henri filippini : défenseur du patrimoine et des auteurs

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henri filippini : défenseur du patrimoine et des auteurs
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patrimoine et des auteurs
henri filippini : défenseur du patrimoine et des
auteurs
[Janvier 2017]
Né en 1946, Henri Filippini fut une figure de la première génération de bédéphiles militants à la fin
des années soixante, et n’a jamais cessé depuis de déployer une activité intense comme journaliste,
historien, scénariste et éditeur. II livre ici son témoignage sur la SOCERLID, la naissance de la critique,
l’histoire des éditions Glénat et révèle toute la richesse de son parcours.
Thierry Groensteen : Nous sommes chez vous, dans la maison dont vous m’avez dit tout à l’heure que
vous l’avez achetée il y a trente-cinq ans. Pourquoi être venu vous établir ici, en Touraine, du côté
de Loches ?
Henri Filippini : C’est la région d’origine de ma femme. Comme elle est très famille, très proche de ses
parents et de ses sœurs et frères, nous avons voulu revenir par ici. Et puis la région est belle… La
maison n’était pas en bon état quand nous l’avons prise, mais avec le temps, tout doucement, nous
l’avons retapée et aménagée.
Si. Mon père était communiste, et quand il allait faire son tiercé le dimanche matin, il revenait avec
L’Huma et Vaillant. Je trouvais son grand format ‒ hérité des illustrés d’avant-guerre ‒ formidable, et
la série élue de mon cœur c’était P’tit Joc, d’André Joy. Une sorte de road movie (il était en
Amérique, avec sa copine) que j’ai vraiment apprécié. En 1956, la signature de Joy a disparu de
Vaillant, et j’ai pensé qu’il était mort. Plus tard, quand j’ai commencé à travailler, en 1963, j’achetais
Cœurs Vaillants et Âmes Vaillantes et j’ai découvert qu’y travaillait un dessinateur qui dessinait un
peu comme André Joy, mais qui signait André Gaudelette. J’ai envoyé une lettre à la rédaction
pour savoir s’il s’agissait du même, ce que l’intéressé lui-même m‘a confirmé en m’envoyant de
beaux dessins. C’est le premier dessinateur que j’ai rencontré physiquement. Il avait été ému par ma
lettre et il est venu me voir à Coulommiers. C’était en 1965 ou 66. Il m’a parlé de ce qu’il faisait mais,
comme il était passionné de BD, il m’a donné plein de renseignements sur d’autres auteurs, dont
j’ignorais tout. À cette époque, j’étais déjà abonné à Giff-Wiff.
Quels ont été vos débuts dans le monde du travail ?
Comme je n’avais pas de diplôme et aucune formation particulière, mon père a réussi à me faire
embaucher par son entreprise où j’ai été l’homme à tout faire. J’y suis resté jusqu’en 1969, quand
Claude Moliterni, que j’avais rencontré entre-temps, m’a appelé pour me proposer du boulot à
Paris. Pour revenir aux grands journaux de l’époque, Spirou, je l’ai découvert à travers les reliures que
mes parents m’offraient à Noël ou pour mon anniversaire. Je l’ai lu comme ça, en décalage,
pendant pas mal d’années.
Vos parents n’ont donc pas découragé votre passion pour la bande dessinée ?
Pas du tout, et de toute manière, ils n’auraient pas pu m’en détourner.
Vous dessiniez vous-même ?
Non, j’étais incapable de dessiner. Mon ambition n’était pas de devenir dessinateur, mais de parler
de bande dessinée pour pouvoir échanger avec d’autres. Lorsque, en 1965, j’ai appris ‒ je crois que
c’était par la télévision, dans une émission de Tchernia ‒ qu’il existait un club des bandes dessinées,
j’ai sauté à pieds joints là-dessus, évidemment. J’ai réalisé que je n’étais pas tout seul.
L’argent que vous gagniez passait principalement dans les bandes dessinées ?
Oui, dès que j’ai commencé à travailler, tout ce qui sortait, je l’achetais. Comme j’habitais encore
chez mes parents, j’avais très peu d’autres dépenses. Et mon salaire n’était pas mauvais pour
l’époque. J’achetais tout, les périodiques, les albums, les pockets (seulement quand c’était du
matériel de création française), et même trois ou quatre quotidiens pour pouvoir lire et conserver les
bandes qu’ils passaient. Je possède encore, dans de grandes chemises, toutes les pages
découpées dans France-Soir, Paris Jour, L’Aurore ou Le Parisien libéré.
Que s’est-il passé après que vous soyez entré en contact avec le CELEG ?
Je suis allé à deux ou trois réunions à Paris, j’y ai rencontré Moliterni, qui allait faire l’exposition 10
Millions d’images l’année suivante, ainsi que Pierre Pascal, le futur directeur du Salon d’Angoulême.
Tous les deux, ils s’emmerdaient au CELEG, où l’on était entre personnalités distinguées comme
Lacassin, Resnais, etc. Quand on parlait à ces gens-là de Franquin, d’Uderzo ou des autres grands
de la BD franco-belge, ils n’en avaient rien à faire. Ils ne s’intéressaient qu’à Mandrake, au Fantôme,
à Flash Gordon… Seuls Forest et Lob étaient un peu reconnus, parce qu’ils faisaient partie du CELEG.
Vous vous souvenez du moment où Glénat s’est mis à publier des mangas ?
Oui. Moi, je n’y croyais pas. C’est Jacques Glénat lui-même qui, contre l’avis de tous ses
collaborateurs, à commencer par les commerciaux, a imposé les mangas. Il était allé au Japon pour
essayer d’y vendre les droits des Passagers du vent et d’autres séries. Il en est revenu en ayant
acheté ceux d’Akira, convaincu que ça allait faire un tabac, que c’était l’avenir. Quand Akira a
flambé, tout le monde est devenu pour ! Et Dragon Ball nous a sauvés, car on était en train de
couler. Le manga, ce n’est jamais devenu mon truc, mais ça a permis de financer d’autres séries, de
la création, et c’est très bien comme ça.
Dargaud avait eu Goscinny, Charlier et Christin, mais Glénat a systématisé le principe des
scénaristes maison, avec Cothias, Bucquoy, Makyo, Yann… Les jeunes dessinateurs étaient de
préférence associés à l’un d’eux.
C’est exact. J’ai toujours eu tendance à faire des mariages. Et nous avons parfois accepté
n’importe quoi de certains des scénaristes que vous citez, parce que nous avions peur de les perdre
! Cothias ‒ qui, au début, dessinait lui-même, et pas mal du tout ‒, je l’ai connu avec des cheveux
qui lui descendaient jusqu’aux fesses, en partance pour Katmandou ! Mais il est arrivé un moment où
il était dans la démesure totale. Il avait acheté une propriété immense en Bretagne, avec des
chevaux, des ouvriers et employés à demeure, et pour financer son train de vie, il fallait qu’il publie
un maximum d’albums. Et puis il n’a plus été capable de produire, il était devenu prisonnier de ses
délires. Imaginez qu’il est allé jusqu’à me proposer de publier la correspondance qu’il entretenait
avec son percepteur ! Il estimait qu’un artiste ne devait pas payer d’impôts et, pendant des années,
il n’a pas payé un centime au fisc, alors qu’il touchait des fortunes en droits d’auteur !
Vous avez eu, vous-même, une petite carrière de scénariste chez Glénat, en écrivant pour JeanLouis Le Hir (Cholms et Stetson), Pierre Dupuis (Kronos), Christian Rossi (Frédéric Joubert), et chez
Dargaud avec Pierre Wininger (Le Jardin sanglant)…
C’étaient des accidents. Je n’ai jamais eu l’ambition de faire une carrière de scénariste. Wininger,
par exemple, avait des problèmes avec l’alcool, et à cause de cela n’avait plus de boulot. Il m’a
pressé de lui écrire quelque chose, et Guy Vidal nous l’a pris.
Vous avez tout de même eu une activité de scénariste plus soutenue pour l’éditeur de bandes
dessinées érotiques Jean Carton (éditeur de Bédé Adult’ et patron, successivement, de la Sedem,
puis de CAP, et enfin d’IPM)…
Ah oui, j’en ai fait des tonnes ! L’équivalent de 150 albums, ou peut-être même 200. Vous savez, ce
n’est pas grâce à Glénat que j’ai pu acheter ma maison, mais grâce à Bédé Adult’ ! Carton aimait
sincèrement la BD. Il était fier de publier les dessinateurs qu’il avait lus dans les pockets étant gamin,
comme Robert Hugues ou Georges Lévis. Et ses bureaux n’étaient pas loin de chez moi. Un jour je
suis passé le voir (c’est Glénat qui le diffusait), et j’ai trouvé le type sympa. Il se trouve qu’il cherchait
des gens pour écrire des articles dans ses magazines et pour rédiger des scénarios. Je me suis dit :
pourquoi pas ? J’écrivais 46 pages en une matinée, et Carton me payait en liquide, il avait toujours
les poches bourrées de pognon. Ce n’était pas un gestionnaire, mais son entreprise tournait bien,
grâce à Madame Châtelain, son assistante, qui faisait tout, jusqu’à laver ses chaussettes !
Vous avez écrit pour Arnaud Floch, Robert Hugues, Foxer, Di Marco, Jacques Géron, Alain Mounier,
Pierre Dupuis, Riverstone, Paula Meadows… parfois sous votre nom, parfois sous pseudonyme, parfois
aussi sans signer.
En général ce n’était pas censé être signé, mais parfois les dessinateurs mettaient mon nom sans
que je le leur demande.
Étrangement, vous ne mentionnez pas vos propres productions dans votre Encyclopédie de la
bande dessinée érotique [1]…
Non, c’est vrai. Je ne l’ai jamais revendiqué haut et fort… Même si je pense que la bande dessinée, il
faut la défendre complètement. J’ai toujours trouvé anormal que les gens qui font de la BD érotique
soient mis de côté. Je les ai d’ailleurs défendus chez Glénat aussi, en dirigeant la « collection du
Marquis »… Et Liz et Beth est une des séries que Glénat a le mieux vendues. On a dû quasiment
atteindre 100 000 exemplaires au titre. Et puis, c’était l’époque où J’ai Lu avait lancé « J’ai lu BD ».
Alors j’ai eu l’idée de contacter Claude Bard, le responsable de Média 1000, qui occupait les
anciens locaux de Jean-Jacques Pauvert, dans le quartier latin. Je lui ai proposé de publier les BD
érotiques en poche, puisqu’il sortait déjà des romans à ce format. Il a été d’accord, et je me suis
occupé de cette collection-là aussi, qui a compté plus de 150 titres. Ça se vendait très bien,
jusqu’au jour où Hachette nous a interdits de diffusion dans les gares.
Depuis dix ans, on a pu retrouver régulièrement votre signature dans dBD. Depuis le début de la
deuxième formule (non cartonnée), en fait.
Oui. J’ai rencontré Frédéric Bosser dans sa galerie, rue Dante, où avait été organisé un petit point
presse pour la réédition de mon Dictionnaire de la bande dessinée. Nous avons sympathisé. Il m’a dit
que ses colonnes m’étaient ouvertes si je voulais contribuer. Comme il avait des problèmes
financiers, j’ai dit : « OK, mais vous ne me payez pas. J’écrirai bénévolement et cela me permettra
de continuer à recevoir des services de presse. » J’ai commencé par quelques critiques d’albums, et
puis j’ai écrit de plus en plus d’articles, jusqu’à passer presque mon mois entier à travailler pour dBD
et pour L’Immanquable, toujours sans être payé, et j’étais le seul de ses collaborateurs dans ce cas.
Et puis Bosser m’a débarqué sur un coup de sang. Là encore, j’ai l’impression que depuis pas mal de
temps, les autres rédacteurs me voyaient d’un mauvais œil parce que je remplissais une bonne
partie du magazine, pour rien.
Ce qui a le plus retenu l’attention, ce sont vos billets d’humeur en dernière page de dBD…
Oui, je sais que des gens achetaient dBD uniquement pour le billet d’humeur ! Et j’ai souvent reçu
des messages d’auteurs me remerciant d’alerter sur certaines difficultés de la profession et de
défendre leurs intérêts. Ça a été une constante dans ma carrière, j’ai toujours été aux côtés des
auteurs. Mais j’ai peur qu’aujourd’hui ce soit devenu un combat d’arrière-garde… En tout cas,
Bosser me laissait libre d’écrire ce que je voulais, il n’a dû discuter certains termes qu’une ou deux
fois.
Certains de vos billets ont tout de même suscité des réactions un peu vigoureuses, notamment celui
où vous vous en preniez à la ligne éditoriale de Fluide glacial…
J’ai dit ce que je pensais, et je ne regrette pas du tout ce papier. Ça m’a valu de m’accrocher
avec Lindingre, mais maintenant je constate que Fluide glacial vient d’être vendu à Bamboo. Si
Gallimard s’en est débarrassé, c’est que ça ne doit pas être une merveille… Officiellement Fluide
vend 15 000 exemplaires en kiosques. Si ça se trouve, c’est 10 000 en réalité. De toute façon, c’est
minable !
Reconnaissez que vous avez le goût de la polémique…
Oui ! Mais de la polémique positive, celle qui tente de faire avancer les choses.
Vous ne pensez pas que vous avez peu à peu acquis l’image de l’« Oncle Henri », attaché à la BD du
passé…
Évidemment que je suis attaché à la BD du passé, c’est celle qui m’en a donné le goût. Je suis pour
un certain classicisme, je ne m’en suis jamais caché. Je n’ai rien contre le roman graphique ni contre
les mangas, mais j’estime que ça ne doit pas être assimilé à de la bande dessinée. La bande
dessinée, ça raconte des histoires, ça dépayse, et c’est un travail d’artisan. Quand on raconte sa
dernière crise de foie, ou le trajet conduisant de la chambre à la cuisine, ce n’est plus la même
chose. Et je n’apprécie pas non plus les bâcleurs. Entre un type qui dessine cinq pages par jour et
celui qui met un an, soirées et samedis compris, pour faire un album de 46 pages, ce n’est pas le
même métier !
Si vous deviez citer un ou deux auteurs apparus ces dernières années, sur le talent desquels vous
miseriez pour l’avenir… Qui seront, selon vous, les grands de demain ?
Je penserais, par exemple, à Anaïs Bernabé, la fille qui a repris Sasmira, de Laurent Vicomte… Ou à
Jean Bastide, qui est capable de dessiner La Guerre des Sambre aussi bien que Boule et Bill. Ou
encore David Etien, qui dessine Les Quatre de Baker Street… Voilà des gens qui ont du talent et du
métier… Il y en a d’autres. Mais pour un jeune qui veut se lancer dans la BD aujourd’hui, il faut du
courage ! Ce n’est plus payé, c’est vraiment un sacerdoce…
Quand je regarde la liste des ouvrages que vous avez écrits sur la BD, je constate qu’une majorité se
présentent comme des guides, des dictionnaires ou des encyclopédies…
C’est vrai, ça a toujours été mon truc. J’ai de grands cahiers dans lesquels je consigne toutes mes
lectures. Chaque fois que je lis un album, que je découvre un auteur, une série, je l’écris. C’est classé
par genres : policier, histoire, humour… Quand j’ai un livre du type dictionnaire à faire ou à
actualiser, je peux donc facilement retrouver toutes les références… Je fais cela depuis que la
première édition de mon Dictionnaire de la bande dessinée a paru, chez Bordas, en 1989. J’ai plus
de 3000 auteurs renseignés dans mes notes en plus de ceux qui figurent dans la dernière édition du
Dictionnaire [2].
Mais vous n’avez jamais eu envie d’écrire une monographie sur tel ou tel auteur qui vous est cher ?
Non, mais à l’époque des Cahiers de la BD, version Schtroumpf, je pouvais leur consacrer des
dossiers. J’en ai fait plein ! Depuis, ça ne s’est pas trouvé… Je travaille quand même en ce moment
à un gros bouquin de 250 pages sur Sylvain et Sylvette, qui paraîtra chez Chronique, une marque de
Média-Participations, dirigée par Jean-Christophe Delpierre. Et puis j’ai d’autres projets avec
Dominique Burdot, chez Hachette (un ancien de Glénat, avec qui je m’entendais fort bien), et avec
Laurent Muller, aux Arènes…
Le tout premier livre à avoir porté votre signature, c’était Histoire de la Bande dessinée en France et
en Belgique, que vous aviez cosigné avec Jacques Glénat, Numa Sadoul et Thierry Martens, en
1979…
Oui. Non, attendez : deux ans plus tôt, j’avais fait paraître Les Années cinquante, chez Glénat, dans
la petite collection « B-Documents ». Ça, c’était le premier. Et en 1980 a paru chez Pierre Horay La
Bande dessinée mondiale, ce gros livre coordonné par Moliterni, auquel j’ai également participé,
pour la partie franco-belge.
Votre Grand Œuvre, vous considérez que c’est le Dictionnaire chez Bordas ?
En tout cas c’est, de tous mes livres, celui qui a eu la plus belle carrière. On en a tout de même
vendu 70 000 exemplaires…
Tiens ! Vous me donnez le même chiffre que Patrick Gaumer pour son dictionnaire à lui, chez
Larousse…
C’est le vrai chiffre. Ce sont peut-être les mêmes acheteurs ! (rires) La deuxième édition ne s’est pas
énormément vendue, mais la première avait été imprimée trois fois… Elle était sortie un an avant la
première édition du Dico Larousse. C’est grâce à Henri Kaufman, qui était le patron de Rombaldi BD,
avec qui j’étais très ami, que je suis entré en contact avec Bordas, où une éditrice voulait faire
quelque chose autour de la bande dessinée.
Vous n’envisagez pas de prendre un jour une vraie retraite… ?
Non, je ne pourrais pas. Jusqu’au bout je garderai un œil sur ce qui se fait en bande dessinée… Mon
but essentiel étant désormais de défendre le patrimoine, comme je le faisais dans dBD, et comme je
le fais aujourd’hui sur BDzoom…
Il vous arrive de lire autre chose que de la bande dessinée ?
Oui oui. Pas des choses aussi pointues que ce que peuvent lire ma femme ou mon fils aîné ! Moi, je
lirai plus facilement un polar…
Propos recueillis au domicile d’Henri Filippini le 1er décembre 2016.
Notes
[1] 1997. La Musardine, 4e édition augmentée en 2011.
[2] 2005.

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