Joseph Ki-Zerbo et le cinéma

Transcription

Joseph Ki-Zerbo et le cinéma
“Qu’est-ce qu’il disait” ?
Joseph Ki-Zerbo et le cinéma
Souviens – toi ! Le souvenir est plein d’enseignements utiles ;
dans ses replis,
il y a de quoi désaltérer l’élite de ceux qui viennent y boire.
Sidi YAYA, cité par Es Saadi (Ahmed Baba), Tarikh es Sudan
(Citation en exergue de l’Introduction à Histoire de l’Afrique noire, Ed. Hatier, 1972)
Du trafic récurrent d‟une métaphore à l‟hypothèse humaniste: le développement comme
processus (différent d‟une la quête des origines)1
Rappelons la récurrence de la métaphore cinématographique dans la réflexion sur le
développement.
« L’endogène n'est ni un trésor enfoui que nous devrions déterrer, ni une diapositive figée pour la
contemplation. C'est plutôt la séquence actuelle d'un film qui a commencé depuis longtemps » (in
« Le développement clés en tête », 1989).
« L’échange culturel est beaucoup plus inégal que l’échange des biens matériels. Tout ce qui est
valeur ajoutée est vecteur de culture. (…) Et notre culture a moins de chances de se diffuser, de
participer à la culture mondiale. C’est pourquoi un des grands problèmes de l’Afrique, c’est la lutte
pour l’échange culturel équitable. Pour cela, il faut infrastructurer nos cultures. Une culture
sans base matérielle et logistique n’est que vent qui passe. » A quand l’Afrique, p.9
« Quand il sera prouvé que le capitalisme non plus n'a pas de réponse déterminante (…) peut – être
que les conditions seront réunies pour découvrir enfin une solution spécifique : pour planter un
nouveau décor, inventer un nouveau scénario et dresser un nouveau casting pour une
nouvelle pièce plus digne de l’être humain ». A quand l’Afrique, p.17
1
Dans un papier rédigé il y a quelques années pour le CODESRIA, Dakar, j‟opposais aussi l‟approche
processuelle de l‟histoire à une approché régressive fixée sur les origines.
NB : je souligne en gras les mots se rapportant à notre thème. [L.K-Z]
Mémoire, histoire africaine et héritage: le film d'une parenté
Une perception humaniste de l‟histoire associant mémoire, parole et image.
Je voudrai rappeler que Dani, le réalisateur ne s'attaque pas pour la première fois - je
reviendrai sur cette audace de ma part - à une légende ouest – africaine: Keita, l'héritage du
griot, Sia (d'après l'épopée du Wagadu revue par Sia Yatabéré/ Moussa DIAGANA)… Quant
à Joseph KI – ZERBO : une légende ? Pour beaucoup d‟Africains ayant entre 60 et 30 ans, il
semble que oui. Les plus jeunes le découvrent à travers ce film.
Dani aime dit-il (Entretien sur Sia2) jouer ou rêver avec les légendes, pas les réciter comme
les traditionnistes. La rencontre, apparemment fortuite, car liée à l'indisponibilité de Gaston
KABORE lorsque le C.E.D.A l'a contacté, repose sur une convergence principielle qui serait à
méditer davantage.
Il s'agit de l'historien qui a contribué à montrer que les légendes du patrimoine oral africain ne
racontaient pas que des histoires, mais qu'il fallait une méthodologie appropriée pour les
décoder.
Il y aune réhabilitation de l‟oralité, de la parole, et de la parole métaphorique. Les travaux de
Youssouf Tata CISSE ou Boubou HAMA ainsi que la découverte des ruines de Koumbi Saleh
en Mauritanie font partie de cette démarche. Le professeur est même allé jusqu'à évoquer
explicitement les peintures rupestres sahariennes du néolithique comme les premières bandes
dessinées, donc récits historiques, comme si l'art saharien était le premier documentaire
finalement.
« Par l’analyse stylistique de ces tableaux, des phases ou des âges (chasseurs, bovidiens, chariots,
ect.) ont pu être déterminés, amorçant un véritable film de l’occupation humaine et des échanges »,
in Histoire de l’Afrique noire, p. 22
On retrouve chez le réalisateur comme chez son «héros – historien - narrateur » l‟amour de la
langue comme élément constitutif de l‟identité. Penser par exemple à la formule, inouïe en
bambara, sur la déclaration du griot annonçant l‟offre du roi qui propose l‟équivalent en or du
poids de Sya: « fama ko ka da bê ladjélén tlo kan, ko, sanou min bé Sia Yatabéré bô guiriya
la, ka bo di Sia somogow ma ka bla Sia yêrê nô bla la (à vérifier).
Arrêtons – nous sur cet exemple: ces marques anciennes, conservées jusqu'à nos jours; c'était
des traces mais avec une dimension, une chair, imaginaire, symbolique. On y a détecté une
mentalité, une spiritualité...Dès l'origine le document n'est pas la simple trace objective, il
témoigne, il raconte: les craintes et les angoisses des premiers hommes perdus dans la
luxuriance du Sahara, les espérances et les convictions d'un homme qui a lutté, écrit et
participé à l'histoire. En effet l'histoire en tant que discipline scientifique, qui se rapporte à
l'objectivité, est aussi appréhendée comme mémoire vécue, donc subjective. L'historien n'est
pas spectateur impartial, il est aussi acteur de ce qu'il raconte (« cercle herméneutique »). Il
fait partie du théâtre dont il parle puisqu'il nous dit que la culture et l'identité africaines visent
le rôle que l'Afrique doit assumer dans le vaste théâtre du monde : « l’identité c’est le rôle
assumé ; c’est comme dans une pièce de théâtre où chacun est nanti rôle à jouer » (A quand
l’Afrique p.8).
2
Disponible dans les bonus du DVD produit par la Médiathèque des 3 mondes, Paris
Il y a une contagion de la vision des nationalistes (cf. A quand l’Afrique, p. 15) – contée par
un acteur et historien - et de celle (s) du réalisateur: les métaphores du professeur (enseignant
d'histoire très critique vis à vis de l'histoire – récitation: «élève de Braudel) et celles du
narrateur caché qu'est le réalisateur, le temps objectif et long de l'histoire, entre l'historien –
conteur et le spectateur. DANI: l'Afrique est pleine de métaphores.
Exemples: la voix off devant les pyramides; les musiques: de chasseur (le professeur l'a été),
de soirée au clair de lune lorsque le conteur est aussi musicien.
Il y a ici tout un champ de réflexion sur l'imbrication de l'oeuvre scientifique et du
témoignage, du témoignage tissé de souvenirs et des événements historiques réels. Il est vrai
que la part des images d'archive est relativement modeste: au delà des problèmes financiers et
techniques (ne pas sous – estimer la question très importante des archives3 africaines: cf
conclusion) de production, et de la nature théorique du propos (souvenirs d'idées plutôt que
souvenirs d'images), c'est un choix de Dani KOUYATE ne pas illustrer, de ne pas faire de
l'histoire en images, anecdotique. Il y a dès le départ un choix de l'image comme métaphore
plutôt que de l'image comme document historique, pièce à conviction, preuve, etc. en tant que
telle: à ce titre ce n'est pas un documentaire scientifique c'est un documentaire où se joue une
existence engagée, où l'on joue avec l'histoire, une légende vivante: c'est à la fois réaliste et
aussi irréel que la vie d'un homme d'action et de pensée.
Comment ? Le regard ( ); les images qui commentent l'anecdote sur l'anesthésie locale.
De même quand Sékou Touré intervient, c'est dans le drame du combat nationaliste, ce n'est
pas pour illustrer par exemple le séjour en Guinée de KI – ZERBO.
Action et récit
Les combats du témoin, jouant son propre rôle (pas un rôle imposé ce qui est le signe de
l'aliénation et de la dépendance), définissent une sorte de trame dramatique qui font les
contours du personnage.
« J’avais opté pour l’histoire d’abord parce que mon père a vécu longtemps. C’était un
homme d’histoire[s]. (…) J’estime aussi que l’histoire est maîtresse de vie » A quand
l’Afrique ? p. 11
Conclusion
Somme toute, au-delà de la disponibilité d‟un premier produit audiovisuel du C.E.D.A- à
rééditer et à diffuser impérativement - nous entrevoyons la fécondité d‟une approche
comparative4 entre l‟écriture africaine contemporaine de l‟histoire par KI – ZERBO et
3
Ex : en introduisant « histoire générale de l‟Afrique noire » dans le répertoire SUDOC, le catalogue en ligne
des universités française : le seul auteur est Deschamps… ! Il faut insister pour aboutir à KI – ZERBO. Cela est
vraiment dramatique.
4
NB ce texte: Joseph Ki-Zerbo, “Cinéma africain et développement”, Alger, 1975; paru dans Afrique littéraire
et artistique, n° 49, Paris, 1978
Ce texte est la traduction d‟un article paru en 1978 et n‟est pas essentiel pour notre propos; cependant il
confirme l‟intérêt de l‟historien pour le modèle cinématographique.
l‟oralité du récit traditionnel ou cinématographique propres à l‟esthétique de Dani
KOUYATE; au-delà de la comparaison une complicité plus profonde semble associer les
deux démarches.
Ces métaphores renvoyant au registre du cinéma et du théâtre ne devraient donc pas être
appréhendées comme une simple tournure de style mais comme révélatrices de quelque chose
de plus profond : l‟humanisme de KI-ZERBO se manifesterait à travers une conception de
l‟homme comme agent, sujet de l‟histoire, d‟où un recours à la notion de rôle, propre au
registre de la pratique sociale et politique et à la dramaturgie.
Kant dans la Critique de la faculté de juger montre comment c‟est en usant de la fiction que
l‟on peut lire l‟histoire humaine comme histoire sensée, fruit d‟un projet, comme si l‟histoire
humaine était un film dont les hommes et les peuples seraient les réalisateurs.
A ce titre, il convient de signaler que comme lui d‟ailleurs KI – ZERBO, lorsque „il l‟oppose
la montre au coton brut, souligne que la fabrication d‟une montre possède une intentionnalité
supérieure à la matière brute : refus du mécanisme, du développement comme mécanisme ;
concept de développement associé à la finalité : modèle de la causalité biologique5.
L‟intérêt de notre démarche, seulement esquissée ici, serait de fonder davantage une
sensibilité propre, tirant « les fruits succulents » de l‟héritage pour …créer et édifier.
Introduction : industries culturelles et développement endogène : le développement « clés
en tête »6
C'est en 1997 qu‟ une Etude sur les industries culturelles au Burkina Faso a été menée, par
le centre d‟Etudes sur le Développement Africain (C.E.D.A) pour le compte de l'UNESCO.
C'était une étude de cas conduite par une psychologue burkinabé, très brillante, qui hélas nous
a quittés prématurément, Aminata OUEDRAOGO. C'est qu'elle avait travaillé. Elle avait
montré les grandes attentes du public – de Ouahigouya- en matière de productions locales, et
fait de recommandations opérationnelles, dont notamment la dévolution de l'oeuvre écrite de
KI – ZERBO à travers l'image. A l‟époque nous avions esquissé une comparaison avec la
télévision alternative, critique, mise en œuvre par des ONG, notamment en Amérique latine,
et axée sur l‟émancipation des couches populaires négligées par les programmes publics.
Nous tenions compte des travaux de l‟Ecole de Francfort sur l‟utilisation conservatrice des
industries culturelles7.
En tant que centre de recherche, le C.E.D.A s'il devait poursuivre l‟expérience (c'est très
souhaitable), pourrait rechercher davantage d‟archives. La consommation des images
(l'audiovisuel fonctionne à la réception) importées est l'un des leitmotivs de KI – ZERBO. Cf.
l'exemple de Dallas dans l‟introduction à la Natte des autres: comment peut – on être
texan serait selon le professeur la question actuelle, en écho à la question de Montesquieu
5
. Nous lui avions montré le passage célèbre de la Critique de la faculté de juger à l‟occasion de la rédaction
d‟une Anthologie des textes sur les relations de l‟homme avec la nature.
6
NB : image/dja (pathos), hakili en bambara :
7
Cf. G. Bidima, Théorie critique et modernité africaine : de l’École de Francfort à la Docta spes africana
Publications de la Sorbonne,Paris, 1993
comment peut-on être persan8?
Les industries culturelles endogènes relèvent de l'audiovisuel alternatif, concourrant à forger
une nouvelle citoyenneté. Elles sont stigmatisées dans le monde développé comme vecteurs
d'aliénation (cf. B. STIEGLER dans le Monde diplomatique), dans le prolongement des thèses
de l'Ecole de Francfort très populaires dans les années 70. On pourrait aussi penser au travail
de B. ANDERSON qui a montré comment l'imprimerie est la technique de communication de
masse a permis la cristallisation d consciences nationales. Qu‟en est-il de l'image
audiovisuelle alors ?
L'un des avantages des NTIC c'est, par le multimédia, d'associer le sérieux de la connaissance
et l'imaginaire, le rêve, le jeu. Ce point qui a été développé précédemment est caractéristique
d'une pédagogie africaine telle que l'enseignait par exemple le Thierno Bocar de Hampaté BA,
ou encore tel que l'exprime l'adage bambara: tlon te sèbè sa (le jeu ne tue pas le sérieux). Le
film n'est pas un documentaire académique à la ARTE (qui a d'ailleurs refusé de le passer),
mais accessible au grand public africain et mondial en raison de la respiration introduite par la
musique et les images. Il y a encore une fois une complicité avec la création artistique, même
si l'on est dans le documentaire. C'est ce que Dani appelle « utiliser l'histoire de façon
vivante », ce qui ne veut pas dire pour distraire bien entendu. Recréation/récréation.
Ne sous – estimons pas le facteur matériel : le support DVD, mobile, peut permettre aux
jeunes d‟aujourd‟hui, partout à travers l‟Afrique et à l‟extérieur d‟entendre et de méditer cette
parole. Au lieu d‟être un écran pour l‟écrit, le film se répand et est ici une introduction à
l‟œuvre écrite: à condition qu‟il soit visible ! Mémoire – action.
Lazare KI – ZERBO
8
Le Texas est également pris pour cible dans A quand l’Afrique ? : « Si Adam et Eve étaient apparus au Texas,
on entendrait parler chaque jour sur CNN » (p.9)
Pourquoi le Texas ? Est-ce en tant que terre d‟élection du western, ou, toujours dans la même logique, du
capitalisme pétrolier texan singularisé par son application brutale de la peine de mort