Pseudo-citations : présence/absence de l`hypotexte dans

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Pseudo-citations : présence/absence de l`hypotexte dans
Pseudo-citations : présence/absence de l’hypotexte dans Possession de
A.S. Byatt
Nathalie Martinière
Le roman de A.S. Byatt, Possession, peut être lu comme une variation, un exercice de style et de brio
sur la notion de citation, puisqu’une partie essentielle consiste en pastiches de poèmes, lettres,
biographie de deux personnages-écrivains de la période victorienne, qui sont censés être lus et cités
au cours d’un processus universitaire de découverte et d’identification de leur relation par d’autres
personnages contemporains. Mais le statut fictif de Ash et LaMotte est presque brouillé par
l’abondance des pseudo citations qui produisent un troublant effet de réalité, tandis qu’à ces fausses
citations s’en ajoutent d’autres qui, elles, parodient l’idiolecte de la critique universitaire.
Byatt joue donc d’un bout à l’autre du roman avec la notion de citation et sa pratique
habituelle, canonique, puisqu’elle se place et place le lecteur dans une logique du faux, où des textes
sont donnés pour citations alors qu’elle en est l’auteur, problématisant ainsi le lien ambigu entre
pastiche et citation authentique. Le jeu est dangereux, suscite parfois l’agacement, mais surtout, il
aboutit à une remise en question des pratiques littéraires codifiées, celle de la citation en tête, ainsi
que de l’illusion romantique d’originalité, en brouillant la voix sacro-sainte de l’auteur qui n’est là que
patchwork de vraies-fausses citations (et pourtant tout est d’elle).
Le processus remet également en question le rapport au lecteur, interroge la légitimité de ses
attentes face au genre romanesque en période post-moderniste, brouille les limites entre critique et
œuvre d’art et semble vouloir placer la lecture au centre de ses préoccupations plutôt que la voix
originale de l’auteur.
Pourtant si le jeu semble privilégier la voix du passé par rapport à celle du temps présent et la
lecture sur l’écriture, on s’aperçoit qu’il autorise également un retour de l’auteur, dont la fonction est
réaffirmée.
I - Subversion de la logique des citations et brouillage des voix
1. De la citation à la fausse citation
Le recours à la citation n’est pas un choix neutre, particulièrement dans le domaine de la
fiction romanesque où fantasme et crainte de plagiat rôdent. De manière générale, citer revient à
instaurer un rapport d’autorité, soit que la citation et l’auteur cités soient placés dans une position de
modèles et de références (dans le roman, c’est souvent ce qu’illustrent les citations épigraphiques),
soit qu’ils soient contredits, voire tournés en ridicule, comme cela est le cas avec la parodie qui
renvoie à un hypotexte maltraité volontairement.
Dans les deux cas néanmoins, le texte déjà écrit est convoqué comme caution, justifie
l’existence du nouveau texte et son contenu, marque la production de texte comme temporellement
orientée et souligne la nécessité d’un substrat culturel commun entre auteur du texte second et
lecteur. D’ailleurs, même si le lecteur ne connaît pas le texte cité, s’il le découvre grâce au texte
second, le fait de citer représente une inscription volontaire dans une culture particulière revendiquée
et affichée, dans une filiation.
Le roman de Byatt porte à l’extrême ces caractéristiques de la citation et en illustre l’usage : le
chapitre 1 de Possession est précédé de deux citations (une en prose, une en vers) qui,
rétrospectivement, prennent valeur programmatique pour le roman :
When a writer calls his work a Romance, it need hardly be observed that he wishes to claim
a certain latitude, both as to its fashion and material [...] The point of view in which this tale
comes under the Romantic definition lies in the attempt to connect a bygone time with the
very present that is flitting away from us. (Nathaniel Hawthorne, Preface to The House of
the Seven Gables, c’est moi qui souligne)
And if at whiles the bubble, blown too thin,
Seems nigh on bursting, — if you nearly see
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The real world through the false, — what do you see?
[...]
All as the author wants it.
[...]
‘How many lies did it require to make
The portly truth you here present us with?’ (Robert Browning, from “Mr Sludge, ‘The
Medium’”)
Ces deux citations sont attribuées à des auteurs connus, elles sont identifiables et
fonctionnent de manière attendue, produisant un effet d’annonce : elles suggèrent ce que va faire le
roman (prendre des libertés, mentir, tromper, effacer les limites entre ce qui est de l’ordre du “horsfiction” et ce qui est de l’ordre de la fiction — pour faire surgir une vérité qui n’est pas forcément de
l’ordre de la reproduction mimétique), elles apportent la caution de noms illustres et adoubent
Possession comme “romance” et héritière d’une tradition romantique.
Rien là qui ne corresponde à la logique citationnelle habituelle. Mais dès le premier chapitre, le
schéma se modifie et se complique, car une nouvelle épigraphe précède le corps du texte : à nouveau
un extrait de poème, attribué à Randolph Henry Ash, dont je n’ai jamais entendu parler, présenté de
la même manière que l’extrait de Browning — si ce n’est l’ajout de l’année (1861), ce qui pour la
lectrice rétrospective que je suis fait désormais signe —, tandis que le corps du chapitre inclut deux
lettres de Ash à une correspondante inconnue.
Le processus citationnel est donc enclenché, et il l’est selon deux modes : celui de la vraie
citation avec les épigraphes d’auteurs connus, puis celui de la citation fictionnelle avec l’épigraphe de
Ash, et les lettres qui semblent immédiatement s’intégrer à une logique de narration de type policière
selon une variante universitaire :
Roland was first profoundly shocked by these writings, and then, in his scholarly capacity,
thrilled. His mind busied itself automatically with dating and placing this unachieved
dialogue with an unidentified woman. (6)
Le statut à attribuer à l’épigraphe de Ash est en revanche moins clair que celui des lettres,
puisqu’elle prend place certes après ‘Chapter one’, mais dans une position généralement réservée à
du texte étranger à la fiction qui lui sert de chambre d’écho. Pourtant, l’épigraphe est bien fictive,
fausse citation qui fait donc jouer la notion même d’épigraphe et de rapport à la réalité, au monde
extérieur au roman, puisqu’en fin de compte, c’est toujours A.S. Byatt qui écrit sous un nom
d’emprunt comme si elle était l’objet d’un dédoublement de personnalité. La référence à la réalité
extérieure, ici au passé victorien, n’en est pas moins maintenue puisque les pseudo citations sont des
pastiches, le plus souvent de genre, parfois de textes1 : ainsi ‘Mummy Possest’ (ch. 21) a-t-il pour
hypotexte non caché ‘Mr Sludge, “the Medium”’ de Browning, dont un passage est cité en épigraphe
au roman, nous l’avons vu, tandis que son titre renvoie au dernier vers de ‘Love’s Alchemy’, poème de
Donne — information que fournit également le roman. Il s’agit donc d’un pastiche où les textes
sources sont à la fois pointés du doigt et complètement transformés2 de manière à s’inscrire dans la
structure globale du roman, avec lequel ‘Mummy Possest’ prétend néanmoins instaurer une distance
dans la mesure où le poème est présenté comme une citation. Le jeu de trompe-l’œil est donc
double : ‘Mummy Possest’ se donne à voir comme citation (c’est-à-dire ayant un auteur autre que
celui du reste du texte), mais citation de Ash (auteur fictif), ce qui met ainsi en perspective la figure
1
Le cadre est celui du pastiche de genres, plus que du pastiche de style d’un auteur particulier tels que les définit Annick
Bouillaguet, même si Simon Dentith identifie des «modèles» pour Ash et LaMotte (Browning et C. Rossetti) ; A.S. Byatt pour sa
part évoque aussi Tennyson, Keats ou Emily Dickinson. Le but n’est pas iconoclaste, mais dialogique ; il s’agit de faire dialoguer
passé et présent, de rétablir un lien et de le problématiser par collage.
2
Pour une étude des manipulations des voix dans ‘Mummy Possest’, cf. Jean Vaché, 76-77.
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de l’auteur et la question des attributions3. En fait, comme le titre du poème le suggère, l’auteur se
veut médium à travers lequel “ça parle” :
And I found I was possessed — it was actually quite frightening — the nineteenth century
poems that were not nineteenth century poems wrote themselves, hardly blotted, fitting
into the metaphorical structure of my novel, but not mine, as my prose is mine.4
2. L’auteur comme lecteur
Tout se passe comme si la romancière se laissait investir par des voix qui ne sont pas la
sienne, celles du passé auxquelles elle laisse libre champ, se conformant en cela à ses déclarations de
critique :
[...] what I cannot forgo is the habit of extended quotation [...] Writing is reading and
reading is writing and I hope the readers of these essays will both bear with, and read, the
quotations. (Passions of the Mind, 2)
On peut s’interroger pour savoir si les lecteurs des articles pourraient sans dommage ne pas
lire les citations, mais il est clair que le lecteur du roman ne le peut pas : leur statut est différent,
puisqu’elles nourrissent l’intrigue. Le lecteur devient donc le témoin d’une entreprise de subversion de
la logique citationnelle, d’un jeu d’anamorphose où ce qui se donne à voir (à lire) ne relève pas de la
simple logique du pastiche ou de la parodie (il ne s’agit pas seulement de donner l’image, même
inauthentique, d’un poème victorien, par exemple), mais demande au lecteur de se déplacer par
rapport à l’objet de sa lecture pour voir que la citation doit comme un poème victorien sous un certain
angle (mais pas en tant que poème victorien), et comme la thématisation d’une posture postmoderniste sous un autre (j’y reviendrai). Cette situation remet en question les notions de
référentialité, d’originalité, d’identification des sources, de filiation, et surtout brouille les voix et paraît
délégitimer la figure romantique de l’auteur et illustrer l’affirmation de Roland Barthes sur la mort de
l’auteur, la disparition du sujet, et avec lui d’un “style personnel”5.
Effectivement, le concept d’auteur semble sérieusement attaqué, le roman donnant à voir un
collage/montage dans lequel l’espace de l’auteur (c’est-à-dire le roman) semble ouvert au maximum à
la fois à la fragmentation et à la voix de l’autre, les “noms d’auteurs” proliférant, apparentes garanties
du respect de sources diverses dont l’auteur véritable pourrait n’être que la lectrice ou la copiste.
Cette posture est d’ailleurs mise en abyme dans le roman, où les personnages contemporains passent
leur temps à citer. Et Ash et LaMotte eux-mêmes ne font que réécrire mythes et légendes
traditionnels (Cropper intitule sa biographie de Ash The Great Ventriloquist).
Un mode de lecture des citations nous est d’ailleurs apparemment suggéré dans le roman par
l’intérêt de Ash pour les fossiles de la côte du Yorkshire, qui correspond à une vision de l’écriture
comme parasite :
I have been interested also by the reformation of fossil remains into elegant articles — a
whole burnished tabletop will display the unthinkably ancient coils of long-dead snail things,
or the ferny stone leaves of primitive cycads as clear as the pressed flowers and ferns that
inhabit your prayer-book. If there is a subject that is my own, my dear Ellen, as a writer I
mean, it is the persistent shape-shifting life of things long-dead but not vanished. I should
like to write something so perfectly fashioned that it should still be contemplated as those
stone-impressed creatures are, after so long a time. (256)
Ce qui nous est là suggéré, c’est que la citation devrait être lue comme trace fossile
remotivée, digérée dans le texte second, qui garantirait un lien avec le passé.
3
Penser que les pseudo citations ont pour objet de tromper le lecteur sur leur nature de faux (de se faire passer pour des
vraies citations) serait en revanche un contresens, comme en atteste l’imbrication des destins des personnages contemporains
et victoriens, qui signale bien qu’il y a pastiche et non authentique citation.
4
A.S. Byatt, “Choices: On the Writing of Possession”, www.scholars.nus.edu.sg/landow/post/uk/byatt/ (janvier 2003).
5
Cf. Fredric Jameson.
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Cependant, le fait que la majorité des “citations” (et les plus importantes) soient des faux
modifie quelque peu la perspective, car si les vraies citations fonctionnent comme des tropes
superposant un sens dérivé à leur valeur littérale initiale6, les pseudo citations en revanche ne
trouvent leur sens que dans le roman :
vraie citation
pseudo citation
dans le roman
valeur dérivée, dénotée
valeur littérale, dénotée
pour elle-même
valeur littérale, connotée
[renvoie à un/d’autre(s)
texte(s)]
Comme le montre le schéma, et contrairement à ce qui se passe avec de vraies citations qui
permettent la coexistence simultanée de deux unités de contenu, les pseudo citations n’ont pas
d’existence antérieure ; ce qui est présenté comme trace fossile n’en est pas une, et c’est un autre
texte qui occupe en transparence la case laissée vide, que la pseudo citation pastiche. La pseudo
citation renvoie donc à un hypotexte absent en tant que citation, même s’il est présent en tant que
pastiche (autre forme de citation, mais non “authentique”). Il s’agit d’un jeu de trompe-l’œil, où
comme le dit C. Kerbrat-Orecchioni, “la vraie valeur de l’énoncé, c’est d’énoncer du non-vrai” (42), ce
qui remet évidemment en cause le pacte de lecture habituel en matière de citation.
En fait, il ne s’agit pas d’une place ouverte à l’autre, comme dans le cas de vraies citations,
mais plutôt d’une tentative d’investissement de son domaine à travers un pastiche de genre, ce dont
attestent les pseudo épigraphes puisque elles effacent les limites entre fiction et hors-fiction, moi et
l’autre, dedans/dehors, alors même qu’elles sont affirmées par les artifices habituels de mise en page
comme extérieures à la fiction. Car l’épigraphe dans ce schéma perd sa valeur de commentaire, de
garant extérieur pour révéler qu’elle est avant tout une projection narcissique de la fiction vers
l’extérieur. Placée en épigraphe, la pseudo citation serait en quelque sorte expulsée du corps de la
fiction vers la “réalité hors-fiction”, mais puisqu’elle est fausse, elle fait finalement apparaître ce horsfiction comme un prolongement de la fiction, alors que l’usage des citations sert habituellement à
confirmer la position réaliste selon laquelle la fiction illustre la réalité, si elle ne la reproduit pas.
3. Remise en question des genres
La prolifération des pseudo citations, va cependant au delà du brouillage des voix et remet
aussi en question les genres. Le roman s’auto-qualifie de “Romance” et la citation de Hawthorne
suggère que ce genre permet “une certaine latitude”. Elle est en effet grande, si on considère par
exemple le début du chapitre 4 où se succèdent un poème épigraphe de LaMotte, un passage soidisant emprunté à sa biographie, datée de 1947, un extrait d’un autre poème de LaMotte, des titres
d’articles critiques féministes (situés dans les années 70-80), etc.. Et le chapitre s’achève sur une
nouvelle de LaMotte dans son intégralité, après un détour par des entrées du journal intime de sa
compagne. Il y a donc à la fois juxtaposition de textes de genres différents et censés avoir été
produits à des époques différentes, et surtout tendance à la prise de contrôle du processus de
(pseudo) citation sur le reste du texte.
Ce collage hétéroclite remet en question l’idée de cohérence et d’homogénéité du texte de
fiction dans une perspective post-moderniste, puisque s’y trouvent juxtaposés des genres qui certes
“dialoguent” (poésie et critique), sauf que généralement, la littérature nourrit la critique qui la cite et
non l’inverse, et que le roman (même dans sa variante “romance”) n’est habituellement pas un genre
où les citations prolifèrent de manière aussi débridée. De ce fait, Possession démonte aussi l’idée
d’une fiction parfaite (qui ne serait que fiction), en mettant sur le même plan toutes les citations
(authentiques et fausses).
6
Cette modélisation est inspirée de celle de Catherine Kerbrat-Orecchioni (39).
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La nouvelle “The Glass Coffin” de LaMotte qui conclut le chapitre 4 verra d’ailleurs affirmée
son autonomie, puisqu’elle sera republiée en tant que nouvelle (de Byatt, cette fois) dans The Djinn in
the Nightingale’s Eye en 1995, un peu comme si on pouvait aussi remettre en question le fait que ne
peut être cité que ce qui a déjà été écrit : Possession “cite” une nouvelle qui n’a pas encore été
publiée, mais le sera par la suite (comme le ferait un critique mettant à jour des textes destinés à une
publication ultérieure), c’est-à-dire une nouvelle écrite pour faire sens dans le roman et qui semble
ainsi reprendre son autonomie de citation a posteriori. Le résultat est quasi-schizophrénique, puisqu’il
semble abolir la linéarité temporelle non pas à l’intérieur de la diégèse mais dans la réalité.
En fait, le roman “floute” la limite entre fiction et critique, puisque la fiction retourne en
quelque sorte le processus critique, devient critique de la critique contemporaine qu’elle parodie
constamment : l’opposition entre théorie et pratique devient caduque. Ce sont donc les questions que
se pose la critique contemporaine que “fictionalise” Possession : parmi elles, celles de la citation à
l’œuvre et les techniques du collage et du montage qui lui sont associées.
II — Du roman comme “site”, au retour de l’auteur
1. La citation comme emblème post-moderniste
A ce titre, la présence de citations (vraies ou fausses) dans Possession peut aussi être lue
comme emblématique d’une démarche post-moderniste.
L’inscription dans une esthétique de la copie et du collage est d’ailleurs explicitée, avec le
sentiment d’inquiétante étrangeté qu’elle ne manque pas de produire, au début du chapitre 12 par
exemple, où le dialogue entre contenu du chapitre et épigraphe donne à voir au lecteur ce travail de
ré-écriture décalée : à la pseudo citation de LaMotte qui sert d’épigraphe : “What is a House? So
strong - so square [...]” répond en effet immédiatement une scène où Roland et Maud contemplent
une maison restaurée et évaluent la valeur de la restauration :
“It’s a good restoration job,” said Maud. “It makes you feel funny. A simulacrum.”
“Like a fibre-glass copy of the sphynx.”
“Exactly. You can just see a very Victorian fireplace in there. I can’t tell if it’s an original or
vamped-up one from a demolition lot.”
They looked up at the bland or blind face of Bethany.
“It would have been sootier. It would have looked older. When it was younger.”
“A postmodern quotation —” (mes italiques, 210-11)
Évidemment, tous les termes appliqués à la maison peuvent aussi être des commentaires
ironiques du petit poème qui précède, voire du roman.
Et c’est dans cette tension constante entre des pastiches que tous les spécialistes s’accordent
à reconnaître comme très convaincants et la lucidité préservée sur leur caractère absolument
inauthentique, que réside certainement l’intérêt majeur de la démarche, puisqu’elle déplace la
question de l’imitation vers la réinterprétation, en soulignant que les outils utilisés sont ceux d’un
auteur de 1990 (“like a fibre-glass copy”), et qu’il ne s’agit donc pas uniquement d’opérer un retour en
arrière nostalgique dans le passé (même si cet aspect existe) et donc de produire des faux, mais de
chercher ce que l’époque contemporaine a à faire de ces faux : lorsque Maud utilise le terme de
“simulacre”, on peut penser qu’elle a en tête les définitions qu’en donne Derrida ou l’article de
Jameson où il renvoie la pratique post-moderniste du pastiche à la notion de simulacre définie par
Platon comme “the identical copy for which no original has ever existed.” (18).
Citer ne relève-t-il pas toujours en effet du simulacre dans la mesure où le texte de l’autre est
inévitablement tronqué ? Et “pseudo citer” revient donc à dire clairement qu’il s’agit de s’interroger sur
la production contemporaine et non de revenir en arrière, c’est donner un repère et un point de
référence (un modèle) qui n’est pas aussi absolu qu’il y paraît au premier abord, dans la mesure où il
n’est pas authentique. Il est d’autant moins authentique que, par exemple, des pseudo citations nous
sont présentées comme tronquées, fragmentaires alors qu’elles ont été écrites comme fragments, qu’il
n’existe pas et n’a jamais existé de texte complet : le simulacre est aussi simulacre de lui-même.
Ainsi le roman oscille-t-il selon cette logique entre nostalgie victorienne et hyperconscience
intellectuelle, son principal intérêt étant qu’il ne se contente pas d’illustrer des théories, il souligne
aussi leurs limites puisque les citations sont fausses. Si comme le dit Craig Owen, “[...]
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postmodernism [...] works [...] to problematize the activity of reference” (79-80), Possession
déconstruit la pratique postmoderniste de la citation par la production de pseudo citations exactement
comme les auteurs postmodernes remotivent le texte cité en le détachant de son contexte initial pour
l’intégrer dans un nouveau contexte.
2. Le roman comme site
Certes, le déchiffrage du roman en est plus complexe, mais l’intérêt est de déplacer la lecture
du simple aspect “muséographique” que suggéraient les pseudo citations victoriennes, et de les
“réactiver” dans un contexte contemporain, par collage et friction. De ce fait, la logique temporelle, le
syntagmatique, cède le pas devant une logique spatiale qui donne à voir le roman comme une sorte
de “site”7, où des connexions s’établissent entre des éléments apparemment hétérogènes et qui se
fertilisent mutuellement. Le roman se donne donc à voir comme objet propre, et pas seulement dans
ses rapports avec des hypotextes dont il serait le palimpseste.
Le but de ce jeu sophistiqué et théorique semble être de rendre compte de la situation
contemporaine, pour proposer une solution à la fragmentation et à ce que le roman nomme “[the]
modern theories of the incoherent self, which was made up of conflicting systems of beliefs, desires,
languages and molecules.” (473) Et, de manière tout à fait ironique, ce sont les personnages
victoriens qui n’existent finalement qu’à travers les fragments retrouvés, tandis que les personnages
contemporains se découvrent progressivement sujets, malgré leur conscience aiguë que “le moi est
une illusion” (424).
3. Le retour de l’auteur
Finalement le lecteur est confronté à un jeu de faux semblants où l’explosion des voix, la
fragmentation des discours dans les pseudo citations cache en fait une sorte de retour de l’auteur qui
contrôle non seulement son propre discours (narration à la troisième personne) mais aussi celui des
personnages censés être exogènes (pseudo citations) : sa voix qui semblait s’effacer fait retour,
inévitablement. Dans le cas de Byatt, ce “retour du refoulé” est volontaire et mis en scène. C’est le
désir de sens qui fait retour et qui se donne à voir : “Coherence and closure are deep human desires
that are presently unfashionable”, constate Roland (422)8.
Il semble donc que cette pratique des pseudo citations relève en fait non de la mort de
l’auteur, mais de sa résurrection ou plutôt qu’elle témoigne d’une prise de position idéologique de la
romancière face à la posture post-moderniste : l’auteur ne peut pas disparaître, puisqu’en fin de
compte, il est toujours là, au minimum pour organiser la narration, c’est à dire donner du sens à ce
qu’il cite, le but affiché dans Possession étant de renouer des liens intergénérationnels, même s’ils
sont faux.
Si les pseudo citations nous parlent du rapport à l’autre et du processus de constitution d’une
identité par imprégnation, elles nous disent aussi que la romancière refuse de perdre le contrôle : A.S.
Byatt se définit comme “[...] afraid of solipcism[...]” et frustée par “[...] the aleatory reader-written
J’emprunte ce terme à Anne Cauquelin qui le définit comme un “support” où s’établissent des “opérations
d’archivage et de liaisons calculées. Il est de surface, superficiel, uniquement technique.” ((86). Selon elle, les
citations “caviarde[nt] la continuité, troue[nt] la peau lisse de l’argument, offre[nt] des ‘lieux’, le propre des
mémoires sans propriétaire, dans l’espace quadrillé, rectiligne et revendiqué du discours.”(164).
8
On peut d’ailleurs se demander si le processus, sous couvert d’admiration et de nostalgie (que je ne mets pas
en doute) ne cache pas une sorte de fantasme de maîtrise absolue, qui ferait fi des contraintes non seulement de
genre, mais aussi de temps, et aboutirait à une tentative de prise de pouvoir sur l’objet d’amour, par
dédoublement de la personnalité et introjection. L’auteur post-moderniste ne serait alors pas tant confronté au
non-sens et au sentiment que tout est dit, qu’à une sorte de vertige de toute-puissance qui lui permettrait, à
travers la fiction, de réorganiser et donner sens non seulement à un présent problématique mais aussi au passé,
à ce déjà-dit que les pseudo citations permettent de s’approprier et donnent à voir comme réapproprié (puisqu’il
s’agit d’un passé réécrit, fantasmé, qui n’a en fait jamais existé), contrairement au plagiat honteux de lui-même.
L’hypotexte est là conçu comme tremplin, incitation à écrire, et non frein inhibant.
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text [...]” (Passions of the Mind, 4) Et Possession met effectivement à distance l’aléatoire que suggère
pourtant la pratique de la citation et du collage, en dotant le roman d’une cohérence et d’une
logique ; il s’efforce donc de repenser le monde qu’il décrit et la production de texte, en interrogeant
aussi le dogme post-moderniste de la citation, de la fragmentation et de l’auto-référentialité. Le but
semble être de sortir de l’aporie post-moderniste de l’hétérogène et de l’aléatoire, puisque le choix du
collage de pseudo citations permet de donner à voir que l’hétérogène n’implique pas forcément
l’aléatoire, ce que des citations authentiques n’auraient évidemment pas permis : l’histoire de Roland
et Maud prend forme à partir de celle de Ash et LaMotte (et donc à partir des pseudo citations). Le
fait que les citations, qui littéralement informent leur histoire, soient inauthentiques montre
simplement que le sens est toujours à produire, jamais donné ; pour que le passé fasse sens, il faut le
relire, pour que la citation fasse sens, il faut la réécrire.
En guise de conclusion : la question du lecteur
Dans ce montage où tout est prévu pour faire sens, même l’apparent aléatoire, la position du
lecteur est ambiguë : tout lui est donné, il doit tout déchiffrer.
L’effet le plus marquant est que le jeu demande sa collaboration, puisqu’il doit prendre
conscience du leurre que constitue l’aspect référentiel (pseudo référentiel aussi bien
qu’authentiquement référentiel) et abandonner le fantasme d’identification des sources, pour lire le
texte comme un réseau.
Le roman reste donc ouvert à un public plus large qu’on pouvait s’y attendre, puisqu’il ne
s’agit plus d’identifier des sources (travail de spécialistes), mais de repérer des liens entre fragments
apparemment hétérogènes. Peut-être est-ce d’ailleurs surtout l’horizon d’attente du lecteur érudit qui
est obscurci (d’où son agacement), puisque le travail d’identification qu’il s’apprêtait à faire devient,
sinon non-pertinent, en tout cas moins urgent, tandis que le lecteur naïf se contente d’identifier les
pastiches comme relevant d’un paradigme victorien, et les lit donc plus vite pour eux-mêmes, même si
l’écart avec ce qu’aurait produit un poète authentiquement victorien lui échappe (peut-être d’ailleurs
cela facilite-t-il sa lecture).
Enfin, le roman propose un univers où tout est donné pour faire sens et où il faut cependant
renoncer à tout maîtriser devant le foisonnement des lectures possibles : il met ainsi en abyme la
frustration inhérente au processus citationnel, ou plus simplement à la lecture.
Il fournit aussi une image assez exacte de la position du lecteur de romans contemporains :
partie prenante d’un jeu de miroirs qui réfléchit un monde éclaté, qui peut faire sens ou non, au choix
de l’auteur (ici, elle choisit de favoriser l’émergence d’un sens). Dans tous les cas, la lecture y est
présentée comme un processus d’identification et de création de liens, même s’ils sont donnés à voir
comme inauthentiques, et le roman reflète cette ambiguïté, cette indécidabilité profonde à laquelle la
romancière dit être soumise lorsqu’elle parle de :
[her] awareness of the difficulty of ‘realism’ combined with a strong moral attachment to its
values, a formal need to comment on their fictiveness combined with a strong sense of the
value of a habitable imagined world, a sense that models, literature and ‘the tradition’ are
ambiguous and problematic goods combined with a profound nostalgia for, rather than
rejection of, the great works of the past. (Passions of the Mind, 181)
C’est en fait le plaisir de la lecture, et l’intégration des citations (vraies ou fausses) dans cette
prise de plaisir que met en question Possession : se loge-t-il dans l’identification de sources possibles
ou dans celle de leur fictionalité ? Dans leur contenu ou dans leur simple présence ? Dans la référence
nostalgique au passé ou dans le dialogisme ? Le choix est ouvert.
Ouvrages cités
Bouillaguet, Annick. L’Écriture imitative : pastiche, parodie, collage. Paris : Nathan Université, 1996.
Byatt, A.S.. The Djinn in the Nightingale’s Eye. Londres : Vintage, 1995.
—. Possession. Londres : Vintage, 1990.
—. Passions of the Mind. Londres : Vintage, 1993.
Martinière, Nathalie. “Pseudo-citations : présence/absence de l’hypotexte dans Possession de A.S. Byatt.”. EREA 2.1
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