festifs. »
Pour des raisons de santé, Michel a quitté Cronenbourg en 2008,
pour occuper un poste pastoral comportant moins de responsabilités. Il
est prêtre coopérateur sur le secteur gare et faubourgs : « Ma prière est
nourrie de tous ces événements. Nous sommes nombreux à nous associer
pour former comme une chaîne de prière, y compris avec des croyants
musulmans et juifs, de louange et d’intercession. » Cela ne l’empêche
pas d’être toujours très présent à la « rue » et de passer du temps avec les
jeunes de toutes origines et avec les adultes qui sont en errance.
Est-ce au Liban qu’il a tout appris ? Mgr Teissier avait raison, il lui
fallait cette expérience pour être aujourd’hui « le curé du bon secours »,
toujours présent auprès des plus pauvres. Ce qu’il vit, c’est-à-dire de
conjuguer à la fois la vie de prêtre, l’engagement social et la recherche
scientifique n’a rien d’exceptionnel, pour qui se veut être humblement le
disciple du P. de Foucauld et de Louis Massignon.
Chaque semaine, Michel s’organise pour visiter sa mère à Schirmeck
dans la vallée de la Bruche, avec d’autres membres de sa famille. Luimême, en raison de ses problèmes de santé, doit s’astreindre à de nombreux
soins, ce qui le rend plus sédentaire. Il prend cela du bon côté : « tant
de personnes souffrent autour de nous ! » Dans son petit appartement
d’un immeuble de la rue de Molsheim, où vivent beaucoup d’étudiants de
différents pays, il reçoit beaucoup de monde. Il continue de publier, mais
dans d’autres domaines : la spiritualité, avec notamment un commentaire
du Sermon sur la Montagne (Matthieu 5-7) et trois romans qui relatent la
vie, la pensée et le parler des « gens » des milieux populaires : Le pain
du soir ; Rue des bonnes gens et Le haut du Bon Dieu. Il a également en
chantier des recherches en islamologie.
Au pied de son immeuble ou près du Musée d’art moderne, des
jeunes de toute la ville se retrouvent pour pratiquer le skate. « Parfois, ils
dégradent notre immeuble en faisant des pistes de glisse improvisées. Je
vais échanger alors avec eux ; j’en parle aussi aux élus et aux éducateurs
et on finit par trouver une solution. »
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Clés de sol
Michel Reeber garde pour le moment un pied dans la vie associative : le
Clapest (Comité de liaison d’associations pour la promotion des immigrés
en Alsace), la PAM, l’ORIV (Observatoire régional de l’intégration et
de la ville) et l’association PERLE, qui prend en charge les personnes
totalement paralysées, atteintes du « Locked in syndrom ». Mais là aussi,
il faudra ralentir.
« En toutes choses, je me dis : la rue, les déshérités et la forêt sont
mon église. En marchant en pleine forêt, en quittant les sentiers battus, tu
te rends compte que la graine d’arbre la plus chétive venue se planter dans
la falaise la plus rocailleuse finit par devenir un jour un arbre qui pousse
droit et s’élance vers le ciel. »
(mai 2011)
100
Myriam Niss, les gens d’abord
Myriam Niss, les gens d’abord
Les gens ont en eux la beauté qu’ils choisissent, celle qui leur est
proche. « C’était beau quand on allait à la Coop, chacune avec son panier »
dit l’une. « On a toujours été mélangés ici. Tout le monde se mélange »
dit l’autre. « Le concierge était bien, c’était un Arabe, qui faisait bien son
boulot. Il fermait les poubelles, il était sympa ». « Le deuxième jour de
notre arrivée, la cuisinière des voisins marocains a explosé. C’est mon
mari qui l’a réparée » dit l’une. « Un jour, sur le parking de l’immeuble,
j’ai eu un petit accident avec une mobylette dont le conducteur, plus tard,
est devenu mon beau-frère » dit l’autre.
Ces paroles d’habitants, Myriam Niss les a recueillies puis
rassemblées dans un petit ouvrage, « De la tour et d’autour », paru au
moment de la destruction d’une tour du quartier Markstein, à Wittenheim,
en 1999. Les habitants ont dû quitter la tour, les uns après les autres. « En
101
Clés de sol
janvier 1974, nous avons emménagé dans la tour : j’avais 20 ans, c’était
mon premier logement à moi » dit l’une. « Lorsqu’elle sera détruite,
je ne pourrai plus dire en passant devant : j’ai habité là » dit l’autre.
« Il y a des histoires dont les acteurs eux-mêmes pensent qu’elles sont
insignifiantes », dit Myriam, « pourtant ce sont toutes ces petites histoires
qui font l’Histoire… »
La tour a disparu, chair et âme à tous les étages, laissant ses souvenirs :
« Dans les autres immeubles, si tu faisais du bruit ou de la musique, il y
avait une lettre sous la porte. Mais pas là, tout le monde connaissait tous
les enfants. On les entend qui jouent sur la place de jeux, les mobylettes
qui tournent, les caisses à outils qui s’agitent autour des voitures, les
portes qui claquent, les disputes avec les enfants en dessous ». La vie de
tous les jours, quoi !
Myriam Niss a travaillé d’abord dans l’enseignement et la formation,
de travailleurs étrangers, de jeunes en rupture… Des publics diversifiés qui
avaient en commun d’avoir eu peu accès à l’école… Puis elle est devenue
journaliste, après avoir passé trois ans au CUEJ (l’école de journalisme
de Strasbourg) pour « apprendre à raconter les gens ». L’écriture du livre
de la tour a été un moment particulièrement heureux. De même, elle
a aimé travailler, aux côtés du regretté Bernard Rolet du Clapest, à la
réalisation de l’exposition L’Alsace de partout et avec Jean-Marie Fawer,
au film Papa est venu pour travailler qui l’a complétée. Cette « Alsace
de partout », on la retrouve dans un grand nombre de ses écrits, articles,
expositions, livres, films…
Les Trois-Frontières
Faut-il remonter à la très petite enfance ? Sans mémoire consciente
de ses tout premiers mois, elle croit savoir que la maison où habitaient ses
grands parents à la Robertsau et où elle a passé les premiers mois de sa
vie, est devenue plus tard une gendarmerie, puis un centre socioculturel !
Le grand-père maternel, Jules, a démarré comme rond-de-cuir de la
Ville de Strasbourg. a l’apogée de sa carrière, il était directeur des bains
municipaux… alors qu’il ne savait pas nager ! Le père, lorrain et gaulliste,
dévoué corps et âme au service public, a emmené sa famille vers Huningue,
dans le sud de l’Alsace, pour travailler au service de la navigation des
Ponts et Chaussées. C’est là qu’a grandi Myriam, qui de sa chambre suivait
les péniches sur le Rhin. En face, on voyait l’Allemagne, et légèrement
décalé à droite, le port de Bâle, en Suisse. Derrière, c’était la France. On
102
Myriam Niss, les gens d’abord
traversait par un bac, pour aller se promener du côté allemand : il n’y avait
pas encore cette passerelle, qui démarre aujourd’hui à l’emplacement
exact de ce qui était le jardin familial. Passer son enfance dans un coin
si international, est-ce que cela construit une personnalité ? « J’aime les
frontières, elles ouvrent sur le monde » Au CEG (collège d’enseignement
général) de Huningue, sur la place Abbatucci, les grands moments, c’était
le passage de la marchande de glace et surtout, au printemps, quand la
fête foraine s’installait sur la place, qui était aussi la cour du collège. Plus
tard, au lycée polyvalent de Saint Louis, c’est plutôt au bowling et à la
patinoire de Bâle que les élèves passaient leurs jeudis. En hiver, il y avait
le carnaval et l’été, pendant les vacances, des jobs de ménage à l’usine
Sandoz, une vraie manne pour les lycéennes (les garçons allaient travailler
au centre de tri de la Poste).
Ailleurs… et ici
L’attirance de l’ailleurs l’a portée vers les langues vivantes. Fac
d’anglais à Strasbourg, avec un séjour aux Etats-Unis comme jeune
fille au pair à New-York, puis le Mexique (et la rencontre avec un bel
Arturo, dans le désordre). De retour en Alsace, Myriam a tout le profil
pour être embauchée par un organisme de formation continue, l’Amicale
pour l’Enseignement des Etrangers°, mais après six ans de bons et loyaux
services, l’AEE ferme en 1979, abandonnée par les pouvoirs publics qui
l’ont créée. Myriam, comme la plupart des centaines de formateurs de
cet organisme, tous spécialistes de FLE (Français Langue Etrangère), va
alors naviguer entre plusieurs organismes de formation. C’est l’époque où
fleurissent les stages d’insertion pour jeunes de 16 à 25 ans. On lui confie
un groupe de stagiaires, des gamins des cités de Strasbourg un peu paumés
entre les sniffs de colle, Renaud dans le walkman et la petite délinquance
quotidienne. Myriam emmène ce petit monde faire des émissions de radio
sur RBS (Radio Bienvenue Strasbourg), une toute nouvelle radio locale
née dans la nouvelle liberté de 1981 et réalise avec eux un journal, Les
zigotos de la Ziegelau, du nom de la rue où se tient le stage.
Myriam avait déjà goûté auparavant à la presse alternative en
collaborant à Uss’m follik et en s’activant autour du fourmillement militant
du 101, Grand’rue. « a l’époque, on passait nos jours et surtout nos soirées
dans des réunions interminables, dans de petites pièces enfumées » se
souvient-elle en se disant que cela peut paraître étrange de passer autant de
temps en palabres aujourd’hui, mais que c’était finalement très formateur.
103
Clés de sol
Sa fibre de militante anti-impérialiste est née dans les années 73-74,
lorsque les réfugiés chiliens sont arrivés au Centre Bernanos avec leurs
chants, leur musique, leurs appels à la liberté. Ils organisaient des peñas
mémorables. Elle-même leur donnait des cours de français. Elle habitait
en co-location avec Liane, venue de Porto Alegre, au Brésil.
Aux élections municipales de 1983, Myriam s’inscrit dans la
mouvance de Strasbourg-Alternatives. Elle est le numéro 17 de la liste. De
« ce bon vieux temps », elle garde de bons souvenirs mais ne s’attarde pas
en nostalgies : « Je ne suis ni collectionneuse de souvenirs, ni passéiste,
plutôt centrée sur le présent. »
Au coin de la rue
Avec les années qui passent, elle se rend compte qu’elle se rapproche
de plus en plus… de la proximité. Depuis toujours (ou presque), elle a
voulu habiter le quartier-gare de Strasbourg. C’est aussi un quartier de
frontière, un peu comme les bords du Rhin de son enfance. C’est un
quartier où toutes les couches sociales se croisent. C’est un quartier qui
bouge tout le temps, jour et nuit, toute l’année. Elle a emménagé là en 1990,
dès qu’une opportunité s’est présentée, un appartement qui se libérait rue
Thiergarten. Elle a vite rejoint l’association des habitants, qu’elle préside
aujourd’hui. L’association donne l’occasion aux habitants de s’exprimer,
d’imaginer le quartier plus vert, de défendre aussi son identité et sa
mixité sociale. Un journal de quartier gratuit, Du côté de la Gare, dont
les auteurs sont bénévoles, a déjà une quinzaine de numéros au compteur.
Dans son dernier édito, elle écrit : « L’intérêt de ce quartier de passage
et multilingue est que s’y côtoient - et se fréquentent !- des jeunes et des
vieux, des (pas forcément très) riches et des pauvres, des-qui-mangenthallal et d’autres qui aiment les lardons, des étudiants et des mères de
famille, des touristes qui cherchent la gare et des habitués du PMU…
Bref, l’identité du quartier-gare s’épanouit dans ses facettes multiples,
dans ses mouvements, ses évolutions, ses remises en question… Et avant
tout, par ceux qui le font vivre au quotidien. » Mais il est quelqu’un qui
connaît mieux encore le quartier que Myriam, c’est son fils Jan, bientôt
treize ans, qui connait tout le monde, toutes les ficelles, tout ce qu’on peut
y faire et pas. Un vrai enfant de la rue Déserte.
Dans le quartier-gare, les habitants ont des idées et ils les expriment.
La mode est aux jardins partagés, à l’autoproduction, à retrouver le sens
de la terre. Plus qu’une mode d’ailleurs, sans doute pour certains une
104
Myriam Niss, les gens d’abord
nécessité. Alors ils demandent l’installation de composteurs, pour fabriquer
eux-mêmes le terreau. On peut les installer partout, les composteurs,
sur les places publiques, dans les squares, les cours intérieures. Et pour
lancer cette campagne tout près de la gare, il y a un slogan qui s’impose :
« Pensez à composter ! ».
(mai 2011)
105
Clés de sol
Chantal et Philippe Krafft en roue libre
Ils sont partis du centre socioculturel de la Montagne Verte bien
évidemment. Sous les applaudissements et les coups de sonnette. Denis
et Patrick de l’Amicale cycliste d’Ostwald les ont accompagnés jusqu’au
col de Saales. Les bords des routes sont couverts de genêts jaunes d’or.
La chaleur est lourde en ce mercredi 9 juin 2010. a Gérardmer, l’orage
éclate. Fin de la première étape. Il en reste 61.
106
Chantal et Philippe Krafft en roue libre
Tour de France
a Fougerolles, le pays des alambics, Chantal et Philippe Krafft
partis pour un tour de France à vélo pourtant ne boivent que de l’eau
claire. Premiers constats, les techniciens de la DDE ne doivent jamais
penser aux vélos. Match nul entre les Vosges et la Haute-Saône pour les
signalisations inexistantes ou fantaisistes. Le Jura en juin est bleu blanc
rouge : des bleuets, des œillets blancs, des coquelicots rouges dans les
champs. Pause fraîcheur sous le clocher baroque de la cathédrale de
Bourg-en-Bresse. Au 7ème jour, jour de repos. On dirait le Sud. Haltes
gourmandes. a Nyons, les olives noires sont délicatement parfumées au
thym. Chantal et Philippe croisent les cyclosportifs de l’Ardéchoise. Ils
filent sur la Cité des papes. Vous connaissez la côte de Fournès sous la
fournaise ? Ces régions sont des témoignages de l’histoire, ils étaient fous
ces Romains ! Chantal met pied à terre dans la Sainte-Baume. Les jambes
sont de plomb. Mais le paysage est une belle récompense. Halte à Arles.
Les vélos ont besoin de repos. Juillet arrive et première baignade dans
la Méditerranée à Port-Barcarès. a Cerbère, à la frontière espagnole et
point de leur périple le plus au sud, rencontre avec un cyclo de 70 ans
qui a fait 700 km de cols pyrénéens pour fêter son anniversaire. Chantal
et Philippe le félicitent, ils font le trajet dans l’autre sens (mais sans les
cols !). Chacun sa route, chacun son chemin. Ici on croise les pèlerins
de Compostelle. a Arcachon, la piste cyclable redonne un statut citoyen
aux cyclistes. Idem au nord de Bordeaux sur la piste Roger Lapébie. La
France défile à 20 km/h avec une centaine de km par jour. a chaque étape,
les Strasbourgeois font tamponner leur carnet de voyage avec le nom des
localités. Vous connaissez Brûlain ? Sa rue des Clochettes. La France sait
être profonde de la Vendée au Marais poitevin. Des châteaux charmants.
Les flâneries bretonnes. Les églises de Normandie. Les beffrois du Nord.
Le vent souffle dans le bon sens pour rejoindre la Lorraine où tout est
encore vert en cette fin de mois d’août. a la 62ème étape, il faut retrouver
un tampon historique, ressorti de derrière les fagots, à Hochfelden. Retour
à la Montagne Verte. Les voisins agitent frénétiquement les mouchoirs
pour les accueillir.
Envie de vélo
C’est de mère en fille que l’on a la culture du vélo dans la famille de
Chantal. La grand-mère née en 1900 était l’une des premières dans son
village à s’adonner à la petite reine. On est 100 % vélo chez les Krafft.
107
Clés de sol
D’ailleurs c’est bien simple, quand ils veulent faire un cadeau à Chantal et
Philippe, les amis offrent qui une petite sculpture en fil de fer représentant
un cycliste en plein effort, qui un tableau peint à l’effigie de la petite reine
qui encore le souvenir d’une randonnée cyclotouriste. Le tandem ne leur
convient pas pourtant. Ils ont bien essayé mais rien ne vaut l’entière liberté,
chacun(e) à son rythme et à son plaisir, en couple néanmoins. Monter un
col pour le redescendre de l’autre côté, en roue libre. Ensemble, ils ont fait
ce tour de France, pour fêter la retraite. De retour à la Montagne Verte,
Chantal a repris le fil de ses activités, autour du vélo.
Depuis 1995, Chantal Krafft, qui avait été la première secrétaire du
centre socioculturel, apprend aux femmes du quartier à faire du vélo. Oui,
on dit comme ça en français, on ne dit pas faire du train, de la voiture
ou de l’avion, mais on dit faire du vélo. Peut-être parce que lorsque l’on
monte sur cet engin, on construit quelque chose, on fabrique soi-même
sa vie. Au milieu des années 90, Chantal voit dans le quartier autour
d’elle des femmes en demande d’autonomie, souvent immigrées mais pas
seulement. Elles étaient en manque de confiance en elles. Elles étaient
handicapées pour le travail. Elles ne pouvaient pas accompagner leurs
enfants. Avec Joanna conseillère en économie sociale et familiale du centre
socioculturel de la Montagne Verte, elles ont une idée : aider ces femmes
à monter à vélo et depuis seize ans maintenant, elle n’a plus jamais arrêté
cette action. Sa méthode est simple : mettre en confiance. Tout le reste,
c’est juste un peu de technique, régler son vélo et sa selle à sa hauteur,
mettre la pédale en haut pour donner de l’élan, apprendre à démarrer,
apprendre à s’arrêter. Avec Chantal, on apprend d’abord à démarrer
debout sur les pédales, en danseuse. C’est seulement après que l’on peut
s’asseoir, et non l’inverse. Chantal doit avoir une bonne forme physique
pour courir à côté du vélo. Elle ne lâche jamais tant que la personne n’est
pas assez assurée. Une chute serait un traumatisme que certaines ont déjà
connu auparavant. Chantal a vu passer le monde entier sur son vélo, le
Maroc, l’Algérie, le Brésil, le Chili, Salvador, Haïti. La bonne adresse se
refile par le téléphone arabe et latino. L’expérience en 1995 était unique
en France, repérée par le CADR (Comité d’action des deux-roues) qui
délivre le Guidon d’or à son initiatrice en 2002. L’apprentissage se fait
dans une impasse sécurisée, la rue de Bergbieten. Les femmes qui veulent
apprendre ont en moyenne entre 30 et 50 ans. Beaucoup sont devenues
des amies. Une femme qui devait faire une heure et quart de trajet pour
aller à son travail par les transports en commun y va maintenant en vingt
108
Chantal et Philippe Krafft en roue libre
minutes à vélo. Depuis peu, des enfants viennent aussi quand ils ont tout
essayé sans jamais y arriver. En quelques séances, c’est bon. Souvent il
suffisait de pas grand-chose. Pour certain(e)s, c’est un perfectionnement
qui est proposé, surtout pour apprendre à rouler dans la circulation. Là
aussi, c’est souvent une question de confiance. Pour celles et ceux qui
veulent, Chantal propose des sorties à vélo le week-end. De la Montagne
Verte, on peut aller jusqu’aux contreforts des Vosges, à Romanswiller, à
Mutzig, par la piste cyclable du canal de la Bruche. On peut aller aussi
facilement au centre ville de Strasbourg. Chantal prenait déjà cette piste
pour aller à son travail à France 3 avant sa retraite. La vice-présidente
de l’Amicale cycliste d’Ostwald a suivi une formation par la Fédération
française de cyclotourisme pour accompagner des groupes.
Les premiers vélos ont aujourd’hui rendu l’âme après de bons et loyaux
services. Une subvention de la CAF a permis de renouveler le matériel.
Mais Chantal a eu alors une autre idée : apprendre à réparer les vélos. Elle
est allée à Vélostation. L’association est devenue plus qu’un partenaire.
Chantal Krafft s’est engagée dans le bureau et elle en est aujourd’hui la
trésorière. Les marchands de cycles voient eux-mêmes généralement d’un
bon œil cette activité qui leur assure une nouvelle clientèle. Et puis nouvelle
idée de Vélostation, récupérer les vélos abandonnés pour les réparer. La
semaine dernière encore, on a pu récupérer quinze vélos sans propriétaire
avec l’accord du syndic d’un immeuble. Des opérations pieds d’immeubles
permettent d’organiser des actions d’information et de réparation de vélos
au plus proche des habitants. Quand leur voiture ne pourra plus rouler, les
Krafft ont déjà pris la décision de mutualiser un véhicule à plusieurs. Un
vélo pour chacun mais une voiture pour plusieurs.
Lamakara
Chantal, qui habitait la Montagne Verte depuis 1959, et Philippe,
originaire du Haut-Rhin, ont quarante ans de vie commune. Philippe Krafft
sortait de la fac de théologie lorsqu’il est parti au Togo pour enseigner
dans un collège marianiste à Lama-Kara. C’était une ville de brousse à
l’époque. Il y avait l’électricité par groupes électrogènes. Ces deux années
togolaises ont été positivement très marquantes pour Philippe comme pour
Chantal qu’il a épousée en Afrique. Ce n’est pas pour rien si le blog sur
lequel ils racontent leur périple du tour de France s’appelle lamakara. Le
couple s’est installé en décembre 1975 dans l’appartement qu’ils occupent
toujours aujourd’hui, saisis par le charme de cet endroit où, face au salon,
109
Clés de sol
on surplombe un magnifique espace verdoyant et la bucolique île sur l’Ill ;
face à la cuisine, on a vue par beau temps sur la montagne vosgienne.
C’est quelques mois après son retour en Alsace que Philippe Krafft
est entré à l’UDAF (Union Départementale des Associations Familiales)
le 1er avril 1974 en tant que délégué à la tutelle. Il y restera près de 37 ans.
Délégué principal en 1978, chef des services de tutelle en 1987. Chargé
de mission auprès du Président, « bras droit » de Jean-Claude Fimbel,
en 2007. Au service des tutelles, Philippe a suivi entre 1974 et 1985 la
famille Weiss, une famille manouche-yéniche du nord de l’Alsace. On
lui a vite demandé à l’époque, en tant que seul homme du service, de
110
Chantal et Philippe Krafft en roue libre
suivre les familles de « vanniers », une vingtaine sur le département. Son
mémoire pour la certification des compétences de délégué à la tutelle a
naturellement porté sur le sujet. Il était devenu le spécialiste de la question
dans son institution, tant et si bien que qu’on le retrouve avec le pasteur
Lehmann et le curé Daval comme membre fondateur de l’Association
pour la promotion des populations d’origine nomade d’Alsace (Appona).
Il représente également l’UDAF au CREAI et à l’association GALa
dont il est le trésorier. Aujourd’hui encore, malgré la retraite, il continue
à assurer sur tout le territoire national des formations pour l’UNAFOR,
l’organisme de formation de l’UNAF et des UDAF.
En 1977 est née l’Association du Centre Socioculturel de la Montagne
Verte, fondatrice sur le quartier du premier centre socioculturel en 1979,
hébergé dans un Algeco qui n’a été démoli que 25 ans plus tard. Philippe
Krafft est arrivé là pour animer l’activité de tennis de table. Mais ceux qui
ont une fibre associative prennent vite des responsabilités et il a ainsi fini
par arriver en 1998 à la présidence après avoir occupé à peu près toutes les
fonctions au bureau du centre. Le président l’avait dit : il démissionnera
dés que le nouveau centre attendu depuis si longtemps sortirait de terre.
Celui-ci a ouvert fin 2010 et à l’Assemblée générale du 15 avril 2011 suivie
du Ca du 28 avril, Philippe Krafft a laissé la place à Jacques Barthel.
Reste-t-il du temps pour voir leurs deux fils déjà trentenaires et leurs
petites-filles à Toulouse ? Pas sûr ! Chantal, « non encartée » précise-t-elle,
est sollicitée par l’adjoint du quartier et conseiller général pour le suppléer
dans ses représentations. Elle est sollicitée par tous les amoureux du vélo
de la ville, anciens et nouveaux adeptes. Elle aimerait bien organiser une
nouvelle fête des voisins et prendre le temps de lire le livre a contrevoie : mémoires de vie sociale, de Roger-Henri Guerrand, que Philippe
lui a conseillé. Chantal et Philippe trouveront-ils le temps de repartir pour
une nouvelle aventure cyclopédique ? « Il y encore de quoi pédaler ! »,
ironisent-ils en chœur, en tandem.
(mai 2011)
111
Clés de sol
Jean-Louis Hess en courant alternatif
« Je ne reconnais pas là nos Alsaciens » aurait dit Adrien Zeller en
découvrant la galerie de portraits du collectif Chambre à part à l’aube du
3ème millénaire. C’est pourtant bien dans les villes et villages d’Alsace
que pendant cinq ans le kiosque à photographies s’est installé, explorant
en profondeur le corps social de la région. Les quatre photographes ont
pris des centaines de clichés. Toutes les femmes et les hommes qui se
sont prêtés au jeu l’ont fait librement, volontairement, avec enthousiasme
même. Mais ces visages sont d’abord si humains, avec leurs effronteries,
si vrais, avec leurs gamineries, si populaires, si éloignés de bien des
stéréotypes.
112
Jean-Louis Hess en courant alternatif
L’Alsace, c’est « la vallée des étrangers », écrit Mokhtar Benaouda,
né à Reichshoffen, qui est allé chercher là une étymologie oubliée.
Regards croisés
Jean-Louis Hess a bouclé le voyage du livre « L’Alsace en portraits
Portraits d’Alsaciens ». Le sourire doux d’Amanda, complice de Anne,
viril de Pascal, les lunettes des arroseurs arrosés (des photographes
photographiés), don’t touch Nathalie, touchante Corinne, humanités,
mais qui donc est cette inconnue ?; jeux de foulards, lady flowers, jeux de
regards, jeux de cheveux, jeux de grains, beautés, folklore alsacien, jeux
de longueurs, les jongleries de Nadia, la féminité d’Anne, la félicité de
Roxane, les amitiés de Félix, folklore altersacien quand Slimane ferme
le ban. L’exposition a eu une suite, « Portraits de Polonais », réalisée
en Basse Silésie. Les regards se sont croisés. Adrien Zeller a aimé : « Je
reconnais bien là nos Polonais ».
L’association Chambre à part a été créée en 1991. Elle est née du
pari de faire cohabiter des artistes de la photo de sensibilités différentes
mais désireux de partager leur passion commune. Elle s’est implantée au
départ rue Sainte Madeleine à la Krutenau, à quelques pas de la place
d’Austerlitz où la Galerie La Chambre a ouvert son espace de 180 m2 au
cœur de la ville, en septembre 2010. La galerie a pris à cette occasion son
indépendance du collectif de photographes qui peuvent ainsi mieux se
laisser aller à leur créativité artistique. En vingt ans, les projets originaux
se sont multipliés, publiés par les éditions Chambre à part.
Strasbourg-Bâle, via… a commémoré en images le 150ème anniversaire
de la création de la ligne ferroviaire régionale. Rheinhafen Port du Rhin a
fixé les espaces industriels et les délaissés des ports rhénans de Strasbourg
et Kehl. Merlimont plage est un coup de cœur du photographe en Calaisis et
L’œil de la sirène sur la côte d’Opale, où sont tant de souvenirs personnels.
Le photographe est le complice du géographe lorsqu’il raconte la ville
de Saint-Dié des Vosges et présente son travail au Festival International
déodatien. Il est écologiste lorsqu’il parcourt en images la si belle forêt
de Haguenau pour l’Année de la forêt. Il se fait oulipien en fixant sur la
pellicule des milliers de gaufrettes amusantes. Il est sociologue en mettant
en lumière le regard généreux des chibanis, ces vieux immigrés oubliés
dans nos villes qu’ils ont bâties. Il est pédagogue…
113
Clés de sol
L’atelier
L’antre de Jean-Louis Hess déborde d’objets de toute nature : un
téléobjectif soviétique aux allures de kalashnikov qui a passé les frontières
à la grande perplexité des douaniers, un appareil photo miniature, grand
comme un dé à coudre, avec une pellicule à l’intérieur –et qui fonctionne !-,
le coin studio avec tissus de fond d’image et d’immenses projecteurs, le
coin salon pour recevoir les visiteurs autour d’une tasse de café, des photos
de nus sur les murs, le coin grand bazar digne des plus grandes heures
stanbouliotes ou plutôt constantinopolitaines, des souvenirs de voyages
justement, d’Ispahan à Katmandou, et puis des livres, des tonnes de livres.
Ceux que Jean-Louis apprécie particulièrement de montrer sont des livres
d’enfants. Le photographe est pédagogue… Depuis des années, il a une
collaboration éditoriale avec un auteur, textes et illustrations, de livres
d’enfants. Les images sont des compositions artistiques réalisées dans
les matériaux les plus divers et pleines de couleurs qu’il photographie
pour illustrer le récit de son ami Christian Voltz. « Monsieur Louis plante
une graine en pleine terre mais comme elle met du temps à pousser, il
s’impatiente et s’énerve au point de ne plus s’en occuper tandis que
l’oiseau, qui lui rend visite, attend sans dire un mot que la graine devienne
une fleur. » Jean-Louis dispose sur une table de travail un fil de fer, un
haricot peint, une fleur et prend son appareil. L’image parlera, dans les
rêves d’un enfant. Et cela donne aux Editions du Rouergue, Toujours
rien ? ou Sacré sandwich ! ou bien encore Vous voulez rire ? et autre
Nous les hommes ! On s’exclame, on dubite, on poétise « la caresse d’un
papillon ».
Pour le professionnel qu’il est, s’intéressant parfois à l’équilibre de
ses comptes - car il faut bien payer le loyer -, Jean-Louis Hess avoue bien
volontiers que l’édition de livres pour enfants est aussi un gagne-pain. Le
métier a changé. On ne peut pas vivre de la photographie de publicité.
Aujourd’hui, les images de pubs sont réalisées avec des logiciels de
photocomposition manipulés par de jeunes maquettistes qui font du tout
en un. Exit les créatifs de la pellicule. La technologie numérique avait
déjà révolutionné le métier. Aujourd’hui, le webdesign donne le coup de
grâce. Alors il faut faire autre chose ! Chaque mois, un stammtisch réunit
l’équipe de la Chambre à part pour inventer de nouveaux projets collectifs.
La solidarité entre les créatifs est la solution.
114
Jean-Louis Hess en courant alternatif
Zone d’art
C’est sur cette idée qu’est née Zone d’art au Port du Rhin. En 1999, cinq
plasticiens ont imaginé de construire des ateliers dans une ancienne usine,
afin de modeler des espaces de travail qui leur conviennent. Aujourd’hui,
ils sont aussi bien des graphistes, des musiciens, des metteurs en scène,
des plasticiens, des photographes qui occupent ainsi quotidiennement
les vingt ateliers existants. Ce pôle artistique indépendant, où chaque
professionnel paie un loyer à la SCI, donne une stabilité des conditions
de travail bien plus grandes que le Bastion 14, aux Remparts, ces friches
militaires transformées par la Ville en ateliers d’artistes mais conçues
en « hébergement provisoire ». Surtout, Zone d’art permet de belles
coopérations entre tous les créatifs présents. Jean-Louis Hess apprécie
particulièrement les collaborations avec les écrivains. En 2011, il réalise
l’exposition Première de couv’, qui parle du rapport à l’image, avec les
collaborations littéraires de Abdelkader Djemaï, auteur franco-algérien
prolixe né comme lui à Oran, de Pierre Kretz, l’écrivain de la vallée qui
parle si bien des Alsaciens. Les écrivains ne sont pas toujours ceux que
l’on croit. Le CRAPT-CARRLI organise en Alsace le concours d’écritures,
avec des « écrivants » considérés comme éloignés de l’écrit (illettrés
ou peu alphabétisés ou bien encore immigrés). Les écrits de ces auteurs
peu ordinaires seront présentés le 15 juin 2011 au Palais des Fêtes sous
la forme d’ateliers-portraits avec la collaboration, pour la photo, de…
Jean-Louis Hess. L’association strasbourgeoise Regain a produit pour la
« journée de la femme » du 8 mars 2010 des portraits photographiques
Femmes, réalisés par… Jean-Louis Hess.
Il est partout, Jean-Louis Hess, lui qui, comme son nom ne l’indique
pas, est né à Oran ! Un ancêtre protestant suisse était venu se réfugier en
France en devenant catholique. Les ascendants de Jean-Louis viennent
de toute la Méditerranée, de la Grèce à la Catalogne, un mélange fertile
qui a trouvé à Oran la synthèse de ce qu’était la famille et qui a vécu là
jusqu’en 1966. L’enfance oranaise de Jean-Louis aura duré douze ans et
les souvenirs heureux sont bien sûr nombreux dans l’insaisissable cité
radieuse. Mais après 45 ans de vie strasbourgeoise, il se sent « vachement
alsacien ». Il précise : « a Toulon, je ne me sens pas chez moi. a Karlsruhe,
je ne me sens pas dépaysé ; ça ressemble à Strasbourg. a Barcelone, oui,
je me sens à l’aise ; ça ressemble à Oran. » De toute façon, Jean-Louis
aime les gens, les peuples, les cultures, les langues. En passant son bac
en candidat libre en 1969, son goût pour les langues l’a sans doute aidé et
115
Clés de sol
pour passer la philo, il pouvait puiser dans ses lectures de Bakounine dont
il connaissait tout par cœur : « La liberté d’autrui, loin d’être une limite
ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et
la confirmation. Je ne deviens libre vraiment que par la liberté d’autres,
de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent et
plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde
et plus large devient ma liberté. » Toujours de philosophie libertaire, il
serait aujourd’hui plutôt proche d’Europe-Ecologie Les Verts, sauf qu’il
« oublie » de payer les cotisations et les réunions interminables ne lui
conviennent pas vraiment. « Enfin, je fais leurs photos de campagne ! »
La fac
Dans les années 70, Jean-Louis était en fac de philo et de Lettres
modernes en même temps qu’il passait un CAP d’électricien en bâtiment.
a l’époque, les post-soixante-huitards étaient un peu ouvriéristes, et puis
surtout l’intérim payait bien, surtout en Allemagne. Il suffisait de se faire
un chantier de temps en temps pour pouvoir vivre et suivre ses études
tranquillement. a l’époque, on était aussi routard. Traverser le Pakistan
n’était pas un problème comme aujourd’hui sur la route des Indes. La
seule destination impossible était le Cambodge. Les premiers voyages
étaient dans ces années 70, 71, 72. Un voyage pouvait durer un an.
C’est en 1978 que Jean-Louis Hess a découvert la photo. Un ami
lui a « filé » un appareil. Il a aménagé un laboratoire dans sa salle de
bains. De sa nouvelle passion, il a voulu en faire un métier, et les années
de galère n’ont pas terni l’envie. C’est vrai que côté pub, c’est le calme
plat, que la crise est passée par là. Mais l’artiste a ajouté une corde à
son arc, ou des pixels à son image, en se lançant dans l’enseignement.
« Je suis docteur ! » lance-t-il avec amusement. Le Doctorat en arts
visuels, passé à l’Université Marc Bloch (Université de Strasbourg) et le
dossier de qualification qui a suivi lui permettent aujourd’hui d’enseigner
et c’est un plaisir permanent de transmettre sa passion aux plus jeunes.
Evidemment, il n’oublie pas de créer des partenariats entre l’Université de
Strasbourg et l’Université d’Ispahan. Jean-Louis apprend le persan, s’est
rendu à plusieurs reprises en Iran ces dernières années. a Strasbourg, il
est de toutes les festivités irano-alsaciennes. En Iran comme en Alsace, il
a toujours un appareil photo en bandoulière et cela ne lui a jamais posé le
moindre problème.
116
Jean-Louis Hess en courant alternatif
En quittant Jean-Louis Hess, en passant une heure ou deux avec lui,
on a l’impression plutôt agréable d’être devenu un peu plus intelligent !
En quelques minutes de voiture, et deux ou trois contrepèteries plus loin
- car l’homme ne manque pas d’humour -, on a parlé de la mosquée de
Kehl qui nous fait rêver d’Istanbul à une traversée de pont de Strasbourg,
des coquelicots (de la famille du pavot) qui fleurissent un peu partout sur
les talus depuis que la Ville a abandonné ses nitrates, de sa fille de douze
ans dont la mèche rebelle est de la plus haute importance – adolescence !
-, de Facebook, piège ou liberté ?, des amies en ligne, comme Deborah
la poétesse, qui, voyant le jour se lever, contemple « cet instant rêvé; le
souffle du jour sur les plis de l’herbe comme un cantique ».
La carte de visite de Jean-Louis dit son univers. Please find alternative
route !
(mai 2011)
117
Clés de sol
Marinette Gonon, en clé de sol
« Du Morvan ne vient ni bon vent ni bonnes gens » dit le dicton
bourguignon, Pourtant c’est bien de Chitry-les-Mines, le village
morvandiau de Jules Renard, que vient Marinette Gonon, que l’on pourrait
difficilement classer dans la catégorie des « mauvaises gens ». Quel bon
vent alors a bien amené la Nivernaise vers l’Alsace ?
118
Marinette Gonon, en clé de sol
Madame a suivi son mari, tout simplement, comme cela se produit
plus que fréquemment. La famille est chevillée au corps enseignant, à
l’Education nationale, et quand le mari de Marinette, qui était elle-même
institutrice, a été nommé Inspecteur, il a bien fallu accepter la mobilité.
Originaire, quant à lui, du Mâconnais, il est ainsi arrivé à Strasbourg au
début des années 80 avec un projet : développer l’enseignement artistique
et notamment l’éducation musicale à travers les classes à horaires
aménagés.
Bénévole
Marinette Gonon, en Alsace, a cessé toute activité professionnelle,
ce qui est loin de vouloir dire toute activité tout court. Il y avait d’abord
l’éducation des trois garçons. Le fils aîné était passionné d’agriculture
mais il a découvert les TIC (les technologies de l’information et de la
communication) et il en a fait son métier. Un autre est gendarme. Le
troisième est musicien à Kiel en Allemagne, un soliste de hautbois
formé aux conservatoires de Strasbourg, de Stuttgart, de Paris. Il y a eu
ensuite la recherche d’une activité bénévole. Les journées auraient été
longues dans l’appartement de l’Avenue des Vosges s’il n’y avait pas eu
d’engagements associatifs. Tout a commencé comme ça. Marinette Gonon
s’est présentée au Centre du volontariat. Aussitôt, elle y a elle-même
assuré les permanences et très vite, elle en est devenue la présidente !
Ce fut l’occasion pour elle d’engager une vraie réflexion sur le rôle des
bénévoles et sur l’importance de la communication dans les associations,
tout au long de ses sept à huit années de présence active au Centre du
volontariat de Strasbourg..
Dans les années 90, Marinette Gonon a croisé le chemin de Caritas.
Au Secours Catholique, il y avait un homme qui mettait toute son énergie
au service des autres, c’était Raoul Gillmann. Marinette a beaucoup
travaillé avec Raoul. Elle a apprécié la philosophie du réseau qui est de
dire : « non pas faire pour mais faire avec ». Ce dont les gens ont d’abord
besoin, c’est d’être soutenus, accompagnés pour aller vers l’emploi. C’est
de cet esprit que sont nés les projets de « chantiers d’insertion » et qu’on a
pu imaginer Carijou (Cari comme Caritas et Jou comme jouets).
Carijou
L’histoire de Carijou est sympathique et un peu folle. Caritas
collectait et distribuait des jouets en vrac mais les jouets s’entassaient.
119
Clés de sol
On avait déjà l’expérience des vêtements que l’on triait et que l’on
reconditionnait pour aboutir au final au moins de déchet possible. Le
recyclage permet de « tisser la solidarité ». Pourquoi ne pourrait-on pas
faire de même pour les jouets ? L’idée de Carijou, c’est de récupérer les
jouets dont les enfants ne veulent plus, de les remettre à neuf et de les
vendre à des prix bien inférieurs à des produits du commerce mais d’égale
qualité. Une camionnette offerte par Electricité de Strasbourg permet
d’assurer la collecte dans toute l’agglomération. Les jouets de Carijou
sont vendus à qui le veut. Il suffit d’ouvrir la porte du 6, rue Déserte, du
mardi au samedi, pour y trouver des peluches, des poupées, des jeux de
société,… D’expérience, on trouve ici ce que l’on trouvait en magasin
cinq ans auparavant (tant pis pour la mode !), beaucoup de jouets 1er âge,
des livres. Les grands-parents sont les premiers à franchir la porte mais
les collectionneurs viennent aussi à la recherche d’un article particulier
introuvable ailleurs. a Noël, les bons d’achats permettent d’offrir des
étrennes à bon marché. Une équipe de 25 salariés à mi-temps recycle les
jouets dans le chantier d’insertion et cinq personnes encadrent l’activité
dont une personne en charge du suivi socioprofessionnel. Depuis quelques
années, la vente des occasions en ligne nuit à l’activité mais à Carijou, on
a tous les jours de nouvelles idées pour animer l’offre et la vente comme
les semaines à thèmes, des partenariats avec des créateurs de jouets. Ce
printemps, Marie-José Lasnier, créatrice de poupées en tissu, a présenté
ses « poupées faites à la main, avec soin, avec amour, réalisées avec
des matières naturelles, souples et douces, sécurisantes et chaleureuses
pour l’enfant ». Carijou s’implique dans son quartier en s’associant aux
événements qui s’y déroulent ; comme le festival Couleurs Conte, et à la
participation locale.
Les 7 pains
Du quartier de la gare à celui de la cathédrale, il n’y a guère qu’un
kilomètre que Marinette franchit quotidiennement pour se rendre à son
autre association, également chantier d’insertion, les Sept Pains, lui aussi
membre de la Fédération de Charité du Diocèse de Strasbourg. Sept
comme les jours de la semaine, car on mange bien tous les jours. Les
7 Pains proposent une restauration, malheureusement six jours sur sept
pour le moment, aux personnes les plus démunies. Il ne s’agit pas là d’une
soupe populaire mais d’un vrai restaurant, même s’il est « social », pas
« commercial ». Ce restaurant a le goût des autres. « Il prit les pains,
120
Marinette Gonon, en clé de sol
les rompit… et les donna à la foule » peut-on lire dans l’Evangile. Si
on a commencé par proposer au début 30 à 40 repas par jour, ce chiffre
peut être multiplié par dix aujourd’hui. De quoi inquiéter la Présidente qui
voudrait limiter le nombre à 200 repas pour conserver à ce lieu sa qualité
de vie et de prestation. Les repas sont « subventionnés » par convention
avec la Ville et l’Etat, mais chaque utilisateur règle une contribution
symbolique. Ils sont préparés par des personnes en insertion (20 à 25
salariés encadrés par un chef de cuisine) qui retrouvent dans ce travail
une confiance en eux et une capacité à retrouver un emploi, même et le
plus souvent dans des domaines qui n’ont rien à voir avec la restauration.
Le restaurant d’insertion a été ouvert en novembre 2002 dans une salle
inutilisée du Foyer de Jeunes Travailleurs « Arc en Ciel ». En plein cœur
de la ville vivent aujourd’hui dans cet environnement très touristique, des
étudiants, des « jeunes travailleurs », des « jeunes majeurs ». Les 7 Pains
proposent désormais également un restaurant solidaire pour celles et ceux
qui en venant prendre ici leur déjeuner savent qu’ils permettent, avec le
prix payé, d’offrir un repas à une autre personne dans le besoin : des
demandeurs d’asile, des gens à la rue,…
Marinette Gonon peut raconter de belles expériences humaines aux
7 Pains. Les meilleurs moments sont lorsque le restaurant propose des
semaines à thème, comme « la semaine camerounaise » ou « les tartines
en fête », en plein air sur la place Saint-Etienne (« nous apportons le pain,
vous apportez les ingrédients ! »), ou bien encore lorsqu’il participe à
Vivre Noël Ensemble : le repas de Noël est éclaté sur cinq ou six lieux, on
prend « l’amuse-bouche » tous ensemble, Place Kléber, et les uns et les
autres se dispersent joyeusement pour réveillonner après avoir arpenté la
ville. La magie de Noël se prête à la décontraction. Plus que le repas luimême, il y a un esprit 7 Pains. On peut le constater lorsque le restaurant
est fermé pendant les vacances d’été ou les petites vacances de Pâques,
les utilisateurs ne vont pas dans une autre structure, ils préfèrent trouver
d’autres solutions individuelles en attendant la réouverture.
La Fondation Kronenbourg a apporté dans les débuts des 7 Pains
une aide importante au lancement du restaurant social. Tant et si bien
que Marinette Gonon est restée attachée à cette fondation d’entreprise en
s’associant aux travaux de son Conseil d’Administration où elle apporte
son expertise. La Fondation des Brasseries Kronenbourg soutient en
France le développement de projets innovants et générateurs de lien social
et de convivialité, qui brassent les différences et qui changent la vie. Mais
121
Clés de sol
plus qu’au mécénat financier, Marinette croit au mécénat de compétences,
où un « parrain » professionnel appuie un projet porté par des bénévoles.
Marinette Gonon croit toujours, en 2011 comme il y a 30 ans,
lorsqu’elle est arrivée dans cette ville, au bénévolat qui déplace des
montagnes. De ses yeux toujours rieurs, elle regarde son interlocuteur de
façon appuyée pour faire passer son message : un message de solidarité.
(mai 2011)
122
Jeanne Maurer, la chronique du siècle
Jeanne Maurer, la chronique du siècle
Jeanne Forissier est née en 1917, à Lyon. Après de solides études
musicales à Strasbourg, elle est professeure de piano à Notre-Dame de
Sion. En 1939, elle épouse Frédéric Maurer. Pendant la guerre, la famille
Maurer quitte Strasbourg pour la Haute-Savoie. Elle revient dans notre
ville en 1945, et s’agrandit. Jeanne est mère d’une famille nombreuse : six
enfants. Voilà, ça c’est pour la biographie officielle, c’est pour Wikipédia.
Mais à côté de cela, il y a la femme, ô combien attachante, la musicienne,
à combien talentueuse, l’apôtre de la promotion des femmes, ô combien
déterminée, un grand cœur, ô combien généreux, une marraine, une
mamie, chef de tribu.
123
Clés de sol
a 94 ans, Jeanne ne porte toujours pas de lunettes, conduisait encore
sa voiture il y a quelques mois, pose des questions sur tout lorsqu’elle se
trouve dans les locaux de l’association : où avez-vous mis les dessins ?
qu’avez-vous fait du livre sur… ? Elle ne perd pas la mémoire, est capable
de donner le nom précis des étudiants africains qu’elle a reçus chez elle à
Souffelweyersheim, dans le cadre des Amitiés Européennes où on accueille
pour un repas partagé des étudiants étrangers. Pendant un demi-siècle,
elle s’est occupée de trouver les familles d’accueil dans l’agglomération
strasbourgeoise. Elle garde toutes les lettres que les étudiants lui écrivent
par la suite depuis leur pays. a la première lettre, ils disent Madame, à la
deuxième « chère grand-mère », à la troisième Mamie ou Maman. Elle
reçoit les faire-part de mariage. Elle apprécie toujours les rencontres au
Cercle Européen où les étudiants sont reçus et au Centre des Organisations
Féminines où se retrouvent les femmes actives de la ville.
Album souvenirs
Pour l’entretien, Jeanne s’est mise sur son 31. Il ne manque que les
Palmes Académiques - reçues en 1999 - mais il ne manque pas l’album
souvenirs. « Je vous ai apporté des photos, notre livre d’or, le discours
de Mme de Montgolfier. De quoi voulez-vous que nous parlions ? De
la guerre ? Mon mari était parti, comme tous les hommes, et pourtant
nous avons eu trois enfants entre 39 et 45. » D’un rire coquin, elle va
répéter cela trois ou quatre fois pendant la discussion. « Vous vous rendez
compte ! »
Jeanne Maurer était cheftaine de « louveteaux » (scouts) avant la
guerre. a la Libération, de retour à Strasbourg, elle s’engage à l’Action
Catholique Générale Féminine. L’énergie des femmes est la force du
monde, dit-on à l’ACGF. En promenant ses enfants du côté de la Rue
des Bosquets, Jeanne remarque ces baraques en bois le long du canal à
l’Orangerie. Avec les Pères Oblats, elle va vers ces gens, des réfugiés de
la misère, organise des réunions au bord du canal, car elles veulent rester
près de chez elles, Puis, en hiver, les Pères Oblats prêtent une salle, «on
amenait les chaises nous mêmes ainsi que le bois pour le chauffage dans
les voitures d’enfants».Elle fut aussi l’une des fondatrices des Amitiés
Européennes qui se chargeaient de l’accueil des étrangers. «Il n’y a pas
d’accueil possible dans une société sans l’acquiescement et la participation
des femmes» dit-on aux Amitiés Européennes.
Le mari de Jeanne donne toujours un coup de main. Il est très bricoleur.
124
Jeanne Maurer, la chronique du siècle
Cadre à la SOGENAL, il était très aimé, très respecté dans l’entreprise
Sogenal où il s’occupait des relations humaines. Il s’est lui aussi engagé
dans la vie associative, étant un des dirigeants de l’Association Générale
des Familles du Bas-Rhin. M. Maurer est décédé il y a une quinzaine
d’années.
Jeanne adore la musique. Elle a été lauréate du conservatoire de
Strasbourg et professeur de piano à Notre-Dame de Sion. Elle aime faire
découvrir des musiciens et vivre avec les gens des moments de beauté en
écoutant de la bonne musique. Un esprit sain dans un corps sain. Jeanne
s’est aussi occupée d’une section de gymnastique, ce qui lui a valu une
médaille de bronze de la Jeunesse et des Sports en 1989. Mais c’est
surtout au sein de l’Union Féminine Civique et Sociale, une organisation
féministe issue du catholicisme social, qu’elle s’investit dés les années
60, jusqu’à créer une antenne dans le nouveau quartier de Hautepierre en
1971. C’est elle maintenant qui raconte…
La cave
« 1971 marque le début de nos activités dans cette ZUP. a cette
époque, la Municipalité de Strasbourg cherche à donner une âme aux trois
premières mailles : Eléonore, Catherine et Jacqueline. Le tout nouveau
quartier est habité par des personnes très diverses : françaises, étrangères
et de tous âges. C’est un vaste chantier. »
C’est alors que Yvonne Knorr, conseillère municipale, propose à
l’UFCS un local dans les »mètres carrés sociaux » construits par l’OPHLM
(m2 sociaux, c’est le nom donné à l’époque aux locaux destinés aux
associations). Quarante ans plus tard, elle occupe toujours ces locaux, des
« caves » que l’association tente d’humaniser au mieux et qu’elle partage
maintenant avec le collectif d’artistes « Hautepierre sur les Tréteaux ».
Mais elle continue son récit d’alors.
« Pleines d’enthousiasme, peut-être un peu naïves, nous proposons
aux divers mouvements et associations de nous réunir dans une taverne,
proche de Hautepierre, à Cronenbourg. De nombreux responsables
d’associations répondent à notre invitation pour parler des problèmes
qui se posent à Hautepierre. Peu de temps après, les locaux disponibles
où nous pouvons nous réunir sont attribués aux différentes associations.
Mais l’entente est difficile à obtenir, une certaine animosité régnant entre
les responsables des associations. Après bien des palabres, le GACESCH
est né (groupement pour l’animation et la gestion des équipements
125
Clés de sol
socioculturels de Hautepierre). Les réunions avec les élus de la Mairie se
multiplient. Elles se terminent souvent fort tard dans la nuit. Petit à petit,
les locataires des immeubles viennent assister aux réunions. Ils deviennent
agressifs. Il est vrai que la vie n’est pas facile dans les mailles. C’est ainsi
qu’une mère de famille part énervée lors d’une réunion de quartier, sous
la présidence de Mr Pflimlin et d’un certain nombre d’élus. Cette mère
brandit une paire de chaussures de son fils, chaussures couvertes de boue,
le tout accompagné de paroles menaçantes. Il est vrai qu’au départ, les
rues n’étaient pas encore goudronnées ! »
Les débuts
C’est dans ce contexte que l’UFCS commence à mener ses activités
à Hautepierre. Une petite équipe se soude : Josiane Berninger, Colette
Lallemand, Jeanne Maurer. Elle décide de se faire connaître et pour cela
distribue une quantité d’invitations dans les boites aux lettres : invitations
destinées aux femmes du quartier.
« Nous nous préparons à recevoir un grand nombre de femmes.
Craignant de n’avoir pas assez de chaises, nous demandons aux voisins
de nous en prêter quelques unes. Nous couvrons le béton du sol avec des
cartons pour que nos invitées n’aient pas froid aux pieds et… Une seule
femme est venue. Quelle déception ! »
Pourtant elles décident de poursuivre l’effort pendant six mois. Petit à
petit, le nombre de participantes augmente. La CAF propose une monitrice
d’enseignement ménager. Le local se meuble : tables, chaises, cuisinière
électrique, etc. Les activités proposées à l’époque sont : bricolage,
confection de fleurs, couture, cuisine, etc. C’est Josiane Berninger qui
accepte la responsabilité de ces activités.
En 1973, les dames lancent de nouvelles invitations, en direction
des personnes âgées cette fois. Même démarche : invitations dessinées
et coloriées distribuées auprès des hommes et des femmes du 3ème âge.
Bientôt, le 55 Bd Balzac devient, une fois par semaine, le lieu d’animation
des aînés autour d’un goûter et de jeux de société. Le groupe prend son
indépendance sous le nom Entente 3ème âge.
Pendant de longues années, Contact et Promotion assure des cours
d’alphabétisation, Le local devient trop exigu. Les « élèves » partent au
Galet. Les années passent. L’UFCS n’oublie pas qu’elle est un mouvement
d’éducation permanente. Elle propose aux femmes des informations sur
la santé données par une femme médecin, sur le sida, sur les produits
126
Jeanne Maurer, la chronique du siècle
de beauté avec une pharmacienne, sur la contraception. Elle propose des
cours de gym mais un accident d’auto de la monitrice fait interrompre
le cours au grand regret des participantes. Elle familiarise les femmes
étrangères avec la monnaie française : les francs puis les euros. Deux fois
par semaine, elle propose une initiation à la pratique du français.
Victoires
« Il faut beaucoup de courage à des mères de familles nombreuses
– 6, 8, 10 enfants – pour apprendre à parler, à lire et à écrire une langue
étrangère, mais quelle victoire lorsqu’on arrive à lire un petit texte ! »
Deux fois par semaine, les femmes vont travailler le code de la route avec
persévérance. Chaque réussite à l’examen est une victoire. C’est aussi
un encouragement pour les futures candidates. L’instruction civique est
une préoccupation essentielle pour l’UFCS, dans une démarche toujours
pluraliste. Il s’agit de comprendre le fonctionnement des communes,
des départements, des régions, à l’aide de dessins et d’images. Une fois
par trimestre, les femmes font une sortie avec le précieux concours de
la JEEP qui accompagne avec dévouement et amitié les démarches
administratives.
Jeanne Maurer ouvre avec moult précaution le registre où sont
inscrites depuis des années les noms et les coordonnées des participantes.
Il y a des piliers, comme Mme Belfassi, des générations qui se succèdent,
des dames âgées (plus de 65 ans) et des jeunes d’une trentaine d’années.
Il y a des Sri Lankaises, une dame de Pondichéry - une belle diversité -,
une mère de dix enfants qui vient à pied de Wolfisheim !
« Nos rencontres sont très amicales. Nous sommes toutes des mères de
famille. Ensemble nous apprenons à respecter nos différences et essayons
d’être tolérantes. Nous partageons les soucis, les joies de chacune. J’ai été
très touchée de sentir la part que le groupe a pris à mon épreuve lorsque
j’ai perdu mon mari. Un bon nombre de personnes de Hautepierre sont
venues m’entourer à l’église et me témoigner une amitié…Je rencontre
les maris dans la cour, nous faisons la causette et j’ai parfois droit à des
bisous ! »
(mai 2011)
127
Clés de sol
Albert Luther, in persona
Hautepierre, scène 1. Des jeunes sont en bas des cages d’escalier. Ils
ont des seaux, des serpillières. Ils sonnent chez les gens pour leur demander
de l’eau. Les habitants sont surpris : « mais pourquoi vous faites ça ? ».
« Madame, on fait ça pour l’amour de Dieu. » répond un gamin.
128
Albert Luther, in persona
C’est Carême. Un groupe de jeunes réunis autour du Centre
communautaire Martin Bucer s’interroge sur la violence et la nonviolence. La saleté dans les entrées est une violence faite aux gens.
La décision est prise de nettoyer, d’aller de maille en maille, semaine
après semaine. La presse est venue pour voir cela. Près de 200 jeunes se
sont trouvés rassemblés autour des journalistes. Ce jour-là, le pasteur
Albert Luther se réjouit : « La conscience a changé ».
Hautepierre, scène 2. C’est mercredi. Comme chaque semaine, les
jeunes affluent vers Martin Bucer pour la répétition. Ils ont tous les âges,
de cinq à quinze ans. Ils sont des filles et des garçons. Ils sont blonds
et bruns, ont toutes les couleurs de peau, des parents d’une quarantaine
de nationalités d’origine. Ils rient ensemble, ont l’air heureux. Ils vont
chanter. Chanter ensemble. La chorale, c’est du sérieux. Il faut choisir
une quarantaine de choristes pour aller au Stade de France chanter a
capella les deux hymnes nationaux à l’ouverture du match FranceCroatie. Pas facile de choisir 40 parmi les 1200 jeunes de tous les
quartiers de la CUS qui participent aux Gospel kids !
Histoires de vie
C’est le 29 mai 2011, les Gospel kids chantent en couleurs au
Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg. Le chef de chœur
s’appelle Alfonso Nsangu. Il est né en 1983 en Angola. Sa famille a
fui la guerre lorsqu’il avait six ans pour s’installer d’abord en région
parisienne puis dans ce quartier. Là il est tombé dans la marmite du
gospel. Il avait 15 ans. Après s’être essayé à la mécanique, il a choisi
la musique en donnant des cours de chant, d’abord bénévoles avec
une quinzaine d’enfants. Aujourd’hui, il dirige les 1200 gamines et
gamins. Sa carte maîtresse est l’humour. Avec lui, les enfants chantent
dans la joie.
Le pasteur voit le résultat du travail accompli : les enfants ont
appris la liberté, l’unité, le respect, la paix et la tolérance ; ils ont
élargi leur horizon en interprétant des chants africains aussi bien que
des compositions en français. Le chant est une fenêtre ouverte sur le
monde «Chanter ensemble malgré les différences physiques ou de
culture permet d’apprendre à s’écouter et à s’aimer les uns les autres
!» apprécie Albert Luther.
Hautepierre, scène 3 : Prosper, d’origine angolaise lui aussi, a
entendu parler d’un arrivage de jeans dans un entrepôt. Tout le monde
129
Clés de sol
sait ici que le marché parallèle peut rapporter gros. La nuit suivante, il
va faire sa visite. La police le prend sur les faits, le poursuit. Il se jette
à l’eau dans le canal, se noie. Le lendemain, c’est l’émeute dans le
quartier. Les faits passent à la une du journal de 20 heures (23 octobre
2002). Le pasteur Frédéric Setodzo, originaire du Togo, alors collègue
d’Albert Luther, est interviewé par Pujadas. La rédaction de France 2
a ce jour-là aussi préparé un sujet sur « les bandes qui obstruent les
entrées » et un autre sur la prostitution « avec passages à l’acte dans
les portes cochères » en précisant bien l’origine des jeunes femmes
(africaines, est-européennes). Sur le plateau est invité le Ministre de
l’intérieur de l’époque, futur chef de l’Etat. Il boit du petit lait, on lui
a ouvert un boulevard pour présenter sa politique sécuritaire.
Les pasteurs Setodzo et Luther sont les fondateurs à Hautepierre
des High Rocks Singers (High Rocks, comme Hautepierre). Le centre
communautaire Martin Bucer à la fin des années 90 a travaillé avec
deux pasteurs, Frédéric et Albert. Frédéric aujourd’hui est parti pour
animer une paroisse plus rurale. Albert est resté. Il parle de cette
triste soirée de 2002 comme d’un mauvais souvenir. Le jeune Prosper
fréquentait le Centre. Il n’aurait jamais dû mourir.
Hautepierre, scène 4 : J. est une jeune fille camerounaise du
quartier. Au Centre, on la connaît bien. Elle vient chanter à la chorale.
Elle vient aux offices religieux qui ici sont plutôt œcuméniques ; nul
besoin d’être protestant pour participer. Elle doit passer son BTS dans
quelques semaines. En ce samedi soir de février 2011, la police est
venue la chercher chez elle, en lui présentant son obligation à quitter
le territoire. Jeune majeure, J. n’avait plus de titre de séjour valide.
La police lui donne le choix : où elle part elle-même lundi matin à
l’aéroport et tout ira bien, ou ils l’emmènent ce samedi soir et feront
mention de l’expulsion sur le passeport. Elle « accepte » le départ.
Elle prévient son petit ami. Elle passe le dimanche matin à l’office
religieux, informe de son départ le lendemain. Lundi matin, les amis
du quartier et de la paroisse sont présents à l’aéroport.
J. est partie. Albert Luther raconte l’histoire avec tristesse : « Ils
auraient pu au moins la laisser passer son BTS ».
La vie du pasteur Luther à Hautepierre est pleine de ces histoires
de vie, de ces scènes « ordinaires » de la France du XXIe siècle. Quand
on parle des incidents qui touchent de près le Centre, comme cette
Bible déchirée un jour sur l’autel ou comme ces tableaux évoquant
130
Albert Luther, in persona
Israël qui ont été brûlés dans l’entrée, le pasteur retient plutôt la
solidarité que lui a manifesté l’imam. La paroisse ne défend-t-elle pas
la construction de la mosquée de Hautepierre ? Ici, dans le quartier, le
curé, le pasteur, l’imam, le rabbin parlent d’une même voix.
Nicaragua
Il faut dire que l’histoire de vie d’Albert Luther est elle-même peu
banale. Naissance à la campagne, en décembre 1950, à Dommatzen
en Basse-Saxe (Niedersachsen), à quelques pas de la frontière estallemande. Les parents d’Albert sont paysans. Le père est maire du
village et il préside le conseil presbytéral. De son père, Albert retiendra
l’engagement citoyen. Le jeune allemand réussit des études brillantes
où il est particulièrement doué pour les mathématiques. En été, il aide
sa famille pour les travaux de la ferme. Déjà licencié en informatique,
il opte néanmoins pour des études de théologie (six années de théologie
protestante) et prend pour cela la direction de Strasbourg où il prépare
sa maîtrise. Le jeune théologien est engagé dans un groupe contre
l’apartheid. Il est très influencé par Georges Casalis et la théologie de
la libération, au point de décider de partir en 1981 pour le Nicaragua
sandiniste. Par sa participation très active dans des groupes de solidarité
avec les pays du Tiers-Monde, il avait déjà beaucoup de contact avec
l’Amérique latine. La famille Luther (Albert, sa femme française et
leurs trois enfants) passeront cinq ans au Nicaragua. Dans ce pays, les
protestants sont une importante minorité (15 %) mais Albert Luther
travaille dans un esprit œcuménique en enseignant dans un centre de
formation théologique qui comprend quatre prêtres et quatre pasteurs.
L’Eglise protestante au Nicaragua était très éclatée. Avec le fils de
Georges Casalis, il enseigne l’hébreu nécessaire pour l’obtention du
diplôme de théologie, organise une université d’été des théologiens
d’Amérique latine et d’Europe. Son activité le conduit à sillonner
tout le pays et à constater les conséquences dramatiques du boycott
américain : la pénurie, les magasins vides.
De retour à Strasbourg en 1986, Albert Luther prépare la Rencontre
œcuménique de Bâle en 1989, où il est déjà question d’écologie :
« Le Programme Justice, Paix et Sauvegarde de la Création, c’est
l’écologie ! ». a Sao Paulo, il rencontre Lula, alors syndicaliste ouvrier.
« C’était une découverte, cette ville immense ! » s’exclame le pasteur,
« a Sao Paulo, nous construisions les liens entre les ouvriers d’Europe
131
Clés de sol
et d’Amérique latine. » Le premier poste de pasteur pour Albert Luther
a été à la Cité des Ecrivains. Bischheim a une tradition protestante
forte qui lui vient des ateliers SNCF. Ici, on est protestant et à la CGT.
Le pasteur explique les textes bibliques sur le travail et « la peine »
comme le Psaume 90,10 lu aux enterrements.
Hautepierre
Albert Luther est arrivé à Hautepierre en 1997. Dans le quartier, les
premiers cultes se faisaient dans les écoles ou dans les caves : « c’était
l’église des catacombes ! ». Le conseil presbytéral s’est interrogé avant
de créer un nouveau temple : faut-il choisir la modestie pour rester au
plus près des pauvres ou faut-il opter pour la visibilité ? Finalement,
le lieu sera cet espace ouvert à tous, au cœur du quartier, dans l’esprit
de Martin Bucer, le réformateur alsacien, dont le centre portera le
nom. La première pierre a été posée en 1992. En signe d’ouverture,
l’équipe pastorale sera multiculturelle avec Frédéric Setodzo et Albert
Luther, animée d’une volonté de toucher les habitants de tous les
âges (rencontres des jeunes et clubs des aînés), de toutes les cultures
(avec la quarantaine d’origines nationales sur le quartier), de toutes
les sensibilités religieuses (avec le groupe interreligieux). Le pasteur
et le curé de la paroisse catholique Saint Benoît, un prêtre-ouvrier,
sont très amis et le travail avec la jeunesse peut se faire en harmonie.
Ils participent au conseil de quartier. Ils imaginent des projets en
commun.
Depuis dix ans, note le pasteur, les changements dans le quartier
qui vient de fêter ses quarante ans sont très positifs. Quelques mois
après son arrivée, dans le gymnase voisin une bombe artisanale avait
explosé le 31 décembre, ce qui avait causé un traumatisme. Aujourd’hui,
on sent une aspiration à la solidarité et à l’entraide. La moitié des dixsept mille habitants de Hautepierre ont moins de 25 ans. Et c’est des
jeunes que vient l’exemple. Ils chantent. Ils chantent ensemble.
(mai 2011)
132
Arlette Bleny, une voix
Arlette Bleny, une voix
« Docteur Bleny, je viens vous voir parce que j’ai comme un kyste
ici qui m’inquiète beaucoup », « Arlette, tu peux m’inscrire pour la sortie
de dimanche ? Il y a encore de la place ? » C’est la même personne qui
s’adresse à Arlette Bleny, médecin généraliste de la rue du Faubourg
National et présidente de l’association Porte Ouverte de la rue du
Hohwald. Dans un cas, elle vouvoie, dans l’autre, elle tutoie. Cela amuse
Arlette mais elle laisse aller comme ça, ce n’est pas un problème, plutôt
le signe d’une grande proximité entre elle et les gens. Elle les connaît tous
« par cœur », leurs petits ou grands bobos, leurs goûts, leurs enfants, leurs
parents,… Au cabinet, les rendez-vous sont du coup plus rapides, plus
besoin de présentation ! Les activités ne se mêlent pas mais elles sont tout
133
Clés de sol
de même très liées. D’abord, Arlette ne pouvait pas s’installer, en 1989,
ailleurs que dans le quartier Gare, à côté de l’association. Ensuite, quand
elle doit faire des stages professionnels, elle choisit toujours les dates et
les lieux en fonction des besoins de l’association. Les journées sont très
organisées : jusqu’à 17 heures, le cabinet, après 17 heures, l’association.
Arlette ne pouvait pas non plus être autre chose que généraliste : « Vous
m’imaginez, moi, m’occuper juste d’un petit organe ? Non, non et non ! »,
Ce qui intéresse le médecin, c’est la santé physique et morale des patients.
Lorsqu’il s’agit d’une « consultation » à caractère administratif, elle ne
demande rien : « pas question que je sois payée pour ça !». Idem pour
les personnes qui rencontreraient des difficultés : « non, non et non :! »
Quand on lui demande pourquoi elle fait tout ça, pourquoi son engagement
bénévole, elle répond : « Je ne peux pas m’imaginer ne rien faire d’autre
dans la vie, que mon métier et ma famille ? C’est impossible. »
Des solidarités sensuelles
Arlette Bleny est une hyperactive. Cela peut poser des problèmes
parfois, convient-elle, à certains collaborateurs, mais il faut faire avec,
c’est sa marque de fabrique. a côté de ça, elle n’est pas dirigiste, elle a
un sens de l’écoute extraordinaire. C’est bien simple : à Porte Ouverte, si
quelqu’un a une idée, on fera tout pour la réaliser. Une ancienne salariée
de l’association a dit un jour publiquement que nulle part ailleurs, elle
n’aurait pu trouver cette chance de réaliser ses idées, qu’ici on lui a fait
confiance a priori et qu’ensuite, elle a pu voler de ses propres ailes. Cela,
c’est plutôt la marque de fabrique de l’association. Porte Ouverte, ce sont
les idées ouvertes, toutes les idées sont bonnes ! Citons en vrac les projets
qui sont nés comme ça : les ateliers physiques et sportifs du samedi
matin, la caravane mobile au pied des immeubles, les repas interculturels
[email protected]ût, Famille Quartier Culture en fête, les sportévénements, la bourse aux jouets, les mercredis du square,… Voilà
une action très symbolique de Porte Ouverte, ces mercredis du square,
quelqu’un dans l’association a constaté que le quartier avait plusieurs
squares mais que les enfants et leurs familles ne les fréquentaient plus
en raison de la présence de personnes dites indésirables, celles dont on
ne veut nulle part… Porte Ouverte a voulu démontrer que la cohabitation
de tous les publics était possible, à travers le jeu et la convivialité. Cette
action a permis de modifier les regards de chacun.
Le logo de Porte Ouverte, ce sont des enfants qui rient ; c’est une
134
Arlette Bleny, une voix
photo des années 80 ; aujourd’hui, Arlette sait ce que sont devenus ces
enfants ; certains amènent maintenant leurs enfants à l’association.
Le Conseil d’administration de Porte Ouverte, ce sont des parents et
des jeunes.
L’objectif premier de Porte Ouverte, c’est de créer des solidarités.
Elle dit : « des solidarités sensuelles ! », autour des animations de rue, des
immeubles en fête, des sorties du dimanche. Un effet d’impact, c’est qu’ici,
beaucoup de gens se sont formées. Murielle K., par exemple. Quand elle
est arrivée, elle était dans le flou quand à son orientation professionnelle,
elle a eu un « contrat emploi solidarité », a pu préparer un BEATEP (un
Brevet d’Etat d’animateur) ; aujourd’hui, elle est adjointe de direction de
la Maison d’enfance de Ostwald et est membre du Ca de Porte Ouverte.
L’insertion socioprofessionnelle de chacun, l’épanouissement des jeunes
vers l’âge adulte, est un enjeu quotidien.
« S’occuper des autres »
Arlette Bleny née Kuentz peut se souvenir de sa propre enfance. Elle
était la fille unique de parents viticulteurs d’un petit village haut-rhinois
de 300 h, Husseren-les-Châteaux. Elle a grandi avec la nature. a l’arrivée
en fin de maternelle, elle ne parlait pas le français, seulement l’alsacien. a
l’école à classe unique, elle était très travailleuse. Elle explique : « Moi,
mon boulot, dans la famille, c’était de bien travailler en classe. » La
scolarité au collège à Colmar, puis au lycée en section D s’est déroulée
parfaitement. Arlette a toujours eu dans l’idée de « s’occuper des autres »,
elle voulait « travailler avec des gens » avoir du contact. C’est peut-être
dû à sa mère qui était d’une très grande générosité, simple, sensible à la
vie. « Il fallait que je bouge ! », se souvient-elle. Alors quand elle s’est
engagée dans des études de médecine, elle ne passait pas ses soirées à
bûcher. Elle voulait être utile autour d’elle et a opté pour le bénévolat
à ATD Quart-Monde. Mais à l’esprit religieux de cette association, elle
préférait une action laïque. C’est alors qu’avec un groupe d’amis, en
1981, elle a décidé d’organiser à Strasbourg des activités en faveur des
enfants de milieux populaires, de proposer du soutien scolaire et des
activités de loisirs. Ainsi est née l’association Porte Ouverte, d’abord
place du Quartier Blanc (Finkwiller), près de la fac, puis dans le quartier
Gare à partir de 1985. La Ville de Strasbourg apportait son soutien
financier pour les locaux et les contrats aidés permettent de recourir
aux premiers salariés. Arlette ne s’attendait pas, à la fin de sa première
135
Clés de sol
année en fac de médecine, à ce que celle-ci soit validée. Cette année a
pourtant été très bonne et les autres ont suivi pareillement. Diplômée en
1986, elle ouvre son cabinet moins de trois ans plus tard. L’association
ne cesse de se développer. De déménagement en déménagement (rue
Sainte Hélène, rue de la Broque), les locaux sont toujours trop exigus,
jusqu’à l’arrivée rue du Hohwald, dans la friche de la laiterie. Dans ces
locaux de la Résidence des Arts s’installent plusieurs associations, dont
l’ASTTU (devenue ASTU). Un réseau interassociatif naît sous le nom
de Quartier Libre, avec l’appui des financeurs, en 1999. Arlette Bleny
s’investit totalement dans ce nouveau partenariat mais, analyse-t-elle
aujourd’hui, en s’investissant trop en externe, on se détruit à l’interne. a
l’interassociatif formel et budgétivore, elle préfère l’informel. Pendant ce
temps, le nombre de personnes accueillies a considérablement augmenté.
Le travail de fond réalisé par Porte Ouverte, conventionné par la CAF, la
Ville, le Conseil général, ancre l’association au cœur des problématiques
sociales et culturelles du quartier, un quartier de 13 000 habitants, d’une
grande diversité (culturelle, sociale, intellectuelle, générationnelle), un
quartier complexe mais qui offre beaucoup de potentiel.
Arlette Bleny goûte les propos d’Edgar Morin (La Voie), à la fois
pessimiste car tout annonce la catastrophe, mais en fait résolument
optimiste car il croit à la créativité de la société civile. C’est ce talent des
peuples qui inventera les nouvelles solidarités, avec la conscience d’une
communauté de destin. Arlette aime inscrire sur les murs de l’association
« sa » phrase du jour, qui va peut-être faire réfléchir et susciter des
réactions. Aujourd’hui, c’est chez Christian Bobin qu’elle a puisé : « Nous
n’habitons pas des régions. Nous n’habitons même pas la terre. Le cœur
de ceux que nous aimons est notre demeure ».
(mai 2011)
136
Francis Kern, un pionnier
Francis Kern, un pionnier
Ces années-là sont pionnières. Le restaurant universitaire de la Gallia,
le plus ancien de France, avait déjà 40 ans. Des étudiants strasbourgeois
s’y retrouvent pour rédiger le manifeste de la fête révolutionnaire qui
s’annonce : la créativité libérée dans la construction de tous les moments
et événements de la vie est la seule poésie qu’il (le prolétariat) pourra
reconnaître, la poésie faite par tous, le commencement de la fête
révolutionnaire.
137
Clés de sol
Les révolutions prolétariennes seront des fêtes ou ne seront pas, car
la vie qu’elles annoncent sera elle-même créée sous le signe de la fête.
Le jeu est la rationalité ultime de cette fête, vivre sans temps mort et
jouir sans entraves sont les seules règles qu’il pourra reconnaître. » (« De
la misère en milieu étudiant »). Les situationnistes de l’AFGES, dans
leur rejet festif des institutions, ont fini par disloquer le syndicalisme
étudiant, qui va pourtant se reconstituer par la base : l’occupation du
Palais Universitaire, les AG de l’Université Autonome de Strasbourg,
ses beaux T shirts avec des fleurs dessinées par les étudiants des arts
déco. Le mouvement hippie n’est pas loin. Le débat entre situationnistes,
libertaires ou marxistes bat son plein lors de ces AG où se construit une
nouvelle vision de la société déjà gangrenée par le productivisme et le
consumérisme. a la rentrée 68 le mouvement prend de nouvelles formes :
au Lycée Kléber, des élèves de terminale créent un Comité d’action lycéen
(CAL). Parmi eux, Francis Kern. Fils d’une famille de négociants et de
marchands de fer, il dénote un peu parmi ces jeunes bourgeois du lycée
et se remet à peine du coup sur la tête de son redoublement au milieu de
tous ces bûcheurs. Mais l’épisode lui a permis de suivre librement les
évènements du printemps sans avoir à s’interroger pour savoir si le bac
aurait lieu et sans s’astreindre aux révisions.
Uss’m follik (issu du peuple)
Ces années-là sont enthousiasmantes. Les braises de Mai 68 restent
incandescentes et ils sont encore nombreux tous ceux qui, dans le mythe
maoïste, croient mener le peuple des usines vers « leur » révolution.
L’idée surgit d’un journal quotidien qui accompagnerait les luttes.
Strasbourg est au cœur du projet : on y imprime l’un des numéros zéro
du journal Libération : Le cri des vallées. a Schirmeck, la Coframaille
est en grève contre le travail au rendement. On sort le Cri de la vallée,
supplément à Libération, directeur Jean-Paul Sartre, soutenu par le curé
doyen Jean Godard chez qui se réunissent les rédacteurs du journal que
tous les diffuseurs de presse de la vallée mettent en présentoir, relayés
par les sections syndicales dans les usines. Le succès est énorme : 200
exemplaires à la Maison de la Presse de Schirmeck, 1500 exemplaires
vendus dans la seule vallée de la Bruche à chaque parution bimestrielle.
On parle ici du quotidien des gens, une presse populaire d’expression
locale est possible. a Strasbourg s’était créée l’équipe Uss’m follik,
autour de René Sager, qui a trouvé le titre, et de Philippe Morinière.
138
Francis Kern, un pionnier
Jamais très loin de cette créativité journalistique, on peut retrouver
l’entourage de Sartre, son secrétaire Benny Lévy, Serge July, le premier
directeur de Libération, le journaliste reporter qui a été à l’initiative du
Cri des Vallées, Jean-Pierre Barou, connu en 2011 pour être l’éditeur
d’« Indignez-vous » (Stéphane Hessel). a la Librairie-Bazar Coopérative
de la rue des Veaux à Strasbourg, où bat le cœur d’Uss’m follik, on
rencontre Francis Bueb (aujourd’hui et depuis 17 ans, directeur du
Centre culturel français qu’il a lui-même créé dans Sarajevo assiégé),
Michel Arnould, Philippe Morinière, Hugues et Marie-Dominique
Dreyssé, Jean-Louis Hess (voir notre portrait par ailleurs),... Francis
Kern et son amie et compagne d’alors Françoise Stoeffler ont été de
toutes ces aventures. Francis conserve dans sa cave tous les numéros de
ces publications héroïques que, gestionnaire, il a portées à bout de bras,
face à tous les risques financiers. Une fête de soutien, organisée en 1978
avec Radio Verte Fessenheim, réunit 3000 personnes de façon inespérée
à Benfeld, « Le festival de l’Alsace en Liberté », et permet de payer
l’imprimeur, sauvant pour un temps encore Uss’m follik. Nous sommes
dans les années 70.
Le 101
Ces années-là sont printanières. « Le printemps est inexorable »
(Pablo Neruda). Francis Kern me montre cette carte postale en noir
et blanc qui réunit Salvador Allende et Pablo Neruda. Oui, la gauche
peut gagner ! En mai 81, la rose entre au Panthéon. Au 101, grand’rue
à Strasbourg, siège de l’Association de promotion de l’information et
de l’expression locales, sous le regard attentionné du sage Sager, la
galaxie de la gauche de la gauche devient autogestionnaire, régionaliste
et écologiste, bref alternative. Se prépare-t-elle aux responsabilités ?
a la rue Saint-Joseph à Koenigshoffen, la famille Kern (Francis et
Françoise) s’agrandit, par les enfants qui naissent, et par les amis du
monde entier qui passent par là, comme cet étudiant libanais devenu
parrain du fils. Francis poursuit ses études de Sciences Economiques.
Une convention de recherche lui permet de préparer sa thèse d’Etat (sur
la sidérurgie française), réussie avec mention très honorable en 1982,
sous la direction de Jean-Paul Fitoussi, tout en travaillant au Bureau
d’Economie Théorique et Appliquée (BETA), à l’Université Louis
Pasteur. Les aventures du Cri de la vallée et d’Uss’m follik ont pris fin
pour toutes les raisons conjuguées : l’arrivée de la gauche, des finances
139
Clés de sol
précaires, des responsabilités familiales et professionnelles nouvelles,
des formes nouvelles d’expression avec les radios locales, l’âge, la
professionnalisation du métier de journaliste. Nous étions dans les
années 80. Mais après le printemps vient l’été.
Burkina
Ces années-là sont brillantes. Francis Kern fait son choix
professionnel. Il enseigne à la fac et apprécie aussi particulièrement de
former à la compréhension de l’économie et des enjeux qu’elle constitue
sur les modes de développement de nos sociétés, les étudiants du Centre
universitaire d’enseignement du journalisme (CUEJ), les techniciens
supérieurs en formation continue à l’Institut Professionnel des Sciences
et Technologies (IPST), les stagiaires du Département d’éducation
permanente de l’ULP, les élèves de l’école d’infirmières et des cadres
hospitaliers pour expliquer que si la santé n’a pas de prix, elle a un coût.
Jusqu’alors, Francis Kern n’avait depuis son enfance jamais vraiment
quitté Strasbourg, préférant son Alsace aux offres d’études à l’étranger.
Vivre et travailler au pays ! Mais l’économiste a une vision mondiale et
s’intéresse particulièrement au développement économique des pays du
Sud. C’est ainsi que de 1988 à 1992, le Strasbourgeois va enseigner à
l’Université de Ouagadougou (Burkina Faso). La politique de coopération
au développement est une préoccupation majeure pour celui qui, depuis
1984, est membre du Conseil d’administration du Centre de Formation
pour le Développement (CEFODE). Il devient à son retour administrateur
du programme de troisième cycle interuniversitaire africain en économie,
programme phare de la Conférence des institutions d’enseignement
et de recherche en Afrique. Le Professeur Kern accepte en 1999 la
responsabilité de doyen de la Faculté des Sciences Economiques et de
Gestion et d’administrateur du Pôle Européen de Gestion et d’Economie,
jusqu’en 2004. Les partenariats avec le Sud se multiplient ainsi que les
communications lors de colloques internationaux au Sénégal, en Côte
d’Ivoire, au Cameroun, en Algérie.
Développement durable, économie solidaire
Ces années-là sont solidaires. Lorsque nous rencontrons Francis
Kern dans son bureau de la rue Saint-Maurice, il rentre à peine de Bejaia
en Algérie, où il participait à un colloque sur « la coordination des
acteurs pour un développement durable des territoires » et il a rendez140
Francis Kern, un pionnier
vous avec son ex-compagne Françoise en partance pour Ouagadougou.
pour l’association Pogbi qui soutient la scolarisation des filles dans les
villages.
Le bureau est une mine d’ouvrages de toute nature (livres, travaux de
recherche, actes de colloque,…) que l’économiste consulte en permanence
en préparation de ses cours et de ses articles. Sur le peu d’espace
restant libre, l’Afrique est partout présente (œuvres d’art et d’artisanat,
souvenirs personnels). Impliquer les collectivités, les entreprises, les
populations dans la démarche des Territoires de Commerce Equitable,
c’est le message que Francis Kern a porté, au nom du Collectif pour une
Economie Solidaire, le 20 mai dernier, lors d’une journée d’étude à la
Région Alsace, ainsi qu’au Salon de la Consommation responsable et
du Commerce équitable à l’Orangerie. C’est le message qu’il porte au
nom du COLECOSOL au sein des instances de la Chambre Régionale
de l’Economie Sociale d’Alsace. a Strasbourg, « l’économie sociale et
solidaire a des racines très profondes dans le territoire » de la ville et de
sa région a souligné le Maire lors de l’installation du nouveau Conseil
de l’ESS en mars 2011.
Le retour sur le développement durable des territoires, la
coordination des acteurs, l’entrepreneuriat collectif dans les structures
de l’Economie sociale et solidaire, au nord et au sud, est aujourd’hui
au centre de ses activités d’enseignement et de recherche et de son
engagement associatif. Il est responsable de l’Observatoire Régional de
l’ESS qui est issu d’un partenariat entre son laboratoire de recherche le
BETa et la Chambre régionale de l’économie sociale (CRES Alsace)
et intervient activement dans le master Ingénierie de projet en ESS à
l’Université de Haute-Alsace.
Il y a une continuité, une cohérence dans le parcours militant et
professionnel du Professeur Francis Kern qui aboutit à cet engagement
dans la cité et dans le monde. Mais c’est loin d’être un point final. En
doutiez-vous ?
(mai 2011)
141
Clés de sol
Mina El Bakali, l’art en entrée libre
« Allez-y, vous pouvez peindre, imaginer, rêver, faire, défaire ! Faites
ce que vous voulez ! ». Le premier jour, les hésitations. Le deuxième jour,
les expérimentations. Le troisième jour, les impressions. Le quatrième
jour, les expressions. Le cinquième jour, les exhibitions. Le sixième jour,
la passion. Le septième jour,…
La Création. Mina El Bakali est une créative. En mars, elle est allée
avec Anne Sophie, artiste plasticienne comme elle, poser ses pinceaux au
Foyer Adoma du Neuhof. Les résidents, d’abord dubitatifs et inhibés, ont
fini par jouer et ne l’ont pas regretté. L’influx artistique.
La ville
La jeune plasticienne (elle vient de fêter ses trente-trois ans) aime
que l’art soit dans la rue, dans le café, dans les foyers, que l’art soit une
arme (non-violente) pour simplement vivre, une liberté sans entrave. L’art
est un acte solidaire. Chez Mina El Bakali, l’art est en entrée libre.
Mina pose un regard décalé sur sa ville. Les trottoirs humides sont
142
Mina El Bakali, l’art en entrée libre
si beaux après la pluie. L’Eglise Saint-Paul se dresse vers le ciel en
surplombant les bras de l’Ill. Le tram donne une chaleur indicible à la rue.
Il transporte des silhouettes. Tous les matins, elle vient de son village du
Ried qui connut tant de batailles. Elle prend sa petite voiture pleine de
choses et d’autres. Sa voiture est un atelier d’artiste. Indispensable ! Mina
est d’ici. Elle expose dans les restaurants, … au milieu des tartes flambées
et des verres de sylvaner.
La peinture de Mina est une mémoire d’entre deux, entre réel et
imaginaire, entre Rif (sa région de naissance) et Alsace, entre douceur
et violence, entre instinct et destin. Mina prend la peinture, la mélange
au sable, au papier journal. Peindre, c’est jouer avec la matière, c’est
l’humidifier, l’assécher, c’est la gratter et la recouvrir. Peindre, c’est laisser
errer ses yeux, ses mains, c’est caresser la toile, c’est toucher, frôler ;
c’est façonner, désorienter pour mieux rééquilibrer ; c’est danser. Mina
s’amuse à tourner en rond dans sa performance d’artiste. Serait-ce comme
dans la vie ? Parfois on tombe, on perd son équilibre, c’est pour mieux se
relever, et continuer à tourner. a ses pieds, le sol est instable comme dans
un vertige. Ivresse est un mot féminin.
Mina a besoin d’être, peut-être parce que pendant longtemps elle n’a
fait qu’exister.
Depuis aussi longtemps qu’elle se souvienne, Mina El Bakali était
attirée par les arts plastiques. Enfant, elle décollait les dessins des couches
culottes pour faire des assemblages. Mais elle n’avait aucune ambition
pour elle-même, comme s’il était acquis pour tout le monde (sa famille,
ses enseignants) et donc pour elle-même que de toute façon, après l’âge
de 16 ans, elle n’avait d’autre destinée que le mariage.
Mina El Bakali est née au Maroc, dans la région rifaine de Temsamane.
Elle est la troisième de la maisonnée, la deuxième fille de cette famille
nombreuse (six filles, six garçons). Mina est arrivée à Lauterbourg, dans
le Nord de l’Alsace, à l’âge de six ans. La fillette ne parlait que le berbère
en arrivant dans sa classe de CP. De l’école primaire, elle a des souvenirs
plus que contrastés. Au CE2, Mme Braun était « une belle personne. Elle
m’a permis de construire quelque chose en moi. Elle utilisait le conte »,
comme dans la tradition familiale. Mme Braun passait à la maison. Avec
elle, tout était magnifique. La suite, au Cours Moyen, n’a pas été aussi
agréable. Mina raconte cette histoire des kimonos. a l’école, on faisait
du judo et les enfants amenaient les tenues de toute la classe à tour de
143
Clés de sol
rôle à la maison. Mais quand est venu son tour, la maîtresse a dit aux
enfants : « Non, pas Mina. Vous ne trouvez pas que sa mère a déjà assez
à faire à la maison ! ». Humiliation. Redoublements. Puis c’est l’entrée
au collège. Malgré ses deux années de « retard », Mina, d’allure plutôt
chétive, ne dénote pas par rapport aux autres élèves. Après la cantine, on
fait du théâtre. Elle découvre Molière et les Précieuses ridicules : Mina
voulait absolument jouer le personnage principal. Mais une autre élève,
la meilleure de la classe, voulait aussi le rôle. L’enseignant a décidé de
les mettre en concurrence, leur proposant de se présenter devant leurs
camarades et de leur demander de voter. Les élèves ont choisi Mina à
l’unanimité ! Victoire.
Alors Mina s’est plongée de plus en plus dans les livres. Elle lisait
beaucoup : des histoires vraies, comme « Jamais sans ma fille », « Les
cornichons en chocolat »… et surtout ce livre fabuleux, « La trace du
serpent ». Le soir, elle aidait ses frères et sœurs, en particulier sa petite
sœur Nadia. Aujourd’hui, Nadia est mère au foyer. Elle adore lire elle
aussi. « C’est sans doute un peu moi qui lui ai donné ce goût des livres »,
dit Mina.
Les années collège passaient ainsi : Mina voulait profiter du moment
présent où on peut se laisser aller à ses rêves d’enfant. a la fin de la 3ème,
elle s’est inscrite au CAP-BEP Vente avec un apprentissage dans une
boulangerie salon de thé. Elle était vendeuse à très bon marché, mais cela
semblait arranger tout le monde. L’entrée en Bac Pro Commerce au Lycée
de Haguenau a été pour elle une divine surprise. Et à ceux qui ont pu dire
qu’elle est entrée « par erreur », elle a voulu prouver qu’elle méritait sa
place. Au Bac Pro Commerce du Lycée de Haguenau, on propose une
matière d’arts plastiques. Pour le prof qui, un jour, reçoit sa copie, c’est la
sidération … comment peut-il noter cette production ? On l’entend dire :
« De toute ma carrière professionnelle, jamais je n’ai mis 20 à une copie.
19, oui, mais 20, jamais ! Y a-t-il une perfection dans l’art ? Pourtant là,
je ne peux pas faire autrement. Bravo ! ».Mina avait à peine osé rendre
son travail. Elle l’avait glissé au milieu des autres copies, discrètement,
doutant d’elle peut-être, une fois encore.
Après le Bac Pro, Mina aurait pu se retrouver en BTS Commerce
mais pour cette formation qu’elle voulait en alternance, il fallait une
entreprise en stage pratique et « impossible de trouver une entreprise ! ».
Finalement, en début d’année et selon les informations dont elle disposait
alors, il n’y avait plus que la fac de droit qui acceptât encore des étudiants.
144
Mina El Bakali, l’art en entrée libre
Au bout de quelques mois, elle devait se rendre à l’évidence : cela ne lui
convenait pas du tout.
Un destin
Tous les jours, pour aller de son domicile à la fac, elle passait devant
le Palais U (Palais Universitaire). Là elle voyait des étudiants entrer
avec leurs pochettes à dessin et elle se mettait à rêver : « Mais c’est ça
que je veux faire ! Pourquoi moi, je ne pourrais pas ? ». Un jour, par
hasard, elle accompagnait au secrétariat de la fac de lettres une amie
qui voulait se réorienter. Mina, d’habitude plutôt timide, a ce jour-là osé
poser la question : «Comment faire pour me réorienter vers la Fac d’Arts
Plastiques ? », « Mais ce n’est pas un problème, Mademoiselle, je vous
inscris tout de suite ! ».
De victoire en victoire, parfois aidée par une drôle de chance – ou un
destin peut-être !-, Mina El Bakali est ainsi devenue ce que depuis toujours
elle a voulu être, une artiste plasticienne. C’est le mythe à Mina ! « J’avais
coulé, j’ai essayé de me relever, j’étais toujours en rattrapage, mais au
fond de moi, j’ai toujours su ce que je voulais ». La vie est un combat.
Pour vivre tout en continuant ses études, Mina a occupé des emplois de
vendeuse et de serveuse. Pendant ses sept ans d’étude supérieure jusqu’au
Master en 2007, elle a fait un travail de nuit. Elle multiplie les identités
de rechange pour mieux construire sa propre mythologie personnelle.
« Mythologies personnelles : l’art contemporain et l’intime » d’Isabelle
de Maison-Rouge (édition Scala, 2004) est plus que son livre de chevet.
Le livre la suit partout.
L’œuvre jaillit du chaos. L’artiste est face à sa toile. Elle fait jaillir
la vie. Elle pense le monde. Elle panse l’immonde. Nous sommes au
printemps 2011. Mina El Bakali expose à Lyon à la MJC du Rancy. Le soir
du vernissage, elle n’a qu’un seul regret : ne pas être avec les résidents du
Foyer Adoma qui présentent leurs œuvres – même jour, même heure – et
eux n’ont qu’un seul regret, que Mina ne soit pas là. Lauréate du Collectif
Expo, elle se confie à la presse régionale rhônalpine : « Ma peinture
prend forme dans le silence. a travers mes gestes remonte à la surface
des tableaux l’expression d’une profondeur instinctive ». Les toiles de
Mina El Bakali ont des lignes abstraites, légères qui se détachent d’un
fond blanc omniprésent : « Le blanc rappelle la couleur de la maison de
mon grand-père dans les montagnes du Rif. » L’artiste passe avec aisance
de la peinture à la photo. La rue strasbourgeoise est son territoire. Elle
145
Clés de sol
photographie des silhouettes. Elle les met en scène. Elle se met en scène.
Elle marche les pieds nus sur les trottoirs humides. Puis elle passe avec
autant de brio de la photo à la poésie. Mina El Bakali est lauréate du
dernier Prix de la Poésie Michel Burg, attribué en 2008, un prix créé en
hommage à un poète disparu à l’âge de 21 ans.
Mina se sent chez elle au milieu des artistes, des poètes, des
photographes, des créatifs, des imaginatifs. Mina s’exprime, elle s’expose,
elle s’extasie, elle s’extirpe de son enfance. Mina fait des rencontres :
Didier Guth, Jean-Louis Hess, Germain Roesz,… l’équipe de Zone d’Art
au Port du Rhin.
Les gens
Mina aime les gens. L’association Calima, dirigée par Moustapha El
Hamdani, participe à la 7ème édition du festival Strasbourg Méditerranée.
Cette association a pour but de promouvoir la diversité culturelle et le
rapport à l’altérité. Cette année le projet présenté traite sur « la condition
économique de la femme maghrébine dans l’exil ». Jean Louis Hess,
photographe professionnel, réalisera les portraits des femmes et Mina El
Bakali retracera à l’écrit leurs parcours. L’art doit aller vers la rue, vers
les gens.
Nous nous sommes fixés rendez-vous au Parc de l’Orangerie. Mina
prend un stylo comme elle prendrait un pinceau. L’outil aide la parole.
L’orage éclate. Sur la terrasse du bar du bowling, face au petit lac, ses
canards et ses cigognes, la toile qui fait office de toiture laisse soudain
tomber un jet d’eau au milieu des clients. On ne se laisse pas perturber.
Mina a tant à raconter encore…
(mai 2011)
146
Max Disbeaux, hors les murs
Max Disbeaux, hors les murs
Route des Romains à Strasbourg - Koenigshoffen, le Service Territorial
Educatif en Milieu Ouvert (STEMO) de la Protection Judiciaire de la
Jeunesse. Nous sommes en mai 2011. Pendant tout ce mois, Strasbourg
a parlé paix et tolérance avec l’initiative Cultures de paix – Des regards
croisés , un ensemble de manifestations (conférences, projections,
performances artistiques,…) pour promouvoir la tolérance, avec une
attention particulière pour cette deuxième édition à « la négritude ».
Adil Essolh est éducateur au sein de ce service. C’est lui qui a coordonné
l’atelier vidéo, avec des jeunes suivis par la PJJ, pour la réalisation de « Je
deux mains », film d’éducation. Ce matin-là ; il a invité pour une réunion
de travail Géraldine Grenet, Etienne et Max Disbeaux.
E-mages
Géraldine a créé en 2008, avec son amie Anne Duton, E-maginons
un autre monde, une association dédiée à la connaissance et à la défense
des droits de l’homme ainsi qu’à l’échange interculturel. Cette ancienne
étudiante de Sciences Po Strasbourg, lauréate de Talents des cités, amène
147
Clés de sol
de nombreux projets et ateliers ludiques et éducatifs dans les quartiers
populaires de la ville. Originaire du Neuhof, elle a installé l’association
dans ce quartier dont elle est fière et où elle anime des ateliers d’écriture
sur les thèmes de l’immigration, de l’exil, de l’identité. C’est elle qui
anime Alliance Ciné Alsace, à l’initiative du Festival du film des droits de
l’homme. Dés leur adolescence, Géraldine et Anne, qui se sont connues
au collège, menaient déjà des projets en commun auprès des enfants en
difficulté. Elles partagent les mêmes valeurs.
Etienne est éducateur au Galet, le centre socioculturel de
Hautepierre, où il propose aux jeunes du quartier des activités culturelles
et éducatives.
Max Disbeaux, trentenaire comme ses partenaires de cette réunion de
travail, a déjà à son actif la réalisation de nombreux films et documentaires
radio, témoins de la décennie de baroudeur qu’il vient de passer : Einsam
in Berlin, Seul à Berlin (radio, 30 mn), Fremd in Sarajevo, Etranger à
Sarajevo (radio, 30 mn), Radio 202 (radio, 52 mn), Sainte Odile (TV, 18
mn), a visage découvert (TV, 13 mn), un documentaire sur l’agriculture
biologique (TV, 7mn). Il a aussi plusieurs films en projet : Sauvons la
planète (TV, 52 mn), I love éduc pop (TV, 52 mn) et le projet Web Doc.
Adil, Géraldine, Etienne et Max se sont retrouvés ce jour-là pour
structurer un réseau d’acteurs audiovisuels et internet à visée éducative
sur la ville. Ils ne tarissent pas d’éloge sur les « anciens », comme JeanMarie Fawer, qui depuis des années ont su, en tant que réalisateurs
documentaires, utiliser leur art comme un engagement citoyen. Mais
aujourd’hui, ils pensent nécessaire d’offrir sur la ville les ressources
techniques et un accompagnement aux initiatives pour que l’audio-visuel
et l’internet soit pour tous un outil d’éducation populaire, un facteur
d’émancipation sociale, de démocratie, de liberté, comme il l’ont été au
cours du tout récent « printemps arabe » en Tunisie, en Egypte,…
Educ’pop’
Pour eux quatre, les valeurs qui les réunissent et qui réuniront
autour de leur « plateforme », comme ils appellent pour le moment ce
réseau, ce sont celles de l’éducation populaire. Max n’a certes pas connu
Léo Lagrange et tous les fers de lance de l’éduc pop mais il en est un
vaillant héritier et défenseur. Secrétaire national du Syndicat d’Education
Populaire affilié à l’UNSa (les Syndicats Autonomes), il se sent proche
du mouvement des CEMEa et de la Ligue de l’Enseignement. Max croit
148
Max Disbeaux, hors les murs
fortement au pouvoir des nouveaux médias pour retisser les liens entre les
générations, pour solidariser les gens, pour leur donner un projet collectif
face à toutes les formes de solitude. Adepte du tai-chi-chuan, il concentre
son énergie sur ce qui lui semble le plus important à un moment donné, et
en ce moment, c’est ce projet de plate-forme qui permettra de mutualiser,
de transmettre, de pérenniser et surtout de « faire ensemble ».
Est-ce que naître à Noël prédestine à partager le pain et le vin ? Estce que naître d’un père basque d’origine gasconne et d’une mère bretonne
prédestine à l’appel du large ? Quelle est donc cette rumeur aussi idiote
qu’insistante qui voudrait que les enfants des années 80 soient de la bof
génération ? En point et contrepoint, allons chercher les réponses à ces
quelques questions en « disséquant » cet individu qui se prénomme Max
et porte le nom Disbeaux de lointaine racine béarnaise.
Multikulti
Max Disbeaux est né à Saint-Jean-de-Luz un jour d’attentat. Les
fenêtres du Mac Do ont volé en éclats ce 25 décembre 1980. Plus tard, il
traverse la chaîne pyrénéenne quand la famille s’installe à Port-Vendres.
La vie aux frontières appelle l’enfant à passer de l’autre côté, lui donne
une âme de voyageur. C’est à Marseille que Max poursuit ses études et
à Aix-en-Provence qu’il s’inscrit à l’Institut d’Etudes Politiques. C’est
parti pour Max : sa destinée sera forcément multiculturelle, Marseille la
Méditerranéenne, Istanbul la ville aux deux continents, Berlin multikulti,
Londres capitale du Commonwealth et que dire de Sarajevo ? et pour finir
(pour le moment en tout cas), Strasbourg (Strassburg, Strossbüri).
Marseille est tombée dans la diversité quand elle était toute petite.
Depuis lors, elle n’a plus besoin de potion magique pour faire émerger
des personnalités politiques aux noms de Haïdari ou Zéribi. Parce que la
cité phocéenne, comme disent les journalistes, est cette ville de toutes les
cultures, Max Disbeaux se dira toujours Marseillais, bien que de plus en
plus Strasbourgeois.
Aix-en-Provence pour Sciences Po. Londres pour son King’s College.
Max parle bien évidemment anglais. C’est essentiel dans le monde où il
vit, qui n’a pas de frontière.
Istanbul est la plus belle ville du monde. Normal donc que Max
ait été attiré par cette ville qui a la vertu d’aimanter (au sens presque
étymologique du terme) tous les voyageurs. La première fois, Max est
149
Clés de sol
allé en 2CV de Marseille à Istanbul. Plus tard, il est revenu pendant
cinq mois pour de la création radiophonique avec l’Université (plus que
francophone) de Galatasaray. Pour le jeune réalisateur, l’expérience est
forte et inoubliable.
Berlin a fait tomber son mur. Max parle allemand et aime cette langue
de Goethe qui lui est indirectement encore utile aujourd’hui pour s’initier
au dialecte alsacien, Mais Berlin est une ville-monde, à la créativité
foisonnante et où, plus qu’ailleurs peut-être, la liberté prend tout son sens.
Elle a accueilli le jeune Français pour un stage Erasmus d’un an.
Sarajevo. C’est dans cette ville que Max Disbeaux a choisi
d’effectuer un Service Volontaire Européen dans une activité de création
radiophonique.
Action
Et enfin Strasbourg ! Celui qui fut pendant deux ans chargé de
communication au Vaisseau, la « cité des sciences » strasbourgeoise,
a quitté le navire pour se lancer dans la production audiovisuelle et la
réalisation documentaire.
Que de belles rencontres Max Disbeaux a pu faire par son activité
de réalisateur et « développeur » ! a Sainte-Odile, le père Koehler qui
fait passer aux visiteurs de ce site mythique son enthousiasme de faire
vivre l’esprit sacré du lieu. a l’Espace Django Reinhardt au Neuhof où
le 19 mai 2011, il animait un atelier participatif sur la culture de paix et
les nouveaux outils internet, Jean-Claude Bournez, chef de projet à la
Direction de la Solidarité de la Ville, comme lui féru d’éducation populaire
et comme lui ancien Marseillais. Max est un réalinateur (le mot est de lui :
un réalisateur qui crée du lien social). Dans chaque ville où il est passé,
il s’est créé très vite un réseau, entre animation et réalisation. Mais ici à
Strasbourg, c’est encore différent, plus fort sans doute. Max est devenu un
vrai Strasbourgeois. Strasbourg n’est-elle pas la ville des routes ?
(mai 2011)
150
Marguerite Keck, une enfance dans la guerre
Marguerite Keck, une enfance dans la guerre
C’est sûr, un jour, elle écrira cette histoire. Cette enfance au milieu des
bombardements. L’exode. Le courage d’une mère. Les faits de résistance.
Cette foi en Dieu qui permet l’héroïsme. Elle aurait dû s’appeler Colette si
l’état-civil allemand n’avait pas préféré Marguerite, un prénom traduisible
en hochdeutsch. Elle aurait pu mourir à la naissance lorsque sa mère
accoucha seule d’une petite fille prématurée sans un miracle, le premier
d’une longue série.
151
Clés de sol
Au début de la guerre, Marguerite avait sept ans. Elle était la fille
d’un militaire de carrière aux racines strasbourgeoises en poste sur la ligne
Maginot, à Errouville en Meurthe-et-Moselle. Son père était adjudant chef
de l’Infanterie. Les officiers et sous-officiers vivaient dans des maisons
particulières avec jardins potagers; les soldats avec leurs familles vivaient
dans des blocs. Tout cela a été dévasté par les bombardements allemands.
« Dans ce fort, nous avions tout, des magasins, une école. C’est là que je
fis mes premiers pas à l’école en parlant allemand et français en même
temps, car mes grand-mères ne savaient pas parler français et j’allais
parfois en vacances chez elles. »
Exode
a la déclaration de la guerre, il fallait tout laisser, la maison, le jardin,
tuer le chien et le chat, mais le chat s’évada et ne fut pas tué. Le régiment
de cette ligne Maginot a été le premier sous la menace allemande et les
premiers à être évacués au début de la guerre. En 1940, le père de Marguerite
Keck a été fait prisonnier. Sa mère a pris ses deux filles par la main, le
cheval, le chariot, quelques affaires rudimentaires et la petite famille a
pris la route en direction de l’Eure-et-Loir avec 24 autres personnes et
des enfants dont un bébé de 6 mois. La responsabilité du groupe revenait
à sa mère. a Chateaudun, elles restent 24 heures à peine dans un château,
dormant sur le sol ô combien joli avec ses carreaux blancs. Là, ce fut un
désordre indescriptible au milieu des têtes de la Croix Rouge essayant
de répartir de leur mieux cette centaine de réfugiés qui n’avaient pas
voulu cette guerre. Nous étions les seules Alsaciennes et de ce fait, nous
étions appelées "les boches". Ce terme, je l’ai entendu maintes fois durant
cette guerre maudite », dit-elle, « nous étions les maudits de la France et
pourtant, nous étions plus françaises que d’autres. » C’est finalement à
Lanneray que la famille Keck a été accueillie. Marguerite se souvient de
ce village, de sa rue principale, son puits fleuri et à la droite de ce puits
la maison du Maire où toutes trois allaient habiter au rez-de-chaussée
dans une chambre unique. Marguerite se plaît à raconter ses souvenirs :
le Maire de la ville se prénommait Jules - il était un vieux célibataire
mais avait une maîtresse qui tenait un restaurant -, sa Traction avant (une
voiture luxueuse pour l’époque), le vol à la fin du séjour. Et puis l’armée
allemande est arrivée…
La fuite n’était pas terminée. Les souvenirs de petite fille, entre
Châteaudun et Vierzon, sont parcellaires mais précis sur des éléments
152
Marguerite Keck, une enfance dans la guerre
marquants… plus de 70 ans plus tard. Ce sont les petites histoires qui font
la grande Histoire. Marguerite raconte comment sa mère est repartie en
Lorraine, franchit la ligne Maginot sous des balles de part et d’autre des
deux zones, la zone française et la zone allemande, pour rechercher des
affaires. Mais il ne restait plus rien dans la maison bombardée, juste la
chatte qui avait fait des petits. Parmi les chatons, il y avait un petit rouquin
que la mère de Marguerite a emmené avec elle. Ils l’ont appelé Frédéric.
Frédéric a suivi ensuite tous les exils et toutes les péripéties de la famille,
entre Paris et Strasbourg. Et puis cette belle anecdote : un jeune réfugié
espagnol fuyant la dictature avec sa mère, son père avait été tué, il était
tombé sous le charme de la fillette et il lui dit : « Quand tu auras 20 ans, je
viendrai te chercher comme femme ». Ils ne se sont jamais revus.
La fuite vers Vierzon a été particulièrement épique. Arrivés en gare
de Châteaudun avec toute la tribu dont sa maman était responsable, en
chariot tiré par des chevaux, il n’y avait plus de train. « Nous étions dans
la rue ne pouvant plus fuir les Allemands. » Mais sa maman, qui avait un
certain sens de l’orientation, découvrit caché sous des branchages et des
arbres tout un régiment français dans une école. Elle prit la bicyclette et se
rendit dans ce lieu comme pour demander un miracle à Dieu. Le Général
fut charmé par sa mère et les soldats avec deux camions vinrent chercher
tout ce monde de la Ligne Maginot.
Courage
La fillette a sauvé la vie de son entourage le jour où elle les a alertés
que les avions qui les survolaient étaient allemands : « ils avaient peint
les avions en bleu-blanc-rouge mais en inversant les couleurs ! » Il fallait
encore fuir et fuir, emmenés par tout ce régiment en 14 camions et bateaux
« sur roulettes » amovibles jusqu’à Vierzon. Il fallait dormir le jour et
circuler la nuit, car « nous étions bombardés bien souvent », dit-elle, traire
les vaches pour avoir du lait pour les enfants. Il fallait à tout prix arriver
à Vierzon pour traverser un pont majestueux, tel que le pont d’Avignon,
quelques heures avant sa destruction. Car de l’autre côté de ce pont, la
zone libre française se dessinait. Ceux qui n’avaient pas pu rejoindre le
pont à temps étaient tués. Le régiment qui accompagnait les réfugiés a
abandonné tous les véhicules à l’entrée de Vierzon, les 14 camions dont
quelques « bateaux à roulettes ». Marguerite n’a jamais compris pourquoi
les militaires n’ont pas pris leurs camions pour aller au pont et le traverser,
car ils avaient de l’essence. La mère de Marguerite a donné la bicyclette
153
Clés de sol
à un capitaine français pour lui permettre de fuir et d’aller plus vite, afin
de traverser le pont, car il était souffrant et au bout de ses forces. On ne
connaissait pas l’heure de la destruction du pont. Chaque jour, le défilé des
militaires français, en leur distribuant à boire et à manger au bord de cette
route nationale qui les menait à la liberté. Puis, les Allemands arrivèrent,
tuant sur leur passage tout ce qui bougeait, prenant les maisons d’habitation
et garages pour leurs chevaux ou les gradés pour leur intimité.
Comme sa maman parlait allemand, elle a souvent servi de traductrice
pour l’hôtelier (« il a fait fortune avec ma mère ! »), auprès de la Préfecture,
qui était devenue allemande. Anecdote encore : « ce Noir que nous
avons déguisé en femme et couvert de farine pour le dissimuler ». Il fut
prisonnier malgré tout mais il ne fut pas fusillé. En cachette, Marguerite
lui apportait à manger et à boire. Il y eut beaucoup de soldats prisonniers.
Sa mère était chargée de dire qui était un gradé. Elle savait que les gradés
étaient fusillés et les simples soldats mis en prison. Alors, elle transmit le
message en cachette que tous les soldats qui se présentaient à la Préfecture
aux Allemands n’étaient que de simples soldats. L’armistice fut signé,
mais il y eut beaucoup de morts, car le pont était détruit et beaucoup de
personnes essayaient de fuir à la nage pour la liberté, en se faisant tués ou
en se noyant.
Le retour à Châteaudun. Le chat Frédéric était encore en vie. Par la
suite, il fut sauvé par un médecin militaire à Paris. Il fallait fuir encore
et essayer de regagner l’Alsace, mais d’abord Paris, (enfermés dans une
école pendant 3 semaines) avant de pouvoir regagner la Lorraine pour
revenir à Strasbourg. La mère de Marguerite qui se trompe de valise dans
la fuite en perdant toutes les affaires personnelles. La rencontre avec
Rommel à Châteaudun, de passage avant de vouloir aller en Angleterre,
qu’il n’a jamais franchi, car il disait que la guerre était perdue pour les
Allemands. Il a même pris la fillette sur ses genoux et promit à sa maman
de transmettre une lettre à son papa et de le retrouver même s’il est
prisonnier. Le Maréchal allemand tint sa promesse et retrouva la trace
de son père, prisonnier à Metz – Woippy, à deux pas de chez sa bellesœur ! De retour à Metz, « on a vu mon père prisonnier derrière le grillage,
j’ai crié Papa ! » raconte Marguerite, « c’était une intense émotion ! ».
Ensuite libéré, il a rejoint la Résistance et la famille est venue habiter à
la Robertsau à Strasbourg chez les parents de son père avec « Frédéric ».
La fillette sauva une fois encore la vie de sa famille un jour de visite
de la Gestapo où elle eut l’audace de montrer une carte postale décrépie
154
Marguerite Keck, une enfance dans la guerre
de Hitler faisant croire qu’elle l’avait trop caressée. En 1944, un soir de
bombardement, il y a eu un grand bruit dans le grenier, « les tuiles avaient
valsé dans un tourbillon en se fracassant devant nos yeux sur le sol en
grande quantité ». Marguerite, courageuse et sans doute aussi curieuse,
habillée d’une charmante chemise de nuit, car il était 22 heures, a glissé sa
petite tête avec ses longs cheveux défaits (les nattes étaient pour le jour),
à travers la trappe du grenier. Un homme, coincé autour d’une poutre
dans les liens de son parachute, tendit un revolver sur elle, c’était un
parachutiste anglais, habillé de l’uniforme de la Navy, « un beau gosse »,
aux cheveux bruns et aux yeux bleus, Marguerite connaissait deux mots
en anglais, elle dit : « I love you ».
« La Gestapo est venue nous trouver à cause du toit ouvert au ciel, ils
recherchaient le parachute. Mais comme j’étais très dégourdie pour mon
âge, maman hospitalisée, grand mère âgée et qui n’avait rien remarqué, je
sortis de ma cachette pour leur montrer l’embout d’une bombe, d’ailleurs
très lourde, qui quelques jours auparavant était tombée dans le jardin. Ils
le crurent et partirent. »
Libéré de son parachute, habillé ensuite en civil avec les vêtements
du père de famille, le jeune soldat a pu reprendre sa route, grâce au père
de Marguerite arrivé au milieu de la nuit pour voir ses enfants, la maman
étant hospitalisée.
Quelques temps plus tôt déjà, un Hollandais blond, jeune, amené par
son père, avait été caché dans la cave de la maison familiale et les enfants
lui apportaient à manger, de l’eau pour se laver, etc.
« L’Europe a commencé à la Robertsau dans un grenier en 1944 »,
sourit Marguerite Keck que nous allons retrouver bientôt avec son nom
d’épouse, Marguerite Zabern. a suivre…
(juin 2011)
155
Clés de sol
(suite) Marguerite Zabern, une vie, deux
passions
Je suis une Marguerite aux pétales blanches et au petit cœur jaune.
Je pousse partout, dans les près, dans les jardins, je fleuris des tombes
et des maisons. Je pousse au gré du vent, de la pluie, des tempêtes, de la
neige et toujours je redresse ma tête et jamais je ne faiblis.
a présent, je me sens un peu courbée par les années et la faiblesse
de mon cœur, même si je contemple encore de beaux jeunes hommes
ravissants à aimer dans les Clubs, au sein de la Fédération et partout où
je pose le pied.
Lorsque Marguerite Keck (voir notre récit précédent) a fait sa
confirmation à l’âge de 14 ans, le pasteur lui a donné le verset suivant :
Psaume 37, verset 5 « Recommande ton sort à l’Eternel, mets en lui ta
confiance et il agira ». Et il ajoute le verset 6 qui dit : « Il fera paraître ta
justice comme la lumière ». Combien le pasteur avait vu juste en disant
« recommande ton sort à l’Eternel ». Lorsqu’à l’âge de 16 ans, elle s’est
retrouvée sans père ni mère tous deux décédés, elle a remis ce sort à
l’Eternel et il l’a secourue.
Tourbillons
La fillette de la Robertsau était attirée par le dessin, la musique,
la danse et les arts plastiques mais bientôt, c’est une autre passion qui
va remplir sa vie. Elle a toujours rêvé de patiner, à la recherche de la
beauté, de l’art, de la finesse, du régal, de la satisfaction de la glisse. Un
jour d’hiver, un cousin l’a emmenée sur le lac gelé du Baggersee près de
Strasbourg. Elle devait avoir 11 ans. Il lui a mis les patins de sa maman
et l’a entraînée « sur cette étendue de glace à tourbillonner en une valse
de rêve enfin réalisée », comme elle le raconte dans ses mémoires « Une
vie sur un tapis de glace ». Le conte de fées a commencé ainsi. « Le lac
était transformé en patinoire, les branches des arbres recouvertes d’un
manteau blanc entourant le lac, étaient devenues les spectateurs dont le
vent les faisait bouger en de mains applaudissant. Le soleil faisait partie
de ce décor magique, illuminant de mille feux cette étendue féerique. »
Marguerite a renouvelé l’expérience sur le lac de l’Orangerie à Strasbourg,
156
Marguerite Zabern, une vie, deux passions
où « seule, je m’envolais tel un cygne silencieux en faisant des arabesques
sur ce miroir magique. » En février 1961, Marguerite Keck n’avait pas
encore 30 ans. Elle pratiquait le ski depuis ses 17 ans, d’un bon niveau, à
Valloire, et un jour, chaussée de patins de location, elle a pris des leçons
de patinage chez le professeur « Tintin », qui avait lui-même appris sur le
tas mais capable de faire un saut de valse, une arabesque et une pirouette,
ce qui émerveillait Marguerite. Il l’a encouragée à aller à la patinoire de
Strasbourg, qui se trouvait dans un hall de foire au Wacken, pour continuer
à évoluer sur la glace. Depuis lors, et malgré son emploi qui l’occupait 48
heures par semaine, chaque matin avant le travail, chaque midi, chaque
soir et chaque week-end, elle allait à la patinoire pour prendre des cours
payants. En octobre 1961, elle a voulu s’inscrire au club, mais, surprise !
Il n’y avait pas de club ! Elle a ainsi créé elle-même le club en louant
la glace au propriétaire des lieux et en cherchant un président et un
vice président, trouvés parmi des adeptes des sports de glace du milieu
hospitalier. Marguerite Zabern - Keck devenait la secrétaire et trésorière
de l’association, pour un mandat de cinquante ans ! Des années de
bonheur… « Chaque année l’Assemblée Générale ressemblait à une fête
de famille où chacun venait. Les patineurs recevaient leur diplôme d’une
médaille passée avec succès au cours de la saison et les compétiteurs un
bouquet de fleurs. Ils étaient à l’honneur un soir, comme il se doit pour
le travail bien fait au cours de la saison, de vrais champions en herbe à la
quête d’arriver un jour aux Championnats de France. » Certains patineurs
strasbourgeois se sont hissés au plan national, voire international.
- L’apothéose furent les Championnats d’Europe à Strasbourg en 1978
avec la patineuse strasbourgeoise Sabine Fuchs dans les dix meilleures
places continentales en couple, applaudie par un public enflammé. Au fil
des ans, Marguerite a pris des responsabilités régionales – elle a créé la
Ligue de l’Est en 1970 et nationales – elle ne manque aucune assemblée
générale de la Fédération française des sports de glace (elle a assisté déjà
à 49 AG fédérales !) et a reçu de la FFSG une médaille d’or le 28 mai 2011
pour ses cinquante années d’activité. Il y a, dans les meilleurs souvenirs
de Marguerite Zabern, cette année 2005 où, après tant d’années d’attente
(depuis 1961 !), tous les passionnés de la glisse à Strasbourg ont pu enfin
chausser leurs patins sur ce magnifique équipement des sports de glace
(3330 m2 de glace), l’Iceberg, inauguré en décembre.
157
Clés de sol
La juge
Dans « le patinage », Marguerite est une personnalité appréciée de
tous, avec un sens profond des responsabilités, capable en même temps
de mettre de l’ambiance et de détendre l’atmosphère souvent crispée de
ce milieu. « Je sais parler à cœur ouvert et alors mes paroles ont un sens
de la vie. » confie celle qui a souvent trouvé les mots qu’il fallait pour
les compétiteurs stressés par l’enjeu.
50 ans de club, d’un dur labeur, 50 ans de secrétariat où elle n’a pas
vu passer le temps, des semaines de plus de 35 heures lorsqu’on compte
les permanences et le temps passé à la maison pour écrire et préparer
une nouvelle saison. Un mandat au Conseil Fédéral, toute jeune, elle
ne pouvait pas prendre de congé pour venir aider aux Jeux Olympiques
de Grenoble, ni aux Championnats ISU à Lyon. Quelle déception pour
elle, mais des années après, elle a eu Nice, Paris et une longue liste de
jugements à travers la France et le monde.
C’est en 1964 que Marguerite Zabern est devenue juge de patinage
artistique, juge de médailles d’abord, et se déplaçant à ses frais pour
juger « en blanc » les grandes compétitions nationales dans les gradins
des patinoires. Elle a jugé sa première compétition, un Championnat
de France Minimes, en 1970. « Une boîte autour du cou et la feuille de
juge sur la boîte, en main le crayon, j’avançai sur la glace avec un cœur
palpitant, des genoux qui flageolaient et une bouche qui se séchait, ayant
brusquement les symptômes de l’amour. C’est ce que j’appris plusieurs
années après. J’avais l’impression que ma dernière heure était arrivée.
J’avais rien demandé et me voilà poussée en avant comme un ballon
qu’on lance à toute vitesse dans le vent. » Depuis lors, elle a jugé près de
600 compétitions dont une centaine à l’étranger, en prenant des congés
à chaque fois. C’est un choix. Certains partent se dorer au soleil sur une
île, d’autres se font geler au bord des patinoires. Mais il vaut mieux ça :
le soleil brûle et provoque des cancers, le froid conserve. « Ce qui est
formidable, apprécie-t-elle, c’est reconnaître le talent de nos athlètes.
C’est leur donner la récompense en quelque sorte en leur donnant du
courage. » Etre juge, c’est une école de la vie : apprendre à se maîtriser,
à garder son calme, à se dominer. La glace donne des ailes ! Souvent
« juge de dépannage », elle a connu tous les désagréments de la fonction
mais aussi un incroyable rapprochement des cultures, des coutumes, des
158
Marguerite Keck, une enfance dans la guerre
religions, des nations, avec la fierté de représenter la France auprès de
tous.
« Aujourd’hui le temps est venu de partir, car j’arrive à la fin d’un
livre de vie. C’est normal à 78 ans, même si mon cœur se sent toujours
30 ans. J’ai promis de rester jusqu’en octobre pour former d’autres
bénévoles et m’investir juste pour les Championnats de France Elites
2012 encore (qui auront lieu à Strasbourg) et être une main solide pour
ma présidente Joëlle Bonnomet. »
Marguerite Zabern prend souvent la plume et pas seulement pour
rédiger avec méthode les comptes-rendus de réunion, Elle est connue
pour ses discours passionnés et enthousiastes – 100 % nature – où elle
rend hommage aux jolies filles et aux princes charmants qui l’entourent.
Elle a son entrée officielle aux DNa où elle rédige tous les articles du
patinage et a créé une véritable relation d’amitié avec les journalistes de
la rédaction.
L’hôpital
Marguerite Zabern a aussi pris la plume pour raconter sa vie
professionnelle, sa deuxième passion : 43 ans, salariée de la Caisse
Régionale d’Assurance Maladie : d’abord en tant que secrétaire médicale
puis en tant qu’infirmière. C’est le 1er octobre 1950, à l’âge de 17 ans,
qu’elle a fait son entrée dans le service du Docteur Entz, un véritable
père pour elle, devenue orpheline, et son service était une nouvelle
famille. Les Hospices Civils, c’est une ville dans la ville, un peuple dans
le peuple. Dans Un certain bonheur au service des autres (auto-édition),
Marguerite Zabern raconte avec beaucoup d’humanité les anecdotes
chaleureuses de son travail auprès des personnes hospitalisées et au côté
de tous ces professionnels (médecins, infirmiers, aides-soignants,…)
qui forment un ballet magique au service des malades. 1968 a été
l’année de la chance, au temps des barricades. Marguerite apprend que
des bourses d’études peuvent être accordées pour devenir infirmière. Le
rêve d’enfance pouvait enfin se concrétiser pour elle qui, à l’âge de dix
ans, faisait des injections à sa mère asthmatique. Après un travail assidu
par correspondance puis à la toute nouvelle Ecole d’infirmières de la
rue Saint Marc, après la succession de stages divers, les uns et les autres
plus exemplaires, elle entre enfin dans la fonction, avec le Diplôme
en poche, le 2 octobre 1972, au Centre de Réadaptation Fonctionnelle
159
Clés de sol
(CRFC) du boulevard Clémenceau. Trois ans plus tard, presque jour
pour jour, le 1er octobre 1975, elle entre au Centre de Traumatologie
et d’Orthopédie (CTO) d’Illkirch pour y rester jusqu’à son départ en
retraite, le 15 septembre 1993 au soir. Le récit de Marguerite Zabern est
à lire et faire lire à toutes celles et ceux qui se destinent au métier : un
foisonnement d’anecdotes, un hymne à la vie et à l’amour, ponctué de
citations bibliques inspirées, se concluant par : « C’est dans la tranquillité
et le repos que sera votre salut ; c’est dans le calme et la confiance que
sera votre force. » (Esaïe, 30.15)
« J’aimerais terminer mon récit par le verbe Aimer. Aimer, ce n’est
pas penser à soi, mais aux autres, aimer, c’est se donner tout entier à une
cause noble, donner avec humilité, le meilleur de soi et de se dire, je
peux partir, j’ai donné de l’amour à vous tous, j’ai aimé vos regards, vos
yeux, vos sourires. J’ai apprécié votre travail et tout cela je l’emporte
avec moi dans une seule photo colorée de vos visages. »
Ce portrait est un hommage à Arthur. Il faut dire que Marguerite a
tellement patienté avant de rencontrer - dans la même rue où il habitait
depuis 15 ans ! - l’homme de sa vie, à l’âge de 52 ans. Malheureusement
la maladie l’a emporté après quatre ans et six mois de souffrance à
l’âge de 64 ans. « Les quelques années ensemble, malgré la maladie,
méritaient d’être vécues et aujourd’hui je sais qu’un jour je le rejoindrai
pour l’éternité. » dit Marguerite.
« Aimer, aimer, tout le reste n’est rien » (Jean de La Fontaine). La vie
de Marguerite Zabern - qui a encore beaucoup à vivre et à témoigner –,
dans l’une et l’autre de ces deux passions, vaut bien un 6.0 !
(juin 2011)
160
Michel Hentz en co-voitur’ange
Michel Hentz en co-voitur’ange
C’est en 1984. Michel Hentz sort tout juste d’une réunion des parents
de la crèche parentale qu’avec quelques amis il a créé pour partager la
garde des enfants. Les réunions sont souvent interminables et il est déjà
pas loin de onze heures du soir. Il se dirige vers l’Ange d’Or, le caféconcert qu’il a monté deux ans auparavant avec un statut de SARL avec
une quarantaine d’associés et dont il est le gérant.
161
Clés de sol
Arrivé à proximité de la rue des Orphelins, il entend monter de
façon anormale le bruit que fait la musique du groupe invité ce soir-là. Il
comprend vite pourquoi : toutes les portes sont ouvertes et dans la rue, il
y a un attroupement de gens qui ne peuvent pas entrer avec un profil très
différent du public habituel du lieu. La police est là, sans doute appelée par
le voisinage. Michel Hentz se présente à eux. Mais juste avant qu’ils ne
verbalisent, le groupe se met à interpréter l’un de ses morceaux originaux.
On peut entendre : « Ne la laisse pas tomber. Tu sais c’est pas si facile
Etre une femme libérée. » Dés les premières notes, la police change de
comportement : « ah, c’est eux ! alors, c’est bon, pas de problème. Bonne
soirée !». Sur la scène, Christian Dingler, alias Cookie, invité régulier de
l’Ange d’Or, se produisait là comme d’habitude, par fidélité. La chanson
« Une femme libérée » a été écrite en une heure sur un coin de table
de cuisine par une copine et voisine de Cookie, Joëlle Kopf, une jeune
mère de famille et enseignante strasbourgeoise d’une trentaine d’années.
C’était une chanson parmi d’autres du répertoire du groupe, mais voilà ;
elle commençait à tourner de plus en plus sur les radios ; une chanson
légère, simple, dynamique qui correspondait parfaitement à l’esprit de
l’époque et qui montait en puissance dans les ventes françaises. Michel
Hentz et son équipe, Cookie, Joëlle se sont trouvés eux-mêmes surpris
par l’ampleur du phénomène. Un moment épique de la vie nocturne
strasbourgeoise.
How many roads ?
La nouvelle équipe de l’Ange d’Or avait repris ce lieu en 1982 en
faisant la tournée des amis prêts à prendre une part de 600 francs dans la
SARL, une somme loin d’être ridicule à l’époque. Les habitués du lieu
se retrouvaient là midi et soir où on leur proposait en même temps une
restauration sympa, de la musique et une ambiance entre potes. Michel
Hentz avait abandonné son boulot de prof d’anglais pour se lancer dans
cette aventure.
So british. Il faut dire qu’en cette fameuse soirée comme en toutes
circonstances, Michel sait toujours garder ce calme très britannique de
l’anglophile qu’il est depuis ses années - lycée à Sarrebourg. Au pays
de la montagne inspirée du Donon, on a toujours le choix de basculer
d’un côté ou de l’autre, vers la Lorraine (Nancy, Metz) – c’est ce qu’a
fait par exemple son camarade de terminale, Jean Stock, le fils du maire,
devenu grand journaliste puis patron de télévision – ou bien alors vers
162
Michel Hentz en co-voitur’ange
l’Alsace – c’est ce qu’a fait Michel .D’un côté comme de l’autre, il y a
l’Europe, Luxembourg ou Strasbourg, on élargit son horizon, et au-delà
de l’Europe, il y a le monde.
Michel Hentz, en fac d’anglais à Strasbourg en 1968, n’a jamais eu
l’idée de passer sa vie derrière un pupitre en tant que prof. La langue
anglaise est plutôt une ouverture sur un monde musical, artistique en
pleine gestation. a cette époque-là, on venait de créer les IUT. Un ami,
étudiant à l’IUT Chimie derrière le Palais U, lui a dit qu’en Carrières
de l’information, ça avait l’air plutôt cool et qu’il y avait plein de filles.
Michel s’est alors inscrit dans le même temps à l’IUT. Pour rester étudiant
plus longtemps peut-être, il a prolongé ensuite par les Hautes Etudes
Européennes et une maîtrise d’Anglais. Au moment où il fallait faire un
mémoire de fin d’études, les étudiants les plus carriéristes choisissaient
un sujet bien pointu qui devait leur ouvrir les portes de l’institution.
Michel, lui, s’est intéressé pour son mémoire à ce petit parti anglais dit
« liberal » (au sens anglais, plutôt à la gauche de la gauche) et surtout à sa
branche jeune, les Young liberals, groupuscule qui avait alors plutôt des
pratiques très spontanéistes mais une véritable action antiraciste et surtout
anti-apartheid (Afrique du Sud). Ils avaient même une représentation
parlementaire au Conseil de l’Europe et quand Michel a pu y rencontrer
un assistant, ils se sont immédiatement reconnus par leurs looks bien
éloignés du costard – cravate. Yeaah !
How many times ?
Les étés, Michel Hentz les passait en Angleterre. Un jour d’août 1969,
il voit des affiches pour un concert où on parlait des Who, des Moody
Blues et surtout du retour de Dylan. Incroyable ! Avec un ami, avec le peu
de sous qu’il leur restait, ils achètent plusieurs billets, espérant par le gain
de la revente au noir se faire suffisamment d’argent pour se payer ensuite
le retour à Strasbourg. Nouvelle surprise en arrivant sur le lieu, c’était un
immense terrain avec des centaines de milliers de personnes, c’était le
festival de Wight. L’année suivante en 1970, il y retourne en connaissance
de cause pour y voir Miles Davis, les Doors et Jimi Hendrix.
C’était les années routard en Dedeuche, ou plus précisément en
Dyane. En juin 1971, Michel avec un copain et une copine prennent leur
petite Citroën, direction le Pakistan (la nouvelle ville d’Islamabad) et
l’Inde (New Delhi). L’Iran fabriquait un modèle de Dyane à l’époque et
pour trouver des pièces de rechange, c’était facile. L’année suivante, c’est
163
Clés de sol
le Tour de la Méditerranée mais Kadhafi n’en faisait déjà qu’à sa tête, il
imposait un certificat de non-judéité aux touristes, un document qui n’a
jamais existé nulle part évidemment mais un ami curé a bien voulu faire
un papier. Au même moment, Kadhafi a fermé la frontière avec l’Egypte.
Il a donc fallu changer d’itinéraire et prendre le bateau pour la Sicile
et la Turquie puis la Syrie et enfin le Liban. En étant immatriculés RL
comme République Libanaise, on les prenait pour des Libanais malgré
leurs chevelures blondes ! En 1973, c’était l’Amérique du Nord, la
traversée des Etats-Unis et du Canada en auto-stop. En 1974, la traversée
de l’Afrique, direction Libreville au Gabon, avec une vieille Land Rover
d’occasion, revendue à bout de souffle en pleine forêt gabonaise. Elle
avait bien servi !
a son retour, cap sur le sud marocain, où Michel enseignera l’Anglais
pendant deux ans. C’est le début d’une courte carrière d’enseignant qui
s’achèvera avec l’ouverture de l’Ange d’Or en 1982.
Pendant cinq ans, l’Ange d’Or tourne à fond. L’adresse est
incontournable pour la jeunesse branchée de Strasbourg mais surtout pour
les musiciens. Michel Hentz et ses amis ont toujours une idée d’avance.
Le Festival Jazz d’Or est lancé en 1986. Il existe toujours aujourd’hui et il
est un événement majeur de l’année culturelle à Strasbourg. Michel aime
ainsi lancer de nouveaux projets. Au départ, on pense à une manifestation
unique. Puis ça marche tellement bien que l’on fait une deuxième édition,
puis une autre,… Quand l’événement marche, il a envie de passer à autre
chose… la manifestation pourrait continuer sans lui. En 1988, il fallait bien
se rendre à l’évidence que le lieu de l’Ange d’Or n’était plus conforme
ni à son développement ni aux exigences de tranquillité nocturne pour le
voisinage. L’ouverture du Café des Anges, à quelques pas de là, au cœur
de la Krutenau, a été la solution au problème. Le nouveau café-concert
a été ouvert par une équipe mixte de l’Ange d’Or et de la Chambre des
Métiers, l’autre lieu branché de l’Avenue des Vosges. Fin d’une aventure
et début d’une autre, plus fabuleuse encore, avec sept concerts par semaine
et les plus grands jazzmen qui sont passés par là, avec Didier Lockwood,
le fidèle Bireli Lagrène, le grand guitariste manouche strasbourgeois, et
tant d’autres…
How many years ?
Michel Hentz est ainsi devenu producteur (« on peut dire cela
comme ça ! »), plutôt accoucheur d’événements. Au Café des Anges,
164
Michel Hentz en co-voitur’ange
on voyait souvent passer des musiciens qui venaient avec un accordéon.
L’accordéon est un instrument facile, pas besoin d’une lourde logistique,
et qui plaît à tous les milieux, à toutes les générations. Ainsi est né
le Festival Le Printemps des Bretelles en 1998, proposé à la Ville
d’Illkirch-Graffenstaden, une ville où il ne se passait rien, où la culture
était parasitée par la trop grande proximité de Strasbourg. Les Bretelles
ont commencé en un lieu, l’Illiade, puis deux, puis trois… et en 2011,
le Festival de l’accordéon est l’évènement populaire attendu au sud de
l’agglomération. En 1999 est née l’idée d’un festival autour des musiques
et des expressions artistiques de la Méditerranée, permettant de valoriser
les apports migratoires par la culture. Très actif dans ce projet, Hossein
Mokry, a souhaité que le festival Strasbourg Méditerranée puisse
fédérer les projets culturels des associations référées à l’immigration.
Chacune devait proposer son projet et rechercher ses financements, le
festival leur offrant une vitrine de premier plan, à un moment précis de
l’année (décembre) et une bonne communication. Michel Hentz avec
l’association Decade assuraient cet accompagnement. Le festival, sous la
houlette en particulier de Salah Oudahar, un homme de théâtre d’origine
algérienne, a pris une ampleur que nul n’aurait pu imaginer au départ,
multipliant les événements et les formes d’expression. Le développement
a été si important qu’il est alors apparu nécessaire un jour de créer une
association propre à Strasbourg Méditerranée, interlocuteur unique pour
les partenaires financiers. Chaque année, un thème fédérateur est retenu ou
un concept. En 2011, il s’agit du thème Exils. Au printemps 2011, on note
de fortes inquiétudes du côté de l’Etat qui semble vouloir se désengager.
Le Président de Strasbourg Méditerranée, Muharrem Koç, issu de
l’Association citoyenne interculturelle (ex Association de solidarité avec
les travailleurs de Turquie) a lancé une alerte. De nombreux projets sont
en suspens, dépendant des décisions financières.
Michel Hentz continue à suivre tous les projets qu’il a initiés,
multipliant les contrats pour chacune de ses prestations. Il gère son affaire
depuis son domicile - bureau de la rue des Bains, un espace à vivre, propice
à son way of life, un lieu magique découvert en 1991. Depuis longtemps,
Michel cherchait alors à quitter son appartement sur quatre niveaux de
la Place du Marché Gayot pour un lieu plus fonctionnel en cherchant
à transformer un site d’entreprise en un espace habitable. L’occasion
s’est présentée en ce lieu et le hasard a voulu que l’adresse était celle de
l’imprimeur qui depuis longtemps réalisait ses affiches.
165
Clés de sol
Un autre grand plaisir de Michel Hentz est de « s’occuper » de Tartine
Reverdy, cette artiste strasbourgeoise extrêmement talentueuse. Tartine a
un titre qui s’appelle « covoiturage ». Toute la vie de Michel Hentz a été
du covoiturage. Sur la vie, Tartine a un beau texte qui dit ceci : « La vie
elle n’est pas grise, elle est comme ça, pleine de surprises !” C’est la devise
d’Élise, à fond sur sa chaise roulante; c’est celle de Victor qui trouve au
fond du grenier un tapis et s’envole, de Katmandou à Tombouctou, de
Stockholm à Lisbonne, et hop ! Et c’est bien sûr celle de Tartine qui nous
invite à colorier tout ce qui nous tombe sous la main. Ici, les chansons
sont de toutes les couleurs : des bleues pour buller en été, des vertes avec
des graminées dedans, des rouges pour parler des choses pas justes et
pas seulement... pour dire qu’on n’est jamais ni noir ni blanc mais rose
chamalow, vert haricot, rouge coquelicot, couleurs pêle-mêle.... »
(juin 2011)
166
Pascale Spengler à cache-cache
Pascale Spengler à cache-cache
Pascale Spengler est bien née quelque part : « Je suis née en 1957 à
Minversheim. J’ai grandi dans ce petit village alsacien, catholique. Fille
de paysans, je lisais mes livres en cachette. Lire était moins utile que
travailler dans les champs. Un collège a été construit dans le petit bourg
à côté. J’ai été fascinée par les vies misérables et étriquées. Depuis j’ai
grandi. » La famille, c’était huit filles et un garçon. Le garçon est arrivé en
dernier. Ouf ! a dû dire Joseph, le père. Il a prénommé son fils… Joseph.
167
Clés de sol
Pascale Spengler existe-t-elle vraiment ? Parler avec elle, c’est
s’embarquer dans une histoire où on va traverser une forêt de noms,
- chaque nom est porteur de fictions -, qui peuplent son univers.
« Il est difficile de grandir »
Jean-Claude Schaetzel, psychiatre et psychanalyste strasbourgeois,
aujourd’hui décédé. Il a travaillé, dit-on, jusqu’à son dernier souffle.
Que sous-entendait-il lorsqu’il a dit à Pascale: « On ne fait pas
d’omelette sans casser des œufs » ? Qu’elle devait aller plus loin encore
dans la prise de risques ? Pour transformer les choses, il fallait casser
ce qui existait, pour que quelque chose de nouveau puisse advenir…
Communiquer, pour elle, c’était transmettre à un autre des impressions,
des expériences, des savoirs, de la connaissance. Or trop souvent elle
percevait le malentendu. Autour de Pascale, on a toujours beaucoup
parlé « psy ». Normal donc qu’elle s’engageât un jour à entreprendre un
travail analytique avec le grand Dr Schaetzel pour aller à la rencontre
de son inconscient. Elle a pu acquérir des outils pour savoir analyser
les situations, et rendre conscients les mécanismes de l’inconscient.
Non pas être coupable mais capable ! Voler de ses propres ailes et
trouver sa langue, y habiter et s’y sentir bien.
Norbert Engel, dans sa bibliothèque. En descendant de l’échelle,
il la toise affectueusement : « Pascale, c’est difficile de grandir ! ».
Victor Rotelli, metteur en scène argentin. Il a créé à Strasbourg
la compagnie Anabasis où Pascale se forme au « théâtre-laboratoire
Odin Teatret-le Tiers théâtre » au début des années 80. Elle apprend
à exprimer par son corps une relation au monde. « J’ai interprété des
personnages : la muette, Macha en deuil de sa vie, l’opportuniste
stalinienne, l’actrice dépressive, la concentrationnaire, l’auteur
poète, l’amoureuse, la juive, la communiste… » Chaque expérience
était un apprentissage. Elle ne se reposait jamais sur un acquis. Sa
matière : l’être humain. Elle était curieuse de connaître, d’apprendre,
de comprendre. Sa nécessité : aller constamment à la rencontre de
l’étrangement autre, l’inconnu, sonder et explorer ses profondeurs, une
remise en question perpétuelle. Elle avait compris que l’acteur quand il
ne savait pas ce qu’il devait faire, attendait les ordres d’un metteur en
scène. Celui-ci lui dictait sa manière de se comporter. Il obéissait à un
texte. Que l’acteur ne soit pas autonome lui déplaisait. Elle voulait être
une actrice à la recherche de ses propres mots qui porte un regard sur
168
Pascale Spengler à cache-cache
elle-même et le monde qui l’environne. Elle comprenait que c’était le
début d’une longue quête à la recherche de soi. Foirades
Marc Lador, lui aussi décédé. Pascale l’a rencontré en 1987 et
ensemble; ils ont fondé les Foirades, pratiquant un théâtre hors les
murs. Ils ont commencé par occuper la Halle B SNCF à Bischheim,
un ancien atelier de réparation de locomotives, ouvert à tous les vents,
une sorte de hangar industriel à l’abandon n’ayant plus de fonction.
Marc, amoureux fou de Samuel Beckett, jouait et mettait en scène
avec Michel Froehly, Pascale jouait et réalisait les scénographies.
« Nous étions des stakhanovistes. Nous voulions prouver que nous
étions capables. Nous cherchions à être reconnus par nos pairs. Nous
avions du désir. a Strasbourg, ce type de théâtre qui donnait à entendre
une parole contemporaine, qui enfin rendait compte du rapport de
nos contemporains, entre eux, et la société, était rare. Seul le TNS
remplissait cette fonction, et nous étions convaincus que ce n’était pas
suffisant, que nous aussi devions semer la bonne parole pour pouvoir
construire un monde meilleur. Du moins c’était ma croyance. J’étais
convaincue qu’ « un mieux vivre était possible » à condition que les gens
aient accès au savoir. Thomas Bernhard, Beckett racontent le monde
qui advient après Auschwitz et « le plus jamais ça » d’Adorno ».
Pascale a fait sa première mise en scène en 1989, avec un groupe
de sept jeunes femmes, le titre : « Jeux de Média(s) ou Mediaspiel».
C’était l’année de commémoration du bicentenaire de la révolution
de 1789. Pour elle, ce fut la possibilité d’interroger ce qui s’est passé
entre le procès de Nuremberg et la révolte qui agitait les membres de
la Rote Armee Fraktion avant qu’ils ne soient arrêtés et emprisonnés à
Stammheim. C’était au Théâtre du Marché aux Grains à Bouxwiller.
Elle avait à de nombreuses reprises collaboré en tant qu’assistante et
actrice avec Pierre Diependaele. Elle fut avec lui deux années de suite
au Théâtre du Peuple à Bussang en 1988 et 1989.
La fille de paysans a mis du temps à se sentir légitime dans le
monde de la culture. Son parcours est celui d’une autodidacte qui,
selon les projets qu’elle entreprend, apprend. C’est en pratiquant
un théâtre tout terrain, de catacombe, dans une cave, à Hautepierre,
transformée en théâtre de poche, sous la toile, le chapiteau de Raymond
Roumegous au parc des Contades, dans les locaux d’assainissement
169
Clés de sol
rue du Hohwald, dans une Halle B SNCF, en pratiquant un théâtre de
la périphérie, qu’elle finit par acquérir un savoir faire et par gagner sa
place au soleil sur un vrai plateau de théâtre où enfin son travail comme
celui de ses collaborateurs sera considéré et rémunéré à sa juste valeur.
Elle put ainsi mettre en scène « les Justes » d’Albert Camus. Elle
a été avec le Scarface Ensemble, Elisabeth Marie et Bernard Bloch
et Articulations Théâtre, Jean-Jacques Mercier, une des pionnières de
l’aventure des Compagnies indépendantes, importatrices des textes
contemporains, ici en Alsace. Elle a également milité avec Salah
Oudahar et Mokhtar Benaouda au sein des Vibrations algériennes et
de Mémoire et Citoyenneté et a participé aux premières éditions du
festival Strasbourg Méditerranée avec Michel Hentz (voir son portrait
par ailleurs) et Hossein Mokry et à la mise en scène du Bazar d’Aziz
Chouaki. Elle a collaboré avec Jean Hurstel, le Centre Européen
de la jeune création, et « la politique Trautmann » dans le cadre du
développement culturel des quartiers en menant des enquêtes dans le
quartier Hautepierre. Cela a donné naissance à un texte de Christophe
Huysman édité à l’Avant-Scène théâtre (1992-1994) : « Manuel de
Hohenstein, là où l’éternité s’est arrêtée », représenté pendant un mois
dans une cave de la place Erasme à Hautepierre, avec des partenaires
comme la S.E.R.S, l’Office des HLM, France Culture, le TNS et
le Maillon. Entre-temps elle fut aussi enseignante. Elle a formé de
nombreux élèves dont Alexandre Lutz, au Tremplin Jeune Théâtre
pendant une dizaine d’années au Théâtre Jeune Public, de 1986 à 1996.
Elle a également enseigné à l’Ecole Supérieure des Arts Décoratifs de
Strasbourg entre 2002 et 2005.
Toute la violence du monde
Entre 2003 et 2005, Pascale Spengler entreprend un projet de
coopération culturelle en réalisant une série de résidences croisées
entre la France (Strasbourg) et la Serbie (Novi Sad) avec le Human
Teatar. Elle avait voulu mettre en scène après « En attendant Godot »
de Samuel Beckett, « Manque » de Sarah Kane. Finalement elle
n’obtient pas les droits d’auteur, et ce fut « La Correction » de Heiner
Müller qu’elle porte à la scène. L’histoire d’un ouvrier, un Allemand
de l’Est, né aux environs de 1910. En 1933, il se retrouve dans les
camps de concentration pour ses convictions politiques communistes.
En 1945 après la libération, parce qu’il vit très mal de retrouver à
170
Pascale Spengler à cache-cache
des postes de responsabilité d’anciens nazis, il ne peut s’empêcher de
casser la gueule à un de ces reclassés et blanchis. Il est jugé et le Parti
désavoue son acte. L’Allemagne pour sa reconstruction avait besoin de
tout le monde quel que soit le passé de la personne. Bremer est envoyé
« au vert » dans un camp de travail. Heiner Müller, l’auteur, raconte la
tragédie d’un oublié de l’Histoire, cet ouvrier, pris dans les tourbillons
des grandes catastrophes du XXe siècle, son destin proche de celui
d’une sorte de Woyzek contemporain, dans la filiation de Büchner.
Sarah Kane, dramaturge britannique, née en 1971, évoque dans
ses créations la violence du monde, le viol, la guerre. a l’âge de 28
ans, Sarah Kane s’est pendue avec ses lacets dans les toilettes d’un
hôpital. Pascale l’a mise en scène : Initiales SK. « J’ai l’amour de la
marge. J’ai toujours été attirée par les marges, et les marginaux. La
stigmatisation est productrice de rejet et de haine. ». Lorsque Pascale
me dit cela, sur la terrasse d’un restaurant de la place d’Austerlitz,
un clochard s’approche de nous pour faire la manche. La patronne du
lieu court vers lui et le chasse avec un grand bâton. « Tape là » lui dit
le clodo en lui montrant son front. « Pas la peine, dit la patronne, de
toute façon, il n’y a rien dedans ». Scène de vie. Scène de théâtre dans
la rue.
Langue des signes
Les artistes muets. Pascale Spengler les surnomme ainsi parce
qu’ils ne parlent pas verbalement. Ils pratiquent le langage des signes
mais pas celui des sourds-muets, qui est encore un autre langage.
Elle a regardé les fabrications des peintres, des photographes, des
vidéographes, des scénographes, des cinéastes, des performeurs du
body art. Elle a étudié la mise en scène en regardant des tableaux, de
l’image. Elle s’est familiarisée avec les langages plastiques à l’École
Supérieure des Arts Décoratifs à Strasbourg et à l’école de la vie, au
gré des rencontres. « J’ai croisé des êtres qui m’ont appris à regarder.
Je n’ai pas validé mes études avec l’obtention d’un diplôme. Peut-être
ne m’en suis-je pas donnée les moyens. Cependant depuis 2006, je
suis titulaire du diplôme d’Etat d’Enseignement du Théâtre. » C’est en
enseignant les rudiments de la langue française à des boat people et des
étrangers venus d’ailleurs au Neuhof avec Jean Claude Bournez, avec
Nabil Badache et Miloud Fatouaki (tous deux aujourd’hui décédés),
avec Rachid Madani, qu’elle a mis en œuvre une écriture urbaine avec
171
Clés de sol
des sculptures en papier, ses animaux blancs, qu’elle installe dans le
cadre d’un paysage urbain. Il y eut : Zoo-psy-taxie, Au fil de l’eau, J’ai
vu des dinosaures bienheureux, Cas type de faux pégase, Concerto
pour les animaux blancs à la mémoire de Kurt Schwitters, La starlette
blanche et son photographe, L’amour du jambon… Le Centre Européen
d’Actions Artistiques Contemporaines de Strasbourg a remarqué et
récompensé son parcours d’artiste avec le prix du Centre Européen
d’Actions Artistiques Contemporaines de Strasbourg en 1988.
Les historiens et leurs histoires. « Je suis une boulimique d’histoire
qu’elle soit littéraire, historique, musicale, cinématographique,
artistique, psychanalytique, sociale, anecdotique.» Apprendre toujours
apprendre et mieux voir et mieux entendre et mieux discerner et mieux
transmettre. L’essentiel.
Les auteurs avec qui elle a eu une histoire. Pascale s’est intéressée
à eux parce qu elle a reconnu chez eux leur exemplarité à vouloir
transmettre leur rapport au monde à leurs lecteurs : Philippe Minyana,
Slimane Benaïssa, Albert Camus, Bertolt Brecht, Samuel Beckett, Sarah
Kane (déjà nommée), Heiner Müller, Bernard-Marie Koltès, Jean-Luc
Lagarce, Aziz Chouaki, Gaston Jung, Thierry Simon, Peter Handke,
Christophe Huysman, Friedrich Dürrenmatt, Marguerite Duras,
William Shakespeare, Jean-Pierre Sarrazac, Michel Vinaver, Roland
Barthes, Karl Kraus, Sophocle, Euripide, Susan Sontag, Georges
Perec, Thomas Bernhard… Mahmoud Darwich, Jean-Luc Godard. Elle
adresse sa gratitude à tous ces auteurs, vivants ou morts. « Ils ont
été mes compagnons. Ils m’ont appris même quand ils se trompaient.
C’est avec eux que je chemine sur la longue route du langage. »
Chemins faisant
Pascale Spengler trace son chemin en rapprochant les choses entre
elles. Elle construit en associant le disparate, l’hétéroclite, l’anodin.
Avec cette matière, elle tisse son œuvre. Un parcours s’inscrit. Entre
Les justes et La correction, elle réfléchit. Elle se prend le temps de
penser. Elle s’intéresse aux nouveaux médias et les changements qu’ils
impulsent. Elle classe ses archives. Elle ferme les yeux. Elle écoute le
bruissement de la langue. Elle ouvre grand les fenêtres pour laisser
pénétrer le vent et le cri du monde. Elle reconnaît ce qu’elle voit,
celle qui parle quand elle parle. Quelquefois elle la perd et puis elle la
perçoit à nouveau comme un petit air de musique qu’elle reconnaît, une
172
Pascale Spengler à cache-cache
ritournelle même si tout autour d’elle est en constante révolution. Et par
conséquent elle ne fixe pas une fois pour toutes, la forme avec laquelle
elle va s’adresser à l’inconnu. Elle pense que tout est mouvement entre
les choses, et c’est dans ce rapport qu’il y a le vrai. Toute vérité est
relative jamais absolue. Elle ne peut que tourner autour sans jamais
l’atteindre. Elle demande à voir plutôt qu’à croire. Elle aime bien les
métamorphoses. Les jeux de cache-cache. Pascale me balance trois
mots sans en dire plus « Les dernières minutes d’Adrienne ». Elle teste
ma réaction. Je lui dis : « Le dernier souffle avant la mort ». Elle
répond « Non, avant la vie ». Toute notre conversation aura été une
espèce de jeu de cache-cache. Pascale Spengler existe vraiment.
(juin 2011)
173
Clés de sol
Françoise Benoît, connue comme le loup blanc
« Il faut battre le fer quand il est chaud ». Ce soir du 18 janvier
1977, au 25, rue Ampère, dans cette cité toute neuve aux chemins pas
encore goudronnés, Françoise Benoît a rassemblé chez elle 17 locataires
(12 femmes, 5 hommes), dont 12 qu’elle ne connaissait pas. Elle en
attendait cinq ! Tous se sentent concernés par le montant des factures
d’énergie émises par l’Electricité de Strasbourg pour ces trois derniers
mois. Françoise n’a pas vraiment besoin de motiver les troupes. Tout le
monde est déjà bien remonté. On lance une pétition.
174
Françoise Benoît, connue comme le loup blanc
« Moi, je suis prête à faire signer toute la cité ! » dit Marie-Jeanne ;
« Il faut faire signer tout le monde » appuie Christiane. Rose-Marie : « On
nous a menti. On promet de chauffer par la dalle au moins 15° et c’est à
peine si on obtient 5° ». Hélène : « Je ne payerai pas. On s’est fait avoir
par les HLM. Même si je reçois la visite d’un huissier. » Alphonse Pierre
assiste à la réunion. Quelques mois plus tard, il sera élu des locataires
HLM. Il pourra faire entendre la voix des habitants, des petits vieux
qui touchent une retraite de 900 francs et reçoivent des factures de 800
francs d’énergie : « ce n’est pas aux locataires de payer les défauts de
construction ». Dans cette cité Ampère, tous les thermostats avaient été
changés. Les techniciens avaient dit qu’il fallait régler entre le clic et le
clac (sic) ! Malfaçons, fissures, infiltrations, moisissures, la cité a tout
connu. Il fallait agir. Ainsi est née l’Association des locataires (l’APFS
Musau), avec tout de suite plus de 200 adhérents. La pétition a réuni 300
signatures. La rue Ampère a été goudronnée en avril, la rue de Wattwiller
en juin. La maternelle s’installe en septembre. Le téléphone arrive en
février 1978. Une ligne de bus est créée, toutes les 40 minutes, mais pas
le week-end. Les dalles ne chauffent toujours pas. Il fait 10° dans les
appartements. Une boite aux lettres est enfin installée en avril 1978, les
premiers garages en 1979. Il faut une nouvelle pétition pour que l’on
pense à construire les premiers commerces en 1982. Mais les malfaçons
sont toujours là avec tous les risques pour la santé des enfants, l’insécurité
routière. L’association crée l’aide aux devoirs et la halte garderie familiale.
La zone industrielle du Port du Rhin (Stracel,…) renvoie vers la cité ses
pollutions, ses odeurs nauséabondes, ses bruits intenses et trépidations,
les explosions dues aux purges. 1989 est une année de lutte intense contre
l’usine d’incinération des déchets toxiques prévue sur le Rhin à Kehl. Le
projet est arrêté en 1992 ! L’association ouvre un centre de loisirs, lance
le concours des balcons fleuris. Une nouvelle ligne CTS arrive en 1994 et
la place de Wattwiller fait enfin l’objet d’un aménagement en 1995 avec
l’installation du premier marché.
Vivre tout simplement
Le 13 septembre 1997, l’association a vingt ans. Nicole Müller et
Françoise Benoît sont là depuis le début. Elles ont été de tous les combats.
Françoise retrace pour son auditoire sa chronologie des luttes « non pas
175
Clés de sol
pour mieux vivre, mais pour vivre tout simplement ». Ses proches souvent
lui demandent : « mais pourquoi tu fais tout ça ? ». Ils ne comprennent pas
très bien le bénévolat. Elle leur répond qu’elle ne peut pas faire autrement,
qu’elle ne pourrait pas imaginer rester devant sa télé alors qu’il y a tant à
faire autour de soi.
Toute la vie de Françoise a été faite d’engagements. Elle est née en
1945 dans l’Ecole Militaire de Saint-Cyr où son père était ordonnance et
sa mère blanchisseuse pour l’armée, elle-même fille d’un tailleur militaire.
Cela explique peut-être pourquoi elle a commencé sa vie professionnelle
dans la couture ? Quatre des six enfants du couple ont été placés dans
une famille d’accueil. Françoise est ainsi arrivée à Ottmarsheim. Elle se
souvient : « On allait à l’école en sabots. Il n’y avait pas d’eau à l’évier il
fallait la chercher aux fontaines communales! ». Son père adoptif travaillait
pour les centrales hydroélectriques EDF sur le Rhin. De déménagement
en déménagement, elle a fini par arriver à Strasbourg en 1968 à l’âge de
23 ans. Françoise a toujours adoré tout ce qui est mécanique comme les
travaux du bâtiment, mais « j’ai toujours été fâchée avec les chiffres »
précise-t-elle. Après un stage professionnel de dessin industriel en
Allemagne, elle entre cette année-là chez Général Motors. Chargée de
la réception des matériels mécaniques, elle était la seule femme dans son
équipe de travail au milieu d’une centaine d’hommes. Elle y a connu
son mari. Une semaine avant son mariage en 1971, la direction lui dit :
« Attention avec qui vous vous mariez ». Son mari était délégué CFDT,
délégué du personnel. Le sous-entendu était clair: Aujourd’hui, Françoise
sait que la carrière professionnelle de son conjoint a été bloquée du fait
de son engagement syndical et de ses responsabilités au sein du syndicat
de la métallurgie. Les grèves de 1976 ont été particulièrement dures dans
l’entreprise. Le couple était en première ligne dans les conflits sociaux.
Il a eu trois enfants. Françoise a quitté son emploi pour élever sa famille
mais s’est investie totalement dans l’engagement de quartier.
En 1978, la militante APF de la Musau rencontre à Paris le ministre
Jacques Barrot. Alphonse Pierre, responsable fédéral, l’a désignée pour
exprimer auprès du ministre la parole des habitants des quartiers, dans
l’émission Aujoud’hui madame sur Antenne 2. a la Musau, dans les
trois cités de Neudorf, elle a multiplié les initiatives ne manquant jamais
d’idées pour améliorer la vie au quotidien : avec l’OPAL, l’outil des APFS
pour les activités d’animation, elle a développé l’offre de loisirs pour les
enfants, elle a promu des partenariats pour le nouveau centre socioculturel,
176
Françoise Benoît, connue comme le loup blanc
le « Cesomu » ; avec l’équipe de prévention OPI et d’autres un « espace
rencontre ». En 1975, elle s’est aussi investie pour la généralisation avec
la fédé APF de la carte santé (un tiers payant avant l’heure). Elle bataille
pour faire installer un feu rouge (qui arrivera après 35 ans d’attente), une
piste cyclable (qui n’existe toujours pas), une extension de ligne de bus
et de ses plages horaires, une journée du maire, une fête des voisins (« il
y a 10 ans ! »). Elle réunit les parents d’élèves depuis 1981, organise
les balcons fleuris depuis 1994… En 2004, l’association a connu de
grosses difficultés financières, surtout dues à des retards de trésorerie et la
paupérisation débutante du quartier. Il a fallu laisser à d’autres le service
offert aux enfants du quartier. Il y avait alors plus de 150 « gamins »
bénéficiaires. Cela a fait depuis chuter le nombre d’adhérents qui est
passé à 50.
Scènes de vie
Il y a quelques années, Françoise Benoît a pu craindre pour sa santé.
Sa prothèse à la hanche a dû être refaite plusieurs fois jusqu’à ce qu’une
greffe osseuse solutionne le problème. « Maintenant, je revis ! ». Elle
reçoit ses petits-enfants tous les jours dans son modeste appartement de
la rue de Stosswihr et, dans le même temps, elle prépare dans sa cuisine
la prochaine réunion aux HLM avec Josiane Reibel et Michel Friederich,
élus CSF à CUS Habitat. Sa fille Véronique sonne à la porte. Le téléphone
sonne. Elle court à l’ordinateur pour sortir un de ses derniers rapports
d’Assemblée générale où elle a décrit l’action menée en 1998 à Ampère
avec une troupe parisienne de théâtre-forum. La première scène raconte
les entrées d’immeubles : « les jeunes qui traînent dans les parties
communes rendent ces endroits invivables pour les habitants ; détritus,
mais aussi urines et déjections humaines sont fréquemment ramassés
par les habitants. Les locataires sont effrayés. Quelles solutions ? » Les
habitants vont décider de revendiquer avec les jeunes des locaux adaptés
pour qu’ils puissent se retrouver sans déranger personne. La deuxième
scène représente une habitante qui va chez ses voisins pour se plaindre
de nuisances. Les spectateurs, des habitants, se reconnaissent dans ce qui
est mis en scène et le débat s’en suit, animé, constructif. La troisième
scène raconte la rencontre entre un locataire et un représentant de l’Office,
à l’occasion d’un déménagement. Pas réaliste, dit quelqu’un, ici on ne
déménage jamais ! Pas tout à fait vrai semble-t-il, me dit Françoise Benoît
qui précise : « Si, si, on déménageait souvent, un vrai turn-over, jusqu’à 90
177
Clés de sol
déménagements par an pour diverses raisons : santé, transport, isolement,
manque de services... aujourd’hui c’est environ 30 à 40 déménagements
par an. » Un autre dit que la discussion avec le bailleur semble possible
et ouverte.
Le théâtre-forum atteint son but : il permet à tous de rester attentifs
aux problèmes des autres, d’être solidaires, de rechercher la convivialité
plutôt que la confrontation, de proposer des solutions, d’agir. Comme le
fait Françoise depuis 35 ans dans son quartier.
(juin 2011)
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Jean-François Mugnier, non formaté
Jean-François Mugnier, non formaté
Jean-François Mugnier s’interroge : pourquoi travailler ? « J’ai
toujours été contre le travail. » Puis il corrige : « Disons, contre la
dépendance au travail. » Il dit : « Je suis contre l’automobile ». Puis il
précise : « Disons, le rêve, c’est d’habiter trois étages au-dessus de son
lieu de travail. » Tout comme lui, rue des Couples, au cœur de la Krutenau,
où il anime un espace alternatif, le Syndicat Potentiel.
Jean-François Mugnier se passe de voiture, n’a même pas le permis
de conduire, vit plutôt chichement, mais il est loin d’être un baba cool
éleveur de chèvres. Sans doute même Jean-François Mugnier a-t-il une
modernité d’avance.
Mayonnaise
Ce jeudi 9 juin, lorsque nous lui rendons visite, il est grimpé sur
un escabeau en train d’effectuer les derniers réglages du vidéoprojecteur
pour la performance prévue le soir même en vernissage de la prochaine
exposition : Welcome Wunderlisch Wonderland, de Camille Fischer et
179
Clés de sol
Nelly Zagury. Les deux jeunes artistes se sont rencontrées au sein de
l’atelier bijoux de l’Ecole Supérieure des Arts Décos de Strasbourg. Elles
puisent leur inspiration dans une culture spontanée, faite d’associations
d’idées. Dans la salle, un décor minimaliste comme cette toile de soie
peinte au rouleau compresseur. a l’écran, des images d’amazones nues
dansant dans un décor onirique. D’avril à juin, dix jeunes artistes (comment
dit-on au féminin ?) ont présenté en ce lieu Mayonnaise, un cycle de cinq
expositions dont WWW. Toutes participent à l’Atelier d’anticipation
économique animé par le Syndicat Potentiel. L’objectif est de sensibiliser
les étudiants de l’ESADS (4e et 5e années) à l’environnement socioéconomique de leurs pratiques artistiques futures. Les étudiants sont
invités à concevoir et réaliser un projet spécifique conciliant leurs
pratiques artistiques et leurs démarches professionnalisantes (création
d’associations, installation d’un atelier, commissariat d’exposition,
projets d’édition, de résidences artistiques), en encourageant les
actions collectives. Le rendu public boucle l’Atelier où le Syndicat
Potentiel réserve les conditions professionnelles d’une exposition d’art
contemporain (montage, communication, vernissage). Dans cette action,
le Syndicat Potentiel n’est pas une galerie, mais une association d’art
contemporain accompagnant les artistes dans leur professionnalisation.
Les étudiants inscrits bénéficient d’un accompagnement renforcé et de
temps d’échanges collectifs. D’anciens étudiants de l’ESAD sont invités
pour témoigner de leur parcours professionnel depuis leur sortie de
l’école. Jean-François Mugnier est présent sur tous les fronts, aménageant
la salle avant le vernissage, lançant la com’ sur internet et dans la presse,
contactant les partenaires, négociant avec les collectivité territoriales pour
qu’elles apportent leur soutien, …
Case départ
Depuis son enfance, Jean-François suit son intuition : « je veux
faire artiste ». Pas évident lorsqu’on est né (à Annecy en 1970) d’un père
menuisier – charpentier dans une famille de cinq enfants. La conseillère
d’orientation lui a proposé d’entrer au Lycée technique de Grenoble
pour préparer un BT en Industries Graphiques. Grenoble n’est-elle pas
une ville d’art contemporain depuis que le CNAC occupe cette halle
industrielle que les Grenoblois appellent « le Magasin » ? Mais petite
erreur d’appréciation : dans ce lycée, on ne formait pas des artistes mais
plutôt des travailleurs de l’édition. Pas grave pour Jean-François qui
180
Jean-François Mugnier, non formaté
s’initie à des techniques qui lui seront utiles plus tard. Le nom du lycée
est André Argouges, celui du proviseur qu’un jour on retrouvera assassiné
par un élève dans son bureau, victime d’une violence gratuite. Après le lycée technique, c’est le retour à la case départ pour JeanFrancois Mugnier. Lui qui voulait s’exiler de l’atmosphère pesante de ses
racines annéciennes se retrouve finalement à l’Ecole municipale des BeauxArts d’Annecy (aujourd’hui Ecole Supérieure d’Arts de l’agglomération
d’Annecy). On le voit fréquenter le plus possible la bibliothèque où JeanFrançois lit Carl Gustav Jung, Gilbert Durand, Mircea Eliade…
Jean-François Mugnier s’interroge : n’est-ce pas l’antagonisme entre
deux choses qui crée ? Le chaud et le froid font l’orage. Le noir et le
blanc font le contraste. Le sale et le propre… Aux Beaux-Arts à Annecy,
il a présenté une œuvre où il assemblait une machine à laver et un tas de
charbon. « L’art ne nécessite pas une technicité » explique-t-il. Il précise :
« Il ne faut pas soumettre la créativité à la technique. » et il cite les
Compagnons du Devoir du Tour de France pour s’opposer à cette approche
élitiste et techniciste de l’art. Ses références à lui seraient plutôt Thomas
Hirschhorn. Le sculpteur suisse crée des œuvres éphémères en utilisant
des matériaux de fortune issus de la vie courante : des cartons, des sacs
poubelles, des vieux papiers… qu’ils mêlent à des visuels, des messages.
L’artiste associe la population à son travail. L’artiste est un philosophe
qui parle autrement de l’exclusion, de l’injustice, des inégalités, de la
condition humaine.
Arrivée
Arrivé à Strasbourg en 1992, Jean-François Mugnier termine son
cursus artistique à l’Ecole supérieure des arts décoratifs à la suite de quoi
il connaît deux ans de RMI. L’artiste – philosophe est certes décalé de
la société marchande ! Un jour, en 1998, il contacte le Syndicat Potentiel
ou plutôt l’association Le Faubourg qui le gère (dont le nom rappelle
que son premier local était alors au Faubourg de Pierre) en lui proposant
de monter pour elle, et donc pour lui-même, la création d’un EmploiJeune et c’est ainsi qu’il est entré dans sa fonction d’aujourd’hui. C’est lui
ensuite qui a salarié des artistes. En 2007, il implique le Syndicat Potentiel
dans Précaritas une action imaginée par Francis Guerrero, un artiste qui
travaillait alors pour l’association. Destinée à cinq artistes en situation
précaire (érémiste, allocataire spécifique de solidarité ou au chômage
181
Clés de sol
depuis longtemps), Précaritas leur permettait de poursuivre leur activité
artistique principale en étant salariés pendant neuf mois. Il ne s’agissait
pas de leur demander un travail différent de leur pratique habituelle, mais
en contrepartie ils devaient relater chaque semaine, sur un blog créé par
Jean-François, leur fonctionnement au travers de « points de restitution »
Le Syndicat Potentiel avait auparavant lancé un appel à projets national
et retenu les cinq artistes sur une centaine de candidatures. En 2008, le
Syndicat Potentiel publie Offre de temps pour l’art, un catalogue d’artistes
bas-rhinois pour la plupart bénéficiaires du RMI, avec le soutien du
Conseil général.
Jean-François Mugnier s’interroge sur la place de l’art dans la société.
Le Syndicat Potentiel a collaboré avec Franck Michel, l’antropologuevoyageur (responsable à Strasbourg de l’association Déroutes et détours)
et Aggée Célestin Lomo Myazhiom, maître de conférences à l’Université
de Strasbourg d’origine camerounaise. Il s’engage pour offrir aux artistes
une plateforme multimédias. Sous sa responsabilité, le Syndicat Potentiel
s’installe dans le paysage strasbourgeois. Avec les jeunes accueillis à
L’Etage, il monte l’exposition Un lieu à soi. Avec le Bureau d’Etudes,
il réinvente un monde de permaculture à l’échelle de « la Planète
Laboratoire ». Avec Till Roeskens, amateur de géographie appliquée qu’il
veut inviter pour la prochaine édition de Strasbourg Méditerranée, il est
de la famille des explorateurs de la ville. Entre la Gare de Strasbourg et
Chez Krimhilde, une friterie perdue de l’autre côté de la frontière, il y a
des espaces à vivre…
Jean-François Mugnier s’interroge toujours. Sortir du cadre plutôt que
passer sa vie à mesurer les dimensions de sa prison. Etre dans un ailleurs
ici maintenant désentravé plutôt que de travailler à financer l’obsolescence
de la société de consommation. L’artiste est un alchimiste.
(juin 2011)
182
Docteur Hamza, Nabila tout simplement
Docteur Hamza, Nabila tout simplement
C’est le terminus du bus 2. Là il fait sa boucle, presque au milieu des
caravanes stationnées sur les trottoirs depuis quelques jours. Des familles
tsiganes se posent ici fréquemment au milieu du quartier du Port du Rhin.
Juste en face, le cabinet du Docteur Hamza.
183
Clés de sol
Dès l’ouverture à 15 h, femmes et enfants manouches se précipitent
chez « le docteur » qui les reçoit toujours avec attention. « Les gens savent
que je les respecte. Je les écoute. Ils existent. » me dit Nabila Hamza,
médecin généraliste installée ici depuis un peu plus d’un an. J’en suis
moi-même convaincu. Je suis arrivé une heure plus tôt. Pour être à l’heure
au rendez-vous, elle a dû avaler vite fait un sandwich, veiller à ce que tout
se passe bien pour ses deux enfants, de deux ans et six ans, répondre à
trois ou quatre coups de fils parce que tout le monde l’appelle à n’importe
quelle heure et elle répond toujours. Il faut rassurer une patiente et lui
rappeler qu’elle a rendez-vous le lendemain, « donc on peut attendre
jusqu’à demain, cela ira », lui dit le médecin, « oui, Nabila, on attendra
demain ». Ici, tout le monde l’appelle Nabila. Il faut dire que la jeune
femme est née ici, à quelques dizaines de mètres de là où elle a son cabinet
aujourd’hui. C’est très rare dans la profession d’exercer là même où on
a grandi. Ce n’est pas la seule singularité de Nabila Hamza. Née d’une
famille ouvrière et immigrée originaire de Bejaia en Algérie, elle est le
produit de l’intégration républicaine, comme on dit dans les cercles bienpensants. Mais elle est surtout le produit de sa propre énergie et de son
indéfectible volonté.
Au temps d’avant
Son enfance, c’était encore hier, il y a une vingtaine d’années. Ses
parents l’ont inscrite au Collège Vauban à l’Esplanade. Son père voulait
s’assurer que sa fille pourrait avoir les meilleures chances de réussite
scolaire. Elle a donc pu suivre sa scolarité au Lycée Marie Curie. Elle se
souvient très bien que dans sa classe, elle était la seule à avoir cette origine
un peu différente, maghrébine, venant du Port du Rhin. Mais elle n’a pas
souvenir de réflexions racistes, ni de la part des élèves, ni de la part des
enseignants. Il faut dire que la scolarité a été excellente jusqu’au Bac C
réussi sans difficultés. C’est pourtant à partir de ce moment là qu’elle a pu
vraiment sentir les différences…
Aux Journées universitaires, sur le stand « médecine », un (haut)
responsable administratif de la fac lui dit qu’elle ne serait pas capable
de poursuivre des études de médecine, sans la connaître et encore moins
son dossier ! Etonnement de constater que l’une de ses amies qui avait un
moins bon dossier scolaire mais des origines plus hexagonales n’avait eu
aucune remarque sur le même projet. Un moment déstabilisée et acceptant
l’avis « autorisé » du professionnel, elle rencontre alors des étudiants
184
Docteur Hamza, Nabila tout simplement
en médecine qui au contraire l’encouragent. Elle décide donc d’y aller.
L’incident va même lui donner plus de rage de réussir et elle réussira,
travaillant le soir dans la petite chambre familiale qu’elle partageait avec
sa sœur pendant toute la durée de ses études. a la fac de médecine à
Strasbourg, elle a côtoyé des étudiants qui sont devenus ensuite de vrais
amis. Les stages hospitaliers se sont aussi très bien déroulés même si elle
a pu rencontrer parfois quelques patients qui refusaient d’être soignés par
elle, à l’évidence du fait de son origine. Quand est venu le temps de choisir
une spécialité, elle s’étonne que pour tous on considère que la fonction de
généraliste soit dévalorisée, comme réservée aux moins bons éléments.
Elle a, elle, choisi d’être généraliste. Diplômée, elle a comme tout le
monde commencé par faire des remplacements avant que des voisins ne
l’incitent à ouvrir son propre cabinet dans le quartier. Une opportunité s’est
présentée début 2010 et elle a franchi le pas. Malgré la présence ancienne
d’un confrère sur le quartier, elle a été surprise du développement très
rapide, en l’espace de quelques mois, de sa patientèle, venue du Port du
Rhin mais aussi de Kehl où habitent de nombreux Français.
C’est sans doute que Nabila colle à la sociologie du quartier, le plus
déshérité de la ville (1400 habitants qui regroupent tous les indicateurs de
pauvreté et de précarité, 91,3% d’HLM, 39,3% de ménages à bas revenus),
le plus enclavé malgré sa caractéristique transfrontalière, coincé entre le
Rhin, des autoroutes, la voie ferrée, les zones industrielles. Le Port du
Rhin, c’est au-delà de la ville. L’association locale s’appelle Au-delà des
ponts. Mais les gens forment ici un petit village, comme si leur isolement
les avait rendus solidaires. Le plus proche voisin du Docteur Hamza est le
restaurant à kebab turc où on peut attendre quand le cabinet est fermé. Ici
chacun peut compter sur tout le monde.
Après l’Otan
En avril 2009, le quartier a connu sa tragique heure de gloire.
Strasbourg réunissait le Sommet de l’Otan. Le quartier a été totalement
bouclé par la police pour isoler sur le site les manifestants et les empêcher
d’arriver au centre ville. Les habitants se sont trouvés enfermés euxmêmes au milieu d’un champ de ruines après les exactions violentes de
quelques centaines de manifestants (incendies d’immeubles dont l’hôtel
Ibis, saccage des rues). Comme pour s’excuser d’avoir totalement sacrifié
le quartier et ses habitants, les responsables politiques se sont depuis
engagés dans une vaste opération de séduction et de développement du
185
Clés de sol
quartier (plan d’urbanisme, arrivée du tram,…). Mais pour le Docteur
Nabila Hamza, le Sommet de l’Otan aura été un véritable déclencheur
pour prendre ses responsabilités. Elle découvre des associations que jamais
pendant sa jeunesse elle n’avait connues, l’équipe de prévention OPI, le
Secours Populaire qui a ouvert un lieu d’écoute et d’accueil. Surtout elle
est décidée à ouvrir une Maison de la Santé. Elle porte personnellement le
projet en contactant des confrères et amis, comme la dentiste Amandine
connue sur les bancs de la fac et qu’elle espère convaincre de s’installer
avec elle. La pharmacie détruite pendant le Sommet de l’Otan y trouvera
logiquement sa place. Ce lieu semble essentiel à Nabila pour répondre
aux besoins des habitants dont elle connaît mieux que n’importe qui les
difficultés.
Les jeunes du quartier, et particulièrement les filles, voient le Docteur
Hamza comme un modèle : « On veut être comme Nabila. ».
(juin 2011)
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Djilali Kabèche, le courage en héritage
Djilali Kabèche, le courage en héritage
« Ma mère était une courageuse. Elle avait coutume de dire: “Tichert-iou khir
t’mira guergazen“. Le tatouage que j’ai au menton vaut mieux que la barbe des
hommes !”. Et c’était la vérité. Je n’ai vu ma mère pleurer que deux fois: quand je
fus jetée dans la haie des cactus, et quant elle apprit la mort de sa mère. » (Fadhma
Aït Mansour)
187
Clés de sol
Les pères et les mères
Dans le « panthéon » de Djilali, il y a une femme, Fadhma Aït
Mansour, la première femme maghrébine à avoir écrit un livre, Ma
mère, dont sont extraites ces quelques lignes. Aujourd’hui, dans la salle
de réunion de l’Espace Nord-Sud à Strasbourg où il me reçoit, on peut
découvrir la magnifique exposition des Ecritures du Sud. Mais il y
manque Fadhma, l’histoire de sa mère, de sa grand-mère, jadis rejetées
pour leur résistance à la domination masculine. Elle fut elle-même la
mère de Taos Amrouche… quatre génération de femmes libres. Dans
le « panthéon » de Djilali, il y a Imache Amar, ce grand combattant de
la cause kabyle, Arrivé en France au cours de la 1ère guerre mondiale,
ouvrier chez Michelin puis mineur de fond … il fut OS en même temps
qu’un grand dirigeant politique, fondateur de l’Etoile nord-africaine. Tous
deux sont nés et ont grandi à Béni Douala, le village d’origine de Djilali
Kabèche, tout comme le grand Matoub Lounès. Mouloud Feraoun luimême a grandi tout près de là. Toutes et tous sont des guides pour Djilali
Kabèche, directeur de l’Association Migrations Solidarités Echanges et
Développement (AMSED) qu’il a fondée à Strasbourg.
Les années noires
Djilali est né dans une famille très modeste. Son père était berger,
résistant à la colonisation française. Après le lycée, il poursuit ses études
en sciences politiques et journalisme à l’Université de Ben Aknoun à
Alger. Il y crée une association de défense des droits de l’homme. Si
sa langue maternelle est l’amazigh, c’est en langue arabe que se fait la
formation et c’est en langue française qu’il devra ensuite poursuivre sa
carrière professionnelle. a la fin de ses études, le major de sa promotion
officie en tant que journaliste au quotidien Alger Républicain, « le droit de
savoir et le devoir d’informer ». Nous sommes alors au début des années
90. L’Algérie connaît la guerre civile. Les journalistes sont les premiers
menacés par le terrorisme. Djilali Kabèche est directement menacé par
téléphone en avril 1995. Il quitte le pays et arrive à Lyon où il s’inscrit en
tant qu’étudiant au Centre international d’études pour le développement
local (CIEDEL) de l’Université catholique de Lyon. Refusant d’effectuer
son service militaire en Algérie, il est privé de son passeport pendant
quatre ans. Marié à une Française en 1998, ce n’est que bien plus tard
qu’il finit par demander la nationalité de son pays d’accueil et qu’il peut
désormais circuler entre la France et l’Algérie.
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Djilali Kabèche, le courage en héritage
Chantiers solidaires
a Strasbourg, Djilali Kabèche a réussi sa conversion du journalisme
vers le développement local en créant l’AMSED, une association qu’il
qualifie de laboratoire social où on multiplie les initiatives solidaires.
Centre de ressources Jeunesse et mobilité, l’AMSED accompagne les
jeunes pour les inciter à la mobilité internationale. Elle prépare avec eux
leur projet en amont des chantiers solidaires, à Aït Hamsi (Algérie), à
Fès (Maroc), à Jérusalem, en Sicile, Roumanie, Arménie, Grèce. Centre
de ressources Jeunesse et diversité, l’association forme sur l’égalité des
genres, la conduite de projets interculturels, l’inclusion des jeunes issus de
l’immigration, la résolution de conflits, la coopération transfrontalière et
internationale,… Le réseau euroméditerranéen de l’AMSED couvre toute
l’Europe du Caucase à l’Atlas en passant par les Balkans… et l’Alsace
au centre. Cette coopération interculturelle permet d’imaginer des outils
originaux de formation et d’animation, comme « Et si on inversait les
rôles ». Du 12 au 25 juillet 2010, ce sont ainsi 17 jeunes issus de huit
pays euroméditerranéens (Maroc, Algérie, Palestine, Turquie, Grèce,
Norvège, France) qui ont pu travailler sur l’égalité des genres et présenter
ensemble une scénette à l’Aquarium à Cronenbourg. Dans chacune de
ces actions, les ateliers créatifs créent des partenariats strasbourgeois
tels que le Mouvement du Nid, le Home Protestant, Femmes de Parole.
Avec l’AMSED, la relation interculturelle se vit par l’expérience, le jeu,
l’instauration d’un climat propice à la créativité et à l’échange. Centre de
ressources pour le développement solidaire, l’association développe des
actions de compagnonnage des migrants, considérant qu’il s’agit là d’un
excellent levier pour le développement du pays d’origine : création d’une
« banque de compétences », aide à la création de « ruchers – écoles ».
Tout naturellement, c’est en Kabylie que Djilali Kabèche a emmené des
apiculteurs alsaciens pour un transfert d’expériences avec les apiculteurs
du Djurdjura. Cette expérience sera répliquée dans d’autres pays en voie
de développement. Le projet a permis la création de 10 emplois (un
par rucher) dans la wilaya (département) de Tizi Ouzou, sur les daïras
(communes) de Azaga, Akbil, Beni Yeni, Abi Yousef, Iferhounene,
Imsouhel, Aït Yahia. L’expérience s’élargit désormais à d’autres
productions comme le fromage. Laboratoire d’insertion, l’AMSED a créé
depuis plusieurs années une action de parrainage bénévole pour l’emploi
des personnes en difficultés des quartiers populaires de Strasbourg, des
interventions d’écriture publique dans les foyers de l’ADOMa et une
189
Clés de sol
mission d’adultes-relais à Cronenbourg. Toutes les occasions sont bonnes
évidemment pour communiquer sur ces expériences et transférer les
compétences en s’associant aux actions fédératrices que peuvent être
la Semaine de la Solidarité Internationale, le Marché du Commerce
Equitable, le Salon des Associations, le marché de Noël ou bien encore
le Conseil des Résidents Etrangers. Par sa présence dans les quartiers
strasbourgeois, et particulièrement à Cronenbourg, Djilali Kabèche et son
équipe entendent démocratiser la culture en proposant des manifestations
artistiques et culturelles riches et variées. Les animations se passent sur les
places publiques et souvent même au pied des immeubles. Le lien social
se fait intergénérationnel en même temps qu’interculturel. Le principal
obstacle ? L’obtention de visas ! Dans un pays frileux, il y a par bonheur
des gens chaleureux ; dans un pays peureux, il y a par chance des gens
courageux et créateurs… comme Djilali Kabèche.
(juin 2011)
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Marc Lévy sème des graines
Marc Lévy sème des graines
Vers 1850, le gros village de Gérardmer, dans les Vosges, devient
une véritable petite ville. Quelques juifs alsaciens s’y établissent. D’une
vingtaine alors, ils seront une centaine en 1865, 137 en 1876, disposant
d’un lieu de culte, d’un ministre-officiant, d’un cimetière. Nathan Lèvy
est un négociant en textiles qui fait travailler des tisserands à domicile.
En 1882, il crée l’usine de tissage. En 1906, les Tissages Nathan-Lévy
emploient 96 salariés, 159 en 1921, 216 en 1936. Les juifs sont bien
intégrés à la vie locale, prenant des responsabilités au conseil municipal,
au syndicat des commerçants, au sein des associations.
Libertés
Le 21 juin 1940, les Allemands occupent Gérardmer. Le
gouvernement de Vichy prend des mesures antisémites. a partir de 1942,
les juifs géromois sont arrêtés, envoyés à Drancy puis à Auschwitz où
ils sont exterminés. Parmi eux, André Lévy, sa femme, son fils, son
neveu, sa nièce. Ils étaient revenus de leur exil au sud de la ligne de
191
Clés de sol
démarcation pour refaire tourner l’usine, faire vivre les familles
ouvrières vosgiennes. En novembre 1944, à la veille de la Libération,
les Allemands incendient les maisons. Les survivants de la famille
Lévy reviennent à Gérardmer pour reconstruire l’usine détruite. Jean
Lévy succède à son frère André et prend la direction de l’entreprise
familiale et devient adjoint au maire pendant 18 ans. En 1969, la famille
Lévy vend l’usine à Elis, un grand groupe international, pour reprendre
une usine à Haguenau. Elle vient habiter à Strasbourg en 1972, sauf
Marc qui reste à Gérardmer pour y passer son bac. Amoureux de la
nature, de la marche en montagne, Marc Lévy a passé dans les Vosges
une enfance heureuse qui lui a laissé d’intenses souvenirs. Après un
DUT en mesures physiques à Metz puis une Licence Audiovisuel à
Valenciennes, il s’installe à Strasbourg où depuis trente ans, on peut
le voir sillonner les rues de la ville à vélo. Dans sa vie, Marc Lévy a
toujours fait le choix de la liberté. Il a toujours vécu dans le quartier
du Tribunal, au Faubourg de Pierre, et occupe son appartement
d’aujourd’hui depuis 1978. Mais plus pour très longtemps…
Au Lycée de Gérardmer déjà, Marc animait un Club Photo.
L’audiovisuel est sa passion. Pour son entrée dans la vie professionnelle,
il a eu la chance de tomber sur une opportunité à l’Université de
Strasbourg qui voulait développer un service audiovisuel. Au début,
il travaillait sur les photos scientifiques utilisées par les enseignants
dans leurs cours, puis leurs vidéos. Il a même fourni en matériel Radio
Dreyeckland pour ses émissions réalisées en pleine forêt et brouillées
par les autorités, avant 1981 et la légalisation des radios libres. Dans
les années 90, l’enjeu était de développer le multimédia dans les
quartiers. Aujourd’hui, la fonction d’ingénieur du service audiovisuel
à l’Université est plus complexe. Il faut mettre en réseau une dizaine
d’amphis dont certains sont séparés de plusieurs kilomètres, comme
entre Médecine et Pharmacie (Illkirch), définir le cahier des charges,
particulièrement lorsque l’on fait appel à des partenariats externes.
Le passage de l’argentique au numérique et le développement de
l’internet ont révolutionné le métier. Alain Jaillet, alors chercheur au
laboratoire des Sciences de l’éducation et directeur du département
multimédia de l’ULP, a conçu les applications permettant de passer au
« cartable numérique », un outil au service de l’élève ou de l’étudiant
mais dont la maîtrise est toujours confiée au professeur. Tous les
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Marc Lévy sème des graines
acteurs et partenaires de l’établissement peuvent être mis en réseau,
les élèves ou étudiants travaillent sur un espace virtuel où se trouvent
leurs cours, leurs exercices, leur emploi du temps, leurs messages et
toutes les informations utiles. Les enseignants comme les étudiants ne
se déplacent plus qu’avec leurs clés USB. Pour les montages vidéos,
Marc Lévy et son service ont travaillé avec la Maison de l’Image
dans le cadre de sa mission d’éducation à l’image. Les enseignements
aujourd’hui passent par le e-learning et la WebTV.
En vie
C’est en tant qu’animateur photos que Marc Lévy a commencé son
activité bénévole au Fossé des Treize en 1980, tout en le fréquentant
en tant qu’usager pour les activités adulte (yoga). a partir de 1989, ce
sont les enfants qui ont fréquenté le Fossé des Treize avec le restaurant
parents - enfants et les activités poterie. Marc est entré au Conseil
d’administration du Fossé en 1995, et il en est aujourd’hui le viceprésident. Ce qui l’intéresse dans cet engagement, c’est la part qu’il
peut y prendre pour animer la vie de quartier, développer le lien social.
Avec un tel équipement de proximité, qui a fêté ses 30 ans, on contribue
à créer ce sentiment d’appartenance au quartier, la solidarité entre
les habitants. Tous les administrateurs sont des parents et habitants.
Pour eux comme pour Marc, il s’agit d’être collectivement dans une
démarche de diagnostic social permanent, de faire tourner le Centre
socioculturel, en prenant des décisions de gestion mais en gardant
toujours le coté familial et convivial qui prévaut depuis plus de trois
décennies. C’est à ce titre qu’il participe au Conseil de quartier. Il y
a quelques mois, celui-ci avait à se prononcer sur le projet Babelle
au Palais des Fêtes. Marc a défendu avec fermeté ce projet mais
majoritairement le Conseil a donné un avis défavorable. Marc Lévy
a beaucoup appris par ce dossier sur des comportements politiques
(ou politiciens) qui lui étaient inconnus. Les tensions ont été fortes
entre les différents acteurs. Un compromis a finalement été trouvé qui
satisfait les porteurs (ou plutôt porteuses) du projet comme ceux d’un
projet concurrent, celui de Franck Meunier, l’homme des nuits et des
brasseries strasbourgeoises.
Marc et son épouse Françoise sont des éléments dynamiques de
la vie associative du quartier. Ensemble ils ont participé à la création,
193
Clés de sol
avec d’autres parents d’alors, d’une crèche parentale qui existe toujours
25 ans plus tard, et plus récemment, à celle de l’association Envie de
quartier avec quelques voisins. L’idée magnifique d’Envie de quartier
a été de verdir le « faubourg » en créant du lien social. L’association
a signé une convention avec la Ville pour entretenir les pieds d’arbres
et quelques particuliers se sont ainsi appropriés des arbres pour
les embellir pour le bien de tous. « Ici les habitants fleurissent leur
quartier », peut-on lire à chaque petit jardinet et tous les Strasbourgeois
respectent. On sème les graines, on arrose, on entretient lors de rendezvous fixés par l’association, le premier dimanche du mois en fin de
matinée, et on finit par un apéro en commun, place de Pierre. Le déclic
fondateur d’Envie de quartier a été les 30 ans du Fossé des Treize.
C’était en 2009. Ce jour-là, en présence de Robert Herrmann, adjoint
au maire en charge de la participation et élu du quartier, les idées ont
fusé : engazonner la rue Saint Léon, créer des terrains de jeu pour les
enfants, mettre des bacs à sable, ouvrir des cours d’immeuble et en
faire des lieux de vie, verdir une façade,… Une concertation directe
est engagée avec les techniciens de la ville. Un peu d’enthousiasme,
de la bonne volonté et on peut changer la vie. Assez vite, l’association
compte une centaine de membres et le double de sympathisants. Les
réunions se tiennent à la Galerie Apollonia ou au Fossé des Treize,
selon les besoins. Envie de quartier donne une identité à un secteur
de la ville qui en avait peu. Elle en a fait un cœur de ville vivant. Une
habitante originaire de Zurich, une voisine architecte ont été utiles pour
donner une consistance aux projets. Les commerçants sont étroitement
associés ; ils y trouvent leur compte.
Mais en septembre, les Lévy vont quitter le quartier et enfin emménager
à l’Ilôt Lombardie à Neudorf-Schluthfeld, sur l’emplacement d’anciens
jardins ouvriers. Des amis architectes leur ont proposé de s’associer à leur
projet d’éco-quartier en 2004. Ils ont constitué avec leurs futurs voisins
une SCI d’attribution pour une copropriété. Les plans ont été conçus
avec les architectes dans un esprit d’éco-logis et de qualité de vie. Tout
cela à deux pas du centre ville. Le résultat final sera un ensemble urbain
comprenant une maison individuelle (la maison Lévy), un immeuble
de quatre niveaux d’une dizaine de logements de la plus petite à la plus
grande superficie, ainsi qu’un atelier professionnel, et tout cela sans aucun
promoteur immobilier. Une expérience unique en France !
194
Marc Lévy sème des graines
Avant de me quitter, Marc s’empresse d’ajouter : « ah oui, j’ai
oublié de vous dire, je suis aussi militant syndical CGT » et il reprend
son vélo, sans perdre de temps, car une grande journée l’attend encore.
Il est 9h30 du matin.
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Clés de sol
Michel Sexauer, entrepreneur solidaire
« Un service à domicile, c’est simple comme un coup de fil » dit
LogiServices (Esplanade) qui propose aux Strasbourgeois jardinage,
bricolage, ménage, repassage, courses, préparation de repas, garde
d’enfants,… « un coup de fil et vous devenez acteur de l’économie sociale
et solidaire ». Pour le client, il y a l’assurance d’une prestation de qualité
sans la moindre formalité. Pour le salarié prestataire, il y a plus qu’une
rémunération ponctuelle, il y a un accompagnement pour l’insertion, on
dit aujourd’hui « l’inclusion » dans les réseaux européens.
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Michel Sexauer, entrepreneur solidaire
Les entreprises d’insertion en Alsace sont fédérées au sein d’une
Union régionale, l’URSIEA, autour d’une charte qui définit l’éthique
du mouvement : « agir concrètement afin que chaque personne puisse
développer ses potentialités et reconquérir une citoyenneté à part entière
». LogiServices est l’une de ces entreprises alsaciennes au même titre que
Bâti- Scot, des pionniers à Strasbourg implantés au cœur du quartier du
Neuhof depuis 1981. Michel Sexauer est le fondateur et gérant de Bati
Scot, PDG de Scoproxim et de l’association Proxim, en même temps que
vice-président de l’URSIEa et exerçant des responsabilités au sein du
réseau national CNEI et européen ENSIE (European Network of Social
Integration).
L’emploi du temps de Michel Sexauer est plus que chargé. Lorsque
je le rencontre dans son bureau de la rue de Brantôme, il rentre à peine de
Bruxelles où se tenait l’Assemblée générale de l’ENSIE, il fait un point
complet avec ses collaborateurs et il s’apprête à repartir très prochainement
à Paris (CNEI). L’accueil est pourtant chaleureux et enthousiaste, lorsqu’il
évoque la longue aventure de l’entrepreneuriat solidaire commencée en ce
qui le concerne il y a plusieurs décennies.
Colmar
Michel Sexauer, dés l’âge de 10 ans, en 1960, accompagnait déjà son
père sur ses chantiers de peinture en bâtiment dans la région de Colmar.
Troisième d’une fratrie de quatre garçons, il avoue volontiers qu’il ne se
plaisait guère à l’école et qu’il préférait cette ambiance des chantiers de la
petite entreprise familiale. a 14 ans, il entre en apprentissage au Collège
d’Enseignement Technique pour les métiers du bâtiment à Strasbourg –
Montagne Verte, pour une durée de trois ans jusqu’au CAP. Entré ensuite
et assez logiquement dans l’entreprise de son père, il y passe cinq ans,
où tout lui est demandé. En tant que fils du patron, il doit accepter sans
rechigner toutes les charges de travail et il comprend bien que le rêve
de son père est certes qu’il puisse un jour assurer la succession dans
l’entreprise. La Corporation des patrons peintres organisait alors des
formations techniques pour les publics en apprentissage dans les locaux
colmariens de la Chambre des métiers. Michel, en plus de ses semaines
de travail, assurait bénévolement ces cours le samedi. Un matin où il se
rendait ainsi en voiture à la Chambre des métiers, il entend une annonce
à la radio pour l’embauche d’un éducateur technique à l’Institut médico197
Clés de sol
professionnel (IMPro) Saint-Joseph de Colmar, établi à Marbach audessus d’Obermorschwihr. Nous sommes en 1972. Il flaire le bon tuyau
pour s’échapper du piège de l’entreprise familiale, se porte candidat et est
retenu. Le cadre de travail était sensationnel avec cette vue panoramique
sur les vignobles des collines sous-vosgiennes. Le boulot lui-même était
« confortable » en comparaison de ce qu’il avait connu auparavant :
un doublement du salaire en divisant par deux le temps de travail ! Il
allait découvrir un milieu professionnel qu’il ne connaissait pas, celui de
l’Enfance inadaptée. Il allait vite aussi s’apercevoir que l’établissement
n’avait pas vraiment de projet pédagogique ; on était plus dans le
gardiennage que dans l’apprentissage. Entre les éducateurs post-soixantehuitards et les dirigeants caritatifs catholiques, il y avait la confrontation.
De Hautepierre au Neuhof
Après deux années ainsi passées à l’IMPro, Michel préfère prendre
une nouvelle fois le large mais il entend prolonger son expérience
d’éducateur en entrant en 1974 dans l’équipe de prévention spécialisée,
la JEEP, du nouveau quartier de Hautepierre. Là encore, il rencontre la
confrontation entre deux cultures professionnelles : celle des éducateurs
acquis à l’idée de proposer aux jeunes des occasions de sortir du quartier
autour d’activités relevant plutôt de l’animation (camps d’ados) et ceux,
comme lui, plus rares, surtout à l’époque, qui préconisent une ouverture
aux métiers (visites d’entreprises). Les premiers ont vite fait de considérer
les seconds comme des « vendus » au libéralisme et au patronat ! Michel
Sexauer, qui entre-temps a pu valider en 1978 son Certificat d’aptitude à la
fonction d’éducateur technique spécialisé et est devenu délégué syndical
CFDT, reste cependant droit dans ses bottes pour le projet éducatif qu’il
défend en direction des publics en difficulté.
C’est en 1981 que son ami Denis Métivier, de l’Atelier Populaire
d’Urbanisme et d’Aménagement du Neuhof (APUAN), fait appel à lui
pour qu’il développe son projet auprès de l’équipe de prévention du
quartier (ALP). Depuis près de deux ans, l’ALP travaillait à un projet
d’insertion par l’économique : créer une structure proche d’une entreprise
traditionnelle permettant de faire participer des jeunes en situation d’échec
aux travaux de réhabilitation du quartier du Neuhof. Michel Sexauer
est embauché pour concrétiser ce projet. Il va s’intéresser aux actions
innovantes déjà menées dans des villes comme Grenoble ou Roubaix.
Bâti-Scot est née le 01 octobre 1981, sous la forme d’une SCOP (Société
198
Michel Sexauer, entrepreneur solidaire
Coopérative Ouvrière de Production), ce qui à l’époque était une forme
de constitution de société totalement méconnue et même dévalorisée.
Economie sociale et solidaire
Une entreprise d’insertion permet de mettre en œuvre, dans le cadre
d’une activité de production ou de service économiquement viable, des
parcours d’insertion sociale et professionnelle s’adressant à des personnes
qui sont momentanément ou plus durablement éloignées de l’emploi en
entreprise traditionnelle. Bäti Scot propose ainsi l’activité qui correspond
au savoir-faire professionnel de son fondateur : la peinture intérieure,
les revêtements de sols, cloisons, faux plafonds, mais aussi la serrurerie
(jusqu’en 1984). Le public visé pour entrer dans l’entreprise est la
jeunesse du quartier du Neuhof. Quant aux clients ?.... Au début, ils ne se
bousculent pas ! Les quatre premières années ont été très difficiles. Les
premiers travaux étaient essentiellement des remises en état de logements
après changements de locataires. Bâti-Scot travaille à la rénovation des
immeubles de la rue de Ballersdorf. L’entreprise a alors un atelier dans
une ancienne école du Polygone, régulièrement cambriolé. Le monde
des entreprises percevait mal cette « concurrence déloyale ». Le monde
des éducateurs les regardait comme d’affreux libéraux. Bâti Scot obtient
l’agrément en tant qu’entreprise d’insertion en 1989. Le dossier Qualibat
(qualification professionnelle) a été rejeté en commission départementale,
puis régionale, sur des considérations subjectives, idéologiques, contre
la forme coopérative et la finalité d’insertion. Heureusement, les SCOP
disposaient d’un siège à la commission nationale, en la personne de
Didier Durr, alors secrétaire général de la Fédération des Scop BTP. Ce
dernier, infatigable défenseur de l’économie sociale, a fortement défendu
le dossier et Bati Scot a fini par obtenir la certification Qualibat.
Le maire Pflimlin, lui, a cru au projet, le voyant comme la dernière
chance de réussir un projet économique innovant sur le quartier.
Maryvonne Lyazid à la DDASS a permis pour l’Etat d’accompagner au
mieux le développement de l’entreprise en lui faisant bénéficier de la
circulaire 44 du 10 septembre 1979 qui fournit le cadre légal d’une activité
économique par la Prévention Spécialisée. Après 1989, c’est MarieHélène Gillig, adjointe au Maire chargée du développement économique,
qui apportera l’appui nécessaire, permettant à la SCOP d’être positionnée
comme « régie de quartier » et de mettre ainsi autour d’une même table
des élus, les donneurs d’ordre et les habitants. Grâce au fort investissement
199
Clés de sol
de Charles Depret, Directeur de la Mission locale, et de Thierry Page,
Directeur adjoint de la DDTEFP, les régies et les entreprises d’insertion
en général ont connu un fantastique développement dans les années 90 sur
le territoire de la Communauté Urbaine de Strasbourg.
Coopérativement vôtre
C’est ainsi qu’est créée en 1993 l’association Proxim, régie de quartier
pour les activités de maintenance du quartier, les services aux entreprises,
collectivités et particuliers (elle deviendra également une SCOP quinze
ans plus tard). En 2001, Proxim a racheté l’activité de Coup de fer
(repassage). En 1997, l’ALP cesse de porter le financement de l’activité,
mais la mise en place de la Zone Franche, permet la redynamisation des
activités et le renforcement de la structure financière de Bati Scot et de
Proxim. En 2001 est créée la SCOP Scoproxim, qui reprend les activités
de nettoyage des locaux particuliers et de collectivités, les espaces
extérieurs, la maintenance de bâtiments, les prestations aux entreprises
sur chantiers,… Les trois entreprises du groupe (120 salariés), dirigées
par Michel Sexauer, sont installées désormais au 10, rue de Brantôme, des
locaux qui furent autrefois un espace commercial, plutôt fonctionnels mais
qui vont prochainement faire l’objet d’une importante restructuration pour
faciliter la fusion des trois entreprises en un seul groupement coopératif
en 2012. Elles disposent également de « logements de dépannage » pour
les salariés ayant besoin d’une réponse immédiate pour se loger.
Depuis 30 ans, Michel Sexauer défend une idée : la nécessité de sortir
des pratiques institutionnelles et individuelles de l’assistanat, inverser les
flux économiques, créer des plus values générées par la production. Face
à la lente dégradation des conditions de vie des habitants du quartier, il
fallait construire et développer un outil fort, financièrement indépendant,
compétitif et compétent, professionnel en toute chose à commencer par
ce difficile nouveau métier: l’Insertion par l’Activité Economique. Une
équipe s’est constituée et développée au fil des années; des femmes et
des hommes désireux de « donner un sens à leur parcours, travailler au
corps cette misère, lui rentrer dedans et essayer, chaque fois qu’elle passe
la porte de la mettre au tapis ». Et tout cela dans le respect des valeurs
coopératives, où les salariés sont des coopérateurs. Aujourd’hui encore,
il ne faut pas cesser de faire comprendre le projet coopératif, même auprès
du syndicat (CFDT).
200
Michel Sexauer, entrepreneur solidaire
Au-delà de la réussite économique du projet, c’est sa réussite sociale
et citoyenne qui compte. Michel Sexauer est fier par exemple de citer le
cas d’Erol. Il est arrivé, jeune adulte, de l’Anatolie profonde où il était
berger. Il ne connaissait pas un mot de français et était culturellement très
éloigné de cet univers ultra-urbain du Neuhof. La SCOP a accompagné
Erol dans tous ses apprentissages et son adaptation à la vie française.
Aujourd’hui, il est un chef de chantier particulièrement apprécié.
Ironie de l’histoire de la famille Sexauer. Michel le peintre est devenu
éducateur. Mais c’est son jeune frère Philippe qui d’éducateur a repris
l’entreprise familiale de peinture à Colmar. Pour un temps seulement,
puisque Philippe a arrêté cette entreprise familiale en 1991 pour rejoindre
son frère et le seconder. Il est aujourd’hui responsable technique de Bati
Scot. L’un et l’autre ont l’esprit d’entreprise mais ils ne sont pas n’importe
quels entrepreneurs ; ils sont des entrepreneurs solidaires.
(juin 2011)
201
Clés de sol
Véronique Dutriez in eternam
Le 11 novembre 2005, Véronique, tu étais place de la République, pour
rappeler au-delà de la mémoire des morts de la 1ère guerre mondiale, la dette
que nous avons tous à l’égard des combattants maghrébins et d’Afrique
noire qui ont contribué à libérer l’Alsace de l’annexion allemande. Une
génération plus tard, leurs enfants libéraient la région de l’oppression
nazie. Deux générations plus tard, leurs petits-enfants reconstruisaient
notre région. Trois générations plus tard, leurs descendants souffrent
encore de discriminations dans les banlieues. Tu étais là, Véronique, pour
dire tout cela.
Le 12 novembre 2005, Véronique, tu bataillais encore pour
accompagner les sans-papiers à préparer leurs dossiers administratifs
et soumettre leur demande de régularisation auprès de la Préfecture. Le
lundi matin, tu tenais la permanence d’accueil des sans-papiers, avenue
des Vosges, avec ta grande capacité d’écoute, avec ta générosité, avec la
conscience profonde de ta responsabilité vis-à-vis du destin d’une famille,
avec malgré tout cette extraordinaire bonne humeur permanente. Tu étais
bénévole bien sûr, guidée par ton obligation d’agir face aux injustices. Tu
préparais pourtant ton prochain rendez-vous chez le Préfet avec le plus
grand professionnalisme.
Le 13 novembre 2005, Véronique, tu animais une réunion du
comité local du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les
peuples dont tu assurais la responsabilité de Présidente. Le racisme t’était
insupportable. La rencontre interculturelle te nourrissait, te faisait chanter,
rêver, aimer.
Le 14 novembre 2005, Véronique, tu passais un peu de temps
avec Sarah, ta fille, puis un coup de fil à David, ton fils cadet. Dans ta
générosité, jamais tu n’as oublié ta famille. Tu as toujours été si proche
de tes enfants, de tes trois enfants. Tu n’as non plus jamais oublié tes
amis, tes très nombreux amis, toi qui m’invitais à passer la nuit avec ta
famille à chaque fois que je devais séjourner à Strasbourg, qui prenait
toujours le temps de la discussion, toi qui as été la première à me parler
de ces horribles expérimentations faites sur les cadavres juifs du Struthof
à l’Institut d’anatomie des Hospices Civils de Strasbourg en novembre
1943. La reconnaissance de l’horreur était le combat de Georges Yoram,
202
Véronique Dutriez in eternam
ton compagnon de vie, ton compagnon de luttes.
Le 15 novembre 2005, Véronique, tu donnais, comme tu le faisais
souvent, un coup de main à Georges, dans son cabinet de psychiatre de la
rue du Haut-Barr. Né au Maroc dans une famille juive d’origine ibérique,
Georges Yoram Federmann a une haute idée de la médecine au service des
plus pauvres, en soignant tous ceux qui en ont besoin, quelle que soit leur
condition. Ce jour là, vers 17 h, un ancien patient rentre dans le cabinet.
Il est très excité. Il tient un pistolet. Il tire sur Georges, le touche à la
poitrine. Il tire sur toi, Véronique. Il te touche à la tête. Georges sera sauvé
par miracle. Toi, Véronique, tu ne survivras pas, malheureusement…
Le 16 novembre 2005, c’est la stupeur à Strasbourg lorsque nous
apprenons le drame. Nous entrons en liaison avec les enfants. Ils sont
dignes dans leur douleur, dignes de toi, Véronique.
Le 17 novembre 2005, alors que son père est encore hospitalisé, David
lit un message devant l’entrée du cabinet médical : « N’en veuillez pas à
notre agresseur ; pensez qu’il a une femme et trois enfants qui doivent être
très malheureux. Continuez à lutter pour défendre les plus démunis. ».
Le 18 novembre 2005, concours de circonstances, ou signe du destin,
une des luttes menées de longue date par Véronique et Georges arrive à son
aboutissement, car une plaque commémorative est officiellement apposée
sur la façade de l’Institut d’anatomie de Strasbourg, pour témoigner des
expériences menées au nom de la science par le professeur Hirth sur les
déportés juifs.
Le 19 novembre 2005, plusieurs centaines de personnes se sont
rassemblées au Palais Universitaire, pour te rendre un dernier hommage.
Tu aurais aimé cet événement spontané où la musique et la poésie se sont
mêlées aux messages de sympathie, au micro ou sur les petits papiers
multicolores que tes nombreux amis ont voulu t’adresser et adresser à ta
famille. Georges a délivré un message d’une rare humanité : « Ma première
pensée va à mon agresseur et à sa famille qui souffrent aussi. J’espère que
mes confrères pourront les aider. » David a dit une fois encore : « Nous
n’avons pas de haine. Nous devons continuer à vivre heureux malgré le
drame. C’est pourquoi aujourd’hui il y a de la musique, nous ne voulons
pas rendre un hommage triste à ma mère. » Dans la salle, ils étaient là
aussi, tous ceux qui peuvent t’accorder une reconnaissance éternelle,
parce que tu as permis à une sœur, à un frère de pouvoir s’installer en
France, souvent après de longues années d’espoir. Sans toi, rien n’aurait
été possible.
203
Cet ouvrage a été édité avec le soutien de la Ville de Strasbourg. Les choix
rédactionnels ont été laissés à l’entière liberté de l’auteur. La présentation de telle
ou telle personnalité strasbourgeoise dans cet ensemble de portraits ne signifie
donc pas pour la Ville un appui particulier à chacune des initiatives présentées
ici mais son soutien à la démarche de l’association Entre gens pour valoriser les
initiatives solidaires dans la ville, dans leur diversité d’approches.
avec le soutien de la Ville de
Editions Entre gens
ISBN 978-2-9540176-0-0
Imprimerie Apache Color 09-11
CLéS DE SOL
des Strasbourgeois solidaires
Jeannette Wünschel
C’est là que tout a commencé : aux Blech. Déjà à la fin des années 50 et au début
des années 60, nous pouvions voir là le comble de l’indignité du logement. On y avait
casé des ménages (familles ou personnes seules), délogés du centre ville soignant son
image… Jeannette était travailleuse familiale. Elle est arrivée aux Blech Biele en
octobre 1964. Originaire de Hoenheim, au nord de la ville, elle avait commencé sa vie
professionnelle d’aide familiale à la fin des années 40…
Nabila Hamza
Dans son quartier du Port du Rhin, tout le monde l’appelle Nabila. Il faut dire que la
jeune femme est née ici, à quelques dizaines de mètres de là où elle a aujourd’hui son
cabinet de médecin généraliste. C’est très rare dans la profession d’exercer là même où
on a grandi. Ce n’est pas la seule singularité de Nabila Hamza…
et une quarantaine d’autres portraits de Strasbourgeois(e)s solidaires
L’auteur, Guy Didier, est le fondateur d’entre-gens, l’e-portail de portraits, site
de journalisme citoyen. De formation sociologue, il a été responsable de formation à
l’Agence pour le développement des relations interculturelles, directeur d’associations
et consultant international.
L’auteur de la préface, Pierre Greib, est agrégé d’histoire, ancien professeur de
lycée à Strasbourg, membre de la CIMADE et président du CLAPEST.
Les photographies sont de Jeannette Gregori, enseignante, photographe sociale
(Enfances tsiganes) et Jean-Louis Hess, photographe indépendant, professeur
associé à l’Université de Strasbourg.
Editions Entre gens
iSBN 978-2-9540176-0-0
12 €