Les associations, entre évitement du politique et ferment

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Les associations, entre évitement du politique et ferment
Axelle Brodiez-Dolino
Les associations, entre évitement du politique
et ferment de politisation
On a beaucoup glosé, dans les années 1990, pour savoir si l’engagement politique
était en « déclin ou mutation ? » (P. Perrineau, 1994), s’il y avait ou non une « fin des militants ? »
(J. Ion, 1997), si les associations scellaient ou non un « nouvel âge de la participation ? » (M.
Barthélémy, 2000). De fait, la coïncidence est frappante entre l’explosion du fait associatif
(selon les estimations, 600.000 associations en 1984 et 1,3 millions aujourd’hui) et le déclin du
partisan, fait, lui, de montée de l’abstention et des extrémismes depuis les années 1980, de perte
de confiance dans le clivage droite-gauche et de déclin numérique des effectifs des partis.
On rappellera toutefois que la montée du fait associatif est plus ancienne, avec un
décollage dès les années 1960, et que les années 1960-70 ont été celles d’une fantastique
effervescence militante. On soulignera aussi combien les auteurs cités usent prudemment d’un
point d’interrogation, qui questionne plus qu’il ne tranche un phénomène finalement récent.
Quoi qu’il en soit, la question est posée : la nouvelle « démocratie participative » vient-elle
compléter ou contester la traditionnelle « démocratie représentative » ? Le « bénévolat » est-il
une nouvelle forme de « militantisme » ? Le fait associatif scelle-t-il l’évitement du politique ou
en constitue-t-il une nouvelle matrice ?
La réponse ne saurait être univoque, car ce monde associatif est extrêmement divers.
Quoi de commun en effet entre une association sportive, humanitaire ou de parents d’élèves ?
entre un président de grande association qui sacrifie durant des années sur l’autel de la cause
ses soirées et week-ends, et un bénévole de quartier à ses heures perdues ? Tel Janus, le monde
associatif incarne ainsi à lui seul deux faces opposées du rapport à la politisation.
Côté pile, il apparaît archétypal de l’évitement du politique.
Le fait n’est pas récent : une association caritative née au XIXème siècle ou une fanfare
villageoise début XXème n’ont pas pour but la politisation, mais l’action concrète et la sociabilité
entre les membres. L’appartenance locale et/ou les affinités religieuses sont structurantes. Dans
le monde caritatif post-1945, la prégnance du religieux, matriciel dans la plupart des grandes
associations (Secours catholique, Petits frères des Pauvres, Emmaüs, ATD-Quart-Monde…) a
souvent fait des questions politiques un tabou.
Pour les associations créées dans les années 1980, c’est même un double évitement du
politique (apolitisme) et du religieux (aconfessionnalisme) qui prédomine (Banques alimentaires,
Restos du cœur, etc.) ; et ce, au profit d’une action avant tout palliative et distributrice. Depuis
les années 1980 en effet, l’essoufflement du « moment 68 » (M. Zancarini-Fournel, 2008), la
crise des idéologies politiques et religieuses, la déflagration économique et sociale des « Trente
Piteuses », mais aussi la nouvelle manne de bénévolat senior — effet décalé du baby-boom de
l’après-guerre — conduisent à des engagements aussi fortement sociabilitaires, utilitaires et
occupationnels que peu politisés. On ne saurait mieux les résumer que par la phrase lapidaire
d’un bénévole du Secours populaire, interrogé par nous sur les motivations de son engagement :
« Vous savez, quand on arrive à la retraite, on se retrouve seul face à sa télé, ou face à sa femme,
ou face à son chat. Et dans les trois cas c’est dramatique ».
De fait, ce même Secours populaire, né en 1923 dans le giron communiste, qui a
fondé depuis les années 1960 sa croissance sur un apolitisme revendiqué (mais pour partie de
façade), se targue aujourd’hui d’un million de donateurs et 80.000 bénévoles, et incarne de
façon archétypale l’évitement du politique : le rôle de l’association (ici de solidarité) n’est pas de
prendre position sur les causes, qui par définition divisent, mais d’agir sur les conséquences, plus
consensuelles (aider un enfant à partir en vacances ; secourir un sinistré ; etc.).
Côté face pourtant, le monde associatif est aussi un ferment de politisation.
De façon explicite dans les « conglomérats » structurés, ainsi les associations dites
« satellites » du Parti communiste (ainsi le Secours populaire ou la CGT) ou les « réseaux » (F.
Sawicki, 1997) du Parti socialiste (ainsi, la Ligue de l’Enseignement) ; qui, à l’image de la « banlieue
rouge », étaient et peuvent toujours être de véritables sas de politisation par imprégnation,
sociabilisation et acculturation. De même, nombre d’associations ont opéré dans les années
1960-70 un glissement vers la gauche de l’échiquier politique en s’insérant dans l’effervescence
militante du moment, en s’ouvrant aux Théologies de la Libération et/ou aux mouvements
de libération nationale, en remontant à la dénonciation des causes. Elles en sont toujours
empreintes aujourd’hui.
Car l’association porte aussi en elle une potentialité de « fonction tribunitienne »
(G. Lavau, 1981). Il en va là non de sensibilité partisane, mais de polis (en grec, s’occuper des
affaires de la cité) : en prise avec les réalités de terrain et désireuse d’agir, l’association réalise le
mécanisme démocratique ascendant par remontée, plus ou moins dénonciatrice, d’informations
et de propositions. Et ce dans tous les domaines : sport, culture, éducation, solidarité... D’où
l’existence de nombreuses fédérations sectorielles notamment destinées à peser dans (et sur)
le champ politique. D’où encore, depuis les années 1990, une nouvelle montée en puissance de
la fonction tribunitienne, ainsi dans les associations de solidarité anciennes (Emmaüs, Cimade,
Secours catholique…) ou nouvelles (DAL, Enfants de Don Quichotte) : conscientes des impasses
du palliatif, elles se sont engagées dans un combat plus curatif (traiter aussi les causes) et
politique (faire évoluer les lois, inventer de nouveaux dispositifs).
Enfin, la « fermentation » politique est également visible au niveau micro-sociologique.
Dans la plupart des associations, plus le sommet est proche, plus le militantisme est,
qualitativement et quantitativement, important. Et l’on trouvera encore une surreprésentation
de communistes au sommet du Secours populaire ; de chrétiens de gauche à la tête d’Emmaüs,
d’ATD-Quart-Monde ou de la Cimade ; de chrétiens de droite aux Conférences Saint-Vincentde-Paul. Les identités matricielles, pour s’être fortement atténuées, voire avoir disparu à la base
des associations, restent prégnantes, et motrices, au sommet.
Le passage à l’action peut donc avoir pour conséquence une volonté implicite ou
explicite d’évitement du politique, souvent par pragmatisme (cantonner les idéologies au for
intérieur et ne conserver que ce qui unit). Mais il peut au contraire aussi provoquer, selon une
terminologie en vogue dans les années 1960-70, la « conscientisation », et devenir dès lors
un sas de politisation. Entre ces deux visages, brossés ici à gros traits, le monde associatif est
fait d’une infinité d’entre-deux, avec une diversité tant synchronique (à une période donnée)
que diachronique (cyclicité au fil de l’histoire). Pour le dire autrement, il est avant tout une
potentialité, qui devient ce qu’en font ses acteurs.