article - La revue nouvelle

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LAREVUENOUVELLE - NOVEMBRE 2009
article
Reste encore un peu
avec nous, Loys…
Loys Masson (1915-1969) est de ceux qui par leur engagement dans la Résistance firent
l’honneur des poètes. Membre du Parti communiste, il est écarté de la direction des Lettres
françaises pour cause d’indépendance d’esprit, la même qui se nourrit de ferveur évangélique, mais prend distance avec les institutions ecclésiastiques. Le lyrisme de son expression
se consacre tant à la révolte devant le sort des pauvres qu’à l’émerveillement face à la
beauté de la vie.
JACQUES VANDENSCHRIK
Le plus désespérant chez les poètes, c’est
leur disparition. Non pas leur mort, laquelle semble même parfois auréoler leur
détresse mortelle d’une promesse de mémoire. Cesare Pavese ou Sylvia Plath le
savent bien qui, pour longtemps ou pour
toujours, hantent notre souvenir et nous
habitent durablement de l’énigme de leur
mort et de leurs mots.
Mais les poètes qui disparaissent Ceux que
la mémoire humaine injustement abandonne, ceux dont personne ne se récite
plus intérieurement un vers ou dont nul
ne vit plus mentalement d’une image, ceux
dont la passion semble s’être perdue, le
goût d’une époque médiocre ayant tourné.
Ne leur reste que le remords d’un ancien
lecteur ou d’une amie passagère. Qui se
souvient d’Alain Borne, fauché sur la route
d’Avignon, quelques jours avant Noël ? Qui
se rappelle ce poème, d’un érotisme délicat
— un Ronsard congédié — où le museau
d’un écureuil paraissait au corsage d’une
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jeune fi lle et « voyageait, las du sein droit
vers la chaleur du sein gauche » ? Qui se
souviendra encore de Pericle Patocchi et
de ses mots de verre fi lé ? Ou de Sabine
Sicaud, morte à quinze ans, qui chantait
l’inextricable de la douleur physique et de
la splendeur du monde qu’elle savait devoir
quitter tôt ?
Loys Masson est mort, il y a juste quarante ans, le 29 octobre 1969. On ne lit plus
aujourd’hui les romans de ce révolté magnifique. Et on ne trouve plus ses poèmes
sur les étals de la librairie alimentaire. Le
grand Mauriac ne l’aimait guère. On ne sait
trop pourquoi.
Loys Masson, naît le dernier jour de 1915,
en île Maurice. Son père, d’origine française et de nationalité britannique est attorney-at-law. La mère est chaleureuse qui vit,
rêve et raconte la vie en images bibliques
qui berceront le poète pour toujours d’une
étrange sensualité évangélique. On n’est
pas riche chez les Masson. Mais la maison
La grande nuit
Loys Masson est à Paris, fi n août. Mouise
et ambiance lugubre. Le poète connaît la
faim et la solitude. Ceux qui, en France, bénissaient son arrivée sont déjà tous sous les
drapeaux. La France mobilise. Le Reich est
aux portes. Le poète ne peut supporter de
ne pas s’apprêter à combattre. Mais le recrutement militaire français ne veut pas de cet
écrivain français des îles, porteur d’un passeport anglais. Le bureau britannique d’engagement auquel il se rend se méfie de cet
Anglais colonial francophone. Qu’importe,
Loys s’engage à la Légion étrangère où il
passera un rude hiver à casser des cailloux,
dans un camp d’entraînement près de Lyon.
Moins quinze degrés ! Il fait très froid quand
on vient des îles. Loys Masson tombe gravement malade et est réformé. Tout est à
refaire. Famine au quotidien. Il écrit fu-
rieusement des récits fabuleux et déjantés,
pense aussi à répondre à l’invitation d’une
famille, les Slaweski, au sein de laquelle sa
sœur, en île Maurice, comptait jadis une
correspondante de langue française.
Loys Masson accompagne les Slaweski
dans leur exode — Tours, Royan — se
fiance avec une fi lle du clan, la grande et
lumineuse Paula, d’une beauté stupéfiante,
qui sera pour toujours le phare superbe de
toute son œuvre, et entre dans une clandestinité que ses papiers britanniques et
son absence de certificat de démobilisation
français ont rendue indispensable. Fuite
à pied, camouflage. Clermont-Ferrand,
Vichy, Lyon. Il écrit ses premiers poèmes
de résistant, croise un contact secourable
qui le mène à Emmanuel Mounier. Lequel
lui confie de menus travaux d’écriture pour
Esprit et le fait inviter, fi n d’été 1941 à une
rencontre de poètes et de musiciens au château de Lourmarin. Il y croise Lanza del
Vasto, Pierre Emmanuel, Max-Pol Fouchet,
Jacques Baron, Claude Roy qui le prend en
affection. File à Villeneuve-lès-Avignon,
voir Pierre Seghers à qui, naguère, il envoyait ses premiers poèmes et qui lui propose de diriger sa revue Poésie 41.
Paula, fiancée et amoureuse ; depuis trop
longtemps séparée de Loys, le rejoint,
sportive et folle d’audace, passant la ligne
de démarcation en bravant les balles allemandes, sur une bicyclette croulant de
bagages. Mariage religieux. Pas question,
pour l’heure, d’aller à la mairie, l’état civil de Loys, porteur de faux papiers, étant
toujours aussi risqué. Vie chaotique des
amants, faite d’aléas, de radicale précarité
et d’incertitudes. Mais il n’est pas question pour le poète de se taire, lui qui brûle
d’être aux côtés de ceux qui résistent. On
ne mentionne pas ici, puisqu’il est question
de poésie et de combat, le foisonnement de
proses, de romans et de nouvelles plus ou
moins autobiographiques, gorgés de souvenirs mauriciens ou de hantises mariti83
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RESTE ENCORE UN PEU AVEC NOUS, LOYS…
est grande et peinte en blanc, « doucement
plaintive, comme en perdition dans les arbres, […] brise-lame de toutes les odeurs de
la forêt ». Il y a l’affectueuse nounou malgache. Il le faut bien : sept enfants, trois frères,
trois sœurs et Loys est l’aîné. Bon élève at
the Royal College of Mauritius de Curepipe.
Écriture de jeune verlainien et passion absolue pour la boxe dont il devient champion, à presque dix-huit ans ! Il règle ainsi,
avec ses poings, le confl it qui l’oppose à
un prof. Exclusion scolaire immédiate. Le
jeune homme est ainsi : entier, ombrageux,
goût sourcilleux de la justice, révolte, volcan et grisou. Il le sera toujours. Et poète
déjà. Petits boulots dans la canne à sucre,
colère impuissante devant la guerre civile
en Espagne. Les amis sentent qu’il est temps
qu’il puisse tenter sa chance à Paris. On se
cotise. On ouvre une souscription. On fait
jouer des matches de foot dont le bénéfice
contribuera à lui acheter le billet du bateau
qui quitte Port-Louis le 22 juillet 1939.
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mes — ils paraîtront plus tard et resteront
un pan fécond de son œuvre ! — qui, à la
même époque, jaillissent du volcan Masson.
Régulièrement en proie à des crises de colère démentielle montant de son sentiment
de solitude impuissante dans cette guerre,
où tous, voulant l’apaiser, lui soufflent que
l’écriture est son arme, il se torture, tour à
tour suractif, désespéré, amoureux fou, lui
à qui jamais ne suffi ra la parole des gens
de lettres et des rangés et à qui ne convient
que cette parole pantelante et magnifique,
gagnée sur les risques mortels de la clandestinité. Loys Masson convoie des messages pour la Résistance qui s’organise un peu
partout. Soupçonnés, le poète et sa femme
doivent se cacher en Touraine dans le château abandonné de Thilouze où, cernés de
rats, couchant dans la paille mouillée, ils
survivent dans des conditions d’extrême
précarité, grâce, entre autres, à la nourriture que leur fait parvenir l’un ou l’autre
villageois complice qui a repéré « quelque
chose d’anormal » dans l’édifice délabré.
Masson écrit là, sans relâche. Et les souvenirs de ce séjour (de 1943 à la Libération1)
rempliront une part de son œuvre romanesque ultérieure2.
Ses premiers grands poèmes (qui ont circulé dès 1940 — notamment dans Esprit
— puis dans la revue de Jean Lescure,
Messages en 1942, dans Les Lettres françaises
clandestines puis, sous le pseudonyme de
Paul Vaille, dans le fameux L’Honneur des
poètes conçu par Paul Eluard et publié sous
le manteau, en 1944, par les éditions de
Minuit) ont très tôt fait scandale ou se sont
1 A partir de laquelle, il rejoindra l’armée de de Lattre de
Tassigny et l’accompagnera, dans les services d’information,
jusqu’à Rastatt et Baden-Baden.
2 « Plus ou moins condamnés à mort par les nazis, recherchés
— traqués dans chaque ombre — ma femme Paula et moi
avions quitté Villeneuve-lès-Avignon en mai de l’année précédente (1943). N’ayant pour toute arme que la colère et un
peu d’orgueil et un petit revolver avec seize balles, nous nous
étions réfugiés dans ce châtelet délabré, adossé à sa futaie,
sans meuble et sans lumière, prisonnier de sa douve et de sa
mélancolie », dans Loys Masson, Les Mutins, éd. de la Paix,
1951, p. 9, préface.
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trouvés interdits en France par la censure
vichyssoise. Tel cet hymne aux otages fusillés à Chateaubriant où la forme et le ton
de sa lyrique propre sont déjà tout inscrits :
Ils ne s’en sont pas allés dormir dans la luzerne
deux à deux comme des ouvriers fatigués
Seigneur, et leurs yeux par vos étés ne
deviendront pas ces colchiques des yeux des
morts ordinaires
Fermés ; les yeux des fusillés sont poudre sèche
et ferment.
Ah coulent les nuages et l’automne blême, et
rotent les traîtres sur leur écuelle de sang
français !
Quand Pilate se dédit la Résurrection déjà
heurte de son poing d’étoiles
Le front de la vieille Judée
Octobre au cœur ouvert pousse ses morts et ses
feuilles mortes en longs voiliers
Et pousse et traîne la vie
Mais l’odeur du sang innocent à jamais
sommeille dans la chair des femmes d’ici
Et il y a un astre rouge sur notre amour 3.
Pour les mangeurs de misère…
Car, dès ces premiers textes, son timbre est
trouvé. Celui d’amples laisses passées par
la récitation à haute voix. Tels des psaumes
dont les accents bruissent encore du fantôme de grands modèles admirés (le dernier
Milosz ? Le Claudel du Soulier de satin ?).
Tantôt pressés par une force imprécatoire
qui fait de Loys Masson une sorte d’Ezechiel des pauvres et des écrasés, tantôt,
plus apaisés, soulevés par la jubilation que,
malgré la cruauté des jours noirs, lui soufflent les saisons et la simple ferveur de son
amour. On sait que ce n’est plus un ton qui
consonne avec la sensibilité d’aujourd’hui.
Il faudra tenter de dire plus loin pourquoi.
Reste que l’on est devant un ton inoublia3 Ce texte, datant de 1942 et évoquant ce massacre de représailles nazies, est repris dans Loys Masson, Délivrez-nous du
mal, éd. Pierre Seghers, « Poésie 45 », p. 70-71.
À l’époque, ses lecteurs de l’ombre ne s’y
sont pas trompés. La place que sa poésie prend, force l’admiration d’Aragon
(« Poésie dangereuse pour ceux qui ont intérêt à la conservation du mal, pour ceux
qui font du mal leur rayon, leur théâtre et
leur boutique ») et fascine Henri Michaux
qui écrit en 1943 : « Ce poète est pour moi
l’un des seuls d’à présent qui ait une voix.
Et elle va droit en moi4. »
Son engagement farouche et insoucieux des
cadres n’ira pas non plus sans souffrance.
Membre du Parti communiste clandestin,
dès 1942, élu en 1945 secrétaire général
du Comité national des écrivains, rédacteur en chef des Lettres françaises en 1946,
il entre rapidement en divergence avec
Aragon. La racine christique de la révolte
de Loys Masson et les sources religieuses
de son inspiration frémissante ne lui ont
jamais paru incompatibles avec ces inscriptions militantes marxistes. Il estime que les
Lettres françaises doivent rester un journal
ouvert et libre par rapport au Parti. Tous
ne l’entendent pas ainsi. Et les dirigeants
du PCF indiquent à Aragon, en 1948, de le
faire écarter.
… et l’océan des hippocampes
et des naufrages
L’immédiat après-guerre verra l’éditeur Pierre Seghers (« Pierre, tu viens de
Belgique ; moi j’ai passé l’océan des hippocampes et des naufrages / et une étoile
d’embrun toujours m’accompagne » ) rassembler en deux volumes, dans sa collection « Poésie 45 » une série de poèmes de
4 Correspondance de Michaux à François Lachenal datée du
7 avril 1943 et citée dans François Lachenal, éditions des
Trois Collines, Genève-Paris, éd. de l’IMEC, 1995, p. 57.
combat, écrits au cœur des années noires
et qui avaient paru ici et là, diffusés à la
diable ou parfois même, transmis clandestinement en prison, sur manuscrits, à
ceux auxquels ils étaient dédiés5. Il s’agit de
Délivrez-nous du mal et de La lumière naît le
mercredi. L’ensemble, bouleversant, met bien
en évidence, quoi qu’ait pu en dire François
Mauriac, dans un méchant et vain article
du Figaro, les deux racines majeures de la vision du monde propre au poète : d’une part,
la révolte (celle d’un écorché vif que la plus
petite injustice faite à quiconque révulse —
« être du côté de la rancœur, c’est là que
je rencontrerai Dieu ») et d’autre part, la
louange, l’émerveillement panique devant
la beauté du réel, saisi comme en un rapt
dans sa sensualité physique immédiate. On
pourrait décliner à l’infi ni les deux pôles
intégrés de l’œuvre qui échappe, par là, à
ce qui a tant fait vieillir d’autres expressions
chrétiennes de la littérature du XXe siècle,
rattrapées par une anthropologie discréditant, sans doute pour longtemps, des sotériologies obsolètes.
Meurtri par l’épisode des Lettres françaises,
Loys Masson abandonnera dès lors et sans
retour, toute activité journalistique et toute
affi liation politique pour se donner exclusivement à l’écriture littéraire et à l’œuvre
océanique que les années de guerre ont fait
mûrir en lui. La prose y tient une place très
majoritaire.
C’est une production immense qui se développe en un peu plus de vingt ans dans
toutes les directions et tous les genres littéraires, y compris des dramatiques radiophoniques, avec les constantes que l’on devine : imagination luxuriante et sensuelle,
ouverture, parfois à une certaine forme de
fantastique et de fantasmagorie verbale,
présence nostalgique des ambiances et des
lumières de son île natale et de la magie des
5 Ainsi les cinq poèmes de Écrit pour vous ou La Ballade des
Saintes de la Roquette que Joë Nordmann est parvenu à
transmettre à leurs destinataires en prison.
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RESTE ENCORE UN PEU AVEC NOUS, LOYS…
ble, d’une sincérité radicale, payée dans les
larmes et qu’on se méfiera de taxer trop
vite de rhétorique.
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mers chaudes et par-dessus une indéfectible insoumission qui le pousse à se porter
du côté des esclaves, des opprimés et de
leurs révoltes contre toute injustice.
J’ai peur de cet étranger
qui déjà prend en moi toute la place
En vrac et même si ce n’est pas ici notre intention d’aborder ce versant de l’œuvre à
laquelle nous préférons aujourd’hui la poésie de Loys Masson, il convient de signaler
notamment, pour le théâtre : La résurrection
des corps, Théâtre de l’Œuvre, collection
Paris-Théâtre, 1952 où Roger Hanin décrochera son premier grand rôle au théâtre. Ou
encore Christobal de Lugo montée à Paris au
Théâtre du Vieux-Colombier en 1960. Un essai en forme de pamphlet virulent, Pour une
Église, repris chez Bordas en 1947 (avec une
charge féroce contre Bernanos) où, en fustigeant les aveuglements et conformismes des
institutions ecclésiastiques, il exprime son
aspiration éperdue à la convergence entre
les utopies d’un communisme idéal et les
préceptes évangéliques. Deux délicats volumes, chez son ami l’éditeur Robert Morel,
dans la série fameuse des Célébrations : une
Célébration du rouge-gorge en 1965 et une
Célébration de la chouette en 1966.
Et plus d’une quinzaine de romans ou recueils de nouvelles parmi lesquels la critique a surtout retenu le divertissement surréel qu’est L’Illustre Thomas Wilson (illustré
par Fernand Léger) paru tour à tour chez
Bordas en 1948, Belfond en 1967 et repris
dans la collection « Les Introuvables » aux
éditions d’Aujourd’hui en 1975. Ou encore Les Mutins, repris par Robert Laffont
en 1959, Les Tortues, chez Laffont en 1956,
repris aux éditions André Dimanche en
1999 ; La Douve (riche en souvenirs du séjour clandestin au château de Thilouze), Le
Notaire des Noirs, chez Laffont en 1961 qui
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obtiendra le Prix des Deux-Magots 1962,
tiré à quinze mille exemplaires avant
d’élargir sa notoriété par une édition en
Livre de Poche (cinquante mille exemplaires), de connaître une adaptation pour la
télévision (avec Roger Hanin) et d’être repris en 2000 aux éditions André Dimanche.
Les Noces de la vanille, chez Laffont en 1962
ou encore Lagon de la Miséricorde, toujours
chez Laffont en 1964. Au lendemain de la
mort prématurée de Loys Masson, en 1969,
Claude Roy donnera, en préface à un recueil de nouvelles posthumes du poète (Des
bouteilles dans les yeux, Laffont, 1970), une
Esquisse d’un portrait de Loys Masson, dernier salut d’un ami de la première heure.
Œuvre bousculée, inquiète et parfois inquiétante, dont on devine qu’elle se balance par-dessus des abîmes psychiques
que les engagements de l’époque de guerre
avaient tenus bridés, mais qui, une fois la
paix retrouvée, reprennent leur force de
hantise dans la sensibilité exaspérée d’un
artiste coléreux et farouche. Lautréamont
semble parfois être passé par là.
Il n’est pas tout à fait impossible, en cherchant patiemment, de trouver encore ici et
là, chez un libraire, un bouquiniste maniaque ou un collectionneur curieux, l’une ou
l’autre de ces œuvres. En revanche, sauf initiative éditoriale inespérée6, l’œuvre poétique court bien le risque aujourd’hui d’une
disparition définitive du Loys Masson poète,
dont on avait d’ailleurs pu, un temps, se demander à l’époque, si sa « parole en poésie »
continuait bien de courir, souterraine, sous
ce maëlstrom de fictions. En effet, deux recueils, Quatorze poèmes du cœur vieillissant7 suivi trois ans plus tard des Vignes de septembre8
témoignent de la traversée d’une crise fondamentale difficile à cerner et, on le verra plus
tard, peut-être pas totalement dépassée.
6 Telle, pourquoi pas? une anthologie dans la collection de
poche «Poésie/Gallimard».
7 Éd. Caractères, 1952.
8 Éd. Pierre Seghers, 1955.
Mon enfant petit ma lumière neuve
Et si le poète, dans la crise ici avouée, ne
semble pas avoir totalement perdu ce qui
l’aimante (« Oh mon amour vous m’avez
frappé de stupeur comme une ville attendant un messie / Mon amour vous ressuscitez le printemps en hiver par tout ce qui
dans votre nom s’agite de roseaux »), si Les
9 Dans Quatorze poèmes du cœur vieillissant . Le recueil étant
introuvable, les citations qui en sont extraites ici, se réfèrent
au choix qu’en a fait Charles Moulin dans son chaleureux
ouvrage auquel nous devons beaucoup, Loys Masson, Pierre
Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », n° 88, 1962, p. 72
à 74. Malheureusement, également très malaisé à trouver
aujourd’hui.
Vignes de septembre paraissent bouleversées
par un événement inouï — la naissance
en 1955, d’un fi ls — Grégoire — attendu
depuis 1942 qui sera réévoqué maintes
fois dans des vagues de lyrisme submergé
(Mon enfant petit ma lumière neuve comme le
cœur des prés, comme la peau prochaine de l’été
/ les lilas t’aimaient aussi ces grandes fleurs bérénices des fleurs les tulipes qui à la fenêtre se
penchaient / A ton odeur jeune les vieux morts
retrouvaient leurs visages de suppliciés et souriaient / tout était tendre et nouveau / et triste
terriblement comme l’avenir / Jamais tu ne comprendras, je ne sais pas te le dire / Je t’aimais 10 )
il reste que c’est à nouveau, le vide et le
silence : de 1955 à 1965, le poète ne publie
aucun livre de poésie. La poésie de l’obscur
Mauricien qui, pendant les années noires,
s’était imposée, et avec quel éclat, comme
une des plus prometteuses semblerait-elle
tarie ? Or, coup sur coup, en 65 et en 69,
la réponse est éclatante : Loys Masson livre
deux grands livres de poèmes qui, le recul
aidant, apparaissent bien comme ses œuvres maîtresses : La dame de Pavoux 11 paru
aux premiers jours de 1965 et, quatre ans
plus tard, l’année même de la mort du poète, La croix de la rose rouge 12.
Le premier, La dame de Pavoux, signe de
manière magnifique le retour assuré d’une
voix ample, mûrie, dédiée à la vie, à la réconciliation, à la figure quasi mythique de
Paula, au fi ls qui entr’ouvre à jamais l’avenir et à ce Dieu si particulier, si loin de la
théologie spéculative et des représentations
institutionnelles, figure christique infuse
dans la splendeur du monde que Loys
Masson mêle à tout émoi de justice. Jamais
sa lyrique désarmée et sa sincérité incantatoire n’ont vibré de manière aussi déliée :
Depuis que tu es là, ce sont des aubes
admirables.
10 Dans Les Vignes de septembre, ibidem, p 175.
11 Éd. Robert Laffont, 204 p.
12 Éd. Robert Morel, 253 p.
87
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RESTE ENCORE UN PEU AVEC NOUS, LOYS…
Ah ! Quel claret faudrait-il te faire boire pour
que tu reviennes à ce qui fut, et me rendes le
visage fidèle de mon passé »
[…]
« J’ai peur de cet étranger qui déjà prend en
moi toute la place
Toute la vue, et ses oreilles scellées de la pierre
rouge
Sa bouche trompette calcinée
La trompette sonne, sonne le départ »
[…]
« Sortons d’un pas allègre vers les plaines de
notre mort
Déjà s’avance le cortège des funérailles »
[…]
« J’irradie la solitude
Toujours ce son d’un marteau qui revient,
solitude
Solitude jusqu’aux rives les plus secrètes de mon
sang
Tout ce que j’aime devient sous mon étreinte
une forêt
Pétrifiée
au milieu descend l’étoile de ma solitude »
[…]
« Oh mon amour perdu — perdu
depuis le temps que je m’égare
à travers les siècles des siècles
j’ai marché vers vous 9.
LAREVUENOUVELLE - NOVEMBRE 2009
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La beauté du monde est si belle que j’ai peur de
mon regard.
Demain l’entrée de l’été dans l’avenue entre les
platanes cigaliers
pour toi venu
Et nous nous y ouvrirons les bras comme encore
jamais.
Connais-tu la fauvette, je t’en apprivoiserai en
ton nom des milliers
[…]
Connais-tu la rose en bouton saoule de se
humer ?
À la perle du jour à la vigile claire, quand Dieu
dans tes épaules vient s’innocenter du sang
du Christ,
je la veux déclose et par toi les lys lui faisant
paroles d’amants.
(Moi qui suis révolte, Seigneur, colère aux
grands reins, moi qui suis autant de pétrole
donnez-moi auprès de lui la paix de la
colombe.) 13
Tant de vergers dévastés
On n’écrit plus comme cela de nos jours où
la parole poétique doit ne s’autoriser qu’une
émotion exacte et prudente et une lyrique
qui se méfie de soi-même et d’en dire trop.
On ne peut cependant nier que cette poésie très orale, qui a les audaces et la sainte naïveté de son interpellation, désarme,
cherche le cœur et touche par sa fougue et
sa vulnérabilité même. Milosz en moins savant, Claudel en moins roué mais malgré
tout : leur frère fragile sous sa frénésie .
Un peu avant sa mort — bien des textes
laissent entrevoir qu’il en pressentait la
proximité14 — Loys Masson publie un livre
13 Dans La dame de Pavoux, Robert Laffont, 1965, p. 118.
14 « Je suis mort depuis tantôt plusieurs mois/ de tièdes orties
délimitent ma tombe/ Glissant vers le nord chaque jour des
jardins d’abeilles/laissent un sillage d’or sur l’ombre/de
mon nom./Adieu adieu/Adieu Le soir le large amour emplit
le ciel/amande mûre/Je rassemble mes os/je reviens pour
aussitôt repartir/Je n’ai aimé que toi :je le dis/l’amande
là-haut se détache alors et tombe/et grésille dans le feu de
nuit » dans La Dame de Pavoux, p.142.
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ultime, sans doute son chef-d’œuvre tragique : La croix de la rose rouge 15.
Le livre peut se disposer en deux catégories de textes. D’une part, un ensemble
Pour la Passion Jésus-Christ douze poèmes d’un
indigne, douze prières (de Judas, d’un des
saints innocents au Jardin des Oliviers, de
Pilate, la nuit du vendredi, de Saint-Pierre
après le chant du coq, d’un disciple de cinquante ans, au Golgotha, de Caïn, d’un
étranger, à la troisième heure, d’un nommé Loys, à la dépendaison, d’un ivrogne à
Marie, sur le chemin du tombeau, devant
la croix déserte, d’un homme dont le fi ls
est parti au loin, de Lazare, devant le tombeau de Jésus, d’un chrétien d’abîme, en
1966). Cinquante pages bouleversantes,
miraculeux aveux d’une vie contemplant
ses échecs et ses lâchetés au miroir simplifiant de la Passion. On devine que l’existence de Loys Masson vient de se fracasser
au terme de tant de délires, de heurts, de
misère et de bonheurs difficiles qu’il n’est
plus possible de la hausser sur les sommets
de la louange et de l’exaltation. Longue
déploration brutale, sans apprêts, écriture
dessoûlée et funèbre, parfaitement maîtrisée en un texte de pénitent. Certains le diront théâtral. Il vaudrait mieux dire opéra
noir et de sanglots. Le plus grand Masson
est sans doute là.
Et moi, mon cœur qui sera bientôt livré au froid.
J’ose à peine te regarder, j’ai l’ombre d’une
grande ivraie sur la figure je ne supplie qu’à
mi-voix.
N’est-ce pas à ma haie vive qu’on a pris les
épines de la couronne
Un soir d’errance lorsque j’étais ivre à vomir du
vin de mon cellier ?
Et les clous ne les a-t-on pas trouvés devant ma
porte
15 Éd. Robert Morel, 253 p. Ce livre introuvable est relié précieusement sous un ex-voto d’Odette Ducarre qui fait de sa
couverture un étrange objet, moitié sculpture, moitié bijou.
L’achevé d’imprimer mentionne que « le poète et l’éditeur »
« depuis vingt-sept ans sur le même radeau, sous le même
soleil, et à l’angle de la croix de la rose rouge, sont amis ».
Ou encore :
Je te viens avec ma longue myrrhe des siècles de
crime :
veuille sous le gibet me recevoir
en ma robe de naphte et de cri
et de remords
et de blafarde beauté vraie la mort.
Veuille que je contemple en toi Abel sous les
mouches d’or encore une fois
Seigneur
les deux agneaux frappés, ses yeux
dans leur marche vers les automnes arrêtés,
et ma mère qui avec une jeune hysope essayait
en vain de les faire lever
pleurant les dernières opales du Jardin
les premières larmes versées sur l’immobile 17
Pourquoi, c’est enfin la voix de mon cœur,
m’avais-tu tant dispensé m’as-tu tout retiré
tout à coup d’une main si rapace ?
Matins d’eaux calmes où je me reflétais vêtus de
trop chauds héroïsmes
[…]
C’était hier ; j’ai dilapidé jusqu’à la moindre
lueur de la rosée.
Mon Dieu je t’appelle je crie vers toi plus aigu
que la soif du sel.
Où es-tu ? Te souviens-tu que je t’ai livré ?
Il n’est maladie ni folie qui soient aussi cruelles
que le don de poésie.
16 Dans La croix de la rose rouge, D’un disciple de cinquante
ans au Golgotha , p. 34 à 36.
17 Ibidem, De Caïn, p. 42-43.
Où es-tu Christ aux épines, mon regard sur
l’homme ?
Le don perdu, il était de faire mien ton
abandon 18
La seconde partie du livre est un ensemble épars, un peu déjeté, de poèmes, souvent courts, moins orchestrés, parfois un
seul vers, terreurs psychiques, dédoublements, confessions désespérées où le nom
de Paula, archangélique fi lle de chair et de
lumière, n’est plus présente, sinon comme
la femme d’un temps amputé, où le fi ls
(dont les promesses d’avenir magnétisaient
tant de versets antérieurs) et son souvenir
s’estompent dans le brouillard et une sorte
d’hébétude, constat laconique, calepin de
la détresse, de la solitude et de l’échec. Tels
ces derniers textes mystérieux qui closent
ce livre d’effroi et toute l’œuvre :
Rien qui en Dieu s’assassine
pour renaître Abel de néant portant en soi son
Caïn19.
Guérirai-je, et du sang et du couteau ?20
Dans une époque où les littératures indolores et la librairie utile, « best before-à
consommer avant le », nous verse pour trois
mois, son arrivage de romans généalogiques
et de petits secrets, on ne peut pas laisser
s’enfoncer dans l’oubli ces psaumes sublimes, flamboyants et défoncés de misère. Ils
s’approchent de David, de Jérémie et des
plus grandes déplorations de l’histoire du
chagrin. Loys Masson a sans doute tout perdu. On ne peut pas, en plus, laisser se perdre
la mémoire d’un poète qui offrit ainsi à la
détresse des autres les soleils et les sanglots
de la sienne Ne seraient-ils pas, même rien
■
que pensés, une part des nôtres ?
18 Ibidem, D’un chrétien d’abîme en 1966, p. 69.
19 Ibidem, p.243.
20 Ibidem, p.245.
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article
RESTE ENCORE UN PEU AVEC NOUS, LOYS…
ceux de ma brève Passion il n’y a guère
dans les yeux d’un fils à qui je n’ai su me
montrer fierté force sage
avant mon visage aujourd’hui buriné
de vieille pluie,
tout comme j’ai fait bruire la nuit dans les
soleils de ma femme ?
Aie pitié, Seigneur :
Fais-toi image de nous pour là-haut nous mirer
en toi
Dans les bons ruisseaux sans courroux.
Je suis debout fragile en mon âge ; à cinquante
ans on traîne après soi tant de vergers
dévastés 16 !

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