COUR DU TRAVAIL DE LIEGE ARRÊT

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COUR DU TRAVAIL DE LIEGE ARRÊT
N° D'ORDRE
Rép.691
Contrat de travail – harcèlement moral – période de protection – plainte
déclarée non fondée : pas d’incidence sur la protection – art 32tredecies
de la loi du 4.8.1996
COUR DU TRAVAIL DE LIEGE
ARRÊT
Audience publique du 23 avril 2009
15ème Chambre
R.G. : 035732
EN CAUSE :
LA S.A. D.H.L. EXPRESS BELGIUM.
APPELANTE,
comparaissant par Maître Véronique PIRE qui se substitue à Maître
Marijke REYBROUCK, avocat à 1050 BRUXELLES, avenue Louise, 523,
CONTRE :
U. Robert.
INTIMÉ,
comparaissant personnellement, assisté de Maître Frédéric KERSTENNE,
avocat à 4000 LIEGE, boulevard d’Avroy, 7C.
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N° D’ORDRE
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Vu en forme régulière les pièces du dossier de la
procédure à la clôture des débats le 22 janvier 2009, notamment :
- le jugement rendu contradictoirement entre parties le
20 mars 2008 par le Tribunal du travail de LIEGE, 9ème chambre (R.G. :
360.709);
- la requête de l'appelante reçue au greffe de la Cour
de céans et notifiée dans le délai légal à l'intimé;
- les conclusions de la partie appelante reçues à ce
greffe le 21 novembre 2008 et celles de la partie intimée y reçues le 15
septembre 2008;
- le dossier déposé par la partie appelante le 13 janvier
2009;
- le dossier déposé par la partie intimée à l’audience du
22 janvier 2009 à laquelle les parties ont été entendues en leurs moyens ;
Vu, après la clôture des débats, l’avis écrit de Monsieur
Frédéric KURZ, Substitut général, déposé au greffe le 10 février 2009
auquel la partie appelante a répliqué par conclusions reçues au greffe le 9
mars 2009 ;
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I.- ANTÉCÉDENTS PERTINENTS
Par contrat de travail d’ouvrier du 19.9.1996, l’intimé a
été engagé par (le prédécesseur de) l’appelante en qualité de chauffeur à
partir du 1.10.1996.
Le 23.3.2000, une annexe au contrat a été signée par
les parties prévoyant que « de commun accord, la fonction de (l’intimé)
changera en employé à partir du 1er avril 2000 jusqu’au 30 juin 2002. »
L’article 4 de l’annexe stipule qu’à partir du 1er juillet 2002, la fonction
d’employé « changera en ouvrier sous conditions de chauffeur, à moins
qu’une autre convention soit établie. »
Le 12.6.2002, un nouveau contrat de travail d’employé
à durée indéterminée est conclu entre parties pour la fonction de
planificateur.
Par lettre recommandée du 2.12.2003, l’appelante
reproche à l’intimé un comportement irrespectueux, impertinent et grossier
envers le responsable du site, ce qui est qualifié de manquement grave.
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Le formulaire coaching pour l’année 2003 indique sous
« négatif » la motivation de l’intimé et ses contacts corrects et cordiaux
avec ses collègues. Sous « buts à réaliser » est mentionné entre autres :
« apprendre à communiquer avec sa hiérarchie et avec ses collègues,
être moins agressif et faire preuve de respect envers ses collègues et son
chef. »
Le formulaire coaching pour l’année 2004 indique sous
« négatif » le contrôle des prestations de chauffeurs et la garantie de
l’effectif adéquat. Sous « buts à réaliser » est mentionné entre autres :
« devrait depuis longtemps pouvoir assurer les différentes tâches de la
fonction, doit s’informer de procédures qu’il ne connaît pas ou ne
comprend pas, apprendre à « communiquer » avec son responsable,
savoir travailler en équipe et communiquer avec eux, canaliser son
agressivité et son impatience. »
Par lettre recommandée du 23.3.2005 deux notes
disciplinaires sont adressées à l’intimé au sujet de ses manquements
professionnels, d’honnêteté, de respect envers la hiérarchie, de
communication, de collaboration, ….
Par lettre recommandée du 26.7.2005 une note
disciplinaire est adressée à l’intimé au sujet d’un pointage frauduleux et de
son comportement agressif.
En date du 21.9.2005, l’intimé a formé une plainte
informelle pour harcèlement moral à l’encontre du responsable du site de
l’appelante. Un rapport d’enquête et des recommandations seront
formulés le 6.2.2006 par le Service Externe de Prévention et de Protection
au travail.
Par lettre recommandée du 29.3.2006 une note
disciplinaire est adressée à l’intimé au sujet de son agressivité, de son
manque répété de professionnalisme, de communication, de respect
envers ses collègues, de communication, de collaboration, … . Le courrier
finit par ces termes : « En tant qu’employeur, on ne peut pas continuer à
accepter une telle situation. Pour cette raison, ce courrier est à considérer
comme une note disciplinaire et dernier avertissement. Si de telles fautes
se reproduisent à l’avenir, nous prendrons des mesures. »
L’intimé se justifiera par lettre du 13.4.2006.
Le 10.4.2006, l’intimé a déposé une plainte formelle en
matière de harcèlement moral auprès de la direction régionale du contrôle
du bien-être au travail. Un rapport d’enquête et des recommandations
seront formulés le 8.5.2006 par le Service Externe de Prévention et de
Protection au travail.
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Les rapports des 6.2.2006 et 8.5.2006 concluent que
les faits dont se plaint l’intimé ne peuvent être qualifiés de harcèlement au
travail au sens de la loi du 11.6.2002.
Le rapport du 8.5.2006 mentionne notamment : « rien
ne me permet de conclure que ces faits revêtent un caractère abusif. (…)
Plusieurs personnes ont indiqué que (l’intimé) répondait souvent sur un
ton brusque et agressif voire irrespectueux, lorsque (le responsable du
site) lui faisait une remarque par rapport à son travail. Un témoin a affirmé
avoir entendu (l’intimé) parler (du responsable) en l’appelant « le gros ».
(L’intimé) semble néanmoins ne pas mesurer le caractère irrespectueux
de ses propos et indique « de toute façon il n’utilisait pas ces termes en
présence (du responsable) mais dans des discussions avec les
collègues. » (…) Il ressort dès lors qu’à différentes reprises la manière de
communiquer de (l’intimé) avec son directeur n’a pas été respectueuse ni
appropriée. J’ai eu par ailleurs personnellement un ressenti similaire lors
de mes propres contacts écrits avec (l’intimé). Au vu de l’ensemble de ces
éléments, je suis d’avis qu’il n’y a pas de nouveaux éléments suffisants
pour pouvoir parler de harcèlement moral caractérisé dans le chef (du
directeur) (…). Je ne peux dès lors recommander qu’une séparation
respectueuse et conforme à la législation en vigueur. »
Par lettre recommandée du 30.5.2006, l’intimé est
licencié au 24.5.2006 moyennant une indemnité de rupture correspondant
à 6 mois de rémunération. Le licenciement n’est pas motivé.
Par lettre recommandée du 1.6.2006, l’intimé demande
sa réintégration dans l’entreprise ou, à défaut, l’indemnité forfaitaire
prévue par la loi du 4.8.1996 relative au bien-être des travailleurs lors de
l'exécution de leur travail. Les deux seront refusées par lettre du
22.6.2006.
Par
citation
du
28.8.2006,
l’intimé
réclame
à
l’appelante :
-
64,02 € à titre de régularisation de l’indemnité de rupture payée ;
13.607,75 € à titre d’indemnité complémentaire de préavis de 5 mois ;
16.329,30 € à titre d’indemnité de protection relative au harcèlement.
II.- LE JUGEMENT CONTESTÉ
Par le jugement critiqué, les premiers juges ont dit
l’action recevable et entièrement fondée.
Le jugement a été signifié en date du 3.6.2008.
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III.- L'APPEL
Par requête reçue au greffe de la cour en date du
2.7.2008, l’appelante demande à la cour de réformer le jugement en
déclarant l’action originaire de l’intimé non fondée.
L’intimé demande la confirmation du jugement.
lV.- RECEVABILITÉ DE L’APPEL
L’appel, introduit dans les formes et délais légaux, est
recevable.
V.- APPRÉCIATION
1. Régularisation de l’indemnité de rupture payée
Il résulte des éléments du dossier que la rémunération
annuelle brute de l’intimé s’élevait à 32.658,60 €.
L’indemnité de rupture équivalent à 6 mois s’élève donc
à 16.329,30 €.
L’appelante a versé à l’intimé à titre d’indemnité de
rupture la somme de 16.265,10 € soit 64,02 € trop peu.
L’appelante se réfère à justice quant à ce.
L’action était fondée sur ce point et l’appel ne l’est pas.
2. Complément d’indemnité de rupture
Il n’est pas contesté que la rémunération annuelle brute
proméritée par l’appelant au moment de son licenciement dépassait le
plafond prévu par l’article 82 §3 de la loi sur les contrats de travail.
En vertu de ce même article et à défaut d’accord des
parties sur le délai de préavis à respecter, il incombe à la cour de le fixer.
Dans la fixation de ce délai, le juge est souverain, il ne
doit que respecter les délais minimums légaux pour les employés
« inférieurs ». Dans le cas de l’intimée, ce délai minimal est de 6 mois.
En dehors de cela, le juge n’est lié par rien, ni par
personne, ni par des accords mutuels, ni par des actes unilatéraux ou des
comportements des parties (Concl. Av.Gén. H.LENAERTS, avant Cass.,
10.1.1983, Pas., 1983,I,543)
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En l’espèce, la cour fixe ce délai de préavis à 6 mois en
tenant compte de la possibilité de l’intimé de retrouver en travail
équivalent se basant sur les différents éléments du dossier dont,
notamment,
-
l’âge de l’intimée au moment du licenciement (* 7.1.1959)
son ancienneté (du 1.10.1996 au 24.5.2006)
et sa rémunération annuelle brute (32.658,60 €).
Ce délai ayant été accordé par l’intimée, l’action de
l’appelant tendant à un complément d’indemnité de rupture n’était donc
pas fondée.
L’appel est ainsi fondé.
3. Indemnité de harcèlement
Selon l’article 32tredecies de la loi du 4.8.1996 relative
au bien-être des travailleurs lors de l'exécution de leur travail, lorsqu’un
travailleur a déposé, selon les procédures en vigueur, une plainte motivée
en matière de harcèlement moral au niveau de l'entreprise qui l'occupe,
l'employeur ne peut pas mettre fin à la relation de travail, sauf pour des
motifs étrangers à cette plainte. La charge de la preuve des motifs en
question incombe à l'employeur lorsque le travailleur est licencié dans les
douze mois qui suivent le dépôt de la plainte. Lorsque l’employeur ne
parvient pas à prouver que le licenciement a eu lieu pour de motifs
étrangers à la plainte, le travailleur peut prétendre à une indemnité
forfaitaire correspondant à la rémunération brute de six mois.
En l’espèce, l’intimé a, le 10.4.2006, déposé une plainte
motivée en matière de harcèlement moral auprès de la direction régionale
du Contrôle du bien-être au travail, ce qui a été notifié le jour-même à
l’appelante. Ladite notification contenait le rappel de l’article 32tredecies
§1 précité.
Le 8.5.2006, la conseillère en prévention adresse au
responsable des ressources humaines de l’appelante le rapport d’enquête
et les recommandations à la suite de cette plainte. Le rapport estime que
la plainte n’est pas fondée.
Le 30.5.2006, l’intimé est licencié moyennant le
paiement d’une indemnité de rupture.
Le licenciement est ainsi intervenu dans les 12 mois qui
suivent le dépôt de la plainte.
Le fait que la plainte ait été considérée comme non
fondée est sans incidence sur la protection : le législateur n’a pas limité
l’étendue de la protection aux plaintes déclarées fondées, ni fixé sa durée
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par référence à celle du traitement de la plainte. (C.T. Bruxelles,
15.6.2005, www.juridat.be; C.T. Mons, 24.8.2006, www.juridat.be; Tribunal
du travail de Bruxelles – 17.11.2005 – RG 79.378/04 ; Tribunal du travail
de Namur – 08.10.2007 – RG 130.459 ; Tribunal du travail de Bruxelles –
23.10.2007 – RG 11.278/06).
Cette position est partagée par la doctrine : « La
protection contre le licenciement ne prend pas fin par le retrait de la
plainte, par le fait que celle-ci serait classée sans suite ou serait déclarée
non fondée. L’objectif est de protéger le travailleur qui porte plainte,
indépendamment de son issue. » (J.Ph. CORDIER et P.BRASSEUR, in
« La charge psychosociale au travail : le point sur la réforme de 2007 »,
Chr.D.S., 2008, n° spécial, p. 724) et : « (…) le travailleur pourrait
prétendre à l’indemnité de protection même s’il s’avérait que sa plainte
n’était pas fondée, dès lors qu’il apparaîtrait qu’il a été licencié (…) en
représailles à sa plainte » (Guide Social Permanent – Droit du travail :
commentaires, Partie lll – Livre V, Titre ll, Chapitre lV, n°5330)
Au moment du licenciement, l’intimé était ainsi couvert
par la protection visée par l’article 32tredecies précité.
Il appartient ainsi à l’appelante de prouver que la
rupture des relations contractuelles est intervenue pour des motifs
étrangers à la plainte.
La lettre de rupture n’est pas motivée.
Cependant, par lettre recommandée du 29.3.2006 une
note disciplinaire a été adressée à l’intimé au sujet de son agressivité, de
son manque répété de professionnalisme, de communication, de respect
envers ses collègues, de communication, de collaboration, … . Le courrier
finit par ces termes : « En tant qu’employeur, on ne peut pas continuer à
accepter une telle situation. Pour cette raison, ce courrier est à considérer
comme une note disciplinaire et dernier avertissement. Si de telles fautes
se reproduisent à l’avenir, nous prendrons des mesures. »
Or, comme le souligne pertinemment Monsieur l’Avocat
général KURZ dans son avis, indépendamment du fait que l’intimé s’est
justifié par lettre du 13.4.2006, il ne ressort pas des éléments du dossier
que de nouvelles fautes auraient été commises par l’intimé après ce
dernier avertissement et dont la survenance devait, comme annoncé,
entraîner des mesures.
La seule circonstance que le rapport du conseiller en
prévention adressé le 8.5.2006 confirme l’absence de harcèlement au
travail subi par l’intimé, ne peut constituer la démonstration d’un nouvel
acte fautif commis par ce dernier.
Dès lors que l’employeur a estimé ne pas devoir
licencier l’intimé après les griefs formulés le 29.3.2006 – mais lui a
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adressé un ultime avertissement – et qu’aucun nouveau grief lié au
comportement au travail de l’intimé ne précède la rupture intervenue le
30.5.2006, il y a lieu de présumer que le licenciement est intervenu en
réaction à la plainte pour harcèlement au travail introduite dans l’intervalle,
l’employeur ne prouvant en tout cas pas le contraire.
L’appel n’est pas fondé.
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*
*
Chacune des parties succombant en partie en degré
d’appel, les dépens d’appel sont compensés.
PAR CES MOTIFS,
Vu les dispositions de la loi du 15 juin 1935 concernant
l'emploi des langues en matière judiciaire, notamment son article 24,
LA COUR, après en avoir délibéré et statuant
contradictoirement :
Sur avis écrit conforme du Ministère Public,
Dit l’appel recevable et partiellement fondé.
Confirme le jugement sous la seule modification
que l’action tendant à un complément d’indemnité de rupture n’est
pas fondée.
Compense les dépens d’appel.
Ainsi arrêté et signé avant la prononciation par la 15e Chambre de la Cour
du travail de Liège, section de Liège, composée de Messieurs
Heiner BARTH, Conseiller faisant fonction de Président,
Jean-Benoît SCHEEN, Conseiller social au titre d'employeur,
Paolo BASSI, Conseiller social au titre d’employé,
qui ont assisté aux débats de la cause,
assisté de Monsieur Gino SUSIN, Greffier
Le Greffier,
les Conseillers sociaux,
le Président,
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et prononcé en langue française à l'audience publique de la même
chambre, en l’annexe du Palais de Justice de Liège, sise rue Saint Gilles,
90 c à 4000 LIEGE le VINGT-TROIS AVRIL DEUX MILLE NEUF par
Monsieur Michel DUMONT, Président, assisté du Greffier
L’arrêt n’est pas signé par Monsieur le Conseiller Heiner BARTH qui s’est
trouvé dans l’impossibilité de le faire (article 785 du Code Judiciaire).
Etant légitimement empêché le jour du prononcé, il a été remplacé pour ce
faire par Monsieur Michel DUMONT, Président, en vertu d’une
ordonnance du Premier Président (article 782 bis du Code Judiciaire).
Le Greffier,
le Président,